The Project Gutenberg EBook of Histoire des Montagnards, by Alphonse Esquiros Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Histoire des Montagnards Author: Alphonse Esquiros Release Date: January, 2006 [EBook #9643] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on October 13, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS *** Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders HISTOIRE DES MONTAGNARDS LIBRAIRIE DE LA RENAISSANCE OEUVRES D'ALPHONSE ESQUIROS HISTOIRE DES MONTAGNARDS [Illustration: Alphonse Esquiros.] [Illustration: Rouget de l'Isle.] INTRODUCTION I MES T�MOINS Au moment o� fut �crit l'_Histoire des Montagnards_ (1846-1847), quelques acteurs du grand drame r�volutionnaire vivaient encore; d'autres venaient de mourir. J'eus la bonne fortune de connaitre Bar�re, auquel je fus pr�sent� par le sculpteur David, Lakanal, Souberbielle, Rouget de l'Isle. Ce que j'attendais d'eux n'�tait point des renseignements qui peuvent se retrouver dans les livres, les journaux ou les brochures du temps; c'�tait l'�me d'une �poque qui n'a jamais eu d'�gale dans l'histoire. Il m'arriva souvent de recueillir dans ces entretiens des d�tails curieux, des souvenirs personnels, des impressions tr�s-profondes sur les �v�nements auxquels ces derniers t�moins d'un monde �vanoui avaient plus ou moins particip�. Si la m�moire leur faisait quelquefois d�faut sur les dates et les circonstances accessoires, le sentiment des choses �tait rest� intact, et c'est ce sentiment qu'il m'importait surtout de conna�tre. En un mot, n'�tait-ce point la source � laquelle on pouvait retrouver la vie de la R�volution Fran�aise? Il faut pourtant avouer que les hommes de 93 n'aimaient gu�re � parler de ce qu'ils avaient vu ni de ce qu'ils avaient fait. On avait quelque peine � les attirer sur ce terrain. Il semble que la gravit� des sc�nes terribles auxquelles ils avaient assist� leur e�t pos� sur les l�vres un sceau de plomb. Il est du moins certain que leurs convictions n'�taient nullement �branl�es et qu'ils soumettaient leurs actes au jugement de l'histoire avec une parfaite tranquillit� de conscience. Les femmes se montraient naturellement plus communicatives que les hommes; deux d'entre elles m'ont laiss� un vif souvenir. La premi�re est madame Lebas, veuve du conventionnel, l'autre est la soeur de Marat. Madame Lebas devait avoir �t� jolie dans sa jeunesse. Elle avait l'oeil noir, des mani�res distingu�es et une m�moire tr�s-s�re. C'est d'elle que deux ou trois historiens de la R�volution Fran�aise ont appris des d�tails int�ressants sur la famille Duplay et sur la vie priv�e de Robespierre. Ses souvenirs ne d�passaient gu�re le cercle des relations intimes; mais comme � dater de 93 la maison de Duplay devint le foyer vers lequel convergeait toute la vie politique autour de Robespierre, elle avait pass� sa jeunesse au coeur m�me de la R�volution. Elle avait aim� son mari, comme elle disait elle-m�me, d'un amour patriotique; mais par une r�serve et une d�licatesse de coeur que les femmes comprendront, c'�tait celui dont elle parlait le moins. De Saint-Just, de Couthon, de Robespierre jeune, elle citait de belles et de bonnes actions qui l'avaient touch�e. Sa grande admiration �tait pour Maximilien. L'int�rieur de la famille Duplay �tait une maison � la Jean-Jacques Rousseau, une arche des vertus domestiques risqu�e sur un d�luge de sang. Parlait-elle du 9 thermidor, son front s'assombrissait, ses yeux se remplissaient de larmes. Malheureusement son fils assistait � toutes nos conversations et la surveillait de pr�s, craignant sans doute des indiscr�tions qui pussent blesser son amour-propre comme fils d'un conventionnel et comme membre de l'Institut. Je n'oublierai jamais l'expression constern�e de sa figure, un jour que cette respectable veuve me confia l'�tat de d�tresse et de mis�re auquel elle avait �t� r�duite apr�s la mort de son mari. Elle s'�tait faite blanchisseuse et allait battre son linge sur les bateaux de la Seine. Pour le coup c'�tait trop fort, et l'acad�micien p�lit. Raconter de pareilles choses, passe encore, mais les �crire (et il savait bien que je les �crirais plus tard), c'�tait selon lui d�roger � la dignit� classique de l'histoire. Entre la veuve de Lebas et la soeur de Marat, quel contraste! Comme je tenais � recueillir et � contr�ler tous les t�moignages, je m'acheminai vers la demeure de celle qui portait un nom si terrible, mais qui, dit-on, avait refus� autrefois de se marier pour ne point perdre ce nom dont elle se faisait gloire. C'�tait un jour de pluie. Rue de la Barillerie n� 32 (c'est l'adresse que m'avait indiqu�e le statuaire David), je rencontrai une all�e �troite et sombre, gard�e par une petite porte basse. Sur le mur, je lus ces mots �crits en lettres noires: �Le portier est au deuxi�me.� Je montai. Au deuxi�me �tage, je demandai mademoiselle Marat. Le portier et sa femme s'entre-regard�rent en silence. --C'est ici? --Oui, monsieur, reprirent-ils apr�s s'�tre consult�s du coin de l'oeil. --Elle est chez elle? --Toujours: cette malheureuse est paralys�e des jambes. --A quel �tage? --Au _cinti�me_, la porte � droite. La femme du portier, qui jusque-l� m'avait observ� sans rien dire, ajouta d'une voix goguenarde: --Ce n'est pas une jeune et jolie fille, oui-d�! Je continuai � monter l'escalier qui devenait de plus en plus raide et gras. Les murs sans badigeon �talaient dans le clair-obscur la sale nudit� du pl�tre. Arriv� tout en haut devant une porte mal close, je frappai. Apr�s quelques instants d'attente, durant lesquels je donnai un dernier coup d'oeil au d�labrement des lieux, la porte s'ouvrit. Je demeurai frapp� de stupeur. L'�tre que j'avais devant moi et qui me regardait fixement, c'�tait Marat. On m'avait pr�venu de cette ressemblance extraordinaire entre le fr�re et la soeur; mais qui pouvait croire � une telle vision de la tombe pr�sente en chair et en os? Son v�tement douteux--une sorte de robe de chambre--pr�tait encore � l'illusion. Elle �tait coiff�e d'une serviette blanche qui laissait passer tr�s-peu de cheveux. Cette serviette me fit souvenir que Marat avait la t�te ainsi couverte quand il fut tu� dans son bain par Charlotte Corday. Je fis la question d'usage: --Mademoiselle Marat? Elle arr�ta sur moi deux yeux noirs et per�ants: --C'est ici: entrez. Je la suivis et passai par un cabinet tr�s-sombre o� l'on distinguait confus�ment une mani�re de lit. Ce cabinet donnait dans une chambre unique, situ�e sous les toits, assez propre, mais triste et mis�rable. Il y avait pour tous meubles trois chaises, une table, une cage o� chantaient deux serins et une armoire ouverte qui contenait quelques livres, entre autres une collection compl�te des num�ros de l'_Ami du peuple_, dont on lui avait offert un bon prix, mais qu'elle avait toujours refus� de vendre. L'un des carreaux de la fen�tre ayant �t� bris�, on l'avait remplac� par une feuille de papier huileuse sur laquelle pleuraient des gouttes de pluie et qui r�pandait dans la chambre une lumi�re livide. Voyant toute cette mis�re, j'admirai au fond du coeur le d�sint�ressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains toutes les fortunes avec toutes les t�tes, et qui �taient morts laissant � leur femme, � leur soeur, cinq francs en assignats. La soeur de Marat se pla�a dans une chaise � bras et m'invita � m'asseoir � c�t� d'elle. Je lui dis mon nom et l'objet de ma visite, puis je hasardai quelques questions sur son fr�re. Elle me parla, je l'avoue, beaucoup plus de la R�volution que de Marat. Je fus surpris de trouver sous les v�tements et les dehors d'une pauvre femme des id�es viriles, une �tonnante m�moire des faits, des connaissances assez �tendues, un langage correct, pr�cis et v�h�ment. Sa mani�re d'appr�cier les caract�res et les �v�nements �tait d'ailleurs celle de l'_Ami du peuple_. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui r�gnait dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux hommes de 93 me p�n�trait peu � peu. J'avais froid. Cette femme ne m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je l'�coutai en silence. Les paroles qui tombaient de sa bouche �taient des paroles aust�res. --On ne fonde pas, me disait-elle, un �tat d�mocratique avec de l'or ni avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut _moraliser_ le peuple. Une r�publique veut des hommes purs que l'attrait des richesses et les s�ductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des droits et l'observation des devoirs. Cic�ron est grand parce qu'il a su d�jouer les desseins de Catilina et d�fendre les libert�s de Rome. Mon fr�re lui-m�me ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaill� toute sa vie � d�truire les factions et � �tablir le r�gne du peuple: autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la libert� d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la libert� de tous et celle-ci ne s'acquiert dans un �tat que par des moeurs rigides. Il faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon fr�re est mort � l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa m�moire. Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume. --Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si mon fr�re e�t v�cu, les t�tes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tomb�es. Je lui demandai si son fr�re avait �t� vraiment m�decin de la maison du comte d'Artois. --Oui, r�pondit-elle, c'est la v�rit�. Sa charge consistait � soigner les gardes du corps et les gens pr�pos�s au service des �curies. Aussi fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient � d�serter la cause du peuple. Le bruit courut m�me par la ville qu'il s'�tait vendu pour un ch�teau.... --Monsieur, ajouta-t-elle en me d�signant d'un geste son mis�rabl� r�duit,--je suis sa soeur et son unique h�riti�re: regardez, voici mon ch�teau! Et il y avait de l'orgueil dans sa voix. L'humeur soup�onneuse de certains r�volutionnaires ne s'�tait point endormie chez elle avec les ann�es. Plusieurs fois je la surpris � fixer sur mon humble personne des regards m�fiants et inquisiteurs. Elle m'avoua m�me �prouver le besoin de prendre des renseignements sur mon _civisme_ aupr�s d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la vis aussi s'emporter � chaque fois que je lui fis quelques objections: c'�tait bien le sang de Marat. Mes questions sur les habitudes de son fr�re, sur sa mani�re de vivre, n'obtinrent gu�re plus de succ�s. Les d�tails de la vie intime rentraient d'apr�s elle dans les conditions de l'homme, �tre calamiteux et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne devait point descendre jusqu'� ces futilit�s. Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventuri�re et d'une fille de mauvaise vie. Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique. Louis-Philippe venait d'�chapper � l'un des nombreux attentats qui signal�rent son r�gne; on pense bien qu'elle d�testait en lui l'homme et le roi. --N'importe! s'�cria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se d�faire des tyrans. Je me levai pour sortir. --Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous communiquerai des renseignements biographiques sur mon fr�re, si je vis encore; car dans l'�tat de maladie o� vous me voyez je m'�teindrai subitement. Un jour, demain peut-�tre, en ouvrant la porte, on me trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troubl�e. Moi, qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on quitte la vie sans regrets quand on n'a rien � se reprocher. Mon fr�re est mort pauvre et victime de son d�vouement � la patrie; c'est l� toute sa gloire. Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur. --Voil� des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanit�, qui poursuivirent ce r�ve jusqu'� la mort avec un d�sint�ressement h�ro�que, et qui ne sont gu�re arriv�s qu'� une renomm�e sanglante, � une dictature �ph�m�re. On en est m�me � se demander s'ils n'ont point compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne d�savouent ni la raison ni la justice. Marat se d�finissait lui-m�me le bouc �missaire qui se charge en passant de tous les maux de l'humanit�. Il y avait dix si�cles d'oppression, de mis�res, de tortures entass�s sur cet enfant du peuple, laid et mal venu, qui, � bout de patience, se retourne contre ses anciens ma�tres, furieux, �cumant. Ce petit homme sur les pieds duquel toute une soci�t� a march�; ce m�decin qui porte dans son corps malade la p�leur et la fi�vre des h�pitaux; ce journaliste inquiet, ombrageux, m�fiant, l�ch� sur la place publique comme un dogue vigilant dans une ville ouverte et peu s�re, pour y faire le guet; cet oeil du peuple qui va r�dant �a et l� pour d�couvrir les tra�tres; cet homme-anath�me, qui assume sur sa t�te maudite tout l'odieux des mesures de sang, constitue bien un caract�re � part, une des maladies de la R�volution. Il a �t� trop l�g�rement trait� de charlatan et d'aventurier par les �crivains royalistes. Avant d'entrer dans la carri�re politique, Marat �tait un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de l'influence de l'�me sur le corps et du corps sur l'�me, 1775] o� il pla�ait le si�ge de l'�me dans les m�ninges. [Note: Nom collectif des trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que l'auteur �tait spiritualiste. Il publia ensuite diff�rents travaux sur le feu, l'�lectricit�, la lumi�re, l'optique. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma m�moire est fid�le) l'administration du Jardin des Plantes fit l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi � Marat pour faire ses exp�riences; l'autre avait appartenu au comte de Provence, depuis Louis XVIII. Un autre caract�re excentrique avec lequel me mit en relation cette histoire des Montagnards �tait l'avocat Deschiens. Celui-l� n'avait jamais demand� de t�tes; c'�tait l'indiff�rence politique, l'ordre et l'urbanit� en personne. Il habitait Versailles o� il poss�dait plusieurs chambr�es de brochures et de papiers publics, comme on disait au temps de la R�volution. Tous ces documents �taient class�s, �tiquet�s. A chaque grande �poque historique il se rencontre un homme (un, c'est assez) qui s'isole du mouvement g�n�ral des esprits pour se livrer � des go�ts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans lui, o� trouverait-on les mat�riaux de l'histoire? C'est ce qu'on appelle le collectionneur. La question que s'adressait � lui-m�me l'avocat Deschiens, en s'�veillant d�s l'aube (de 89 � 94) n'�tait pas du tout celle qui pr�occupait alors tout le monde: �La cour triomphera-t-elle de l'Assembl�e nationale ou est-ce au contraire l'Assembl�e nationale qui aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la Montagne ou de la Gironde? O� s'arr�tera la terreur? Les Dantonistes d�livreront-ils la France des H�bertistes? Que pense et que fait le Comit� de salut public? O� nous conduit la Commune de Paris?� Non, rien de tout cela ne l'int�ressait tr�s-vivement. Sa question � lui �tait celle-ci: �Combien para�tra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de pamphlets?� Alerte et cette pens�e dans la t�te, il parcourait aussit�t les rues de Paris, �coutant les crieurs, s'arr�tant aux boutiques des libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec un soin minutieux. H� bien! cet homme particulier a rendu un grand service. S'il se f�t laiss� entra�ner comme tant d'autres par l'ambition de la tribune, nous compterions un p�le orateur de plus dans un temps qui regorgeait d�j� de parleurs et d'hommes d'�tat; tandis que la collection Deschiens � laquelle j'ai beaucoup puis� pour �crire cette histoire �tait � peu pr�s unique dans le monde. Malheureusement, si je ne me trompe, cette collection a �t� dispers�e, apr�s la mort de celui qui l'avait form�e avec tant de z�le et de pers�v�rance. Le second Empire ne tenait point du tout � enrichir notre Biblioth�que nationale des archives de la R�volution Fran�aise. II LES GIRONDINS L'_Histoire des Montagnards_ parut en m�me temps que le premier volume de l'_Histoire de la R�volution Fran�aise_ par Louis Blanc, l'_Histoire des Girondins_ par Lamartine et l'_Histoire de la R�volution Fran�aise_ par Michelet. Pourquoi ce titre: _Histoire des Montagnards_? Est-ce � dire que les Girondins ne comptent point dans le mouvement r�volutionnaire? Aurions-nous par hasard �t� insensible aux charmes de leur �loquence? N'aurions-nous rien compris au caract�re et aux sublimes discours de Vergniaud, � l'esprit philosophique de Condorcet, le r�v�lateur de la loi du progr�s, � la fougue patriotique d'Isnard, � l'�nergie de Barbaroux, � la science politique de Brissot, � l'honn�tet� de P�tion, � la grande �me de madame Roland? �tions-nous tellement aveugl� que nous eussions le parti pris de d�nigrer les hommes de la Gironde au profit des hommes de la Montagne? Non, rien de tout cela. Les Girondins repr�sentent un c�t� de la R�volution Fran�aise, les Montagnards en repr�sentent un autre; c'est cet autre c�t� que nous avons voulu mettre en lumi�re. Voil� tout. Autre consid�ration: les Girondins n'ont jou�, dans le grand drame r�volutionnaire, qu'un r�le de courte dur�e. Non-seulement la Montagne leur a surv�cu, mais encore c'est de cette cime formidable, au milieu des �clairs et des tonnerres, que se sont r�v�l�s les oracles de l'esprit moderne. De ces hauteurs sont parties la force et la lumi�re. A peine si les Girondins ont r�sist�; ils ont p�li devant les �v�nements; ils se sont effac�s dans un rayon d'�loquence. Les Montagnards au contraire ont renouvel� entre eux, avec le pays et avec le monde entier, la lutte des Titans. Foudroy�s, ils ont enseveli la R�volution dans les plis de leur drapeau, et apr�s eux la R�publique n'a plus �t� qu'un fant�me. Lamartine lui-m�me comprit tr�s-bien que les Girondins n'avaient point tranch� le noeud gordien de la R�volution: aussi, en d�pit du titre, continua-t-il son histoire jusqu'au 9 thermidor. On est convenu de regarder les Girondins comme des mod�r�s et les Montagnards comme des buveurs de sang. Fort bien; mais on oublie peut-�tre que ce sont les Girondins qui ont d�clar� la guerre � toute l'Europe et vot� la mort du roi. La v�rit� est qu'il faut �tre logique: si la R�volution Fran�aise �tait, comme le croient encore certains esprits faibles, une abominable lev�e de boucliers contre les dieux et les lois �ternelles du genre humain, il faudrait condamner tous les hommes qui y ont particip�, � quelque parti qu'ils appartiennent et sous quelque banni�re qu'ils se soient ralli�s � l'esprit du mal. Le crime des Girondins fut d'avoir allum� la guerre civile dans les d�partements o� ils s'�taient r�fugi�s apr�s leur chute. Qu'on ait �t� injuste envers eux, je le veux bien; que les accusations port�es contre leur syst�me politique fussent ou fausses ou exag�r�es, je l'admets encore; que leur expulsion de l'Assembl�e f�t un acte ill�gal, je n'y contredis point; mais si pers�cut� que soit un parti, il n'a jamais le droit d'armer les citoyens les uns contre les autres, surtout quand les bataillons �trangers foulent sous leurs pieds le sol sacr� de la patrie. Quoi qu'il en soit, ce livre n'a point �t� dict� par un esprit d'exclusion. Ne b�tissons point de petites �glises dans la grande unit� de la R�volution Fran�aise. L'histoire de ces jours de luttes, d'antagonismes terribles et de haines violentes demande � �tre �crite avec amour. Ce n'est point ici un paradoxe. Oui, il y avait une sympathie immense, un �lan passionn� vers l'id�al, dans cette fureur du bien public qui immolait tout � un principe. Il faut donc embrasser d'un point de vue �lev� cette �poque sinistre et glorieuse qui r�unit tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les uns pour leur ardent amour de la patrie, les autres pour leur d�vouement � l'humanit�. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui fut grand dans tous les partis et sous toutes les nuances. Parmi ceux que la Montagne �leva, dans un jour de temp�te, jusqu'au gouvernement du pays, je dirais presque jusqu'� la dictature, il y en a qui ont sauv� le territoire de l'invasion �trang�re, renouvel� les institutions sociales, �bauch� une constitution, �cras� les factions abjectes dont le triomphe aurait amen� la perte de la France, assur� le respect de la souverainet� nationale, r�tabli sur de larges bases les services publics; apr�s avoir tout d�truit, ils essay�rent de tout reconstruire. La vie de pareils hommes m�rite bien d'�tre racont�e et, quelles que soient leurs fautes, la post�rit� les jugera en s'inclinant devant leur m�moire. [Illustration: Louis XIV] Nous ne promettons pas toutefois une r�habilitation syst�matique de la Terreur ni des Terroristes. Il y a tels de leurs actes que rien ne peut justifier. A chacun d'eux sa responsalbilit� devant l'histoire. Loin de nous cette froide th�orie de la souverainet� du but qui absout tous les crimes au nom de la raison d'�tat. Nous n'admettrons jamais non plus qu'on puisse rejeter sur les circonstances, sur la n�cessit� des temps, le fardeau des oeuvres sanglantes. Pas de fatalit�: ce serait une injure � la conscience humaine. Ce que nous aimons chez les Montagnards, ce que nous d�fendrons, la t�te haute, ce sont les vrais principes de la R�volution Fran�aise. Ils ont secouru le pauvre, relev� le faible, prot�g� l'enfant, d�livr� l'opprim� en frappant l'oppresseur; ils ont voulu r�g�n�rer les moeurs. Agit�s dans l'opinion publique, comme ils l'avaient �t� eux-m�mes dans la vie, les hommes de la Montagne n'ont pu jusqu'ici d�gager leur m�moire de la tourmente qui les avait engloutis. Des voix retentissantes insultent, depuis plus d'un si�cle, leurs ombres proscrites, tandis que d'autres les acclament avec enthousiasme. Il n'y a peut-�tre eu de mesure ni dans le bl�me ni dans l'�loge. Pour moi, je me r�jouis d'�crire ces pages dans un moment calme (1847), o� l'opinion se recueille et o� se pr�pare le jugement d�finitif de l'histoire. Libre envers le pouvoir, libre m�me envers les partis, sans autre passion qu'un ardent amour du peuple, je me crois � m�me de promettre une chose grave et difficile � tenir, la v�rit�. CHAPITRE PREMIER PR�LUDES DE LA R�VOLUTION FRAN�AISE I Du sentiment religieux.--Principaux �v�nements de notre histoire.--Comment les faits s'encha�naient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre politique et social.--Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La Saint-Barth�l�my.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV. L'histoire de la Montagne se lie �troitement � l'histoire de la R�volution, laquelle se rattache � toute notre histoire de France. Il nous faut donc renouer le fil des �v�nements. Le point de vue religieux, presque absent au XVIIIe si�cle des sp�culations de l'esprit, a exerc�, dans ces derniers temps, une grande influence sur la direction des �tudes historiques et sociales. Doit-on s'en applaudir? doit-on s'en plaindre? Il faut du moins se tenir sur ses gardes et se d�fendre contre les utopies. De nombreuses erreurs se sont gliss�es dans les ouvrages qui ont trait � l'origine de la d�mocratie en France, et comme ces erreurs tendent � obscurcir une des questions dominantes de la philosophie politique, il est utile de signaler le mal. Quelques historiens envisagent la d�mocratie moderne comme le d�veloppement n�cessaire des id�es chr�tiennes; pour eux, la R�volution Fran�aise est sortie tout arm�e de l'�vangile. [Note: Nous avions en vue l'�cole de Buchez, dont l'importance �tait alors considerable.] Les soci�t�s antiques rapportaient presque toutes leur fondation � un dieu ou au fils d'un dieu. Peu s'en faut que les th�od�mocrates n'arrivent, par un effort d'imagination, � la m�me cons�quence. S'il faut les en croire, c'est un dogme, une v�rit� de foi qui a pr�sid� au berceau des nations modernes. J�sus-Christ a �t� le premier citoyen fran�ais, le pr�curseur de la _D�claration des droits_. D'o� vient cette mani�re de voir? Il existe assur�ment une certaine conformit� entre les doctrines de l'�vangile et celles de la R�volution Fran�aise. Dix-sept cents ans avant Voltaire, le fils d'un charpentier, dans un temps o� plus de la moiti� du genre humain �tait esclave, o� la soci�t� s'appuyait sur une hi�rarchie de naissance, avait prononc� ces paroles m�morables: �Vous �tes tous fr�res, et vous n'avez qu'un p�re qui est l�-haut.� Cette relation entre les principes du christianisme et ceux de la d�mocratie n'avait point �chapp� aux hommes de 93. L'abb� Maury et l'abb� Fouchet en firent le texte de touchantes hom�lies. On conna�t le mot de Camille Desmoulins devant le tribunal r�volutionnaire: �J'ai l'�ge du sans-culotte J�sus, trente-deux ans.� L'un des hommes qu'on s'attend le moins � rencontrer sur ce terrain, Marat, qui n'�tait point d�vot, rend lui-m�me justice sur ce point aux croyances chr�tiennes. �Si la religion, dit-il, influait sur le prince comme sur ses sujets, cet esprit de charit� que pr�che le christianisme adoucirait sans doute l'exercice de la puissance. Elle embrasse �galement tous les hommes dans l'amour du prochain; elle l�ve la barri�re qui s�pare les nations et r�unit tous les chr�tiens en un peuple de fr�res. Tel est le v�ritable esprit de l'�vangile.� Oui, mais cet esprit a-t-il �t� souvent appliqu� au gouvernement des affaires humaines? L'alliance du sentiment religieux et des aspirations r�volutionraires peut �tre s�duisante; elle flatte les entra�nements de l'esprit et du coeur, elle convient � la jeunesse; mais nous trouvons cette th�orie � la fois excessive et incompl�te. Le christianisme a �t� une grande chose; la d�mocratie en est une autre; gardons-nous bien de m�ler ces deux courants, si nous tenons � ne point tomber dans une confusion d'id�es. Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonn� � ses propres forces, e�t pu faire la R�volution Fran�aise; nous ne le croyons pas. Il fallait la protestation de la dignit� humaine, viol�e depuis des si�cles par l'insolente domination des classes privil�gi�es. Il fallait le travail lent et souterrain de la raison humaine. Il fallait la libert� d'examen. N'ayant � son service que des armes spirituelles, le christianisme n'aurait jamais pu r�aliser un mouvement national qui tenait � l'ordre philosophique par les principes, � l'ordre moral par le droit et � l'ordre mat�riel par la force. C'est donc dans un autre ordre de faits et d'id�es qu'il nous faut chercher les racines de la R�volution Fran�aise. Tout le monde sait que, issu de la conqu�te, le gouvernement de la France fut � la fois militaire et th�ocratique. Le pouvoir �tait divis� entre une foule de petits tyrans locaux. C'est ce qu'on appelle la f�odalit�. La guerre �tait l'occupation des hommes libres: guerre entre les �tats, guerre entre les provinces, guerre de ch�teau � ch�teau, de seigneur � seigneur. Au milieu de ces troubles et de ces chocs perp�tuels, que devenait le pauvre vassal? Son champ �tait ravag�, sa famille sans cesse sur le qui-vive, le fruit de son dur travail pill� par des bandes arm�es. Je glisse tr�s-rapidement sur ces origines bien connues. Le grand �v�nement du moyen �ge, c'est l'affranchissement des communes. A l'ombre des ch�teaux forts s'�taient form�s dans les villes et les bourgs populeux des groupes d'artisans qui avaient besoin d'une certaine s�curit� pour exercer leur industrie. Avec le temps, et par suite du mouvement naturel qui pousse les races asservies vers la lumi�re et la libert�, ces conf�d�rations r�clam�rent quelques garanties. Elles offrirent m�me d'acheter leurs franchises, soit du roi, soit du haut et puissant seigneur dont elles d�pendaient. Aimant mieux se priver d'un morceau de pain que de vivre sans droits, les ouvriers, les petits d�bitants des villes s'impos�rent les plus durs sacrifices, et m�me, dans quelques localit�s, se soulev�rent pour conqu�rir la dignit� d'hommes. D'un autre c�t�, les nobles tenaient � remplir leurs coffres-forts, et Louis le Gros avait int�r�t � favoriser le d�veloppement des communes pour s'en faire un rempart contre les entreprises de certains seigneurs f�odaux. Il importe surtout de constater que le sentiment religieux fut tout � fait �tranger � ces transactions; la politique seule y joua un r�le. A partir de ce jour, les communes, ces associations libres et r�guli�res, jouirent d'une juridiction � elles et tinrent de la sanction royale le droit d'avoir un �chevin, un tribunal, un sceau, un beffroi, une cloche, une garde mobile. En temps de guerre, elles ne devaient pr�ter qu'au roi de France leurs soldats, qui, banni�re en t�te, rejoignaient les corps d'arm�e. Qui ne voit d'ici l'importance de cette r�volution accomplie sans bruit, sans �clat, sans une goutte de sang vers�, par une sorte d'�lan spontan�, mais dont les cons�quences devaient s'�tendre de si�cle en si�cle! Avec le temps, en effet, l'industrie et le commerce, d�livr�s de leurs entraves, purent se redresser; le pauvre s'enrichissait par son ardeur � l'ouvrage, son adresse, son �conomie; les familles que le hasard de la naissance avait d'abord plac�es au bas de l'�chelle sociale s'�levaient peu � peu et contractaient quelquefois des alliances avantageuses; c'est alors qu'entre la noblesse et la masse obscure des pl�b�iens se forma une classe interm�diaire qui prit plus tard le nom de tiers �tat ou de bourgeoisie. L'affranchissement des communes peut se d�finir d'un mot: ce fut la victoire du travail sur la guerre. La tradition chr�tienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes, s'�loignait de plus en plus de la d�mocratie �vang�lique. Il se rencontra, de si�cle en si�cle, des hommes qui protest�rent contre la direction du clerg�; mais comme ils �taient en petit nombre, on les d�clara h�r�tiques. �L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs qui sous le nom de _Fr�rots_ estoient venus en telles resveries qu'ils disoient et pr�choient publiquement que les gens d'�glise ne devoient rien tenir qui leur fust propre; que l'�glise estoit fond�e en pauvret� telle que J�sus-Christ avoit et approuv� et institu�, veu qu'il n'avoit jamais poss�d�.... Par l� ils inf�roiont que c'estoit abusivement proc�der au pape, cardinaux, �vesques et autres preslats, d'�tre riches et puissants.� Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade, �lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes ... que par aventure il oust fait le monde errer.... A tant que moult, souvent les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent � mort condamn�.� A la lumi�re de cette tradition d�mocratique s'alluma le flambeau de Wiclef, de Jean Huss et de J�r�me de Prague, qui voulaient ramener l'Eglise � sa constitution primitive. La tentative �tait g�n�reuse, mais elle �tait t�m�raire. L'�glise et l'�tat avaient d�sormais si bien confondu leurs int�r�ts, qu'il devenait impossible de toucher � l'une sans �branler l'autre; le pape �tait roi, le roi de France �tait �clerc et homme d'�glise�. Aussi les nouveaux pr�dicateurs furent-ils trait�s comme s�ditieux et punis de mort. On les frappa au nom de l'Eglise avec un glaive aiguis� sur l'�vangile de celui qui avait dit: �Remettez le glaive dans le fourreau.� L'affranchissement des communes fut suivi plus tard de l'affranchissement des serfs sur plusieurs points du royaume. Ce qu'il y a encore de tr�s-remarquable, c'est que le clerg� n'intervint nullement dans cet acte d'humanit�. Les �dits m�mes d'affranchissement ne font aucune allusion au sentiment religieux ni � l'esprit chr�tien. Que conclure de leur silence, sinon que le d�veloppement du droit naturel et le respect de la dignit� humaine amen�rent, en dehors de toute autre influence, l'abolition de la servitude corporelle? Elle existait pourtant encore, cette servitude, dans certaines localit�s, jusqu'� la veille de la R�volution. Un grand coup port� � l'�difice des anciennes croyances religieuses fut le mouvement de la R�formation. L'esprit de libre examen, foudroy� dans la personne de Jean Huss par la puissance de l'orthodoxie �rig�e en concile, trouva dans Martin Luther un vigoureux lutteur qui d�chira l'unit� de l'�glise. La libert� de penser avait apparu dans le monde. Quoique Luther eut voulu limiter sa r�volte � l'ordre de foi, bien autres devaient en �tre les cons�quences. Tous les esprits s�rieux savent quelle �troite affinit� relie la pens�e � l'action, l'h�r�sie � la guerre contre les pouvoirs absolus. Ces deux courants se c�toyaient l'un l'autre et partaient du m�me principe. L'h�r�sie en voulait � la t�te de l'�glise, de m�me que la R�volution au chef de l'�tat. Les peuples qui avaient vu un ancien moine jeter au feu la bulle du pape ne recul�rent plus devant la majest� d'un roi; la lutte contre L�on X amena la r�sistance du Parlement anglais contre Charles 1er. Luther appela Cromwell. C'est une loi douloureuse, mais qu'y faire? Le progr�s s'�crit d'un c�t� de la page avec la plume et de l'autre avec le glaive. Le peuple anglais s'�tait ralli� � la noblesse contre la monarchie pour conqu�rir certains droits octroy�s dans ce qu'on appelle la grande charte, _magna charta_. Chez nous, au contraire, le populaire se rattacha fortement � la royaut� en haine de l'aristocratie. C'est la diff�rence des deux histoires. La France aspirait � l'imit�. C'est � cet esprit d'unit� qu'il faut rapporter l'�rection des parlements en cours permanentes et s�dentaires de justice. Cette institution rendit des services, �en nous sauvant, dit Loyscau, d'�tre cantonn�s et d�membr�s comme en Italie et en Allemagne�. Les doctrines de Luther et de Calvin avaient mis le feu aux poudres. La France n'�chappa pointe cet embrasement g�n�ral. La guerre civile �tait imminente. Les Huguenots tenaient dans leurs mains une partie des services publics. On les trouvait partout, m�me � la cour. La noblesse �tait aussi bien atteinte que la classe moyenne par l'esprit de libert� en mati�re de religion. La France allait-elle devenir protestante? Il serait oiseux de rechercher quelle influence bonne ou mauvaise ce changement de croyances aurait pu exercer sur ses destin�es. Une femme, Catherine de M�dicis, superstitieuse faute de religion, hautaine, vindicative, se chargea d'abattre l'hydre de l'h�r�sie. Ce fut une oeuvre de t�n�bres. La nuit de la Saint-Barth�l�my ne saurait �tre trop s�v�rement reproch�e � cette reine et � son fils Charles IX. Les entrailles fr�missent d'horreur quand on songe � cet inf�me massacre qui fut pourtant approuv� par la cour de Rome. Quelques historiens n�ocatholiques ont cherch� � justifier cette oeuvre de sang par les avantages qu'en aurait retir�s le pays. Ne jouons pas avec la conscience et n'admettons jamais de pareilles excuses! Que me parlez-vous de la raison d'�tat, du droit de l�gitime d�fense, de certains progr�s couv�s dans la boue du crime? L'historien juge les faits et ne saurait absoudre que ce qui est juste. Cependant la royaut� gagnait chaque jour du terrain. Richelieu reprit l'oeuvre et la politique de Louis XI, qui consistait � se d�barrasser des grands seigneurs pour ramener toute l'autorit� � la couronne. La f�odalit� s'�tait implant�e sur le sol avec l'�p�e, le cardinal-duc la d�truisit par la hache. Non content de supprimer les grands vassaux, les principaux de la noblesse de France, il effa�a en quelque sorte le souverain lui-m�me. L'homme rouge se posa comme une goutte de sang sur la lign�e bleue des rois de France. De Henri IV � Louis XIV, il y eut une sorte d'interr�gne. Louis XIII avait disparu derri�re son ministre. C'�tait l'ombre d'un roi; il ne mourut point, il s'�vanouit. La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de la royaut� �tait d'ailleurs une oeuvre n�cessaire. D�composant � l'infini l'autorit�, l'�miettant, si l'on ose ainsi dire, le r�gime f�odal aurait in�vitablement conduit la France soit � l'anarchie, soit � la domination d'une foule de ma�tres avides et d'autant plus ombrageux qu'ils �taient plus faibles. Comment e�t-on pu extirper ces tyrannies locales? Or voil� que la royaut� vint en aide au peuple; elle mit environ quatre si�cles � fonder l'unit�, � r�primer toutes les r�voltes, � briser toutes les r�sistances, et au moment o� elle croyait avoir atteint son but �clat�rent les troubles de la Fronde. Louis XIV sortit victorieux de la Journ�e des Barricades. La fraction de l'aristocratie qui lui disputait les r�nes du gouvernement �tait �cras�e. Ceci fait, il profita de l'humiliation de la noblesse pour la fixer � la cour et lui enlever ainsi les moyens de nuire. Que pouvaient contre le roi les grands seigneurs �loign�s de leur province? Il les chargea de rubans et de cha�nes d'or, les fit asseoir autour de lui sur des fauteuils ou des banquettes de velours, en un mot les enguirlanda de servitude. Versailles devint un foyer de grandeur et de magnificence. Ce n'�taient que f�tes, carrousels, spectacles, chasses, galas. Le roi-soleil attirait � lui tous les jeunes moucherons de l'aristocratie, trop heureux de venir se br�ler les ailes � sa lumi�re. Le pouvoir absolu �tant remont� tout entier � la couronne, on entoura le chef de l'Etat d'une sorte de culte bien fait pour d�grader les caract�res. Louis XIV assista vivant � son apoth�ose: il avait ainsi trouv� un moyen qui valait mieux que d'exterminer les grands, c'�tait de les avilir. Autour de cette idole s'organisa tout un syst�me de f�tichisme, ayant le palais de Versailles pour temple, les courtisans pour sacrificateurs et le peuple pour victime. S'aper�ut-on alors du gouffre qui se creusait autour du tr�ne? En tout cas, il �tait trop tard. La royaut� avait abaiss� toutes les barri�res qui g�naient l'exercice du pouvoir arbitraire; elle avait domestiqu� ces farouches barons qui �taient quelquefois les rivaux, mais le plus souvent les soutiens de l'�difice monarchique; elle s'isolait ainsi dans des hauteurs o� la foudre devait t�t ou tard l'atteindre. Louis XIV mort, la France, un instant courb�e sous son fouet et ses bottes � �perons, redressa superbement la t�te. Les parlements moins soumis, et fortifi�s des armes de l'opinion, essay�rent �� et l� quelque r�sistance. Vint la R�gence, qui engourdit dans la d�bauche ce qui restait de vigueur � l'aristocratie. Sous Louis XV, le pays s'accoutuma � ne plus avoir de ma�tres; il �tait gouvern� par des ma�tresses qu'il m�prisait. Quand Louis XVI monta sur le tr�ne, les esprits, �clair�s d�sormais sur les abus, �taient dans une horrible agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors le peuple vint se pr�senter, la pique d'une main et la constitution de l'autre, sur les marches du Louvre.--Ce visiteur-l� n'attend pas longtemps � la porte des rois. Telle est la s�rie des faits qui ont amen� la R�volution Fran�aise. Un mot maintenant sur les doctrines. Quoique le v�ritable esprit chr�tien ne fut nullement en contradiction avec les principes de 89, il est tr�s-difficile de lui attribuer une influence dans la D�claration des droits de l'homme et du citoyen. La libert� dont on retrouve t�n�breusement les traces dans les �crits des P�res de l'�glise n'avait rien de commun avec la libert� civile et politique fond�e par la R�volution Fran�aise. Nous voyons au contraire les doctrines de l'�glise aboutir partout � l'ob�issance passive. Lisez dans Bossuet le chapitre intitul�: _Les sujets n'ont � opposer � la violence des princes que des remontrances, sans mutinerie et sans murmure, et des pri�res pour leur conversion._ Voila quoi �tait en politique le sentiment du clerg� orthodoxe; les armes de la pri�re �taient les seules que la libert� chr�tienne put forger dans son arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-l� on e�t jamais pris la Bastille, et nous trouvons que le peuple de 89 fit sagement d'y ajouter un fer de lance. Parmi les �l�ments qui pr�par�rent la R�volution Fran�aise, on n'a pas assez tenu compte du vieil esprit gaulois dont on retrouve la trace dans les fabliaux et dans quelques romans du moyen �ge, esprit frondeur, satirique, riant sous cape de la noblesse et du clerg�. A c�t� des �crivains orthodoxes se forma d'ailleurs, du XVe au XVIe si�cle, une �cole de philosophes calmes, sto�ques, d�gag�s des luttes religieuses, relevant plut�t de la tradition pa�enne que de l'�vangile, d�non�ant avec une rare hardiesse tous les abus de leur temps: ce furent Michel Montaigne, �tienne de La Bo�tie, Charron, Rabelais. Dans leurs ouvrages, si diff�rents de verve et de style, s'�panouit la v�ritable libert� d'examen. Apr�s eux vint Descartes, qui commen�a par faire table rase de toutes les connaissances acquises, et d�pla�ant d�s le premier coup la base de la certitude, mit dans le _moi_ le crit�rium de l'erreur ou de la v�rit�. Pascal d�masqua les j�suites dans ses _Lettres provinciales_. Les voies �taient ouvertes: le XVIIIe si�cle s'y pr�cipita. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon, Condorcet, d'Alembert, quelle pl�iade de g�nies! La th�ologie chr�tienne s'�tait plac�e elle-m�me en dehors du monde et de la nature, la philosophie intervient et fournit � l'humanit� ce qui lui manquait, la notion de ses droits. Est-ce � dire que la R�volution Fran�aise soit l'oeuvre d'une �cole de philosophes? Non. Les grands esprits du XVIIIe si�cle exerc�rent sans doute une vaste influence sur le mouvement des id�es; sans eux, le triomphe des libert�s publiques e�t �t� ajourn� ind�finiment. Mais les penseurs excitent et dirigent les forces vives de leur �poque, ils ne les cr�ent jamais. La source de toutes les forces et de toutes les initiatives �tait dans le peuple. [Illustration: Louis XVI.] R�sumons-nous: La R�volution Fran�aise n'�mane point du sentiment religieux; elle est fille du droit et de la justice. Que r�pondre d'un autre c�t� � ceux qui lui reprochent de n'avoir point fait surgir de l'autel de la patrie un Dieu nouveau? Elle n'�tait point faite pour cela: essentiellement pratique et r�aliste, elle s'est attach�e aux faits, � la loi, � la r�forme des institutions. Son oeuvre fut de d�placer l'axe des soci�t�s modernes en substituant au r�gne de la foi l'autorit� de la raison. II La R�volution en germe dans la cabale.--La franc-ma�onnerie.--Les mystiques.--Les inventeurs. On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition � l'ancien r�gime th�ocratique et monarchique: cette source, c'est la science. Il est bien vrai que la science n'existait gu�re au moyen �ge et m�me � l'�poque de la renaissance des lettres et des arts. On ne d�couvre, � cette �poque, que des syst�mes incoh�rents, vagues, entach�s de merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est d�gag�e la chimie et que l'astrologie a �t� l'embryon de l'astronomie. L'�glise n'avait point en elle-m�me le principe de la science. L'homme, d'apr�s elle, a �t� d�chu pour avoir voulu savoir; il ne se rel�ve que par l'ignorance volontaire, c'est-�-dire par la soumission de l'esprit � des dogmes r�v�l�s et � l'autorit� visible des conciles. Une telle doctrine devait logiquement proscrire la libre pens�e et frapper d'une r�probation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres d'Aristote furent br�l�es par la main du bourreau. Condamn�e, poursuivie par la justice eccl�siastique et s�culi�re, la science se cacha, rentra sous terre. Envelopp�e de formes obscures, bizarres, imp�n�trables, elle eut ses initiations, ses myst�res. Elle se fit soci�t� secr�te et prit le nom de _cabale_. La cabale �tait une contre-�glise. Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues, alchimistes, magiciens), on d�couvre les opinions les plus �tranges sur l'�ternit� de la mati�re, la transmutation des min�raux, l'engendrement des plantes et des animaux par une s�rie de transformations naturelles, la cha�ne magn�tique des �tres, le tout brouill� dans des r�veries et des mythes dont le secret n'�tait accessible qu'aux initi�s. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre pens�e ne se sentait point en s�ret� sous les formes vulgaires du langage. Le livre �crit � style d�couvert courait grand risque d'�tre condamn� aux flammes s'il contenait des opinions �quivoques [Note: T�moin celui de Jean Scott qu'Honorius fit br�ler]. C'est pour �viter cette menace perp�tuelle de destruction que les cabalistes couvrirent opini�trement leurs id�es d'une obscurit� prudente. Ces pr�cautions ne d�sarm�rent pas la surveillance de l'�glise. Elle ne tarda point � d�couvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'�tait r�fugi�. L'antagonisme de la science et de la foi �clata. Les cabalistes, sans fronder ouvertement l'autorit� du dogme ni du myst�re, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De l� conflit. Et pourtant beaucoup d'eccl�siastiques mordirent, durant le moyen �ge, � la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux go�t�rent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe si�cle. Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livr�s, d'apr�s un auteur du temps, � la pratique des arts s�ditieux, _artibus quibusdam seditiosis_, eussent sur la r�forme religieuse et politique les m�mes id�es que nos p�res de 89. Non; mais ces hommes �taient des dissidents. Leur opposition, relative au temps o� ils vivaient, inqui�ta les ma�tres de la soci�t�. L'�glise et l'�tat condamn�rent la cabale comme la racine am�re de toutes les h�r�sies et de toutes les nouveaut�s. La v�rit� est que l'orthodoxie sentait par cette voie t�n�breuse les meilleures intelligences du temps lui �chapper. Quoique l'esprit des sciences occultes f�t tr�s-ind�termin�, le clerg� jugea nettement que cet esprit n'�tait pas le sien. Qu'�tait-il donc? une tendance � se rapprocher de la nature, cette grande excommuni�e que les docteurs d�claraient �tre la fille de Satan. Moins la science est avanc�e, plus elle se nourrit de chim�res et de folles illusions, plus elle croit d�j� tenir sous sa main tous les secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues n'avait d'�gale que leur inexp�rience. Ils affichaient la pr�tention de faire de l'or, de prolonger ind�finiment la vie au moyen d'un �lixir dont ils disaient avoir la formule, de cr�er un homme �en dehors et sans le secours du moule naturel�, de d�rober aux astres qui roulent au-dessus de nos t�tes les arcanes de la destin�e et de pr�dire ainsi � chacun les �v�nements futurs, la grandeur ou la d�cadence des royaumes. Que ne promettaient-ils point � leurs adeptes? En agissant ainsi, �taient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient eux-m�mes. La base de la m�thode exp�rimentale leur manquant, ils n'�chappaient au mysticisme chr�tien que pour se jeter dans les r�veries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait s�duire les imaginations et que le nombre des affili�s �tait consid�rable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs ouvrages) se montraient tr�s-pr�occup�s de paling�n�sie sociale. Ils s'attendaient � de grands �v�nements, � des guerres durant lesquelles le sang coulerait � flot, �� des mutations de royaume et � des r�volutions,� apr�s lesquelles la paix et le repos retourneraient sur la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits inquiets, aspirant � un ordre de choses meilleur que celui sous lequel ils vivaient. Non contents de voiler leurs id�es sous les pages symboliques du grimoire, les alchimistes les avaient fix�es dans la pierre. Il y avait � Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la science herm�tique; mais il fallait �tre initi� pour d�chiffrer le sens des figures. C'�tait le cimeti�re des Innocents. Sur l'un des murs on voyait un lion accroupi et enroul� d'une banderole avec ces mots: _Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum?_ �Mon fils est couch� comme un lion; qui le fera lever?� Le lion s'est lev� le 14 juillet 1789; il a aiguis� ses ongles sur les pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la terre. Mal vus, mais redout�s � cause de la puissance infernale dont le vulgaire les croyait investis, les initi�s aux sciences occultes exerc�rent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule ignorante crut s'�galer � eux en se donnant au diable. Il y eut des confr�ries de sorciers. Dans ces �ges d'ignorance et de superstition, une id�e tourne tout de suite en �pid�mie morale. Le nombre de tels insens�s devint consid�rable; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, propose qu'on coupe la t�te � trois cent mille, et demande �que chacun pr�te la main � un si bon office�. Les moins coupables �taient conduits �� la fosse� pour y faire p�nitence au pain et � l'eau. [Note: J'ai trouv� une ancienne gravure sur bois qui repr�sente bien les id�es du temps sur la Justice: une femme assise sur un si�ge de fer, la t�te couverte d'un voile noir, les pieds envelopp�s d'un suaire, la place du coeur vide et une balance � la main. C'est cette Justice qui exp�diait les sorciers et les h�r�tiques.] La soci�t� d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, jur� entre eux de d�truire les chefs de l'�glise et de la monarchie. �S'il advient, dit Juv�nal des Ursins, que... icieux _innovateurs_ de diables idol�tres soient mis en prison, ils doivent �tre punys comme _trahistes_ du roy et crimineux de _l�ze-majest�_.� Les magistrats, aux XVe et XVIe si�cle, firent arr�ter un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni les ex�cuter, quoiqu'on y all�t tr�s-vite. De la mauvaise physionomie d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer � la question. Le fils �tait appel� � porter t�moignage de ce crime contre le p�re, le p�re contre le fils. Le ch�timent des sorciers �tait la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en France, plus d'un l�giste, �tait de savoir s'ils devaient �tre br�l�s tout vifs ou s'il convenait premi�rement de les �trangler. Ces deux opinions r�unissaient des partisans.--Je recommande de tels faits aux historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du tribunal r�volutionnaire; les exc�s provoquent toujours, dans l'avenir, d'autres exc�s; l'ab�me appelle l'ab�me; le b�cher appelle l'�chafaud. Les aveugles �taient, jusqu'en 1450, prot�g�s par la loi: la peine de mort passait muette et d�sarm�e devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien � faire l� o� la justice divine s'�tait arr�t�e si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas moins au feu, pour crime de magie, un aveugle des Quinze-Vingts. Ce parlement c�l�bre fit ex�cuter en moins de trois mois (c'est lui qui s'en vante) un nombre presque innombrable, _numerum pene innumerum_, de sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans les flammes du b�cher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils sont f�conds en enseignements. Si la magie n'e�t pas �t�, dans la pens�e des juges, une insurrection contre l'ordre religieux et politique, elle n'e�t pas �t� soumise � de semblables atrocit�s. Les d�lits relatifs aux institutions �tablies �taient en effet les seuls que l'�tat, menac� dans sa forme, dans sa dur�e, dans son repos, frappait � coups redoubl�s et � travers toutes les lois humaines, _per fas et nefas_. Les anciens cabalistes r�vaient l'ex�cution du _grand oeuvre_; ils demandaient pour cela du feu, du m�tal et du sang. Pr�curseurs de la science, vous serez satisfaits! Le grand oeuvre s'accomplira; j'aper�ois un inconnu qui, le visage masqu�, les bras nus, la poitrine haletante et pench�e sur la fournaise, remue les �l�ments d'une transmutation future: cet alchimiste, c'est le Progr�s. L'astrologie �tait une chim�re; mais elle n'en servit pas moins � �largir pour l'homme la notion de l'univers. M�lange de fatalisme et de chald�isme, elle reliait du moins notre globe � l'ensemble de la m�canique c�leste: son erreur �tait d'y attacher aussi nos destin�es. Les rois et les reines s'�taient fait longtemps tirer leur horoscope; en 92, ce fut le tour de la R�publique Fran�aise. �Heureuse France! s'�criait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au signe de la Balance entrait dans le point �quinoxial d'automne, quand tu jurais l'�galit� et fondais la R�publique; une concordance parfaite r�gnait, en ce moment, entre le ciel et la terre; c'est sous ces beaux auspices que tu disais anath�me � la royaut� et donnais � la libert� cette �galit� sainte, que le soleil, � pareille �poque, �tablit entre les jours et les nuits. R�publique des Francs, tes hautes destin�es sont �crites sur le livre m�me de la nature. Nation puissante et fortun�e par-dessus toutes les autres, tous les ans � pareil jour tu trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'�galit�.� H�las! cet oracle ne fut gu�re plus vrai que ceux de Nostradamus; mais si la R�publique meurt quelquefois �touff�e dans le sang de ses h�ros, elle rena�t toujours. Aux sciences occultes, � la soci�t� secr�te des cabalistes succ�da plus tard la franc-ma�onnerie, poursuivant � peu pr�s le m�me but, mais par des moyens beaucoup plus pratiques. R�duite durant des si�cles � dissimuler sa marche, la libre pens�e prit successivement diff�rents masques. Elle se cacha sous le boisseau, sachant bien que le moment viendrait o� elle pourrait poser dessus la lumi�re. Un des chefs de la franc-ma�onnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler lui-m�me le fouet des princes, _flagellum principum_. Les deux colonnes de cette grande institution �taient l'�galit� et la fraternit�. Les signes, les symboles, les initiations �taient autant de formes protectrices sous lesquelles s'exer�aient sa propagande et son action bienfaisante. Dans le temple s'effa�aient toutes les distinctions de naissance, de couleur, de rang, de patrie. La ma�onnerie encourut � plusieurs reprises les disgr�ces de l'�glise et de plusieurs gouvernements. Laissons parler un inquisiteur romain: �Parmi ces assembl�es, form�es sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la soci�t� ou d'�tudes sublimes, les unes professent une irr�ligion effront�e ou une licence abominable, les autres cherchent � secouer le joug de la subordination et � d�truire les monarchies. Peut-�tre, en derni�re analyse, est-ce l� l'objet de toutes: mais ce secret ne se communique pas en m�me temps ni � toutes les loges.� [Note: Extrait de la proc�dure instruite � Rome en 1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesnier et de Cagliostro se trouvent m�l�s, sur la fin du dix-huiti�me si�cle, aux pr�ludes de la R�volution fran�aise. Ce n'est pas que ces deux hommes aient jamais exerc� sur ce grand �v�nement une influence directe; mais la tournure cabalistique de leurs id�es les fit ranger � tort ou � raison du c�t� des novateurs.] Cette accusation ne manque pas d'un fond de v�rit�; la R�volution serpenta durant des si�cles par des chemins obscurs, jusqu'au jour o�, transmise de la cabale aux loges ma�onniques et des loges ma�onniques aux clubs, elle apparut enfin la face d�couverte. Tous les historiens royalistes qui ont �crit vers la fin du dernier si�cle signalent d'ailleurs le r�le important que joua la ma�onnerie dans le mouvement de 89. Presque tous les chefs r�volutionnaires appartenaient � diff�rentes loges. De m�me que les francs-ma�ons, les _illumin�s_, les _martinistes_, pr�paraient le monde aux f�tes de l'�galit�, � cette c�l�bre conf�d�ration du Champ-de-Mars o� tous les Fran�ais se r�unirent sous le soleil en un peuple de fr�res. Quels transports de joie! Une m�me nation, un m�me coeur. L'�l�ment mystique est ins�parable du travail de l'esprit humain et, cette fois du moins, malgr� quelques �carts, il seconda l'�lan g�n�ral vers la v�rit�. D'un autre c�t�, ne perdons point de vue qu'avec le temps la science r�elle, positive, exacte, avait fait son chemin dans le monde. Elle s'�tait d�livr�e des langes du merveilleux et de l'utopie. Apr�s bien des t�tonnements et des essais malheureux, elle s'�tait enfin trouv�e sur son terrain: la m�thode exp�rimentale. A chaque d�couverte qu'elle faisait se dissipait une erreur, s'�vanouissait une superstition. Galil�e, K�pler, Newton avaient trouv� la loi qui pr�side au mouvement des corps c�lestes. Ce n'est point le soleil qui tourne, c'est la terre. Que devenait alors la l�gende de Josu�? Harvey avait p�n�tr� dans le myst�re de la circulation du sang. Descartes, Pascal, Leibniz avaient de beaucoup recul� les bornes des connaissances humaines. Chaque conqu�te sur la mati�re est une victoire pour l'esprit. L'industrie, le commerce, la navigation avaient largement profit� des progr�s de la chimie et de l'astronomie. Gr�ce aux recherches d'un protestant fran�ais, Denis Papin, et d'un Anglais, Watt, la puissance de la vapeur �tait presque conquise. L'associ� de Watt assistait un jour au lever du roi d'Angleterre; Georges III le reconnut. --Ah! Boulton, s'�cria-t-il, voici longtemps qu'on ne vous a vu � la cour; que faites-vous donc?--Sire, je m'occupe de produire une chose qui est le grand d�sir des rois.--Et laquelle?--La force. Les peuples en ont autant besoin que les souverains. Il existe d'ailleurs un lien �troit entre la science et l'affranchissement de l'esprit humain. Quand les intelligences s'accoutument � chercher des lois dans la nature, elles en demandent bient�t � la soci�t�. L'arbitraire ne peut se soutenir qu'en face de l'ignorance. Aussi la R�volution fut-elle g�n�ralement salu�e avec enthousiasme par les savants. Tous ceux qui avaient cherch� dans l'univers un ordre appuy� sur les rapports naturels des choses ne pouvaient logiquement souffrir, dans les institutions civiles et politiques, un ordre impos� par la volont� d'un seul. III Les prisons d'�tat.--Le Pr�v�t de Beaumont.--D�cadence de l'ancien r�gime. On peut caract�riser l'�tat des institutions monarchiques d�s le milieu du XVIIIe si�cle: une grande impuissance d'�tre. Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent; la royaut� est salie; le peuple se d�saffectionne; la noblesse elle-m�me tourne aux philosophes; le num�raire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent encore; mais leur secret est d�couvert. Le voile s'est d�chir� sur l'ab�me des iniquit�s de la justice humaine. Les ge�liers ont beau faire, leurs victimes sont connues et pleur�es. La bouche comprim�e se tait, les pierres crient. Chaque r�gne a son prisonnier c�l�bre:--sous Louis XIV, le masque de fer;--sous Louis XV ou plut�t sous madame de Pompadour, Latude;--sous Louis XVI, Le Pr�v�t de Beaumont. Le crime de ce dernier �tait d'avoir d�couvert par hasard l'existence du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines le fit incarc�rer. Transport� de la Bastille au donjon de Vincennes, de Vincennes � Charenton, de Charenton � Bic�tre, il d�fia successivement, dans une captivit� de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre prisons d'�tat. Couch� nu, les cha�nes aux pieds et aux mains, sur un grabat en forme d'�chafaud, couvert d'un peu de paille r�duite en fumier puant, la barbe longue de plus d'un demi-pied, condamn� � la faim pour avoir d�nonc� les auteurs de la famine qui ravageait la France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau pour tout aliment, il v�cut. La Providence, comme on dit, veillait sur cet homme, car il devait un jour r�v�ler au monde un myst�re d'iniquit�. Vainement de Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de Vincennes, Rouge-Montagne,--quel nom de ge�lier!--s'�puisent � �touffer cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa conscience, Le Pr�v�t de Beaumont �crit dans la nuit du cachot, �crit toujours. On saisit les papiers; on les d�truit; il recommence. Les pers�cutions des ge�liers redoublent; cet homme est une t�te de fer incorrigible, on n'aura _plus de bont�s_ pour lui. On le change de cachot; plus d'air, plus de jour. �De Sartines, raconte-t-il lui-m�me, avait essay� de me faire p�rir, en ne me d�livrant tous les huit jours que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je ne savais o� placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux que mon ge�lier, ils m'avaient, par leur travail, dessous les portes de mon cachot, procur� un filon d'air qui m'emp�chait d'�touffer dans un lieu herm�tiquement ferm�; car le d�faut d'air fait aussi promptement p�rir que la faim.� Dieu et les rats aidant, ce prisonnier r�ussit encore � vivre. Louis XV, sous le r�gne duquel il avait �t� arr�t�, meurt; Louis XVI monte sur le tr�ne; les ministres se succ�dent. De temps en temps l'un d'eux venait faire, par mani�re de c�r�monial, une visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit retentir la prison de ses cris et de ses r�v�lations foudroyantes. --Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu! Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'�loigna. Sa famille r�clamait au dehors, on lui r�pondait avec la brutalit� du laconisme administratif: --Rien � faire. Il esp�rait, il attendait, il �crivait toujours du fond de sa fosse; il accusait sans rel�che les affameurs de la France et les siens. Une toile d'araign�e en fer obscurcissait la fen�tre de son cachot; l'encre lui manquait; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des caract�res sur du linge avec du jus de r�glisse ou du sang. La soif ni la faim n'ayant pu amortir cet indiscret t�moin des horreurs d'un tel r�gne, on compta sur le scorbut: le voil� transport� � Bic�tre. Cet homme �tait indomptable et immortel comme la conscience; rien n'y fit: il avait vu, il devait r�v�ler. La v�rit�, celle surtout qui est destin�e � faire r�volution dans le monde, a besoin de s'�purer au creuset d'une adversit� pers�v�rante. Cependant les id�es marchaient; un souffle de libert� avait p�n�tr� jusqu'aux pierres de la Bastille et du donjon de Vincennes. Les ge�liers, Lenoir en t�te, sentaient le sol chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'�puisaient ni la vie ni le courage de Le Pr�v�t, on capitula. Le nouveau lieutenant de police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier et le fit transf�rer � Bercy, dans une maison de force. Il esp�rait que le prisonnier, dont le sort allait �tre am�lior�, finirait par s'oublier lui-m�me dans cette nouvelle d�tention. C'�tait le moyen de d�rober son secret � la connaissance du monde. Heureusement les pr�visions et les intrigues des hommes de police furent d�jou�es. Il comptait les jours apr�s les jours dans une fi�vreuse angoisse, trompant les heures de sa longue captivit� (vingt-deux ans!) par le travail et par la foi in�branlable en la justice de sa cause. N'�tait-il point appel� � rendre un grand service aux malheureux qui mouraient de faim? Enfin il respire.--Le 11 juillet 1789, Le Pr�v�t aper�ut de Bercy, � l'aide d'une lunette, une fum�e noire sur le faubourg Saint-Antoine; il vit le peuple foudroyer une masse hideuse et sombre: c'�tait la Bastille qu'on prenait. Pendant trois jours, il regarda tomber cette forteresse o� il avait pass� treize sans air et presque sans nourriture. Quelle joie! La Bastille �tait une ennemie personnelle dont on le d�livrait; chaque pierre qui tombait, c'�tait un douloureux souvenir dont sa m�moire �tait all�g�e. [Illustration: Necker.] La libert� de cet homme suivit de pr�s la ruine de son ennemie; les verrous ne tenaient plus. Le Pr�v�t �tait un revenant qui accusait l'ancien r�gime en face de la R�volution. Le terrible secret qu'on avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait � la lumi�re. Qu'�tait donc ce secret qui, d�couvert par m�garde, avait co�t� � un malheureux vingt-deux ans de martyre? Le voici: il existait un projet arr�t�, sign� entre quelques hommes, ministres et directeurs g�n�raux, �1re de vendre Louis XV dans le temps pr�sent, avec son autorit�, et Louis XVI pour l'avenir; 2e de donner la France, � bail de douze ann�es, � quatre millionnaires d�sign�s par noms, qualit�s et domiciles, lesquels masquaient toute la ligne; 3e d'�tablir m�thodiquement les disettes, la chert� en tout temps, et, dans les ann�es de m�diocre r�colte, les famines g�n�rales dans toutes les provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand monopole des bl�s et des farines.� Ce pacte avait �t� conclu; les auteurs en avaient re�u le prix,--le prix du sang. Id�e infernale! organiser la disette, faire la faim! La terre, de son c�t�, semble �puis�e comme la monarchie; elle ne donne qu'� regret. Une mauvaise ann�e succ�de � une ann�e mauvaise; il para�t qu'on touche � la fin du monde; l'abomination de la d�solation est dans les affaires de l'�tat. Les abus d�bordent; l'argent passe aux lieutenants de police, aux favorites et aux ge�liers. Un Lenoir se fait, par ses machinations, 900,000 livres de revenu. A Vincennes, comme � la Bastille, une compagnie de cent quatre hommes co�te, depuis soixante-dix ans, trois millions et demi chaque ann�e, pour ne garder dans ces deux prisons que les murailles et les foss�s. Le commerce des lettres de cachet produit des b�n�fices �normes; les arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les espionnages, les d�lations mangent la fortune publique et le bien des familles; d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la libert� des individus. On assure que Lenoir a vendu plusieurs fois des Fran�ais, arr�t�s par lettres de cachet, � des marchands hollandais, qui les emmenaient pour �tre revendus comme esclaves � Batavia. Ces hommes de police se livraient � des monstruosit�s sous le voile de la s�ret� de l'�tat; et quand plus tard le peuple indign� voulut mettre la main sur ces accapareurs et ces tra�tres,--rien: ils s'�taient enfuis � l'�tranger avec le fruit de leurs rapines. Cependant les signes du temps et les pr�sages annon�aient une catastrophe. Une maladie hideuse avait frapp� Louis XV, et ce galant monarque n'�tait plus que la figure de la l�pre avec l'odeur du s�pulcre. Les premiers-n�s des maisons royales mouraient. La moisson �tait d�vor�e en herbe par la s�cheresse du sol et les grains par les accapareurs qui se jetaient sur cette proie comme une nu�e de sautereiles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies d'Egypte, mais le coeur des grands �tait endurci. Il ne restait plus qu'� changer en sang l'eau des puits. La catastrophe �tait in�vitable. Les proph�tes ne manquaient pas: la R�volution �tait pr�dite, annonc�e dans les termes les plus clairs. Rousseau �crivait en 1770: [Note: _�mile_, livre III.] �Nous approchons de l'�tat de crise et du si�cle de r�volution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps � durer; toutes ont brill�, et tout �tat qui brille est sur son d�clin. J'ai de mon opinion des raisons plus particuli�res que cette maxime; mais il n'est pas � propos de les dire, et chacun ne les voit que trop..� Voltaire �crivait en 1762: �Tout ce que je vois jette les semences d'une r�volution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'�tre t�moin. La lumi�re s'est tellement r�pandue de proche en proche qu'on �clatera � la premi�re occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront bien des choses.� [Note: Lettre � M. de Chauvelin.] Ainsi le voile qui couvrait l'avenir �tait transparent; seuls les privil�gi�s s'obstinaient � ne pas voir. La cogn�e �tait � la racine de la monarchie, que les classes nobles s'enivraient encore follement, � l'ombre de cet arbre rong� par mille abus. Les gentilshommes de la cour plaisantaient des cerveaux alarm�s. Les oisifs reprochaient gaiement aux penseurs et aux �crivains de d�tourner le peuple de son travail et de ses devoirs. Cependant tout d�clinait. La beaut� elle-m�me �tait vieillotte: du fard et de la poudre. L'�tat des moeurs rappelait la corruption des Romains sous les Empereurs. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers. La coquetterie rempla�ait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les abb�s effeuillaient des roses aux divinit�s de l'Op�ra: le br�viaire �tait devenu dans leurs mains l'almanach des Gr�ces. Voil� de quelle mani�re passait son temps cette soci�t� frivole, � la veille du jour o� le ch�timent allait �clater, o� la Justice allait revendiquer ses droits. Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba la foudre de l'irritation populaire. Cette parole de Mo�se fut une fois de plus v�rifi�e: �Les p�res seront punis dans leurs enfants.� La noblesse transmit � ses descendants la responsabilit� de ses actes, et Louis XV fut guillotin� dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de la Pompadour, le digne �l�ve de l'inf�me Dubois. La foi n'existait plus que dans le clerg� inf�rieur, et �a et l� dans quelques campagnes. Sorti d'une �table, le christianisme �tait retourn� aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes religieux. A c�t� des orgies d'une soci�t� mourante, une �pre �cole de libres penseurs, avocats, �crivains, rh�teurs, m�decins, tabellions, travaillaient dans le silence � reconstituer les titres perdus de l'humanit�. La conscience troubl�e r�v�lait ses inqui�tudes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir. IV La R�volution pouvait-elle �tre �vit�e?--Louis XVI et Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que dans la convocation des �tats g�n�raux. Il y en a qui se demandent encore si la R�volution de 89 pouvait �tre �lud�e par des r�formes. Turgot et Malesherbes l'ont essay�; l'un et l'autre ont �chou� devant les obstacles. Le bras d'un homme n'�tait pas assez fort pour s'opposer aux exc�s d'une caste puissante et nombreuse; il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-�tre m�me �tait-il in�vitable que cette r�formation du vieux monde f�t produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la soci�t� entra�nent des ch�timents exemplaires qui �pouvantent la Justice elle-m�me. On ne d�racine pas les ch�nes sans remuer le sol autour d'eux. Au moment o� s'ouvre l'histoire de la R�volution, les deux derniers r�gnes ont d�tromp� la France royaliste. Les prisons d'�tat, les lettres de cachet, la censure, les imp�ts, livr�s au caprice d'une courtisane ou d'un favori, ont cr�� dans les populations des villes l'esprit de r�sistance. Les iniquit�s des droits f�odaux et des justices f�odales, la corv�e, les aides, la d�me, la milice, avaient soulev� les classes agricoles. Sans doute les abus �taient grands; mais, il faut en convenir, la R�volution Fran�aise fut surtout provoqu�e par les nouveaux instincts du peuple. La premi�re moiti� de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde moiti� � la libert�. A c�t� du sommeil de la cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles du peuple, avaient march�: la parole mise au bout des doigts du sourd-muet; la foudre d�rob�e aux nuages; l'a�rostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'oc�an de l'air; tout cela avait donn� aux hommes, jusque-l� timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation �touffait de pens�es; le moment de les �crire �tait venu, et quand les id�es sont sem�es il faut qu'elles l�vent. Les philosophes sortaient en g�n�ral de la classe inf�rieure ou moyenne. De toutes parts les larges t�tes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les fronts bas et renvers�s des petits-ma�tres de la cour. On touchait � l'ann�e m�morable qui devait d�cider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son av�nement, avait essay� successivement � la France plusieurs minist�res que des obstacles nouveaux et impr�vus venaient toujours renverser. Les circonstances �taient insurmontables; elles usaient les hommes. Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du tr�sor public, dans lequel les ma�tresses de Louis XV avaient puis� � pleines mains. [Note: La Dubarry re�ut, en quinze mois, du tr�sor public 2,400,000 fr.] Comme l'or est, dans les �tats monarchiques, le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, _instrumentum regni_, Calonne, en agitant les finances, avait r�veill� pour un instant autour du tr�ne un �clat factice qui ne tarda pas � s'�teindre. On avait d�pens� beaucoup trop d'argent; il crut que le rem�de �tait d'en d�penser davantage. Illusions!--Bient�t le num�raire manqua dans les caisses. Le cardinal de Brienne, �lev� au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progr�s d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamit� prochaine. Le mauvais �tat des finances creusait de plus en plus, sous les marches du tr�ne, un gouffre d�vorant, dans lequel devait s'engloutir l'ancien r�gime. Dans le mauvais �tat o� �taient les affaires, un grand roi e�t-il sauv� la monarchie en se mettant � la t�te des r�formes? J'en doute. Les abus avaient d�pass� la mesure; la coupe d�bordait; la r�action contre l'ancien r�gime devait donc malheureusement �tre entach�e d'exc�s. En pareil cas, on n'arrive � la mod�ration qu'apr�s un temps de violence. Louis XVI, d'un autre c�t�, n'�tait pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les �v�nements. Il ne savait pas vouloir. �lev� dans les traditions de la cour, il ne comprenait absolument rien � l'�tat des esprits ni aux temp�tueuses exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance s�rieuse avec le tiers-�tat e�t peut-�tre �t� le moyen de tout sauver; il n'y songea m�me point. Engag� comme roi par des liens s�culaires envers la noblesse de France et le clerg�, il s'obstinait � compter sur leur concours pour d�fendre la majest� du tr�ne. Ne sachant trop de quel c�t� attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir l'exercice du pouvoir arbitraire. Effray� du r�le que lui imposaient les �v�nements, il se r�fugia dans les devoirs de la vie priv�e qui sont apr�s tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le R�gent, homme d'esprit, lib�ral, mais sceptique, et avec lequel Louis XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure � une table charg�e de montres, quand il e�t d� la demander au cadran de son si�cle. Au milieu du r�veil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait plus volontiers � des travaux manuels qu'� des plans de r�g�n�ration politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit et ex�cuta plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles. Quelle d�rision! Quelle am�re critique des institutions monarchiques! Le culte du tr�ne �tait en France une v�ritable idol�trie. Le roi se montrait � distance comme une sorte d'�tre surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour o� se tournant vers ce f�tiche pour lui demander aide et protection, � la place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron? Cependant la nation, mal servie par ses ministres, m�contente du roi qui demeurait irr�solu, entendait bien ne plus prendre conseil que d'elle-m�me. Le voeu unanime r�clamait la convocation des �tats g�n�raux. Ces grandes assembl�es �taient depuis longtemps suspendues: la derni�re avait eu lieu en 1614. Form�s � la vie politique par les �crits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire, beaucoup d'orateurs et d'hommes d'�tat qui n'avaient point encore fait leurs preuves, br�laient du d�sir d'attaquer en face les privil�ges et les abus. N'�tait-on pas � bout d'exp�dients? N'avait-on pas eu recours vainement � l'Assembl�e des notables (1787)? Quel autre moyen que la convocation des �tats g�n�raux pour rem�dier aux embarras dans lesquels les profusions des deux derniers r�gnes avaient jet� les finances? On avait r�duit les Fran�ais � l'�tat de servitude et de silence en les isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se r�unir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop r�fl�chir: le plus grand �v�nement que le monde ait encore vu, entrant sur la sc�ne par la porte basse et �troite d'une question d'argent. Sans le d�ficit l�gu� par Louis XIV � Louis XV et par Louis XV � son successeur, il ne se f�t pas rencontr� de motif assez imp�rieux aux yeux de la cour pour convoquer la nation et l'�riger en conseil. La R�volution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'�loigner et attendre encore un demi-si�cle. La royaut�, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagn�; mais Louis XVI aurait conserv� sa t�te. Tout le monde tournait les yeux vers l'assembl�e future comme vers une arche de salut. Le peuple affam� lui demandait du pain; la cour, embarrass�e du poids des affaires, esp�rait y trouver des lumi�res pour sortir d'une situation difficile; le tiers �tat y voyait un moyen de ressaisir son existence politique. A peine la d�claration du roi relative � l'assembl�e des �tats g�n�raux (23 d�cembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle �clata. Cette d�claration �tait arrach�e � Louis XVI par la n�cessit� des circonstances. Il avait plusieurs fois �cart� le fant�me d'une assembl�e nationale comme une ombre importune qui en voulait � son autorit�. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorit�, ce n'�tait gu�re la peine de tant marchander, mais enfin il la tenait et il ne voulait pas s'en d�faire. Le projet d'une convocation des �tats g�n�raux, envisag� d'abord avec effroi, quitt�, puis repris, avait fini par s'imposer. La R�volution, en germe dans ce projet, devait courber bien d'autres obstacles que la r�sistance du faible monarque. Au fond, ses craintes personnelles n'�taient pas chim�riques. Du jour o� l'existence des �tats g�n�raux fut d�cid�e, le peuple fran�ais comprit qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais beaucoup compt�; il ne comptait plus du tout. Ni aim� ni ha�, il passait cependant pour bonhomme. Le roi est excellent, disait la cour; le roi est bon, r�p�tait la bourgeoisie; le roi est tr�s-bon, s'avisa de demander un jour le peuple: _mais � quoi?_ Il y avait quelqu'un de plus �tranger en France que le roi. Si Louis XVI n'�tait pas l'homme qui convenait � la gravit� des circonstances, la reine Marie-Antoinette s'accordait encore moins avec les id�es et les tendances nouvelles. Quoique jolie, elle manquait de charmes. Se montrait-elle en public, son air hautain soulevait dans la foule un sentiment qui ressemblait � de l'aversion. Une aventure acheva de la perdre: je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable? Je n'assure pas qu'elle le f�t; mais de tels scandales n'�clatent jamais autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien � dire. Le cardinal de Rohan, esprit faible et ambitieux, grand d�pensier, �tait tomb� en disgr�ce � la cour. La comtesse de La Motte lui persuada qu'elle avait le moyen de le remettre � flot. Elle alla jusqu'� lui promettre une entrevue de nuit avec Marie-Antoinette, dans le parc de Versailles. Le cardinal donna dans le pi�ge. Une fille, dit-on, qui ressemblait beaucoup � la reine, couverte d'un mantelet blanc et la t�te envelopp�e d'une _th�r�se_, joua le r�le que madame de La Motte lui avait appris, et de Rohan se crut au comble de la faveur. L'intrigante insinua alors au cardinal que la reine avait grande envie d'un collier de diamants et qu'elle le chargeait de l'acheter en secret. De Rohan alla chez les joailliers de la couronne et en rapporta ce pr�cieux talisman qui valait 1,600,000 livres. Le collier passa par les mains de la comtesse qui devait le remettre � la reine, mais qui se h�ta de le vendre � son profit. De jour en jour les joailliers attendaient leur argent qui ne venait pas; c'est alors que se d�couvrit le pot aux roses. Le cardinal fut envoy� � la Bastille rev�tu de ses habits pontificaux, et le parlement fut saisi de l'affaire. Cagliostro, impliqu� dans cette intrigue et confront� avec madame de La Motte, nia intr�pidement toute participation � ces coupables manoeuvres. Ne pouvant �branler la force des arguments qu'il fit valoir pour sa d�fense, cette femme irrit�e lui jeta un chandelier � la t�te en pr�sence des juges. Cagliostro fut acquitt� comme innocent et le cardinal de Rohan comme dupe. La comtesse, condamn�e au fouet, � la marque et � la r�clusion perp�tuelle, fut enferm�e � l'hospice de Bic�tre, dans un quartier qui servait alors de prison d'�tat. Vers 1840, feuilletant dans cet hospice l'ancien registre des �crous, je tombai sur la note suivante: _21 juin 1786, Jeanne de Valois, de Saint-R�my de Luz, �pouse de Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, �g�e de 29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arr�t de la Cour: (� perp�tuit�), fl�trie d'un_ V _sur les deux �paules._ Et plus bas, �crit par une autre main: _�vad�e de la maison de force le 5 juin 1787._ Nous avons racont� cette scandaleuse histoire du collier, d'apr�s les t�moignages des �crivains les plus favorables � la reine; mais l'affaire ne reste-t-elle point charg�e de t�n�bres? Quoi! des lettres fausses dans lesquelles l'�criture de la reine �tait imit�e � s'y m�prendre, une entrevue derri�re une charmille, dans laquelle une soubrette est prise pour la reine par un cardinal habitu� du ch�teau, un grand seigneur ayant tous les moyens de v�rifier s'il a �t� dupe et qui persiste dans son mutisme, une rose donn�e et re�ue sans que le courtisan honor� d'une telle faveur ait cherch� � lever le masque qui couvrait toute l'intrigue, tout cela peut �tre utile pour bien mener l'action d'un roman ou d'une com�die; mais, quand il s'agit d'un �pisode de la vie r�elle, l'histoire exige plus de vraisemblance. Aussi l'opinion publique resta-t-elle partag�e en deux camps. A tort ou � raison, Marie-Antoinette �tait d�j� fort d�cri�e; elle avait march� d'un pied l�ger sur toutes les r�gles de l'�tiquette et se livrait � mille caprices. Le Petit-Trianon �tait son s�jour favori. �Une robe de percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille �taient la seule parure des princesses. Le plaisir de voir traire les vaches, de p�cher dans le lac enchantait la reine. On y jouait la com�die: _le Devin du village_ de Rousseau, _le Barbier de S�ville_ de Beaumarchais y furent repr�sent�s. La reine remplissait le r�le de Rosine.� [Note: _M�moires de madame Campan._] Tout cela �tait sans doute fort innocent; mais cette idylle convenait-elle bien � la tragique solennit� des �v�nements qui d�j� obscurcissaient l'horizon politique? Les excentricit�s de la reine trouvaient du moins une excuse dans la froideur du roi � son �gard. Ce gros homme �tait tr�s-peu voluptueux: il fallut cinq ans de mariage, les murmures de la cour et une conversation secr�te entre lui et le fr�re de Marie-Antoinette, avant qu'il s�t donner un dauphin au royaume de France. Dans la m�me ann�e o� s'�bruita l'affaire du collier (1786), une autre aventure sentimentale se passait en haut lieu, qui ne fut point connue du public et du moins ne d�shonora personne. La lecture de _la Nouvelle H�lo�se_ avait gris� jusqu'aux princesses du sang; la t�te disputait encore contre les id�es philosophiques, mais le coeur �tait pris; quelques femmes de la cour furent, � leur insu, les anges pr�curseurs de la R�volution. Elles allumaient dans leur propre sein la flamme qui allait r�g�n�rer la France. Au moment o� le peuple devait abattre l'�difice monstrueux de la noblesse, l'amour effa�ait de son c�t� les in�galit�s sociales. Louise de Bourbon, petite-fille du grand Cond�, belle et pieuse, avait toujours men� une vie irr�prochable. Elle avait �t� �lev�e au couvent (le couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce temps-l�: mais, diff�rente de beaucoup d'entre elles, madame Louise avait conserv� une r�putation sans tache et toute blanche comme sa robe de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on �tait venu dire alors: Cette vertu, cette sainte, cette grande fille de trente-deux ans a une affection dans le coeur que vous ne connaissez pas; Son Altesse S�r�nissime la princesse de Cond� aime un homme que son rang et sa naissance lui d�fendent d'�pouser.--Cet homme obscur �tait le marquis de La Gervaisais. Leur liaison donna lieu � un commerce de lettres tr�s-tendres qui demeur�rent secr�tes jusqu'apr�s 1830. Le marquis, simple officier de carabiniers, �tait grand admirateur de _Werther_, de _la Nouvelle H�lo�se_ et de _Clarisse Harlowe_. Imp�rieux, tracassier, original, grand discuteur, il s'�loignait presque en tout des routes battues. Madame Louise l'adora malgr� ou peut-�tre pour ses singularit�s. Le coeur de cette princesse �tait excellent. �Comme il m'aime! s'�criait-elle dans ses lettres; vraiment, si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse, ce serait cela!� Fuir et s'unir � l'�tranger par les liens du mariage, on y pensait quelquefois. Oh! combien dans ces moments-l� une petite maison au bord d'une rivi�re, un bateau, une vigne et quelques pigeons flattaient leur imagination troubl�e! Vains songes! Il fallait qu'elle refoul�t son coeur, emprisonn�e dans la grandeur comme dans une cage d'or, inqui�te et consol�e, heureuse et malheureuse � la fois du seul sentiment naturel qui f�t entr� jusque-l� dans son �me: elle n'avait pas connu sa m�re. Des scrupules de conscience interrompirent apr�s un an cette correspondance si douce et si contraire aux r�gles de l'�tiquette. Je vis le marquis de La Gervaisais en 1836: c'�tait un grand vieillard, obs�d� par une id�e fixe. Dans son enthousiasme n�buleux il parlait sans cesse d'_Elle_, de l'_�tre_, de l'_�me_; on comprenait bient�t � qui s'appliquaient ces d�signations mystiques. Apr�s la Restauration, la princesse se retira dans le couvent du Temple! Tout enfant, je fus conduit dans cette chapelle par ma grand'm�re. Au moment de l'�l�vation, un grand rideau qui voilait tout le choeur s'ouvrait; on distinguait alors dans un clair-obscur des t�tes de religieuses et de novices �tag�es dans des stalles de bois, puis tout au fond, � genoux sur un prie-dieu, une figure immobile et envelopp�e: c'�tait madame Louise. Triste temps que celui o� les princesses du sang royal n'avaient � choisir qu'entre une cour frivole ou le clo�tre! [Illustration: Serment du Jeu de-Paume.] Au d�but d'un �v�nement qui finit par inscrire sur son drapeau la Terreur, je dois me demander une derni�re fois s'il n'y avait pas un moyen de sauver la France sans traverser une mer de sang. J'ai beau chercher, je ne vois que le clerg� dont la main aurait pu intervenir d'une mani�re efficace. Si, renon�ant aux biens temporels, l'�glise avait courageusement s�par� sa cause de celle des privil�gi�s et des riches; si, pr�venant le tumulte des esprits, elle e�t elle-m�me ramen� dans l'�tat l'�galit� qui est dans l'�vangile; si, abandonnant au si�cle les parties us�es de son v�tement, elle e�t reconnu la n�cessit� de r�g�n�rer le christianisme, de renouveler l'id�e de Dieu, j'estime que son action sur la soci�t� aurait encore pu �tre f�conde. Au lieu de cela, les pr�tres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de complots, resserrant le lien qui les rattachait au temple vermoulu des vieilles institutions, s'obstin�rent � mourir sous des d�bris. C'est pour avoir manqu� � leur mission que la justice humaine les ch�tia si cruellement et que la main du peuple s'appesantit sur eux. Ministres de la paix, ils laiss�rent s'engager la guerre: la guerre les tua. Et cependant ils n'avaient qu'� ouvrir les yeux. D�j� plusieurs fois, du haut de la chaire chr�tienne, des avertissements leur avaient �t� donn�s. J'entends gronder les murmures du peuple derri�re ces paroles du P. Bridaine: �C'est ici o� mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanit� souffrante, ou des p�cheurs audacieux et endurcis; c'est ici seulement qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d'un c�t� la mort, de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger.� Si cette voix e�t �t� alors celle de tout le clerg� de France, l'�difice des privil�ges et des abus qui s'�croula, quelques ann�es plus tard, sous la main du peuple, serait tomb� sans le secours de la hache. L'�go�sme du haut clerg� s'opposait � cet heureux d�nouement. On se demande comment une R�volution n�e de la justice a pu, dans l'ivresse de la col�re et du succ�s, reculer quelquefois jusqu'� l'injustice m�me. Autant demander pourquoi le reflux succ�de au flux. Les hommes de la Terreur avaient commenc� par vouloir presque tous l'abolition de la peine de mort; les circonstances seules leur avaient mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient sans doute des blessures que la R�volution portait de temps en temps � l'humanit�; mais comme ils croyaient sinc�rement cette R�volution n�cessaire au bonheur du monde entier et qu'ils s'y d�vouaient eux-m�mes corps et �me, ils se firent une volont� de fer. La situation des affaires �tait d'ailleurs tellement extr�me que, d'une part comme d'une autre, on poussait �galement aux violences. Le langage des d�fenseurs de la cour ne diff�rait gu�re, en 1789, de celui de Marat. Que disaient-ils au roi? _Un peu de sang impur vers� � propos fait souvent le salut d'un empire._--Si le sang des r�volutionnaires �tait impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas �tre plus sacr� pour les r�volutionnaires. De tous les c�t�s, je vois les partis entra�n�s � l'agression et les �p�es � demi tir�es du fourreau. Il faut donc nous r�soudre � un cataclysme. Les fl�aux r�g�n�rateurs qui agitent, � un moment donn�, la vie des nations, rentrent-ils dans les lois qui pr�sident aux destin�es du genre humain?--Demandez aux crises g�ologiques qui ont pr�par� l'�conomie actuelle du globe! De pr�s, ce ne sont que convulsions et ravages; il semble que les �l�ments saisis de terreur se pr�cipitent vers une grande ruine, et que la cr�ation touche � son dernier jour. Attendons. A peine la face agit�e des choses s'est-elle repos�e, que les agents de destruction se changent visiblement en des agents de formation et de progr�s. Le d�pouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir, apr�s les jours de d�chirement et d'angoisses, la figure d'un monde nouveau qui lui succ�de. La mort, la f�conde mort, n'a fait que renouveler encore une fois le spectacle de la vie; rien n'a fini que ce qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas tout de suite appr�ci�s; longtemps une grande voix sort du s�pulcre, et l'on entend retentir dans l'�ge suivant comme un bruit d'ossements qui s'agitent. Que r�pondre aux �l�gies sentimentales des adversaires de la R�volution? Ils ressemblent � Laban qui poursuivait Jacob et lui reprochait de lui avoir vol� ses dieux: _Cur furatus es deos meos?_--H�! bonnes �mes, le grand mal, si ces dieux �taient des idoles! Depuis plus d'un si�cle, le ver du doute commen�ait � ronger vos croyances monarchiques; vous aviez mis la Divinit� dans des images de chair; la religion m�me du Christ expirait sous les cha�nes d'or d'une politique ath�e. Le dix-huiti�me si�cle, sensuel et corrompu, avait amen� le paganisme dans nos moeurs; l'esprit allait de nouveau ch�tier la chair. Des hommes parurent qui, traitant la mati�re pour ce qu'elle est, exag�r�rent envers les autres, comme envers eux-m�mes, le m�pris du corps et de la vie. Entra�n�s par la tourmente � immoler les ennemis de la R�volution et � s'immoler apr�s eux, ils se couvrirent sto�quement de l'immortalit� de l'�me. �coutez Saint-Just: �Je m�prise la poussi�re qui me compose et qui vous parle; on pourra la pers�cuter et faire mourir cette poussi�re, mais je d�fie qu'on m'arrache cette vie ind�pendante que je me suis donn�e dans les si�cles et dans les cieux!� Quel langage! Fort de ces convictions, il mourut sur l'�chafaud, bravant la calomnie et l'injure. Parmi les adversaires syst�matiques de la R�volution Fran�aise, il en est sans doute de consid�rables par le talent; leur jugement ne saurait toutefois pr�valoir contre le sentiment national. A l'av�nement du christianisme, ceux qui ont voulu contrarier la marche de la nouvelle doctrine ont �t� bris�s. Le plus grand de tous, Julien, qui �tait pourtant un sage et un penseur, n'a r�ussi qu'� fl�trir son nom d'une �pith�te odieuse. La post�rit� traitera de m�me les hommes qui r�sistent aux principes de la R�volution; lutter contre elle, c'est lutter contre l'esprit moderne. Le jour viendra o�, bless�s � leurs propres armes, ces ennemis de la lumi�re jetteront eux-m�mes leur sang vers le ciel en s'�criant: �R�volution, tu as vaincu!� V Le clerg�, la noblesse et le tiers �tat.--La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards. Un mot sur les trois ordres qui vont repr�senter la nation aux �tats g�n�raux. Au moyen �ge, le clerg�, �tant seul en possession des lumi�res, jouissait d'une autorit� incomparable. Il perdit cette autorit� � mesure que l'�ducation se r�pandit dans le royaume. �C'est la clergie qui a fait le clerg�, �crivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clerg�.� Le titre d'eccl�siastique avait disparu dans le sens de lettr�; il ne subsistait plus que pour d�signer un ministre de la religion. Or, comme l'�glise �tait alors menac�e, d'un c�t� par l'esprit sceptique du si�cle, de l'autre par la corruption int�rieure des ordres religieux, il en r�sulta que la puissance du clerg� n'avait plus de grandes racines dans le pays. Il en est de m�me de toutes les institutions; elles se d�truisent avec le temps et s'�vanouissent en inoculant leur sup�riorit� morale � la nation tout enti�re. On a beaucoup �crit sur l'origine militaire de la f�odalit�. A vrai dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est la conqu�te; mais la conqu�te fut suivie du partage des terres entre les envahisseurs, et c'est sur la propri�t� fonci�re que l'aristocratie f�odale s'est �tablie. Le cadre de notre travail nous interdit toute excursion sur le terrain des premiers si�cles de la monarchie. Il suffira donc de savoir que l'importance de chaque seigneur �tait alors d�termin�e par le rang qu'occupaient ses anc�tres dans la hi�rarchie sociale, et par l'�tendue des domaines qu'ils lui avaient transmis. Se regardant comme d'une race sup�rieure � celle des autres mortels, les nobles adopt�rent pour eux-m�mes le titre de _gentilshommes_, par opposition aux roturiers qui furent appel�s _vilains_. La division des classes s'appuyait donc, � l'origine, sur des caract�res physiologiques. C'�tait du moins quelque chose de trac� dans la nature. Avec le temps, les races se crois�rent, le sang des conqu�rants fut m�l� � celui de la population conquise. Les privil�ges de la noblesse n'eurent plus alors d'autres raisons d'�tre que la force, l'usage et la tradition. Tout cet �difice s'appuyait sur l'ignorance et la d�pendance des vassaux comme sur une base in�branlable. Ce qu'il nous importe surtout de conna�tre est l'histoire du tiers �tat. Gr�ce � une infatigable �conomie, la classe bourgeoise �tait arriv�e � sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite. �clair�e, avide, envahissante, elle se remuait pour saisir la part d'influence qui lui revenait, en toute justice, dans les affaires de l'�tat. Son seul tort fut de vouloir limiter les r�sultats de la R�volution; elle voulait bien am�liorer le sort du peuple, mais non l'admettre � la participation des droits qu'elle r�clamait pour elle-m�me. Cet �go�sme de caste devait �tre puni. La borne qu'elle avait marqu�e fut emport�e par le courant. L'isolement et la r�sistance du tiers firent de plus avorter une partie des r�sultats moraux que la R�volution Fran�aise devait produire. Le peuple �tait cette masse obscure, laborieuse, f�conde, qui alimentait depuis des si�cles l'agriculture, le commerce, l'industrie, l'arm�e. Son origine remontait � la vieille couche celtique. Recouverte par des invasions successives qui s'�taient superpos�es � la population des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses traits au caract�re national. Incomparablement plus nombreux que les trois autres ordres, le peuple �tait la nation m�me. �C'est le peuple, �crivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain; ce qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de le compter.� Ce _si peu de chose_ n�anmoins �tait tout dans l'�tat, tandis que le reste n'�tait rien. Voil� l'injustice que le mouvement de 89 allait sans doute r�parer. Le peuple servait d'assise � la Montagne; c'est par lui qu'elle domina toute la R�volution; qu'elle a fait la loi, soutenu la guerre, dompt� les factions. La France �tait � la veille de sa perte: les Montagnards la sauv�rent; les ennemis du dedans furent comprim�s et les ennemis du dehors furent repouss�s la ba�onnette dans les reins. Il y avait, comme toujours, un troupeau d'hommes qui rapportent tout � eux-m�mes et � des jouissances sensibles, indiff�rents pour la vertu et pour l'honneur national, l�ches, �go�stes, avides; mais alors, du moins, ils se cachaient. Des l�gislateurs moins convaincus auraient pris le genre humain en piti�; ceux de la Montagne s'indign�rent. Comme Mo�se, ils voulurent faire un peuple. Des institutions monarchiques, fond�es sur la corruption et la bassesse, aux institutions r�publicaines, assises sur le devoir et la dignit� humaine, il y avait la distance d'un d�sert � traverser; aucun obstacle ne les arr�ta. Le sol de la R�volution �tait br�lant; il s'entr'ouvrait de lui-m�me sous les pieds des m�contents et des tra�nards pour les engloutir. De regrettables exc�s ternirent cette grande �poque; mais au-dessus et par del� les mauvais jours, les chefs du mouvement r�volutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils marchaient � la fraternit� � travers la discorde et le ch�timent, mais ils y marchaient; la peine de mort elle-m�me allait dispara�tre, quand, arr�t�s dans leur r�ve sublime par la trahison et l'intrigue, condamn�s, non jug�s, les Montagnards tomb�rent. La R�volution Fran�aise ne ressemble � aucune des r�volutions qui ont agit� le monde: les autres �taient des d�placements de la force; celle-ci fut un av�nement d'id�es. Ce qu'il importe surtout de d�gager dans cette grande tentative de r�g�n�ration morale, c'est la puret� des motifs. Que parle-t-on de repr�sailles? Le sang de toute la noblesse de France n'aurait point suffi � laver les plaies que l'ancien r�gime avait faites au peuple et � la libert�. Non, l'ivresse de la col�re ni de la vengeance n'a point dirig�, quoi qu'on en dise, les mesures �nergiques (trop �nergiques souvent) dont la R�volution a frapp� ses ennemis; la raison des coups terribles qu'elle leur porta est dans la r�sistance qu'ils opposaient � ses principes et � ses droits. Est-il plus vrai que la Convention ait ma�tris� par le glaive la volont� du pays? Jamais gouvernement n'a d�montr�, au contraire, d'une fa�on plus �clatante, l'impuissance de la force mat�rielle. O� �tait-elle en effet, cette force? Dans la Vend�e, dans les d�partements r�volt�s, surtout dans la coalition �trang�re. Sans doute l'Assembl�e nationale a r�pondu au canon par le canon; � d�faut d'arm�e dans l'int�rieur, l'�chafaud consterna les rebelles: qu'est-ce que cela aupr�s du syst�me compliqu� d'armes offensives et d�fensives dont les gouvernements dits r�guliers se servent pour assurer leur existence? La puissance de la Convention, avant tout, appartenait � l'ordre moral; elle envoya des arm�es sur les fronti�res,--pauvres arm�es de volontaires, sans fusils et sans pain!--elle d�cr�ta la terreur dans le pays soulev� par d'odieuses manoeuvres; mais ce fut bien plut�t l'artillerie des id�es nouvelles qui foudroya au dehors l'�tranger, et le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les tra�tres. Je repousse le syst�me historique de la force et de la n�cessit�. La force ne donne pas le droit; la n�cessit� n'excuse que les consciences douteuses. Il faut s'�lever vers un autre ordre d'id�es. Le peuple fran�ais accomplit dans la R�volution Fran�aise une grande mission: d�sign� par son caract�re au r�le d'initiateur du genre humain, il a conquis, pour lui et pour les autres nations, � force de sacrifices et de larmes, une v�rit�, une existence nouvelle. A sa t�te se sont trouv�s, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes extraordinaires, des hommes pr�vus, qui, faisant taire dans leur coeur les sentiments de la nature, �touffant jusqu'� la piti�, ont mis les principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui devaient r�g�n�rer les institutions. Il en est des peuples comme des hommes: les uns sont n�s pour l'�go�sme, les autres pour le d�vouement. La France est dou�e d'une force d'expansion merveilleuse; elle travaille, meurt et rena�t sans cesse pour le salut du monde. Voil� sa destin�e, son devoir. Si les hommes de 93 ont d�fendu la patrie avec un h�ro�sme qui tient du prodige, soit � la tribune, soit sur le champ de bataille, c'est que la France �tait � leurs yeux le sol d'une id�e; �tez cette id�e, et le territoire, malgr� les int�r�ts qui s'y attachent, malgr� le sang martial de ses enfants, le territoire e�t �t� envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient _pro aris et focis_, ces conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue � la mitraille? Des autels? ils �taient renvers�s. Des foyers? ces hommes-l� n'en avaient pas encore.--Pour qui donc combattaient-ils? Oh! nous le savons tous, ils combattaient pour la R�volution. C'est l'esprit de la libert� qui a gard� nos fronti�res. La Montagne �tait le Sina� de la loi nouvelle; terrible et foudroyante, avec des �clairs aux flancs, un peuple prostern� � ses pieds et Dieu au sommet. Au peuple fran�ais se rattachaient les destin�es des autres peuples, � la R�volution, �tait li� le renouvellement de l'esprit humain. Qui pouvait r�sister � cela? Trop pr�s des hommes et des choses pour voir la main qui poussait les �v�nements, d'insens�s agitateurs demand�rent au pass� et aux t�n�bres de les couvrir. Ils se plong�rent d'eux-m�mes dans la mort. Quant aux chefs de la R�volution, ils lutt�rent jusqu'au bout l'�p�e haute. D�positaires de la puissance, ils voulurent h�ter le terme des douleurs, enfanter l'avenir. Ils p�rirent aussi dans l'action; mais leur oeuvre ne p�rira pas. La R�volution d�sormais n'a plus de violences � exercer; elle forcera l'entr�e des esprits par la lumi�re et ouvrira les coeurs par l'amour. D�j� ses ennemis se sentent fl�chir. Le moment viendra, je l'esp�re, o� nous nous r�concilierons tous au pied de l'arbre de la libert� dont elle a enfonc� les racines dans un sol nouveau et parmi des d�bris tach�s de sang. Mais n'anticipons point sur la marche des �v�nements: nous n'en sommes encore qu'aux d�buts de la R�volution Fran�aise. Louis XVI r�gne � Versailles entour� du respect de son peuple; tout le monde le f�licite d'avoir enfin convoqu� les �tats g�n�raux; Necker, son premier ministre, est l'idole de la classe moyenne. Le ciel, nagu�re charg� de nuages, s'est �clairci; tout le monde esp�re en l'avenir. CHAPITRE DEUXI�ME L'ASSEMBLE� CONSTITUANTE I Les �lections.--Convocation des Etats g�n�raux.--Serment du Jeu-de-Paume. L'�lection des d�put�s aux �tats g�n�raux fut la pr�face de la R�volution Fran�aise; qui ne la trouve digne de l'oeuvre? Le pays, las de l'arbitraire, r�clamait, par la voie des cahiers, une _mani�re fixe d'�tre gouvern�_, une constitution. Les communes entendaient qu'on les d�livr�t de ces formes surann�es qui classaient la nation en deux esp�ces d'hommes: les oppresseurs et les opprim�s. Dans ces cahiers, dits de _condol�ance_, on se plaignait des abus du syst�me f�odal, de l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des privil�ges qui pesaient sur l'industrie, de l'in�galit� des imp�ts et contributions territoriales. Tout �tait incertain, abandonn� au hasard, c'est-�-dire au caprice des puissants. Le moyen qu'on indiquait pour rem�dier � ce mal dans la soci�t�, c'�tait de substituer la loi � l'arbitraire et d'armer les volont�s g�n�rales d'une force r�elle, sup�rieure � l'action de toute autre volont�. D�j� l'esprit de la R�volution �tait m�r; sa marche �tait trac�e. L'autorit� se d�pla�ait naturellement et sans bruit. De toutes parts, on sentait le besoin de limiter les anciens pouvoirs et d'en cr�er de nouveaux dans la nation m�me. Jusqu'ici le roi avait dit: �Nous voulons�; maintenant le pays voulait. [Note: Voyez les _Cahiers de la R�volution_, par Chassin, et le _Bonhomme Jadis_, par l'auteur des _Montagnards_ �diteur Dentu.] Les obstacles � cette heureuse r�novation �taient grands, mais ils ne semblaient point insurmontables. Les int�r�ts priv�s, en contradiction ouverte avec l'int�r�t g�n�ral, �taient de plus divis�s entre eux. La guerre �clatait au sein m�me des privil�ges et des privil�gi�s. La noblesse comptait sur les �tats g�n�raux pour lier les mains du roi et pour appauvrir le clerg�, qui, de son c�t�, songeait � humilier l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clerg�: quel contre-sens parmi les ministres de Celui qui n'admettait pas qu'on f�t acception des personnes! Le haut clerg� voulait conserver tous les abus; le clerg� inf�rieur consentait � certaines r�formes. Le tiers �tat seul s'entendait pour d�truire les in�galit�s dans l'�glise et dans l'aristocratie. Les cahiers du clerg� et de la noblesse contiennent d'ailleurs quelques voeux significatifs; on se reconnaissait mutuellement des torts. La conversion de l'ancien r�gime devait commencer par un examen de conscience et par une confession publique. Ces importantes �lections se firent dans les circonstances les plus critiques. L'ann�e 1788 avait afflig� la France d'une nouvelle disette. La terre se resserrait comme le coeur des riches dans cette soci�t� �go�ste. L'�t� avait �t� sec, l'hiver fut froid: ni pain, ni feu. L'inactivit� des travaux entra�nait la baisse des salaires, qui, combin�e avec la chert� des subsistances, r�pandait la tristesse et la mis�re dans les familles. Il faut sans doute que toutes les grandes choses germent dans le besoin et la pauvret�: la R�volution eut pour langes le d�ficit et la disette. Le peuple supportait h�ro�quement tous ces maux. En pr�sence de la d�moralisation effroyable de la noblesse et du clerg�, il avait les vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque tous suscit�s par l'aristocratie ou par la cour, travers�rent, dans les provinces, les op�rations des �lecteurs. A Paris, R�veillon, ancien ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il se proposait de r�duire la paie des ouvriers � quinze sous par jour, disant tout haut que le pain �tait trop bon pour ces gens-l�, qu'il fallait les nourrir de pommes de terre. Sa maison fut saccag�e. Apr�s un simulacre de jugement, il fut pendu lui-m�me en effigie sur la place de Gr�ve. [Note: L'impartialit� veut que je recueille tous les avis; voici celui de Bar�re: �Des intrigants excit�rent et ameut�rent les ouvriers pour avoir le pr�texte de se plaindre officiellement des troubles de Paris et provoquer le d�ploiement violent de la force arm�e contre cette _�meute de fabrique_. On accusait alors un grand personnage d'avoir voulu effrayer les d�put�s, produire une commotion populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilit� de convoquer les �tats g�n�raux.�] Depuis quelques ann�es, en France, les esprits �taient malades, comme il arrive presque toujours � la veille des transformations sociales. L'annonce de la convocation des �tats g�n�raux fut pour tous un grand soulagement, une d�tente. Le 4 mai eut lieu � Versailles la messe du Saint-Esprit. Les d�put�s du tiers �tat, en modestes habits noirs, mais acclam�s par la faveur publique; la noblesse en grande pompe, avec ses chapeaux � plumes, ses dentelles et ses parements d'or, accueillie par un morne silence; le clerg� divis� en deux classes: les pr�lats en rochet et robe violette, puis les simples cur�s dans leur robe noire, d�fil�rent devant une foule immense. Le roi fut applaudi; c'�tait pour le remercier d'avoir convoqu� les �tats. Au passage de la reine s'�lev�rent quelques murmures; des femmes cri�rent: �Vive le duc d'Orl�ans!� Marie-Antoinette p�lit et chancela; la princesse de Lamballe fut oblig�e de la soutenir. Ce jour-l�, Versailles �tait Paris, la nation semblait �tonn�e d'avoir recouvr� la parole apr�s un silence forc� de soixante-quinze ann�es. L'enthousiasme ne peut se d�crire. Les vieillards pleuraient de joie, les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fen�tres et jetaient des fleurs sur les d�put�s des communes. Tous les coeurs s'ouvraient � une vie nouvelle. Les Fran�ais n'avaient �t� jusqu'ici que des sujets, le moment �tait venu pour eux de se montrer citoyens. L'�v�que de Nancy, M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla contre le luxe et le despotisme des cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du peuple. Les id�es de libert�, envelopp�es dans les formes chr�tiennes, avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui p�n�trait toutes les �mes. On appellerait volontiers ce 4 mai le jour de la naissance morale d'une grande nation. [Illustration: Camille Desmoulins.] Le 5, les douze cents d�put�s se r�unirent dans la salle des Menus, convertie en salle des s�ances. Le clerg� fut assis � la droite du tr�ne, la noblesse � gauche et le tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des discussions politiques; il craignait d'en d�cha�ner les vents et les temp�tes. La frayeur per�ait dans son langage embarrass�, diffus, ombrageux, et dans celui de son ministre, le garde des sceaux M. de Necker. On avait convoqu� la nation, et on lui exprimait indirectement le voeu d'�tre d�livr� de son concours. La France pr�tendait h�ter, par l'assembl�e des �tats, les innovations n�cessaires; la couronne comptait, au contraire, sur cette mesure pour les mod�rer. A des hommes rassembl�s pour r�former et gouverner le pays, on ne parla que de finances, on ne demanda que des subsides. La cour ne voulant pas que la discussion s'�lev�t jusqu'aux id�es, elle lui tra�ait d'avance un programme. Les repr�sentants de la nation �taient encore attach�s � la personne du roi, mais ils se retranch�rent derri�re leur mandat pour lui r�sister. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses droits dans la souverainet� populaire: c'�tait d'abdiquer son pouvoir en entrant dans la salle des s�ances, pour le recevoir ensuite du libre consentement de l'Assembl�e. Il n'en fit rien. Une question pr�occupait surtout les esprits: quelle serait enfin la situation du tiers relativement aux deux autres ordres? Le voeu des communes �tait formel: les Fran�ais devaient cesser d'appartenir � diff�rentes classes; � l'avenir, l'ensemble des citoyens et du territoire constituerait l'�tat. Il ne doit y avoir qu'un peuple, qu'une Assembl�e nationale. Les �tats se trouv�rent r�duits, d�s le d�but, � l'inaction. La noblesse et le clerg� voulaient qu'on vot�t par ordres, et les communes par t�tes. La noblesse montrait pour ses privil�ges un attachement intraitable; le clerg� ne voulait pas abandonner ses pr�tentions; la vieille France h�sitait � se fondre dans la France nouvelle. Compos�e d'�l�ments h�t�rog�nes, l'Assembl�e ne pouvait vivre qu'en les ramenant � l'unit�. Le tiers �tat se trouvait �tre le lien de cette unit� n�cessaire, le m�diateur des pouvoirs particuliers qui allaient se r�unir dans un grand pouvoir national. Je passe sur bien des lenteurs et des retards; je ne puis pourtant omettre les r�sistances qui amen�rent la ruine de ce qu'on esp�rait sauver. Ces fluctuations (on perdit tout un grand mois � n�gocier pour la r�union des trois ordres) r�jouissaient la cour. Les d�fiances du pouvoir souverain croissaient avec l'�nergie des communes. En m�me temps, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers du roi �clatait par des actes significatifs: le _Journal des �tats g�n�raux_, dont Mirabeau avait publi� la premi�re feuille, venait d'�tre supprim�. Quel moment choisissait-on pour mettre le scell� sur les id�es? Celui o� la nation, impatiente, s'�tait r�unie pour rompre le silence violent qu'on lui imposait depuis des si�cles! La libert� de la presse, m�re de toutes les autres libert�s, venait d'�tre frapp�e: c'est toujours la premi�re � laquelle s'attaquent les r�actions. La cour esp�rait rencontrer peu de r�sistance � l'ex�cution de ses projets. Quels �taient ces projets? Louis XVI avait-il l'intention de frapper un grand coup? Voulait-il attaquer ou se d�fendre? Mais se d�fendre contre qui? Le peuple et l'Assembl�e tenaient encore pour le roi. Cette conduite louche et t�n�breuse entretenait une inqui�tude profonde. �Que la tyrannie se montre avec franchise, s'�criait Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la t�te!� Mirabeau! qu'�tait cet homme?--Un monstre d'�loquence.--Que venait-il faire?--D�truire. Il reprochait � la soci�t� les meurtrissures qu'elle lui avait faites, et les vices dont il �tait gangren�. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit, mais, comme les rugissements du lion imposent silence, dans la for�t, aux cris lugubres du chacal et aux hurlements de la hy�ne, cet homme allait �craser la m�disance sous la puissance de son organe. Le jour o� il parut aux �tats g�n�raux fut pour lui, de m�me que pour le pays, un jour de r�novation. Mirabeau avait eu � souffrir de la tyrannie de la famille et de celle du pouvoir; il allait envelopper son ressentiment dans la col�re d'un grand peuple. La situation devenait p�rilleuse. La cour, livr�e � une agitation extr�me, n'osait ni frapper ni c�der. Dans des conjonctures si difficiles, l'Assembl�e sentait le besoin de lier son sort � celui du peuple. �Que nos concitoyens nous entourent de toutes parts, s'�criait Volney, que leur pr�sence nous anime et nous inspire!� D'un autre c�t�, les royalistes r�p�taient � outrance que la soci�t� allait p�rir sous le d�bordement de la d�mocratie. Au milieu de tant d'ennemis, l'Assembl�e ne disposait que d'une force morale; � la v�rit�, cette force commen�ait � �tre immense. La voix des d�put�s du tiers �tait grossie par tous les �chos de l'opinion publique. Les t�tes bouillonnaient, et le volcan dont on entendait d�j� les grondements sourds et profonds ouvrait son crat�re � quatre lieues de Versailles. La cour avait pour elle l'arm�e; l'Assembl�e avait Paris. L�, l'exasp�ration �tait au comble: les aristocrates indignaient le peuple par le retard qu'ils apportaient � l'organisation de l'Assembl�e. Au milieu du jardin du Palais-Royal s'�levait une sorte de tente en planches o� l'on discutait sur les affaires publiques. Chaque caf� �tait un club; chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis d�claraient que si la cour persistait dans sa r�sistance, la noblesse dans son refus de se joindre aux deux autres ordres et l'Assembl�e des �tats dans son immobilit�, le peuple ferait bien d'agir par lui-m�me. La disette contribuait � entretenir cette fermentation. Des nouvelles inqui�tantes circulaient de bouche en bouche. Les troupes se massaient entre Paris et Versailles. Pourquoi ce d�ploiement de forces? Pourquoi dans l'�tat de d�tresse o� �taient les finances de la nation, faisait-on venir des fronti�res, � grands frais, des trains formidables d'artillerie? Il fallait du pain, on apportait des boulets! A Versailles, le sentiment national �tait plus calme; mais il �tait aussi ferme. On s'attendait � un acte d'autorit� royale, � un coup d'�tat. La situation �tait telle qu'elle ne pouvait se prolonger. L'ent�tement et la violence des conservateurs devait, d'un jour � l'autre, provoquer la lutte. Le bien allait-il sortir de l'exc�s du mal? Les Communes, entrav�es dans leur marche par la r�sistance passive des deux autres ordres, le haut clerg� et la noblesse, envelopp�es par les intrigues de la cour, � bout de patience, mettaient une lenteur d�sesp�rante dans la v�rification des pouvoirs. Les d�put�s du tiers, comme �tant les plus nombreux, avaient pris possession de la grande salle. C'est l� qu'ils sommaient les deux autres ordres de se r�unir � eux; mais toutes les tentatives de rapprochement avaient �chou�. L'Assembl�e existait depuis un mois, et elle n'avait pas encore de nom. On en proposa plusieurs qui furent �cart�s. Enfin l'abb� Siey�s obtint qu'elle s'intitul�t ASSEMBL�E NATIONALE. Pr�s de cinq cents voix consacr�rent cet acte de hardiesse.--Qu'�tait l'abb� Siey�s? Un esprit profond, marchant droit � son but par des voies souterraines, l'homme de la r�volution bourgeoise, un grand logicien qui avait pos� le fameux axiome du tiers �tat, entre _tout_ et _rien_. Contrari� par la volont� de ses parents, dans le choix d'une carri�re, il se soumit � �pouser tristement l'�glise. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion �tait dans la t�te, le jeune homme se livra tout entier aux charmes aust�res de l'�tude. Il contracta dans ce commerce une m�lancolie sauvage et une morne insensibilit�. Au sortir du s�minaire de Saint-Sulpice o� l'�tude st�rile de la th�ologie n'avait point absorb� toutes ses forces, il se livra � de profondes recherches sur la _marche �gar�e de l'esprit humain_. Ses m�ditations se tourn�rent vers la politique. Quand les vieilles institutions sociales furent attaqu�es, il se montra tout � coup sur la br�che. Son caract�re �tait timide, effet in�vitable de la solitude dans laquelle il avait v�cu; mais il poss�dait la hardiesse de l'esprit. Taciturne, il gardait en lui-m�me ses pens�es, et quand le moment de les dire �tait venu, il les ac�rait comme des fl�ches. L'Assembl�e, r�duite au tiers �tat par l'absence volontaire de la noblesse et du clerg�, poursuivait ses travaux. Cette marche inqui�ta s�rieusement la cour, qui r�solut de suspendre les s�ances. Une mesure aussi arbitraire �tait bien faite pour jeter la consternation dans Versailles et la guerre civile dans Paris. On annon�a une s�ance royale pour le 23 juin. Puis, sous pr�texte de travaux � faire pour la d�coration du tr�ne, un d�tachement de soldats s'empare de la salle des �tats, et en d�fend l'entr�e: la nation est mise � la porte de chez elle. O� aller? Les d�put�s ahuris ouvrirent entre eux des avis diff�rents. D�j� plusieurs brochures avaient �mis le voeu que l'Assembl�e nationale e�t son si�ge � Paris. S'y transporterait-on? Les sages recul�rent devant cette r�solution extr�me. Les uns voulaient s'assembler sur la place d'Armes et d�lib�rer � ciel ouvert; invoquant en faveur de leur opinion les souvenirs de notre histoire, ils proposaient de tenir un _champ de mai_. D'autres criaient: �A la terrasse de Marly!� On flottait entre ces avis contradictoires, quand on apprit que Bailly, d'apr�s le conseil du d�put� Guillotin, avait choisi pour lieu de la s�ance la salle du Jeu-de-Paume.--Bailly avait la figure longue, grave et froide, un peu le profil calviniste. Son opposition � l'ancien r�gime �tait aussi calme qu'inflexible. Il avait obtenu tr�s-longtemps le _prix de sagesse_; on d�signait ainsi une pension accord�e aux �crivains s�rieux et tranquilles. Astronome, il avait �tudi� la marche de la R�volution tout en suivant le mouvement des corps c�lestes. De m�me que les mondes observ�s dans l'espace, l'esprit humain est soumis � des lois: c'est un �quivalent de ces lois que Bailly, homme d'ordre, aurait voulu introduire dans la soci�t� de son temps. Revenons aux d�put�s errants dans les rues de Versailles par une journ�e pluvieuse et triste. Le peuple escorte avec respect et en silence ces repr�sentants de la nation bless�s dans leurs droits et dans leur dignit�. La salle du Jeu-de-Paume, triste et nue, convenait � la circonstance. Tous les membres influents des commumes �taient r�unis. On remarquait surtout parmi eux un ministre protestant, Rabaud Saint-Etienne; un chartreux, dom Gerle; un cur�, l'abb� Gr�goire [Note: Un jour le statuaire David accompagnait � Versailles l'abb� Gr�goire. L'ancien membre de l'Assembl�e nationale voulait revoir cette salle du Jeu-de-Paume, muet t�moin d'un si grand acte de courage. Il la retrouve. Tel ses souvenirs l'oppressent, il garde un religieux silence que son compagnon a la d�licatesse de respecter. Quand David leva les yeux, il vit de grandes larmes rouler noblement sur les joues du vieillard. �Si jamais mon amour de la libert� pouvait s'affaiblir, s'�cria l'abb� Gr�goire, pour le rallumer, je tournerais les regards vers cette salle!�]. Ce fut un mod�r�, Mounier, de Grenoble, qui proposa le serment du Jeu-de-Paume: �Les membres de l'Assembl�e nationale jurent de ne se s�parer jamais jusqu'� ce que la constitution du royaume et la r�g�n�ration de l'ordre public soient �tablies et affermies sur des bases solides.� Bailly, d'une voix distincte et haute, lit la formule du serment, et en sa qualit� de pr�sident jure le premier. Alors tous les bras se l�vent. L'ivresse du patriotisme �clate de toutes parts; on s'embrasse; les mains cherchent les mains; tous les coeurs palpitent, l'enthousiasme d�borde. Cependant le ciel fait fureur; de larges gouttes de pluie tombent sur le toit de l'�difice; � l'une des fen�tres d�fonc�es un rideau est tordu par l'orage; le jour est si sombre qu'on y voit � peine dans la salle. Un �clair d�chire cette obscurit� sinistre; le tonnerre gronde. Quel moment et quelle grandeur! Un orage au dehors, une r�volution dans l'assembl�e. A peine les d�put�s du tiers eurent-ils accompli cet acte de sagesse virile et d'autorit�, qu'effray�s eux-m�mes de leur audace ils pouss�rent le cri de _Vive le roi!_ L'illusion de la monarchie constitutionnelle n'�tait point alors �vanouie. Quoi qu'il en soit, l'effet de cette s�ance fut �lectrique; les curieux firent entendre au dehors leurs applaudissements prolong�s qui all�rent se perdre dans les derniers �clats de la foudre. Les repr�sentants s'�taient montr�s dignes de la nation: tout �tait sauv�. II La s�ance royale--Paroles de Mirabeau--Necker--Troubles � Paris--Conduite des d�putes--Pris de la Bastille. Le lendemain (2l juin 1789) �tait un dimanche; on respecta le jour du repos. Le lundi, l'Assembl�e n'avait point encore trouv� o� s'abriter; la salle du Jeu-de-Paume ne convenait nullement comme lieu de r�union: ni si�ges, ni banquettes. Le comte d'Artois l'avait d'ailleurs fait retenir pour son agr�ment. Le tiers tint s�ance dans l'�glise Saint-Louis. L'Assembl�e des communes ne cessait de sommer le clerg�, au nom du Dieu de paix, de se r�unir � elle. La noblesse �tait surtout attach�e � ses titres, le clerg� � ses int�r�ts; mais il y a tels moments o� la force des doctrines d�sarme l'amour-propre des plus obstin�s. L'abb� Gr�goire, ce g�n�reux transfuge, qui avait assist� la veille � la fameuse s�ance du Jeu-de-Paume, rejoignit son ordre dans l'intention de la ramener. Vers une heure, la majorit� du clerg�, l'archev�que de Bordeaux en t�te, fut introduite dans le choeur. La joie et les applaudissements �clat�rent; lorsque l'on pronon�a le nom de l'abb� Gr�goire, l'air retent�t d'acclamations universelles. L'Assembl�e fit entendre, par la bouche de son pr�sident, des paroles d'union. Bailly exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse si�ger avec les communes et avec le clerg�: �Des fr�res d'un autre ordre manquent � cette auguste famille.� Comment pouvait-on supposer des passions haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si conforme � l'esprit �vang�lique? L'Assembl�e augmentait ses forces par la lutte et les d�lais; la cour �puisait les siennes. C'est la seule fois peut-�tre que l'inaction fut mise au service du progr�s. Quelques semaines auparavant, le clerg� avait voulu forcer cette inaction salutaire, en proposant � l'Assembl�e de s'occuper de la mis�re publique et de la chert� des grains. Cette d�marche n'�tait qu'un pi�ge; l'Assembl�e ne s'y trompa pas, et elle eut le courage d'y r�sister. Le clerg� croyait le peuple dispos� � vendre son droit d'hommes libres pour un morceau de pain; il se trompait. Les grandes conqu�tes morales ne s'ach�tent que par le sacrifice; la France de la R�volution pr�f�rait encore � la nourriture mat�rielle le pain de la parole qui fait les justes, et le pain de la libert� qui fait les forts.--Le 9, l'Assembl�e avait d'ailleurs institu� un Comit� de subsistances. La s�ance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commen�a par humilier les communes. Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle?--Annoncez la nation! Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut tout � coup sous des formes si odieuses, que les plus mod�r�s furent contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage s�v�re, inconvenant: il mena�a les d�put�s, et leur fit entendre qu'il se passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une r�sistance in�branlable. Il cassa les arr�t�s de l'Assembl�e, qu'il ne reconnut que comme l'ordre du tiers; les libert�s que la repr�sentation nationale s'�tait donn�es depuis un mois se trouvaient violemment reprises, confisqu�es. �Le roi veut, �tait-il dit, que l'ancienne distinction des trois ordres de l'�tat soit conserv�e en entier, comme essentiellement li�e � la constitution du royaume.� Ces d�clarations furent accueillies comme elles devaient l'�tre, par le silence. Dans les temps de r�volution, l'ombre du pass� marche � c�t� du pr�sent; elle le d�passe m�me quelquefois, mais c'est pour s'�vanouir. �Je vous ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous s�parer tout de suite.� Presque tous les �v�ques, quelques cur�s et une grande partie de la noblesse ob�irent; les d�put�s du peuple, mornes, d�concert�s, fr�missant d'indignation, rest�rent � leur place. Ils se regardaient, cherchant, dans ce moment-l�, non une r�solution, mais une bouche pour la dire. Mirabeau se l�ve: �Messieurs, s'�crie-t-il, j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait �tre le salut de la patrie, si les pr�sents du despotisme n'�taient pas toujours dangereux. Quelle est cette insultante dictature? l'appareil des armes, la violation du temple national, pour vous commander d'�tre heureux! Qui vous fait ce commandement? votre mandataire! Qui vous donne des lois imp�rieuses? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous, messieurs, qui sommes rev�tus d'un caract�re politique et inviolable; de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un bonheur certain, parce qu'il doit �tre consenti, donn� et re�u par tous. Mais la libert� des voix d�lib�ratives est encha�n�e: une force militaire environne les �tats! O� sont les ennemis de la nation? Catilina est-il � nos portes? Je demande qu'en vous couvrant de votre dignit�, de votre puissance l�gislative, vous vous renfermiez dans la religion de votre serment: il ne nous permet de nous s�parer qu'apr�s avoir fait la constitution.� Alors le grand-ma�tre des c�r�monies, petit manteau, frisure � l'_oiseau royal_, surmont� d'un chapeau absurde, s'avan�ant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix basse et mal assur�e: _Plus haut!_ lui crie-t-on. �Messieurs, dit alors M. de Br�z�, vous avez entendu les ordres du roi.� Bailly allait discuter; mais Mirabeau: �Allez dire � votre ma�tre que nous sommes ici par la volont� du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des ba�onnettes!� Il accompagna ces paroles d'un geste de majest� terrible. Br�z� voulut r�pliquer; il balbutia, perdit contenance et sortit. �Vous �tes aujourd'hui, ajouta Siey�s avec calme, ce que vous �tiez hier; d�lib�rons...� Mirabeau, pour couronner la s�ance, propose aux d�put�s de d�clarer inf�me et tra�tre envers la nation quiconque pr�terait les mains � des attentats ordonn�s contre eux. Par cet arr�t�, l'Assembl�e �levait une barri�re morale entre l'arbitraire des ministres et sa s�ret� personnelle. L'inviolabilit�, ce caract�re essentiel du souverain, passait aux �lus de la nation. Necker n'assistait point � la s�ance royale. Cette absence le rendit populaire. La nouvelle d'une disgr�ce, encourue par ce ministre, augmenta le trouble des esprits. Il y eut �meute � Versailles. L'apparition de bandes arm�es jetait la terreur dans les provinces. Des hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces se perdaient dans les t�n�bres, saccageaient les bl�s verts. La cour se montrait toujours pr�te � agir; mais la difficult� de d�terminer le roi �tait extr�me. La noblesse, abandonn�e du clerg�, r�sistait seule et refusait encore de se r�unir au tiers. Son attachement � ce qu'elle appelait ses droits �tait fortifi� chez elle par le sentiment de l'h�r�dit� qui n'existait pas dans l'�glise. Le 25, une minorit� de la noblesse vint prendre si�ge dans l'Assembl�e. Le 27, le roi �crivit lui-m�me aux Ordres, les invitant � ne point se s�parer du noyau qui s'�tait form� dans la grande salle des s�ances. On assure que la veille Louis XVI avait fait appeler le duc de Luxembourg, pr�sident des d�put�s de la noblesse. Celui-ci d�roula aux yeux du roi un plan de d�fense. Le roi, frapp� de l'incertitude du succ�s, aurait r�pondu: �Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme p�risse pour ma querelle.� Ce mot, s'il est vrai, montre l'�tat d'isolement o� la couronne s'�tait plac�e. Les intrigues de la reine et de sa cour n'avaient r�ussi qu'� mettre le souverain � la t�te d'un parti. La noblesse ne se soumit � l'invitation du roi qu'avec une r�pugnance extr�me. Quelques gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait pr�f�rer la monarchie au monarque. La r�union s'op�ra n�anmoins; � chaque membre de l'aristocratie qui allait se confondre, sur les banquettes, avec le reste de l'Assembl�e, l'ancien r�gime s'�vanouissait comme un fant�me. Les craintes, les soup�ons, les alarmes n'en continuaient pas moins d'augmenter � la vue des pr�paratifs de guerre civile qui frappaient les plus confiants dans la loyaut� de Louis XVI. La royaut� songeait-elle � se d�fendre? Tout l'indique et pourtant elle n'�tait pas encore attaqu�e; ce fut l� son erreur et l'une des causes de sa perte. L'Assembl�e en masse �tait alors royaliste. L'historien distingue bien �a et l�, dans les profondeurs de la salle, des acteurs qui joueront tout � l'heure un autre r�le: pour les contemporains, cet avenir �tait voil�. La Montagne �tait en formation dans l'Assembl�e nationale, mais c'�tait une formation latente. Que font l�-bas ces trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite? Leur heure n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes proph�tiques, il faut la pr�paration du silence. Alors les membres des communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble les abus de l'ancienne soci�t�. Les dissentiments devaient sortir de la victoire. En attendant, contentons-nous de r�sumer la situation pr�sente. A peine les �tats g�n�raux furent-ils constitu�s, qu'il se d�clara tout de suite trois pouvoirs en France: la cour, qui voulait emp�cher la R�volution de s'organiser;--l'Assembl�e, qui marchait dans la voie des r�formes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignit� repr�sentative;--l'opinion, qui, ma�tresse d'elle-m�me, �tait toujours contre la cour et en avant de l'Assembl�e. Ces trois pouvoirs avaient chacun leur si�ge: la cour tenait son quartier g�n�ral au palais de Versailles; l'Assembl�e rayonnait en dehors des murs du ch�teau; l'opinion tr�nait � Paris. Necker, enivr� des suites de cette s�ance royale, o� son absence avait obtenu tant de succ�s, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La cour s'�tait en effet tourn�e contre lui; chass�, puis rappel�, il montrait une h�sitation factice � reprendre les r�nes embarrass�es du gouvernement. --Nous vous aiderons, s'�cria Target se donnant le droit de parler au nom de tous, et pour cela m�me il n'est point d'efforts, de sacrifices que nous ne soyons pr�ts � faire. --Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais je me prosterne devant la vertu. --Restez, monsieur Necker, s'�cria la foule, restez, nous vous en conjurons. --Parlez pour moi, monsieur Target, dit le ministre sensiblement �mu, car je ne puis parler moi-m�me. --H� bien, messieurs, je reste! s'�cria alors Target; c'est la r�ponse de M. Necker. Il resta. [Illustration: Camille Desmoulins au Palais-Royal.] Le peuple de Versailles �tait tr�s-loin d'aimer l'ancien r�gime monarchique, il l'avait vu de trop pr�s pour cela. Malgr� quelques t�moignages de reconnaissance donn�s au roi, � la reine m�me, pour le maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque jour les frayeurs augmentaient avec l'arriv�e continuelle des troupes. Une arm�e pesait sur l'Assembl�e naissante. Celle-ci, de son c�t�, �tait r�duite � l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet �tat critique sans l'intervention de la force.--Paris se leva. Les mouvements commenc�rent le 30. Le peuple est femme, _plebs_.--Accessible aux �motions, son premier acte est presque toujours dirig� par le coeur. Cette r�volution, qu'on accuse d'avoir peupl� les cachots, commen�a par en ouvrir les portes. Onze soldats du r�giment des gardes-fran�aises �taient d�tenus � la prison de l'Abbaye, comme faisant partie d'une soci�t� secr�te dont les membres avaient jur� d'�pargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient �tre transf�r�s, la nuit m�me, � Bic�tre, _ainsi que de vils sc�l�rats_. On court � l'Abbaye, on les d�livre. Quelques autres prisonniers militaires sont mis en libert�. On distinguait parmi eux un vieux soldat qui, depuis plusieurs ann�es, �tait renferm� � l'Abbaye. Ce malheureux avait les jambes extr�mement enfl�es et ne pouvait que se tra�ner. On le mit sur un brancard et des bourgeois le port�rent. Accoutum� depuis un grand nombre d'ann�es � n'�prouver que les rigueurs des hommes:--Ah! messieurs, s'�cria le vieillard, je mourrai de tant de bont�s! Il y eut, d�s ce moment, les _soldats de la patrie_ (les gardes-fran�aises) et les soldats du roi,--qui �taient pour la plupart �trangers. Le lendemain, une d�putation de jeunes gens se rendit � Versailles pour r�clamer l'intercession de l'Assembl�e nationale en faveur des braves qu'on venait de soustraire � la brutalit� de leurs chefs. Cette d�marche �tait alors contraire � tous les usages de la monarchie. C'�tait la premi�re fois que des citoyens, d�pourvus de tout caract�re public, prenaient sur eux-m�mes l'initiative et la responsabilit� d'une pareille d�marche. Il y eut des murmures. On promit n�anmoins d'invoquer la cl�mence du roi. [Note: Les gardes-fran�aises obtinrent en effet leur gr�ce du roi, apr�s s'�tre reconstitu�s d'eux-m�me prisonniers.] La situation de l'Assembl�e �tait difficile, plac�e qu'elle �tait entre une cour factieuse et un peuple � la veille de se r�volter. La contagion des id�es nouvelles avait gagn� l'arm�e. La cour ne pouvait plus compter que sur les r�giments suisses, allemands; triste et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occup� par une milice �trang�re! Paris �tait remu� d'un souffle inconnu. Les royalistes constern�s, stup�faits, ne comprenant rien � ce soul�vement des grandes eaux populaires, se livraient � mille terreurs chim�riques; les uns accusaient le duc d'Orl�ans, les autres Mirabeau; leurs imaginations malades voyaient partout des complots ourdis contre leurs privil�ges. En fait de complots, il n'y en avait qu'un seul: la nation tout enti�re conspirait au grand jour contre un r�gime d�cr�pit et abhorr�. A Paris, la disette croissait toujours. La pr�sence des troupes augmentait encore la raret� des subsistances. On s'arrachait avec une sorte de rage, � la porte des boulangers, un morceau de pain noir, amer, terreux. Des rixes fr�quentes �clataient entre les marchands et la population affam�e. Les ateliers �taient d�serts. Le 6 juillet, l'assembl�e des �lecteurs de Paris se r�unit � l'H�tel de Ville. La situation devenait de plus en plus mena�ante. Trente-cinq mille hommes �taient �chelonn�s entre Paris et Versailles. On en attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les suivaient. Le mar�chal de Broglie venait d'�tre nomm� commandant de l'arm�e r�unie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, des contre-ordres pr�cipit�s, jetaient l'alarme dans tous les coeurs. Il se pr�parait visiblement une attaque � main arm�e contre les citoyens. La st�rilit� avait d�j� d�sol� la terre des campagnes; maintenant c'�tait la guerre qui allait promener la faux sur nos villes. La main qui semait tous ces maux �tait connue. �Je demande, disait l'abb� Gr�goire, qu'on d�voile, d�s que la prudence le permettra, les auteurs de ces d�testables manoeuvres, qu'on les d�nonce � la nation comme coupables de l�se-majest� nationale, afin que l'ex�cration contemporaine devance l'ex�cration de la post�rit�.� On nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Cond�, le baron de Bezenval, le prince de Lambesc. A l'exemple de cet insens� despote qui faisait fouetter la mer, la cour voulait ch�tier la R�volution. Paris �tait dans la plus grande fermentation; un �crit avait paru qui cherchait � calmer les esprits et � les armer de patience. �Citoyens, s'�criait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la s�dition; vous d�concerterez leurs perfides manoeuvres. Soyez paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette pr�cieuse harmonie qui r�gne � l'Assembl�e nationale, la R�volution la plus salutaire, la plus importante se consomme irr�vocablement, sans qu'il en co�te ni sang � la nation, ni larmes � l'humanit�.� Cet �crit, plein de mod�ration, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore soulev� de bruit que par ses livres de science, Marat. La R�volution, faite sans une goutte de sang, �tait le r�ve de toutes les �mes g�n�reuses; mais au point o� en �taient arriv�es les animosit�s de la cour et celles de la ville, un conflit devenait in�vitable. Du 11 au 12, le bruit court que les _brigands_ (lisez le peuple) viennent de mettre le feu aux barri�res de la Chauss�e-d'Antin. Des ouvriers, que la chert� des vivres r�duisait au d�sespoir, croyaient abolir ainsi les droits d'entr�e. Des gardes-fran�aises, envoy�s pour repousser les assaillants, rest�rent tranquilles spectateurs du d�sordre. Le moyen de tirer sur des hommes qui, r�duits � lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'�taient plus que des cadavres vivants! La cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des r�giments suisses et des d�tachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec de l'artillerie! Provence et Vintimille occupaient Meudon; Royal-Cravate tenait S�vres. Ainsi serr�, Paris ne bougerait pas. On esp�rait alors profiter de son inaction pour casser les �tats g�n�raux. Les membres de l'Assembl�e, enlev�s pendant la nuit, devaient �tre dispers�s dans le royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de proscription �tait arr�t�e dans le comit� de la reine. Soixante-neuf d�put�s, � la t�te desquels figuraient Mirabeau, Si�y�s, Bailly, Camus, Barnave, Target et Chapellier, devaient �tre renferm�s dans la citadelle de Metz, puis ex�cut�s comme coupables de r�bellion. [Note: On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une esp�ce de jugement contre les d�put�s r�calcitrants que la cour avait d�cid� de _pendre_, de _rouer_ et _d'�carteler_; ce sont les termes m�mes de la sentence.] Le signal convenu pour cette Saint-Barth�lemy des repr�sentants de la nation �tait le changement de minist�re. Un �v�nement ne tarda point � justifier ces bruits et � prouver qu'ils n'�taient pas d�pourvus de fondement. Necker allait se mettre � table, quand il re�ut l'ordre de quitter le royaume; il lut la lettre du roi et d�na comme � l'ordinaire; apr�s d�ner, sans m�me avertir sa famille, il monta dans sa voiture et gagna la route de Flandre. L'Assembl�e se trouvait tout � fait d�couverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au milieu d'un camp, elle d�lib�rait sous les ba�onnettes. Un mouvement de plus, et la repr�sentation allait p�rir. La nouvelle du renvoi de Necker arriva le 12 � Paris. Le Palais-Royal �tait rempli d'une foule agit�e. D'abord un triste et long murmure, bient�t une rumeur plus redoutable s'y fit entendre. --Qu'y a-t-il donc? --Et que voulez-vous qu'il y ait de plus? M. Necker est exil�. Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un; Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le m�rite tr�s-r�el de sa disgr�ce. L'opinion depuis quelques jours grondait; la fatale nouvelle mit le feu au volcan. En ce moment, il �tait midi, le canon du palais vint � tonner. La foule �tait tellement pr�par�e aux �v�nements extraordinaires que ce bruit p�n�tra toutes les �mes d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune homme, Camille Desmoulins, monte sur une table. L'h�ro�sme de la libert� est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la t�te � demi renvers�e, les yeux pleins d'une sainte indignation: �Citoyens, s'�crie-t-il, nous allons tous �tre �gorg�s, si nous ne courons aux armes!� A ces mots, il agite une �p�e nue et montre un pistolet. �Aux armes!� r�p�te avec transport toute cette multitude entra�n�e. Il fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte � son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment, les marronniers du jardin sont d�pouill�s. Voil� le peuple debout! On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles de danse. En m�me temps, un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un cabinet de figures en cire. On enl�ve les bustes de Necker et du duc d'Orl�ans, qu'on disait �galement frapp� d'un ordre d'exil. On les couvre d'un cr�pe noir en signe d'affliction publique, et on les porte dans les rues au milieu d'un nombreux cort�ge d'hommes arm�s de b�tons, d'�p�es, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Gren�tat, Saint-Denis, la Ferronnerie, Saint-Honor�, en d�sordre, mais avec une certaine solennit�. On enjoint � tous les citoyens qu'on rencontre de mettre chapeau bas. Cette marche, tout � la fois fun�bre, d�guenill�e et mena�ante, �tait pr�c�d�e de tambours voil�s en signe de deuil. On arrive sur la place Vend�me. En ce moment, un d�tachement de dragons, qui stationnait devant les h�tels des fermiers g�n�raux, fond sur cette foule. Le buste de Necker est bris�. Tout le monde se disperse: un garde-fran�aise sans armes demeure ferme et se fait tuer. Une autre foule ayant �t� charg�e, au milieu du jardin des Tuileries, par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri: �Aux armes!� Dans la soir�e, les gardes-fran�aises se r�unirent au peuple. Sous la blouse, sous l'uniforme, n'�tait-ce pas le m�me coeur? L'incendie des barri�res continua. Terrible spectacle que la capitale si violemment agit�e, et entour�e d'une ceinture de feu! Quelle vision! Le Palais-Royal, cet oeil vigilant des op�rations publiques, resta ouvert toute la nuit. On d�fon�a quelques boutiques d'armuriers. Telle �tait, du reste, la grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloqu�e, sans tribunaux, sans police, � la merci de cent mille hommes errant au milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas un seul vol, un seul d�g�t. L'ordre venait de sortir du d�sordre; un pouvoir nouveau naissait de l'insurrection: quelques patrouilles bourgeoises se montraient dans les rues, et � six heures du soir les �lecteurs de Paris s'�taient rendus � l'H�tel de Ville, o� ils tinrent conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le fusil sur l'�paule, montait bravement la garde � la porte de la grande salle. Le m�me soir, six ou sept cents d�put�s se r�unirent, � Versailles, dans la salle des s�ances. En l'absence du pr�sident, l'abb� Gr�goire, l'un des secr�taires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries �taient remplies de spectateurs; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris causait une inqui�tude indescriptible; la plupart des physionomies �taient sombres. Gr�goire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix. �Le ciel, s'�cria-t-il, marquera le terme de leurs sc�l�ratesses; ils pourront �loigner la R�volution, mais, certainement, ils ne l'emp�cheront pas. Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre r�sistance; � leurs fureurs, nous opposerons la maturit� des conseils et le courage le plus intr�pide. Apprenons � ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est pas faite pour nous.... Oui, messieurs, nous sauverons la libert� naissante qu'on voudrait �touffer dans son berceau, fall�t-il pour cela nous ensevelir sous les d�bris fumants de cette salle! _Impavidum ferient ruinae!_� Un applaudissement g�n�ral couvrit ce discours. Il fut aussit�t d�cid� que la s�ance serait permanente: elle dura soixante-douze heures. Des vieillards pass�rent la nuit sur leurs si�ges. A chaque instant, la salle pouvait �tre militairement envahie; tous les membres de l'Assembl�e �taient d�cid�s � mourir plut�t que de quitter leur poste. Il est bon de se reporter � ces nuits d'alarmes: voil� pourtant ce que l'enfantement de la libert� co�ta d'angoisses, de veilles et de d�vouement aux conscrits de 89! La journ�e du 13, � son lever, �claire une ville mena�ante. Le tocsin sonne, Paris demande toujours des armes; les serruriers forgent des piques; les plombiers coulent des balles: mais o� sont les fusils? On va en demander � l'H�tel de Ville, aux Chartreux: rien! on ne trouve rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enl�vent les armes qu'on y conservait: ces armes �taient en g�n�ral fort belles, mais en petit nombre. L'�p�e de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de Louis XIV, passent aux mains obscures du peuple. Les engins du despotisme se retournent contre les oppresseurs. [Note: Ces armes, ainsi que celles qui avaient �t� prises dans la boutique des armuriers, furent fid�lement remises apres le combat.] Les prisons de la Force sont ouvertes et les prisonniers d�livr�s, except� les criminels. Du fer et du pain, c'est tout le voeu de ces hommes qui courent les rues en chemise et la manche retrouss�e. Un amas de bl� ayant �t� trouv� au couvent des Lazaristes, on le fait conduire � la halle dans des voitures. L'�v�nement de la journ�e est l'organisation d'une garde bourgeoise pour r�tablir la s�ret� dans la ville. �C'est le peuple, avait dit un d�put�, qui doit garder le peuple.� Le cur� de Saint-�tienne-du-Mont marche au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. �Mes enfants, leur dit-il, cela nous regarde tous; car nous sommes tous fr�res.� Un bateau charg� de poudre � canon ayant �t� d�couvert, un autre abb� se charge d'en faire la distribution au peuple. Les cloches m�mes des �glises servent � donner au mouvement un caract�re solennel: ces grandes voix d'airain qui convoquaient les hommes � la pri�re les appellent maintenant � la conqu�te de leurs droits et de leurs libert�s. La nuit descend sur Paris inquiet, �veill�. Des divisions de soldats du guet, des gardes-fran�aises, des patrouilles bourgeoises parcourent les rues; quelques bandes continuent � errer, demandant du pain et des armes. La sombre attitude de ces hommes dont les desseins sont inconnus, le bruit des crosses de fusil sur le pav�, les feux allum�s sur les places publiques, tout redouble l'effroi des vieux royalistes. Les mots d'ordre �chang�s �a et l� entre les patrouilles donnent quelquefois lieu � des m�prises et � des fausses alertes qui se transmettent d'un quartier de la capitale � l'autre. Tout s'�meut, puis tout rentre dans le silence. Ce calme n'est plus interrompu que par le sinistre hoquet du tocsin. Un rang de lampions pos�s sur les crois�es du premier �tage borde toutes les maisons de chaque rue et aide � surveiller les manoeuvres des tra�tres. De moment en moment, on entend retentir ce cri; �Soignez vos lampions; l'ennemi est dans les faubourgs.� Des signaux convenus indiquent quand il faut les �teindre et quand il faut rallumer. Des hommes arm�s de leviers, de sabres, de b�tons, de fourches, mont�s jusque sur le toit des maisons, guettent l'ombre m�me d'un danger possible. Des femmes, des jeunes filles presques nues, un jupon serr� autour de la taille, arrachent p�niblement tous les pav�s de leur cour et, pliant sous le fardeau, les transportent dans leur chambre. Gare aux soldats qui passeront sous leurs fen�tres! Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville fermement r�solue � se d�fendre! L'Assembl�e, depuis deux jours, accusait hautement la cour et l'invitait � �loigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en agitation; mais elle n'en obtenait que des r�ponses vagues ou mena�antes. �On nous fit attendre dans une salle, raconte Bar�re: le roi passa dans son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal ferm�s, nous laiss�rent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements des princes, qui semblaient port�s � des actes de s�v�rit�. Tous les membres de la d�putation voyaient cette pantomime politique � travers les grands verres de Boh�me qui sont � ces crois�es.� L'irr�solution du roi tenait � son caract�re; l'obstination de la reine � un orgueil de femme: l'ignorance o� ils �taient tous les deux des forces r�elles de l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien � ce qui se passait, depuis deux mois, autour de lui: son insouciance ne fut pas un instant �branl�e. Il �crivait un journal dont voici quelques feuillets: �Le 1er juillet 1789.--Mercredi. Rien. D�putation des �tats. �Jeudi 2.--Mont� � cheval � la porte du Maine, pour la chasse du cerf � Port-Royal. Pris un! �Vendredi 3.--Rien. �Samedi 4.--Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tu� vingt-neuf pi�ces. �Dimanche 5.--V�pres et salut. �Lundi 6.--Rien. �Mardi 7.--Chasse du cerf � Port-Royal. Pris deux. �Mercredi 8.--Rien. �Jeudi 9.--Rien. D�putation des �tats. �Vendredi 10.--Rien. R�ponse � la d�putation des �tats. �Samedi 11.--Rien. D�part de M. Necker. �Dimanche 12.--V�pres et salut. D�part de MM. de Montmorin, Saint-Priest et de la Luzerne. �Lundi 13.--Rien.� Il avait pris m�decine. Il est probable que le roi ne savait rien ou presque rien de ce qui se passait dans la capitale. Averti par les d�put�s du tiers, il croyait que ces hommes avaient int�r�t � le tromper, � grossir le caract�re des �v�nements. De perfides conseillers profitaient de cette faiblesse d'esprit pour obscurcir son jugement et lui d�guiser la v�rit�. Il se trouva m�me un certain baron de Breteuil, qui, s'�rigeant en messie royaliste, promit de raffermir, en trois jours, le temple de l'autorit� �branl� par les factieux. Or, le troisi�me jour, le peuple �tait ma�tre de Paris et du roi. Le 14 juillet 1789, la grande ville poussa deux cris; �Aux Invalides!--A la Bastille!� On alla d'abord � l'H�tel des Invalides o� l'on savait qu'il y avait des armes. Les _volontaires_ du Palais-Royal, des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient en rangs serr�s et le fusil sur l'�paule. La veille c'�tait une cohue, aujourd'hui c'est une arm�e. Cette arm�e, assembl�e � la h�te, connaissait mal sans doute les r�gles de la discipline; mais la puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne commandait; tout le monde sut ob�ir. Ce n'�tait pas une exp�dition sans danger: on savait que trois r�giments �taient camp�s au Champ-de-Mars; le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort d�tachement du r�giment d'artillerie de Toul avec ses pi�ces. Qui prit tout cela? L'opinion. Le soldat se sentait circonvenu, caress�, suppli� par ces hommes du peuple qui �taient ses fr�res, par ces jeunes filles qui �taient ses soeurs. L'ennemi n'�tait d�j� plus l'ennemi; il riait, il buvait, il �tait charm�; les d�serteurs sont d�sormais ceux qui restent sous le drapeau de la cour au lieu de se rallier aux couleurs de la patrie. On enleva de l'H�tel 28 000 fusils et 20 pi�ces de canon: tout ce qui n'�tait pas arme de guerre fut respect�. On distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre: voil� le peuple arm�. Vers onze heures, le ciel, jusque-l� voil�, se d�couvrit. Un soleil r�volutionnaire chauffait toutes les t�tes. Alors sortit de la foule une grande voix qui disait: �A la Bastille! A la Bastille!� Cette forteresse �tait d�test�e. Le peuple se montra d�sint�ress� dans la haine qu'il lui portait; car, apr�s tout, elle ne lui avait rien fait � lui. Cette sombre prison d'�tat n'avait point �t� construite pour des manants. Il fallait �tre � peu pr�s gentilhomme pour avoir l'honneur d'y �tre renferm�, ou comme Voltaire, Mirabeau et tant d'autres, avoir �crit pour la cause du peuple et de la libert�. C'�tait un des motifs de la haine du peuple. Cette forteresse inqui�tait d'ailleurs les Parisiens � d'autres titres. Du haut de ses huit grosses tours ne pouvait-elle �craser la foule sous la mitraille de ses bouches � feu, foudroyer certains quartiers de la ville? Le faubourg Saint-Antoine avait cette citadelle-l� sur le coeur. L'importance de la Bastille �tait grande au point de vue strat�gique, mais bien plus grande encore �tait la signification qui s'y rattachait. Elle repr�sentait la pr�rogative royale et l'ancien r�gime. C'�tait la contre-r�volution �norme, massive et scell�e dans la pierre. La destruction de tout autre �difice public n'eut �t� qu'un acte de vandalisme; la Bastille renvers�e, tout ce qui restait en France du pouvoir absolu s'�croulait. Cette v�rit� fut aussit�t comprise de tous: le peuple a des �clairs de g�nie; il ne raisonne point, il devine. Parmi les assaillants, quelques hommes d�termin�s avaient r�ussi � rompre les cha�nes du pont-levis qui gardait l'entr�e de la premi�re avant-cour de la Bastille; c'est alors que le feu commen�a. Tout le monde se lan�a dans un tourbillon de fum�e. Devant ces remparts h�riss�s de canons, les citoyens se confondirent dans un m�me �lan, dans la m�me d�termination de vaincre ou de mourir. Des enfants (le gamin de Paris existait d�j�), m�me apr�s les d�charges du fort, couraient �a et l� pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et pleins de joie, ils revenaient s'abriter et pr�senter ces munitions de guerre aux gardes-fran�aises qui les renvoyaient, par la bouche du canon, aux assi�g�s. Les femmes, de leur c�t�, secondaient les op�rations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en agile amazone, robe de drap bleu, chapeau � la Henri IV sur l'oreille, large sabre au c�t�, deux pistolets � la ceinture, une jolie Li�geoise. La fum�e de la poudre l'enivre; elle pousse, elle exalte les assaillants. Son histoire �tait celle de toutes les femmes galantes: aim�e, puis trahie. Dans ses emportements et ses fureurs de chatte, elle jette mille impr�cations contre la Bastille. On voit � c�t� d'elle, dans la foule, d'autres grandes p�cheresses, qu'un sentiment nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir. Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant: le peuple. Leur coeur est tout � la R�volution; et comme les anciennes Gauloises, elles inspirent les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et � figure livide: le feu purifie tout. La plupart se montrent h�ro�ques. Frapp�s, ils tombent en criant: �Nos cadavres serviront du moins � combler les foss�s!� [Illustration: Robespierre.] Au milieu de ce d�vouement g�n�ral et de cette ardeur, un trait particulier de courage sur mille m�rite d'�tre signal� par l'histoire. Les assaillants avaient cess� le feu; � un signal donn�, une planche est jet�e sur l'un des foss�s qui entouraient la Bastille: un citoyen s'�lance et tombe; un autre, le fils d'un huissier, Maillard, s'avance sans broncher sur ce pont �troit et dangereux. Tout � coup un cri s'�l�ve: �La Bastille se rend!� Elle, cette forteresse que Louis XI, Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable,--oui, la Bastille demande � capituler. Pendant ce temps-l�, les �lecteurs d�lib�raient � l'H�tel de Ville; hommes de peu de foi, ils regardaient le si�ge de cette forteresse comme une entreprise t�m�raire. Soudain un autre grand cri s'�l�ve dans les airs: �La Bastille est prise!� Hommes, femmes et enfants se pr�cipitent alors comme un torrent vers la place de Gr�ve. Des citoyens bizarrement arm�s, noirs de poudre, portent en triomphe dans leurs bras un jeune officier des gardes-fran�aises, �lie, dont la conduite avait �t� magnanime. Les vainqueurs affect�rent de d�filer devant le buste de Louis XIV qui �tait alors sur la place, en face de l'H�tel de Ville. Lui absent, la f�te n'e�t point �t� compl�te; il fallait � la monarchie, pour t�moin de sa d�faite, le plus absolu des rois. Bient�t toute cette temp�tueuse foule p�n�tre dans la salle o� un comit� d'�lecteurs appartenant � la classe moyenne s'�taient r�unis: les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et le drapeau de la Bastille; un autre, le r�glement de la prison pendu � la ba�onnette de son fusil. A la pri�re de l'intr�pide Hullin, d'�lie et des gardes-fran�aises, qui s'�taient signal�s pendant le si�ge, on couvre les prisonniers d'un g�n�reux pardon. Quelques repr�sailles avaient eu lieu dans l'int�rieur de la forteresse: le mis�rable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui avait fait tirer sur le peuple, fut mis � mort; un tra�tre, Flesselle, pr�v�t de Paris, qui avait amus� depuis deux jours les Parisiens, pour se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une main rest�e inconnue. L'horreur de ces ex�cutions disparut dans l'ivresse de la victoire. Un architecte, le citoyen Palloy, qui �tait au si�ge de la terrible forteresse, fut charg� de d�truire _le repaire de la tyrannie_. Cet homme, qui n'est gu�re connu, fit une grande chose dans sa vie, une seule: il d�molit la Bastille. La chute de cette c�l�bre prison d'�tat eut dans le monde un retentissement prodigieux. En France, on crut entendre tomber, d'une extr�mit� du territoire � l'autre, le pouvoir monstrueux de la force. D�s que la nouvelle s'en r�pandit � Versailles, [Note: Dans la nuit du 14 juillet, une d�putation s'�tait rendue chez le roi sans rien obtenir. Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau. Le roi du pass� regardait tout �tonn� le roi de la R�volution.] la cour, qui tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut an�antie. La terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les r�giments, camp�s au Champ-de-Mars, d�guerpirent pendant la nuit et prirent la fuite, comme si l'�p�e de la col�re divine s'�tait �tendue sur eux. On ramena, de ces lieux occup�s nagu�re par une arm�e, plusieurs voitures charg�es de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succ�s au contraire fit de tous les citoyens un peuple de fr�res. On s'embrassait, on �tait heureux. Les religieux de divers couvents avaient pris la cocarde aux couleurs de la nation, blanc, bleu et rouge; ils form�rent des d�tachements; le temps de la Ligue et de la Fronde �tait revenu. Le cur� de Saint-�tienne-du-Mont avait march� tout le temps � la t�te de ses paroissiens. Ces guerriers, en soutane, en froc et en capuchon, attestaient l'unanimit� de sentiments qui faisait agir toute la ville. Il se trouvait l� des nobles, des bourgeois, des abb�s, des hommes du peuple: ils n'avaient tous qu'une volont�, qu'une �me. Comme on n'�tait pas encore rassur� sur les intentions de la cour, on d�pava les rues, on �leva des barricades; pr�cautions tr�s-sages sans doute: mais que pouvait d�sormais la faction royaliste en face d'une Assembl�e souveraine, d'un peuple en insurrection, d'une arm�e �vanouie? Pendant que l'on se battait encore � la Bastille, un nombreux d�tachement de dragons et de cavalerie allemande, re�u dans Paris aux acclamations de la multitude, venait de reconna�tre le quartier Saint-Honor� et traversait le Pont-Neuf. Un chef d'escadron commande alors � ses soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens: il annonce comme une bonne nouvelle la prochaine arriv�e du corps de dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient, dit-il, se r�unir au peuple. Un applaudissement, m�l� de cris de joie, accueille son discours. Un seul assistant remue la l�vre en signe de doute. Il s'�lance du trottoir, fend la foule jusqu'� la t�te des chevaux, saisit par la bride celui de l'officier et somme celui-ci de mettre pied � terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu, quoique petit et gr�le, exige que le chef remette ses armes et celles de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence qui donne � penser. Ce refus tacite confirme dans ses soup�ons le citoyen ombrageux, qui se met alors � semer l'alarme parmi les assistants. Ses gestes et ses paroles r�pandent la m�fiance. La foule enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les conduit � l'H�tel de Ville d'o� le comit� les renvoie tous � leur camp sous bonne garde. Cet homme, dont le coup d'oeil vigilant avait peut-�tre �vent� une ruse et d�jou� une entreprise perfide des royalistes, �tait Jean-Paul Marat. Le 14, Louis XVI avait �crit sur ses tablettes: �Rien.� La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp de l'aristocratie un tel d�couragement que les choses � Versailles chang�rent de face: le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir lui-m�me au milieu de l'Assembl�e nationale. La Bastille prise, il se rendait: l'insurrection de Paris consacra d�finitivement la victoire des droits sur les privil�ges; sans elle, tout ce qui avait �t� fait jusque-l� manquait d'une sanction d�cisive. Le serment du Jeu-de-Paume, l'opposition � la fameuse s�ance royale �taient des actes courageux; mais ces germes auraient pu �tre st�riles: il fallait le concours de Paris pour les f�conder et pour leur donner les caract�res d'une r�volution. L'Assembl�e avait mis dans sa r�sistance la force du raisonnement; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action: alors tout fut dit. Les r�volutions se font encore plut�t par le coeur que par la t�te. Le roi vint � Paris. Il traversa une foule immense: deux cent mille citoyens formaient sur son passage une haie h�riss�e de ba�onnettes, de piques, de faux, de b�tons ferr�s: gardes-fran�aises, milice bourgeoise, religieux, tous �taient confondus sous les armes, tous �taient amis. On se traitait de fr�res: les riches accueillaient les pauvres avec bont�; les rangs n'existaient plus, tous �taient �gaux. Quel beau jour! les femmes du haut des balcons, des crois�es, jetaient � pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La fraternit� respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la paix dans cette ville, o�, quelques jours auparavant, il avait fait entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer s�v�re; il fut cl�ment. On re�ut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel, les armes hautes; mais quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde nationale, quand surtout il sortit de l'H�tel de Ville o� il �tait entr� sans gardes et avec confiance, la s�r�nit� revint sur tous les visages, et les armes s'abaiss�rent. Il fut reconduit avec tous les honneurs militaires par les vainqueurs de la Bastille. Les femmes de la halle cri�rent le long du chemin: Vive le roi! Cependant il devenait clair que cet homme ind�cis, �pousant tour � tour la cause de la noblesse par inclination, celle du peuple par raison et par n�cessit�, �tait un grand obstacle � la marche des �v�nements. Or les r�volutions n'ont qu'une mani�re d'agir avec les obstacles; elles les suppriment. Deux pouvoirs d�mocratiques �taient sortis de l'insurrection, la municipalit� de Paris et la garde nationale; deux hommes avaient d� leur �lection aux circonstances, Bailly et La Fayette. La vieille France, rajeunie par le sentiment du droit, aimait � tourner ses regards vers le Nouveau-Monde. Le marquis de La Fayette, qui avait concouru � l'affranchissement des �tats-Unis, fut le h�ros du jour. Triste rayon de popularit� qui p�lit bient�t sur son front! L'�lan de Paris se communiqua comme l'�tincelle �lectrique aux provinces; de toutes parts, les citoyens se r�unirent et s'associ�rent.--Je m'arr�te: la France, depuis l'ouverture des �tats g�n�raux, a fait une belle �tape dans la voie qui conduit � la libert�. La R�volution est demeur�e pure d'exc�s. Sa premi�re victoire n'a point co�t� une larme; en sera-t-il ainsi dans la suite? Vain espoir! Ses ennemis ne n�gligent rien pour la provoquer et lui mettre le glaive � la main. III Etat des esprits.--Premi�re �migration.--La disette.--Mort de Foulon et de Bertier.--Conduite du clerg� fran�ais dans les premiers temps de la R�volution. Paris livr� � lui-m�me, Paris l�ch� dans l'ivresse de sa victoire, inspirait de graves inqui�tudes � certains membres de l'Assembl�e nationale. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait � calmer l'effervescence des habitants de la grande ville. R�primer trop t�t l'esprit public, dans les temps de r�volution, c'est quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve, dans les premiers mots qu'il fit entendre, les principaux traits de son caract�re politique: respect et amour de la nation, horreur de l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de la cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des Girondins. Cet homme arrivait � la R�volution, arm� de toutes pi�ces par l'int�grit� de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le d�signe � l'attention; il se confond, il s'efface dans la p�le multitude des orateurs. Le d�nouement de la R�volution �tait dans cet homme � part; mais il se montrait encore trop couvert d'ombre pour qu'on p�t distinguer toute sa valeur. Un autre d�put�, alors inconnu, tour � tour ami et ennemi de Robespierre, si�geait sur les m�mes bancs; son nom �tait Bar�re. Voici le portrait qu'en trace madame de Genlis: �Il �tait jeune, jouissait d'une tr�s-bonne r�putation, joignait � beaucoup d'esprit un caract�re insinuant, un ext�rieur agr�able, et des mani�res � la fois nobles, douces et r�serv�es. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa province avec un ton et des mani�res qui n'auraient jamais �t� d�plac�s dans le grand monde et � la cour. Il avait tr�s-peu d'instruction, mais sa conversation �tait toujours aimable et toujours attachante: il montrait une extr�me sensibilit�, un go�t passionn� pour les arts, les talents et la vie champ�tre. Ses inclinations douces et tendres, r�unies � un genre d'esprit tr�s-piquant, donnaient � son caract�re et � sa personne quelque chose d'int�ressant et de v�ritablement original.� Enfant des Pyr�n�es, il aimait la _constitution de ces montagnes, d�cr�t�e il y a des si�cles par la nature_, ces vall�es embellies par des moeurs candides et pastorales; il aimait jusqu'aux torrents et aux ours, car tout cela c'�tait le pays. Son enfance avait �t� r�veuse; sa jeunesse fut m�lancolique. �On ne fait pas, �crit-il lui-m�me, assez attention aux pr�liminaires des grands accidents de la vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne, mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inaper�us, soit qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage, en 1785, qui fut une grande f�te de famille � Vic et � Tarbes, j'allais � l'autel avec ma jeune fianc�e; c'�tait au milieu de la nuit; l'�glise �tait resplendissante de lumi�res; une soci�t� nombreuse de parents et d'amis nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le coeur, et, lorsque je pronon�ai le _oui_ solennel, des larmes coul�rent involontairement sur mes joues d�color�es. Il n'y eut que ma m�re qui s'en aper�ut, et qui, apr�s la messe des �pousailles, me prit la main et la serra contre sa poitrine.� Ce mariage fut malheureux: attach�e � la cause de l'aristocratie par go�t et par tradition de famille, la jeune femme ne pardonna pas � son mari d'avoir embrass� la cause de la nation. Bar�re exer�ait la profession d'avocat quand le mouvement de la France l'envoya aux �tats g�n�raux. Il �tait alors pour la monarchie temp�r�e. Dou� d'une imagination vive, mobile, chauff�e au soleil du Midi, il avait essay� sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronn�s par l'Acad�mie de Toulouse. A Paris, il r�digeait, depuis l'ouverture des �tats, une feuille intitul�e _le Point du Jour_. Nature vive, s�millante, la vari�t� des impressions s'opposait chez lui � la dur�e. Bar�re avait dans l'esprit la grande qualit� des femmes, la p�n�tration. Le mouvement rapide de ses id�es et de ses sentiments ne lui permit point de se fixer � un principe. Fin, rus�, grand com�dien, voulant � tout prix sauver sa t�te, cet homme d'�tat fut, selon le cours des �v�nements, le cam�l�on des diverses nuances r�volutionnaires. Dans son journal, _le Point du Jour_, il attaquait avec ardeur le parti de la cour, d�non�ait � l'indignation publique les men�es et les conduites occultes d'un parti qui pr�f�rait renoncer � la France que d'abandonner ses pr�tentions et ses privil�ges. D�j�, en effet, le mouvement de l'�migration avait commenc�. Le fr�re de Louis XVI, le comte d'Artois, les Cond� et les Conti, les Polignac, les Vaudreuil, les de Broglie, les Lambesc et d'autres �taient pass�s � l'�tranger. Une lourde responsabilit� p�se sur la t�te de ces hommes. D�serter son pays parce que la cause � laquelle on avait rattach� ses int�r�ts est en p�ril, se faire �tranger par le coeur, se fermer volontairement la France, quel triste exemple donnait alors la haute aristocratie! Ce _sauve qui peut_ avait d'ailleurs une autre signification: ces princes, ces nobles, passaient avec toute vraisemblance pour bien conna�tre la pens�e de Louis XVI. Le roi trompait-il donc le peuple de Paris quand il lui disait: �Vous pouvez avoir confiance en moi?� Revenons � Paris. La ville �tait calme � la surface, mais, sous le repos m�me, on distinguait les derni�res agitations de l'orage. Une circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les accapareurs de bl�s, qu'on accusait d'�tre les auteurs de la mis�re et de la disette, la clameur publique d�non�ait surtout un nomm� Foulon. Abhorr� d�s le dernier r�gne, il n'avait v�cu jusqu'� soixante ans que pour entasser sur sa t�te les accusations les plus graves. Ses monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique: c'�tait son v�tement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se juge�t lui-m�me bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait r�pandre partout le bruit de sa mort et enterrer, � sa place, le cadavre d'un de ses domestiques. Bien vivant, il avait quitt� Paris le 19 juillet et s'�tait cach� dans une terre de M. de Sartines, � Viry, petit village situ� sur la route de Fontainebleau. C'est l� qu'il fut aper�u et saisi par des paysans qui lui attach�rent sur le dos, par d�rision, une botte de foin avec un bouquet de chardons. C'�tait une allusion � un propos atroce qu'avait tenu le mis�rable: �Ces gens-l�, avait-il dit en parlant de ses vassaux, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes chevaux en mangent.� Il avait ajout� �qu'il ferait faucher la France�. Conduit en cet �tat � l'H�tel de Ville de Paris, il fut confront�, interrog�. On trouva sur lui les morceaux d'une lettre qu'il avait d�chir�e avec ses dents. Pas une voix ne s'�leva pour le justifier, Bailly, La Fayette, les membres du Comit� de l'H�tel de Ville, tout le monde le jugeait tr�s-coupable; et d'un autre c�t� ces honorables citoyens voulaient �viter l'effusion du sang. Il avait �t� d�cid� qu'au tomber de la nuit il serait transf�r� secr�tement dans les prisons de l'Abbaye-Saint-Germain. --Foulon! nous voulons Foulon! N'a-t-il pas lui-m�me sign� sa sentence en passant pour mort? Voil� ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier sur la Gr�ve. Au milieu de cette multitude h�ve, affam�e, il y avait des hommes qui avaient vu mourir une soeur, un enfant, une femme, d'�puisement et de mis�re: la nature les rendait f�roces. Le malheureux entendait gronder � ses oreilles ce mugissement terrible d'un peuple justement irrit�. Le Comit� de l'H�tel de Ville insistait toujours, et avec raison, pour qu'il f�t jug�. �Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, jug� sur-le-champ et pendu!� Un simulacre de tribunal s'improvisa; il �tait compos� de sept membres; mais quelle impartialit� devait-on attendre de juges d�lib�rant sous la pression de telles circonstances? La Fayette intervint: il �tait encore dans tout l'�clat de sa popularit�. --Je ne puis bl�mer, dit-il, votre indignation contre cet homme. Je ne l'ai jamais aim�. Je l'ai toujours regard� comme un grand sc�l�rat, et il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui.... Mais il a des complices; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire � l'Abbaye. L� nous instruirons son proc�s et il sera condamn� � la mort inf�me qu'il n'a que trop m�rit�e. Vains efforts! La foule grossissait toujours; l'impatience croissait; bient�t des murmures, ensuite les fureurs. C'est sans r�sultat que des citoyens, �mus de piti� et voulant qu'on respect�t les formes de la justice, traversent les groupes et repr�sentent qu'il ne faut pas verser le sang. --Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude indign�e, et le tra�tre l'a bu; il s'est nourri, engraiss� de la faim publique! Des groupes nouveaux d�bordent du dehors; cette mar�e vivante pousse devant elle la foule qui emplissait la salle. Tous s'�branlent, tous se portent avec l'imp�tuosit� de l'oc�an vers le bureau et vers la chaise o� Foulon �tait assis. La chaise est renvers�e. --Qu'on le conduise en prison! commande La Fayette d'une voix qui cherchait encore � dominer la temp�te. Des mains implacables ont d�j� saisi le malheureux qui demandait gr�ce; on lui fait traverser la place de l'H�tel de Ville. Arriv� sous le r�verb�re qui se trouvait en face de l'�difice, il est attach� � une corde. La corde casse: �Qu'on en cherche une autre!� On recommence jusqu'� trois fois pour le hisser � ce gibet improvis�. Une bande de furieux met � prolonger les horreurs du supplice cette sorte d'obstination et d'acharnement qu'on d�ploie contre un fl�au public. Ce qu'ils s'imaginaient pendre dans cet homme, c'�tait la famine. Le m�me jour, Bertier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait de Compi�gne par la porte Saint-Martin. Le peuple avait divers motifs de haine contre lui. Bertier passait pour avoir donn� � Louis XVI le conseil de faire avancer les troupes sur Paris. C'�tait en outre un administrateur dur et hautain, un coeur de bronze. Il parut tout � coup entour� d'un rassemblement formidable, assis dans un cabriolet dont on avait bris� la capote, afin qu'il demeur�t expos� � la vue de tous. Un �lecteur, �tienne de La Rivi�re, le prot�geait au p�ril de sa vie contre l'indignation populaire. Des morceaux de pain noir tombaient dans la voiture. --Tiens, criaient des voix �touff�es par la col�re, tiens, brigand! voil� le pain que tu nous as fait manger! Il fut conduit � l'H�tel de Ville, o� Bailly l'interrogea. Sur l'avis du bureau, le maire dit: --A l'Abbaye! Il �tait plus facile de donner un pareil ordre que de le faire ex�cuter. Tra�n� sous la lanterne o� l'on avait pendu Foulon, Bertier r�siste, saisit un fusil et tombe perc� de cent coups de ba�onnette. Quoiqu'un affreux souvenir s'attache � ces deux ex�cutions sommaires, il faut pourtant reconna�tre que les auteurs de ces actes � jamais regrettables se montr�rent d�sint�ress�s. �Les meurtriers, dit Bailly, respect�rent la propri�t� et les effets de ceux � qui ils s'�taient permis d'�ter la vie. Tous ces effets, m�me les plus pr�cieux, et l'argent, ont �t� rapport�s.� [Note: Ce qui �tonne est la froideur des �crivains du temps vis-�-vis de ces ex�cutions sommaires. Voici tout ce qu'elles inspirent � l'un d'entre eux: �En voyant ces restes d�go�tants, je me disais: Qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et de Bertier), maintenant horribles, ont �t� tant de fois baign�s, �tuv�s, embaum�s, et que ce qui r�volte la nature a si souvent prononc� des actes d'autorit�, tant humili� d'honn�tes gens, et fait souffrir un si grand nombre de malheureux!�] L'ancien r�gime n'a-t-il point d'ailleurs, dans ces massacres, sa part de responsabilit�? N'est-ce point lui qui avait entretenu le peuple dans l'ignorance, m�re de toutes les barbaries? La vue des supplices ordonn�s par les juges du roi n'�tait-elle point bien faite pour endurcir le coeur des masses? Se souvient-on de Ravaillac et de tant d'autres, tenaill�s en place de Gr�ve, aux mamelles et aux gras des jambes, la main droite br�l�e, les plaies inject�es de plomb fondu, d'huile bouillante, de poix r�sine et de soufre, puis reconduits en prison, pans�s et m�dicament�s, jusqu'au jour o� leurs membres �tant renouvel�s de mani�re � endurer de nouvelles tortures, on les ramenait en Gr�ve pour y �tre rou�s vifs ou tir�s � quatre chevaux? Les douces moeurs que devaient inspirer au peuple de tels spectacles! D�tournons nos regards de ces sc�nes sanglantes et reportons-les sur la France. Il est un fait qu'il importe de bien �tablir, c'est que le bas clerg� ne se montra point hostile � la R�volution naissante; des services furent c�l�br�s dans les �glises pour les citoyens morts au si�ge de la Bastille. L'abb� Fauchet leur prodigua les tr�sors de son �loquence. Il avait choisi pour texte de son sermon ces paroles de saint Paul: _Vocati estis ad libertatem, fratres_: �Fr�res, vous �tes tous appel�s � la libert�.� L'orateur faisant allusion � l'�tat g�n�ral des esprits s'�criait du haut de la chaire: �C'est la philosophie qui a ressuscit� la nation.... L'humanit� �tait morte par la servitude; elle s'est ranim�e par la pens�e; elle a cherch� en elle-m�me et elle y a trouv� la libert�. Elle a jet� le cri de la v�rit� dans l'univers; les tyrans ont trembl�; ils ont voulu resserrer les fers des peuples.... Ils auraient �gorg� la moiti� du genre humain, pour continuer d'�craser l'autre.... Les faux interpr�tes des divins oracles ont voulu, au nom du Ciel, faire ramper les peuples sous les volont�s arbitraires des chefs. Ils ont consacr� le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans! Ces faux docteurs triomphaient, parce qu'il est �crit: _Rendez � C�sar ce qui appartient � C�sar_. Mais ce qui n'appartient pas � C�sar, faut-il aussi le lui rendre? Or la libert� n'est point � C�sar, elle est � la nature humaine.� Ce fier langage fut diversement appr�ci�; les princes des pr�tres et les pharisiens modernes cri�rent au scandale; mais un tel discours transporta d'enthousiasme tous ceux qui tenaient encore pour l'alliance du christianisme et de la R�volution. Une compagnie de garde nationale reconduisit l'abb� Fauchet jusqu'� sa sortie de l'�glise. On portait devant lui une couronne civique. [Illustration: Prise de la Bastille.] Pr�tre jans�niste et mystique, il avait embrass� de bonne foi et avec tout l'�lan d'une imagination ardente le nouveau dogme de la libert�, de l'�galit� et de la fraternit�. Son tort, et il l'expia cruellement, fut de croire qu'on put allier deux ordres d'id�es inconciliables. L'influence de cette erreur propag�e par quelques autres eccl�siastiques, tels que le cur� de Saint-�tienne-du-Mont, fit reculer l'esprit public jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus na�ves. On mit la R�volution naissante sous la protection de sainte Genevi�ve; on la voua au blanc. Chaque jour, c'�taient des processions solennelles: le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes du march�, les jeunes filles, allaient porter des actions de gr�ces et un bouquet � la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez le maire. �Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des brioches; j'�tais bien f�t� et bien bais� par toutes ces demoiselles.� Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se r�unirent quand leur tour fut venu: � leur t�te marchaient les jeunes vierges v�tues de blanc; tout le cort�ge allait faire b�nir un mod�le de la Bastille. Les vainqueurs entouraient fi�rement ce simulacre d'une forteresse d�truite par la main du peuple; quelques-uns portaient en troph�e les drapeaux et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces d�pouilles ne fussent agr�ables au dieu de la libert�. Il est aujourd'hui permis de se demander si ces gages de sympathie donn�s par le clerg� de 89, au r�veil d'un grand peuple, �taient bien sinc�res. Nous avons mille motifs pour en douter. Un contemporain, Rabaut-Saint-�tienne, ministre protestant, est d'ailleurs plus � m�me que tout autre de nous renseigner � cet �gard. �Le clerg�, dit-il, cherche encore, dans une religion de paix, des pr�textes et des moyens de discorde et de guerre; il brouille les familles dans l'espoir de diviser l'�tat: tant il est difficile � ce genre d'hommes de savoir se passer de richesses et de pouvoir!� Nous verrons d'ailleurs plus tard jusqu'o� le bas clerg� suivit la R�volution Fran�aise et � quelle borne il s'arr�ta. IV Troubles et soul�vements dans les campagnes--Henri de Belzunce--Un �pisode de la R�volution � Caen. Une grande nouvelle se r�pandit, le 19 juillet, dans les rues de Paris: les campagnes s'agitent; des bandes arm�es viennent de se montrer jusque dans les districts ruraux qui avoisinent la capitale. �Les paysans sont ici! ils sont l�!� On y courait; on battait les champs: que d�couvrait-on? Rien. Pas m�me la trace des pieds nus ou des sabots. C'�tait une arm�e invisible qui sortait de terre et qui rentrait sous terre. Ces bruits �taient-ils appuy�s sur des faits? Ces terreurs �taient-elles chim�riques? Ces fausses alertes faisaient-elles partie d'un plan qui consistait � tenir en haleine les forces de la r�pression dans toute l'�tendue du royaume? Il est assez difficile de le dire. Constatons seulement que l'esprit public �tait malade, par suite du syst�me d'accaparement et de monopole qui avait trop longtemps pes� sur les subsistances; chacun croyait d�couvrir partout une main qui br�lait et ravageait les moissons; un tourbillon de poussi�re devenait tout � coup, pour les imaginations hallucin�es, une bande de malfaiteurs. A la moindre alarme, on sonne le tocsin dans les campagnes; les villes y r�pondent par le cri de guerre, une garde nationale s'�lance tout organis�e � la poursuite des brigands. En quelques jours, la France se montre, d'une extr�mit� � l'autre, sous les armes. Le syst�me f�odal avait trop longtemps lass� la France pour que l'explosion r�volutionnaire ne f�t pas terrible envers quelques privil�gi�s insolents. Comme un arbre courb� par la force qui, en se relevant, se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction oppos�e, l'esprit public allait violemment du respect servile � une r�volte impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple tout entier formait une ligue pour d�truire les ch�teaux, briser les armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, o� les titres des propri�t�s f�odales �taient en d�p�t. Ici, c'est une princesse de Bauffremont qui a �t� oblig�e, par ses paysans, de d�clarer qu'elle _renon�ait aujourd'hui et pour toujours_ � tous ses droits seigneuriaux. L�, c'est un homme dur envers ses vassaux qui est poursuivi par eux � coups de fourches. �Il est difficile, s'�criait Loustalot dans ses _R�volutions de Paris_, de ne pas croire que les ravages dont plusieurs ch�teaux viennent d'�tre les th��tres ne soient pas les effets des vexations pass�es des seigneurs et de l'animosit� de leurs tenanciers... Que l'on nous cite un seul seigneur humain, charitable, qui ait �t� expos� � ces exc�s!� Le peuple montra en effet un sens tr�s-s�r; il sut parfaitement distinguer entre les abus des vieilles institutions et le caract�re des gentilshommes qui, n�s dans les rangs de la noblesse, att�nuaient, par leur mani�re de vivre et leur g�n�rosit�, l'injustice de leurs privil�ges. Au plus fort de cette fi�vre de destruction, quelques seigneurs recommandables, ayant visit� leurs terres, furent accueillis par leurs paysans avec des marques de respect et d'estime personnelle. Les autres nobles, maltrait�s, pill�s, injuri�s, furent g�n�ralement ceux qui avaient t�moign� du m�pris pour la R�volution naissante. On cite le mot d'une femme de qualit� qui, se trouvant � Paris, pendant que le peuple faisait le si�ge de la Bastille, disait � ses domestiques: --Conduisez-moi � mon donjon, que je voie s'�gorger celle canaille. La caste privil�gi�e regardait les gens de la classe inf�rieure comme appartenant � une autre esp�ce humaine. L'aristocratie, depuis des si�cles, avait tenu les populations rurales dans l'ignorance et la mis�re; elle avait sem� la haine dans leur coeur, elle r�coltait la d�vastation, le meurtre. Ces hommes, endurcis aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du talion; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient aux ch�teaux oeil pour oeil, dent pour dent. Les pierres �taient ici complices des abus qui s'y r�fugiaient. On se disait que, le nid d�truit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve ces ravages; la destruction est un supplice trop doux pour les monuments de la tyrannie; il faut les condamner � vivre. Au milieu de ce soul�vement g�n�ral contre un ordre de choses maudit, fixons nos yeux sur un point de la France qui servira plus tard de quartier g�n�ral aux entreprises de la Gironde. En ce temps-l�, deux r�giments stationnaient � Caen, dans la caserne dite de Vaucelles; c'�taient le r�giment d'Artois et le r�giment de Bourbon. L'un portait une m�daille qu'il avait re�ue quelques jours auparavant comme signe de r�compense pour son d�vouement � la cause commune: il tenait pour le peuple, dont il �tait aim�; l'autre, compos� de jeunes officiers attach�s au parti royaliste et de soldats gagn�s, inspirait dans la ville une grande d�fiance. [Note: On assure que des soldats du r�giment de Bourbon auraient arrach� la m�daille nationale � des soldats d'Artois qui �taient sans armes.] La haine et les soup�ons des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en second du r�giment de Bourbon. Les troubles qui avaient agit� Paris, dans les journ�es du 13 et du 14 juillet, avaient produit dans toute la France un �branlement g�n�ral. La disette des bl�s tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de Caen, persuad� que les accapareurs �taient cause de la famine, vint en armes et avec menaces demander qu'on les lui livr�t. Les autorit�s de la ville lui permirent de br�ler, s'il en trouvait, les magasins o� de riches propri�taires entassaient les grains. Une bande de turbulents se r�pandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux maisons. Cela fait, la col�re du peuple se calma, et le conseil ayant pourvu � l'approvisionnement des march�s, tout rentra dans l'ordre. Le comte Henri de Belzunce, avec la t�m�rit� d'un jeune homme de dix-huit ans, se montra, dans cette journ�e, pour les mesures violentes. La conduite sage des autorit�s lui fit piti�; il e�t voulu que l'on comprim�t du tels mouvements par la force des armes. Une pyramide ayant �t� �lev�e � Caen, devant l'�glise Saint-Pierre, en l'honneur du rappel de Necker, le ministre � la mode, toute la ville vint assister � l'inauguration. Ce jour-l�, M. le comte de Belzunce passa � cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire insultant. Nargu� dans ses affections, le peuple poursuivit le comte d'un long et sourd murmure; mais l'officier donna de l'�peron � son cheval, et tint ferme, ce jour-l�, contre l'orage. Cette conduite ne manqua pas cependant d'attacher au major du r�giment de Bourbon cette terrible note qui s'�crivait d�s lors en lettres rouges: _Aristocrate!_ Quelques amis d'Henri de Belzunce engag�rent le comte d'Harcourt � mettre cet imprudent aux arr�ts dans le ch�teau. C'�tait un moyen de calmer le peuple. Le comte n'en fit rien. Il y a dans certains �v�nements une force qui entra�ne fatalement les hommes vers une catastrophe et que les plus sages conseils ne sauraient paralyser. Les rivalit�s entre le r�giment de Bourbon et les bourgeois de la ville en �taient venues � un point extr�me qui rendait le choc in�vitable. Voici maintenant de quelle mani�re la lutte s'engagea: le 10 ao�t, � dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le poste bourgeois, �tait de faction au pont de Vaucelles; un officier du r�giment de Bourbon se pr�sente dans l'ombre. La sentinelle crie trois fois: �Qui vive!� Nuit et silence! L'officier avait dans ses mains un fusil de chasse; il veut tirer, mais le coup manque; il arme de nouveau. Avant qu'il ait eu le temps de faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre terre. A la vue de l'agresseur justement puni, le poste de la garde nationale pousse un cri d'alarme; on sonne le tocsin; le tambour bat dans toutes les directions; le canon tonne. Surprise au milieu de son sommeil, la paisible population de Caen est bient�t sur pied. Les lumi�res �toilent � toutes les fen�tres; une foule compacte encombre d�j� toutes les issues. Le bruit court que la garnison va faire un mouvement sur la ville et qu'il faut la pr�venir. Le cri: �Aux armes!� se fait entendre de toutes parts; on court au ch�teau dont les portes sont forc�es, et tout ce qui s'y trouve, en poudre, fusils, sabres, pistolets, canons, passe dans les mains du peuple. Le r�giment d'Artois se joint � la milice bourgeoise; des torches servent � �clairer la marche. Cette foule arm�e se dirige vers la caserne et arrive devant les grilles qu'elle trouve soigneusement ferm�es. Le r�giment de Bourbon �tait rassembl� dans la cour et d�j� sous les armes. --Vive la nation! crie le peuple. --Vive Bourbon! r�pond le r�giment. Un silence de mort succ�da � ces deux cris; qu'allait-il se passer? La caserne �tait domin�e sur ses derri�res par les hauteurs de la ville, sur lesquelles on avait d�j� tra�n� des canons. Henri de Belzunce jugea d'un coup d'oeil que la r�sistance �tait impossible; quelques-uns de ses militaires commen�aient � se d�tacher; le comte se rendit. Deux bourgeois furent laiss�s en otage au r�giment pour lui r�pondre de son chef. Il �tait une heure du matin. On conduit le comte � l'h�tel de ville; un gros de garde bourgeoise le serrait �troitement: le peuple suivait. Le comit� voulant mettre la t�te de Henri de Belzunce � l'abri des fureurs de la multitude, et jugeant l'h�tel de ville trop peu fortifi�, donna ordre de le conduire au ch�teau. Le ch�teau de Caen, b�ti par Guillaume le Conqu�rant dans la seconde moiti� du XIe si�cle, �tait une citadelle entour�e de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une �glise. Les t�tes s'�chauffaient de moment en moment. On parlait de d�nonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient d�pos� contre leur chef; il s'en trouva m�me qui d�clar�rent avoir re�u du comte l'ordre d'arracher la m�daille aux militaires du r�giment d'Artois qui en �taient d�cor�s. Tous ces bruits �taient encore envenim�s par des propos de femmes: une fille du quartier Saint-Sauveur d�clara tenir de son amant, sergent au r�giment de Bourbon, que l'intention de leur chef �tait depuis longtemps de faire un mouvement sur la ville. Les familiarit�s du comte avec ses soldats �taient l'objet d'accusations graves. Tous avou�rent qu'il couchait � c�t� d'eux, au corps de garde, sur des bottes de paille, qu'il buvait m�me quelquefois � leur sant�, et qu'il leur tenait des discours contre la R�volution. Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tir� sur l'officier, �tait port�e en triomphe comme un sauveur. Le peuple serrait de plus en plus les abords du ch�teau; les flots press�s et turbulents de celle mar�e humaine battaient � grand bruit les portes solidement ferm�es. Il commen�ait � faire jour. Deux soldats du r�giment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur chef, furent amen�s sur ces entrefaites, et par ordre du comit�, dans la prison du ch�teau. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple, amass� � l'entr�e, profita de cette occasion pour faire irruption dans la cour. Le cri: �A la prison! � la prison!� se d�tache alors de ce r�le lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'�meute. Toute cette foule se pr�cipite dans le donjon du ch�teau. Le comte Henri de Belzunce, p�le et d�fait par les horreurs d'une pareille nuit, re�oit au fond de son cachot le choc imp�tueux de ce courant qui a bris� ses �cluses. Il demande d'une voix ferme � �tre conduit � l'h�tel de ville, devant le comit�. Le cri: �A l'h�tel de ville!� ayant aussit�t gagn� toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arriv� sur la place Saint-Pierre, devant l'h�tel de ville, le cort�ge s'arr�ta � cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'�glise, les maisons, la place �taient noires de t�tes. L'h�tel de ville regardait avec ses fen�tres entr'ouvertes. Il �tait dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'o�; le comte Henri de Belzunce tomba. Au m�me instant, on d�pouille le mort; on l'insulte, on lui crache � la face; sa t�te est coup�e et mise au bout d'une pique; ses membres, divis�s et attach�s � des b�tons, sont promen�s par ces furieux dans toutes les rues de la ville. Une femme (c'�tait la haine d'un amour trahi) lui ouvr� la poitrine avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglant�es et l'emporte. Si j'ai d�crit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques d�tails, c'est que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves historiens du temps ont pr�tendu avoir �t� arm� par le souvenir de cette sanglante trag�die, et par l'horreur des citoyens de cette ville pour les exc�s de la R�volution. Passant, il y a quelques ann�es, � Caen, j'avisai dans la cour de l'h�tel de ville une colossale statue de Judith.--Je songeai malgr� moi, dans le moment, � une autre vengeance de femme. V Suite de l'�motion populaire.--La d�tente.--Nuit du 4 ao�t.--Quelle est sa port�e.--Abolition des d�mes.--Conduite du roi et de la cour. L'ancien r�gime avait sem� la servitude; il r�coltait la r�volte. Seule l'Assembl�e constituante �tait � m�me de ramener le calme et la paix: unique pouvoir dans lequel on e�t confiance, elle surnageait au milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions. Malheureusement, les membres de l'Assembl�e n'�taient gu�re d'accord entre eux. Malgr� l'apparente fusion des ordres, il restait toujours dans l'Assembl�e le parti des int�r�ts et le parti des id�es, l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le r�gime f�odal s'�croulait. Les droits pr�lev�s par la noblesse et le clerg� sur le travail de la classe agricole avaient �t� d�nonc�s comme injustes, dans les _cahiers de dol�ances_, et les d�put�s du Tiers avaient re�u le mandat imp�ratif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit public avait, comme toujours, devanc� l'Assambl�e: il finit par l'entra�ner. Nous sommes � la nuit du 4 ao�t. Quelques voix �loquentes et d�sint�ress�es sonnent le tocsin d'une Saint-Barth�l�my des abus. Bient�t l'enthousiasme et l'�mulation du renoncement gagnent tous les coeurs. C'est � qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales; celui-l�, les corv�es, les droits de chasse, de p�che et de colombier, le droit de retrait f�odal, les banalit�s, les cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes personnelles est d�cr�t�: qui croirait que le nombre des serfs montait encore � quinze cent mille? Un cur�, Thibault, apporte � la patrie le denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il ne s'agit encore que des privil�ges de la noblesse. Les titres f�odaux �tant abolis, viennent les titres des provinces; plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunit�s, de certains avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle immolation. Elles d�clarent se r�signer � rentrer dans le droit commun. Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs d�put�s, elles vinrent, l'une apr�s l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques _chartres_. Ainsi l'arbre f�odal tombait feuille par feuille, branche par branche; ainsi s'abaissaient les barri�res qui s'�taient oppos�es trop longtemps � l'unit� nationale. Il n'y avait plus de classes ni de provinces; il y avait une seule famille, une seule et m�me patrie. La s�ance avait commenc� � huit heures du soir; elle se prolongea jusqu'� deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme; se d�munir, se d�vouer, tel �tait le v�ritable esprit de la R�volution Fran�aise, et cet esprit souffla, celle nuit-l�, sur toutes les t�tes de l'Assembl�e. C'�tait beau, c'�tait grand. La conscience des nobles semblait soulag�e d'un poids �norme: ne venait-elle point de rejeter le fardeau des anciennes iniquit�s sociales? Tous les coeurs �taient attendris. L'archev�que de Paris demande qu'on chante, dans quelques jours, un _Te Deum_ pour remercier Dieu d'avoir inspir� aux �lus du peuple un tel acte de d�sint�ressement et de justice. Au moment o� tombait pierre � pierre l'�difice de la f�odalit�, un vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: �Ils ne laisseront rien debout!� Ce vieillard se trompait: ils ont laiss� apr�s eux la France une et r�g�n�r�e. Quand les d�bats de la s�ance du 4 ao�t furent connus, la France enti�re tressaillit. �L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des _R�volutions de Paris_, s'est aussit�t r�pandue dans tous les coeurs; on se f�licitait r�ciproquement; on nommait avec enthousiasme nos d�put�s les _P�res de la Patrie_. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France... Il s'est form� des groupes dans presque toutes les grandes rues. Pr�s de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-�tre ignor� jusqu'au lendemain. On �tait aise de partager sa joie, de la r�pandre. La fraternit�, la douce fraternit� r�gnait partout. C'�tait surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes-fran�aises que les d�monstrations de joie �taient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des ann�es de douleur et de calamit�.� On voit � quel degr� le sentiment national �tait �mu. La R�volution Fran�aise fut par-dessus tout un �panouissement du coeur. La nuit du 4 ao�t n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdiqu� leurs privil�ges avant la r�volte des paysans, avant le pillage des ch�teaux, avant les attaques � main arm�e contre les armoires de fer dans lesquelles ils conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'�clat�t l'incendie pour qu'ils se d�cidassent � faire la part du feu? Ne peut-on leur reprocher d'avoir l�ch� une proie qui leur �chappait? D'un autre c�t�, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de r�paration et d'humanit�. Lors de l'ouverture des �tats g�n�raux, Louis XVI, faisant allusion au cri g�n�ral des communes et au voeu des cahiers, disait, le 23 juin 1789: �Toutes les propri�t�s sans exception seront constamment respect�es, et, sous le nom de propri�t�, nous comprenons express�ment les d�mes, cens, rentes, droits et devoirs f�odaux et seigneuriaux, et g�n�ralement tous les droits et pr�rogatives utiles ou honorifiques attach�s aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux personnes.� Le roi, instruit par les �v�nements, avait-il depuis ce temps-l� chang� d'avis? [Illustration: Danton.] Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse s�ance du 4 ao�t porta le deuil et la consternation � la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des privil�ges contre le bien public, crurent tout perdu, et ils appel�rent le monarque au secours des institutions de l'ancien r�gime. �J'invite l'Assembl�e nationale, d�clarait Louis XVI le 18 septembre 1789, � r�fl�chir si l'extinction des cens et des droits de lods et ventes convient v�ritablement au bien de l'�tat.� Ces paroles, bien claires, furent interpr�t�es comme un d�saveu des r�solutions prises par l'Assembl�e nationale. Les intentions personnelles du roi, ses sympathies secr�tes, se d�voilent encore mieux dans une lettre �crite � l'archev�que d'Arles: �Je ne consentirai jamais, lui disait-il, � d�pouiller mon clerg�, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction � des d�crets qui les d�poss�dent.� Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence pour jeter, comme on dit, des b�tons dans les roues. Elle voulait que l'Assembl�e rev�nt sur ses d�clarations du 4 ao�t, ou tout au moins qu'elle les modifi�t. Parmi les repr�sentants de la noblesse, plusieurs avaient peut-�tre �t� dupes de leur g�n�rosit�; on esp�rait les ramener au bon sens, � l'intelligence de leurs v�ritables int�r�ts. Les r�solutions adopt�es dans un �lan d'enthousiasme devaient maintenant passer par la longue fili�re des travaux l�gislatifs. Le syst�me f�odal �tait bien mort; il restait toutefois � chercher les moyens de liquider sa succession. Un comit� fut constitu�: il se composait des juristes les plus vers�s dans le droit des fiefs. Apr�s bien des lenteurs sortit enfin de leurs d�bats cette conclusion: �Le r�gime f�odal est aboli en tant que constitutif des droits seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils d�rivent du droit de propri�t�.� Un d�cret des 3 et 4 mai 1790 d�terminait en cons�quence le mode et le taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire abolis. C'�tait une d�rision. Comment des paysans �cras�s, ruin�s, suc�s jusqu'� la moelle des os par l'ancien r�gime, auraient-ils jamais pu se racheter? De tous les imp�ts, le plus lourd et le plus impopulaire dans les campagnes �tait la d�me eccl�siastique. Ce fut pourtant celui que les membres du clerg� d�fendirent � l'Assembl�e constituante avec le plus d'opini�tret�. La discussion se rouvrit le 6 ao�t 1789. Siey�s parla contre l'abolition de la d�me sans rachat. Un autre pr�tre, qu'on s'�tonna de voir prendre en main les int�r�ts de l'�glise, fut l'abb� Gr�goire. Cur� d'Emberm�nil, petite commune rurale situ�e sur le ruisseau des Amis (Meurthe), il avait appris � aimer les humbles, les paysans, �tant n� lui-m�me de parents pauvres. Jans�niste, il avait souvent pleur� sur les ruines de Port-Royal. Ses principes �taient ceux de Pascal et de F�nelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper dans le pardon et dans la tol�rance. Tous les r�prouv�s de l'�glise �taient ses enfants de pr�dilection. La solitude avait fortifi� les m�ditations de cet esprit aust�re et droit. Il admirait, en d�sirant l'imiter, la bont� du Cr�ateur, qui �tend sa pr�voyance aux oiseaux du ciel et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de l'esprit, il cherchait � communiquer ses lumi�res aux ignorants. Les jours de f�te, sa simple et fra�che �loquence jetait plus de fleurs que les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par les vitres cass�es jusque dans l'�glise. Il avait form� une biblioth�que pour ses paroissiens; aux enfants, il distribuait des ouvrages de morale; il leur expliquait surtout le grand livre de la nature. L'alliance du christianisme et de la d�mocratie lui semblait si naturelle qu'il ne comprenait pas l'�vangile sans le renoncement aux privil�ges. Tout le travail de son esprit �tait de mettre le sentiment religieux en harmonie avec les institutions r�publicaines. Aim�, il l'�tait de tous ses paroissiens, qu'il ch�rissait lui-m�me comme des fr�res. Quand le moment de nommer des repr�sentants aux �tats g�n�raux fut venu, il partit charg� de leurs recommandations et de leurs dol�ances. L'abb� Gr�goire avait, dans sa d�marche et dans toutes ses mani�res, cette rare distinction qui vient de la noblesse de l'�me. Assis sur les bancs de l'Assembl�e, il s'effor�a d'am�liorer le sort des n�gres, des enfants trouv�s, des domestiques. Allant avec un z�le h�ro�que au-devant de tous les proscrits, il osa m�me d�fendre la cause des Juifs: J�sus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner une seconde fois � ses bourreaux. Comment donc se fait-il que la d�me n'inspir�t point � cet honn�te homme la m�me horreur qu'aux autres citoyens? Gr�goire �tait pr�tre; il avait �pous� l'�glise; le moyen d'�chapper aux noeuds des serpents qui �touff�rent Laocoon! Malgr� la r�sistance du clerg�, apr�s trois jours d'aigres discussions, la d�me fut abolie sans rachat, pour l'avenir. L'acte qui consacrait l'abolition des droits f�odaux et des d�mes fut port� au roi par l'Assembl�e tout enti�re. Louis XVI l'accepta et invita les d�put�s � venir avec lui _rendre gr�ces � Dieu, dans son temple, des sentiments g�n�reux qui r�gnaient dans l'Assembl�e_. �tait-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les privil�ges �taient abolis; la justice, exil�e depuis des si�cles, venait de redescendre sur la terre. VI Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille Desmoulins.--D�claration des droits de l'homme et du citoyen.--La pr�rogative royale et le v�to.--Syst�me des deux Chambres.--Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton. O R�volution! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi dont le premier battement de coeur fut pour l'humanit� tout enti�re? Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la premi�re tir� le glaive du fourreau. Tu as commenc� par �clairer le monde, par lui donner le baiser de paix; mais le monde ne t'a point connue. Les ma�tres du pass� se sont cach�s dans leur ombre, pour ne point voir la lumi�re de tes bienfaits; ils ont voulu te mettre � mort, parce que ta clart� importune r�v�lait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient �clair�s � leur tour, et toi, R�volution, sois salu�e par la reconnaissance de toutes les nations de la terre. La R�volution avait en quelques mois renouvel� le caract�re fran�ais, adouci les moeurs. Un criminel devait �tre ex�cut� � Versailles: d�j� la roue �tait dispos�e; p�le, constern�, d�fait, le mis�rable �tait d�j� �tendu sur l'�chafaud, lorsque des cris de: _Gr�ce! Gr�ce!_ s'�l�vent de toutes parts: voil� l'homme sauv�. On chercherait � tort une contradiction entre cette d�mence du peuple et les actes de cruaut� qui venaient de r�pandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de telles voies de fait des exemples, des justices arm�es qui passent, comme la foudre, sans m�me laisser apr�s elles la trace du sang. De l'agitation prodigieuse des esprits, tourn�s vers les affaires publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricit� de son talent, l'autre de son caract�re, c'�taient Camille Desmoulins et Marat. Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilit� m�me, un peu femme, mais surtout homme du peuple. �crivain, il manie comme admirablement l'arme � deux tranchants du sarcasme! Je vois errer sur ses l�vres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert; son arbre nerveux frissonne � tous les vents, vibre � toutes les �motions. Trop d'esprit, pas assez de t�te. �Mon cher Camille, lui �crivait l'Ami du peuple, vous �tes encore bien neuf en politique. Peut-�tre cette aimable gaiet�, qui fait le fond de votre caract�re, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus graves, s'oppose-t-elle au s�rieux de la r�flexion. Je le dis � regret, combien vous serviriez mieux la patrie si votre marche �tait ferme et soutenue; mais vous vacillez dans vos jugements; vous bl�mez aujourd'hui ce que vous approuverez demain; vous paraissez n'avoir ni plan ni but.� Cette l�g�ret� faisait � la fois le charme et le principal d�faut de Camille, l'enfant g�t� de la R�volution:--elle le perdit. N� de parents obscurs, Marat avait apport� en venant au monde, dans ses membres faibles et maladifs, des souffrances inv�t�r�es. Voyageur, il n'avait rencontr�, le long de son chemin, qu'esclaves fouett�s de verges, que pauvres servant � essuyer les pieds des riches, que nations pressur�es selon le bon plaisir d'un seul, comme la grappe sous la vis du pressoir. Plong� au fond de l'Oc�an amer, sa nature molle et absorbante s'emplit des mis�res du peuple comme l'�ponge de la bourbe de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus tard, il secoua de ses mains crisp�es et rebelles les haillons de l'indigent, pour en chasser la poussi�re sur le front des privil�gi�s; m�decin, il rev�tit la chemise mouill�e de sueur froide et t�ch�e de sang. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un: dans l'_Ami du peuple_, l'exag�ration du sentiment de la justice va quelquefois jusqu'� la fureur. Un homme se portait-il � des violences contre son semblable plus faible que lui, Marat e�t tout donn� pour punir de mort ce l�che agresseur. Bonne ou mauvaise, sa feuille �tait n�cessaire: sans elle, quelque chose aurait manqu� � la R�volution, et si le r�dacteur de l'_Ami du peuple_ n'avait pas exist�, il aurait fallu l'inventer. Il fallait � la crise sociale ce ph�nom�ne nerveux. In�gal, emport�, lui seul avait la conscience de sa logique. [Note: On retrouva, en fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre �crite en 1763, et adress�e � un Anglais: �Si la nation fran�aise, y dirait-on, est avilie, c'est par le d�funt d'autrui; souvenez-vous, mylord, qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans.�--Qui avait �crit cette lettre? Jean-Jacques Rousseau.] �La chaleur de son coeur, �crivait-il en parlant de lui-m�me, lui donne l'air de l'emportement; l'impossibilit� o� il est presque toujours de d�velopper ses id�es et les motifs de sa d�marche l'a fait passer, aupr�s des hommes qui ne raisonnent pas, pour une t�te ardente; il le sait: mais les lecteurs judicieux et p�n�trants qui le suivent dans ses bonds savent bien qu'il a une t�te tr�s-froide. La crainte extr�me qu'il a de laisser �chapper un seul pi�ge tendu contre la libert� le r�duit toujours � la n�cessit� d'embrasser une multitude d'objets, et � les indiquer plut�t que de les faire voir.� Apr�s la prise de la Bastille, apr�s la nuit du 4 ao�t, d'o� pouvaient donc venir les alarmes des �crivains populaires? Le voici: le 14 juillet avait �t� le triomphe de la classe moyenne; la Constituante �tait son assembl�e, la garde nationale sa force arm�e, la mairie son pouvoir actif; il y avait en un mot une infusion de sang nouveau dans les veines du gouvernement du pays; mais il n'y avait pas de peuple souverain. Les ombrageux voyaient dans les institutions naissantes le germe d'une aristocratie qui voulait se substituer � l'ancienne noblesse. Qu'avait gagn� le peuple � la R�volution du 14 juillet? Le travail, d�j� languissant, venait de tomber tout � coup; les principaux consommateurs �tant pass�s � l'�tranger, le commerce se trouvait frapp� de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces paroles navrantes: �Il a �t� aujourd'hui tr�s-difficile de se procurer du pain.� Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'�tat s'agit�rent; la garde nationale, d'accord avec la municipalit�, dissipa leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enfl�es par un premier succ�s, voulurent mettre la police dans le jardin du Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontr�rent des r�sistances, soulev�rent des murmures. Les feuilles d�mocratiques rendirent Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient �t� commises envers les citoyens. On cr�t voir dans les attaques de la classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait � la domination. Le froid et doux Bailly n'avait � coup s�r rien d'un tyran; la pauvre t�te de Lafayette fl�chissait d�j� sous son laurier; mais leur autorit� n'en �veilla pas moins des d�fiances parmi les sentinelles avanc�es de l'opinion publique. L'Assembl�e nationale discutait, pendant ce temps, la D�claration des droits. C'�tait le fondement de toute la Constitution. L'abb� Gr�goire voulait qu'on pla��t en t�te le nom de la Divinit�. �L'homme, disait-il, n'a pas �t� jet� au hasard sur le coin de terre qu'il occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les tient.� Il demandait aussi une d�claration des devoirs: �On vous propose de mettre en t�te de votre Constitution une d�claration des droits de l'homme: un pareil ouvrage est digne de vous; mais il serait imparfait si cette d�claration des droits n'�tait pas aussi celle des devoirs. Il faut montrer � l'homme le cercle qu'il peut parcourir et les barri�res qui doivent l'arr�ter.� En parlant ainsi, le cur� d'Emberm�nil �tait sans doute d'accord avec son caract�re et avec ses convictions; mais ne poursuivait-il point une chim�re? Nous avons d�j� dit ce qui manquait � l'esprit religieux pour r�veiller chez l'homme le sentiment de l'ind�pendance. �Le plaisir d'�tre libre, d�clare Bossuet, quand il s'attache � nous-m�mes, �tant un fruit de notre amour-propre, le chr�tien doit craindre de s'abandonner � cette douceur trop sensible.� La th�ologie avait fait de l'homme un �tre d�pendant; masquant partout les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc reprendre les choses par un autre c�t�. La philosophie, s'appuyant sur la nature, d�clarait, au contraire, l'homme un �tre dou� de forces imprescriptibles: �tre, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit celle des droits. La R�volution Fran�aise consacra tout le travail de l'esprit humain au XVIIIe si�cle; elle fut le triomphe de la philosophie sur le mysticisme, des id�es sur les croyances, de l'avenir sur le pass�. [Note: Le voeu de l'abb� Gr�goire fut n�anmoins r�alis� en partie. �L'Assembl�e nationale, dit le pr�ambule de la D�claration, reconna�t et d�clare, en pr�sence de l'�tre Supr�me, les droits suivants de l'homme et du citoyen.�] Une autre question divisait l'Assembl�e: il s'agissait de limiter les pouvoirs, jusque-l� mal d�finis, de la repr�sentation nationale et ceux de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi put opposer son _v�to_ aux d�crets de l'Assembl�e qui n'auraient point son assentiment: c'�tait simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance l�gislative. Les deux souverains se trouvaient en pr�sence, je veux dire le roi et la nation. Entre les deux, l'opinion publique n'h�sitait pas: elle se disait que la volont� d'un seul ne peut pas balancer celle de vingt-quatre millions d'hommes. C'�tait la doctrine du _Contrat social_ qui s'�levait fi�re, mena�ante, contre les envahissements du tr�ne constitutionnel: Jean-Jacques, du fond de sa tombe, pr�sidait aux d�bats. Le v�to �tait �videmment l'arme du despotisme. Aussi une lutte violente �clata dans l'Assembl�e. D'un c�t� �taient ceux qui esp�raient regagner par le roi ce qu'ils avaient perdu par la victoire du peuple. De l'autre se rangeaient les ennemis d�clar�s de l'arbitraire. La Constituante se d�chira en deux camps, et cette scission passa dans tout le royaume. Une autre question divisait les esprits: l'Assembl�e nationale resterait-elle une et indivisible, ou aurait-on deux Chambres? Le haut clerg� et une partie de la noblesse tenaient pour ce dernier syst�me. Les uns r�clamaient un S�nat � vie, les autres un S�nat � temps, tir� de la Constituante elle-m�me. Enfin l'Assembl�e d�cr�ta, � la majorit� de neuf cents voix contre quatre vingt-dix-neuf, qu'il n'y aurait qu'une seule Chambre. Elle statua, en outre, que le Corps l�gislatif se renouvellerait tous les deux ans par de nouvelles �lections. De pareilles discussions n'�taient point de nature � calmer l'opinion publique. L'inqui�tude et la d�fiance persistaient malgr� les assurances pacifiques du roi. A Paris, la fermentation augmentait chaque jour en raison m�me des moyens employ�s pour r�tablir l'ordre. La garde nationale montrait trop de z�le. Ce d�ploiement de forces irritait les citoyens d�sarm�s; ces patrouilles de nuit, ces mesures inutiles prises contre l'�meute absente, blessaient les susceptibilit�s des esprits ombrageux. �Quand je rentre � onze heures du soir, �crivait Camille Desmoulins, on me crie: _Qui vive?_--Monsieur, dis-je � la sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je suis Fran�ais, en appuyant la pointe de sa ba�onnette. Malheur aux muets! Prenez le pav� � gauche! me crie une sentinelle; plus loin, une autre crie: Prenez le pav� � droite! Et, dans la rue Sainte-Marguerite, deux sentinelles crient: Le pav� � droite! le pav� � gauche! J'ai �t� oblig�, de par le district, de prendre le ruisseau.� Les noms de Lafayette et de Bailly se trouvaient m�l�s aux soup�ons du m�contentement public. Les �crivains du parti d�mocratique demandaient � la nation si elle avait d�truit les privil�ges de la noblesse pour leur substituer les privil�ges de la bourgeoisie. �Le droit d'avoir un fusil et une ba�onnette, ajoutait le s�millant Camille, appartient � tout le monde.� D'un autre c�t�, la famine s�vissait toujours: la porte des boulangers �tait assi�g�e du matin au soir. Dans plusieurs quartiers de Paris, on faisait des distributions de riz pour suppl�er au pain qui manquait. L'Assembl�e nationale, sur laquelle la multitude s'�tait repos�e, n'avait point am�lior� l'�tat des subsistances. �Le Corps l�gislatif, �crivait Marat dans sa feuille, ne s'est occup� qu'� _d�truire_, sans r�fl�chir combien il �tait indispensable de _construire_ le nouvel �difice avant de d�molir l'ancien. Abolir �tait chose ais�e: mais aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun imp�t qu'il ne connaisse son sort, comment les remplacer? Et comment, dans ces jours d'anarchie, pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion? Comment soutenir le poids des charges publiques? Comment faire face aux d�penses de l'�tat? Un autre inconv�nient est d'avoir n�glig� le soin des choses les plus urgentes: le manque de pain, l'indiscipline et la d�sertion des troupes, d�sordres port�s � un tel degr� que, sous peu, nous n'aurons plus d'arm�e, et que le peuple est � la veille de mourir de faim.� Ces r�flexions tr�s-sages �taient sem�es par toute la France. L'Assembl�e nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens la mauvaise humeur de l'impuissance irrit�e. La grande voix de Mirabeau s'�tait-elle donc endormie? Le bruit courait d�j� que cet homme d�bauch� �tait � la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient tout haut dans les groupes: �Il faut un second acc�s de r�volution.� Le corps politique �tait malade de la division des volont�s; il ne pouvait sortir de l� que par une crise. Quelques accapareurs de l'ancien r�gime, furieux de voir la France leur �chapper, ne cessaient de faire sur la mis�re publique des sp�culations honteuses: ils esp�raient prendre la R�volution par la famine. Les accaparements, les manoeuvres de l'industrie usuraire, d�solaient la population aux abois. �Quoi! s'�criait Desmoulins, en vain le ciel aura vers� ses b�n�dictions sur nos fertiles contr�es! Quoi! lorsqu'une seule r�colte suffit � nourrir la France pendant trois ans, en vain l'abondance de six moissons cons�cutives aura �cart� la faim de la chaumi�re du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic d'imiter la col�re c�leste! Nous retrouverons au milieu de nous, et dans un de nos semblables, une famine, un fl�au vivant.� A c�t� du mal �tait le bien. La d�tresse g�n�rale ouvrait les coeurs � des actes continuels de d�sint�ressement. Les citoyens venaient en aide � l'�tat, cet �tre de raison auquel la R�volution de 89 a v�ritablement donn� naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de la France sur le bureau du pr�sident de l'Assembl�e nationale. Les femmes d�tachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie nue.--La noblesse avait abdiqu�; maintenant, c'�tait le tour de la coquetterie. Parmi ces pr�sents, il y avait quelquefois le denier de la veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles envoya ses bijoux avec cette lettre: �Messeigneurs, j'ai un coeur pour aimer; j'ai amass� quelque chose en aimant: j'en fais, entre vos mains, l'hommage � la patrie. Puisse mon exemple �tre imit� par mes compagnes de tous les rangs.� L'esprit de la R�volution avait touch� ces nouvelles Madeleines: �mues, elles venaient r�pandre � l'envi les parfums de la charit� sur la t�te du peuple. Deux des principaux acteurs de la R�volution, quoique dans des r�les bien diff�rents, commen�aient d�s lors � se d�gager de l'obscurit� de la foule: l'un �tait Brissot, l'autre Danton. Dans les temps de r�volution, toute d�claration imprudente s'attache, si l'on ose ainsi dire, � la chair et aux os de l'homme d'�tat. C'est pour lui la robe de Nessus. Brissot, r�dacteur du _Patriote fran�ais_, venait de communiquer aux commissaires de l'H�tel de Ville un plan de municipalit�, avec un pr�ambule dans lequel on remarquait le passage suivant: �Les principes sur lesquels doivent �tre appuy�es ces administrations municipales et provinciales, ainsi que leurs r�glements, doivent �tre enti�rement conformes aux principes de la constitution nationale. Cette conformit� est le lien _f�d�ral_ qui unit toutes les parties d'un vaste empire.� Pourquoi l'autour a-t-il soulign� lui-m�me le mot _f�d�ral_?--Nous nous souviendrons de ce fait, quand Brissot sera devenu le chef du parti de la Gironde. Danton, lui, naquit � Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759. Son p�re �tait procureur au bailliage de la ville. La plupart des r�volutionnaires sortaient des mains du clerg�: le futur Conventionnel fit ses �tudes chez les Oratoriens. On ne sait presque rien de son enfance, tr�s-peu de sa jeunesse, sinon qu'il exer�ait la profession d'avocat. En 1787, il se maria et, avec la dot de sa femme, acheta une charge aux conseils du roi. [Illustration: Bar�re.] �Avocat sans cause,� dit madame Roland. Pourquoi pas? Son genre d'�loquence n'�tait gu�re fait pour plaider en faveur du mur mitoyen. A ce fougueux orateur, il fallait la tribune ou la place publique. Lors des �lections aux �tats g�n�raux de 89, il avait �t� choisi comme pr�sident par l'un des soixante districts de Paris. Ce district �tait celui des Cordeliers qui faisait trembler les mod�r�s. Danton �tait d�j�, dans son quartier, l'�me des hommes d'action. Tout en lui respirait la force et l'audace: une crini�re de lion, une large face ravag�e par la petite v�role, des �paules d'Atlas;--il est vrai qu'il portait un monde! VII Orgie des gardes-du-corps.--La contre-r�volution second�e par les d�esses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi � Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine au balcon.--Lafayette.--R�conciliation.--Retour � Paris. L'esprit public �tait arriv� � ce degr� d'effervescence o� il suffit de la moindre �tincelle pour allumer l'incendie. La provocation ne se fit pas attendre. La cour m�ditait une seconde tentative de contre-r�volution et l'appuyait encore sur l'arm�e. Depuis quelques jours se montraient, au Palais-Royal, des cocardes noires, des uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible apr�s le 14 juillet, relevait insolemment la t�te. Que se passait-il � Versailles? Le r�giment de Flandre, re�u avec inqui�tude par les habitants, est f�t� au ch�teau, caress�. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er octobre, un grand repas se pr�pare dans la magnifique salle de l'Op�ra, qui ne s'�tait point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II. Au nom des gardes-du-corps, on invite les officiers du r�giment de Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des gardes-Suisses, des cent-Suisses, de la Pr�v�t�, de la Mar�chauss�e, l'�tat-major et quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Dans cette belle salle tout �tincelante de lumi�res, d'uniformes, de joie militaire, les visages s'animent, les vins p�tillent, la musique joue des airs entra�nants. Le moment vient o� les pens�es qui dormaient au fond des coeurs doivent s'�veiller sous la clart� d'une pareille f�te. D�s le second service, on porte avec enthousiasme les sant�s de toute la famille royale. Et la sant� de la nation? omise, rejet�e. Des grenadiers de Flandre, des gardes-Suisses, des dragons entrent successivement dans la salle: ils sont �blouis, charm�s. Une familiarit� insidieuse r�gne entre les chefs et leurs subalternes. Tout � coup les portes s'ouvrent: le roi, la reine! Il se fait un silence de quelques instants. Louis XVI entre avec ses habits de chasse; Marie-Antoinette, v�tue d'une robe bleu et or. Elle s'�tait ennuy�e, tout le jour, au ch�teau: on voit encore errer dans ses yeux un l�ger nuage de m�lancolie attendrissante. Le moyen de ne pas s'int�resser � cette femme: reine, elle retient sa couronne qui tombe; m�re, elle porte son enfant dans ses bras! A cette vue, les convives perdent la t�te. Une fureur d'acclamations, de tr�pignements, � demi contenue par la pr�sence de la famille royale, �branle toute la salle. L'�p�e nue d'une main, le verre de l'autre, les officiers boivent � la sant� du roi, de la reine. Au milieu de tous ces transports, Marie-Antoinette sourit en faisant le tour des tables. Au moment o� la famille royale se retire, la musique ex�cute l'air: _O Richard, � mon roi, l'univers t'abandonne..._ Cet appel � la vieille fid�lit� des soldats fran�ais ne retentit pas en vain: on y r�pond par des cris insens�s. Les vins coulent; l'ivresse du fanatisme �clate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les voil� donc pass�s � l'Autriche. La cocarde tricolore, c'est-�-dire le serment, la nation, est foul�e aux pieds. Au m�me instant, l'orchestre se met � jouer la marche des _Uhlans_. Nouveaux transports. On sonne la charge: ici les convives ne se connaissent plus. Ils s'�lancent tout chancelants, escaladent les loges. Ces hommes, dans les fum�es du vin, r�vent qu'ils font le si�ge de quelque chose, de Paris, sans doute, et de la R�volution. Bient�t l'orgie ne peut se contenir dans la salle, elle d�borde, elle se r�pand au grand air, dans la cour de Marbre. Tout le ch�teau s'agite. Les jours suivants, des dames de la cour, des jeunes filles, coupent les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent aux soldats: �Prenez celle cocarde, disent-elles, c'est la bonne.� Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fid�lit�: � ce titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies t�tes encadr�es dans des fleurs et des �difices de plumes troublent tous les sentiments autour d'elles: on boit � longs traits, dans leurs yeux, le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtri�res, les plus dangereuses, dans l'�tat actuel des esprits. Innocemment terribles, elles s�ment par leurs charmes le germe de la discorde et du carnage. On tremble � les voir si belles, si douces, � c�t� de la reine: n'est-ce pas l� cette �trang�re, dont la bouche a des sourires de miel et des paroles s�duisantes, mais dont les pieds, dit la Bible, conduisent aux souterrains de la mort? La nouvelle de l'orgie des gardes-du-corps fit p�lir les citoyens. Il y avait donc r�ellement un complot ourdi contre la nation. Marat vole � Versailles, revient comme l'�clair, fait � lui seul autant de bruit que les quatre trompettes du jugement dernier, et crie: �O morts, levez-vous!� Danton, de son c�t�, sonne le tocsin aux Cordeliers; Camille agite la cr�celle. La fermentation s'accro�t d'heure en heure. Le bateau qui apportait les farines du moulin de Corbeil arrivait matin et soir, dans le commencement de la R�volution; il n'arriva dans la suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que toutes les trente-six heures. Ces retards pr�sagent le moment o� il ne viendra plus du tout. Ne serait-il pas temps de pr�venir les projets sinistres de l'ennemi, et de commencer l'attaque? Dans ces conjonctures difficiles, les femmes, c'est-�-dire l'initiative, se charg�rent du salut de la patrie. L'Assembl�e discutait pesamment � Versailles sur le consentement incertain, ambigu, que le roi venait de donner � la d�claration des droits de l'homme. De moment en moment une inqui�tude sourde se r�pandait dans la salle. L'air �tait charg� de pressentiments et de terreurs confuses. Le sol tremblait sous la tribune. Plusieurs d�put�s sentaient distinctement le souffle de quelqu'un qui allait venir. Les pas assourdis d'une arm�e invisible agitaient devant elle le silence m�me. --Paris marche, disait Mirabeau � l'oreille de Mounier. Tout � coup les portes s'ouvrent; une bande de femmes se r�pand dans l'Assembl�e comme une nu�e de sauterelles. --Femmes, que venez-vous demander? --Du pain et voir le roi. Voici ce qui �tait arriv�: Une jeune fille entre, le 5 au matin, dans un corps de garde, s'empare d'un tambour, et parcourt les rues en battant la g�n�rale. Quelques femmes des halles s'assemblent. Apr�s de courtes explications, le cort�ge se dirige vers l'H�tel de Ville, et grossit en marchant. On ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on p�n�tre m�me dans les maisons. �Accourez avec nous: les hommes ne vont pas assez vite; il faut que nous nous en m�lions.� Il n'�tait encore que sept heures du matin: la Gr�ve pr�sente un spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des ouvri�res, des actrices, couvrent le pav�. Quatre � cinq cents femmes chargent la garde � cheval qui �tait aux barri�res de l'H�tel de Ville, la poussent jusqu'� la rue du Mouton et reviennent attaquer les portes. Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques d�g�ts, br�ler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une d'entre elles et renverse la torche. On veut le mettre � mort. --Qui es-tu? --Je suis Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille. --Il suffit! Cependant les femmes ont enfonc� le magasin d'armes: elles sont ma�tresses de deux pi�ces de canon et de sept � huits cents fusils. --Maintenant, s'�crient-elles, marchons � Versailles! Allons demander du pain au roi! Mais qui nous conduira? --Moi, dit Maillard. On l'accepte pour guide. Jamais on n'avait vu une pareille affluence; sept � huit mille femmes sont r�unies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes aux pi�ces d'artillerie: mais ce sont des pi�ces de marine, et elles roulent difficilement. Les voyez-vous arr�tant des charrettes, et y chargeant leurs canons qu'elles assujettissent avec des c�bles? Elles portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes conduisent les chevaux, les autres, assises sur les aff�ts, tiennent � la main une m�che allum�e. Au milieu de toute cette foule que personne ne dirige, mais qui para�t ob�ir au m�me mobile, on distingue �a et l� de po�tiques figures. Voici la jolie bouqueti�re, Louison Chabry, toute pimpante, toute fra�che de ses dix-sept ans. L�, c'est la fougueuse Rose Lacombe; actrice, elle a quitt� le th��tre pour la R�volution, le drame des tr�teaux et des papiers peints pour le grand drame de l'humanit�. Mais o� donc est Th�roigne?--Son panache rouge au vent, le sein gonfl�, la narine ouverte, elle proph�tise sur un canon. �Le peuple a le bras lev�, s'�crie-t-elle; malheur � ceux sur qui tombera sa col�re, malheur!� A ces mots, nouvelle Vell�da, elle agite dans ses mains des faisceaux d'armes qu'elle distribue � ses compagnes. La colonne s'�branle, pr�c�d�e de huit � dix tambours, et suivie d'une compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arri�re-garde. Cependant le tocsin sonne de toutes parts; les districts s'assemblent pour d�lib�rer; les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la garde sold�e se rendent � la place de l'H�tel de Ville. On les applaudit. �Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que nous demandons: la nation est insult�e; prenez les armes et venez avec nous recevoir les ordres des chefs.� Au Palais-Royal, des hommes arm�s de piques formaient des groupes et tenaient conseil: tels les anciens Gaulois d�lib�raient � ciel ouvert, et les armes � la main, sur les affaires communes. En remuant la population de Paris, la R�volution avait fait remonter � la surface la vieille race celtique avec ses moeurs, et sa physionomie inalt�rable. Il �tait sept heures du soir lorsque Lafayette, entra�n� par l'impulsion g�n�rale, se laissa conduire, lui en t�te, � Versailles. Les murmures avaient fini par vaincre sa r�sistance. Au moment o� il s'avan�a, mont� sur son cheval blanc, des cris de: _Bravo! Vive Lafayette!_ se firent entendre. Le bon g�n�ral sourit � ces cris de satisfaction; il semblait dire: �Ce n'est pas moi qui vais; c'est vous qui le voulez absolument, j'ob�is.� La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours et que l'on vit flotter les �tendards; mais quand cette exp�dition se fut �loign�e, l'inqui�tude et le silence tomb�rent lourdement sur la ville de Paris. Les femmes qui �taient parties le matin pour Versailles avaient travers� sans obstacle le pont de S�vres. Maillard �tait toujours � leur t�te; il avait su pr�server Chaillot du pillage et des d�sordres qu'entra�ne d'ordinaire une marche pr�cipit�e. Au Cours, le cort�ge rencontre un homme en habits noirs qui se rendait � Versailles; les esprits �taient ouverts � tous les soup�ons: on le prend pour un espion du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait � Paris. Tumulte: on veut le retenir, le faire descendre de voiture. L'inconnu protestait, se d�fendait. --Mais enfin, qu'allez-vous faire � Versailles dans un pareil moment? --Je suis d�put� de Bretagne. --D�put�! ah! c'est diff�rent. --Oui, je suis Chapelier. --Oh! attendez. Un orateur harangue les femmes: --Ce voyageur est le digne M. Chapelier, qui pr�sidait l'Assembl�e nationale pendant la nuit du 4 ao�t. Alors toutes: --Vive Chapelier! Plusieurs hommes arm�s montent devant et derri�re sa voiture pour l'escorter. Versailles! voici Versailles!--Maillard arr�te ses femmes, les dispose sur trois rangs. --Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville o� l'on n'est pr�venu ni de votre arriv�e ni de vos intentions: de la gaiet�, du calme, du sang-froid. Toutes ces femmes lui ob�issent. Les canons sont rel�gu�s � l'arri�re-garde. Les Parisiennes continuent leur marche pacifique, entonnant l'air _Vive Henri IV_, et entrem�lant leurs chants des cris de _Vive le roi!_ Grand spectacle pour les habitants de Versailles, que cette arm�e de femmes et cet appareil extraordinaire! Ils accourent au-devant d'elles en criant: _Vivent les Parisiennes!_ Elles se pr�sentent sans armes, sans b�tons, � la porte de l'Assembl�e nationale; toutes veulent s'introduire: Maillard n'en laisse entrer qu'un certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet intr�pide huissier et l'Assembl�e. Respectueux, calme, s�v�re, il somme les d�put�s de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans la salle, une seule voix appuya bri�vement celle de Maillard, la voix de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se r�pondent: l'un est le repr�sentant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-m�me. L'Assembl�e d�cide qu'une d�putat�on sera envoy�e au roi pour lui mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris. Mais o� est le roi? Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute. Cependant les d�put�s, Mounier en t�te, sortent de la salle des s�ances. �Aussit�t, raconte-t-il lui-m�me, les femmes m'environnent en me d�clarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de peine � obtenir, � force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi qu'au nombre de six, ce qui n'emp�cha point un grand nombre d'entre elles de former notre cort�ge. �Nous �tions � pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule consid�rable d'habitants de Versailles bordait de chaque c�t� l'avenue qui conduit au ch�teau. Les femmes de Paris formaient divers attroupements entrem�l�s d'un certain nombre d'hommes, couverts de haillons pour la plupart, le regard f�roce, le geste mena�ant, poussant des cris sinistres; ils �taient arm�s de quelques fusils, de vieilles piques, de haches, de b�tons ferr�s, ou de grandes gaules ayant � leur extr�mit� des lames d'�p�es ou de couteaux. �De petits d�tachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles, et passaient au grand galop, � travers les cris et les hu�es. Une partie des hommes arm�s de piques, de haches et de b�tons, s'approchent de nous pour escorter la d�putation. L'�trange et nombreux cort�ge dont les d�put�s �taient assaillis est pris pour un attroupement. Des gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue; et l'on sent bien quel exc�s de rage durent �prouver nos compagnons, qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se pr�senter. Nous nous rallions et nous avan�ons ainsi vers le ch�teau. Nous trouvons, rang�s sur la place, les gardes-du-corps, le d�tachement de dragons, le r�giment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, re�us avec honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine � emp�cher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu de six femmes auxquelles j'avais promis l'entr�e du ch�teau, il fallut en introduire douze.� Une narration royaliste appelle ces femmes des cr�atures sans nom; elles en avaient un: la Faim. Quelques aristocrates, m�l�s au tumulte, profitent de la circonstance pour tenter le peuple. --Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorit�, la France ne manquerait jamais de pain. Les femmes r�pondent � ces insinuations perfides par des injures. --Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la libert�. D�gageons, � ce propos, un fait g�n�ral: ce n'est pas le besoin qui a �t� le nerf le plus �nergique des actes r�volutionnaires; c'est le devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui d�termin�rent l'exp�dition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait; parmi les femmes qui �taient l�, un grand nombre n'avaient pas mang� depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait parl�, se seraient-elles expos�es, sur la place d'Armes, � �tre �touff�es entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en avait qui �taient grosses ou _incommod�es_, elles n'en suivaient pas moins le courant; d'autres �taient jeunes, jolies, et ne souffraient pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de basque, des chanteuses, des artistes, des mod�les, quelques-unes un peu follement v�tues, allaient et venaient dans les groupes. C'�taient les plus anim�es contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lan�ait ainsi sur le pav� de Versailles, entre les sabres et les mousquetons? L'instinct du bien public, le d�vouement � un ordre d'id�es qu'elles ne comprenaient pas tr�s-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur. Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait aussi la Constitution, la parole vivante. Cependant Louis XVI est de retour au ch�teau. Suivons les femmes chez le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et en fichu de soie, est charg�e de pr�senter au roi les dol�ances des Parisiens. Pour tout exorde, la voil� qui s'�vanouit. Louis XVI se montre fort touch�. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de veiller � l'�tat des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser la main du roi; mais celui-ci avec bont�: --Venez, mon enfant, vous �tes assez jolie pour qu'on vous embrasse. Les femmes ont la t�te perdue; elles sortent en criant: _Vive le roi et sa maison!_ La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi, se montre tr�s-�loign�e de partager leur enthousiasme. On les accuse de s'�tre laiss� gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent d�j� leur jarreti�re au cou de Louison pour l'�trangler. Babet Lairot, une autre jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la d�livrent. La garnison de Versailles �tait toujours sous les armes. Les soldats du r�giment de Flandre et les dragons inspiraient des inqui�tudes. Les femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent. --Ton nom? --Citoyenne. --Le tien? --Fran�ais. On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes, caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse d'avoir assist� au fameux banquet. --Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous engage en rien; nous sommes � la nation pour la vie; nous avons cri� _Vive le roi!_ comme vous le criez vous-m�mes tous les jours: rien de plus. Les femmes approuvent: --Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos fr�res? Pour toute r�ponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont point charg�es. Quelques-uns offrent m�me de leurs cartouches aux plus jolies. La soir�e �tait noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux troupes de se retirer. Les gardes-du-corps ex�cutent leur retraite; mais les t�n�bres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les poussant, ils tirent �a et l� quelques coups de feu. Sans cette malheureuse provocation, le sang n'e�t pas coul� dans Versailles. Les gardes devaient pr�ter, le lendemain, serment � la nation et prendre la cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation gagna aussit�t de proche en proche; la nuit �tait charg�e de t�n�bres et de mauvais conseils. Au ch�teau, la reine voulait entra�ner le roi dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans la ville, la multitude fatigu�e, mouill�e, camp�e au hasard, r�vait � l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des col�res. C'est cette nuit-l� qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre son roi.--Le fait est qu'il dormit. Les id�es se mat�rialisent dans les institutions, les institutions dans les �difices. Le palais de Versailles, c'�tait l'image grandiose d'une monarchie absolue; c'�tait Louis XIV n'ayant plus d'ennemis � craindre; mais ce ch�teau ouvert de tous c�t�s ne pouvait pas tenir devant la R�volution. [Illustration: Un homme fut tu� par les gardes-du-corps.] D�s la pointe du jour, le peuple se r�pand dans les rues. Il aper�oit un garde-du-corps � une des fen�tres de l'aile droite du ch�teau; hu�es, provocations, d�fis; un coup de fusil part; un jeune volontaire tombe dans la cour. Qui a tir�? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de col�re, se pr�cipite: la grille est escalad�e, le ch�teau envahi. On cherche partout le coupable. Des forcen�s--d'autres disent des voleurs-- profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et � demi v�tue chez le roi. Les gardes-fran�aises arrivent, et poussent devant leurs ba�onnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte: le ch�teau est �vacu�; deux gardes-du-corps ont �t� massacr�s pendant l'attaque. Tout � coup le cri de _Gr�ce! Gr�ce!_ succ�de � cet acc�s de fureur. Silence! voici le roi au balcon. A cette vue, un cri immense, un seul, s'�l�ve, comme par inspiration, de toute cette masse d'hommes: _Le roi � Paris! Le roi � Paris!_ Louis XVI h�site; une oppression violente arr�te sa voix. �Mes enfants, dit-il enfin, vous me demandez � Paris; j'irai, mais � condition que ce sera avec ma femme et mes enfants.� On applaudit: le cri de _Vive le roi_ frappe mille fois les airs. La reine para�t, � son tour, au balcon: Lafayette la conduit et lui baise respectueusement la main. Alors le peuple, pour la premi�re fois: _Vive la reine!_ La paix �tait faite; non pas encore: Lafayette para�t une seconde fois avec un garde-du-corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple s'�crie: _Vivent les gardes-de-corps!_ [Note: Au m�me moment, le peuple embrasse les gardes-du-corps qu'il tient prisonniers dans la cour de Marbre. �En les arr�tant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux avaient re�u leurs �p�es, et leur avaient par �gard pr�sent� la leur. Les gardes-du-corps, rassembl�s sur la place d'Armes, pr�tent le serment national; alors on veut leur rendre leurs �p�es dont la poign�e est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale; plusieurs de ces messieurs la refusent et demandent comme une gr�ce de marcher indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait � Paris.�] Tout est pardonn�. On a voulu rattacher aux �v�nements des 5 et 6 octobre certaines manoeuvres odieuses: quelques historiens attribuent les violences commises dans le ch�teau � la faction du duc d'Orl�ans, cet ambitieux vulgaire qui n'osa jamais ni le crime ni la vertu. Il est possible qu'une autre main travaill�t dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, cette manifestation populaire fut f�conde en r�sultats. Les deux journ�es d�truisirent les anciens usages, autour desquels se ralliaient les intrigues de l'aristocratie. Malgr� la R�volution, l'�tiquette du r�gne de Louis XIV s'�tait toujours maintenue � Versailles. Les journ�es des 5 et 6 octobre dispers�rent la cour; le 10 ao�t d�tr�nera la royaut�. La famille royale partit pour Paris, escort�e de toute cette cohue nagu�re mena�ante, � pr�sent joyeuse. Les femmes criaient en chemin: �Nous amenons le boulanger, la boulang�re et le petit mitron.� Dans leur na�vet�, elles croyaient que tenir le roi, c'�tait avoir trouv� les moyens de se procurer du pain. La marche fut lente. Louis XVI alla coucher le soir m�me au ch�teau des Tuileries. En le pla�ant au milieu de son peuple, on s'imaginait avoir soustrait le roi aux intrigues et aux mauvaises influences de son entourage. Les 5 et 6 octobre furent les journ�es des femmes de Paris. Le sentiment venait en aide � la raison. Ce qui rendit la R�volution irr�sistible, c'est que, dans les plis de son drapeau, elle enveloppait toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les mis�res, all�g�es par l'espoir d'un avenir meilleur. VIII L'Assembl�e nationale � Paris.--Ses travaux.--R�g�n�ration des moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre grandit. Les �v�nements qui venaient de s'accomplir � Versailles, cette �meute de femmes, la majest� royale forc�e dans ses derniers retranchements, le roi gard� � vue, tout cela jeta la stupeur dans les rangs de l'aristocratie. Les courtisans prirent aussit�t le parti des l�ches, la fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assembl�e nationale qui se rattachait aux intrigues du ch�teau partagea les m�mes alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exil�rent; la ville �tait, au contraire, livr�e � la joie: l'abondance parut rena�tre; la cour avait laiss� tomber son faste; la curiosit� des habitants se portait en masse au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabit�, o� maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI et Marie-Antoinette t�moignaient une extr�me r�pugnance � fixer leur s�jour dans la capitale. Il fallut pourtant s'y r�soudre. L'Assembl�e suivit aussit�t le roi � Paris. Les d�put�s se r�unirent les premiers jours dans la chapelle de l'archev�ch�. �On les e�t pris, raconte Bar�re, pour un concile ou un synode plut�t que pour une assembl�e politique, en jetant les yeux sur les banquettes et les ornements de la salle des s�ances.� C'�tait, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe si�cle. L'Assembl�e si�gea ensuite dans la salle de l'ancien man�ge des Tuileries. Cette nouvelle r�sidence favorisait les communications avec le ch�teau; l'Assembl�e et le roi formaient alors, dans les id�es constitutionnelles, les deux moiti�s du souverain. La classe moyenne avait int�r�t � croire la R�volution termin�e: elle venait de prendre dans l'�tat toute la place que la d�faite de l'aristocratie avait laiss�e vide. Ici se dressa, entre le vainqueur et le vaincu, un nouveau r�clamant qu'on n'attendait pas, le peuple. La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et pour porter un coup mortel � la domination de la cour; mais, � pr�sent que le succ�s �tait obtenu, elle refusait de partager les fruits de la victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les envahissements: l'ordre. La bourgeoisie voulait mod�rer la R�volution pour l'organiser � son profit. L'Assembl�e nationale, o� le Tiers �tait en majorit�, commen�a par diviser la nation en deux classes de citoyens, les uns _actifs_, les autres qui ne l'�taient point. Les citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, �taient pourvus de droits et de fonctions politiques; les autres non. Le pays _actif_--nous dirions maintenant le pays l�gal--ne songea plus d�s lors qu'� se constituer. La r�action bourgeoise s'annon�a en outre par une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale. Comme toujours, on se servit d'un pr�texte pour justifier les mesures contre-r�volutionnaires. Le boulanger Fran�ois venait d'�tre injustement massacr� par des furieux; [Note: Ici des d�tails d'une f�rocit� r�voltante. On force un autre boulanger qui passait dans la rue � donner son bonnet; on en couvre la t�te coup�e du malheureux Fran�ois, qui est ensuite port�e de boutique en boutique, pes�e dans des balances. Sa jeune femme, enceinte de trois mois, accourt: des monstres lui pr�sentent cette t�te � baiser, la malheureuse tombe �vanouie, le visage baign� de sang. Son enfant meurt dans son sein.--Fran�ois avait sa boulangerie pr�s de l'Archev�ch� o� l'Assembl�e nationale tenait encore ses s�ances. Un assez grand nombre de pains saisis chez lui firent croire � un syst�me d'accaparement.] une vengeance particuli�re, plus encore que la faim, l'impitoyable faim, nous semble avoir d�termin� les circonstances atroces d'un tel meurtre. La v�rit� est qu'une bande tr�s-peu nombreuse de malfaiteurs trempa les mains dans ce sang. La presse d�mocratique n'eut qu'une voix pour fl�trir un si l�che assassinat. �Des Fran�ais! des Fran�ais!... s'�criait Loustalot; non, non, du tels monstres n'appartiennent � aucun pays; le crime est leur �l�ment, le gibet leur patrie.� On ne saurait �videmment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni � aucun des partis qui agitaient alors la R�volution: c'est le fait d'une poign�e de mis�rables. Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du r�gime absolu, Paris f�t livr� au brigandage et � l'assassinat? Au contraire; les propri�t�s se d�fendaient elles-m�mes par la saintet� du droit. Il existait une v�ritable conspiration g�n�rale contre les vices, les principes de la R�volution avaient moralis� toutes les classes de la soci�t�. Quoiqu'il y e�t tr�s-peu de police, les d�sordres avaient diminu�. �coutons le plus lu des journaux de cette �poque: �Les cabriolets, dit-il, n'�crasent plus personne; messieurs les aristocrates ne rossent plus leurs cr�anciers; on entend tr�s-peu parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enl�vent plus des filles de treize ans des bras de leurs m�res pour les conduire dans le lit d'un lieutenant de police.� Cette r�forme morale contrastait singuli�rement avec les iniquit�s de l'ancien r�gime que la presse r�v�lait de jour en jour. Au moment o� le soleil de la monarchie vint � d�cliner, les abus des hautes fonctions qui l'entouraient projet�rent une ombre plus grande, _altis de montibus umbrae_. Le _Livre rouge_ d�voila le scandale des pensions. �L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'�tait cr�� des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les latrines: toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les ordures �taient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa place, aurait d� �tre _magister morum_, le gardien des moeurs; enfin il avait su mettre la lune � contribution et assigner � une de ses femmes une pension connue sous le nom de _pension de la lune_. Je sais un ministre qui a sign� � sa ma�tresse une pension de 12 000 livres, dont elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des gal�riens.� A ces �normit�s, la d�mocratie naissante opposait la r�g�n�ration des moeurs, la diminution des d�lits. En v�rit�, le moment �tait mal choisi pour jeter le bl�me et l'injure � la face d'une population si raisonnable. Robespierre s'�leva �nergiquement contre le projet de loi qui s�parait la nation en deux groupes; l'un exer�ant tous ses droits politiques, l'autre exclu de toute participation aux affaires de l'�tat. Il parla aussi contre la loi martiale. �Les d�put�s de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des soldats, pourquoi? pour repousser le peuple, dans ce moment o� les passions, les men�es de tout genre cherchent � faire avorter la R�volution actuelle.� Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux principes. Il �choua, quoique la raison et la justice fussent de son c�t�. La th�se qu'il soutenait plut peut-�tre � Caton, mais elle d�plut aux dieux de l'Assembl�e nationale. La promulgation de la loi martiale se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette c�r�monie avait quelque chose d'imposant, mais aussi de triste et de lugubre: elle dura depuis huit heures du matin jusqu'� deux heures apr�s midi. Des hommes rev�tus d'un costume antique et �trange, en manteau, � cheval, suivis et pr�c�d�s de soldats, de tambours, s'arr�t�rent sur toutes les places, et firent la lecture du d�cret, � haute voix. Loin de calmer les habitants, une telle lecture, ce cort�ge th��tral, laiss�rent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de col�re et d'impatience. Quant � la force arm�e, sans discipline, il est vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lanc�e deux fois, depuis l'ouverture des �tats g�n�raux, sur la pr�rogative royale, il n'�tait plus question maintenant que de l'an�antir. On venait, solennellement et brusquement, de licencier le peuple. L'irritation de la masse des citoyens fit craindre un mouvement insurrectionnel. La cour et la municipalit� s'appr�t�rent � se servir de la loi martiale avant que les vingt-quatre heures fussent �coul�es. Il suffisait de trois sommations, apr�s lesquelles le canon d'alarme devait �tre tir�, le drapeau rouge arbor� sur l'H�tel de Ville. Le maire marchait alors en t�te de la force arm�e, et adressait aux groupes d'une voix haute et solennelle cet avertissement: --_On va faire feu! que les bons citoyens se retirent!_ Le parti d�mocratique voyait avec horreur cette violation de la souverainet� du peuple. A ses yeux, il ne pouvait y avoir deux classes de citoyens. La nation �tant indivisible, elle devait �tre admise tout enti�re � l'exercice de ses droits politiques. La garde nationale �tait compos�e de citoyens appartenant � la classe moyenne. Aussi commen�ait-elle � devenir suspecte. �Voici, s'�crie l'un des journaux du temps, tout le syst�me qui convient � la France: la nation ne peut �tre assur�e de sa libert� civile et politique qu'autant que les forces militaires, entre les mains des citoyens, formeront la balance des forces de l'arm�e... On voit � quoi tient l'existence de cette garde nationale, si brillante d�s son aurore, et � laquelle je ne connais qu'un d�faut, c'est qu'elle ne comprend pas la totalit� des habitants qui sont en �tat de porter les armes.� La distinction de citoyens _actifs_ et de citoyens _passifs_ r�voltait les sinc�res partisans de la doctrine du _Contrat social_; �tre, c'est agir; voil� donc plusieurs millions d'hommes rejet�s, de par la loi, dans le n�ant. Toute restriction impos�e � la volont� g�n�rale des citoyens limitait l'esprit m�me des institutions nouvelles. Quelques districts de Paris r�clam�rent, au nom de ces principes, contre la _loi martiale_: Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces _gens de rien_, que la R�volution avait promis de rendre � l'existence civile. La doctrine de la souverainet� nationale, � laquelle se ralliaient les d�mocrates sinc�res, n'�tait autre chose que le sens commun, ou, en d'autres termes, le consentement universel appliqu� � la politique. L'Assembl�e nationale continuait � discuter, et le compte rendu de ses s�ances retentissait d'un bout � l'autre du pays. Apr�s de longs d�bats, elle fixa les conditions d'�ligibilit�. La capacit� politique fut �valu�e � un marc d'argent, c'est-�-dire � huit �cus de six livres trois dixi�mes. Prieur de la Marne proposa un amendement: �Substituez, dit-il, la _confiance_ au marc d'argent.� Mirabeau appuya. �Je demande la priorit� pour l'amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est le seul conforme au principe.� Rejet�. Robespierre fit entendre quelques v�rit�s incontestables. �Rien n'est plus contraire, dit-il, � votre d�claration des droits, devant laquelle tout privil�ge, toute distinction, toute exception doivent dispara�tre. La Constitution �tablit que la souverainet� r�side dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a donc droit de concourir � la loi par laquelle il est oblig�, et � l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est pas vrai que tous les hommes soient �gaux en droits, que tout homme soit citoyen.� L'orage du sentiment public �clata surtout dans les journaux. �Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'�criait l'incendiaire Camille Desmoulins, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le d�cret du marc d'argent: il vient de constituer en France un gouvernement aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais citoyens aient remport�e � l'Assembl�e nationale. Pour faire sentir toute l'absurdit� de ce d�cret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau, Corneille, Mably, n'auraient pas �t� �ligibles... Pour vous, � pr�tres m�prisables, � bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre Dieu n'aurait pas �t� �ligible? J�sus-Christ, dont vous faites un Dieu dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le rel�guer parmi la canaille! et vous voulez que je vous respecte, vous, pr�tres d'un Dieu prol�taire et qui n'�tait pas m�me un citoyen _actif_! Respectez donc la pauvret� qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de _citoyen actif_ tant r�p�t�? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont pris la Bastille; ce sont ceux qui d�frichent les champs, tandis que les fain�ants du clerg� et de la cour, malgr� l'immensit� de leurs domaines, ne sont que des plantes v�g�tatives, pareils � cet arbre de votre �vangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au feu.� Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de verve que Camille, mais avec la m�me �pret� de raisonnements; ils y voyaient tous le germe d'une f�odalit� nouvelle, un corps �lectoral privil�gi�. Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assembl�e nationale poursuivait ses travaux. Le docteur Guillotin vint lire � l'une des s�ances un long discours sur la r�forme du Code p�nal. Cette question pr�occupait d�j� les esprits; car l'�chafaudage de la vieille Th�mis venait de s'�crouler. L'orateur proposa d'�tablir un seul genre de supplice pour tous les crimes qui entra�nent la peine de mort, et de substituer au bras du bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce nouveau syst�me d'ex�cution. �Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la t�te en un clin d'oeil et vous ne souffrez point.� L'Assembl�e se mit � rire.--Combien parmi ceux qui avaient ri devaient plus tard faire l'�preuve du fatal couperet! La philanthropie du docteur Guillotin obtint du succ�s dans le monde: une machine qui vous tue sans vous faire souffrir, sans m�me vous laisser le temps de dire merci, quel progr�s! Mais les hommes destin�s � former un jour le parti de la Montagne �taient d'un autre avis; il ne s'agissait pas tant, d'apr�s eux, de perfectionner l'instrument du supplice que d'abolir la peine de mort. Marat, dans son _Plan de l�gislation_, avait d�j� fait entendre sur ce sujet le langage de la raison et du l'humanit�. �C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arr�te toujours le m�chant par la rigueur des supplices: leur image est sit�t effac�e!... L'exemple des peines mod�r�es n'est pas moins r�primant que celui des peines outr�es, lorsqu'on n'en conna�t pas de plus grandes. En rendant les crimes capitaux, on a pr�tendu augmenter la crainte du ch�timent, et on l'a r�ellement diminu�e. Punir de mort, c'est donner un exemple passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manqu� le but d'une autre mani�re: l'admiration qu'inspire le m�pris de la mort que montre un h�ros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, inspire ce m�me m�pris aux sc�l�rats d�termin�s... Pourquoi donc continuer, contre les cris de la raison et les le�ons de l'exp�rience, � verser sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de satisfaire � la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils sont incorrigibles, il faut tourner leur ch�timent au profit de la soci�t�. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux d�go�tants, malsains, dangereux.� Robespierre et les plus inflexibles parmi les hommes de 93 avaient commenc� par r�clamer l'abolition de la peine de mort et des peines infamantes. Comment donc se fait-il, dira-t-on, qu'ils aient demand� plus tard la t�te des grands coupables envers la nation? C'est qu'� tort ou � raison ils regardaient les crimes politiques comme indignes de toute piti�, et que la R�volution �tant pour la France une question de vie ou de mort, ils crurent pouvoir s'affranchir des r�gles du droit commun. �Le salut du peuple, a dit un ancien, est la loi supr�me.� Nous appr�cierons cette doctrine dans le cours de l'ouvrage. La motion du docteur Guillotin eut, en d�finitive, un grand r�sultat: elle introduisit dans la loi l'�galit� du supplice quels que fussent le rang et l'�tat du coupable. �Le criminel, ajoutait l'article 2, sera _d�capit�_; il le sera par l'effet d'un simple m�canisme.� C'est ainsi qu'on d�signait alors la guillotine. Cette invention t�moignait du moins d'un certain adoucissement dans les moeurs: la soci�t� n'osait plus tuer l'homme officiellement par le minist�re de son semblable; elle employait pour cette horrible t�che quelque chose de sans coeur et sans entrailles, une machine insensible, aveugle, brutale comme la destin�e. D�sormais le bras qui frappe se cache pour donner la mort; le couteau est cens� avoir tout fait. Gr�ce � cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est la force. La R�volution avait r�ellement remu� la nature humaine dans ses profondeurs. La compassion envers le malheur s'�tait accrue. Les anciens supplices, si cruels, si prolong�s, semblaient presque aussi coupables que les crimes m�mes; ils les faisaient na�tre quelquefois en mettant sous les yeux de la multitude des tableaux hideux et des exemples de f�rocit� l�gale. �C'est, disait Loustalot, parce que M. le pr�sident, M. le pr�v�t et M. le lieutenant-criminel assassinent dans les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a assassin� Foulon et Bertier.� Les bons citoyens reconnaissaient l'importance d'humaniser le peuple par un Code p�nal moins s�v�re. La Vieille Th�mis �tait jug�e � son tour; et si l'�chafaud lui-m�me ne s'�croula pas sous la mal�diction publique, ce fut plut�t alors la faute des royalistes que celle des r�volutionnaires. La r�forme politique sonna le r�veil de la conscience humaine: les sensibles, les doux, les mis�ricordieux s'�levaient, au nom de la justice, contre un r�gime de sang qui avait dur� des si�cles. La r�action bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manoeuvres de l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom d'auteur, o� l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique, qui avait os� mettre l'Assembl�e nationale entre le roi et le pays. Ces �crivains anonymes mena�aient la France d'un retour aux anciennes institutions. �Tu nous cites toujours _la nation, la nation!_ Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le droit de dissoudre les �tats, et que c'est ce qui peut nous arriver de plus heureux?� L'opinion publique, de son c�t�, ne laissait �chapper aucune circonstance pour fl�trir les intrigues de la cour et des courtisans. Je ne parlerais pas du _Charles IX_ de M.-J. Ch�nier, si cette pi�ce n'avait �t� un v�ritable �v�nement politique lors de son apparition sur le th��tre. Elle avait rencontr� mille obstacles pour arriver � la sc�ne: le succ�s fut orageux. C'�tait tout un pass� de notre histoire que le public, ce soir-l�, �crasait, an�antissait, en quelque sorte, sous les tr�pignements de l'enthousiasme. �Des allusions fr�quentes et faciles � saisir, dit un critique du temps, toutes les grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en vers, voil� le secret du succ�s de cette pi�ce. Elle fait ex�crer le despotisme minist�riel, les intrigues f�minines des cours; elle prouve la n�cessit� de mettre un frein aux volont�s d'un roi, parce qu'il peut �tre ou faible ou cruel; elle apprend que le clerg� et l'�tat ne sont pas la m�me chose: elle est utile, tr�s utile dans le moment.� La R�volution venait de trouver son po�te. M.-J. Ch�nier m�lait � la passion du beau l'amour de la patrie r�g�n�r�e. [Illustration: Le club des Cordeliers.] L'Assembl�e nationale semblait sommeiller: cette imposante r�union de talents, telle que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la confusion m�me de ses lumi�res. Une chose manquait � ces hommes, la foi: ils marchaient au milieu de l'orage sur une mer soulev�e par la temp�te et de temps en temps ils se sentaient faiblir; le d�couragement s'emparait de leur �me. Un seul �tait fort comme le peuple: il croyait � la justice de la cause dont il avait embrass� la d�fense. Cet homme �tait Robespierre. N� dans la ville d'Arras, le 6 mai 1758 [Note: Il para�t que la maison o� il naquit est encore debout. On lit dans l'excellente _Histoire de Robespierre_ par Ernest Hamel: �A quelques pas de la place de la Com�die, � Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui d�bouche presque en face du th��tre, on voit encore, gardant fid�lement son ancienne empreinte, une maison bourgeoise de s�v�re et coquette apparence. �lev�e d'un �tage carr� et d'un second �tage en forme de mansarde, elle prend jour par six fen�tres sur la rue, sombre et �troite comme presque toutes les rues des vieilles villes du moyen �ge...�] il perdit sa m�re lorsqu'il n'avait encore que sept ans. Quelque temps apr�s, son p�re, avocat au conseil d'Artois, mourut de chagrin. A neuf ans, Maximilien �tait orphelin avec deux fr�res et une soeur; sa famille l'envoya suivre les cours du coll�ge d'Arras. Dou� d'une m�moire heureuse et d'un go�t tr�s prononc� pour l'�tude, il se trouva bient�t � la t�te de sa classe. Ses ma�tres le regardaient comme un _bon �l�ve_, seulement un peu concentr� en lui-m�me. Apr�s tout, les succ�s d'�cole ne prouvent rien, et les parents sont trop souvent d��us par ces fleurs pr�coces de l'intelligence. Maximilien eut bient�t appris tout ce qu'on enseignait au coll�ge d'Arras; pour aller plus loin, il lui fallait changer de milieu, entrer dans l'Universit� de Paris; mais o� trouver de l'argent pour payer sa pension? Il existait alors dans la capitale de l'Artois une abbaye c�l�bre, l'abbaye de Saint-Waast, qui disposait de quatre bourses au coll�ge Louis-le-Grand. A la sollicitation des parents et des amis du jeune Robespierre, l'�v�que du dioc�se, M. de Conzi�, obtint l'une de ces bourses pour son prot�g�. En 1769, Maximilien vint donc � Paris. L'instruction du coll�ge Louis-le-Grand devait beaucoup �largir la sph�re de ses id�es. Les souvenirs de l'antiquit� grecque et romaine exer�aient alors une grande influence sur l'esprit de la jeunesse. Robespierre redoubla d'ardeur au travail. Deux de ses camarades �taient Camille Desmoulins et Fr�ron, l'_Orateur du peuple_. Les �tudes classiques �tant termin�es, Robespierre se livra tout entier � l'�tude du droit; son p�re lui avait trac� le chemin du barreau; a vingt-quatre ans, il fut re�u avocat. De tous les grands �crivains et philosophes du XVIIIe si�cle, celui que Maximilien admirait le plus �tait J.-J. Rousseau. Il professait pour l'auteur du _Contrat social_ et de l'_�mile_ une sorte de culte. Un beau jour il se rendit � Ermenonville et frappa, le coeur serr� d'�motion, � la porte de l'ermitage. Que se passa-t-il dans cette entrevue? [Note: �Nul ne le sait,� r�pond M. Ernest Hamel auquel nous devons le r�cit de cette anecdote.] Rousseau �tait alors vieux, cass�, m�lancolique, ne sachant gu�re � qui il parlait ni ce que deviendrait plus tard ce jeune homme; il �tait � coup s�r tr�s loin de se douter qu'il avait devant les yeux le plus fervent et le plus redoutable de ses disciples, celui qui, arm� du glaive de la terreur, devait appliquer un jour ses doctrines et mourir sur l'�chafaud. Robespierre revint dans sa ville natale o� il s'�tablit comme avocat. [Note: �Ce jeune homme, avait �crit Ferri�re � l'un de ses amis, n'est pas ce que vous pensez. Ses succ�s de coll�ge vous ont tromp�. Il ne fera jamais plus que ce qu'il a fait; il ne saura jamais plus que ce qu'il sait. Sa t�te n'est point bonne; il a peu de sens, nul jugement. Il est d�pourvu de toute disposition non-seulement pour le barreau, mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point � Paris.� �videmment Ferri�re l'avait mal jug�.] Une occasion lui permit de sortir de l'obscurit�. Franklin avait mis � la mode les paratonnerres; mais cette merveilleuse invention rencontrait plus d'un obstacle dans les pr�jug�s des d�votes et les t�n�bres de l'ignorance. Un riche habitant de Saint-Omer avait fait �lever sur sa maison une de ces pointes de fer. Une dame voulut le contraindre � renverser �la machine�, sous pr�texte qu'un tel appareil mettait en danger les maisons du voisinage. De l�, proc�s. L'affaire fit beaucoup de bruit. Une �meute �clata presque dans la ville. Tout l'Artois prit parti dans la querelle, les uns pour, les autres contre le paratonnerre. Robespierre plaida en faveur de celui qui avait inaugur� � Saint-Omer la d�couverte de Franklin, d�fendit fermement la cause de la science et les vrais int�r�ts de la s�curit� publique. Il gagna son proc�s. Cet esprit intr�pide avait bien quelque chose � d�m�ler avec la foudre. Robespierre �tait avocat; mais il �tait aussi homme de lettres et membre de l'Acad�mie d'Arras. Son _Eloge de Gresset_ (1788) montre qu'il aimait alors la po�sie l�g�re. La R�volution l'entra�na bient�t vers des sujets plus graves. A la veille des �lections, il �crivait une _Adresse aux Art�siens_ sur la n�cessit� de r�former les �tats d'Artois. Envoy� par le Tiers � l'Assembl�e nationale, il monta plusieurs fois � la tribune, parla en faveur de la libert� individuelle et de la libert� de la presse, demanda qu'� la nation seule appartint le droit d'�tablir l'imp�t, combattit la loi martiale, s'�leva contre le marc d'argent et r�clama l'application du suffrage universel; son langage �tait clair et correct; ses raisons �taient p�remptoires; mais � ses discours fort travaill�s manquait ce rayon qui illumine la parole des grands orateurs. Jusqu'ici Robespierre s'�tait fait surtout conna�tre de la nation par une persistance inflexible dans sa ligne de conduite, une conviction aust�re qui r�sistait � toutes les �preuves, � tous les froissements de l'amour-propre bless�. Seul il plaide la cause de tous, la souverainet� de la raison publique, l'unit� de la famille humaine. Inaccessible aux passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute une salle, il n'�coute jamais que son id�e. Sa parole, son geste se d�gagent p�niblement; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui soul�ve le couvercle d'une compression �norme. Rien n'�chappe � sa p�n�tration obstin�e. Merlin de Thionville racontait que, pendant les s�ances, Robespierre faisait usage de deux paires de lunettes; les verres de l'une lui servaient � distinguer les objets �loign�s, les autres �taient pour les objets rapproch�s. C'est aussi � l'aide d'un double point de vue que son esprit fut � m�me de suivre les faits qui se passaient � courte distance, tout en appr�ciant, dans le lointain, les causes et les cons�quences probables des �v�nements. Mirabeau disait de lui: �Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il dit.� Laissons-le donc grandir dans la lutte et dans la temp�te. IX Apparition des clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites exerc�es contre les journaux d�mocratiques.--Marat racont� par lui-m�me.--Favras.--Les biens de l'�glise.--Projets des �migr�s.--L'Ami du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat � cet �gard.--Division de la France en 83 d�partements.--Les juifs, les protestants et les com�diens. Quelques d�put�s bretons avaient form� un club � Versailles, apr�s la s�ance royale du 23 juin: on y admit Siey�s, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres d�put�s. Quand la repr�sentation nationale se fut transport�e � Paris, le _club Breton_ choisit, pour tenir ses s�ances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honor�. On y pr�parait la discussion des mati�res qui devaient �tre soumises, le lendemain, � la d�lib�ration de l'Assembl�e. �La liste des membres de ce club, dit l'abb� Gr�goire qui en faisait partie, �tait orn�e de noms recommandables, et ses s�ances �taient un cours de saine politique.� En avant de la nation et de la plupart des d�put�s, il �clairait la marche des id�es r�volutionnaires. Quand une proposition �tait de nature � effaroucher l'Assembl�e, on commen�ait par lui ouvrir l'entr�e du club des Jacobins, o� elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure f�t venue de se pr�senter au congr�s de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse ni le caract�re exclusif qu'il acquit dans la suite. Une r�union bien autrement bruyante, originale et curieuse �tait celle qui si�geait au district des Cordeliers. De m�me que le club des Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom � un ancien couvent de moines, dans lequel les r�unions populaires avaient succ�d� aux exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils devaient bien s'�tonner � chaque fois que les mots de libert�, progr�s, souverainet� nationale, R�volution, retentissaient dans la salle. Nul autre qu'un t�moin occulaire et un grand artiste ne pouvait dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand r�le dans l'histoire de la R�volution Fran�aise. �La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatigu�e que celle de l'Assembl�e nationale. Il y a quelquefois des s�ances que prolongent bien avant dans la nuit l'int�r�t des mati�res et l'�loquence des orateurs. Ce district a, comme le congr�s, ses Mirabeau, ses Barnave, ses P�tion, ses Robespierre; _solemque suum sua sidera n�runt_. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'�tais venu habiter dans cette terre de libert�, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les p�res de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'�crivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de bapt�me, qui ne pouvaient nous d�fendre ni du despotisme pr�v�tal ni du despotisme f�odal, et d'o� les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effa�aient si ais�ment et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce v�ritable livre de vie, fid�le et incorruptible d�positaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me d�fendre d'un sentiment religieux; je croyais rena�tre une seconde fois; comme chez les Romains mon nom �tait inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me d�bitait, avec la gravit� d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac: �Ces noms pour le tyran sont �crits sur le cuivre; Il ne d�chire point les pages de mon livre.� �J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu, sinon comme Panglosse d'�tre dans le meilleur des mondes, au moins d'�tre dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au pr�sident qu'une jeune dame veut absolument entrer au s�nat. �On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des Fran�ais et des Cordeliers, personne ne propose la question pr�alable; mais c'�tait une opinante. C'�tait la jeune, la jolie, la c�l�bre Li�geoise, Th�roigne de M�ricourt. Tout en elle respire l'�nergie, la gr�ce et la sensibilit�. Elle s'avance avec un �clair dans les yeux; comme les pythonisses de l'antiquit� qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol charg� d'influences volcaniques, elle s'inspire, mont�e sur une R�volution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'�crie: �C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!� �--Oui, reprend Th�roigne, avec un petit accent li�geois qui donnait encore plus de charme et d'originalit� � son discours, c'est la renomm�e de votre sagesse qui m'am�ne au milieu de vous. Prouvez que vous �tes Salomon; que c'est � vous qu'il �tait r�serv� de b�tir le temple, et h�tez-vous d'en construire un � l'Assembl�e nationale: c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir ex�cutif log� dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir l�gislatif habite sous des tentes, et tant�t aux Menus-Plaisirs, tant�t dans un Jeu-de-Paume, tant�t au Man�ge, comme la colombe de No� qui n'a point o� reposer le pied. La derni�re pierre des derniers cachots de la Bastille a �t� apport�e au pied du s�nat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, d�pos�e dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous? H�tez-vous d'ouvrir une souscription pour �lever le palais de l'Assembl�e nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France enti�re s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus c�l�bres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les c�dres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont d� se mouvoir d'elles-m�mes, ce n'est pas pour b�tir les murs de Th�bes, mais pour construire le temple de la Libert�. C'est pour enrichir, pour embellir cet �difice qu'il faut nous d�faire de notre or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la premi�re. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes ext�rieurs auxquels s'attache son culte. D�tournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le v�ritable temple de l'�ternel, le seul digne de lui, c'est le temple o� a �t� prononc�e la D�claration des droits de l'homme. Les Fran�ais, dans l'Assembl�e nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voil� sans doute le spectacle sur lequel l'�tre Supr�me abaisse ses regards avec complaisance.� Camille �tait �bloui. �On con�oit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si anim�, et ce m�lange d'images emprunt�es du r�cit de Pindare et de ceux de l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calm�e, plusieurs honorables membres discut�rent la motion, l'examin�rent sous toutes ses faces, et conclurent comme la pr�opinante, apr�s lui avoir donn� de justes �loges, qu'on nomm�t des commissaires pour r�diger l'arr�t� et une adresse aux 59 districts et aux 83 d�parrements. Sur la demande de mademoiselle Th�roigne d'�tre admise au district avec voix consultative, l'Assembl�e a suivi les conclusions du pr�sident, qu'il serait vot� des remerciements � cette excellente citoyenne pour sa motion; qu'un canon du concile de Ma�on ayant formellement reconnu que les femmes ont une �me et la raison comme les hommes, on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la pr�opinante; qu'il sera toujours libre � mademoiselle Th�roigne, et � toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux � la patrie; mais que sur la question d'�tat, si mademoiselle Th�roigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assembl�e est incomp�tente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu � d�lib�rer.� Le district des Cordeliers avait pour pr�sident Danton, qui fut renomm� quatre fois, malgr� les efforts des royalistes. Cette pr�sidence continu�e donna l'�veil � la calomnie: le bruit se r�pandit qu'une telle �lection �tait entach�e de brigue. La susceptibilit� des �lecteurs s'�mut des accusations qu'on faisait courir. L'Assembl�e tout enti�re r�pondit par une d�lib�ration qui fut communiqu�e aux 59 autres districts. On y d�clare �que la continuit� et l'unanimit� des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donn� les preuves les plus fortes et les plus �clatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assembl�e pour ce ch�ri pr�sident (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualit�s, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des suffrages � chaque r��lection, rejettent bien loin toute id�e de s�duction et de brigue. L'Assembl�e se f�licite de poss�der dans son sein un aussi ferme d�fenseur de la libert�, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.� Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entra�ner: Danton, lui, poss�dait une force d'attraction consid�rable. Le magn�tisme de son regard, l'entra�nement de sa parole et de son geste, �tait irr�sistible. Camille Desmoulins, Fabre d'�glantine, l'aimaient comme un dieu, comme une ma�tresse. Un temp�rament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une �me accessible � toutes les passions fortes, une �nergie quelquefois brutale, voil� l'homme. Des scrupules, aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la R�volution Fran�aise, il repr�sentait l'animation robuste du peuple, Hercule avec son �loquence pour massue. La R�gence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inf�rieures et moyennes: les vices de Danton avaient le caract�re des circonstances troubl�es au milieu desquelles il v�cut; fougueux, emport� par ses instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut non-seulement un grand homme: il fut son �poque. Le parti des mod�r�s ne tarda point � s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des �crivains, le rempart de la libert� de la presse. Marat avait lanc� de terribles attaques contre le Ch�telet,--un tribunal de sang qui �crasait le moucheron et m�nageait l'�l�phant.--Le Ch�telet venait, en cons�quence, de d�cerner un mandat d'amener contre l'Ami du peuple. Laissons-le raconter lui-m�me ses tribulations: �Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes apr�s, je vis d'une crois�e toute l'exp�dition.--A onze heures et demie s'avanc�rent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Com�die, par celle Saint-Andr�, plusieurs d�tachements de huit hommes tr�s-peu �loign�s les uns des autres. Apr�s le mot d'ordre donn� � l'officier qui commandait le corps de garde qui est � ma porte, ses d�tachements s'y rassembl�rent, et, lorsque le dernier fut arriv�, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte coch�re, se r�pandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se pr�sent�rent � la porte de mon appartement qu'ils trouv�rent ferm�e, puis ils descendirent � mon imprimerie, demand�rent � mes ouvriers o� j'�tais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits o� je pouvais me trouver, et enlev�rent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une _D�nonciation en r�gle contre le minist�re des finances_, pr�te � para�tre. Ils avaient certainement � leur t�te quelque espion bien au fait des personnes qui sont � mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arriv�rent � la porte de ma retraite, et je les aper�us par le trou de la serrure. Ensuite ils entr�rent dans plusieurs pi�ces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'�tais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous � la fois, sans laisser un seul homme en arri�re. D�s qu'ils furent �loign�s, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient pr�sent� au corps de garde un d�cret du Ch�telet, portant ordre de m'enlever partout o� je serais. Cet ordre �tait �crit sur un chiffon de papier non timbr�. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs t�moins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'�tait pass� rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forc� la porti�re de leur ouvrir mon appartement. F�ch�s de ne rien trouver, on les a entendus dire: �_Ce b....., nous l'aurons mort ou vif._� Marat aurait sans doute succomb� dans sa lutte avec le Ch�telet, si le district des Cordeliers ne f�t venu � son secours et n'e�t fait suspendre les poursuites en interposant un arr�t� ainsi con�u: �Consid�rant que dans ces temps d'orage, que produisent n�cessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par cons�quent, de tous les districts de Paris, qui se sont d�j� signal�s si glorieusement dans la R�volution, de veiller � ce qu'aucun individu de la capitale ne soit priv� de sa libert� sans que le d�cret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caract�re de v�rit� capable d'�carter tout soup�on de vexation ou d'autorit� arbitraire.� L'affaire alla au Ch�telet, du Ch�telet � la Commune, de la Commune � l'Assembl�e g�n�rale des repr�sentants. La r�sistance du district fut jug�e ill�gale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et, dans la pr�vision d'une nouvelle tentative contre la s�ret� d'un citoyen, ils pos�rent deux sentinelles � la porte de Marat. Cependant une petite arm�e, infanterie et hommes � cheval, pr�c�d�e d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comit� civil du district de remettre entre ses mains le citoyen d�cr�t� de prise de corps; refus. Le comit� d�clare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et d�pute quatre de ses membres � l'Assembl�e nationale. L'Assembl�e improuve la conduite du district, d�clare ses pr�tentions t�m�raires. Pendant ce temps, la cavalerie, divis�e en plusieurs corps, se range sur la place du Th��tre-Fran�ais (aujourd'hui le caf� Procope) et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy et toute la rue des Foss�s-Saint-Germain-des-Pr�s; une r�serve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voil� bien du monde sur pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment pour le d�fendre. Le district refuse de se rendre � l'arr�t� de l'Assembl�e nationale et envoie une d�putation � Lafayette. Les t�tes s'�chauffent; des figures mena�antes s'amassent autour de la force arm�e, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, �l�vent fortement la voix. �Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, �tait assez l�che pour vouloir arr�ter l'Ami du peuple, je lui br�lerais la cervelle moi-m�me.� Le bataillon du district �tait tout entier sous les armes, pr�t � repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, �coutant les conseils de la prudence, se retir�rent. Le lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire: Marat s'�tait �chapp�. [Illustration: Marat.] Le journal _l'Ami du peuple_ fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence pour �tudier le caract�re d'un des hommes les plus �tranges, les plus calomni�s, les plus influents de la R�volution. La conscience de Marat! qui osera regarder dans cet ab�me? Rassurons-nous et voyons froidement.--Je le laisse raconter lui-m�me son enfance: �N� avec une �me sensible, j'ai encore re�u de ma m�re une �ducation parfaite; cette femme, tant aim�e et tant regrett�e, m'inspira, quand j'�tais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-m�me aux bonnes moeurs, et �carta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'�tais vierge � vingt ans. La seule passion qui d�vor�t alors mon �me �tait celle de la gloire. A cinq ans, j'aurais voulu �tre ma�tre d'�cole, � quinze ans professeur, auteur � dix-huit ans, g�nie cr�ateur avant ma vingti�me ann�e. Pendant ma premi�re enfance, mon organisation �tait tr�s-d�bile; aussi n'ai-je connu ni la p�tulance, ni l'�tourderie, ni l'amour du jeu. Mes ma�tres obtenaient tout de moi par la douceur; je me r�voltais au contraire devant un ch�timent injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en con�us fut ineffa�able. Vous allez juger de la fermet� de mon caract�re: j'avais alors onze ans; on voulut me faire rentrer � l'�cole, je r�sistai. On essaya de me dompter par la faim; je je�nai deux jours entiers sans me rendre � la volont� de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire fl�chir par la faim, essay�rent de la prison; ils m'enferm�rent dans une chambre o� il y avait une fen�tre. Je ne pus alors r�sister � l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la crois�e et me pr�cipitai dans la rue, o� je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le go�t de l'�tude; � part le petit nombre d'ann�es que j'ai consacr�es � l'exercice de la m�decine, j'ai pass� ma vie dans la retraite, � m'�couter en silence, � chercher les destin�es de l'homme au del� du tombeau, et � porter une inqui�te curiosit� sur l'histoire de la nature.� Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion �tait l'amour de la gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers ouvrages. Son livre sur l'homme est �crit dans un style d�color�, fade, d�clamatoire, qui se r�chauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau. Son esprit mobile s'essayait � tout. Marat se livra p�le-m�le � divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumi�re; ses ambitieuses exp�riences n'allaient � rien de moins qu'� d�tr�ner les id�es de Newton. Les Acad�mies d�daign�rent ses travaux: il se r�cria; un des savants de cette �poque, M. Charles, le traita avec une ironie m�prisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engag� dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'�tait pas assez ouvert pour embrasser tous les �l�ments de la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie n'�tait pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le d�mon des d�couvertes le tourmentait. Ses moeurs �taient r�gl�es; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de caf� � l'eau lui suffisaient. Sa mani�re de vivre �tait bizarre, son temp�rament volcanique. Il �crivait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouill�e sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale � cause de la concordance du titre avec le caract�re de l'homme: _Recherches sur l'�lectricit� m�dicale_.--Marat fut dans la suite l'�tincelle �lectrique de la R�volution. Avant l'ouverture des �tats g�n�raux, Marat n'�tait point demeur� �tranger � la politique. N� en Suisse, il se vit entra�n� tout jeune, par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le mouvement qui se pr�parait. Il avait plusieurs fois voyag�; l'�tude qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des peuples courb�s sous le poids de la mis�re et soumis � des lois iniques, fortifia son horreur inn�e du despotisme. Il s'int�ressa d�s lors � l'affranchissement de toutes les nations du globe. En 1774, il avait couru en Angleterre. �J'avais �t�, dit-il, pour influencer, au moyen d'un �crit, les �lections du Parlement; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; � peine si j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir �veill�, je fis un usage si excessif de caf� � l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'an�antissement; toutes les facult�s de mon �me �taient �tonn�es; je restai treize jours en ce triste �tat dont je ne sortis que par le secours de la musique.� Cet ouvrage �tait intitul� _les Cha�nes de l'esclavage_; mal �crit et d'une �rudition commune, il �tait cependant plein d'aper�us. Le champ de la discussion sur les r�formes sociales �tait ouvert: en 1778, Marat, toujours remuant, adressait � une soci�t� helv�tique le plan d'une l�gislation criminelle. �A mesure, �crivait-il, que les lumi�res se r�pandent, elles font changer l'opinion publique; peu � peu les hommes viennent � conna�tre leurs droits; enfin ils veulent en jouir; alors, alors seulement ils cherchent � devenir libres.� Marat se montre surtout frapp�, dans cet ouvrage, de l'inconv�nient des in�galit�s sociales qui s'opposent � l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la toile d'araign�e: elle retient le moucheron et laisse passer le chameau; c'est-�-dire que les d�lits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches �chappent � la r�pression. Cet �crit est d'ailleurs un mod�le de raison et d'humanit�; s'agit-il de _rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature g�missante, son coeur se serre, la plume lui tombe des mains._ Marat �tait donc pr�par� � une r�novation politique et sociale: il l'attendait depuis des ann�es. �J'arrivai, dit-il, � la R�volution avec des connaissances tr�s-vari�es et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me r�volter; la vue des mauvais traitements exerc�s par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Gen�ve, o� je suis n�; � Londres, o� j'ai demeur� longtemps; � Bordeaux, o� j'ai v�cu dix ann�es; � Dublin, � Edimbourg, � la Haye, � Utrecht, � Amsterdam, o� j'ai voyag�; � Paris, o� je mourrai sans doute, j'ai toujours appel� de mes voeux une r�volution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits.� Elle vint, cette R�volution tant d�sir�e. �Le jour de l'ouverture des �tats g�n�raux, s'�crie-t-il, fut pour moi un jour de d�livrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir fr�res et mon coeur s'ouvrit � toutes les joies de l'esp�rance. J'�crivis alors que la R�volution pouvait se faire sans verser une goutte de sang.� L'organisation physique de Marat l'appelait bien plut�t � la douceur et � la compassion qu'� la cruaut� bestiale. Il avait la fibre d�licate, les joues tendues, les l�vres �paisses et molles, les narines enfl�es, quelque chose d'un peu �gar� dans les yeux, mais sans col�re. �Marat, dit Fabre d'�glantine qui l'a connu, �tait fortement sensible, et Marat �tait tr�s-faible.� Comme toutes les natures ch�tives, il avait un caract�re cr�dule, inquiet et soup�onneux; dispos� � l'amour du genre humain, il g�missait sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se rendent coupables. Il serait sans doute plus court de d�clarer ici, avec la plupart des �crivains, que Marat �tait un _tigre alt�r� de sang_; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine. Dans les premiers temps de la R�volution, Marat avait fond� une tribune pour y d�fendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprim�s. Il plaida d'abord cette cause avec une �nergie mod�r�e par l'esp�rance du succ�s: mais bient�t il crut voir le mouvement d�vier; des obstacles, qu'il n'avait point pr�vus, surgirent l'un apr�s l'autre; les nobles d�poss�d�s cherch�rent � entraver la marche de la R�volution naissante: � cette vue, Marat, impatient et d�concert�, fr�mit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilit� convulsive de cet �tre fr�le donnait, par instants, aux articles de _l'Ami du peuple_ la couleur d'une feuille imprim�e avec du sang. On voudrait d�truire ces pages que regrettait peut-�tre, le lendemain, l'auteur revenu au calme et � la conscience de ses devoirs. Aucun sacrifice ne lui co�ta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. �Vous accusez le destin, �crivait-il au ministre Necker, de la singularit� des �v�nements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous �tiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie � une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renonc� � la conservation de vos jours pour �clairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, d�s l'instant de votre gu�rison, vous lui aviez consacr� votre repos, vos veilles, votre libert�! Si vous vous �tiez r�duit au pain et � l'eau pour consacrer � la chose publique tout ce que vous poss�diez! Si, pour d�fendre le peuple, vous aviez fait la guerre � tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortun�s, vous �tiez brouill� avec tout l'univers sans m�me vous m�nager un seul asile sous le soleil! Si, accus� tour � tour d'�tre vendu aux ministres que vous d�masquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'�tat auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, d�cr�t� tour � tour par les jugeurs iniques dont vous auriez d�nonc� les pr�varications, par le l�gislateur dont vous d�masqueriez les erreurs, les iniquit�s, les desseins d�sastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins arm�s contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous �tiez d�termin� � vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menac� d'�tre t�t ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai travers�s, des fripons que j'ai d�masqu�s; ignorant le sort qui m'attend, et destin� peut-�tre � p�rir de mis�re dans un h�pital, m'est-il arriv� comme � vous de me plaindre? Il faudrait �tre bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'�l�vation dans l'�me, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, � ce prix, vingt-cinq millions d'hommes � la tyrannie, � l'oppression, aux vexations, � la mis�re, et de les faire enfin arriver au moment d'�tre heureux.� Cette feuille �tait n�cessaire pour surveiller et d�masquer les principaux acteurs de la contre-r�volution. Sans cesse sur la br�che, Marat emp�chait de relever les pierres de l'ancien r�gime; ombrageux, il se piquait de conna�tre les hommes; _d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs_. La v�rit� est qu'il ne se m�prit gu�re sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les trait�s secrets de ce tribun avec le ch�teau. Marat, c'�tait l'�me de la d�fiance populaire. A c�t� du fanatisme r�volutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Ch�telet avait � juger le marquis de Favras, qui avait form� le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a P�ronne. Voici le plan du complot: rassembler les m�contents des diff�rentes provinces, donner entr�e dans le royaume � des troupes �trang�res, et se mettre ainsi � la t�te d'une contre-r�volution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'�tait m�l� sourdement et timidement � cette conspiration contre l'�tat. Favras fit preuve de courage et de fid�lit� en ne d�non�ant pas son _auguste_ complice. Les papiers relatifs � cette affaire furent remis plus tard � Louis XVIII par madame du Cayla, et br�l�s dans le t�te-�-t�te.] Favras avait v�cu en aventurier, il mourut en h�ros. Lorsqu'il sortit du Ch�telet, apr�s s'�tre confess�, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arriv� � la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arr�t de mort qu'il lut lui-m�me d'un ton de voix assur�, nu-pieds, nu-t�te, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamn� avait p�li, mais sa contenance �tait toujours ferme. De la Gr�ve, Favras monta � l'H�tel de Ville: il �crivit cinq � six lettres et dicta lui-m�me son testament avec la tranquillit� d'un homme qui ne toucherait pas � ses derniers moments. La nuit �tait survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'H�tel de Ville ne cessait de crier: _Favras! Favras!_ On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamn� descendit de l'H�tel de Ville, marchant d'un pas assur�. Au pied du gibet, il �leva la voix, en disant: _Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi._ Arriv� � la moiti� de l'�chelle, il dit d'un ton aussi �lev�: _Citoyens, je vous demande le secours de vos pri�res, je meurs innocent_. Au dernier �chelon, Favras r�p�ta une troisi�me fois: _Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi_; alors, se tournant vers le bourreau: _Et toi, fais ton devoir_. Une question commen�ait � jeter le trouble dans le sein de l'Assembl�e nationale, c'�tait celle des biens eccl�siastiques. D�j� plusieurs membres avaient demand� qu'une partie des richesses du clerg� f�t employ�e � l'am�lioration des finances de l'�tat: rien de plus conforme que ce projet � l'esprit de d�sint�ressement et de sacrifice qui est l'esprit m�me de l'�vangile. Tous les pr�tres de bonne foi le reconnurent. �L'�glise, �crivait l'un d'eux, nous est repr�sent�e comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est l� notre mod�le. Allons faire notre pri�re et disons: Grand Dieu, vous aviez donn� beaucoup de biens � nos fr�res, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons � la nation de qui nous les tenons.� La masse des eccl�siastiques se montrait fort �loign�e de partager ces g�n�reux sentiments; la r�sistance venait surtout de la part des �v�ques, entre les mains desquels �taient les richesses de l'�glise de France. Jusque-l� le clerg� n'avait point trop ouvertement oppos� son influence aux d�cisions de la majorit� du pays: la concordance des principes chr�tiens et des id�es r�volutionnaires �tait assez manifeste pour qu'on n'os�t pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progr�s de l'esprit humain. Mais quand la R�volution eut tenu aux ministres du culte le langage que J�sus lui-m�me tenait � un riche; quand elle leur eut dit: �Laissez � l'�tat ce que vous poss�dez, puis venez et suivez-moi,� oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clerg� s'en alla triste, courrouc�. La discussion sur les biens eccl�siastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789. Il y avait alors dans l'�glise une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des ais�s et des pauvres; tout cela contraire � l'esprit de l'institution. Comment des pr�lats entour�s d'un faste insultant, des abb�s coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur � un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres l�gu�es par les �ges d'ignorance et de superstition? L'ambition des d�positaires infid�les de l'�vangile ne savait pas m�me se renfermer dans le cadre des dignit�s eccl�siastiques: ils avaient brigu� partout les premi�res places. �La religion veut, au contraire, d�clarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'�tain, apr�s avoir cit� une foule de textes: _Que leur r�gne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent �tre les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc._, leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez � votre �vangile, mettez-vous � la derni�re place qu'il vous assigne; soyez du moins nos �gaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous �tes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, tr�s-r�v�rendissime p�re en Dieu, monseigneur l'archev�que de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: _Quidquid dixeris argumentabor_.� Le haut clerg� aima mieux se retirer de la R�volution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amen� dans l'�glise le d�clin des croyances et la corruption des moeurs. Des hommes de loi, profond�ment vers�s dans la science des d�cr�tales et des conciles; des abb�s jans�nistes, des eccl�siastiques connus par la rectitude de leur jugement, d�montr�rent que le clerg� n'�tait pas propri�taire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient �t� donn�s au culte et non aux pr�tres; l'�tat pouvait donc en exiger la restitution: mais quand m�me l'�glise e�t �t� r�ellement d�pouill�e, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'�tre all�g�e du fardeau de ces richesses qui lui ali�naient le coeur des populations? Ne devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas �crit dans l'�vangile: �Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau?� Le haut clerg� ne voulait rien c�der: il r�clama, protesta; au langage irrit� des �v�ques, on e�t dit que rendre les biens, pour eux, c'�tait rendre l'�me. J�sus se relevait � demi du tombeau tout charg� de liens, et criait � ces indignes ministres: �Vous me d�shonorez! Je vous ai dit que mon royaume n'�tait pas de ce monde, et vous avez �tabli un �tat dans l'�tat. Je vous ai dit: N'amassez point de tr�sors, _nolite thesaurisare_, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confi�. Je vous renie devant mon p�re comme vous m'avez reni� devant la nation.� Ce langage, quelques bons pr�tres le firent entendre � la tribune: �Qui oserait me dire, s'�criait le cur� de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'�glise a �t� donn� aux pauvres; que l'autre tiers a �t� consacr� � l'entretien des �glises; que les pr�tres du second ordre ont �t� �quitablement salari�s? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clerg� a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'�tait pas propri�taire.� L'abb� Gouttes s'�criait au milieu des murmures: �Vous n'y gagnerez rien; je dirai la v�rit�. Je dirai qu'on aurait moins calomni� le clerg� et qu'on aurait b�ni la religion, si les eccl�siastiques se fussent respect�s davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les pers�cutions, les pr�tres, n'ayant pas l'administration de leur �glise, �taient vraiment vertueux; mais les pers�cutions cess�rent. Alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de leur troupeau, et l'abandonn�rent aux loups... Quand les l�gislateurs r�primeront les abus, quand ils supprimeront les b�n�fices simples, quand ils r�duiront les eccl�siastiques � un traitement particulier... les l�gislateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoy�s sur la terre pour r�tablir dans l'�glise les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exil�es.� La droite de l'Assembl�e interrompait, tr�pignait, murmurait... �O hommes de peu de foi! s'�cria-t-il on se tournant de ce c�t� de l'Assembl�e, prenez-vous donc J�sus-Christ pour un avare ou pour un voleur, que vous liiez si fort sa cause � celle des int�r�ts mat�riels? Je vous dis, moi, que votre cupidit� le d�go�te; vous faites rougir Dieu!� Les membres du haut clerg� s'indignaient qu'on compar�t leur richesse � l'indigence des ap�tres: les temps, selon eux, �taient chang�s; autres moeurs; il fallait suivre le courant des soci�t�s humaines.--Et pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilit� des institutions de l'�glise, quand on vous presse de marcher avec le si�cle? A bout de raisons, le haut clerg� insinuait qu'on en voulait � la racine m�me du christianisme. Ici Charles Lameth rapproche tr�s-heureusement la R�volution et l'�vangile: il montre que l'une et l'autre se rencontrent sur certains points: �Lorsque l'Assembl�e s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de pr�senter une motion (la motion de dom Gerle) [Note: Dom Gerle, chartreux, membre du club des Jacobins, bon coeur, mais t�te faible, avait demand� que, pour fermer la bouche � ceux qui calomniaient les sentiments religieux de l'Assembl�e, on d�clar�t la religion catholique, apostolique et romaine, religion de la nation.] qui peut faire douter de ses sentiments religieux? Ne les a-t-elle pas manifest�s, quand elle a pris pour base de ses d�crets la morale et la religion? Qu'a fait l'Assembl�e nationale? Elle a fond� la constitution sur la fraternit� et sur l'amour des hommes; elle a, pour me servir des termes de l'�criture, �humili� les superbes�; elle a mis sous sa protection les faibles et le peuple, dont les droits �taient m�connus, elle a enfin r�alis�, pour le bonheur des hommes, ces paroles de J�sus-Christ lui-m�me, quand il a dit: �Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers.� Elle les a r�alis�es; car, certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la soci�t�, qui poss�daient les premiers emplois, ne les poss�deront plus.� L'abolition des ordres monastiques, la vente des biens de l'�glise et la suppression des voeux furent d�cr�t�s; la nation se chargea des frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un pas � faire; il fallait reconstituer l'�glise sur ses antiques bases. Une refonte g�n�rale de la discipline eccl�siastique �tait devenue n�cessaire. Les id�es avaient pris, depuis deux si�cles, une direction nouvelle; les peuples avaient besoin d'une notion plus d�mocratique de la Divinit�; la formidable hi�rarchie du clerg� catholique avait fini par masquer le ciel comme l'�chelle de Jacob. Quel beau moment pour l'�glise, si, au lieu d'associer la foi � ses ambitions, � ses int�r�ts, et de m�ler Dieu dans sa querelle, elle e�t renouvel� de fond en comble l'�difice religieux! Se renouveler par les institutions, c'est vivre. Une singuli�re recrue vint au secours de la philosophie et du bon sens. Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du P�rigord; elle ne venait pas, comme Jeanne d'Arc, sauver la France, mais l'�glise. Visionnaire, un peu folle, elle avait pass� son enfance dans la retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses: son coeur se fondait au son des cloches, � un chant d'�glise ou � la vue d'un crucifix. Elle entendait des voix qui l'avertissaient de sa mission. La voil� qui abandonne tout, famille, pays; elle renonce � l'amour; elle foule aux pieds les coquetteries et les d�licatesses de son sexe: plus de moelleuses �toffes, de la bure; plus de parures, de la cendre. Elle �teint sa beaut�, sa fraicheur, pour ne pas tenter les regards profanes qui s'arr�teraient sur une enveloppe trop s�duisante. [Illustration: Les Cordeliers avaient pos� deux sentinelles � la porte de Marat.] Cependant, que lui disait l'esprit? �L'�glise doit rentrer dans sa v�rit� primitive: toutes les cours romaines et �piscopales, ouvrages de la cupidit� des hommes, vont s'�crouler au premier jour. Dieu ne veut plus tol�rer ce colosse qui a effray� les nations.� Les grands �v�nements qui commen�aient � �tonner l'Europe remuaient depuis longtemps son cerveau hallucin�. Elle arrive un jour � Paris, pieds nus: �Le temps, dit-elle, o� il faut que toute justice se fasse est arriv�. Il ne r�sultera d'autre destruction que celle des pr�jug�s et de la cause des maux qui inondent toute la terre... Si on met du retard � seconder mes vues, une saign�e cruelle s'ensuivra.� Le prodige fit du bruit: les �v�ques de l'Assembl�e nationale, et plusieurs membres du clerg� de France, consult�rent Suzette Labrousse. �Pour savoir la marche � tenir, leur disait-elle, il ne faut point �tre savant: il ne faut qu'�tre bon. Le moment est venu de renoncer aux b�n�fices, aux d�mes, aux richesses, qui sont � l'�glise ce que l'ivraie est au bon grain. R�chauffons tous nos coeurs sans d�lai pour r��difier � l'�tre Supr�me un nouveau corps resplendissant de lumi�re.� La foi na�ve de cette paysanne confondit l'orgueil et la sagesse des docteurs. Il s'agit bien de mysticisme! Pour juger sainement les faits, il faut nous placer � un tout autre point de vue. La vente des propri�t�s eccl�siastiques fut une question de droit. Les biens dont l'�glise n'�tait que d�positaire devaient retourner � la nation qui avait fait le d�p�t. De quel droit l'�tat s'emparait-il de ces biens? Les juristes r�pondaient: _Du droit de d�sh�rence_. Le clerg� cessant d'�tre une corporation avait perdu la qualit� de propri�taire; l'�tat lui succ�dait. Le gouvernement fut donc autoris�, par un d�cret de la Constituante, � vendre les domaines de l'�glise jusqu'� concurrence de quatre cents millions. L'�tat s'engageait, de son c�t�, � pourvoir aux besoins des ministres du culte et au soulagement des pauvres. La France courait-elle � l'ab�me? La R�volution �tait entour�e d'ennemis: les membres de l'aristocratie, d�truite et dispers�e, cherchaient � se reformer au del� du Rhin en un corps d'arm�e. Trop faibles pour agir seuls, les �migr�s pr�tendaient soulever en leur faveur les puissances voisines et rentrer avec elles, en France, les armes � la main. Leur plan �tait de d�livrer Louis XVI, qu'ils affectaient de croire prisonnier de la R�volution: le pays insurg� devait alors �tre s�v�rement puni et le gouvernement rendu � sa forme primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains �trangers envers les r�volutionnaires favorisaient beaucoup les entreprises de la noblesse fran�aise. L'horizon diplomatique �tait charg� de nuages. Un cordon _sanitaire_ se formait de tous c�t�s, sur les fronti�res, pour emp�cher le d�veloppement du mal fran�ais; on appelait ainsi cet enthousiasme de la libert� qui, pour des spectateurs froids, avait les caract�res d'une v�ritable fi�vre. La France cependant ne pouvait reculer. Un homme peut bien, quand la paix g�n�rale du monde l'exige, retenir la v�rit� en lui-m�me; un peuple, non. L'existence de la R�volution importait � l'univers; il fallait que la France se sacrifi�t, au besoin, pour propager ses id�es. Les peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-m�mes: mais il �tait � craindre qu'une longue pratique de la servitude n'�touff�t dans leur coeur la voix des int�r�ts les plus sacr�s. Ces r�flexions roulaient dans la t�te des r�volutionnaires, quand l'Assembl�e nationale ouvrit sa discussion sur le droit du d�clarer la paix ou la guerre. A qui ce droit doit-il appartenir? Les courtisans r�pondaient: Au roi; les d�mocrates disaient: A l'Assembl�e l�gislative. A la t�te de ceux qui professaient cette derni�re opinion �tait Robespierre. �Pouvez-vous ne pas croire, s'�cria-t-il, que la guerre est un moyen de d�fendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se pr�senter diff�rents partis � prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des armements, vous croyiez devoir faire une grande d�marche et montrer une grande loyaut�. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que, suivant les principes bien diff�rents de ceux qui ont fait le malheur des peuples, la nation fran�aise, contente d'�tre libre, ne veut s'engager dans aucune guerre et veut vivre, avec toutes les nations, dans cette fraternit� qu'avait command�e la nature. Il est de l'int�r�t des nations de prot�ger la nation fran�aise, parce que c'est de la France que doivent partir la libert� et le bonheur du monde.� Paix avec tous les peuples de la terre, tant que la France ne serait point attaqu�e, tel �tait, comme on le verra plus tard, l'id�e fixe de toute sa vie. La guerre offensive �tait contraire � tous les principes de la d�mocratie. La France d'alors n'avait nulle intention d'�tendre son territoire, nulle ambition de race; elle voulait se donner pour forteresses la paix et la fraternit�. La R�volution naissante voulait �tendre les principes de la justice aux relations internationales. Les peuples doivent se traiter en fr�res; l'un d'eux ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui fit. Dans cette discussion solennelle, certains hommes mirent au jour leurs pens�es secr�tes, et la discussion du droit de paix et de guerre eut pour r�sultat de d�masquer Mirabeau. Ce grand homme indigne de ce nom passa timidement � la cour et � la contre-r�volution. Les feuilles publiques le d�nonc�rent; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui l'avait le plus aim�, se d�cha�na contre lui: �Tu as beau me dire que tu n'as pas �t� corrompu, que tu n'as pas re�u d'or, j'ai entendu la motion. Si tu en as re�u, je le m�prise; si tu n'en as pas re�u, c'est bien pis, je l'ai en horreur.� Pendant ce temps-l�, Mirabeau louait un h�tel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte. L'Assembl�e nationale avait eu la d�licatesse d'inviter Louis XVI � fixer lui-m�me sa liste civile: il lui demanda 25 millions; _le pauvre homme!_ Quatre d�put�s seulement os�rent, dans le vote par assis et lev�, refuser une somme si exorbitante; l'un de ces quatre �tait l'abb� Gr�goire. La nuit du 4 ao�t avait mis la cogn�e � l'arbre du r�gime f�odal; mais la noblesse se soutenait encore par le prestige de ses titres nobiliaires, _stat magni nominis umbra_. Cette ombre m�me devait dispara�tre devant la Constitution. L'aristocratie de l'ancien r�gime l�gua, cette fois, un grand exemple � toutes les aristocraties futures: elle s'ex�cuta elle-m�me simplement, gravement, et avec ce je ne sais quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un de Noailles, un Montmorency, combattre les p�les arguments d'un petit abb� Maury, avec toute la sup�riorit� que donne la dignit� du sacrifice et du d�sint�ressement. �An�antissons, s'�criait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de l'orgueil et de la vanit�. Ne reconnaissons de distinction que celle des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte Washington, le baron Fox? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont pas besoin de qualification pour qu'on les retienne; on ne les prononce jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses propositions qui ont �t� faites. Je demande en outre que d�sormais l'encens soit r�serv� � la Divinit�. [Note: L'usage d'encenser le seigneur du lieu �tait �tabli dans les paroisses.] Je supplierai aussi l'Assembl�e d'arr�ter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'� pr�sent avilie, et je demanderai qu'� l'avenir on ne porte plus de livr�e.� Parmi les plus ardents r�volutionnaires, il y en avait d'engag�s personnellement au maintien de ces titres. Ils ne daign�rent pas m�me parler contre ces distinctions antisociales, qui �taient mortes depuis longtemps dans leur coeur; ils laiss�rent faire. Le d�cret passa au milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces claquements de mains, une voix qui retentit du bout du monde � l'autre. �Elle est tomb�e, elle est tomb�e, la grande Babylone des nations, cette f�odalit� qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux pieds d'argile, qui s'affaisse lui-m�me sous le poids de son injustice!� Un homme bl�ma pourtant la d�cision de l'Assembl�e, relative aux titres nobiliaires, et, qui le croirait? cet homme �tait Marat. Voici ses raisons: �C'�tait bien fait, sans doute, �crivait-il dans _l'Ami du peuple_, d'an�antir les ordres privil�gi�s; rien de mieux que de les avoir d�pouill�s de leurs pr�rogatives oppressives; mais il fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait �t� d�cr�t�e pour entretenir dans l'�tat un foyer de discordes? C'est � la prochaine l�gislature de l'�teindre en r�tablissant ces hochets. La plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms de terres titr�es: ces noms sont � leurs yeux la plus ch�re portion de l'h�ritage de leurs p�res; ils font leur gloire et leur consolation dans l'adversit�; plut�t que de se soumettre � les quitter, ils braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs d�corations et de leurs titres. Quelle d�mence de vouloir les contraindre � les abandonner! Quoi! l'Assembl�e nationale, avant que les lumi�res de la philosophie aient p�n�tr� tous les esprits de la vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un �difice pompeux qu'a �lev� la gloire et qu'a respect� le temps! Elle veut que, sans fr�mir de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B....., et cesse de se qualifier du titre de premier baron chr�tien; elle veut que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin! Non, non! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne d�truiront jamais ni les rapports de la nature ni les rapports de la soci�t�. Un duc sera toujours un duc pour ses valets. Sans doute la doctrine de l'�galit� parfaite devait �tre re�ue avec enthousiasme de l'aveugle multitude, toujours men�e par des mots; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur d'eau, qui se croit l'�gal d'un duc ou d'un mar�chal de France... Mais ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouv� personne dans le s�nat de la nation, qui ait senti les inconv�nients de cette doctrine, et qui en ait pr�vu les funestes effets sur la s�ret� et la tranquillit� publiques. Qu'y a gagn�, d'ailleurs, le pauvre peuple? Il n'a cess� de ramper devant l'h�ritier d'un grand nom que pour ramper devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne... Ah! puisqu'il est n� pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un mar�chal de France qui avait re�u de l'�ducation que devant un grippe-sous par� de son �charpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie, elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'an�antir les ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'�teindre... Voici ma profession de foi: La R�volution a rendu ennemis du peuple tous les ordres privil�gi�s... Je dis qu'il faut les ramener par la justice, qu'il faut emp�cher les jadis nobles de se regarder comme des �trangers dans l'�tat, en cessant de les d�pouiller de leurs titres. Je sais qu'en proposant ce conseil je m'expose � la d�faveur du peuple; mais je serais indigne du glorieux titre de son d�fenseur, si un l�che retour sur moi-m�me me fermait la bouche en pr�sence de la justice et de la v�rit�.� Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de _royalisme_; ses ennemis r�pandirent m�me le bruit qu'il s'�tait vendu � la cour. La v�rit� est que l'Ami du peuple, comme tous les �crivains d�mocrates, voyait avec peine se former, sur les ruines du r�gime f�odal, une aristocratie d'argent. Il r�clamait une fusion r�elle de tous les citoyens en un corps de nation, non un simple d�placement des anciens privil�ges. L'Assembl�e nationale, nous devons le reconna�tre, ne perdait point son temps en discussions frivoles: quelques mois lui avaient suffi pour r�organiser la France; elle l'avait divis�e (15 janvier 1789) en 83 d�partements, qui tiraient leurs noms de la configuration m�me du sol, des montagnes et des rivi�res; elle avait couvert le pays de municipalit�s et d'assembl�es �lectorales, o� devaient �tre admis tous ceux qui payaient, en contribution, la valeur de trois journ�es de travail, cr�� un papier-monnaie pour faciliter la vente des biens eccl�siastiques, d�truit les parlements, d�l�gu� le pouvoir judiciaire � des juges salari�s par la nation. Au milieu de ces travaux, elle fut plus d'une fois interrompue par les troubles des provinces; l'esprit royaliste agitait le Midi; la lutte des croyances religieuses commen�ait � remuer l'Ouest; de tous ces c�t�s, l'ancienne constitution des provinces, encore mal effac�e, servait de ferment aux germes d'une guerre civile. �A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire, eccl�siastique et judiciaire a fait p�rir, dans un quart d'heure, plus de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immol� dans une grande r�volution o� ils avaient � se venger de quatre si�cles de malheurs et d'outrages.� Incroyable aveuglement des pr�jug�s: la France se soulevait contre son propre bonheur. Malgr� les maux ins�parables de tout enfantement politique, la situation du plus grand nombre des citoyens s'�tait am�lior�e: dans l'ordre civil, le paysan n'�tait plus un �tre taillable et corv�able � merci; dans l'�glise, si les b�n�ficiers et les pr�lats avaient �t� oblig�s de retrancher leur luxe, les cur�s de campagne jouissaient au moins du n�cessaire: c'est la R�volution qui a donn� du pain au clerg� inf�rieur. De toutes parts, les in�galit�s sociales, causes de la mis�re et de l'ignorance, disparaissaient. La France courait � une nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les bornes des �tats ne limitaient m�me plus cette secousse vers l'unit�. Franklin mourut: l'Assembl�e nationale porta le deuil pendant trois jours. En s'associant � la douleur de l'Am�rique, les r�volutionnaires fran�ais montr�rent qu'ils �taient citoyens du monde entier: un grand homme n'appartient pas seulement � son pays mais au genre humain qu'il �claire de ses lumi�res. Comment s'expliquer qu'au milieu de cette diffusion de lumi�res on continu�t de faire la guerre aux �crivains? Fr�ron �tait emprisonn�, Marat traqu�, Loustalot inqui�t�; une amende de dix mille livres, nouvelle �p�e de Damocl�s, �tait suspendue sur la t�te de Camille. Ne pouvant les vaincre, on essaya de les s�duire. Les ouvriers de corruption en furent pour leur peine; Camille, cette t�te si facile � griser, r�sista aux narcotiques et aux promesses; ivresse pour ivresse, il pr�f�ra celle de la R�volution. Jamais Desmoulins n'avait montr� tant de verve, d'originalit�, d'assurance, qu'en face de cette conspiration contre la presse. �Je vois bien, dit-il, que pour faire un journal libre, et ne point craindre les assignations ni les juges corrompus, il faut renoncer � �tre citoyen actif, suivre le pr�cepte de l'�vangile, _donner ce qu'on a, ne tenir � rien_, et se retirer dans un grenier ou dans un tonneau insaisissable, et je suis bien d�termin� � prendre ce parti, plut�t que de trahir la v�rit� et ma conscience. --Oui, je viens de prendre ce parti; je me suis d�barrass� du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un p�cule que je puis bien appeler _quasi castrense_. A pr�sent, viennent les huissiers! Quand ils viendront, j'�chapperai � l'inquisition, comme le moucheron � la toile d'araign�e, en passant au travers. Je b�nis la temp�te qui m'a fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude; maintenant je me sens libre comme _Bias_. Je r�v�lerai toute la corruption de l'Assembl�e nationale. Je d�clare, je jure qu'ils m'ont offert une place dans la municipalit�, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de _Talon_ et de son Ch�telet, et, par leurs promesses, qu'ils disposaient des places de la municipalit� et des gr�ces de la cour. Oui, citoyens, je vous d�nonce que d�j� vous �tes � l'encan; on marchande le silence ou l'appui de vos d�fenseurs. A la suite d'un repas o� l'on avait affaibli ma raison, en prodiguant les vins, et amolli mon courage, en m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils ne voient pas que le d�dommagement ne peut �tre que dans la probit�, le t�moignage de la conscience et l'estime de soi-m�me; apr�s m'avoir ainsi pr�par� � recevoir les impressions qu'on voulait me faire prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on m'a propos� une place de mille �cus, de deux mille �cus... Pardon, chers concitoyens, si je ne me suis point lev� avec horreur, et si je n'ai point d�nonc� ces offres. J'aurais trahi l'hospitalit�, la saintet� de la table... Que le peuple soit averti qu'on marchande les journalistes, qu'on dispose � l'avance des places de la municipalit�, qu'on engage la parole de Bailly et de Lafayette.� Loustalot fit aussi son manifeste. �Voyons qui de nous, s'�criait-il, sera le meilleur citoyen?� Camille releva le gant: �Je veux lutter avec vous de civisme. Il ne reste plus de sacrifices � faire apr�s ceux que j'ai faits; mais je sacrifierais, s'il le faut, au bien public jusqu'� ma r�putation. Qu'on m'assigne, qu'on me d�cr�te, qu'on m'outrage, qu'on me calomnie indignement, j'immolerai jusqu'� l'estime des hommes, je ne craindrai ni les coups d'autorit� ni le coup des lois; je serai au-dessus des honneurs et de la mis�re; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de la v�rit� et des bons principes; la l�che d�sertion de quelques journalistes, la pusillanimit� du plus grand nombre, ne m'�branlera pas, et je vous suivrai jusqu'� la cigu�.� Tel �tait alors le d�vouement de quelques journalistes. La R�volution avait promis de relever tous les abaissements. Ne devait-elle point alors tendre la main aux juifs, aux protestants? ne devait-elle pas �carter de la t�te des com�diens un pr�jug� funeste? Talma ayant rencontr�, � propos de son mariage, de la part de l'�glise, une r�sistance que n'avait pu vaincre le progr�s des id�es, saisit l'Assembl�e nationale de sa plainte. �J'implore, lui �crivait-il dans une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je r�clame les droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carri�re du th��tre. J'ai fait choix d'une compagne � laquelle je veux m'unir par les liens du mariage; mon p�re m'a donn� son consentement; je me suis pr�sent� devant le cur� de Saint-Sulpice pour la publication de mes bans. Apr�s un premier refus, je lui ai fait faire une sommation par acte extra-judiciaire. Il a r�pondu � l'huissier qu'il avait cru de sa prudence d'en r�f�rer � ses sup�rieurs, qui lui ont rappel� les r�gles canoniques auxquelles il doit ob�ir, et qui d�fendent de donner � un com�dien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une renonciation � son �tat... Je me prosterne devant Dieu; je professe la religion catholique, apostolique et romaine... Comment cette religion peut-elle autoriser le d�r�glement des moeurs?... J'aurais pu, sans doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon �tat; mais je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre moi, indigne du bienfait de la Constitution, en accusant vos d�crets d'erreur et vos lois d'impuissance.� Robespierre dans un excellent discours d�fendit la cause des com�diens contre l'intol�rance religieuse. �Il �tait bon, dit-il, qu'un membre de cette Assembl�e v�nt r�clamer on faveur d'une classe trop longtemps opprim�e. Les com�diens m�riteront davantage l'estime publique, quand un absurde pr�jug� ne s'opposera plus � ce qu'ils l'obtiennent; alors les vertus des individus contribueront � �purer les spectacles, et les th��tres deviendront des �coles publiques de principes, de bonnes moeurs et de patriotisme.� Ce langage �tait celui de la raison et contribua sans doute � adoucir les pr�jug�s qui r�gnaient autrefois contre les acteurs. Moli�re, du fond de sa tombe, dut remercier l'orateur et cette grande R�volution qui venait rappeler tous les Fran�ais, tous les habitants de la terre � la dignit� d'hommes et de citoyens. Une question encore plus grave que la vente des biens eccl�siastiques �tait la constitution civile du clerg�. X Constitution civile du clerg�.--F�te de la F�d�ration. Une assembl�e la�que avait-elle le droit de modifier les institutions religieuses, et de les mettre en harmonie avec les nouvelles institutions du pays? Les uns disaient oui; les autres, non. Les partisans de cette r�forme s'appuyaient sur un argument tr�s-fort: l'�tat pouvait-il tol�rer, � c�t� de lui, une puissance rivale qui �chappait � son contr�le? On crut tourner la difficult� en d�cidant que la constitution civile du clerg� serait l'oeuvre du clerg� lui-m�me. Le comit� charg� de r�diger le projet de loi se composait presque tout entier d'eccl�siastiques, dont quelques-uns �taient jans�nistes. Ce comit�, je dirais presque ce concile de la foi nouvelle, d�lib�rait presque tous les jours. Les vivants et les morts illustres, F�nelon, Pascal, Mably, assistaient en quelque sorte aux d�bats. De ce travail pr�paratoire sortit un plan de constitution eccl�siastique, calqu� sur la constitution politique du pays. Enfin la discussion s'ouvrit au mois de juin 1790. Plusieurs membres du haut clerg� cherch�rent � d�placer la question, en d�fendant des dogmes qui n'�taient point attaqu�s. Ces casuistes s'envelopp�rent dans une discussion obscure: les fant�mes ne soul�vent que des t�n�bres. Robespierre alors se leva: cet orateur avait autant de rectitude dans l'esprit que de droiture dans le coeur. Lui qu'on a souvent accus� d'avoir conserv� un faible pour le clerg� se montra, dans cette circonstance, un v�ritable homme d'�tat, parfaitement libre et d�gag� de tout esprit de secte. �Les pr�tres, dit-il, sont, dans l'ordre social, de v�ritables magistrats destin�s au maintien et au service du culte. De ces notions simples d�rivent tous les principes; j'en pr�senterai trois qui se rapportent aux trois chapitres du plan du comit�. Premier principe: toutes les fonctions publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le bonheur de la soci�t�; il s'ensuit qu'il ne peut exister, dans la soci�t�, aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime disparaissent les b�n�fices et les �tablissements sans objet. On ne doit conserver en France que des �v�ques et des cur�s. Second principe: les officiers eccl�siastiques �tant institu�s pour le bonheur des hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les nommer. Troisi�me principe; les officiers eccl�siastiques �tant �tablis pour le bien de la soci�t�, il s'ensuit que la mesure de leur traitement doit �tre subordonn�e � l'int�r�t et � l'utilit� g�n�rale, et non au d�sir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces fonctions. Ces trois principes renferment la justification compl�te du projet du comit�. J'ajouterai une observation d'une grande importance, et que j'aurais peut-�tre d� pr�senter d'abord: quand il s'agit de fixer la constitution eccl�siastique, c'est-�-dire les rapports des ministres de cette public avec la soci�t�, il faut donner � ces magistrats, � ces officiers publics, des motifs qui unissent plus particuli�rement leur int�r�t � l'int�r�t public. Il est donc n�cessaire d'attacher les pr�tres � la soci�t� par tous les liens, en... [Illustration: F�te de la F�d�ration au Champ-de-Mars.] Ici l'orateur est interrompu par un m�lange de murmures et d'applaudissements; il allait parler du mariage des pr�tres. Robespierre prit part deux autres fois � la discussion des mati�res eccl�siastiques: �Ni les assembl�es administratives ni le clerg� ne peuvent concourir � l'�lection des �v�ques: la seule �lection constitutionnelle, c'est celle qui vous a �t� propos�e par le comit�. Quand on dit que cet article contrevient � l'esprit de pi�t�, qu'il est contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu pour faire de bonnes �lections, ne s'aper�oit-on pas que cet inconv�nient est relatif � toutes les �lections possibles, que le clerg� n'est pas plus pur que le peuple lui-m�me? Je vote pour le peuple.� Il faudrait citer tout au long ces deux discours, pour donner une juste id�e de la mani�re dont le disciple de J.-J. Rousseau envisageait cette d�licate question. Contentons-nous cependant de quelques extraits. �L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion, dit-il, a recommand� au riche de partager ses richesses avec les indigents; il a voulu que ses ministres fussent pauvres; il savait qu'ils seraient corrompus par les richesses; il savait que les plus riches ne sont pas les plus g�n�reux, que ceux qui sont s�par�s des mis�res de l'humanit� ne compatissent gu�re � ces mis�res, et que par leur luxe et par les besoins attach�s � leur richesse ils sont souvent pauvres au sein m�me de l'abondance.� Robespierre, � la fin, fut simple et touchant; il s'agissait d'une question d'humanit�. �J'invoque, s'�cria-t-il, la justice de l'Assembl�e en faveur des eccl�siastiques qui ont vieilli dans le minist�re et qui, � la suite d'une longue carri�re, n'ont recueilli de leurs travaux que des infirmit�s. Ils ont aussi pour eux le titre d'eccl�siastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que l'Assembl�e d�clare qu'elle pourvoira � la subsistance des eccl�siastiques de soixante-dix-ans, qui n'ont ni pensions ni b�n�fices.� La R�volution �tait tenue d'�tablir la justice et la mis�ricorde dans l'�glise, comme dans la soci�t�. La discussion fut orageuse: les �v�ques n'attendaient que ce moment pour �clater. Ils cri�rent � l'h�r�sie, au scandale; mais l'abb� Gouttes, au nom des membres du comit� eccl�siastique: �Je fais profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut, tout mon sang pour elle.� Les cur�s de l'Assembl�e font la m�me d�claration de foi. Au m�me instant, l'�v�que de Clermont, furieux, sort de la salle � la t�te des autres �v�ques et de tous les membres dissidents. �Je vote, dit alors l'abb� Gr�goire, sous l'oeil de Dieu.� Le d�cret passa. �Nulle consid�ration, s'�crie aussit�t ce pr�tre vertueux, ne peut suspendre l'�mission de notre serment. Nous formons des voeux sinc�res pour que, dans toute l'�tendue de l'empire, nos confr�res, calmant leurs inqui�tudes, s'empressent de remplir un devoir de patriotisme, si propre � porter la paix dans le royaume, et � cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles!� Rest� � la tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de l'Assembl�e, le fameux serment constitutionnel: �Je jure d'�tre fid�le � la nation, � la loi et au roi.� L'Assembl�e nationale venait de rappeler l'�glise � la simplicit� des premiers temps, � l'�lection des �v�ques et des cur�s par les fid�les. Elle n'avait touch� ni aux dogmes ni aux croyances, et pourtant une grande agitation cl�ricale se r�pandit dans toute la France. Les ministres d'une religion de paix ainsi, qu'ils s'intitulent eux-m�mes, foment�rent dans l'�glise un schisme qui devait d�chirer l'unit� de l'�tat. Un ab�me de dissentiments s�parait les pr�tres asserment�s des pr�tres inasserment�s. Les �v�ques sonn�rent l'alarme dans leurs dioc�ses. Un assez grand nombre de pr�lats �migr�rent � l'�tranger. Des cur�s abandonn�rent leurs fonctions, aimant mieux vivre d'aum�nes que de recevoir la r�tribution accord�e par le gouvernement constitutionnel. La piti� des femmes les accompagna dans leur retraite; elles suivaient avec attendrissement ces vieillards r�duits � dire la messe dans le creux des rochers, dans les maisons particuli�res, au coin des bois. On en est m�me � se demander si la constitution civile du clerg� ne fut pas une des fautes de la R�volution Fran�aise. Sans doute l'�tat avait le droit de courber sous sa main toutes les r�sistances; mais il s'attaquait, cette fois, � des hommes qui regardaient leurs croyances comme ant�rieures et sup�rieures � tous les droits politiques. R�concilier le clerg� avec les principes de 89 �tait un r�ve; intervenir dans ses affaires �tait un danger. Y avait-il une autre solution? personne alors ne la proposa. Au moment o� cette querelle du clerg� semait la discorde dans les villes et dans les campagnes, tous les esprits vraiment philosophiques tendaient, au contraire, vers l'unit�. Une sc�ne �trange et curieuse se passa au sein m�me de l'Assembl�e constituante. Au moment o� l'on s'y attendait le moins, les portes de la salle s'ouvrent: c'est une d�putation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de Russes, de Polonais, d'Allemands, de Su�dois, d'Italiens, d'Espagnols, de Braban�ons, de Li�geois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois, d'Indiens, d'Arabes, qui tous viennent, conduits par l'�toile de la libert�, adorer la R�volution au berceau.--Ces �trangers, � la t�te desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'�tre admis � la f�te qui se pr�pare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 11 juillet; �La trompette, dit Clootz, qui sonne la r�surrection d'un grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de vingt millions d'hommes libres ont r�veill� les peuples ensevelis dans un long esclavage.� Ainsi s'accomplissait le mot de Volney, dans la discussion du droit de paix et de guerre: �Jusqu'� ce moment vous avez d�lib�r� dans la France et pour la France: aujourd'hui vous allez d�lib�rer pour l'univers et dans l'univers.� Ce cosmopolitisme n'�tait peut-�tre pas de tr�s-bon aloi. Avant de constituer l'unit� du genre humain, ne fallait-il point fonder l'unit� national? Aussi la deputation fut-elle accueillie froidement. Quel �tait pourtant le caract�re de la grande solennit� qui se pr�parait au Champ-de-Mars? Depuis quelque temps, on avait con�u l'id�e d'une conf�d�ration g�n�rale, qui devait r�unir les drapeaux de toutes les gardes nationales du royaume. Ce mouvement �tait parti des provinces: l'�go�sme de localit� c�dait dans toute la France � l'entra�nement de l'esprit public: les citoyens r�g�n�r�s avaient besoin de se voir, de se conna�tre; ils se cherchaient; plus de divisions; une grande famille li�e par les m�mes sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le th��tre de la f�te; mais ce th��tre �tait lui-m�me � construire. Quinze mille ouvriers travaillaient depuis quelques jours � relever les terres, de chaque c�t� du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas; l'inqui�tude se r�pand dans tous les quartiers de la ville. On se transporte aussit�t sur les lieux. Il n'y a qu'un cri: �Mettons-nous-y tous.� A l'instant m�me, une arm�e de cent cinquante mille travailleurs accourt; le Champ est transform� en un immense atelier national. Les bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout �ge, arrivent arm�s de pelles et de pioches. Les invalides, auxquels il reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre; ceux d'entre eux qui sont aveugles aident � tirer les tombereaux. Les femmes, que l'oisivet� du dimanche avait amen�es sur le th��tre de ces joyeux travaux, oublient tout � coup leur sexe, leurs atours; elles disputent aux hommes les instruments p�nibles; de blanches et fines mains enfoncent la b�che, poussent la brouette. La nuit s�pare cette laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la trouve d�j� rassembl�e. Les femmes reviennent; d�j� leur teint est l�g�rement bruni au service de la patrie; elles mettent de la gr�ce dans leur ardeur � l'ouvrage; leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des pr�tres, des moines se m�lent dans les bandes: les chartreux transportent la terre en silence et avec un pieux recueillement; les enfants font, � travers tout cela, l'�cole buissonni�re; leurs bras tremblants ou d�biles aident � charger les fardeaux; leur gaiet� trompe la longueur des heures de travail. Le nombre de travailleurs augmente d'heure en heure: les outils manquent; tout � coup les chapeaux, les tabliers suppl�ent aux brouettes; l'�mulation du d�vouement invente des instruments nouveaux. Au milieu de cette population ouvri�re, on distingue les bras rompus depuis longtemps � la fatigue, les mains de fer cr��es par l'industrie. Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau: _Imprimerie, premier flambeau de la libert�!_ Ceux de Prudhomme s'�taient fait, pour se reconna�tre, des bonnets de papier avec les couvertures des _R�volutions de Paris_; ils sont accueillis � leur arriv�e par des applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et de leur oisivet�, les femmes de leur beaut� craintive et douillette: le pauvre, chose plus grave, chose sainte! apporte son temps. �Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant surpasser les autres corps, et vou�s plus particuli�rement � la chose publique, ils avaient arr�t� de consacrer toute une journ�e � l'am�lioration des travaux. Paris s'�tonna de ne point entendre, d�s le matin, les cris familiers de ces douze cents r�veille-matin, et ce silence avertit la ville et les faubourgs que ces patriotes piochaient dans la plaine de Grenelle.� Un ordre admirable, supr�me, r�gne dans toute cette foule: trois cent mille bras, une seule �me! Les outils remuent, bouleversent le Champ-de-Mars; le gazon du milieu est soulev�, les tertres lat�raux se dessinent en amphith��tre. Nulle police; � quoi bon? Un jeune homme arrive, �te son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin.--Mais vos deux montres?--Oh! l'on ne se d�fie pas de ses fr�res!--Et ce d�p�t, laiss� au sable et aux cailloux, est gard� par la moralit� publique. Les jeux se m�lent de temps en temps au travail: le tombereau qui part plein de terre revient orn� de branchages, et charg� de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui auparavant aidaient � le tra�ner. Il pleut: l'eau du ciel, tout abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se rassemble avant de se retirer; une branche d'arbre sert d'�tendard, un tambour, un fifre ouvre la marche. Les f�tes de Saturne et de Rh�e �taient revenues: � la veille de jurer le pacte f�d�ral, les citoyens fran�ais contractent une alliance utile et sacr�e, l'alliance avec la terre. La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'� demi la joie et la confiance des travailleurs. �Surtout, leur disait-elle, n'adorez pas!� Cette recommandation s'adressait au caract�re idol�tre des Fran�ais, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entra�nement du coeur, se montrent trop souvent enclins � se prosterner devant quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'�tait la cour, le roi, la reine. Il �tait � craindre que ces f�d�r�s, venus du fond de leur province, ne se laissassent tout � coup s�duire. La reine �tait belle; elle avait des yeux et des sourires de sir�ne. Un mot, et l'�p�e de la France, l'�p�e de la R�volution allait peut-�tre tomber entre les mains de cette Autrichienne. La v�rit� est que d�j� les t�tes s'enflammaient pour elle; la garder dans son ch�teau, l'escorter � la promenade, veiller la nuit pr�s de son sommeil, il y avait l� plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations neuves et romanesques. D'un autre c�t�, des rancunes farouches paraissaient survivre, chez quelques citoyens, � l'abolition de la noblesse: ces sentiments, la presse d�mocratique eut la g�n�rosit� de les calmer. �Une chose, s'�criait Loustalot en rendant compte des travaux du Champ-du-Mars, une seule chose pourrait affliger un observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de citoyens �taient orn�es de devises mena�antes contre les aristocrates. Fr�res et amis, le caract�re d'un peuple libre est de _dompter les superbes et de pardonner aux vaincus!_ Les aristocrates ne sont pas dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit troubl� par aucune haine, par aucun exc�s, par aucune vengeance publique ni priv�e: vous go�terez le bonheur et vos ennemis seront assez punis.� Enfin parut l'aube du 14 juillet. Le ciel ne r�pondait pas � la s�r�nit� du sentiment public: c'�tait une matin�e sombre et charg�e de nuages. D�s le point du jour, tous les f�d�r�s r�pandus dans la ville se r�unirent; ils avaient re�u la plus cordiale hospitalit� dans les couvents, les casernes, les maisons bourgeoises: depuis quelques jours, les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve d'artillerie annon�a l'arriv�e du cort�ge, qui traversait la Seine sur un pont de bateaux. Et quel cort�ge! La France enti�re, la France avec ses anciennes provinces qui, tout � coup, immolant leurs droits, leurs privil�ges, leur amour-propre local, venaient se rallier au m�me symbole. La foule �tait imposante: quatre cent mille spectateurs, hommes et femmes, tous d�cor�s de rubans aux couleurs de la nation, s'�tageaient sur des gradins qui, partant d'un triple arc de triomphe, d�crivaient un cintre inclin� dont le haut se mariait avec les branches des all�es d'arbres, et dont les pieds s'appuyaient sur une immense plate-forme au milieu de laquelle s'�levait un autel � la mani�re antique. Quatre cents pr�lats rev�tus d'aubes flottantes, avec des ceintures tricolores, couvraient les marches de _l'autel de la patrie_, et attendaient la fin du cort�ge, la face tourn�e vers la rivi�re. De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie couverte, orn�e de draperies bleu et or, occupait le c�t� du Champ-de-Mars o� se trouve l'�cole militaire; au milieu de la galerie s'�levait le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille �taient � la f�te: il y �tait, ce brave et g�n�reux Hulin, qui, par esprit de renoncement � toutes les distinctions honorifiques, avait d�tach� de sa boutonni�re le ruban et la m�daille accord�e par la Commune. [Note: Je rencontrai Hulin en 1811, ce m�me 14 juillet; il se promenait au Champ-de-Mars par un beau soleil; mais ce soleil qui _br�le les bastilles_, Hulin ne le voyait plus; il �tait aveugle.] A trois heures et demie, le cort�ge acheva d'entrer dans le Champ-de-Mars; une seconde salve d'artillerie se fit entendre... on commen�a la messe. L'�v�que d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en habits pontificaux, au milieu de son clerg�: la messe se c�l�bra au bruit des instruments militaires; l'officiant b�nit ensuite les banni�res des quatre-vingt-trois d�partements. Le roi assistait � cette c�r�monie sans sceptre, sans couronne, sans manteau; en homme qui se respecte, non en com�dien. Le moment solennel �tait venu: M. de Lafayette, nomm� ce jour-l� commandant g�n�ral de toutes les gardes nationales du royaume, traverse les rangs au milieu des acclamations, appuie son �p�e nue sur l'autel, et dit d'une voix �lev�e, en son nom, au nom des troupes et des f�d�r�s: �Nous jurons d'�tre fid�les � la nation, � la loi et au roi; de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution d�cr�t�e par l'Assembl�e nationale et accept�e par le roi, et de demeurer unis � tous les Fran�ais par les liens de la fraternit�.� Au m�me instant, les trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus �clate; le ciel, jusque-la voil�, se d�couvre; et le soleil, ce Verbe de la nature, para�t pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes. L'Assembl�e, le roi, le peuple, s'unissent dans le m�me �lan national. Quel moment! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants rest�s dans Paris, hommes, femmes, enfants, l�vent la main du c�t� du Champ-de-Mars, et s'�crient aussi: �Oui, je le jure!� La France r�p�te ce serment avec transport. Qui dira la joie et les embrassements de tout un peuple venant de na�tre � la libert�? Ah! ce fut un grand spectacle! Comment d�crire l'effet produit par ces drapeaux qui flottent dans les airs, comme pour se confondre d�sormais en un seul, le drapeau de la France, les armes qui brillent comme une moisson de fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons d'enthousiasme sur toutes les t�tes, la terre qui s'�branle, le ciel qui semble lui r�pondre par une clart� subite, les formidables accents d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et le g�nie de la Libert� qui plane dans les airs? �O si�cle! � m�moire! s'�criait alors Carra, nous avons entendu ce serment, qui sera bient�t, nous l'esp�rons, le serment de tous les peuples de la terre; vingt-cinq millions d'�lus l'ont r�p�t� � la m�me heure dans toutes les parties de cet empire; les �chos des Alpes, des Pyr�n�es, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au loin; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus recul�es de l'Europe et de l'Asie. Divine Providence! je me prosterne devant toi, en regardant avec d�dain tous les rois qui se croient des dieux et demandent l'amour des mortels; je leur dis: Qu'�tes-vous? Qu'avez-vous fait pour le bonheur des hommes? C'est aux nations assembl�es � faire leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en �coutant ce r�cit, tombez � genoux devant la divine Providence, et puis, vous relevant avec la fiert� de l'homme et l'enthousiasme du r�publicain, renversez le tr�ne de vos tyrans; soyez libres et heureux comme nous.� Pour se faire une id�e des sentiments qui dictaient � la nation enti�re de telles paroles, il faut se reporter en esprit � ces jours de foi et d'esp�rance, o� tous les hommes n'eurent qu'un nom, celui de fr�res. La libert� �tait une mer dont on ne connaissait pas encore les orages. Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manoeuvrer sur cet oc�an tranquille! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et illuminations jusque sur les ruines de la Bastille; � la porte, on avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait na�tre: _Ici l'on danse_. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le caract�re de la primitive forteresse. Dans les anciens foss�s, o� la danse �tait fort anim�e, des restes de cachots, �clair�s d'une sombre lumi�re, projetaient sur la f�te des souvenirs bien faits pour entretenir le peuple dans l'horreur du despotisme dont cette forteresse avait �t� le rempart. Les craintes qu'avaient con�ues les �crivains d�mocrates furent en partie confirm�es: l'enthousiasme des f�d�r�s les emporta bien au del� des bornes de la r�serve et de la convenance. Malgr� ses querelles avec le roi et avec le clerg�, la France �tait encore royaliste et catholique, Lafayette avait �t� enlev� dans les bras, �touff�; on avait bais� ses mains, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le peuple ne se livra plus qu'aux danses et aux divertissements; il s'abandonna, avec une facilit� imprudente, � l'ivresse d'une joie sans mesure; la tribune �tait oubli�e; il fallait que l'idol�trie populaire f�t bien prononc�e pour que Mirabeau lui-m�me s'en indign�t. �Que voulez-vous faire, dit-il, d'une nation qui ne sait que crier: Vive le roi?� Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donn� sa main � baiser aux f�d�r�s, sa belle main. Il para�t, au reste, que nos provinciaux laiss�rent d�chirer leur civisme et leur morale � des fl�ches moins d�licates: on les vit rechercher publiquement les attraits des h�ro�nes du Palais-Royal. Le puritanisme d�mocratique ne cessait de g�mir sur ces d�sordres, sur les prodigalit�s scandaleuses de la f�te, et sur cette fureur de spectacles et de nouveaut�s, si contraire � la dignit� d'un peuple libre. Les �crivains se plaignaient surtout des offenses faites � l'�galit�: le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme spectateur; les citoyens _actifs_ avaient seuls l'uniforme, portaient les armes; on aurait d�sir� voir les formidables piques des faubourgs m�l�es aux ba�onnettes. Cette f�te n'en laissa pas moins, dans la m�moire nationale, une trace que le temps n'a point effac�e. Le vieux sang de nos p�res se r�chauffe quand on leur parle, � cette heure, de la F�d�ration et du 14 juillet. Si incompl�te que par�t alors aux r�volutionnaires cette f�te philosophique, elle n'en fut pas moins le signe de la reconstitution de l'unit� nationale. La po�sie est presque toujours impuissante � traduire ces grandes �motions. M.-J. Ch�nier et Fontanes essay�rent pourtant: Ch�nier seul trouva quelques accents heureux: Dieu du peuple et des rois, des cit�s, des campagnes, De Luther, de Calvin, des enfants d'Isra�l, Dieu que le Gu�bre honore au pied de ses montagnes, En invoquant l'astre du ciel; Ici sont rassembl�s sous ton regard immense, De l'empire fran�ais les fils et les soutiens. C�l�brant devant toi leur bonheur qui commence, �gaux � leurs yeux comme aux tiens! Ces deux strophes obtinrent un succ�s inou�, d'abord parce qu'elles sont r�ellement belles, ensuite parce qu'elles sont l'expression de la philosophie de la R�volution. Les f�tes et les r�jouissances se prolong�rent durant quelques jours; les th��tres furent fr�quent�s par les cent mille f�d�r�s venus de leurs provinces. Le Th��tre-Fran�ais donna une pi�ce en deux actes de Collot-d'Herbois, la _Famille patriote ou la F�d�ration_. Cette com�die de circonstance n'eut qu'un succ�s d'allusion et de patriotisme. La R�volution avait commenc� par la litt�rature; Voltaire, Diderot, Beaumarchais �taient reconnus au th��tre pour les pr�curseurs de la r�g�n�ration morale et politique, mais au moment o� la secousse se d�clara les grands �crivains avaient disparu. Au milieu de cette disette de beaux-esprits, la R�volution regarda en arri�re: elle retrouva toute une cha�ne de grands hommes qui l'avaient annonc�e et pr�par�e. Il y en a surtout un parmi eux qu'elle reconnut pour sien. Moli�re n'�tait gu�re connu jusqu'alors que de l'aristocratie et des hommes lettr�s; 89 le r�v�la au peuple. Lisez les journaux du temps: l'acteur que Louis XIV avait fait enterrer la nuit dans un coin de cimeti�re se trouve, sur-le-champ, port� aux nues. La vengeance que l'auteur a voulu exercer devient palpable pour tout le monde; ses pi�ces sont des satires qui attaquent tous les ridicules des grands seigneurs d�chus. Le peuple, � la fin du XVIIIe si�cle, aime � mesurer la distance qui le s�pare de Sganarelle, fin, intelligent, plein de m�pris envers la noblesse, mais gag�, pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son ma�tre en face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du cinqui�me acte de _Don Juan_ est comprise de tous, et appliqu�e aux �v�nements. Cette statue du commandeur qui, � la fin du souper, saisit avec une majest� sombre et terrible le bras du seigneur libertin qu'elle entra�ne, figure bien la R�volution apr�s la R�gence. Entendez-vous retentir les pas lourds de ce fant�me de marbre? C'est le peuple qui s'avance! [Illustration: Fabre d'Eglantine] La nouvelle division de la France en d�partements n'avait point �t� �trang�re � la f�te de la F�d�ration. Les anciennes provinces s'�taient effac�es et avec elles avaient disparu les privil�ges du clerg� et de la noblesse, abolis de droit, mais non de fait, dans la nuit du 4 ao�t. On s'arr�terait volontiers � ce beau jour d'enthousiasme, de confiance et d'�lan patriotique; beau jour sans lendemain! Mais la marche des �v�nements nous entra�ne. Qu'il vive cependant � jamais dans l'histoire, le souvenir de ce moment trop court o� le coeur de tout un peuple battit d'amour pour la Justice et pour la Libert�! XI Le parti des indiff�rents.--Marat �clate.--Camille Desmoulins d�nonc� par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--D�sorganisation de l'arm�e.--Mort de Loustalot.--Une s�ance du club de Jacobins.--Mariage de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau. Sous tous les gouvernements et � toutes les �poques, quelle que soit la gravit� des circonstances, quels que soient les troubles qui agitent le pays, il se rencontre des hommes qui se font une r�gle de conduite de demeurer �trangers aux �v�nements, de rester insensibles aux plus nobles enthousiasmes; ils ne s'arr�tent jamais � une d�termination qu'apr�s avoir pris conseil de leur amour-propre ou de leurs int�r�ts personnels: � qui les comparerons-nous, sinon � ces anges neutres, dont parle Dante, �qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan, �tres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse, que la justice et la mis�ricorde les d�daignent �galement�? Ces hommes-l� se nomm�rent alors, eux-m�mes, les impartiaux. Toute leur impartialit� n'�tait qu'un masque, sous lequel se couvrit le royalisme. Nuls principes! ces hommes ramenaient tous les devoirs � l'�go�sme; c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. �L'�go�ste vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti, d'aucune faction, d'aucun complot. Ses sup�rieurs le consid�rent, ses �gaux l'aiment, ses inf�rieurs le respectent: il est heureux.� Toute cette morale �picurienne contraste singuli�rement avec l'esprit et le langage des r�volutionnaires. Je lis, dans un discours prononc� a l'assembl�e f�d�rative de Valence, les paroles suivantes: �Quelque assur�e que paraisse la conqu�te de notre libert�, gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances � satisfaire; c'est, au contraire, par des privations qu'il nous faudra la consolider.� Qu'on compare ces deux mani�res de voir, et qu'on juge! Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses exc�s: l'amour de la libert� se montre jaloux, ombrageux, alarm� comme tous les autres amours. Marat �tait ainsi fait, que le moindre bruit d'infid�lit� � la patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traqu�, il avait pris le parti de s'�vanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille Desmoulins, pour se faire une id�e de l'existence fabuleuse de cet �tre bizarre, qui semblait avoir d�rob� l'anneau de Gyg�s. Pour se soustraire � la nuit des cachots, il s'�tait r�duit � vivre au fond d'une cave; l� du moins il pouvait �crire, continuer la r�daction de l'_Ami du peuple_. Ce qui l'effrayait le plus �tait l'id�e du repos. Marat luttait contre le Ch�telet, contre la Municipalit�, contre l'Assembl�e nationale. Aux poursuites, il r�pondait par des d�fis. Tout derni�rement, nouvel esclandre; grande perquisition chez l'invisible Marat; � d�faut du coupable, on saisit ses papiers, les num�ros de son journal, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles. A minuit, on emm�ne le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc? Marat avait, dit-on, lanc� un nouveau pamphlet anonyme: _C'en est fait de nous_. Rien de plus irrit� que l'auteur de cet �crit; il d�passe toutes les bornes; mais, il faut bien le dire, les journaux �taient presque tous mont�s, depuis quelque temps, au diapason de la violence la plus extraordinaire. Marat, dont on a voulu faire la personnification de la d�mence, se montrait souvent plus mod�r� que Fr�ron et autres. Peut-�tre cette exag�ration �tait-elle n�cessaire pour r�veiller l'esprit public; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or nous verrons plus loin que la R�volution courait alors des dangers r�els. Il est toujours mal, sans doute, de provoquer au d�sordre; la vie de l'homme est inviolable et sacr�e dans tous temps: mais l'Ami du peuple voulait-il r�ellement qu'on pr�t ses provocations � la lettre? On peut en douter. Dans son adresse aux citoyens, je d�couvre moins de conseils r�fl�chis que de v�h�mentes hyperboles. �Citoyens de tout �ge et de tout rang, s'�crie-t-il, les mesures prises par l'Assembl�e nationale ne sauraient vous emp�cher de p�rir; c'en est fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne retrouvez cette valeur h�ro�que, qui, le 14 juillet et le 5 octobre, sauv�rent deux fois la France. Volez � Saint-Cloud [Note: Il para�t que Louis XVI habitait alors, pour quelques jours, le ch�teau de Saint-Cloud.], s'il en est encore temps; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous r�pondent des �v�nements; renfermez l'Autrichienne et son beau-fr�re: qu'ils ne puissent plus conspirer; saisissez-vous de tous les ministres et de leurs commis; mettez-les aux fers; assurez-vous du chef de la municipalit� et des lieutenants de mairie; gardez � vue le g�n�ral; arr�tez l'�tat-major; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte; emparez-vous de tous les magasins et moulins � poudre; que les canons soient r�partis entre tous les districts, que tous les districts se r�tablissent et restent � jamais permanents; qu'ils fassent r�voquer les funestes d�crets. Courez, courez, s'il en est encore temps, ou bient�t de nombreuses l�gions ennemies fondront sur vous: bient�t vous verrez les ordres privil�gi�s se relever, le despotisme, l'affreux despotisme, repara�tra plus formidable que jamais. Cinq � six cents t�tes abattues vous auraient assur� repos, libert� et bonheur; une fausse humanit� a retenu vos bras et suspendu vos coups: elle va couler la vie � des millions de vos fr�res; que vos ennemis triomphent un instant, et le sang coulera � grands flots; ils vous �gorgeront sans piti�, ils �ventreront vos femmes; et, pour �teindre � jamais parmi vous l'amour de la libert�, leurs mains sanguinaires chercheront le coeur dans les entrailles de vos enfants.� Ce style est atroce; ces soup�ons et ces conseils font horreur, � nous surtout qui lisons de pareilles lignes avec sang-froid et � distance des �v�nements. Mais alors les esprits �taient enflamm�s par la lutte; le langage se chargeait de teintes sinistres; la d�fiance colorait tout en noir; et l'esprit public �tait assi�g� de fant�mes. Marat �tait le type de l'hypocondrie sociale. Son esprit se nourrissait d'alarmes, son imagination effar�e donnait aux �v�nements la figure glaciale de la trahison et de la perfidie; il repr�sentait r�ellement l'inqui�tude de tous les nouveaux affranchis, qui croient partout revoir le bout de la cha�ne. La lecture du _C'en est fait de nous_ souleva l'Assembl�e nationale. D�nonc� par Malouet, Marat rendit guerre pour guerre. Voici le curieux manifeste qu'il lan�a au plus fort de l'orage: �J'ai un si souverain m�pris pour ceux qui ont rendu le d�cret qui me d�clare criminel de l�se-nation, et plus encore pour ceux qui ont �t� charg�s de l'ex�cuter, j'ai tant de confiance dans le bon sens du peuple, qu'on s'est efforc� d'�garer, et tant de certitude de l'attachement qu'il a pour son _ami_, dont il conna�t le z�le, que je suis sans la plus l�g�re inqui�tude sur les suites de ce d�cret honteux, et que je ne balancerais pas � aller me remettre entre les mains des jugeurs du Ch�telet, si je pouvais le reconna�tre pour tribunal d'�tat, si j'avais l'assurance de ne pas �tre emprisonn�, et d'�tre interrog� � la face des cieux, certain qu'ils seraient plus embarrass�s que moi. S'ils n'�taient pas mis en pi�ces, avant que l'Ami du Peuple e�t achev� de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce que c'est que d'avoir affaire � un homme de t�te, qui ne s'en laisse point imposer, qui ne pr�te point le flanc � la marche de la chicane, qui sait relever des juges pr�varicateurs, les ramener au fond de l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude; ce que c'est que d'avoir affaire � un homme de coeur, fier de sa vertu, br�lant de patriotisme, [Note: Une circonstance risible vint croiser cette boutade: �Le pr�sident, raconte Camille Desmoulins, annon�a que Marat, le criminel de l�se-nation, faisait hommage � l'Assembl�e de son plan de l�gislation criminelle. On crut d'abord que c'�tait un tour de Marat, qui envoyait ses �lucubrations patriotiques, enrichies de son portrait, pour persiffler les noirs (les membres du c�t� droit) et le Ch�telet, qui ne pouvaient pas mettre la main sur l'original. Mais il faut entendre _l'Ami du Peuple_ dans son num�ro suivant se d�fendre de cet envoi. �Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis � une dame pour te faire passer au pr�sident de l'Assembl�e. Je regrette beaucoup qu'il ait �t� pr�sent� dans une conjoncture pareille. Je ne sais point faire de platitudes; loin de rendre dor�navant � l'Assembl�e aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice s�v�re; je ne lui donnerai aucun �loge.� Marat concluait en d�clarant, � son tour, l'Assembl�e _criminelle de haute trahison_, le tout au grand amusement de Camille, qui s'�gayait de son ami Marat comme d'un _ph�nom�ne politique_.] exalt� par le sentiment de la grandeur des int�r�ts qu'il d�fend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art d'amener les sc�nes tragiques.� L'un des moindres d�fauts de Marat �tait de faire, sans cesse, l'�loge de lui-m�me. Camille Desmoulins avait, lui aussi, �t� d�nonc� par Malouet, comme le _digne �mule_ de Marat. Il r�clama par voie de p�tition. �S'il y a quelque reproche � me faire, disait Camille, ce serait plut�t d'�tre idol�tre de la nation et non d'�tre criminel envers elle.� Alors Malouet: �Camille Desmoulins est-il innocent? il se justifiera. Est-il coupable? je serai son accusateur et celui de tous ceux qui prendront sa d�fense. Qu'il se justifie, s'il l'ose.� A ces mots, une voix s'�l�ve des tribunes: �Oui, je l'ose.� Tumulte: une partie de l'Assembl�e surprise se l�ve. Le pr�sident donne l'ordre d'arr�ter l'interrupteur, qui n'�tait autre que Camille. Robespierre prend une grave initiative: �Je crois que l'ordre provisoire donn� par M. le pr�sident �tait indispensable: mais devez-vous confondre l'imprudence et l'inconsid�ration avec le crime? Il s'est entendu accuser d'un crime de l�se-nation; il est alors difficile � un homme sensible de se taire. On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au corps l�gislatif. L'humanit�, d'accord avec la justice, r�clame en sa faveur. Je demande son �largissement et qu'on passe � l'ordre du jour.� Pendant ce temps, Camille avait fil� d'une tribune � l'autre, et les inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est �chapp�. On oublie l'incident pour continuer la d�lib�ration sur l'adresse. Robespierre revient plusieurs fois � la charge. P�tion pr�sente fort adroitement un projet de d�cret qui annule celui de la veille: Camille est except� de la d�nonciation qui se trouve maintenue seulement contre Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-m�me, dans son style charivarique, l'issue de cette affaire: �Victor Malouet avait assez bien arrang� son plan de proc�dure, mais il n'a pas joui longtemps de sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage �D'une nuit qui laissait peu de place au courage.� M. Dubois de Cranc� a ralli� les patriotes, et j'ai eu la gloire immortelle de voir P�tion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Decroix, Biauzat, etc., confondre les p�rils d'un journaliste fam�lique avec la libert�, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opini�tres, pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif; maints beaux faits surtout ont signal� mon cher _Robespierre_. Cependant la victoire restait ind�cise, lorsque _Camus_, qu'on �tait all� chercher au poste des archives, accourant sans perruque et le poil h�riss�, se fit jour au travers de la m�l�e, et parvint enfin � me d�gager des aristocrates, qui, malgr� l'in�galit� des forces et les embuscades inattendues de _Dubois_ et de _Biauzat_, se battaient en d�sesp�r�s. Il �tait onze heures et demie; _Mirabeau-Tonneau_ �tait tourment� du besoin d'aller rafra�chir son gosier dess�ch�, et je fus redevable du silence qu'obtint _Camus_, moins � la sonnette du pr�sident, qui appelait � l'ordre, qu'� la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et les minist�riels � souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la retraite. Ils abandonn�rent enfin le champ de bataille, je fus ramen� en triomphe; et � peine ai-je go�t� quelque repos, que d�j� un chorus de colporteurs patriotes vient m'�veiller du bruit de mon nom, et crie sous mes fen�tres: _Grande confusion de Malouet; grande victoire de Camille Desmoulins_; comme si c'�tait la victoire de celui qui, les mains charg�es de cha�nes, ne pouvait combattre, et non pas la victoire de cette cohorte sacr�e des amis de la Constitution, de cette foule de preux Jacobins, qui ont culbut� _les Malouet, les Desmeuniers, les Murinais, les Foucault_, et cette multitude de noirs et de gris, d'aristocrates v�t�rans et de transfuges du parti populaire.� Camille, tir� d'un mauvais pas, n'en devint gu�re plus sage: cet �colier de g�nie �coutait plut�t son immense m�moire, son amour de la plaisanterie et du trait que sa s�ret� personnelle, et m�me que la dignit� de la R�volution. Un nouveau caract�re allait entrer sur la sc�ne, et prendre une part active aux �v�nements. Le 19 ao�t 1790, Robespierre re�ut de Bl�rancourt, pr�s de Noyon, une lettre; l'�criture en �tait nette et hardie, il lut: �Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par des merveilles, je m'adresse � vous, monsieur, pour vous prier de vous r�unir � moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait transf�rer (ce bruit court ici) les march�s francs du bourg de Bl�rancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les privil�ges des campagnes? Il ne restera donc plus � ces derni�res que la taille et les imp�ts! Appuyez, s'il vous pla�t, de tout votre talent, une adresse que je fais par le m�me courrier, dans laquelle je demande la r�union de mon h�ritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on conserve � mon pays un privil�ge sans lequel il faut qu'il meure de faim. Je ne vous connais pas, mais vous �tes un grand homme. Vous n'�tes pas seulement le d�put� d'une province, vous �tes celui de l'humanit� et de la r�publique. Faites que ma demande ne soit pas m�pris�e. �_Sign�_: SAINT-JUST, ��lecteur au d�partement de l'Aisne.� Robespierre demeura longtemps absorb�; l'�motion s'empara de tout son �tre, il lui sembla que son �me se s�parait de la mati�re et se trouvait en contact avec une �me soeur: ces deux hommes s'�taient compris � distance. Au moment o� venait de se former, entre Robespierre et ce jeune inconnu, un lien que le fer seul de leurs ennemis devait trancher plus tard, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entra�ner dans une lutte � mort. �Monsieur Brissot, �crivait-il, m'avait toujours paru vrai ami de la libert�: l'air infect de l'H�tel de Ville, et plus encore le souffle impur du g�n�ral (Lafayette), influ�rent bient�t sur ses principes; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de canevas � celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un petit ambitieux, un souple _intrigant_, et la voix du patriotisme �touffa dans mon coeur la voix de l'amiti�.� Intrigue et intrigants, c'est le fer rouge dont la Montagne marquera, plus tard, tout le parti de la Gironde. Il existait dans l'arm�e un principe de dissolution: Mirabeau proposa de la licencier pour la r�organiser sur de nouvelles bases. On n'osa prendre cette mesure. Dans l'ancien syst�me, l'arm�e �tait une simple machine de guerre; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Compos�e, comme le clerg�, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait, sous l'uniforme, la plus enti�re s�paration des castes: d'un c�t�, les officiers; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand les bases de l'ancienne soci�t� s'�branl�rent, toutes les institutions avaient �t� oblig�es de s'ouvrir � l'�l�ment d�mocratique: il n'en fut pas de m�me de l'arm�e. Abattue partout ailleurs, l'aristocrati levait encore la t�te sous les drapeaux. Appuy�e sur l'ob�issance passive qu'imposent les lois militaires, elle bravait, en quelque sorte, le torrent des id�es nouvelles. Les opinions �taient d�termin�es par la place que chacun occupait dans cette formidable hi�rarchie: les officiers, tous d'origine noble, se montraient g�n�ralement oppos�s � la R�volution; les sous-officiers et les soldats se d�claraient, au contraire, tr�s-favorables au mouvement: de l� deux partis dans l'arm�e comme dans la nation. Les soldats, quoique gard�s � vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre eux les �crits publics; l'esprit de libert� p�n�trait � travers l'uniforme. Telle �tait la situation, lorsqu'une �tincelle mit le feu aux poudres. A Nancy �clata un soul�vement g�n�ral qui faillit d�g�n�rer en une guerre civile. Trois r�giments s'insurg�rent; Bouill� marcha sur eux, � la t�te de la garnison et des gardes nationales de Metz; il les soumit. Le sang avait coul�: cette victoire fit horreur � ceux m�mes que la loi de la subordination mettait dans la n�cessit� de vaincre. Quand cette nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exasp�ration terrible. Quarante mille hommes entourent la salle du Man�ge, et poussent des cris d'impr�cations contre Bouill�, jusque dans les Tuileries; ils veulent arr�ter le ministre de la guerre. L'Assembl�e nationale n'en d�cerne pas moins des remerciements � M. de Bouill� et � l'arm�e victorieuse, et des honneurs fun�bres aux citoyens morts pour le maintien de la discipline. Un conseil de guerre, compos� d'officiers appartenant aux divisions de Vigier et de Castella, avait condamn� vingt-trois soldats de Ch�teau-Vieux � la peine de mort, quarante et un aux gal�res; soixante et onze furent renvoy�s � la justice de leur r�giment. Robespierre fit un appel � la cl�mence de l'Assembl�e. Remontant des effets aux causes, il accusa les mauvais traitements dont l'arm�e �tait victime de la part de ses chefs. �Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre attention sur la garnison de Nancy; il faut, d'un seul coup d'oeil, envisager la totalit� de l'arm�e. On ne saurait se le dissimuler, les ennemis de l'�tat ont voulu la dissoudre: c'est l� leur but. On a cherch� � d�go�ter les bons; on a distribu� des cartouches jaunes; [Note: C'�tait une punition et une marque d'infamie.] on a voulu aigrir les troupes pour les forcer � l'insurrection, faire rendre un d�cret, et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis. Il n'est pas n�cessaire de plus longs d�veloppements pour vous prouver que les ministres et les chefs de l'arm�e ne m�ritent pas votre confiance.� Signalons un trait de d�vouement et d'humanit�: la femme Humberg, concierge de la porte de Stanislas, � Nancy, voulant �teindre le feu de la guerre civile, prit un seau d'eau et le renversa sur la lumi�re d'un canon, malgr� l'opposition des canonniers. La nouvelle des massacres de Metz et de Nancy eut un retentissement sinistre dans les feuilles publiques. Marat ne se conna�t plus; il s'emporte, il d�lire. �Juste ciel! s'�crie-t-il. Tous mes sens se r�voltent, et l'indignation serre mon coeur. L�ches citoyens! verrez-vous donc, en silence, accabler vos fr�res? Resterez-vous donc immobiles, quand des l�gions d'assassins vont les �gorger? Oui, les soldats de la garnison de Nancy sont innocents; ils sont opprim�s, ils r�sistent � la tyrannie; ils en ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que doivent tomber vos coups: l'Assembl�e nationale elle-m�me, par le vice de sa composition, par la d�pravation de la plus grande partie de ses membres, par les d�crets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui arrache journellement, ne m�rite plus votre confiance.� Ces acc�s de col�re qui faisaient affluer tout son sang vers le coeur, � la vue de l'injustice, avaient, plus d'une fois, valu � Marat une r�putation de folie; il ne s'en laissa pas �branler. Toute la vengeance qu'il exer�a fut de renvoyer la m�me accusation � ses ennemis. �Rien n'�gale, poursuit-il, l'horreur que j'ai pour les noirs projets des ennemis de la R�volution, si ce n'est le m�pris que m'inspir� leur d�mence! Qu'un prince ou des ministres accabl�s de regrets d'avoir, par leurs concussions et leur tyrannie, amen� les choses au point o� elles en sont, et furieux de ne pouvoir les r�tablir, perdent la t�te, et se conduisent en insens�s, il n'y a rien l� d'�trange. Mais qu'un s�nat nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si l'on ignorait que ses membres sont presque tous agit�s des m�mes passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouv�, parmi eux, un seul homme qui les ait rappel�s � la raison, � la prudence? Quel aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les troupes r�gl�es, les maximes de l'ancien r�gime! Sont-ce des hommes, dont les �crits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de la libert� a �lev� l'�me, et qui craignent moins la mort que le d�shonneur, que l'on peut encore traiter en serfs? Est-ce en cherchant � couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la violence � l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage � outrage, que l'on peut esp�rer de les rendre dociles � la voix de leurs oppresseurs? Est-ce par des traitements iniques et honteux qu'on peut se flatter de les plier au devoir? Non, jamais!� Quelques jours apr�s, le journalisme fit une perte cruelle. Loustalot, le r�dacteur des _R�volutions de Paris_, venait de mourir � l'�ge de vingt-huit ans. C'�tait un grand coeur et un �crivain de talent, d�vor� par le feu sacr� du patriotisme. Sa feuille se tirait � un nombre consid�rable d'exemplaires, et, toute palpitante de l'�motion de la semaine, elle exer�ait une �norme influence dans les faubourgs. Il tomba au champ d'honneur, ferme, vaillant, la plume � la main: certes, cette plume valait bien une �p�e. Il se rencontre des hommes chez lesquels se r�sume l'instinct et le bon sens des masses; Loustalot �tait de ceux-l�. Au moment o� le journalisme, ce nouveau pouvoir, succ�dait � la royaut�, l'auteur des _R�volutions de Paris_ fit mieux encore que de gouverner le peuple: il l'�claira. La presse devint, alors, un v�ritable sacerdoce. [Illustration: Une s�ance du club des Jacobins.] Le 4 septembre 1790, Necker se retira du minist�re. Sa retraite eut tous les caract�res d'une fuite; la popularit� l'avait s�duit; elle le trompa. On lisait sur la porte de son h�tel: _Au ministre ador�_; l'inscription est enlev�e; une d�faveur g�n�rale succ�de � l'ancienne idol�trie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous �tonner; dans les temps de r�volution, les id�es sont tout, les hommes rien. Necker n'avait jamais �t� que le masque de la volont� nationale, � un moment donn�; il s'�vanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards se fortifiaient et grandissaient � chaque pas; c'est qu'ils avaient derri�re eux le peuple. La lutte des croyances continuait, quoique la R�volution ne cess�t d'appeler � elle les membres d�sint�ress�s du clerg�.--La r�sistance des eccl�siastiques �tait en raison inverse du rang qu'ils occupaient dans la hi�rarchie; les �v�ques se montr�rent plus oppos�s � la r�forme que les cur�s, les cur�s que les simples vicaires. Il y eut �a et l�, dans le bas clerg�, des exemples remarquables d'adh�sion au nouvel ordre de choses; un pr�tre de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit entendre du haut de la chaire les paroles suivantes: �Interdit des fonctions sacr�es du minist�re, par les vicaires g�n�raux de Saintes, pour m'�tre d�clar� l'ap�tre de la R�volution; forc� de quitter mon dioc�se et mes foyers, pour �chapper � la fureur des m�chants qui avaient mis ma t�te � prix, la joie que je ressens de pr�ter le serment d�cr�t� le 27 novembre dernier, par la loi sur la constitution civile du clerg�, cette consolation inappr�ciable me fait oublier que, depuis seize ans, je n'ai v�cu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure donc, messieurs, en pr�sence du ciel et de la terre, que je serai fid�le _� la nation, � la loi et au roi_, qui sont indivisibles. J'ajouterai m�me que je suis pr�t � verser jusqu'� la derni�re goutte de mon sang, pour le soutien d'une r�volution qui a chang� d�j�, sur la face du globe, le sort de l'esp�ce humaine, en rendant les hommes �gaux entre eux, comme ils le sont de toute �ternit� devant Dieu.� Pour la pl�be du clerg�, le serment exig� par la loi �tait un rempart contre la tyrannie des grands-vicaires et des �v�ques, ils pleuraient d'attendrissement et de joie en le pronon�ant en face de l'autel. Les citoyens les entouraient de leur affection. Cependant, en beaucoup d'endroits, les �glises �taient d�sert�es par les ministres du culte: � Paris, des cur�s, pour int�resser le peuple � leur cause, avaient fait vendre leurs meubles � la porte de l'�glise; d'autres s'�taient coalis�s pour faire manquer les offices. A la paroisse de Saint-Jean-en-Gr�ve, il ne s'�tait pas trouv� un seul pr�tre pour commencer les v�pres. On fait venir un religieux, et les gardes nationaux, de service � la maison commune, accourent en grand nombre pour chanter les v�pres. Les paroissiens affluent: depuis longtemps on n'avait pri� d'aussi bon coeur. On n'a point assez appuy� sur un fait singulier: c'est que la R�volution naissante, bien loin d'�teindre le sentiment religieux chez les la�ques, l'avait au contraire raviv�. Le m�me jour, � Saint-Gervais, � Saint-Roch, � Saint-Sulpice, des citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient � voix d�ploy�e les louanges du Cr�ateur. D'un autre c�t� se d�veloppait un mouvement en dehors des anciens cultes. A la t�te d'une des loges ma�onniques de Paris figuraient quelques philosophes; la loge se changea en club, sous le nom de _Cercle social_. Les membres de cette association se distinguaient par des sentiments de bienveillance r�ciproque et par la pratique de la charit� universelle. Les hommes fr�res, les hommes rattach�s � toutes les cr�atures, qui forment elles-m�mes le lien de la vie, les hommes unis d'esprit et de sentiment au souverain ordonnateur des �tres, � l'Architecte de l'Univers, tel �tait leur id�al, leur r�ve philosophique. La cons�quence de cette doctrine, qui avait le tort de flotter un peu dans les nuages, �tait le changement de toutes les existences, de toutes les relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen, �tait, d'apr�s eux, de joindre sa volont� � celle de l'�tre Supr�me, pour cr�er, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au dessein primitif, un monde o� r�gneraient la justice et la v�rit�. Toute grande r�forme politique ou sociale tra�ne � sa suite une nu�e de m�taphysiciens, de r�veurs, de mystiques. Le peuple, en 90, eut le bon esprit de ne pas les suivre, de s'attacher fermement, comme � un roc, aux faits positifs, � la loi, aux principes. Il avait un amour passionn� pour la discussion; mais il la voulait nette, pr�cise. Ses h�ros �taient les hommes pratiques, ceux qui cherchaient � incarner le vrai et l'utile, dans les institutions nouvelles. Ce n'est pas lui qui aurait l�ch� la proie pour l'ombre. De jour en jour, les opinions se d�gagent: les clubs se multiplient; celui des Jacobins s'�tait d�membr�. Siey�s, Lafayette, Bailly, Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fond� � l'extr�mit� du Palais-Royal, pr�s le passage Radziwil, une soci�t� connue sous le nom de _Club de 89_. Les d�put�s s'y r�unissaient pour lire les journaux et pour faire d'excellents d�ners, au sortir des s�ances de l'Assembl�e. Dans la soir�e, on pr�parait, par une discussion r�guli�re et paisible, les travaux l�gislatifs. L'ancien club des Jacobins avait gagn�, � la retraite des mod�r�s, de s'accro�tre en force et en influence; il devint plus nombreux et plus tumultueux; les Lameth et Barnave le dirigeaient, mais leur autorit� tendait � d�cro�tre. Mirabeau, quoique ha�, �tait �galement recherch� des deux clubs, o� sa parole remuait des passions bien diff�rentes. Derri�re ces notabilit�s commen�ait � poindre l'opini�tre g�nie de Robespierre. Appuy� au dehors sur la presse, il n'attendait qu'une occasion pour s'imposer lui-m�me � la faveur populaire. Cette occasion se pr�senta: l'Assembl�e nationale venait de rendre un d�cret, portant que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le r�le des gardes nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre; il fit, au club, un discours trouv� admirable par Camille. Les applaudissements �clat�rent. Mirabeau, pr�sident des Jacobins, rappela l'orateur � l'ordre. Cette interruption excita un soul�vement orageux. Vainement l'athl�te aux poumons d'airain usait les forces de sa voix contre le tumulte; le bruit m�me de la sonnette �tait �touff�. �Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de mettre son chapeau, comme le pr�sident de l'Assembl�e nationale, monta sur son fauteuil. �Que tous mes confr�res m'entourent!� s'�cria-t-il, comme s'il e�t �t� question de prot�ger le d�cret en personne. Aussit�t une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau. Mais, de son c�t�, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et � cette s�ance si �loquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins, toutes les �mes r�publicaines, toute l'�lite du patriotisme. Le silence que n'avait pu obtenir la sonnette et le geste th��tral de Mirabeau, le bras en �charpe de Charles Lameth [Note: Lameth s'�tait battu en duel avec un membre du c�t� droit, M. de Castries. Barnave s'�tait auparavant rencontr� avec Cazel�s. Le peuple, irrit� des provocations qu'on adressait depuis quelque temps � ses d�put�s, s'�tait mis en mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force � l'h�tel de Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pi�ces et jeta tout par les fen�tres. Ces luttes personnelles alarm�rent la conscience des r�volutionnaires; ils engag�rent fortement les bons citoyens � r�server toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins donna lui-m�me l'exemple en refusant un duel; les �crivains de son parti le f�licit�rent d'avoir le coeur de para�tre l�che. Ainsi le sentiment puritain de la d�mocratie condamnait ce pr�jug� barbare de l'assassinat par les armes et devant t�moins.] parvint � le ramener. Il monte � la tribune o�, tout en louant Robespierre de son amour pour le peuple, et en l'appelant son ami tr�s cher, il le colaphisa un peu rudement et pr�tendit, comme M. le pr�sident, qu'on n'avait pas le droit de faire le proc�s � un d�cret, sanctionn� ou non. Mais M. de Noailles concilia les deux partis, en soutenant que le d�cret ne comportait point le sens qu'on lui pr�tait, qu'il s'�tait trouv� au Comit� de constitution lorsqu'on avait discut� cet article, et qu'il pouvait attester que ni lui ni le comit� ne l'avaient entendu dans le sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficult� �tant lev�e, la parole fut rendue � Robespierre, qui acheva son discours au milieu des applaudissements, comme il l'avait commenc�. Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette puissance formidable que Robespierre devait bient�t exercer aux Jacobins. La r�g�n�ration politique entra�na la r�g�n�ration des moeurs. Avant la R�volution, la femme �tait avilie, le lien conjugal fort rel�ch�. La r�forme des id�es fit de l'amour un sentiment qui s'�pure en se r�glant, et rendit au mariage la dignit� qui lui est propre. Le mercredi 29 d�cembre 1790, une c�r�monie touchante �tait c�l�br�e dans l'�glise Saint-Sulpice: Camille Desmoulins s'unissait � Lucile Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un �tudiant en droit, ma�tre �s arts, rencontre un soir, dans le jardin du Luxembourg, deux femmes, dont l'une, la m�re, avait les traits nobles et empreints d'une majest� tragique; l'autre �tait une jeune fille de douze ans, fort gracieuse et fort bien �lev�e. Ce jeune homme �tait tr�s modestement v�tu, point beau; la parole h�sitait sur ses l�vres comme embarrass�e d'un l�ger b�gaiement, ses politesses semblaient un peu gauches: tel qu'il �tait, il plut d'abord � la m�re, puis � la jeune fille. Camille se trouvait redevable de son �ducation au chapitre de Laon; sa famille �tait sans fortune, et les chanoines l'avaient fait entrer, comme boursier, au coll�ge Louis-le-Grand, o� il avait achev� ses �tudes pour entrer � l'�cole de droit. Tous les soirs, Camille allait courtiser ses chers feuillages; ce coin de nature, encadr� dans le faubourg Saint-Germain, �tait le pays de son coeur; les deux femmes y revinrent aussi... par hasard. La conversation �tant tomb�e sur quelques id�es qui commen�aient d�s lors � fermenter, Camille b�gaya des paroles �loquentes; on lui trouva l'esprit orn�; l'acc�s de la maison lui fut donn�. Le coeur a ses troubles comme la vue: Camille avait d'abord cru aimer la m�re; mais, de jour en jour, ses sentiments se d�tournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient d�j�, parmi ses jeux, un parfum de tendresse et de sensibilit� d�licate. C'�tait une �me charmante; toute troubl�e, elle ignorait la cause et l'objet de ces soupirs s�ditieux, qui soulevaient, par instants, sa poitrine �mue. Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien gard�; rien de bavard comme des yeux de seize ans; sa m�re lut dans ces yeux-l�. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en droit avait �t� re�u avocat au parlement de Paris, mais, jusqu'ici, quel espoir fonder sur son avenir? D'un autre c�t�, Lucile avait quelque fortune. Cependant la R�volution avait fait son chemin dans le monde, et Camille s'�tait pouss� avec elle; il �tait alors une des voix les plus �cout�es du pays. Aim� de la France, pour le tour incisif de son esprit original et p�tulant, les qualit�s de son esprit et de son coeur en firent l'idole de la femme qu'il recherchait. �Aujourd'hui d�cembre, �crivait-il � son p�re, je me vois enfin au comble de mes voeux. Le bonheur, pour moi, s'est fait longtemps attendre; mais enfin il est arriv�, et je suis heureux autant qu'on peut l'�tre sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant parl�, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent, et elle ne me refuse pas. Tout � l'heure, sa m�re vient de m'annoncer cette nouvelle en pleurant de joie... Quant � Lucile, vous allez la conna�tre par ce seul trait. Quand sa m�re me l'a donn�e, il n'y a qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux de Lucile; surpris de l'entendre rire, je l�ve les yeux; les siens n'�taient pas en meilleur �tat que les miens; elle �tait tout en larmes, elle pleurait m�me abondamment, et cependant elle riait encore. Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas imagin� que la nature et la sensibilit� pussent r�unir � ce point ces deux contrastes!� O pressentiment! rire � travers les larmes, n'est-ce pas toute la vie?--Ce fut celle de Lucile. Rien ne manquait � leur bonheur que la c�r�monie du mariage. L'abb� Denis B�rardier, grand-ma�tre du coll�ge de Louis-le-Grand, fit la c�l�bration � Saint-Sulpice. Les t�moins furent P�tion, Robespierre, Sillery, Brissot et Mercier. B�rardier, qui �tait membre de l'Assembl�e constituante, pronon�a un discours dans lequel il recommandait � Camille de respecter la religion dans ses �crits. �Si l'on peut, lui dit-il, �tre assez pr�somptueux pour se flatter de pouvoir se passer d'elle, dans toutes les infortunes ins�parables de cette vie, ce serait un meurtre que d'enlever ce secours � tant de malheureux, qui n'ont d'autre ressource, dans leurs peines, que la consolation qu'elle leur procure, et d'autre espoir que les r�compenses qu'elle promet. Si ce n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous respecterez la religion dans vos �crits; j'en serais volontiers le garant; j'en contracte m�me ici, pour vous, l'engagement au pied des autels, et devant Dieu qui y r�side. Monsieur, vous ne me rendrez pas parjure... Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera que plus �pur�, plus ferme, plus vrai; car si la loi peut forcer � para�tre citoyen, la religion oblige � l'�tre.� La voix du bon abb� s'�tait attendrie, en s'adressant � son ancien �l�ve; les larmes coul�rent. Lucile, cependant, attirait tous les regards; il n'y avait qu'une voix dans l'�glise: �Qu'elle est belle!�--�Je vous assure, �crivait Camille quelques jours plus tard, que cette beaut� est son moindre m�rite. Il y a peu de femmes qui, apr�s avoir �t� idol�tr�es, soutiennent l'�preuve du mariage; mais plus je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle.� Le charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluaient pas chez elle l'�nergie. Lucile appartenait bien � la race des femmes de la R�volution, douce et terrible, la gr�ce du cygne avec des r�veils de lionne. Soul�verons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique? Oh! le charmant nid risqu� au milieu de l'orage! On jouait avec la politique, comme les enfants des p�cheurs d'�tretat avec la mer. Camille avait d'ailleurs abrit� sa vie des temp�tes du forum. Lucile, quand son mari avait termin� son num�ro de journal, voulait qu'on le lui l�t; aux endroits plaisants, c'�taient des �clats de rire et des folies qui animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le mettait en col�re: les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu du travail, qui prenait � Camille les plus longues heures du jour, Lucile, ennuy�e du silence, lui jouait quelquefois un charivari, en faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle finissait, tout en jurant, par l'�gratigner en _ut, r�, mi, fa_. Comme ces gracieux enfantillages se d�tachent en lumi�re, sur le fond s�rieux d'une R�volution! Quelle douce et charmante insouciance! H�las! la fureur des �v�nements allait emporter bien loin ces jours de bonheur. Quand il raconte de tels enfantillages, Camille ressemble � un po�te qui, menac� lui-m�me par les dangers de l'�ruption, s'amuserait � jeter des fleurs dans la bouche du V�suve. Il avait de la po�sie dans l'�me, mais il avait surtout la verve de la critique, l'esprit satirique de Voltaire. Il ne tarda point � plaisanter sur le serment qu'avait exig� de lui l'abb� B�rardier, de _ne point toucher au spirituel_. �C'�tait, dit-il, g�ner un peu la libert� des opinions religieuses, et porter atteinte � la d�claration des droits; mais qu'y faire? Je n'�tais point venu l� pour dire non. C'est ainsi que je me trouvai pris et oblig�, par serment, � ne me m�ler, dans mes num�ros, que de la partie politique et d�mocratique, et � en retrancher l'article th�ologie. Sans avoir approfondi la question, je me doute bien que ce serment, accessoire au principal, n'est pas d'obligation �troite comme l'autre.� Voil� l'homme; chez lui, le premier mouvement venait du coeur et le second de l'esprit. Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser de scepticisme; il est vrai que Camille lan�a plus d'une fois ses fl�ches contre les ordonnances de l'�glise, et contre les abus du clerg�: mais les vrais sceptiques sont ceux qui acceptent tout sans s'attacher � rien, couvrant ainsi du manteau des formes, et du respect ext�rieur, le n�ant de leurs convictions. �Mirabeau est mort!� Telle fut la grande nouvelle qui, le 2 avril 1791, courut d'un bout � l'autre de Paris. Ses relations avec la cour, ses intrigues, ses manoeuvres honteuses, ne sont plus, aujourd'hui, un secret pour personne. L'armoire de fer a parl�; des confidences, des �crits authentiques, ont trahi le myst�re de sa conduite, dans les derniers temps de sa vie. Il avait propos� � la cour un plan de conspiration d'o� devait sortir la guerre civile, et � l'aide de la guerre civile il esp�rait que le roi recouvrerait son autorit�. Les contemporains n'avaient gu�re sur son compte que des soup�ons. Marat l'avait bien d�nonc� comme tra�tre; mais qui Marat n'avait-il point accus�? On oublia, un instant, ses faiblesses, ses vices, pour ne se souvenir que du grand orateur. Quel malheur que son caract�re ne f�t point � la hauteur de son g�nie! La mort refit Mirabeau. Le linceul couvrit les taches trop r�elles de son existence d�prav�e. Le directoire du d�partement proposa de lui donner pour tombe la nouvelle �glise de Sainte-Genevi�ve; l'Assembl�e nationale d�lib�ra sur-le-champ; Robespierre alors, qui avait plusieurs fois essuy� les d�mentis et les col�res oratoires de Mirabeau, Robespierre se leva: �Ce n'est pas, dit-il, au moment o� l'on entend, de toutes parts, les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre qui, dans les �poques les plus critiques, a d�ploy� tant de courage contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer � ce qu'il lui f�t d�cern� des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon pouvoir ou plut�t de toute ma sensibilit�.� De ces deux hommes, Mirabeau et Robespierre, l'un �tait le premier, l'autre le dernier mot de la R�volution. L'�difice de Sainte-Genevi�ve, transform� en Panth�on, devait r�unir les d�pouilles de tous les grands hommes. Pens�e sublime, qui fut r�pudi�e plus tard comme tant d'autres, quand la France s'affaissa sur elle-m�me:--�Convoquer les ombres, faire un concile de morts, leur demander, en mettant sous leurs yeux la Constitution de 89; �tes-vous contents de notre oeuvre?�--Place � Voltaire, � J.-J. Rousseau, aux grands hommes du XVIIIe si�cle, dans ce temple �lev� � la philosophie, m�re de la R�volution! Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le chemin. Le peuple, qui aime les grands hommes malgr� leurs faiblesses, suivit les fun�railles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement que ces hommes-l� doivent p�rir; tant l'id�e de l'�me et du g�nie s'allie intimement � celle de l'immortalit�! La rumeur publique fit circuler mille contes invraisemblables. On parla vaguement de poison; il n'y en avait d'autre que celui de la d�bauche � laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune firent le reste. Mirabeau commen�ait � avoir peur de la R�volution; sa tonnante voix criait aux flots de reculer; les flots se brisent, mais ne reculent pas. Emport� dans cette lutte avec un �l�ment sourd et inexorable, il se raidit contre les d�bris du dr�me; il se fit de la royaut� une ancre � laquelle, d'une main d�sesp�r�e, il cherchait � rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts! Comme ses besoins �taient �normes et que la cour �tait riche, il vendit sa parole.--L'�loquence de Mirabeau? Une grande prostitu�e!--Longtemps son audace le couvrit; sa d�fection, entour�e d'abord des obscurit�s de l'incertitude, ne se d�voila que quand il n'�tait plus l� pour se d�fendre. Le voici donc couch� dans les t�n�bres du s�pulcre, cet homme, digne des g�monies par sa conduite, digne du Panth�on par ses vastes talents! La po�sie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu rehausser chez lui l'�clat des lumi�res par l'opposition des ombres: pas de ces jeux-l�, s'il vous pla�t! ayons le courage de dire que la probit� est le seul pi�destal du vrai g�nie. Le jour de sa mort, tous les spectacles furent ferm�s. L'accablement, la consternation, la stupeur �taient sur presque tous les visages. La voix des journaux exprima des sentiments divers, mais, en g�n�ral, les regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent oublier l'immoralit� de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes: �Peuple, s'�criait-il, rends gr�ces au ciel! ton plus redoutable ennemi, Riquetti, n'est plus.� La nouvelle destination donn�e � l'�glise Sainte-Genevi�ve fut encore, pour Marat, l'objet de vives critiques; il ne vit dans cet �difice, consacr� � honorer les lumi�res sans les vertus, qu'un monument de pure ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais dire de proph�tique, c'est la d�claration suivante: �Si jamais la libert� s'�tablissait en France, et si jamais quelque l�gislature, se souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, �tait tent�e de me d�cerner une place dans Sainte-Genevi�ve, je proteste ici hautement contre ce sanglant affront.� (Marat entendait dire par l� qu'il y serait en trop mauvaise compagnie.) �Oui, j'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir que d'avoir � redouter un si cruel outrage.� Ce dernier trait est assez beau: �J'aimerais mieux cent fois ne jamais mourir!�--Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Panth�on; il est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau. Les plus acharn�s contre Mirabeau �taient alors les royalistes, soit qu'ils ignorassent ses engagements avec la cour, soit qu'ils ne voulussent point lui pardonner d'avoir, d�s le principe, mis son �loquence au service de la temp�te r�volutionnaire. Au milieu du deuil g�n�ral, quand sa cendre �tait encore ti�de, ils l'attaqu�rent avec fureur dans leurs journaux. Apr�s l'avoir trait� d'_escroc_, de _coureur de filles_, de _gredin_, l'un de ces pamphl�taires m�le � ses injures des anecdotes assez piquantes: �Log� en chambre garnie, rue et h�tel Coq-H�ron, en proie � la plus affreuse mis�re, Mirabeau est r�duit � la triste ressource de voler son gar�on perruquier; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il prend sa montre et la lui emprunte sous le pr�texte d'en acheter une pareille le m�me jour; et, quand le coiffeur a voulu la r�clamer, Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre gar�on. Voici comment il se d�faisait de ses domestiques, apr�s qu'il leur avait mang� le fruit de leurs �pargnes et de vingt ann�es de servitude. La veille de son d�part pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle sur un oubli de papiers qu'il a laiss�s � Bignon. Il caresse son domestique, � qui il devait d�j� quatorze cents livres, le conjure, le presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer par lui-m�me, et, d�s que le domestique est parti, Riquetti d�valise la malle de ce cr�dule serviteur, et d�rampe.--Une autre fois, il s'appropria une bague de cent louis, de la m�me fa�on qu'il avait escamot� la montre...--Sa valeur est parfaitement connue dans le r�giment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le dessein de d�guerpir, tandis que l'arm�e �tait aux prises avec les Corses.� [Illustration: Brissot] Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire: �Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des Desrues; reprenez vos d�pouilles humaines, et accourez si�ger aux �tats-g�n�raux; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un triple airain, vous que souill�rent tous les forfaits, venez vous asseoir au milieu de cette assembl�e d'�lite o� doit pr�sider le comte de Mirabeau. Ah! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui; vous n'avez pas plus d�m�rit� que lui d'�tre � votre poste de citoyens; vous ne f�tes que des sc�l�rats, Riquetti fut quelque chose de pis.� Vendez-vous donc au parti des _honn�tes gens_, pour en �tre trait� de la sorte apr�s votre mort! On assure que Mirabeau aurait dit: �J'emporte avec moi la monarchie.� Notre ferme conviction est que, vivant, il ne l'e�t point sauv�e. Il ne faut ni amoindrir ni exag�rer la part d'influence de certains hommes, dans le grand drame de la R�volution Fran�aise. Ceux qui parlent de mener les �v�nements s'abusent ou veulent en imposer; les �v�nements ont leurs phases, leur �poque de maturit�. Ils sont r�gl�s d'avance par la logique et par la force des choses. Toutes les r�sistances sont impuissantes contre les lois de la nature, la marche des id�es, et les impulsions de la volont� nationale. XII Les f�d�rations.--La bulle du pape.--Le clerg� r�fractaire.--Marat et Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la R�volution.--Les chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au ch�teau des Tuileries.--Th�roigne de M�ricourt. Au moment o� Mirabeau disparut de la sc�ne, tout �tait � r�organiser, le clerg�, la magistrature, l'arm�e. Pour entreprendre cette oeuvre gigantesque, il fallait des forces immenses; ces forces, on les trouvera dans le patriotisme de l'Assembl�e nationale et dans l'union de tous les citoyens fran�ais. En quelques mois, la France tout enti�re se couvrit d'un r�seau de fraternit�. Les villes se reli�rent aux villes pour assurer la circulation des grains, d�fendre leurs droits, r�primer les exc�s. Ce fut la ligue du bien public. L'union fait la force: d�sormais, cette nation trop longtemps morcel�e, divis�e, n'avait plus qu'une �me et qu'un coeur. Le grand �cueil auquel venait sans cesse se heurter la R�volution �tait le clerg�. Les historiens qui ont n�glig� ce point de vue ont trop souvent cherch� les obstacles l� o� ces obstacles n'�taient point. Les 10 mars et 13 avril 1791, le pape Pie VI lan�a une bulle, dans laquelle il d�clarait nulles et illicites les nouvelles �lections de cur�s et d'�v�ques faites par des la�ques. Ces luttes de croyances report�rent l'esprit fran�ais aux farces du moyen �ge et aux moeurs de la R�forme. Luther, condamn� par Rome, avait br�l� la bulle du pape sur un b�cher. La R�volution accueillit le bref de Sa Saintet� avec le m�me sans-fa�on; elle y mit seulement moins de col�re et plus d'ironie. En 89, les r�les �taient chang�s; le pape n'�tait plus qu'un faible vieillard, tandis qu'une jeunesse vaillante p�n�trait � la fois dans l'�glise et dans la soci�t�. On fit un mannequin qui repr�sentait Pie VI, et qui fut transport� au Palais-Royal; l� un membre de quelque soci�t� patriotique lit, � haute voix, un r�quisitoire dans lequel, apr�s avoir notifi� les intentions criminelles de Joseph-Ange Braschi, Pie VI, il conclut � ce que son effigie soit br�l�e, apr�s qu'on lui aura arrach� la croix et l'anneau, et � ce que ses cendres soient jet�es au vent. A peine dit, l'effigie du pape, son bref dans une main, un poignard dans l'autre, un �criteau sur la poitrine avec ce mot: _Fanatisme_, est livr�e aux flammes.--Cette sc�ne burlesque se passait au milieu des acclamations de nombreux spectateurs. La bulle du pape donna encore lieu � une caricature qui obtint du succ�s; le saint-p�re, en grand costume, �tait repr�sent� assis sur sa chaire pontificale, � l'un des balcons de son palais. Devant lui s'�levait un large b�nitier rempli d'eau de savon que l'abb� Royou, un des chefs de la r�sistance eccl�siastique, faisait mousser avec un goupillon. Le pape, un chalumeau � la bouche, soufflait vers la France des bulles auxquelles il donnait sa b�n�diction. Pr�s de l� �taient Mesdames, tantes du roi [Note: Les tantes du roi s'�taient enfuies � Rome, malgr� les justes plaintes du peuple de Paris qui avait cherch� � les retenir.], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux rouges, et Mesdames, avec leur �ventail, agitaient l'air et dirigeaient les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur un nuage, entour�e de son nouveau clerg�. Appuy�e sur le livre de sa Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les faisait dispara�tre. Ne devait-on point s'attendre � cette r�sistance de la cour de Rome? La constitution civile du clerg� rompait les vieux liens de l'unit� hi�rarchique, d�cr�tait l'ind�pendance du clerg� vis-�-vis du saint-si�ge, sinon en mati�re de dogme, du moins, en mati�re de discipline, cr�ait, en un mot, une v�ritable �glise gallicane dont le chef ne serait plus le roi, mais qui fonctionnerait sous la main du peuple. Ce n'est point ici le lieu ni le moment pour �crire une histoire de la papaut�; il est n�anmoins permis de se demander si elle n'a point contribu�, elle-m�me, au d�clin des croyances. En prot�geant le mouvement de la Renaissance, L�on X favorisa, sans le savoir, l'av�nement de l'esprit nouveau. L'antiquit� reparut et devant son soleil se dispers�rent les nuages du mysticisme. La recherche du beau �tait un premier pas vers la recherche du vrai. Dans la marche du genre humain, les progr�s s'encha�nent avec une logique admirable. Aussi la renaissance des lettres et des arts ne fut-elle �trang�re ni � la philosophie ni � la R�volution Fran�aise. Quoi qu'il �a soit, le bref du pape ne fit qu'envenimer les divisions entre le clerg� r�fractaire et le clerg� asserment�. Les la�ques prirent naturellement parti pour l'un ou pour l'autre. Des courtisans ath�es, de grandes dames sans moeurs, d'anciens esprits forts qui se vantaient nagu�re d'avoir, dans un coin de leur biblioth�que, _la Pucelle_ et l'_Encyclop�die_, tinrent � honneur de fr�quenter immod�r�ment les �glises clandestines, entra�nant apr�s eux de bonnes femmes et des hommes simples fermement attach�s � la tradition. Les int�r�ts de l'aristocratie, les passions les plus �trang�res au sentiment religieux, se couvrirent du masque de l'orthodoxie. D'un autre c�t�, � Paris, dans les grandes villes et m�me dans quelques campagnes, la majorit� des habitants se d�clara en faveur des pr�tres qui avaient pr�t� serment � la nation; les inserment�s, autour desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de sarcasmes, d'insultes, et bient�t de voies de fait. Le peuple voyait avec tristesse la solitude des �glises r�put�es schismatiques, tandis que la foule dor�e s'empressait autour des autels que la loi ne reconnaissait plus comme l�gitimes. A Paris, il y eut des d�sordres regrettables: on for�a l'entr�e de clo�tres et de communaut�s religieuses; la virginit� de quelques saintes filles fut livr�e aux verges, et � d'autres outrages plus abominables encore. Tr�s peu de personnes prirent part � ces exc�s, qui d'ailleurs ont d�shonor�, dans tous les temps, les guerres de religion. Il importe de bien �tablir que Marat et les autres r�volutionnaires extr�mes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante, demeur�rent �trangers � toute provocation d'actes semblables. Le sage Robespierre alla plus loin: � propos de troubles tr�s-graves qui venaient d'�clater � Douai, et dans lesquels des pr�tres inserment�s avaient, disait-on, jou� un r�le, il fit entendre ces dignes paroles: �Il est houteux de vouloir porter contre les eccl�siastiques une loi qu'on n'a pas encore os� porter contre tous les citoyens; des consid�rations particuli�res ne doivent jamais pr�valoir sur les principes de la justice et de la libert�. Un eccl�siastique est un citoyen, et aucun citoyen ne peut �tre soumis � des peines pour ses discours; il est absurde de faire une loi uniquement dirig�e contre les discours des ministres de l'�glise... J'entends des murmures, et je ne fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus z�l�s partisans de la libert�; ils appuieraient eux-m�mes mes observations, s'il n'�tait pas question des affaires religieuses.� Ces sentiments, je n'h�site pas � le dire, �taient ceux de la majorit� des vrais r�volutionnaires: s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion, c'est que derri�re cette figure auguste se cachaient alors l'hypocrisie et l'ath�isme aristocratique. Une autre consid�ration qu'il ne faut point perdre de vue, sous peine de ne rien comprendre � la suite des �v�nements, c'est qu'� cette �poque (avril et mai 1791) la plupart des d�mocrates �taient encore royalistes. Marat, malgr� ses boutades contre Louis XVI, engageait fort � le conserver sur le tr�ne. �J'ignore, disait-il, si les contre-r�volutionnaires nous forceront � changer la forme du gouvernement; mais je sais bien que la monarchie tr�s limit�e est celle qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la d�pravation et la bassesse des supp�ts de l'ancien r�gime, tous si port�s � abuser des pouvoirs qui leur sont confi�s. Avec de tels hommes, une r�publique f�d�r�e d�g�n�rerait bient�t en oligarchie. On m'a souvent repr�sent� comme un mortel ennemi de la royaut�, et je pr�tends que le roi n'a pas de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses ministres, les pr�tres factieux et autres supp�ts du despotisme; car ils l'exposent continuellement � perdre la confiance du peuple, et ils le poussent par leurs conseils � jouer la couronne, que j'affermis sur sa t�te en d�voilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au glaive des lois. Quant � la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il n'a que les d�fauts de son �ducation, et que la nature en a fait une excellente p�te d'homme, qu'on aurait cit� comme un digne citoyen, s'il n'avait pas eu le malheur de na�tre sur le tr�ne. Tel qu'il est, c'est, � tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons b�nir le ciel de nous l'avoir donn�; nous devons le prier de nous le conserver: avec quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous! Je vais lui donner une marque d'int�r�t, qui vaudra mieux que le serment de fid�lit� prescrit par l'Assembl�e tra�tresse, et dont on ne suspectera pas la sinc�rit�, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les courtisans contre-r�volutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle � la r�ussite de leurs projets d�sastreux: eh bien! cette bonhomie, devenue la qualit� la plus pr�cieuse du monarque, est � mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois que la justice aura son cours, je ferai des voeux pour que Louis XVI soit immortel.� Le 23 avril, � propos d'une lettre �crite par le ministre des affaires �trang�res � toutes les cours de l'Europe, et dans laquelle il d�clarait que Sa Majest� avait librement accept� la nouvelle forme du gouvernement Fran�ais, des cris de _Vive le roi_ retentirent dans la salle des s�ances de l'Assembl�e. Alexandre Lameth proposa l'envoi d'une d�putation charg�e d'offrir des remerciements � Louis XVI. Biauzat voulait que l'Assembl�e se rendit, en corps, aupr�s du souverain. Robespierre crut bon de rappeler les repr�sentants de la nation au sentiment des convenances; mais il n'en affirma pas moins, dans ce discours, son respect pour la royaut� constitutionnelle. �Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et digne de la circonstance. Il reconna�t la souverainet� de la nation et la dignit� de ses repr�sentants, et sans doute il verrait avec peine que l'Assembl�e nationale, oubliant cette dignit�, se d�pla��t tout enti�re. Je ne m'�loigne pas de la proposition de M. Lameth, je me borne � une l�g�re modification. Il vous a propos� de remercier le roi; mais ce n'est pas de ce moment que l'Assembl�e doit croire � son patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la R�volution il y est rest� constamment attach�. Il ne faut donc pas le remercier, mais le f�liciter du parfait accord de ses sentiments avec les n�tres.� Il �tait m�me arriv� � quelques �crivains du parti d�mocratique d'en appeler � Louis XVI contre l'Assembl�e nationale. Loustalot engageait le roi � faire usage du _v�to_ suspensif que lui accordait la Constitution, pour paralyser l'effet des lois dict�es par l'aristocratie bourgeoise: �'aurait �t� le moyen de rendre quelque popularit� � un pouvoir affaibli. La v�rit� est que ces �crivains attachaient alors peu d'importance � la forme du gouvernement. Le roi �tait en outre, � leurs yeux, l'otage de la R�volution. De l� les efforts du peuple pour le retenir � Paris; et quand Louis XVI voulut, par des motifs qu'il est difficile d'�claircir, se rendre � Saint-Cloud, un commencement d'�meute lui fit comprendre qu'il devait renoncer � tout projet de d�part.--Ainsi les r�volutionnaires tenaient � garder le roi. Et c'�tait le moment o�, d'accord avec Marie-Antoinette, Louis XVI (nous le savons aujourd'hui) recherchait l'alliance de tous les rois de l'Europe, pour attirer en France les arm�es �trang�res. Un mot sur les doctrines �conomiques de la R�volution. Il y avait deux �coles: la premi�re r�sumait ainsi ses tendances: �Honorables indigents! malgr� les injustices et les d�dains de la classe opulente, contentez-vous de lui avoir inspir� un moment la terreur. Pers�v�rez dans vos travaux; ne vous lassez point de porter le poids de la R�volution; elle est votre ouvrage; son succ�s d�pend de vous; votre r�habilitation d�pend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour, et peut-�tre bient�t, dans le domaine de la nature, dont vous �tes les enfants bien-aim�s. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous devenir propri�taires, un jour, mais pour l'�tre il vous faut acqu�rir des lumi�res que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction � vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos droits et vos devoirs.� Honorables indigents! qui ne reconna�trait � ce langage une magnifique r�paration des in�galit�s sociales? Messeigneurs les pauvres! cette �cole voulait l'augmentation du bien-�tre individuel par le travail, par des lois justes, par la transformation r�guli�re du travailleur �conome en propri�taire �clair�. L'autre �cole, � la t�te de laquelle se pla�a l'ancienne loge ma�onnique des _Amis de la V�rit�_, contenait en germe la doctrine du communisme socialiste, moins les mots, qui n'�taient pas encore trouv�s: elle r�clamait, comme une cons�quence de la R�volution, la _propri�t� pour tous_. Cette proposition, quoique confuse, d�plut aux Jacobins, qui accus�rent les _Amis de la V�rit�_ de vouloir la loi agraire: on n'avait pas alors d'autre terme pour d�signer une r�partition �gale de la richesse publique. Le sort de la classe ouvri�re �tait, aux deux points de vue, l'objet d'une active sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport des questions politiques � la question du travail et des salaires; c'�tait Marat. L'_Ami du Peuple_ devait sans doute � ces articles, o� il osait se parer fi�rement des guenilles de la mis�re, une influence que d'autres feuilles beaucoup mieux r�dig�es n'acqu�raient pas alors. Il rev�tit le sac et le cilice de la classe d�sh�rit�e pour laquelle il r�clamait des droits, des soulagements et une justice. Le d�dain avec lequel les �crivains royalistes parlaient de la classe inf�rieure l'entra�nait quelquefois � se faire leur avocat officieux. Voici l'un de ces plaidoyers: �Toute la canaille anti-r�volutionnaire s'est accord�e � traiter de _brigands_ les citoyens de la capitale arm�s de piques, de lances, de haches, de b�tons; c'est une infamie: ils faisaient partie de l'arm�e parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'�taient pas moins soldats de la patrie que les citoyens en uniforme; et, aux yeux du philosophe, ils �taient la fleur de l'arm�e. Je le r�p�te, la classe des infortun�s, que la richesse insolente d�figure sous le nom de _canaille_, est la partie la plus saine de la soci�t�; la seule qui, dans ce si�cle de boue, aime encore la v�rit�, la justice, la libert�; la seule qui, consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant aux �lans du coeur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni s�duire par les cajoleries, ni corrompre par la vanit�; la seule qui soit inviolablement attach�e � la patrie, et dont ma�tre Motier (Lafayette) n'e�t jamais fait des cohortes pr�toriennes. Lecteurs irr�fl�chis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortun�s serait la moins corrompue de la soci�t�, apprenez que, forc�e de travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le temps de se d�praver, elle est rest�e plus pr�s que vous de la nature.� C'�tait, dira-t-on, provoquer � la guerre des pauvres contre les riches. Je n'en disconviens pas; mais dans les �crits de Marat lui-m�me on ne d�couvre rien qui ressemble � la th�orie du communisme. Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assembl�e nationale se disput�rent son influence. Robespierre, qu'on avait surnomm� la _chandelle d'Arras_, par allusion au flambeau qui venait de s'�teindre, n'avait, dans son �loquence, ni l'�clat ni la chaleur de Mirabeau; mais la conscience de l'homme d'�tat concourt souvent plus que le g�nie au salut des nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser �tait d'ailleurs forte, solide, carr�ment taill�e dans le marbre. A propos du droit de p�tition, l'orateur s'�leva � la v�ritable �loquence. �Plus un homme est faible et malheureux, s'�cria-t-il, plus il a besoin du droit de p�tition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le lui �teriez! Dieu accueille les demandes, non seulement des plus malheureux des hommes, mais des plus coupables.� Robespierre fut soutenu par l'abb� Gr�goire: �Le mot p�tition signifie _demande_. Or, dans un �tat populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui rende le droit de p�tition dangereux? Ne serait-il pas �trange qu'on d�fend�t � un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on voul�t se priver de ses lumi�res? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais, � Paris, des citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent � un sixi�me, et qui sont cependant en �tat de donner des lumi�res, des avis utiles.� L'Assembl�e murmure; les tribunes applaudissent. Le parti des courtisans voulait refuser au malheureux la facult� de faire entendre ses plaintes, il niait � la brebis qu'on �gorge le droit de geindre sous le couteau. Robespierre reparut trois fois � la tribune, au milieu de la rage des mod�r�s: �Je demande, s'�cria-t-il, je demande � monsieur le pr�sident que l'on ne m'insulte pas continuellement autour de moi, lorsque je d�fends les droits les plus sacr�s des citoyens.� La sonnette �tait impuissante � r�tablir l'ordre. Au milieu de ces violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre �tait appuy� par les tribunes: sa parole allait plus loin que l'enceinte l�gislative; ce qui faisait surtout la force de ce d�put�, c'est qu'il s'adressait toujours � la nation. Il n'y avait plus gu�re de discussion � laquelle Maximilien ne m�l�t sa parole obstin�e. Il s'�tait form�, � Paris, une soci�t� d'_Amis des noirs_, qui travaillait � l'abolition de l'esclavage et de la traite des n�gres. Quand la question des colonies s'agita devant l'Assembl�e nationale, Gr�goire, qui �tait membre de cette soci�t� philanthropique, �leva la voix en faveur des hommes de couleur. Malonet d�clara que si l'Assembl�e persistait � vouloir �lever un troph�e � la philosophie, elle devait s'attendre � le composer des d�bris de vaisseaux, et du pain d'un million d'ouvriers. Le tour de Robespierre �tait venu; jamais il ne se montra ni plus libre de pr�jug�s, ni mieux inspir� par un sentiment de justice. �S'il fallait, s'�cria-t-il, s'il fallait sacrifier l'int�r�t ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe... D�s le moment o�, dans un de vos d�crets, vous aurez prononc� le mot _esclave_, vous aurez prononc� votre d�shonneur. (Nombreux murmures; l'orateur continue impassible.) L'int�r�t supr�me de la nation et des colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les bases de la libert�! P�rissent les colonies (nouvel orage dans la salle), s'il doit vous en co�ter votre bonheur, votre gloire, votre ind�pendance! Je le r�p�te, p�rissent les colonies, si les colonies veulent, par des menaces, nous forcer � d�cr�ter ce qui convient le plus � leurs int�r�ts! Je d�clare que nous ne leur sacrifierons ni la nation ni l'humanit� enti�re.� Ces mots: �P�rissent les colonies plut�t qu'un principe,� ont �t� souvent reproch�s � Robespierre. Il faut pourtant se dire que nul ne pr�voyait alors les massacres de Saint-Domingue. Les horreurs de l'esclavage n'ont-elles point, d'ailleurs, amen� ces �pouvantables repr�sailles? Il existe deux sortes d'hommes d'�tat: ceux qui s'accommodent aux circonstances, et ceux qui poursuivent un syst�me. Maximilien �tait de ces derniers. Les ruines d'un monde peuvent frapper le citoyen arm� d'une conviction; elles ne l'�branlent point. La nation, malgr� la vente des biens du clerg�, qui ne pouvait se faire que successivement, se trouvait alors sans argent et sans arm�e! Les caisses vides, les fronti�res ouvertes, o� allions-nous? Cet �tat de choses d�sastreux se trouvait �troitement li� au travail de destruction et de recomposition qui s'op�rait alors dans la soci�t�. La discipline militaire �tait � reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de l'immobilit� voulaient, au contraire, qu'on conserv�t les abus de l'ancien syst�me. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la discussion: �L�gislateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec obstination des choses contradictoires, de vouloir �tablir l'ordre sans justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants que la nature.� On avait parl� de lier les soldats � l'ancien r�gime militaire par un serment sur l'honneur. �Quel est, s'�cria-t-il, cet honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais gloire de ne pas conna�tre un pareil honneur.� L'oratear proposait le licenciement de l'arm�e. Un membre du c�t� droit, Cazal�s, lui succ�de � la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre, qu'il traite de diatribe calomnieuse. Ici des cris _� l'ordre! � l'Abbaye_ un vacarme horrible du c�t� gauche.--Le souffle des hommes forts se reconna�t � cela, qu'il soul�ve des orages. [Illustration: Collot-d'Herbois.] Cependant la contre-r�volution faisait chaque jour des progr�s, � la cour et dans certaines classes de la soci�t�. Le ciel se montrait charg� de nuages. A l'int�rieur du pays, le clerg� r�fractraire, ce ver rongeur de la Constitution, annon�ait avec triomphe le retour de l'ancien r�gime; les �migr�s adressaient, de l'�tranger, des sommations mena�antes. La reine cherchait un appui dans l'intervention de l'Autriche. L'�pid�mie de la libert� commen�ait � gagner les nations voisines; les monarques le savaient et, autour de la France, se nouait, � petit bruit, le _cordon sanitaire_ qui devait l'�trangler. Dans le ch�teau m�me des Tuileries, la garde nationale s'�tait trouv�e, plusieurs fois, aux prises avec une garde secr�te, dont les membres furent plus tard surnomm�s les _Chevaliers du Poignard_. Ces don Quichotte de la monarchie guettaient l'heure et l'occasion de faire quelque coup de t�te. Une circonstance se pr�senta qui favorisait leurs desseins. Le 28 f�vrier, le faubourg Saint-Antoine se porte au ch�teau de Vincennes et veut d�truire le donjon de ce fr�re de la Bastille. Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de prisonniers qu'il ram�ne � l'H�tel de Ville. Au retour de son exp�dition, le g�n�ral apprend que les appartements du roi sont remplis de gens arm�s de cannes � �p�e, de pistolets et de poignards. C'�taient des hobereaux et des ch�telains qu'on avait appel�s de la Bretagne et des provinces m�ridionales, au secours de la monarchie. D�j� M. de Gouvion, major de la garde nationale, avait pr�venu le roi. Louis XVI ayant demand� pourquoi plus de quatre cents personnes se trouvaient ainsi rassembl�es dans son ch�teau, avec des armes secr�tes, on lui r�pondit que la noblesse, effray�e de l'�v�nement de Vincennes, s'�tait ralli�e autour de Sa Majest� pour la d�fendre. Il d�sapprouva, mais faiblement, _le z�le indiscret de ces messieurs_. La garde les fouillait, les d�sarmait, les huait, les chassait, quand Lafayette arrive, qui termine cette com�die de d�vouement provincial par une compl�te d�route. Le g�n�ral lan�a fort rudement les ducs de Villequier et de Duras, que le lendemain, dans un ordre du jour, il qualifia de �chefs de la domesticit� du ch�teau.� Que signifiait pourtant la conduite ambigu� de Louis XVI? O� voulait-on en venir? Quel t�n�breux dessein, quelle intrigue se cachait sous le manteau des conspirateurs royalistes? Le temps va d�voiler ce secret. Les mains pleines de v�rit�s, la France les avait courageusement ouvertes; elle inondait le monde de ses lumi�res. A la diffusion des principes de 89, elle avait m�me sacrifi�, pour un temps, cette ardeur belliqueuse qui �tait un des apanages de notre vieille race celtique. �La nation fran�aise, disait la Constitution, renonce � entreprendre aucune guerre, dans la vue de faire des conqu�tes, et n'emploiera jamais ses forces contre la libert� d'aucun peuple.� D'o� vient donc que, non contentes de se tenir sur leurs gardes, les monarchies �trang�res avaient form� entre elles une ligue offensive et d�fensive? Pourquoi appuyaient-elles ouvertement les desseins et les manoeuvres des �migr�s?--Elles craignaient encore plus les id�es de la R�volution que ses arm�es. D�j� plusieurs �trangers, nous l'avons vu, �taient accourus en France et se ralliaient, de toute leur �me, � un mouvement qui, t�t ou tard, devait affranchir leur patrie. Parmi ces �trangers se distinguait au premier rang une jeune fille, une Li�geoise. Th�roigne de M�ricourt voyait, avec fr�missement, le pays o� elle �tait n�e, sa bonne ville de Li�ge, sous le joug des pr�jug�s et de l'arbitraire; elle r�solut, un peu follement, de courir les chances d'une lutte en faveur des principes r�volutionnaires. Ce r�le lui souriait; hirondelle du printemps de la libert�, elle irait annoncer, aux peuples du Nord, que le moment de soulever les glaces du despotisme �tait venu. Peut-�tre s'exag�rait-elle (Th�roigne �tait toujours femme) ses moyens d'influence; elle comptait secr�tement sur ses yeux noirs, sur sa taille de f�e, sur sa main petite et d'une perfection incroyable, pour gagner le coeur du peuple. Elle avait une �loquence naturelle et toute d�bordante; son babil amusait, charmait, tournait les t�tes; c'est ainsi qu'elle avait d�sarm� le r�giment de Flandre. Th�roigne �tait partie avec Bonne-Carr�re, secr�taire au club des Jacobins; ils arriv�rent � Bruxelles et dans le pays de Li�ge. Jusqu'ici tout allait bien: mais nos z�l�s �missaires �taient suivis � la piste par deux Fran�ais, dont les projets masqu�s �vent�rent le complot. Carr�re fut assez heureux pour s'�vader; Th�roigne tomba au pouvoir de l'Autriche et fut conduite � Vienne, dans la forteresse de Kulstein, sous la double accusation de propagande et de r�gicide; on entendait ainsi fl�trir la conduite qu'avait tenue Th�roigne � Versailles, dans les journ�es des 5 et 6 octobre. Cette h�ro�ne des faubourgs, si horriblement d�cri�e pour ses moeurs, s'�tait renouvel�e dans l'amour de la R�volution. Avant son d�part de Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux meneurs; Th�roigne faisait sa soci�t� intime du rigide abb� Siey�s et du r�publicain Gilbert Romme, une esp�ce de quaker affectant la plus aust�re modestie, la malpropret� m�me, et d'une figure � faire peur. Ce Romme �tait un m�taphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les dissertations bizarres s'�chappaient comme les fum�es d'un cerveau en �bullition. Rien n'�tait plus amusant que de voir la petite Th�roigne l'�couter d'un air grave, et rench�rir encore sur la mysticit� de son ma�tre, dans son aimable jargon moiti� flamand moiti� fran�ais: ils travaillaient ainsi, l'un et l'autre, � la d�couverte de la nouvelle pierre philosophale. L'amour de la R�volution lui refit une virginit�: elle vendit ses parures, ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de l'obscurit�, les id�es, les destins, les mouvements de la France, pesaient sur son �me opprim�e. Elle subit plusieurs mois d'une captivit� tr�s-dure. Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait, chaque jour, son autorit� souveraine. La reine lui soufflait secr�tement la haine et le m�pris de la Constitution; elle ne cessait de mettre sous ses yeux l'inutilit� des sacrifices consentis depuis le 14 juillet, les exigences toujours plus imp�rieuses de l'opinion dominante, les conseils qu'avait donn�s Mirabeau lui-m�me, �pouvant� des dangers que courait la monarchie, et pay� d'ailleurs pour lui pr�ter son appui. M�re, elle parlait surtout de l'amour qu'elle portait � son fils, de ses perp�tuelles alarmes. Toutes ces raisons �taient de nature � faire impression sur l'esprit du roi. Louis XVI n'avait cess� d'entretenir, depuis quelques mois, une correspondance secr�te avec les cours �trang�res. Il intriguait, intriguait, intriguait. Depuis longtemps, il cherchait un endroit du royaume d'o� lui et sa famille pussent communiquer en s�ret� avec les puissances du Nord et dicter des lois � l'Assembl�e nationale. Il lui fallait un homme d�vou�, qui entr�t dans le complot, et une arm�e qui servit de point d'appui pour r�agir sur la R�volution. Cet homme �tait trouv�: M. de Bouill�, l'impitoyable h�ros de Nancy, avait �t� charg� de r�unir des troupes, sous son commandement, autour de la forteresse de Montm�dy. C'est l� que, toutes r�flexions faites, le roi et la famille royale avaient d�cid� de se rendre. On touchait, par ce point, aux mouvements militaires de l'Autriche. De cette mani�re, tout �tait sauv�: la cour n'�tait plus �loign�e de l'accomplissement de son r�ve que par la distance qui s�pare Paris de la fronti�re. Des pr�paratifs de d�part furent concert�s dans le plus grand myst�re; ce n'�tait pas une l�g�re entreprise que d'enlever, sans bruit, le trousseau de la reine, ses parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie f�minine, _mundus muliebris_, dont le poids et le volume compliquaient la difficult� de l'�vasion. Il y eut bien du temps consum� dans ces appr�ts de fuite; la famille royale crut enfin n'avoir rien oubli�, rien n�glig� pour s'ouvrir clandestinement le chemin de l'exil ou du triomphe. Vaine esp�rance! Elle n'avait pas tenu compte de l'impr�vu, qui d�joue les calculs de la prudence humaine, au moment m�me o� les projets les mieux con�us touchent � leur ex�cution, et o� paraissent s'abaisser tous les obstacles. XIII Alarmes et soup�ons.--Marat proph�te.--Fuite du roi.--Lafayette risque d'�tre massacr� sur la place de Gr�ve.--Les armes et les insignes de la royaut� sont arrach�es et d�truites.--Le peuple entre au ch�teau des Tuileries.--Robespierre aux Jacobins. Quelques jours avant le 21 juin 1791, des bruits �tranges circulaient dans Paris. Des mouvements inusit�s, dans le ch�teau des Tuileries, avaient fait soup�onner des projets d'�vasion. Lafayette et Bailly furent pr�venus par lettres, et invit�s � redoubler de surveillance; mais la parole de Louis XVI, dans laquelle on avait encore foi, leur fit �carter tous les soup�ons. Un homme qui s'�tait donn� le r�le de la proph�tesse Cassandre, Marat seul, veillait dans l'ombre. �C'est un fait constant, �crivait-il, que, le 17 de ce mois, une personne anciennement attach�e au service du roi l'a surpris fondant en larmes, dans son cabinet, et s'effor�ant de cacher ses pleurs � tous les regards. D'o� venait cette affliction? De ce que, la veille, on avait tent� de le faire fuir; car on veut, � toute force, l'entra�ner dans les Pays-Bas, sous pr�texte que sa cause est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une contre-r�volution soudaine sera aussi facile, en France, que dans les provinces Belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assembl�e nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis XVI, ce sont les assauts multipli�s que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le d�terminer � une d�marche dont il pr�voit les suites funestes. Obs�d� sans rel�che, il ne peut se r�soudre � �touffer la voix du sang et de la nature; il fr�mit � l'aspect de tous les malheurs pr�ts � fondre sur sa maison, s'il �tait assez faible pour se d�shonorer par une fuite criminelle, au m�pris de tant de serments. Il s'efforce de r�sister aux instances d'une femme perfide, qui sera, toute sa vie, l'ennemie mortelle des Fran�ais. Pour triompher de sa r�sistance, on change l'attaque; on s'efforce de l'intimider par l'id�e de la perte de sa couronne et de sa vie! On affecte de lui rappeler les derniers moments de Charles 1er. Que doit-il r�sulter de cette p�nible lutte entre le monarque et d'inf�mes courtisans? La guerre civile; et un instant suffit pour la d�cider! vous �tes assez imb�ciles pour ne pas pr�venir la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le r�p�ter, insens�s Parisiens; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; gardez-les avec soin; renfermez l'Autrichienne, son beau-fr�re et le reste de sa famille. La perte d'un seul jour peut �tre fatale � la nation, et creuser le tombeau � trois millions de Fran�ais.� De son c�t�, M. de Bouill� �chelonnait des d�tachements sur la route qui conduit de Montm�dy � la fronti�re. Comme il fallait un motif � ces dispositions, il pr�texta la n�cessit� de prot�ger la caisse contenant l'argent destin� au paiement de ses troupes. --Nous attendons un tr�sor, r�pondaient les cavaliers aux bourgeois que la pr�sence des uniformes intriguait. Ce tr�sor, comme on le devine bien, c'�tait le roi et la famille royale. Louis XVI ne n�gligeait aucun subterfuge pour dissimuler ses desseins: il avait promis d'assister, le jeudi suivant, avec la reine et une d�putation de l'Assembl�e nationale, � la procession de la F�te-Dieu; press� de donner aux puissances �trang�res une d�claration de ses sentiments sur la R�volution, il chargea Montmorin, comme on l'a vu, de leur �crire que le roi des Fran�ais �tait heureux et libre; � Lafayette, il r�it�ra des assurances positives, solennelles, qu'il ne partirait pas. Dans la nuit du 20 au 2l juin, Paris dormait tranquille; la confiance de Bailly et du g�n�ral charg� de veiller sur les Tuileries �tait parfaite. La cour aurait-elle renonc� � ses t�n�breux projets? Le remords, la honte, la crainte, auraient-ils arr�t� ce roi fugitif sur le bord de l'ab�me? Le 2l, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier: --Il est parti! Consternation et stupeur. La royaut�, qui inspirait si peu du crainte sur le tr�ne, se montra redoutable par son absence. Le myst�re, l'inconnu qui avait pr�sid� � ce d�part, redoublaient les alarmes. On assurait que les portes avaient �t� fid�lement gard�es toute la nuit: le roi �tait pourtant de grosseur � ne point passer invisible. Tout �tait obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y avait-il � craindre? O� �tait le danger? Existait-il une mine sous ce d�part inqui�tant? et par quel c�t� �claterait-elle? Cependant les citoyens s'abordent, se rassemblent: �Eh bien! vous savez la nouvelle?--Voil� donc comme il nous trompait! --L'honn�te homme!--C'est inf�me!--Mais ses serments?--Trahison et mensonge!--Fiez-vous donc aux rois!--C'est ainsi qu'ils sont tous.--Il a sans doute, en partant, organis� la guerre civile?--Je le crains.� D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme et du sang-froid: --Qu'avez-vous donc � vous troubler ainsi? Un roi de moins, peu de chose! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous le sommes tous. Depuis notre R�volution, la monarchie n'�tait plus qu'un fant�me; le fant�me s'est �vanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir peur; signifions, au contraire, nos volont�s par la force des piques. Tous les partis se disputaient la situation; mais les mod�r�s tenaient un tout autre langage. --Qu'allons-nous devenir? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la France par des r�formes sages et graduelles, s'est-on jet� aussi inconsid�r�ment dans tous ces syst�mes nouveaux, qui ont mis la division entre la nation et le roi, entre tous les ordres de la soci�t�?--Tant mieux! nous aurons la r�publique, r�pondaient �� et l� quelques sombres figures. Au milieu de ces conversations agit�es, la ville conservait un calme imposant et fier. Tout le monde s'accordait � regarder la fuite du roi comme une abdication furtive et honteuse. �Le roi parti, disaient les groupes, c'est le peuple qui succ�de. Vive le roi! Montrons de la dignit�, de la grandeur: �crasons nos ennemis sous la sagesse de notre conduite.� Toutefois les soup�ons erraient vaguement sur les nobles de cour, sur les pr�tres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly. --Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on; il faut que le g�n�ral ait mis les mains dans le complot. --Imprudent ou tra�tre, cet homme est coupable. --_Je r�ponds sur ma t�te de la personne du roi!_ disait, � qui voulait l'entendre, M. de Lafayette, le jour du d�part pour Saint-Cloud. --G�n�ral, vous avez prononc� votre arr�t. Tous les citoyens ne s'arr�taient point � d�lib�rer sur les places, devant les portes des maisons, au coin des rues; les gardes nationaux s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon; les autres gagnent leurs clubs ou leurs districts; la masse des habitants se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une id�e subite calme toutes les inqui�tudes: cette foule tourment�e tourne d'un seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assembl�e nationale. --Le souverain est l�-dedans, se dit-elle; Louis XVI peut aller o� il voudra. A dix heures, la nouvelle de l'�v�nement du jour fut confirm�e par trois coups du canon: ces trois coups retentirent dans les coeurs, comme l'annonce de la d�ch�ance de la royaut�. On aurait cru que la monarchie devait avoir jet� de profondes racines dans la nation: il n'en �tait rien. La foule se montra curieuse de visiter les appartements �vacu�s; on y trouve des sentinelles; on les questionne: �Mais par o� et comment a-t-il pu fuir? comment ce gros individu royal, qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu � bout de se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait obstruer tous les passages? --Nous ne savons que r�pondre, disent les soldats de garde. Les visiteurs insistent. --Vos chefs �taient du complot... Et tandis que vous �tiez � vos postes, Louis XVI quittait le sien � votre insu et tout pr�s de vous. --Nous ne savons. Au m�me instant, Lafayette s'avan�ait, � cheval, sans escorte, au milieu d'une foule prodigieuse, vers l'H�tel de Ville. La tranquillit� semblait peinte sur son visage. A la place de Gr�ve, l'accueil fut terrible: Lafayette p�lit. Une seule chose le sauva dans ces conjonctures difficiles: il �tait honn�te. Complice, non; dupe, oui. On n'a qu'� regarder sur ses bustes le front bas et d�couronn� de ce _h�ros des deux mondes_ pour se convaincre (phr�nologie � part) de la faiblesse de ses moyens de d�fense morale. Un tel homme �tait incapable de r�agir contre les complots de la cour: chevaleresque, il n'en appelait qu'� ses serments et � son �p�e. Entour� de tout ce monde, il d�buta par une plaisanterie. --Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression de la liste civile. Les fronts charg�s de soup�ons et de col�res ne se d�ridaient point. Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait d'arriver et tenaient des propos mena�ants contre le g�n�ral. --Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien savoir quel nom vous donneriez � une contre-r�volution qui vous priverait de votre libert�. Son sang-froid et sa pr�sence d'esprit le mirent hors de danger; la famille royale, en prenant la fuite, avait pr�vu, dit-on, que M. de Lafayette serait massacr� par le peuple. Gr�ce � la sagesse des citoyens, cette supposition charitable ne se trouva pas confirm�e. Retournons aux Tuileries: la foule s'�tait empar�e du ch�teau; tout ce luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les respects, ne faisaient plus qu'irriter les d�dains. �Le peuple, dit Prudhomme, se montrait so�l du tr�ne...� Le portrait du roi fut d�croch� de la place d'honneur et suspendu � la porte; une fruiti�re prit possession du lit d'Antoinette, pour y vendre des cerises, en disant: --C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre � son aise. Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiff�t d'un bonnet de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et m�pris. On respecta davantage le cabinet d'�tudes du dauphin... Le peuple aime les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus. La ville offrait un autre spectacle. La force nationale arm�e se d�ployait en tout lieu d'une mani�re imposante, comme au 14 juillet. Le peuple, masqu� depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout la r�sistance bourgeoise; les bonnets de laine, origine du bonnet rouge, reparurent, �clips�rent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros Santerre, enr�lait, pour sa part, deux mille piques de son faubourg. Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en leur disant: --C'est nous qui avons amen� le roi � Paris; c'est vous qui l'avez laiss� �vader. --Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait l� un grand cadeau. Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du tr�ne vacant. La vieille royaut� montrait encore par toute la ville son effigie et ses armes; on les effa�a. A la Gr�ve, on fit tomber en morceaux le buste de Louis XIV, qu'�clairait la c�l�bre lanterne � laquelle on avait pendu les ennemis de la R�volution. �Quand donc, s'�crie Prudhomme, quand donc le peuple fera-t-il justice de tous ces rois de bronze, monuments de notre idol�trie?� Rue Saint-Honor�, on ex�cuta, dans la boutique d'un marchand, une t�te de pl�tre � la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, on se contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe d'aveuglement. Les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, cour, Monsieur, fr�re du roi_ furent arrach�s partout, sur les boutiques et les enseignes. Le Palais-Royal devint le palais d'Orl�ans. Les couronnes peintes furent proscrites. La gaiet� fran�aise jetait � pleines mains son gros sel: comme on effa�ait partout ces embl�mes, le peuple remarqua rue de la Harpe une enseigne au _Boeuf couronn�_; l'allusion fut tout de suite saisie; on d�truisit l'image. Les promeneurs lisaient, dans les Tuileries, cette affiche triviale! �On pr�vient les citoyens qu'un gros cochon s'est enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener � son g�te; ils auront une r�compense modique.� La motion suivante fut faite en plein vent au Palais-Royal: �Messieurs, il serait tr�s-malheureux, dans l'�tat actuel des choses, que cet homme perfide nous f�t ramen�: qu'en ferions-nous? Il viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle Hom�re. Si on le ram�ne, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois jours � la ris�e publique, le mouchoir rouge sur la t�te; qu'on le conduise ensuite, par �tapes, jusqu'aux fronti�res, et qu'arriv� l� on lui donne du pied au cul.� Qui n'entend �clater ici le rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire gaulois? La royaut�, par sa mauvaise foi, s'�tait tellement d�consid�r�e et �tait descendue si bas, que le peuple marchait sur elle avec des hu�es. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles jusque dans les Tuileries, portant, pour banni�re, un �criteau sur lequel on lisait: _Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant n'existe plus pour nous._ [Illustration: Santerre] Mais qu'�tait devenu le roi? Apercevez-vous, roulant dans la direction de la Champagne, un tourbillon de poussi�re? Le nuage s'entr'ouvre par instants; il en sort une grosse berline et un cabriolet de suite. Cela s'avance assez vite, quoique pesamment; les chevaux soufflent et suent; la route est belle et, jusqu'ici, d�serte. Des courriers, en livr�e chamois, filent devant et derri�re la voiture. Qui voyage, dans des circonstances si critiques, avec ce train inusit�? De par le roi, laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend � Francfort avec ses deux enfants, une femme et un valet de chambre, et trois domestiques.--Un gros homme, en habit gris de fer, coiff� d'un chapeau rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la voiture, et �touffe. La chaleur est extr�me. La baronne de Korf, quoique, selon toute probabilit�, femme d'un riche banquier de Francfort, ne donne aux relais que des _pourboires_ ordinaires. Nul du reste, ne pr�te trop d'attention � cette �paisse machine roulante qui rappelle un peu, par la forme, l'id�e de l'arche de No�: seulement l'arche devait, dit-on, sauver une famille choisie, tandis que ce grand coche entra�ne toute une dynastie royale au fond de l'ab�me. D�s l'instant o� le d�part du roi fut connu, l'Assembl�e nationale sentit que le poids de la couronne retombait tout entier sur elle, et elle se montra digne de la porter, dans ces circonstances difficiles. Louis XVI avait fui, dans la R�volution, une ennemie et une rivale. De par le droit de la nation, cette Assembl�e lui succ�dait et prenait naturellement sa place. Il ne tenait qu'� elle de se d�clarer souveraine et de d�cr�ter la d�ch�ance de la monarchie. Les d�put�s, n�anmoins, s'arr�t�rent � un parti tout contraire, et imagin�rent une fiction pour couvrir l'inviolabilit� du chef de l'�tat. Le roi, dirent-ils, a �t� enlev�. C'�tait peut-�tre conserver le monarque, mais c'�tait en faire un mannequin, derri�re lequel s'exercerait, � l'avenir, la puissance r�elle du pays. Apr�s avoir pris toutes les dispositions pour faire face aux circonstances inattendues o� elle se trouvait engag�e, avoir donn� ses instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refus�, par d�licatesse, d'ouvrir une lettre adress�e � la reine et trouv�e dans ses appartements, l'Assembl�e passa majestueusement _� l'ordre du jour_. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux: la royaut� venait de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment o� la cour s'�tait �loign�e du ch�teau, elle avait cru laisser derri�re elle la guerre civile; il lui semblait qu'un tr�ne ne pouvait pas s'�branler sans produire un bouleversement g�n�ral. L'orage aurait �t� du moins une consolation pour les fugitifs: la reine surtout esp�rait courroucer son peuple; elle n'eut pas m�me ce plaisir. On passa. Lecture fut donn�e du manifeste que Louis XVI--comme le Parthe qui lance sa fl�che en fuyant--d�cochait, par-dessus l'�paule, contre la nation. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les murmures et les ris�es. �Le roi, disait-il, c�dant au voeu manifest� par l'arm�e des Parisiens, vint s'�tablir, avec sa famille, au ch�teau des Tuileries. Rien n'�tait pr�t pour le recevoir; et le roi, bien loin de trouver les commodit�s auxquelles il �tait accoutum� dans ses autres demeures, n'y a pas m�me rencontr� les agr�ments que se procurent les personnes ais�es.� Cet �go�sme royal, qui consultait si fort ses aises, parut r�voltant, dans un moment surtout o� la nation s'imposait tous les genres de sacrifices. L'Assembl�e nationale se d�clara en permanence, pour se donner la force d'une volont� et d'une action continues. Les clubs s'agitaient: celui des Cordeliers r�clamait hautement la R�publique. Marat vomissait des flammes. �Citoyens, s'�criait-il, amis de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine! Un seul moyen vous reste pour vous retirer du pr�cipice o� vos dignes chefs vous ont entra�n�s, c'est de nommer, � l'instant, un chef militaire, un dictateur supr�me, pour faire main basse sur les principaux tra�tres connus. Vous �tes perdus sans ressource, si vous pr�tez l'oreille � vos chefs actuels, qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir, jusqu'� l'arriv�e des ennemis devant vos murs. Que, dans la journ�e, le tribun soit nomm�; faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a montr� jusqu'il ce jour le plus de lumi�re, de z�le et de fid�lit�.� Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'�glantine, Fr�ron, parlaient du _ci-devant roi_ comme d'un transfuge qui avait sign�, lui-m�me, son ostracisme: �Je voulais, disait Camille, �crire le nom de l'hu�tre royale sur sa coquille: mais elle m'a devanc� en prenant la fuite.� En �tait-il de m�me aux Jacobins? Non: ces derniers avaient pris le nom d'Amis de la Constitution; on comptait parmi eux des membres vou�s au maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea l'attention. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La salle �tait m�lancoliquement �clair�e, les visages �taient sombres; il r�gnait un silence imposant. L'orateur enveloppa sa pens�e de certains nuages; si la R�publique �tait alors dans son coeur, elle y �tait � l'�tat latent. Il tint n�anmoins � d�cliner toute responsabilit� dans les malheurs qui allaient fondre sur le pays. Il fut vague, sentimental, path�tique. Pour la premi�re fois, il s�para ouvertement ses opinions et sa conduite de l'Assembl�e nationale. �Je sais, ajouta-t-il, qu'en accusant ainsi la presque universalit� de mes confr�res, les membres de l'Assembl�e, d'�tre contre-r�volutionnaires, les uns par ignorance, les autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil bless�, d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont corrompus, je soul�ve contre moi tous les amours-propres, j'aiguise mille poignards, et je me d�voue � toutes les haines; je sais le sort qu'on me garde; mais si dans les commencements de la R�volution, et lorsque j'�tais � peine aper�u dans l'Assembl�e nationale, si lorsque je n'�tais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie � la v�rit�, � la libert�, � la patrie; aujourd'hui que les suffrages de mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien pay� de ce sacrifice, je recevrai, comme un bienfait, une mort qui m'emp�chera de voir des maux que je crois in�vitables.� L'orateur est applaudi; les larmes coulent; huit cents personnes, religieusement �mues, se l�vent: �Robespierre, nous mourrons tous avec toi!� Cependant les membres du Club de 89, qui s'�taient s�par�s, comme nous l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se r�unir aux Amis de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menac�e. Alors Danton: �Si les tra�tres se pr�sentent dans cette Assembl�e, je prends l'engagement formel de porter ma t�te sur l'�chafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont trahie.� Lafayette entre avec d'autres d�put�s; Danton s'�lance � la tribune; il tonne, il �clate contre le g�n�ral en paroles accusatrices. Point de r�ponse ou, qui pis est, une r�ponse molle, �vasive, �court�e. Lafayette p�lit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune. Depuis cet �chec, il n'osa jamais repara�tre � la soci�t� des Jacobins. Comme Paris �tait beau dans ces jours d'interr�gne o� il se gouvernait lui-m�me! La ville ne cessait de se montrer calme et tranquille; le peuple sentait sa force et se faisait un point d'honneur de la r�gler; les spectacles s'�taient rouverts; les processions de la F�te-Dieu avaient eu lieu, comme � l'ordinaire, dans les �glises; le commerce et le travail commen�aient � reprendre leur cours; depuis quarante-huit heures que la capitale avait perdu son roi de vue, elle l'avait presque oubli�. Le d�part clandestin du chef de l'�tat apprit aux citoyens � se passer de la monarchie. La d�fection de Louis XVI �tait jug�e, par les r�volutionnaires, comme un acte d'hypocrisie et de l�chet�. Ainsi, quand cet homme jurait, au Champ-de-Mars, d'�tre fid�le � la Constitution, il mentait; quand il assurait l'Assembl�e de la puret� de ses sentiments, et de sa confiance envers elle, il mentait; quand il donnait, � la garde nationale, sa parole d'honneur de ne point d�serter la R�volution, il mentait. Cette fuite mis�rable acheva de d�truire les restes d'idol�trie que le sentiment public attachait, en France, � la royaut�. On avait autrefois �lev� le tr�ne entre le ciel et la terre: mais le moyen d'adorer maintenant un tr�ne vide! Jamais d�sertion ne fut si coupable. Mais quel est cet homme que j'aper�ois, � cheval, sur la route de Varennes, et courant � toute bride? Une illumination soudaine l'a saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit: �Cours, tu prendras le roi!--Moi, Drouet, le simple fils d'un ma�tre de poste, je prendrai le roi de France!--Va, te dis-je!� Et il va, et la terre fuit sous l'�lan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce nuage de poussi�re, tel est le tourbillon dans lequel s'agitent les destin�es de la famille royale et du pays. XIV Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de Drouet.--Fermet� de Sausse.--Retour � Paris.--La voie douloureuse.--Arriv�e au ch�teau des Tuileries.--Translation des cendres de Voltaire au Panth�on.--Discussion, � l'Assembl�e nationale, sur le sort de la royaut�.--Les clubs.--Robespierre et Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le tr�ne? �Il est arr�t�!� C'est la nouvelle qui arriva � Paris le 23 juin 1791, et qui se r�pandit, dans les diff�rents quartiers, avec la rapidit� de l'�clair. Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont longues et compliqu�es; j'abr�ge. La famille royale �tait sortie des Tuileries, dans la nuit du 21, apr�s la c�r�monie du coucher; elle �tait sortie par l'appartement de M. de Villequier, s�par�ment et � diverses reprises. Les pr�paratifs de cette fuite avaient occasionn� un retard d'un jour; ce retard fit avorter l'entreprise. Le roi avait dans sa voiture 13 200 livres en or et 56 000 livres en assignats. Monsieur (Louis XVIII) partait, la m�me nuit, du palais du Luxembourg, en prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris � Ch�lons, nul accident, � part une roue de la voiture qui se rompit; il fallut la r�parer; ce fut un retard d'une heure. Le roi, qui �touffait dans la berline, voulut descendre une ou deux fois; il monta � pied, en tenant son fils par la main, une c�te assez rude. �tant tr�s-ob�se, il marchait lentement; cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre la fronti�re. Le long de la route, tout �tait calme. M. de Bouill� avait pris des mesures pour assurer le passage; seulement ses dispositions pr�vinrent d'un jour l'arriv�e de la famille royale. Un d�tachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi au del� de Ch�lons, ne voyant rien para�tre au jour et � l'heure marqu�s, se retira; un second d�tachement, post� � Sainte-Menehould, n'ayant pas re�u les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans l'inaction. Le roi, que l'inqui�tude commen�ait � gagner, ayant mis imprudemment la t�te � la porti�re de sa voiture, pour demander des chevaux, fut reconnu. Louis XVI �tait l'homme du royaume le plus difficile � d�guiser; son volume et l'empreinte bourbonnienne de son visage le r�v�laient � ceux-l� m�me qui ne l'avaient jamais vu; son portrait, frapp� en relief sur les pi�ces de monnaie, fournissait d'ailleurs un moyen de contr�le, � la port�e de tout le monde. Plusieurs personnes eurent des soup�ons, mais elles gard�rent le silence. Drouet, fils du ma�tre de poste de Sainte-Menehould, ancien dragon au r�giment de Cond�, crut de son devoir d'en agir tout autrement. Il vit arriver, le 21 juin � sept heures et demie du soir, deux voitures et onze chevaux � la poste de Sainte-Menehould. Pendant qu'on relayait, il crut reconna�tre la reine, et apercevant un homme dans le fond de la voiture, � gauche, il fut frapp� de sa ressemblance avec l'effigie imprim�e sur les assignats de cinquante livres. Ce train de chevaux, une double escorte de dragons et de hussards qui pr�c�daient et suivaient la voiture, tout cela lui donna � penser. Un instant, la crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire; que pouvait-il, d'ailleurs, seul contre les deux d�tachements de cavaliers? Il laissa donc partir les voitures qui, apr�s avoir demand� des chevaux pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes. C'est alors que, foulant aux pieds toute prudence humaine, Drouet se d�cide � faire son devoir. Il selle le meilleur cheval des �curies de son p�re, et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au r�giment de la reine, un chemin de traverse qui les conduit � Varennes. Il �tait onze heures du soir; il faisait nuit profonde; tout le monde �tait couch�. La famille royale, qui s'attendait � trouver un relais � la ville haute, errait, de porte en porte, livr�e � l'inqui�tude et au d�couragement. Les postillons voulaient qu'on fit au moins reposer et rafra�chir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les instances pour qu'� tout prix on br�l�t l'�tape. L� ville dort. Drouet veille. S'adressant � son camarade Guillaume: �Es-tu bon patriote?--N'en doute pas.--H� bien, le roi est � Varennes; il faut l'arr�ter.� Les deux amis descendent de cheval et vont reconna�tre les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y avait un pont, et sur ce pont une vo�te surcharg�e d'une tour; c'est par l�, sous cette vo�te, que la berline devait poursuivre son chemin. Drouet et son compagnon d�cident qu'il faut barrer le passage. Le hasard avait plac�, tout pr�s de ces lieux, une voiture charg� de meubles. Ils la tra�nent � force de bras et la culbutent; voil� une barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque renfort dans la ville; il r�veille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de coeur et de bonne volont�. C'est par le minist�re de ces bras obscurs, qu'allait s'accomplir un des �v�nements de notre histoire qui eurent les plus graves cons�quences. Cette petite troupe, s'�tant r�unie, se place en embuscade derri�re la charrette renvers�e. Le bruit de la voiture du roi, lanc�e au trot, grossit de moment en moment. La berline s'approche, elle a d�j� franchi l'entr�e de la vo�te, lorsqu'une voix crie: �Halte!� Le cocher fouette ses chevaux qui s'arr�tent et se cabrent. Au m�me instant, huit hommes arm�s se pr�sentent. Surpris, les gardes-du-corps qui �taient sur le si�ge font un mouvement de r�sistance; ils sortent et rentrent leurs armes; la v�rit� est qu'ils avaient peur; le roi avait encore plus peur qu'eux; tous se rendirent. Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur qualit�; le moment �tait venu o� les rois et les princesses allaient dire aux t�n�bres: Couvrez-nous! On conduit les fugitifs chez le procureur de la commune de Varennes, un �picier nomm� Sausse. La reine exhibe son passeport. Quelques personnes ayant entendu la lecture de cette pi�ce disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus difficile. �Le passeport, fit-il observer, n'est sign� que du roi; il devrait l'�tre aussi par le pr�sident de l'Assembl�e nationale. Si vous �tes une �trang�re (en s'adressant � la reine), comment avez-vous assez d'influence pour faire partir apr�s vous un d�tachement?� Mme la baronne de Korf n'opposait, � ces objections, que de grands airs d�pit�s: elle �tait, disait-elle, press�e de continuer son voyage. Cette impatience la perdit. On d�cida, apr�s avoir d�lib�r�, que les voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain fut terrible. La troupe de d�termin�s qui, le sabre et le pistolet � la main, venait de fondre sur la voiture, se r�pand dans la ville et jette partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, r�veill� par ce bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconna�t dans les cinq personnes arr�t�es toute la famille royale qu'il avait vue � Paris durant les f�tes de la F�d�ration; il sort et va faire part de sa d�couverte � ses concitoyens. Alors la cloche de l'�glise s'�branle; au bruit du tocsin r�pondent, de villages en villages, des tocsins �loign�s. Le d�tachement de hussards qui �tait � Varennes veut faire un mouvement, les citoyens lui montrent quelques canons qu'on avait trouv�s dans la ville et sur lesquels s'�tend d�j� une m�che allum�e; il rend les armes. Toujours r�dant, Drouet ne cesse de veiller sur sa proie. Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir le chemin de la fronti�re, c'�tait de fl�chir, par la douceur, les hommes qui le retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en l'implorant; la reine, demi-agenouill�e, lui pr�sente le dauphin; le procureur est in�branlable. Marie-Antoinette tente alors de fl�chir le coeur de Mme Sausse: celle-ci se retranche derri�re ses devoirs de m�re, d'�pouse et de citoyenne.--�Sire, je voudrais vous obliger, reprend le marchand de chandelles; mais la nation passe avant le roi. Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi pour le pays les suites de ce voyage; les calamit�s publiques et la guerre civile me remuent encore plus le coeur que les d�sastres d'une famille. Quelle serait cette sensibilit� aveugle, cruelle, qui aurait des yeux et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes? Je suis sujet de la Constitution; elle m'ordonne de vous arr�ter.� Le jour, si matinal au mois de juin, commen�ait � �clairer la mis�rable �choppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-l�, � un roi fuyard et � une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil, durant lequel retentissaient, � travers leurs r�ves, des pas de chevaux, des cris, des cliquetis d'armes. Toutes les cloches du canton r�pandaient dans les airs leurs tintements redoubl�s. La reine, que cette sombre musique impatientait, s'�cria: �Quand auront-ils donc fini leurs bruits d�testables?--Madame, r�pondit Sausse gravement, c'est le bruit de toute la France!� Cependant un des affid�s de Bouill�, voyant les hussards m�l�s � la foule qui couvre la place, tente une derni�re fois de faire appel � leur d�vouement: �Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation ou pour le roi?--Pour la nation!� r�pondent d'une seule voix les soldats. La question ainsi pos�e d�cidait du sort de la monarchie: le roi de France n'�tait plus qu'un �tranger dans son royaume. Louis XVI, le coude appuy� sur une table, attendait encore sa d�livrance de l'arriv�e soudaine des troupes de Bouill�. Les heures tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du captif; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient � p�n�trer dans la maison de M. Sausse, pour voir la famille royale. Louis �tait d'une construction massive; il avait le visage bl�me et les yeux bleu�tres. Indolent, lymphatique, son temp�rament �tait celui de toutes les races d�grad�es et ab�tardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse, surtout la chasse au tir, �tait le seul exercice o� il mit quelque passion. Une rusticit�, que l'�ducation royale avait mal recouverte, l'�loignait du commerce des femmes. Cette rudesse de moeurs et de caract�re l'avait d'abord rendu cher � la R�volution et au peuple, qui voyait en lui un bon ouvrier; mais ses complots avec l'�tranger, ses continuelles intrigues, ses rapports secrets avec les �migr�s, plus que tout cela, l'autorit� qu'il laissait prendre � la reine, lui avaient ali�n� les coeurs. Par une singularit� de nature, il voyait � peine les objets qui �taient pr�s de lui, et distinguait tr�s-bien ce qui se passait � longue distance. Il en �tait de m�me de son jugement: le malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, aper�ut l'�chafaud dans le lointain; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et faciles qui �taient, pour ainsi dire, sous sa main pour l'�viter. Le costume de domestique, sous lequel il avait imagin�, dans cette circonstance, de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la vulgarit� de ses mani�res. Marie-Antoinette �tait d'une taille ordinaire; elle avait l'oeil un peu dur, les l�vres minces et serr�es, les cheveux tirant sur le roux; mais un air naturel de distinction, la finesse et la r�gularit� de ses traits, l'�clat de son teint, donnaient � l'ensemble de sa personne un caract�re s�duisant. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour r�gner sur les coeurs il lui suffisait de rester femme. Un go�t effr�n� des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens dou�s d'une jolie figure et de talents ext�rieurs la firent soup�onner de galanterie: elle aimait, en outre, �perdument le jeu et les spectacles. La fiert� du sang lui rendit la R�volution odieuse, le peuple d�sagr�able; ses r�ponses courtes et froides, dans toutes les solennit�s nationales, annon�aient un coeur sec. Les horreurs, les transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient fl�tri l'�clat de son visage; ses cheveux, assure-t-on, avaient chang� de couleur. Marie-Antoinette sentait venir la mort de la monarchie. Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La famille royale cherchait � gagner du temps; il fallut se mettre en marche. Un cort�ge de ba�onnettes cernait la voiture. Le secours qu'attendait Louis XVI arriva, mais trop tard: le roi avait quitt� Varennes depuis une heure, quand M. de Bouill� se montra devant la ville � la t�te d'un r�giment de cavalerie. Les chevaux �taient fatigu�s, les hommes montraient de l'ind�cision, et refusaient d'aller plus avant. Le moment pr�dit �tait venu: �Le roi m�nera deuil; les principaux se v�tiront de d�solation et les mains des soldats du pays tomberont de frayeur.� Il fallait maintenant retourner � Paris, et � travers combien d'humiliations! Tout le long de la route, le peuple des campagnes, accouru au-devant du cort�ge, ne cessa de prof�rer les injures dont il abreuve les rois tra�tres ou abus�s. Marie-Antoinette trouva, dans son coeur, assez de haine et de fiert� pour se faire, contre cette temp�te d'outrages, un front d'airain. [Illustration: P�tion.] L'Assembl�e avait envoy� trois commissaires pour prot�ger les jours de la famille royale; ils rejoignirent le cort�ge � �pernay. Barnave et P�tion mont�rent dans la voiture du roi. Ce fut durant ce voyage que Barnave, touch� des infortunes de Louis XVI, des pr�venances de Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas m�rit� tant d'humiliations, se rattacha de coeur � la cause de la monarchie. P�tion se montra, au contraire, dogmatique et froid. Ses discours, aussi libres que ses mani�res �taient brusques, lui attir�rent les aigreurs de la reine. P�tion tenait, entre ses genoux, le petit dauphin; il se plaisait � rouler dans ses doigts les beaux cheveux blonds du l'enfant, et, parlant avec action, il tirait quelquefois une des boucles assez fort pour le faire crier. �Donnez-moi mon enfant, lui dit s�chement la reine; il est accoutum� � des soins, � des �gards, qui le disposent peu � tant de familiarit�s.� Louis XVI montrait un sang-froid apathique. On l'accusa, plus tard, d'avoir bu et mang� tout le long de la route: ce bon roi �tait dou� d'un app�tit �norme. Par instants, il t�moignait quelque inqui�tude au sujet de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil fut sinistre. On avait placard�, au faubourg Saint-Antoine, un ordre du jour ainsi con�u: �Quiconque applaudira le roi sera b�tonn�; quiconque l'insultera sera pendu.� Un long silence improbateur fut, en effet, la le�on qu'il re�ut � son entr�e dans les Champs-�lys�es; par instants, ce sombre silence se d�chirait comme un nuage, et il en sortait un tonnerre de murmures bient�t r�prim�s. On avait d�cid� que les t�tes resteraient couvertes: les gardes nationaux eux-m�mes criaient: �Enfoncez vos chapeaux; il va para�tre devant ses juges.� Il parut; dans quel �quipage, grand Dieu! Une foule de grenadiers l'entourait; chaque cheval de l'attelage en portait un; le devant, le derri�re, les c�t�s de la voiture en �taient charg�s. Un voile de poussi�re couvrait, par instants, l'humiliation de cette famille. Les stores de la voiture �taient baiss�s � demi; le dauphin, enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois � la porti�re, et son �ge, sa figure int�ressante, semblaient demander gr�ce pour les coupables, pour ce roi de France, surpris par son peuple, en flagrant d�lit d'�vasion. O abaissement! qui sondera jamais l'ab�me des d�ch�ances royales? Les armes demeur�rent immobiles, en pr�sence du monarque; les drapeaux ne salu�rent pas; les canons firent mine de ne le point reconna�tre. C'�tait un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-�lys�es, que ces vingt mille ba�onnettes parsem�es de lances, escortant avec gravit�, � travers une population de quatre cent mille curieux, un roi cach� dans le fond de sa voiture, et cherchant � se d�rober � l'embarras d'une situation cruelle. Un �clatant soleil le livrait, comme par ironie, � tous les regards. A la plupart de ces ba�onnettes et de ces fers de lances, dont les pointes dardaient des �clairs mena�ants, �tait embroch� un pain, comme pour faire entendre � Louis XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient le mouvement d'�ter leur chapeau, sous pr�texte de chaleur, �taient � l'instant somm�s de le remettre. Autrefois, la noblesse avait seule le droit de se couvrir devant le monarque; le tiers �tat avait pris, derni�rement, cette libert�, et maintenant c'�tait tout le peuple. Au moment o� le cort�ge entrait par la place Louis XV, tous les glaives s'agit�rent dans les mains des gens � cheval, en signe de fraternit�. Un sourire, m�l� d'indignation et de m�pris, fut le seul accueil que re�urent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens group�s sur le pi�destal de la statue de Louis XV band�rent les yeux de la statue en attendant l'arriv�e du cort�ge. Au moment o� passa la voiture de Louis XVI, ils arrach�rent le bandeau et essuy�rent les yeux de ce marbre royal, comme s'il devait verser des larmes, � la vue d'un roi de France aussi d�grad�. Ce jour, bien plus encore que le 21 janvier, fut un jour d'ex�cution et de supplice; l'insurrection et l'�chafaud sont moins terribles pour les rois que l'humiliation, le ridicule et le m�pris public. Derri�re les voitures qui contenaient la famille royale venait un chariot d�couvert, entour� de branches de lauriers: Drouet et Guillaume, couronn�s de feuilles de ch�ne et debout, y recevaient, comme h�ros de la f�te, les applaudissements et les hommages du peuple. On criait: _�Vive la nation! vive Drouet et Guillaume! vive la brave garde nationale de Varennes!�_--�L'entr�e de Drouet, dit tr�s-bien Ferri�res, �tait le triomphe d'un g�n�ral victorieux qui am�ne devant lui un grand captif.� Cet homme avait cru; il avait eu foi en lui-m�me et en la nation. Son nom, obscur la veille, courait maintenant sur toutes les l�vres. Aucun outrage ne fut �pargn� � la famille royale: une femme lan�a, contre la voiture, un linge tremp� de l'eau du ruisseau. La figure de la reine faillit �tre atteinte. Des filles publiques, m�l�es � la foule, la regardaient d'un air insultant. �J'aime encore mieux, disait l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'�tre Antoinette.� Quand le cort�ge arriva par le pont tournant, en face des Tuileries, les domestiques, post�s aux fen�tres du ch�teau, se d�couvrirent, du plus loin qu'ils aper�urent leur ma�tre: la garde nationale, les couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux sur la t�te, aussi bien que les autres citoyens: ils ob�irent. Les femmes de chambre et d'honneur de la reine s'�taient mises, de leur c�t�, � battre des mains pour saluer le retour de leur ma�tresse: on r�prima ces t�moignages de fid�lit� servile. L'instant o� les voitures touch�rent le sol des Tuileries fut m�me le plus dangereux de tous; une foule indign�e se porta autour des roues avec des hu�es, des sifflets, des cris, des impr�cations terribles. L'Assembl�e nationale, dans la crainte de quelque accident funeste, envoya trente commissaires, pour prot�ger le roi et sa famille, depuis l'entr�e du jardin jusqu'au ch�teau. La mission �tait p�rilleuse, � cause de l'exaltation g�n�rale des esprits; mais, d�s que les d�put�s se pr�sent�rent, cette foule immense et furieuse se s�para en deux rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de se nommer et de pr�senter leurs m�dailles: ce fut comme un talisman. On fit d�filer les voitures une � une; mais lorsqu'elles mont�rent sur la terrasse du ch�teau, pour d�poser le roi et sa famille � la grande porte de l'Horloge, l'indignation du peuple �clata de nouveau; les invectives et les reproches s'adressaient surtout � la reine, avec une effrayante unanimit�. Les _augustes_ voyageurs (cette ancienne formule du respect �tait, dans la circonstance actuelle, une sanglante ironie) mirent pied a terre, dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes et des menaces redoublait. Bar�re et Gr�goire se charg�rent du dauphin, qu'ils emport�rent entre leurs bras dans les appartements. Le roi sortit ensuite, accompagn� par quinze d�put�s: les quinze autres rest�rent aupr�s de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister de leur pr�sence: �Surtout, leur criait-elle, ne me laissez pas seule!� Apres avoir d�pos� Louis XVI dans son ch�teau, les repr�sentants qui l'avaient suivi coururent chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils rencontr�rent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'� la voiture; il �tait tr�s-difficile de se frayer un passage au milieu de cette foule compacte et de se reconna�tre dans ce tumulte, o� l'on n'entendait que des cris confus. Le peuple ne voulait pas que la reine entr�t aux Tuileries. Apr�s une demi-heure pass�e � r�tablir l'ordre, les trente d�put�s se r�unirent et form�rent deux haies, depuis la voiture jusqu'� la porte du ch�teau; la reine sortit alors tout effray�e, et gagna les appartements au bras d'un d�put� de la droite. La juste col�re du peuple �tait sur le point d'�clater, contre les trois gardes-du-corps qui avaient servi de courriers durant le voyage, et qui occupaient encore les si�ges de la berline. Les malheureux allaient �tre saisis � la gorge. P�tion se montre; il annonce que les coupables seront mis en �tat d'arrestation; la foule s'apaise aussit�t. Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Un attroupement tr�s-consid�rable se formait d�j� devant l'une des portes du ch�teau; P�tion s'y pr�sente pour arr�ter le d�sordre: un garde national le prend au collet; le d�put� se fait conna�tre, et la multitude ob�issante se retire. �Nous attend�mes, ajoute Bar�re, que la foule f�t diminu�e dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent plus calmes, afin de n'avoir rien � redouter pour le roi et sa famille, quand nous aurions quitt� le ch�teau.� Quelques jours apr�s celui o� Louis XVI �tait forc� de r�trograder honteusement sur Paris, le 11 juillet, les cendres de Voltaire, ce roi de l'opinion, traversaient la capitale, au milieu d'une affluence consid�rable et avec des honneurs extraordinaires. Tra�n� par douze chevaux blancs, et se dirigeant vers le Panth�on, le char fun�bre s'arr�ta devant la maison o� le grand homme avait fini ses jours, le 30 mai 1778. _Belle et bonne_, Mme de Villette, la fille adoptive de Voltaire, accompagn�e de son enfant, et les deux demoiselles Calas, rendirent hommage aux restes de l'illustre philosophe et pay�rent leur tribut � la douleur. La pluie tombait � torrents; le cort�ge brava le mauvais temps et ne se retira que lorsque le cercueil eut pris sa place, dans le temple que la patrie avait d�di� aux grands hommes. Voltaire avait pr�par� la R�volution par son esprit, comme Jean-Jacques Rousseau par son coeur. L'ami du roi de Prusse devait �tre le h�ros des constitutionnels de 91; le citoyen de Gen�ve fut le dieu des r�publicains de 93. L'un convenait � la bourgeoisie, l'autre �tait l'idole du peuple. M. de Bouill�, apr�s le mauvais succ�s de son entreprise, s'�tait enfui vers la fronti�re. Il �crivit, du Luxembourg, � l'Assembl�e nationale, une lettre dans laquelle il mena�ait la France de la vengeance des arm�es �trang�res, si elle ne se h�tait de faire amende honorable aux pieds du roi. �Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers reconnaissent qu'ils sont menac�s par le monstre que vous avez enfant� (la R�volution), et bient�t ils fondront sur notre malheureuse patrie. Je connais vos forces: toute esp�ce d'espoir est chim�rique, et bient�t votre ch�timent servira d'exemple m�morable � la post�rit�... Cette lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de l'Europe.� L'Assembl�e fit � cet insolent m�moire l'accueil qu'il m�ritait; elle se contenta de rire. Par un d�cret, M. de Bouill� fut suspendu de ses fonctions militaires; c'�tait tout le ch�timent qu'on p�t lui infliger. Le roi fut aussi provisoirement suspendu. Quelle devait �tre la solution de cet �tat de crise? Louis XVI devait-il �tre maintenu sur le tr�ne, malgr� sa fuite? La nation pouvait-elle avoir d�sormais confiance en lui? Serait-il jug�? O� prendrait-on ses juges? Telles �taient les questions qui agitaient l'Assembl�e, les clubs, le peuple. Le parti tr�s-influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette, voulait conserver Louis XVI sur le tr�ne. Des commissaires furent nomm�s pour interroger le roi et la reine; mais ces commissaires furent choisis dans le sein m�me de l'Assembl�e, malgr� la r�clamation de Robespierre: �Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi. Nous ne m�riterions plus la confiance du pays, si nous violions les principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine. Qu'on ne dise pas que l'autorit� royale sera d�grad�e. Un citoyen, une citoyenne, un homme quelconque, � quelque degr� qu'il soit �lev�, ne peut jamais �tre d�grad� par la loi. La reine est une citoyenne; le roi, dans ce moment, est un citoyen comptable � la nation; et, en qualit� de premier fonctionnaire public, il doit �tre soumis � la loi.� La question de la d�ch�ance �tait surtout � l'ordre du jour: les royalistes constitutionnels cherch�rent � masquer les torts de Louis XVI derri�re la fiction de l'enl�vement et de l'inviolabilit� royale; au lieu d'accuser le chef, ils accus�rent les conseillers et les instruments de la fuite; il n'y avait, selon eux, dans cet acte criminel, que des complices et pas de coupable. On voulait ainsi couvrir les attentats contre la Constitution, de la Constitution elle-m�me. Robespierre attaqua cette �trange doctrine: �Je ne viens pas, dit-il, provoquer des dispositions s�v�res contre un individu, mais combattre une proposition � la fois faible et cruelle, pour substituer une mesure douce et favorable � l'int�r�t public. Je n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques individus, s'il s'est enfui volontairement et de lui-m�me, ou si, de l'extr�mit� du royaume, un citoyen audacieux l'a enlev� par la force de ses conseils; si les peuples en sont encore � croire qu'on enl�ve les rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pens� le rapporteur, le d�part du roi n'�tait qu'un voyage sans objet, si son absence �tait indiff�rente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou le compl�ment de conspirations toujours impuissantes et renaissant toujours. Je n'examinerai pas m�me si la d�claration donn�e par le roi n'attente point aux serments qu'il a faits, d'un attachement sinc�re � la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypoth�se g�n�rale. Je parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine; je discuterai uniquement l'inviolabilit� dans sa doctrine.� Il conclut par ces fermes paroles: �Les mesures que l'on vous propose ne peuvent que vous d�shonorer; si vous les adoptez, je demanderai � me d�clarer l'avocat de tous les accus�s. Je veux �tre le d�fenseur des trois gardes-du-corps, de la gouvernante du dauphin, de M. Bouill� lui-m�me. Dans les principes de vos comit�s, il n'y a pas de d�lit; mais partout o� il n'y a pas de d�lit, il n'y a pas de complices. Messieurs, si �pargner un coupable est une faiblesse, immoler le coupable faible, en �pargnant le coupable tout-puissant, c'est une l�chet�. Il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer l'absolution enti�re.� En bonne logique, il n'y avait rien � r�pondre; l'Assembl�e ne r�pondit pas: elle vota. Elle vota quoi? Le r�tablissement de Louis XVI sur le tr�ne! Pouvait-on imaginer un d�nouement plus illogique et plus ridicule? Que signifiait cette fiction d'un roi �enlev� par les ennemis du bien public�? Les d�clarations de Louis XVI pour expliquer les motifs et le but de son voyage �taient si entach�es de mauvaise foi, qu'elles faisaient sourire les plus mod�r�s. A quoi bon ce roi? La monarchie ne s'est-elle pas suicid�e? Avant l'�chauffour�e de Varennes, des hommes plus ou moins conseill�s par leurs int�r�ts avaient pu croire qu'il �tait possible d'�lever la nation sans abaisser la royaut�; mais, apr�s l'humiliation dont la famille royale venait d'�tre abreuv�e, un tel r�ve ne devenait-il point tout � fait chim�rique? Conserver, de force, un roi qui se regardait toujours comme le gal�rien du tr�ne r�volutionnaire, n'�tait-ce point jeter un mensonge vivant entre la Constitution et le pays? A c�t� des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des raisons d'�tat, quelques philosophes s'accordaient � regarder la r�publique comme la forme la plus parfaite de gouvernement. Tel �tait aussi l'id�al de Brissot et de son parti, connu plus tard sous le nom de parti des Girondins. C'�tait l'avis de Condorcet. Robespierre, lui, croyait utile au succ�s de la cause d�mocratique de se couvrir de prudence, et de ne point alarmer les esprits par le fant�me des mots. Marat �tait malade; Marat se taisait. Il importe surtout de bien conna�tre l'opinion des clubs. Le plus avanc� de tous �tait alors celui des Cordeliers (Soci�t� des droits de l'homme). Danton y r�gnait. Dans une s�ance m�morable, il tra�a la ligne de conduite � suivre. �La Soci�t� des amis des droits de l'homme, s'�cria-t-il, pense qu'une nation doit tout faire, ou par elle-m�me, ou par des officiers amovibles et de son choix; elle pense qu'aucun individu, dans l'�tat, ne doit raisonnablement poss�der assez de richesses, assez de pr�rogatives pour pouvoir corrompre les agents de l'administration politique; elle pense qu'il ne doit exister dans l'�tat aucun emploi qui ne soit accessible � tous les membres de l'�tat; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa dur�e doit �tre courte et passag�re. P�n�tr�e de la v�rit�, de la grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la royaut�, la royaut� h�r�ditaire surtout, est incompatible avec la libert�. Telle est son opinion; elle en est comptable � tous les Fran�ais.� Pouvait-on d�signer plus clairement la R�publique sans la nommer? Danton ne sortait point de ce dilemme: Ou criminel, ou imb�cile; si criminel, que Louis soit jug�; si imb�cile, qu'il soit interdit! Aux Jacobins (Soci�t� des amis de la Constitution), les d�bats sur la d�ch�ance du monarque amen�rent le d�membrement du club. Les royalistes constitutionnels se s�par�rent des vrais d�mocrates. Une telle �puration centupla les forces de ces derniers. Appuy�e sur des milliers de soci�t�s semblables et affili�es entre elles, r�pandues d'un bout � l'autre de la France, la soci�t�-m�re s'�rigea plus tard en une sorte de dictature. Ce fut la plus grande puissance de la R�volution, gr�ce � l'esprit organisateur de Robespierre. Que devait-on faire du roi? Cette question fut agit�e au club des Jacobins. Maximilien n'osa pas ou ne voulut pas conclure. Billaud-Varennes ayant parl� d'en finir avec la monarchie, des murmures �touff�rent sa voix. Et pourtant avaient-ils tort, ceux qui, � l'exemple de Danton, r�clamaient hautement la d�ch�ance de Louis XVI? On se demande si, dans son int�r�t et dans l'int�r�t m�me de la nation, il n'e�t pas beaucoup mieux valu qu'il gagn�t tranquillement la fronti�re. Drouet, tout en croyant bien faire, n'avait-il point rendu un mauvais service au pays? C'est ce qu'il nous faut examiner. L'Assembl�e nationale comptait, en 91, assez d'hommes capables et honn�tes pour saisir, d'une main ferme, les r�nes du gouvernement. N'avait-elle point lanc� elle-m�me, lors du d�part de Louis XVI, une proclamation invitant les citoyens de Paris � maintenir l'ordre public et � d�fendre la patrie? n'avait-elle point somm� les ministres d'assister � ses s�ances, de se r�unir et de mettre ses d�crets � ex�cution? Mais la sanction royale? Bah! on s'en passera; et en effet elle n'ajoutait plus rien � l'autorit� des lois... La Constituante �tait donc � m�me de gouverner, ou, si elle redoutait la confusion du pouvoir ex�cutif et du pouvoir l�gislatif, il ne tenait qu'� elle de nommer un pr�sident. D'un autre c�t�, si Louis XVI, et il est difficile d'en disconvenir, �tait un obstacle � la marche des r�formes, une cause de guerre �trang�re, ne se montrait-il point beaucoup plus dangereux � l'int�rieur qu'� l'ext�rieur? Au del� des fronti�res, ce n'�tait plus qu'un simple �migr�. Et quelle r�putation, grand Dieu! emportait-il � l'�tranger? Celle d'un roi fourbe, infid�le � ses serments. Une question d'humanit� domine toutes ces consid�rations. La mort du roi, quoique vot�e par les Girondins et par les Montagnards, alluma entre eux des inimiti�s implacables. Ce sang vers� au nom de la raison d'�tat ne fut point �tranger au r�gime de la Terreur. De tels malheurs pouvaient-ils �tre �vit�s? Oui, le roi absent, c'�tait peut-�tre l'�chafaud de moins dans l'histoire de la R�volution. Apr�s l'�v�nement du 21 juin, la royaut� n'�tait plus � conserver en France; elle �tait � reconstruire. Les r�publicains avaient le droit de profiter de la circonstance; � quoi bon relever ce qui s'�tait �croul� de soi-m�me? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus, les actes de mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'�tait souill�, depuis quatorze si�cles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens, voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme? On ne saurait donc trop condamner les conservateurs � vue courte, ou dirig�s par des int�r�ts f�roces, qui voulurent, � tout prix, r�tablir Louis XVI sur le tr�ne. Ne cherchaient-ils point � maintenir un rouage inutile, la monarchie constitutionnelle, pour se m�nager, le moment venu, le moyen d'�craser leurs adversaire? Je ne sais pas si, dans cette journ�e d�cisive, les _exalt�s_ auraient sauv� la R�volution; mais ce que je sais bien, c'est que les _mod�r�s_ la perdirent. XV Discussion sur la forme de gouvernement.--R�union des citoyens au Champ-de-Mars.--P�tition sign�e sur l'autel de la patrie.--D�ploiement de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette et Bailly.--Massacres.--Cons�quences de cette journ�e d�sastreuse. Le premier usage que Louis XVI fit de sa libert� fut de renouer des rapports occultes avec les cours �trang�res. Comment n'en e�t-il point �t� ainsi? Son amour-propre n'�tait-il point bless� au vif par les outrages qu'il avait essuy�s? N'avait-il point le droit de se consid�rer d�sormais comme le prisonnier, l'otage de la R�volution? La question de monarchie ou de R�publique avait �t� soulev�e; or ces questions-l� se montrent sans piti� pour le repos des nations, jusqu'au jour o� elles sont r�solues. Au club des Jacobins, La Clos proposa de r�diger une p�tition sign�e par tous les citoyens, et dans laquelle on demanderait que l'Assembl�e f�t appel�e � statuer de nouveau sur la forme du gouvernement. L'Assembl�e ayant d�cid� que le roi �tait inviolable, cette motion effraya quelques citoyens faibles ou ind�cis. Danton s'�lance alors � la tribune et d'une voix tonnante: �Si nous avons de l'�nergie, montrons-la... Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre se dispensent de signer notre p�tition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin �puratoire? Le voil� tout trouv�.� On ne signa rien; mais quatre mille personnes, hommes et femmes, s'�tant tout � coup r�pandues dans la salle, on convint de se r�unir le 17 juillet au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie. Est-il vrai que la municipalit� de Paris cherch�t, alors, l'occasion d'une lutte � main arm�e, pour �craser les clubs et les soci�t�s populaires? Tout semble du moins l'indiquer. Le 15 juillet �tait un dimanche. On s'attendait � quelque manifestation. La municipalit� se tenait sur ses gardes. Au point du jour, les trompettes sonn�rent, les tambours battirent dans toutes les directions; la garde nationale prit les armes. Un z�le sauvage animait la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi, les constitutionnels de l'Assembl�e ne cessaient d'exciter sourdement les boutiquiers contre les clubs. On avait effray� les int�r�ts. L'industrie, � laquelle le d�part de Louis XVI venait de porter un dernier coup, se montrait affam�e de calme et de tranquillit� publique; elle avait raison, sans doute; mais, avant de mettre l'ordre dans la rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les organes et les fonctions du gouvernement? La ville �tait h�riss�e de ba�onnettes; la r�sistance se montrait partout, l'agression nulle part. Ce d�ploiement de force arm�e, autour d'une monarchie repl�tr�e � la h�te par un d�cret de l'Assembl�e nationale, jetait le m�contentement et l'alarme dans la population qu'on voulait calmer. O� donc �tait l'ennemi? Les patrouilles se croisaient dans un morne silence. [Illustration: La d�putation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte l'H�tel de Ville, terrifi�e d'avoir vu arborer le drapeau rouge.] Les soci�t�s patriotiques s'�taient donn� rendez-vous, pour onze heures du matin, sur la place de la Bastille; elles devaient se rendre de l�, en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut occup�e d�s le matin par des troupes sold�es, afin de s'opposer au rassemblement. A la vue de cet appareil militaire, les groupes se dispersent, chacun se retire. Le Champ-de-Mars, ce th��tre de la joyeuse f�te de la F�d�ration, �tait encore d�sert; c'est l� qu'on se rend isol�ment, la r�union projet�e sur la place de la Bastille n'ayant pu avoir lieu; c'est l�, devant l'autel de la patrie, qu'une d�termination sera prise. Ici un incident malheureux: deux invalides, dont l'un avait une jambe de bois, s'�taient cach�s sous l'autel construit en planches; ils sont d�couverts. Que faisaient-ils? quel �tait leur dessein? Voil� ce qu'on se demande, et l'�pouvante succ�de bient�t � la curiosit�. Le bruit court que l'autel est min�; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient roul� dans leur retraite, pour leur provision de la journ�e, est bient�t transform�, par la rumeur publique, en un tonneau de poudre. Le motif bas et vulgaire qui les a fait agir (ils s'�taient mis l�, dirent-ils, _pour voir les jambes des femmes_) se transforme en un complot contre la vie des citoyens. Aussit�t saisis par la multitude, ils sont pendus � un r�verb�re, et leurs t�tes coup�es sont port�es au bout d'une pique. Un tel acte du brutalit� fait fr�mir; mais une poign�e seulement d'imb�ciles ou de monstres, fl�tris par tous leurs contemporains, tremp�rent leurs mains dans ce sang. Il para�t bien que les royalistes avaient besoin d'un pr�texte pour d�charger leur col�re sur les agitateurs; car la nouvelle du meurtre des deux invalides fut sur-le-champ d�natur�e et port�e dans l'enceinte de l'Assembl�e nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient d'�tre pendus, au Champ-de-Mars, pour avoir pr�ch� l'ex�cution de la loi. Ce mensonge fit fortune, et pr�para les esprits � des mesures de violence. Sur les lieux, tout fut bien vite effac�, et le Champ-de-Mars, qui n'avait pas m�me �t� t�moin de cet atroce assassinat, rentra dans sa majestueuse tranquillit�. Vers midi, la foule d�bouche par toutes les ouvertures; la garde nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon; mais, voyant la r�union paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent autour de l'autel de la patrie; on attend avec impatience les commissaires de la Soci�t� des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture de la p�tition et la signer. Un envoy� du club para�t enfin; on l'entoure. �La p�tition, dit-il, qui a �t� lue hier ne peut plus servir aujourd'hui, l'Assembl�e nationale ayant d�cr�t�, dans sa s�ance du soir, l'innocence ou l'inviolabilit� de Louis XVI; la Soci�t� va s'occuper d'une autre r�daction qu'elle vous soumettra.� Tous ces retards n'�taient pas du go�t de la foule, qui aime � faire vite ce qu'elle fait. Quelqu'un propose de r�diger, � l'instant m�me, une seconde p�tition sur l'autel de la patrie. Adopt�. La foule cherche alors des yeux ses chefs et ses meneurs. O� �tes-vous, Danton, Desmoulins, Fr�ron? Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se d�cide � agir par lui-m�me. On nomme quatre commissaires; l'un d'eux prend la plume; les citoyens impatients se rangent autour de lui; il �crit: �_Sur l'autel de la patrie, le 17 juillet an III_... Le d�sir imp�rieux d'�viter l'anarchie � laquelle nous exposerait le d�faut d'harmonie entre les repr�sentants et les repr�sent�s, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France enti�re, de revenir sur votre d�cret, de prendre en consid�ration que le d�lit de Louis XVI est prouv�, que ce roi a abdiqu�; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir constitutionnel pour proc�der, d'une mani�re vraiment nationale, au jugement du coupable, et surtout � son remplacement et � l'organisation d'un nouveau pouvoir ex�cutif.� La foule grossissait d'heure en heure. La p�tition r�dig�e, on en fait lecture � haute voix; cette lecture est couverte d'applaudissements. On commence d�s lors par signer des feuilles volantes, � huit endroits diff�rents, sur les angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages voisins, des hommes, des femmes, des enfants d�posent religieusement leur nom sur ces feuillets sacr�s, d'autres une croix ou tout autre signe de leur volont� libre. �Le nombre des signatures, dit M. Buchez, d�passe certainement six mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient � peine �crire... Quelquefois la page est divis�e en trois colonnes; d'�normes taches d'encre en couvrent plusieurs; les noms sont au crayon sur deux. Des femmes du peuple sign�rent en tr�s-grand nombre, m�me des enfants, dont �videmment on conduisait la main... La plus jolie �criture de femme est sans contredit celle de _mademoiselle David, marchande de modes, rue Saint-Jacques, n� 173_. Quelques belles signatures apparaissent de loin en loin; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de cordeliers; ici l'�criture est fort lisible. On voit en haut une signature � lettres longues, l�g�rement courb�es en avant; c'est celle de _Chaumette, �tudiant en m�decine, rue Mazarine, n� 9_. On lit ensuite celles de _E.-J.-B. Maillard_, de _Meunier, pr�sident de la Soci�t� fraternelle s�ante aux Jacobins_. On ne trouve nulle part le nom de _Momoro_; il fut cependant accus�, plus tard, d'avoir fait grand bruit au Champ-de-Mars, le 17; mais on voit celui d'_H�bert, �crivain, rue Mirabeau_; celui d'_Henriot_, et la signature du _P�re Duch�ne_.� Trois officiers publics, en �charpe, envoy�s par la Commune, s'�taient avanc�s vers l'autel: on les re�oit avec l'�nergie et la tranquillit� qui conviennent � des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui rayonne sur la figure des p�titionnaires, le caract�re pacifique de cette foule o� l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards, tout para�t les rassurer sur le caract�re de la r�union. �Messieurs, disent-ils, nous sommes charm�s de conna�tre vos dispositions; on nous avait dit qu'il y avait ici du tumulte, on nous avait tromp�s: nous ne manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la tranquillit� qui r�gne au Champ-de-Mars. Si vous doutez de nos intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'� ce que toutes les signatures soient appos�es.� Un citoyen leur donne lecture de la p�tition; ils la trouvent conforme aux principes. �Nous la signerions nous-m�mes, ajoutent-ils, si nous n'�tions pas maintenant en fonctions.� De telles assurances de paix augmentent la confiance. On leur demande l'�largissement de deux citoyens arr�t�s; les officiers municipaux engagent � nommer une d�putation qui les suive � l'H�tel de Ville. Douze commissaires partent. On continuait � couvrir la p�tition de signatures. Le Champ-de-Mars �tait tranquille et libre; les troupes s'�taient repli�es sur la ville. Toute id�e de p�ril �tant �cart�e, le rassemblement grossissait � vue d'oeil. Les jeunes gens qui ont sign� se livrent � des danses; ils forment des rondes en chantant. Survient un orage; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu; en moins de deux heures, il se trouve pr�s de cent mille personnes dans le Champ-de-Mars; c'�taient des m�res, d'int�ressantes jeunes filles, des habitants de Paris qui, enferm�s toute la semaine, se livraient � la promenade du dimanche. Aux yeux des r�volutionnaires, p�n�tr�s qu'ils �taient alors des r�miniscences de l'antiquit�, ce rassemblement de citoyens libres ressemblait � ceux qui se formaient jadis dans le Forum. Il y avait l� un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient aid� � construire le champ de la F�d�ration, d'autres avaient �tendu leurs mains vers l'autel de la patrie: imprudents! vous ne vous doutiez pas alors que cet autel d�t �tre rougi par des sacrifices humains! Les commissaires d�put�s vers l'H�tel de Ville reviennent. Leur visage est morne, ils ont vu des choses sinistres. --Nous sommes trahis! murmure l'un d'eux d'une voix sombre. On les presse de s'expliquer. --Nous sommes parvenus, disent-ils, � la salle d'audience � travers une for�t de ba�onnettes; les trois officiers municipaux qui nous accompagnaient en nous assurant de leurs bonnes intentions nous prient d'attendre; ils entrent dans une autre salle et nous ne les revoyons plus. [Note: Ils firent, � ce qu'il para�t, un rapport faux sur l'attitude de la r�union, disant qu'ils avaient trouv� le champ de la F�d�ration couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe, qui se disposaient � r�diger une p�tition contre le d�cret du 27 juin, qu'ils leur avaient d�montr� que leur d�marche et leur r�clamation �taient contraires � l'ob�issance � la loi, et tendaient �videmment � troubler l'ordre public. �Si la France redevient libre, s'�crie Camille Desmoulins, il faut que les noms de _Jacques_, _Renaud_ et _Hardi_ (les trois membres du conseil municipal) soient affich�s dans toutes les villes, � toutes les rues, pour �tre � jamais vou�s � l'ex�cration publique.�] Le corps municipal sort. �--Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir s�v�rement.� �Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que l'objet de notre mission �tait de r�clamer en faveur d'honn�tes citoyens qu'on nous avait promis de rendre � la libert�. Le maire (Bailly) r�pond _qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va marcher au Champ-de-Mars pour y mettre la paix..._ Sur ces entrefaites, un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vient dire que le Champ-de-Mars n'�tait rempli que de brigands; un de nous lui r�pond qu'il en impose. L�-dessus la municipalit� ne veut plus nous entendre. Descendus de l'H�tel de Ville, nous apercevons, � une des fen�tres, le drapeau rouge; ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment de douleur � ceux qui allaient marcher � sa suite, a produit un effet tout contraire sur l'�me des gardes nationaux qui couvraient la place (ils portaient � leur chapeau le pompon rouge et bleu). A l'aspect du drapeau couleur de sang, ils ont pouss� des cris de joie en �levant en l'air leurs armes qu'ils ont ensuite charg�es. Nous avons vu un officier municipal en �charpe aller de rang en rang, et parler � l'oreille des officiers. Glac�s d'horreur, nous sommes retourn�s au champ de la F�d�ration avertir nos fr�res de tout ce dont nous avions �t� les t�moins.� Ce r�cit est suivi d'un profond silence. L'inqui�tude peinte sur le visage des commissaires soul�ve d'abord quelques nuages; cependant la r�union se rassure. De quel droit la municipalit� interviendrait-elle et disperserait-elle, par la force arm�e, des citoyens qui signent l�galement leur profession de foi sur l'autel de la patrie? La foule est compacte, mais inoffensive; la nuit approche. D'instant en instant, des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent d'orage sur un champ de bl�, et la font tressaillir. Le bruit court que l'Assembl�e nationale, pour faire croire qu'il existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement entour�e de ba�onnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis � la municipalit� des ordres s�v�res. Depuis longtemps on guettait l'occasion de d�clarer la guerre aux adversaires de la monarchie constitutionnelle; le jour �tait venu. La loi martiale �tait comme un arc tendu, il fallait que le trait partit. Quelques nouveaux citoyens arrivent: ils ont rencontr� l'arm�e de Lafayette sur les quais; les gardes nationaux marchaient avec un entra�nement farouche; la cavalerie surtout paraissait anim�e de sentiments de col�re et de violence. On avait vu des grenadiers sortir tout le long de la route, un � un, des maisons voisines, charger leurs fusils � balle, devant le peuple, et se joindre � l'arm�e qui s'avan�ait vers le Champ-de-Mars. --Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux Jacobins. Le jour �tait tomb�; il faisait assez sombre pour l'ex�cution des mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du tambour et le roulement lointain des pi�ces d'artillerie; on se regarde; quelques personnes sont d'avis de se retirer; d'autres rappellent que, le but de la r�union �tant l�gal, il serait l�che de fuir; on demeure. Les troupes d�bouchent dans le Champ-de-Mars par trois entr�es � la fois, par l'avenue de l'�cole militaire, par le passage entre les glacis du c�t� du Gros-Caillou et par l'ouverture qui fait face � la Seine; c'est par celle-ci que se montre le drapeau rouge. On conna�t le Champ-de-Mars et on se repr�sente ais�ment cette vaste plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne � la t�te de laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord du fleuve, soul�ve une indignation universelle et les cris: �A bas le drapeau rouge! Honte � Bailly! Mort � Lafayette!� Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel; elles se pressaient l� comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A peine avait-on vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'on entend retentir une d�tonation d'armes � feu: --Ne bougeons pas; on tire � blanc; il faut qu'on vienne ici publier la loi. On avait en effet tir� en l'air. Tout � coup une seconde d�charge �clate, mais r�elle et meurtri�re. Les colonnes s'�branlent, la cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche charg�e � mitraille. Le dernier feu avait trac� un cercle de victimes; hommes, femmes, enfants, vieillards, �taient tomb�s p�le-m�le. Aux plaintes et aux cris succ�de le silence plus terrible encore que les g�missements. Bailly et Lafayette se donnaient sans doute, � eux-m�mes, les raisons qu'on invoque toujours en pareil cas: l'ordre public, le salut de la soci�t�, le besoin de faire un exemple, le devoir d'ob�ir � la lettre de la loi... Vaines excuses! La loi au-dessus de toutes les autres lois, c'est l'inviolabilit� de la vie humaine. Au plus fort de la m�l�e, des citoyens s'�lancent sous le feu, � travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles volantes qui portent �crite la volont� du peuple; cette p�tition est le drapeau d'une id�e, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On la sauve. �Oui, s'�crie l'auteur des _R�volutions de Paris_, oui, la p�tition reste; elle est accompagn�e de six mille signatures; de g�n�reux patriotes ont expos� leur vie pour la sauver du d�sordre, et elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, plac�e dans un temple inaccessible � toutes les ba�onnettes, et elle en sortira quelque jour; elle en sortira rayonnante.� L'oracle n'a point menti; celle p�tition conserv�e existe encore aux Archives de la ville; la R�publique, qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 ao�t, des plis de cette pi�ce m�morable. Quand une fois les id�es ont �t� baptis�es avec du sang, elles ne meurent plus. La nuit �tait tomb�e sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes parts, des citoyens sans armes fuient devant des citoyens arm�s; ils se pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient �t� �touff�s entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde nationale, Lafayette en t�te, rentre dans la ville. La nouvelle de cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier. Les rues sont d�sertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on revient d'une ex�cution. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais pas de victoire. Cet �v�nement a �t� jug� diversement, selon les partis. Toute la question se r�duit � savoir si le roi n'avait point volontairement abdiqu� en prenant la fuite; car, s'il en est ainsi, ceux qui proposaient de remplacer la monarchie par la r�publique �taient dans la logique; ils avaient pr�vu la marche fatale des �v�nements. On les tua, je l'avoue, avec toutes les formes l�gales; mais que me font vos sommations pr�alables, votre �charpe, votre drapeau? Une guenille rouge au bout d'un b�ton ne donne point le droit d'attenter � la vie de citoyens d�sarm�s et paisibles. Combien de morts? La nuit le taira et demain le sable du Champ-de-Mars l'aura oubli�; mais il y a dans les choses une justice qui n'oublie pas. La classe moyenne sera cruellement ch�ti�e pour avoir la premi�re fait couler le sang des hommes d�vou�s � la R�volution. On a, dit-on, exag�r� le nombre des personnes qui tomb�rent frapp�es par les balles: soit; mais la responsabilit� d'une aussi triste journ�e ne se mesure point au chiffre des victimes; elle se mesure aux lois �ternelles de la conscience humaine. Cette responsabilit� terrible p�se lourdement sur Lafayette et sur Bailly. XVI Triomphe de la r�action.--Robespierre introduit dans la famille Duplay.--Sa mani�re de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la peine de mort propos�e par Robespierre, repouss�e par la majorit� conservatrice de l'Assembl�e.--Fin de la Constituante. En politique, on n'a jamais vu un parti vainqueur user mod�r�ment de sa victoire. Les royalistes constitutionnels profit�rent de la journ�e du Champ-de-Mars, du trouble et de l'�motion que la nouvelle du massacre avait r�pandus dans les rangs des citoyens, pour faire un essai de terreur. Les repr�sentants de la classe moyenne en voulaient surtout aux journalistes et aux orateurs des clubs. Des mandats d'amener furent lanc�s contre les plus connus d'entre eux. Danton, se jugeant fort compromis, et trouvant que les ombrages de Fontenay-sous-Bois ne le couvraient point suffisamment, se sauva dans sa ville natale, Arcis-sur-Aube. Fr�ron s'�clipsa. Camille Desmoulins, riant et mordant � la fois, envoya au g�n�ral Lafayette sa d�mission de journaliste, dans une lettre p�tillante de verve. Quant � Marat, il �tait rentr� dans sa cave. Beaucoup d'autres �crivains compromis cherch�rent dans la fuite, selon le langage du temps, �un asile contre les assassins�. C'�tait une panique g�n�rale. Quelques amis de Robespierre craignirent m�me pour sa s�ret�. Il logeait en garni dans le Marais, rue Saintonge, et venait � pied tous les jours de chez lui jusqu'� l'Assembl�e nationale. Aussi simple dans ses go�ts que rigide dans ses principes, il d�nait pour trente sous chez un traiteur. Le 17 juillet, � l'issue de la s�ance, aux Jacobins, un des membres du club, Maurice Duplay, menuisier de son �tat, tremblant pour les jours de Maximilien, qu'il admirait, vint lui offrir un asile chez lui. Il demeurait dans une maison portant alors le num�ro 366 et situ�e presque en face de la rue Saint-Florentin. Robespierre accepta la proposition qui lui �tait faite de si bon coeur. Duplay �tait alors un homme d'une cinquantaine d'ann�es. Ouvrier d'abord, puis entrepreneur en menuiserie, il avait acquis, par le travail, une petite fortune. Ses cheveux commen�aient � grisonner; mais dans l'�ge m�r il avait conserv� tout le feu et toute l'ardeur de la jeunesse. Les patriotes de ce temps-l� �taient des natures de fer. Le petit nombre des Conventionnels et des citoyens connus que l'�chafaud a �pargn�s ont prolong� leurs jours au del� des limites ordinaires de la vie humaine. Quel fut l'�tonnement de la famille Duplay, quand, cette nuit-l�, le menuisier rentra chez lui, conduisant par la main un inconnu d'une trentaine d'ann�es, v�tu, avec une certaine recherche, d'un gilet � grands revers, d'un habit couleur marron et d'une culotte de soie! Duplay �tait p�re d'un gar�on et de quatre filles dont l'une �tait mari�e � un avocat d'Issoire, en Auvergne. S'adressant � sa femme et � ses enfants: --Je vous am�ne, dit-il, un grand et brave citoyen que les contre-r�volutionnaires veulent faire arr�ter. Cette maison lui servira d'asile. Vous le connaissez d�j� de nom, c'est Maximilien Robespierre... La femme, les jeunes filles, le fils �g� d'une douzaine d'ann�es, qui avaient lu ce nom-l� dans les papiers publics et qui l'avaient souvent entendu prononcer avec enthousiasme par leur p�re, entour�rent l'illustre pers�cut� de soins et d'�gards. Robespierre n'avait accept� cet asile que pour une nuit; mais le lendemain, quand il voulut prendre cong� de ses h�tes et retourner rue Saintonge, toute la famille le pria de rester. --Vous �tes ici chez vous, lui dit Duplay; mon fils sera votre fr�re. Puis lui montrant le groupe des jeunes filles dans les yeux desquelles on lisait autant de respect que de sympathie pour le grand citoyen: --Mon ami, voici vos soeurs. Le moyen de ne pas c�der � de telles instances? Robespierre se rendit; la maison de Duplay devint la sienne. De cette maison, il ne reste rien ou presque rien. Le temps a tout d�truit et tout reconstruit. En face de l'�glise de l'Assomption se trouve, il est vrai, sur le m�me terrain, une autre maison dont l'all�e assez �troite conduit dans une petite cour; mais la configuration actuelle des lieux ne saurait donner aucune id�e de ce qu'ils �taient en 1791. La rue elle-m�me �tait � peine une rue: c'�tait un groupe d'une dizaine d'habitations. Dans le voisinage, alors tranquille et silencieux, s'�levait le couvent des religieuses de la Conception. La maison de Maurice Duplay avait � l'ext�rieur une bonne apparence bourgeoise. Une porte coch�re donnait entr�e dans une assez grande cour o� �taient des planches et des ateliers de menuiserie. Au fond, dans un petit b�timent, demeuraient le ma�tre menuisier et sa famille. Il y avait du logement de reste. On pria Maximilien de choisir lui-m�me sa chambre. Il se d�cida pour une qui �tait s�par�e du corps de logis et situ�e sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa, selon ses go�ts, d'une tenture de damas bleu � fleurs blanches. Les habitudes de Robespierre furent bient�t connues; il soignait beaucoup sa toilette, �tait d'une propret� fort d�licate, aimait le linge blanc et recherchait l'�l�gance dans ses habits. Un coiffeur allait tous les matins friser et poudrer ses longs cheveux. Sa toilette termin�e, il se r�unissait � la famille du menuisier pour le repos du matin. Maximilien �tait d'une sobri�t� de Spartiate: il d�jeunait avec du pain chaud et du laitage. [Illustration: Massacre du Champs-de-Mars.] Quoique sans luxe, la maison �tait charmante. Il y avait dans un coin de la cour un tr�s-petit jardin, entour� d'un l�ger treillage et orn� de fleurs que la main des jeunes filles s'occupait � cultiver. Un jour de souffrance s'ouvrait sur les vastes ombrages de tilleuls et de marronniers qui masquaient le couvent de la Conception, o� les filles de Duplay avaient �t� �lev�es. Du matin au soir, un atelier de six � huit ouvriers en menuiserie animait tout l'entourage, par le bruit du rabot, du marteau et des chansons. N'�tait-ce point l'int�rieur qu'aurait r�v� J.-J. Rousseau? Robespierre sortait r�guli�rement vers le milieu du jour. O� allait-il? A l'Assembl�e Constituante. Duplay disait � sa femme et � ses filles: �Maximilien va travailler au bonheur public. Tant qu'il sera notre d�fenseur, la nation n'a rien � craindre. Quel honneur de l'avoir chez nous!� La paix et le calme le plus inalt�rable r�gnaient dans cette maison retir�e, isol�e des rumeurs de la grande ville. Le soir, quand s'endormaient le bruit de la scie et du rabot, et le dernier chant des petits oiseaux dans les arbres du couvent, venait l'heure de la r�flexion et des �panchements intimes. Au fond de cette solitude, les filles du menuisier avaient contract� une simplicit� de moeurs qui s'alliait bien � l'�lan du patriotisme. Maximilien revenait � six heures pour souper. Au sortir de table, il suivait le menuisier et ses filles dans le salon; c'�taient de charmantes r�unions de famille, pleines de gr�ces et de s�v�rit�; les jeunes filles, group�es en cercle autour de leur m�re, travaillaient, avec elle, � divers ouvrages d'aiguille. On se s�parait � neuf heures, en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soir�es prenaient un caract�re de c�r�monie; quelques invit�s, tous amis de la maison, se rassemblaient ce jour-l�: c'�taient David, le peintre; Buonarotti, descendant de Michel-Ange et qui n'�tait point alors communiste; Lebas, qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours couleur cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle �troit, mais sympathique. On parlait quelquefois de litt�rature: Maximilien tenait pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les vers, on le priait de r�citer quelques tirades de _B�r�nice_ ou d'_Andromaque_; il s'en acquittait avec tant d'�me, qu'il tirait des larmes de tous les yeux. Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur m�re, �coutaient la lecture sans cesser leur travail; les yeux modestement baiss�s et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient en elles-m�mes leur �motion. Ensuite Buonarotti, qui �tait grand musicien, se mettait au piano; c'�tait une �me r�veuse et ardente; il touchait des airs path�tiques, dont l'effet triste ou gai �tait in�vitable; il semblait que la vie s'�chapp�t sous ses doigts des notes fr�missantes de l'instrument: on rapprochait alors des fen�tres pour regarder le ciel, tant cette musique �levait les coeurs. Cependant le ciel �tait plein d'�toiles, et les coeurs �taient pleins d'amour. On croyait � la famille, � l'humanit�, � l'avenir. Voyant cet int�rieur si grave et si uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris autour des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait que les anciens eussent �lev� des autels aux dieux lares. Ces r�unions ne se prolongeaient pas tr�s-avant dans la nuit; Maximilien se retirait � onze heures, dans sa chambre, pour travailler; souvent, jusqu'� la blancheur du matin, on voyait briller � sa vitre une petite lumi�re. C'est l� qu'il �crivait ses grands discours, dont quelques-uns sentent un peu trop l'huile de la lampe. Le plus souvent vers huit heures du soir il se rendait au club des Jacobins. Telle �tait en 1791 sa mani�re de vivre. Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple.--Dans une cave de l'ancienne rue des Cordeliers (aujourd'hui rue de l'�cole-de-M�decine), il y avait, au mois de septembre 1791, debout devant un tonneau charg� de papiers, et une plume � la main, un journaliste qui �crivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa chaise, et se promenait � grands pas, en proie � une agitation fi�vreuse; si le roulement d'une voiture sur le pav� de la rue prolongeait par hasard son bruit sourd le long des vo�tes basses et humides du caveau, il relevait la t�te et �coutait avec une attention fixe; son oreille inqui�te semblait chercher dans ce bruit le roulement lointain du canon. Quand la voiture �tait pass�e, et que le souterrain rentrait dans le silence, le bonhomme agitait la t�te avec d�sespoir et se remettait � �crire. Or ce souterrain, qui recevait un peu de jour par un soupirail �tait la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le journaliste �tait Marat. Par quelle �chelle fatale ce docteur, passionn� pour la lumi�re et pour les d�couvertes, comme son a�eul Faust, �tait-il descendu dans ce r�duit obscur? Ses id�es excentriques avaient soulev� contre lui, dans la soci�t�, les m�mes orages que ses syst�mes avaient d�cha�n�s jadis dans le monde de la science. Ce petit homme, ch�tif et irritable, souffrait plus que tout autre de la dure captivit� � laquelle le condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis. Traqu� de repaire en repaire, comme une b�te fauve, ne pouvant coucher deux fois dans le m�me lit, harcel� � toute heure et en tout lieu par les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos que dans la profondeur des t�n�bres. La privation de la douce lumi�re du jour, qui avait �t� toute sa vie l'objet de son admiration et de ses �tudes, l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il habitait, depuis trois ans, faisaient passer dans son �me un monde de t�n�bres. Nuit et jour flamboyait, devant ses yeux, l'�p�e de la contre-r�volution, qui mena�ait la France. Son esprit plein de pens�es lugubres se d�battait dans les affres et les hallucinations de la mort. Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe d�bile au-dessus de l'an�antissement ou de la folie. Quand cette excitation morale faiblissait, il demandait au caf�, dont il prenait jusqu'� trente-deux tasses par jour, des forces artificielles pour lutter contre l'abattement et le sommeil. Infatigable, il r�digeait � lui seul, depuis le commencement de la R�volution, une foule de pamphlets et sa feuille _l'Ami du peuple_. Marat travaillait vingt-deux heures de suite: cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes de son esprit. Sa mani�re de vivre, extraordinaire, ouvrait son coeur � tous les soup�ons comme � toutes les cr�dulit�s. Il s'emportait par bourrasques contre ses meilleurs amis. �Tu as raison, lui r�pondait Camille outrag�, de prendre sur moi le pas du l'anciennet� et de m'appeler d�daigneusement _jeune homme_, puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqu� de toi; de m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu �tais celui de tous les journalistes qui a le plus servi la R�volution; de m'appeler malveillant, puisque je suis le seul �crivain qui ait os� te louer... Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois, je te d�clare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la R�volution, je persisterai � te louer, parce que je pense que nous devons d�fendre la libert�, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement avec des hommes, mais avec des chiens.� Marat avait beau dire et crier, il aimait ce jeune homme. Apr�s la fatale journ�e du Champ-de-Mars, le souterrain lui-m�me ne fut plus tenable; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait plus d'imprimerie; il occupait celle d'une demoiselle Colombe; on vint saisir les caract�res et les presses. Les citoyens ardents, les lecteurs de l'_Ami du Peuple_, regardaient avec une fureur concentr�e ce cort�ge de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison commune, environn�es de ba�onnettes, et charg�es de tout l'attirail d'une imprimerie; des colporteurs garrott�s fermaient la marche. �Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il � des citoyens arm�s, qui ont tu� nos fr�res, de venir mettre � la raison des �crivains accus�s d'avoir conseill� le meurtre? Les �pres diatribes de Marat, les figures de rh�torique de l'_orateur du peuple_, n'ont point fait verser depuis trois ann�es deux gouttes de sang; un seul ordre de Lafayette en a fait r�pandre une large tache.� Ainsi l'opinion publique fr�missait dans l'ombre; mais ses chefs �taient dispers�s ou captifs, ses orateurs muets, ses esp�rances ajourn�es, sinon d�truites. Cependant l'Assembl�e constituante touchait au terme de ses travaux. Fatigu�e, �nerv�e, soup�onn� de trahison et de connivence avec la cour, depuis les massacres du Champ-de-Mars, elle avait cess� d'�tre le foyer auquel se r�chauffait en 89 l'opinion publique. Ses dissensions int�rieures, son peu de foi dans la dur�e de la Constitution qu'elle venait d'�baucher, ses illusions sur la possibilit� d'�tablir en France le r�gime de la monarchie constitutionnelle, tout la condamnait � un dernier sacrifice. Elle eut du moins le m�rite de se retirer � temps. Il est vrai que, depuis quelques mois et � diverses reprises, quelques-uns de ses orateurs lui avaient conseill� de se dissoudre. Robespierre fit une motion plus courageuse encore: il proposa � l'Assembl�e de d�cr�ter que ses membres ne pourraient �tre r��lus � la prochaine l�gislature. L'Assembl�e constituante, malgr� ses d�fauts et ses passions, avait du moins une qualit� h�ro�que, dont elle fit preuve dans toutes les occasions: c'�tait le d�sint�ressement. Robespierre s'adresse uniquement � cette g�n�rosit� bien connue. �Ceux qui fixent les destin�es des nations, s'�crie-t-il, doivent s'isoler de leur propre ouvrage.� Sans rabaisser la mission de l'Assembl�e, ni ses lumi�res, il ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute inspiration est dans le sentiment g�n�ral. �Je pense, dil-il, que les principes de la Constitution sont grav�s dans le coeur de tous les hommes et dans l'esprit de la majorit� des Fran�ais; que ce n'est point de la t�te de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein m�me de l'opinion publique qui nous a pr�c�d�s et qui nous a soutenus; c'est � la volont� de la nation qu'il faut confier sa dur�e et sa perfection, et non � l'influence de quelques-uns de ceux qui la repr�sentent en ce moment.� Ces belles paroles, quoique prof�r�es par un seul, r�pondaient � la conscience de tous. L'Assembl�e d�cr�te, � la presque unanimit�, la proposition de Robespierre. Quelques historiens ont avanc� que si la Constituante ne s'�tait point d�capit�e elle-m�me, et n'avait point exclu ses membres de la prochaine Assembl�e, il n'y aurait pas eu de r�publique. Pour celui qui cherche constamment la logique des faits, une telle conclusion n'est pas admissible. Il fallait que la R�volution se fit et qu'elle �puis�t toutes ses cons�quences: le tr�ne �tait un obstacle � sa marche, elle le franchit. L'Assembl�e constituante aurait eu beau rena�tre sous un autre nom, qu'elle n'e�t point emp�ch� la monarchie de courir � sa perte, ni le peuple fran�ais de revendiquer sa souverainet�. La Constitution qu'elle avait vot�e �tait l'oeuvre de la classe moyenne, et laissait en dehors de la vie politique, c'est-�-dire de l'�lection, un assez grand nombre de citoyens. Sur quel droit pouvait-on �tablir ces restrictions et tracer des limites au suffrage universel? Il �tait bien question de droit! La v�rit� est que la bourgeoisie, effray�e des envahissements de la masse, voulait lui fermer l'acc�s des urnes. Vainement objecterait-on que les gens exclus du droit de voter �taient des pauvres. �Ces gens dont vous parlez, r�pondait avec beaucoup du raison Robespierre, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au sein de la soci�t�, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car s'ils sont pourvus de ces moyens-l�, ils ont, ce me semble, quelque chose � perdre ou � conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent; l'humble r�duit o� j'ach�te le droit du me retirer et de vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des ch�teaux, des �quipages; tout cela s'appelle _rien_, peut-�tre, pour le luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanit�; c'est une propri�t� sacr�e, aussi sacr�e sans doute que les brillants domaines de la richesse.� [Note: J'ai us�, abus� peut-�tre de la citation,--j'en serai plus sobre � l'avenir.--Mais si les �v�nements ont une voix, comme je le pense, c'est dans les �crits et les discours du temps qu'il faut la chercher.] L'ensemble de la Constitution (89-91) pr�sente n�anmoins un caract�re imposant: c'est tout un pass� qui se bouleverse, c'est toute une soci�t� nouvelle qui s'�l�ve. Il serait trop long de r�capituler les importants travaux de cette Assembl�e m�morable, ses d�crets sur la s�ret� des personnes et des propri�t�s, l'abolition des privil�ges, la libre circulation des grains, la libert� des opinions religieuses, l'�ligibilit� des non-catholiques, la division du royaume en d�partements, l'interdiction des voeux monastiques, la r�organisation de l'arm�e et du pouvoir judiciaire, l'ali�nation des biens nationaux, l'�mission des assignats, le progr�s de l'�ducation publique, la suppression des ma�trises et des jurandes, la r�forme du Code p�nal. L'Assembl�e adoucit la rigueur des supplices; mais elle n'osa point abolir la peine de mort, et pourtant Robespierre l'y exhortait de toutes ses forces. Le 30 mai 1791, il s'�criait � la tribune: �Effacez du Code des Fran�ais les lois de sang qui commandent des meurtres juridiques et que repoussent nos moeurs et notre Constitution nouvelle.� Cet appel � la raison, � la justice, � l'humanit�, cette voix de la cl�mence se perdit dans le d�sert. A ceux qui lui reprochent aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait r�pondre: �J'ai trouv� dans votre loi le glaive lev�; je vous ai propos� de le briser, vous n'avez pas voulu; cette arme est tomb�e plus tard entre mes mains, je m'en suis servi.� La terreur constitutionnelle durait toujours; on arr�tait les discoureurs en plein vent; le drapeau rouge flottait � l'H�tel de Ville; un silence morne r�gnait au Palais-Royal et dans les caf�s. L'Assembl�e profita de cette stupeur pour _r�viser_ la Constitution, c'est-�-dire pour la modifier. La R�publique semblait vaincue, et, ce qui est le dernier degr� de la d�faite, elle �tait tomb�e sans combattre. Commenc�e le 17 juin 1789, la Constitution fut termin�e le 3 septembre 1791. Louis XVI l'accepta. �Convaincu, disait-il, de la n�cessit� d'�tablir cette Constitution et d'y �tre fid�le,� il se rendit solennellement au sein de l'Assembl�e nationale. Au milieu des cris d'enthousiasme qu'excitaient parmi les d�put�s la pr�sence et le serment du roi, l'abb� Gr�goire fit entendre ces sombres paroles: �Il jurera tout et ne tiendra rien.� Cette Constitution fut proclam�e par le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette fit d�cr�ter une amnistie g�n�rale pour les d�lits relatifs aux affaires politiques du 15 juillet; l'amnistie ne rel�ve pas les morts! Enfin ils sont partis!--Ce furent les adieux que re�urent les d�put�s de la Constituante, si bien venus et si bien f�t�s � leur arriv�e; les l�gislatures s'usent d�s qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la R�volution. Finissons. Les hommes, les faits, les id�es qui ont pr�par� la Montagne nous sont d�sormais connus; nous avons vu construire laborieusement et pi�ce � pi�ce le th��tre de la lutte: viennent maintenant les gladiateurs de la libert�! CHAPITRE TROISI�ME ASSEMBL�E L�GISLATIVE I En quoi l'Assembl�e l�gislative diff�rait de l'Assembl�e constituante.--Le parti des Girondins.--Quels �taient alors les r�publicains.--Troubles excit�s dans tout le royaume par les pr�tres r�fractaires.--Menaces des �migr�s.--Conduite ambigu� de Louis XVI. Il en est des grandes Assembl�es comme des grands hommes: on s'aper�oit de leur sup�riorit� alors qu'elles ne sont plus. La Constituante, en disparaissant, avait creus� un ab�me. Comment combler ce vide? o� trouver, parmi les nouveaux venus, des candidats capables de succ�der aux Mirabeau, aux Siey�s, aux Duport, aux Barnave, aux Robespierre? Les r�volutions s�ment les dents du dragon: il en na�t des hommes, des citoyens. La L�gislative fut une Assembl�e de transition, une sorte de lien entre la R�volution et la R�publique. Elle ouvrit ses s�ances le 1er octobre 1791. Cette nouvelle Assembl�e nationale n'avait plus l'�clat imposant de la Constituante: ni grands noms, ni grandes distinctions naturelles ou acquises. Soixante des nouveaux d�put�s n'avaient pas encore accompli leur vingt-sixi�me ann�e. C'�tait l'Assembl�e des jeunes. A part Condorcet, Brissot et quelques autres, ses membres �taient inconnus. Parmi eux, on s'�tonnait de ne point trouver Danton; les intrigues et la violence de ses ennemis avaient fait �chouer sa candidature. Le premier acte de la L�gislative fut un t�moignage de d�f�rence et de respect pour les travaux de l'Assembl�e qui venait de finir. Le livre de la Constitution fut apport� en triomphe par douze vieillards, comme un livre saint; l'archiviste Camus le pr�senta solennellement aux nouveaux d�put�s, qui le re�urent debout et la t�te d�couverte. Ainsi l'Assembl�e l�gislative parut se tenir dans une humble contenance, devant l'ombre m�me de la Constituante. Quoique sinc�re, sans doute, cet hommage rendu � l'un des plus grands monuments de l'esprit humain ne pouvait �tre, de la part des nouveax venus, un engagement durable. La Constitution, quoique salu�e avec enthousiasme, n'allait d�j� plus � la taille de la R�volution, qui grandissait toujours; les premiers mouvements de la L�gislative devaient la faire �clater comme un v�tement trop court et trop �troit. D�s le d�but de la session, la vieille �tiquette royale vint se heurter au roc des id�es d�mocratiques. �Nous n'�tions pas douze r�publicains en 89,� dit quelque part Camille Desmoulins. Depuis la fuite du roi et le massacre du Champ-de-Mars, le nombre s'en �tait beaucoup accru. Le duel entre les deux principes s'engagea � propos d'un incident. Couthon, dont les paupi�res molles, le teint bl�me, les joues creuses, annon�aient une constitution faible et un esprit taciturne, proposa de r�former le c�r�monial qui avait �t� suivi par la Constituante, dans les r�ceptions du pouvoir ex�cutif. Plus de tr�ne,--un fauteuil; plus de titre de _sire_,--monsieur; plus de d�put�s debout et d�couverts devant leurs ma�tres,--tous assis. �La Constitution, disait l'orateur, qui nous rend tous �gaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre majest� que la majest� divine et la majest� du peuple.� L'Assembl�e vota d'abord ces dispositions; puis, effray�e elle-m�me de son audace, elle revint le lendemain sur le d�cret, et an�antit son propre ouvrage. Le coup n'en �tait pas moins port�. Le roi constitutionnel devenait, aux yeux de la loi, ce qu'il devait �tre d'apr�s l'esprit m�me de l'institution, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur � gages, c'est-�-dire r�vocable. Elle eut lieu pourtant, cette s�ance royale. Louis XVI lut un discours dans lequel il faisait semblant de croire la R�volution termin�e; elle commen�ait. Des cris de _vive le roi_ l'accu�illirent � son entr�e et l'accompagn�rent � sa sortie. La Constituante s'�tait distingu�e par l'exp�rience, la maturit�, les lumi�res de ses hommes d'�tat; la L�gislative, elle, apportait un �l�ment nouveau, l'enthousiasme. Un groupe se faisait remarquer par son accent bordelais, son ardeur, sa verve m�ridionale: c'�tait celui des d�put�s de la Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonn�, Ducos, Fonfr�de et autres. La plupart d'entre eux avaient fait de bonnes �tudes classiques. Ils �taient sortis du coll�ge, fort ignorants, mais l'�me remplie des souvenirs de l'antiquit�. Le sentiment pa�en de la forme et de la beaut� ext�rieure les saisissait: ils avaient vou� un culte � la R�publique d'Ath�nes. Le discours latin d�veloppa chez eux la facult� d'imitation, le forum bordelais affermit et enfla leur voix. Il y avait du soleil dans leur �loquence. Ces jeunes gens appartenaient en g�n�ral � la classe moyenne, � cette envahissante bourgeoisie qui avait depuis si longtemps attaqu� les privil�ges de la noblesse. La majest� royale, comme on disait alors, n'exer�ait sur leur esprit aucun prestige. Ils avaient secou� le joug des pr�jug�s religieux et ne croyaient qu'� la puissance de la raison. D'ailleurs l�gers, remuants, grands parleurs, ils avaient plus de forme que de fond. Le chef de ce groupe, ou du moins le centre autour duquel ils ne tard�rent point � se r�unir, �tait Brissot _dit_ de Warville, esprit s�rieux, poss�dant les connaissances qui manquaient � ses jeunes amis, sachant manier les hommes et les affaires, mais h�las! d'une probit� douteuse. Brissot croyait, depuis longtemps, que la nation fran�aise �tait assez avanc�e pour se gouverner elle-m�me. Les Girondins adopt�rent sa mani�re de voir; ils se ralli�rent, par n�cessit�, au simulacre de la monarchie constitutionnelle; mais leur id�al �tait la R�publique. [Illustration: Couthon.] Par une contradiction qui �tonna, les d�mocrates, d'un autre c�t�, se montraient bien moins pr�occup�s de changer la forme du gouvernement que de r�aliser certaines conqu�tes politiques et sociales. Robespierre, on le sait, ne faisait point partie de la L�gislative; mais il n'avait point cess� pour cela de parler et d'�crire. Quelle �tait alors son attitude? Il se couvrait de la Constitution comme d'un manteau. Pourvu qu'on tra��t autour de la monarchie de sages limites, c'�tait la forme de gouvernement qu'il acceptait encore au mois de septembre 1791. �Je n'ai point partag�, �crivait-il dans une adresse aux Fran�ais, l'effroi que le titre de roi a inspir� � presque tous les peuples libres. Pourvu que la nation f�t mise � sa place, et qu'on laiss�t un libre essor au patriotisme que la nature de notre R�volution avait fait na�tre, je ne craignais pas la royaut�, et m�me l'h�r�dit� des fonctions royales dans une famille; j'ai cru seulement qu'il ne fallait point abaisser la majest� du peuple devant son d�l�gu�, soit par des adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne fallait point se h�ter de lui procurer ni assez de forces pour tout opprimer, ni assez de tr�sors pour tout corrompre, si on ne voulait point que la libert� p�rit avant m�me que la Constitution f�t achev�e. Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties principales de l'organisation du gouvernement: elles peuvent n'�tre que des erreurs; mais, � coup s�r, elles ne sont point celles des esclaves ni des tyrans.� Comme il ne se r�tracte point, comme il d�fend au contraire toute sa conduite, on est autoris� � dire qu'il pers�v�rait dans la m�me mani�re de voir. Pour �tablir la R�publique, il faut des principes, des vertus et des lumi�res; les Girondins n'avaient qu'un syst�me. L'Assembl�e constituante l�guait � la L�gislative des embarras �normes: la raret� des subsistances, la r�sistance du clerg�, l'�migration, la guerre civile et la guerre ext�rieure. Devant ces obstacles accumul�s, les Constituants avaient quelquefois manqu� de pr�voyance et d'�nergie. Les politiques du fait, hommes � vue courte, n'avaient pas su calculer l'importance de la question religieuse. La R�v�lation ne s'attendait qu'� la guerre des rois; elle vit se dresser devant elle la guerre des pr�tres et des croyances. Contre toute pr�vision, elle rencontra, dans le clerg�, un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement. Exercer sur les �mes un empire invisible, couvrir leurs complots d'un voile sacr�, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique des pr�tres factieux. Parmi ces derniers, beaucoup ne songeaient qu'� gu�rir la plaie faite � leurs int�r�ts mat�riels; d'autres s'agitaient par esprit de fanatisme: c'�taient les plus dangereux. Les hommes de la Constituante s'�taient content�s de tonner contre le pharisa�sme de l'ancien clerg�, et d'opposer aux artifices des r�fractaires un tranquille m�pris. Cette conduite �tait impolitique et l�g�re. Il y avait plus de foi dans le peuple que les pr�tres eux-m�mes n'osaient l'esp�rer. D'un autre c�t�, des plaisanteries maladroites et ind�centes contre les id�es religieuses venaient en aide � la fureur du clerg� en alarmant les consciences. La philosophie a le droit de succ�der aux cultes qui meurent; elle n'a pas le droit de les tourner en ridicule. La situation des eccl�siastiques asserment�s devint intol�rable. Leurs faux fr�res excitaient contre eux les populations ignorantes et aveugl�es. Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on tuait leurs pigeons, on d�nichait les oeufs dans leurs poulaillers. [Note: Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.] R�duits � la famine, ils avaient encore � souffrir les insultes des enfants qui les pourchassaient � coups de fourche. Plusieurs eccl�siastiques distingu�s et soumis � la loi occup�rent alors les si�ges �piscopaux devenus vides par la retraite des anciens �v�ques; ils rencontr�rent dans leur dioc�se des obstacles �normes. A Caen, l'abb� Fauchet, nomm� �v�que du Calvados, s'agitait contre la ligue formidable des nobles et des pr�tres. Deux ou trois cents femmes d'une paroisse de Caen poursuivirent le cur� constitutionnel, lui jet�rent des pierres, le chass�rent jusque dans son �glise, o� elles descendirent le r�verb�re du choeur pour le pendre devant l'autel. La m�me ville fut bient�t le th��tre de d�sordres plus graves encore: dans l'�glise Saint-Jean, on vit reluire les armes devant l'autel, des coups de feu furent tir�s par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison de pri�re un antre de s�dition et une caverne de brigands. Faisant allusion � ces d�sordres, � ces actes de barbarie et aux pr�tres rebelles qui les excitaient, l'abb� Fauchet s'�criait indign�: �En comparaison de tels pr�tres, les ath�es sont des anges.... Allez, ont-ils dit aux ci-devant nobles. Allez, �puisez l'or et l'argent de la France; combinez les attaques au dehors, pendant qu'au dedans nous vous disposerons d'innombrables complices: le royaume sera d�vast�, tout nagera dans le sang; mais nous recouvrerons nos privil�ges! _Ab�mons tout plut�t, c'est l'esprit de l'�glise._--Dieu bon, quelle �glise! ce n'est pas la n�tre; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes, c'est de cet esprit qu'elle doit �tre anim�e. Et ils osent parler de l'�vangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne pr�che que l'�galit�, la fraternit�, qui dit: Tout ce qui n'est pas contre nous est avec nous; annon�ons la nouvelle de la d�livrance � toutes les nations de la terre: malheur aux riches et aux oppresseurs! N'invoquons pas les fl�aux contre les cit�s qui nous d�daignent; appelons-les au bonheur de la libert� par le doux �clat de la lumi�re.� L'Assembl�e l�gislative, instruite de ce qui se passait � Caen et ailleurs, h�sitait elle-m�me entre la tol�rance et les mesures de rigueur, contre des hommes qui fomentaient la guerre civile sous le manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des vaisseaux les pr�tres inserment�s. On �carta pour l'instant toute pers�cution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se propageait et s'�tendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi, le G�vaudan, la Bretagne suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de montagnes r�sistent plus longtemps que les autres au d�luge des eaux et des id�es. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces grands cataclysmes qui ont chang� plusieurs fois la face du globe terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers repr�sentants de l'ordre de choses qui va finir; c'est l� qu'ils luttent � outrance contre la destruction g�n�rale. Les provinces soulev�es par la lutte des pr�jug�s religieux �taient, en outre, isol�es du reste de la France par des barri�res naturelles, des rivi�res, des fleuves, des routes impraticables, un langage et des moeurs � part. Les habitants de quelques provinces �taient habitu�s � vivre dans une ind�pendance farouche, bien diff�rente de celle que la Constitution voulait fonder. La libert� du citoyen n'est pas celle du sauvage: la volont� particuli�re se trace � elle-m�me des limites en se rattachant � la volont� g�n�rale. La R�volution, qui �tait en r�alit� une d�livrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait, une tyrannie. Les eccl�siastiques, les nobles d�chus, profit�rent de ces instincts et de ces germes de m�contentement pour inspirer aux paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se chang�rent, sous leur main, en champs de bataille o� l'ignorance agitait des t�n�bres et des armes. Cette puissance myst�rieuse des pr�tres tenait moins encore � leur habilet� personnelle qu'� l'empire des croyances sur le coeur de l'homme. La raret� et, par suite, la chert� des subsistances �taient ins�parables d'un �tat de choses aussi troubl� et qui n'avait pas encore permis � la fortune publique de se rasseoir. La domination des riches sur les pauvres survivait � l'aristocratie d�truite. L'habit des citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on avait priv�s des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis l'affaire du Champ-de-Mars, �taient d�sign�s sous le nom de Janissaires de l'ordre. D'un autre c�t�, les int�r�ts alarm�s se coalisant contre la mis�re, il se trouva des sp�culateurs pour op�rer la hausse factice des denr�es; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau, � l'occasion de la chert� subite du sucre. Au milieu du d�n�ment des classes laborieuses, la R�volution jetait �a et l� quelques sentences �conomiques:--Tous les hommes ont droit � la subsistance.--Si l'habit du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches.--La nature donne des vivres, et les hommes font la famine. Un pr�tre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles. �La R�volution n'est pas faite, �crivait-il, si habituellement le pain n'est pas � meilleur march� qu'il n'est aujourd'hui... Le bois, le linge, les maisons diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir � la lettre cette proph�tie de David: _Les pauvres mangeront et seront rassasi�s._� L'�tat se trouvait lui-m�me aux abois; il avait bien les mains pleines de papier-monnaie; mais ses caisses �taient vides de num�raire. La confiance manquait, la vente des biens du clerg� rencontrait un obstacle dans certains scrupules religieux. Le cultivateur achetait, mais en tremblant. Marchait-on bien sur un terrain solide? L'ancien r�gime ne pouvait-il pas revenir? Et, dans ce cas, ces terres, quoique l�gitimement acquises, ne seraient-elles pas violemment arrach�es des mains du paysan? Heureux encore s'il ne payait pas de sa t�te le crime d'avoir sold� la terre avec le fruit de ses �conomies et de la f�conder chaque jour par son travail! L'�tat se reposait sur le cr�dit; le cr�dit, c'est l'id�al de la fortune. Toutes ces causes r�unies produisaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque chose �tonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves la R�volution ait pu se maintenir. Les pr�tres non-asserment�s en appelaient aux foudres du pape, les nobles � l'�p�e des souverains �trangers; leurs esp�rances se portaient ainsi de tous c�t�s, et toujours au del� des fronti�res. Les classes qui, jusqu'en 1789, �taient � la t�te de la soci�t� se mirent violemment hors la nation. Ces hommes, pour lesquels le sol fran�ais �tait peu de chose � c�t� de leurs int�r�ts personnels, auraient compt� pour rien les ravages de leur entreprise et la vie des citoyens, � la condition de r�tablir la monarchie. Avec l'�migration, le num�raire s'enfuyait; il se formait de jour en jour, sur la fronti�re, ce qu'on nommait alors la _France ext�rieure_. Tandis que les tron�ons de l'aristocratie, coup�e par le glaive de la R�volution, s'agitaient ainsi pour se rejoindre � Coblentz ou � Bruxelles; les souverains du Nord armaient sur toute la ligne. Les �migr�s trompaient les rois de l'Europe par les r�ves dont ils s'abusaient eux-m�mes; ils leur disaient qu'une fois le pied des arm�es �trang�res sur le sol de la France, la nation, comprim�e par une poign�e de r�volutionnaires, se soul�verait elle-m�me et chercherait son salut du c�t� de l'�tranger. Le but des puissances conf�d�r�es �tait d'ailleurs conforme aux projets et au langage des �migr�s fran�ais: soutenir la partie saine de la nation contre la partie d�lirante, �teindre au sein du royaume le volcan du fanatisme r�volutionnaire dont les �ruptions successives mena�aient les empires circonvoisins. Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms; une arm�e, dont presque tous les soldats �taient gentilshommes, se tenait pr�te � agir; l'argent abondait. Voici une de ces lettres, retrouv�e par nous aux Archives du royaume: �On attaquera sur cinq points;... je ne sais si les esprits changent en France; mais le peuple des fronti�res adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une id�e du degr� de chaleur o� les esprits sont mont�s. Tous les jours des officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles; dix-huit se sont jet�s � la nage, devant les gardes nationales, pour passer de l'autre c�t�; d'autres traversent la rivi�re � cheval... Les princes nous ont assur� qu'ils n'�couteraient aucune proposition ni accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'arm�e. Le mois o� nous entrons sera bien int�ressant; croyez que nous vous rosserons de main de ma�tre, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les parlements sont tant � Coblentz qu'� Bruxelles. Les princes leur ont donn� l'ordre de ne pas s'�carter. M. S�guier aura bien de la besogne. Malheur � ceux qui feront de la r�sistance!� [Note: Lettre d'une �migr�e trouv� dans les papiers de M. Lemounier, m�decin du roi.] Ce rassemblement convulsif, tout �lectris� de contre-r�volution et d'aristocratie, inqui�tait � juste titre les l�gislateurs. Chaque jour, l'arm�e se d�sorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort que les ennemis de la R�volution pouvaient lui faire, c'�tait de la pousser aux exc�s; les nobles et les pr�tres n'�pargn�rent aucun moyen pour amener ce r�sultat d�sastreux; l'absence mena�ante des uns, la pr�sence occulte et les complots des autres concouraient � souffler le feu de la guerre civile. L'Assembl�e l�gislative voyait le mal; elle ne voyait pas le rem�de. Condorcet avait propos� de lier les nobles � la Constitution par un serment: �Ils le pr�teront, lui r�pondit Isnard, mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur �p�e.� Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi? Louis XVI n'avait point encore perdu l'espoir de raffermir son tr�ne �branl�. Quelques p�les rayons de popularit� lui revenaient, par intervalles, comme les derni�res caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour o� il s'�tait rendu � l'Assembl�e nationale, il alla au Th��tre-Italien avec la reine, Madame �lisabeth et ses enfants. La famille royale fut re�ue avec des marques d'attendrissement. --Le bon peuple, s'�cria la reine, il ne demande qu'� aimer! Pourquoi donc, madame, n'avez-vous pas su gagner son coeur?... Les ci-devant nobles ne manqu�rent point d'attribuer ces retours � l'humeur l�g�re des Fran�ais, qui s'�taient �loign�s du tr�ne par �tourderie et par bravade, mais qui seraient bient�t forc�s d'y revenir � genoux et dans l'attitude du repentir. La mobilit� du caract�re fran�ais est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse continuellement les cha�nes dont on voudrait la charger. Cependant Louis XVI, conseill� par Barnave, ne cessait de donner des gages apparents � la Constitution. Rome avait prononc� d'avance l'absolution de cette conscience royale, qui fl�chissait sous la force majeure des �v�nements. Tromper la R�volution, c'�tait un moyen de la soumettre: on comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la fureur des partis extr�mes; ses solennels serments n'emp�chaient d'ailleurs pas Louis XVI de porter ses regards et ses intrigues au del� du Rhin. II Deux d�crets: l'un contre les �migr�s, l'autre contre les pr�tres r�fractaires.--D'o� est parti le syst�me de la Terreur.--Le roi tient pour le clerg� non asserment� et pour la noblesse r�volt�e contre la nation.--Les d�sastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomm� procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caract�re et sa profession de foi. Une conduite si ondoyante n'�tait pas seulement dans la politique du ch�teau; elle �tait surtout dans le caract�re faible de ce malheureux prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'�me; mais la volont� n'est une puissance que si elle s'appuie sur un grand dessein; or, Marie-Antoinette n'avait dans le coeur que des rancunes d'ambition froiss�e, et dans l'esprit que des plans d�cousus. D'un autre c�t�, les soutiens du tr�ne constitutionnel allaient manquer � la royaut� de 89: Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis que l'Assembl�e l�gislative voulait enfin percer � jour les vraies intentions de Louis XVI et lui imposer des hommes nouveaux. Tel �tait l'�tat de trouble des esprits; tels �taient les embarras et les difficult�s de la situation; l'Assembl�e nationale allait-elle trouver le moyen d'en sortir? L'Assembl�e l�gislative crut que le moment �tait venu de renoncer � un syst�me d'impunit� dont on voyait chaque jour se d�velopper les funestes cons�quences. La tol�rance des hommes d'�tat envers les pr�tres r�fractaires et les nobles qui s'�taient sauv�s � l'�tranger n'avait fait qu'encourager le schisme et l'�migration. Si l'on pers�v�rait dans cette voie, ne courait-on pas � la perte de toutes les conqu�tes r�volutionnaires? Ce fut Brissot qui, le 30 octobre 1791, suivant une expression vulgaire, attacha le grelot. Dans un discours fort �tudi�, il demanda que si, pass� un certain d�lai, les princes et les fonctionnaires �migr�s ne rentraient pas dans le royaume, ils fussent poursuivis criminellement et leurs biens confisqu�s. Quant aux autres (le menu fretin) on se contenterait de frapper leurs propri�t�s d'une triple imposition. Ces moyens d'intimidation parurent trop doux � Vergniaud. �Avec ces mis�rables pygm�es, parodiant l'entreprise des Titans contre le ciel, il n'est point besoin de preuves l�gales.� Le lendemain, le fougueux Isnard s'�lance � la tribune: �Il est souverainement juste, s'�crie-t-il, d'appeler au plus t�t, sur ces t�tes coupables, le glaive des lois... Il est temps que ce grand niveau de l'�galit� qu'on a plac� sur la France libre prenne enfin son aplomb... Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunit� des grands criminels qui a pu rendre le peuple bourreau... Si nous voulons �tre libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne; que sa voix foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumi�re du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa proie, elle ne distingue ni les rangs ni les personnes.� Ces images fun�bres, la voix assombrie de l'orateur, soulev�rent des applaudissements. Pour le coup, ce fut Marat qui se d�clara charm�; il croyait avoir enfin trouv� son homme. Qu'invoquaient pourtant Brissot, Vergniaud, Isnard pour justifier ces mesures de rigueur? La raison d'�tat. N'est-ce point au nom du m�me sophisme que les Montagnards s'arm�rent plus tard de l'�chafaud? Les uns et les autres n'ont donc rien � se reprocher. Le syst�me de la Terreur a m�me �t� invent� par les Girondins. Apr�s les �migr�s, ce fut le tour des pr�tres r�fractaires. Le 14 novembre, Isnard, s'adressant aux hommes de la R�volution, dit cette v�rit� sinistre: �Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez vaincus.� Puis se retournant vers les pr�tres r�fractaires: �Il faut, poursuivit-il, ramener les coupables par la crainte ou les soumettre par le glaive. Une pareille rigueur ferait peut-�tre couler le sang; mais il est n�cessaire de couper la partie gangren�e pour sauver le reste du corps.� Toujours la m�me doctrine: c'�tait celle de l'Inquisition. Le 29 novembre, l'Assembl�e vota un d�cret qui prescrivait � tous les eccl�siastiques de pr�ter le serment civique, dans le d�lai de huit jours, sous peine d'�tre priv�s du tous traitements ou pensions, d�clar�s suspects de r�volte envers la loi et soumis � la surveillance de toutes les autorit�s constitu�es. Les priver de leur traitement �tait un acte de justice. Mais au nom du salut public, les d�clarer suspects, les placer en dehors du droit commun, n'�tait-ce point faire un grand pas vers le syst�me de 93? Ces deux d�crets, l'un contre les �migr�s, l'autre contre les eccl�siastiques r�fractaires, furent frapp�s plus tard de deux vetos cons�cutifs. Le premier, disent les royalistes (le d�cret contre les �migr�s), offensait le coeur de Louis XVI, sinc�rement d�vou� � sa bonne noblesse, dont il avait re�u tant de gages de sympathie et de d�vouement; le second (celui contre les pr�tres) r�voltait ses croyances religieuses. Pouvait-il en �tre autrement? Le roi n'admettait au ch�teau que des pr�tres non asserment�s; Madame Elisabeth, fort d�vote et peu �clair�e, mais exer�ant une assez grande influence sur le roi, contribuait � affermir ses scrupules. Louis XVI se contenta d'inviter les �migr�s � rentrer en France; cette mesure �tait insuffisante; �tait-elle m�me bien sinc�re? La note suivante, extraite d'une liasse d�pos�e aux Archives du royaume, me permet d'en douter. �Quoique �migr�, Lambesc a continu�, jusqu'en janvier 1792, � faire les fonctions de grand-�cuyer, de l'approbation de Capet; le ministre Latour du Pin correspondait avec lui en cette qualit�. On a fait faire � Paris et exp�di� � Tr�ves des uniformes de gardes-du-corps (en gravure ou en nature?) de soldats prussiens, et des habits de livr�e de valets de pied; les �tats de d�pense des grandes et petites �curies �taient envoy�s � Tr�ves, d'o� Lambesc les renvoyait apr�s les avoir sign�s.� Les fonctions de grand-�cuyer exerc�es � distance, par un homme qui �tait hors du royaume; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI donnait � cette conduite, tout montre bien qu'il existait alors un lien entre le cabinet des Tuileries et l'�migration. Les anciens nobles avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer; ce n'est donc pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler � leurs devoirs. Ils ne manqu�rent pas de mettre en doute la libert� de leur souverain, ni d'abriter leur d�sob�issance soi-disant fid�le derri�re une fiction de contrainte et de captivit� morale. Cependant l'Assembl�e nationale voyait avec impatience son autorit� mur�e par deux vetos. Le peuple s'indignait; la col�re des citoyens se montrait d'autant plus grande que les deux d�crets, surtout celui contre les eccl�siastiques insoumis, �taient r�ellement empreints de sagesse et de mod�ration. L'Assembl�e se contentait, selon le mot de Camille, d'exorciser le d�mon du fanatisme par le je�ne, c'est-�-dire de retirer la pension aux pr�tres qui persisteraient � ne point pr�ter le serment civique. La L�gislative avait bien prononc� des peines s�v�res contre les ci-devant nobles, qui intimidaient le pays par une fuite s�ditieuse, et contre les pr�tres convaincus d'avoir provoqu� la d�sob�issance aux lois; mais cette peine, purement comminatoire, devait expirer devant les barri�res de l'�tranger et devant le refus de la sanction royale. La conduite du roi, dans ces circonstances extr�mes ne fut approuv�e que par les _Feuillants_; on nommait ainsi les successeurs du club de 89. Un jeune �crivain du plus grand talent exposa les doctrines de ces conservateurs dans une longue lettre sur _les dissensions des pr�tres_. Andr� Ch�nier--c'�tait son nom--s'avouait alors royaliste. [Illustration: Vergniaud.] Les d�mocraties se montrent g�n�ralement peu favorables aux po�tes; elles regardent sans cesse � l'int�r�t de tous, � la grandeur nationale, bien plus qu'� certains dons de la nature. Qu'arrive-t-il pourtant en pareil cas? Ces esprits fr�les et d�licats, mais jaloux de notori�t�, qui voudraient soulever le monde avec une aile de papillon, s'irritent, accusent les �v�nements de d�tourner d'eux la renomm�e, regrettent le bon vieux temps et maudissent le progr�s. Avons-nous en vue Andr� Ch�nier? non vraiment, mais une foule de beaux esprits qui rimaient alors contre la R�volution. Ce n'�taient ni des �crivains ni des po�tes qu'il fallait � la nation en danger, c'�taient des citoyens. Guerre aux blancs! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue et qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait �t� pr�c�d�e par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait p�ri sur l'�chafaud des esclaves; les id�es ressemblent aux herbes des champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On sait aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent provoqu�s par la r�sistance des colons et par leur injustice; ces hommes durs repouss�rent le d�cret qui accordait les privil�ges civiques aux hommes de sang m�l�, c'est-�-dire � leurs propres enfants. Ils furent ch�ti�s; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie. Les n�gres invent�rent des supplices qui font fr�mir d'horreur: les blancs leur avaient si bien appris � �tre cruels! T�t ou tard, les armes de la pers�cution et de la tyrannie se retournent contre la main qui s'en est servie. C'�tait maintenant le tour des ma�tres de manger leur pain dans l'agitation et la terreur. Nulle piti�: �tre blanc, c'�tait �tre coupable; le crime ne faisait qu'un avec la peau. Cette nouvelle excita en France des �motions diverses: si la perte de nos colonies affligeait le sentiment national, si la conduite des noirs �tait r�voltante, la conscience saluait, du moins avec tristesse, deux grandes choses, l'�mancipation des esclaves et l'unit� de l'esp�ce humaine. Les voil� donc, ces n�gres, ces hommes de couleur trop longtemps trait�s comme des animaux, qui, eux aussi, r�clament au nom de la libert�! D'o� leur venait cette audace, sinon de la D�claration des droits de l'homme? D'un bout du monde � l'autre, les esclaves r�pondaient � la R�volution Fran�aise par un tressaillement de coeur. Au milieu de ces d�sastres, l'attitude de la nation fut sublime. �Il n'y a pas � balancer, s'�cria-t-elle; les lois de la justice avant celles des convenances commerciales, et nos int�r�ts apr�s ceux de l'esp�ce humaine.� O enthousiasme de la g�n�rosit�! Quand avait-on vu un peuple frapp� b�nir sa blessure? Quand une nation, tout en donnant des larmes aux victimes, s'�tait-elle consol�e de la perte d'une de ses plus belles colonies par amour des principes et de l'humanit�? Camille avait donn� sa d�mission de journaliste, mais non celle de citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de r�pandre sa verve intarissable; comme il se d�fiait de sa voix, il faisait quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arr�t�s, Camille s'abandonnait toujours � la providence de son esprit; il allait avec le flot, mais ce flot allait lui-m�me du bon c�t�. R�publicain, il attaquait sans cesse le _Monstre politique_ de la Constitution. Les partisans de la royaut� l'accusaient d'exag�rer les maux de la situation actuelle, sans indiquer de rem�de; il se contenta de les tourner, le plus joliment du monde, en ridicule: �Que signifient, leur r�pondit-il, ces questions captieuses et pharisa�ques et toutes ces m�taphores de rem�des et de maladies d�sesp�r�es, en parlant des nations? A un malade, il ne suffit pas pour �tre gu�ri d'en avoir la volont�, au lieu que vous reconnaissez tous que, pour qu'un peuple soit libre, il suffit qu'il le veuille; pour gu�rir une nation paralys�e par le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au paralytique de la porte du temple de J�rusalem: _Levez-vous et marchez_; car c'est votre Lafayette lui-m�me qui l'a dit: _Pour qu'un peuple soit libre, soit gu�ri, il suffit qu'il le veuille_. Ainsi, messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi ne peuvent r�pondre, � ce discours, rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les goujons des _Mille et une Nuits_, � qui l'auteur de la _Feuille du Jour_ vient de comparer si plaisamment les Fran�ais, et qui r�pondaient dans la po�le � frire: _Nous sommes frits, mais nous sommes contents_.� Camille Desmoulins demeurait alors rue du Th��tre-Fran�ais; mais il passait les derniers beaux jours de l'automne � Bourg-la-Reine, dans une maison de campagne de sa belle-m�re. Lucile �tait toujours resplendissante de jeunesse et de gaiet�; elle aimait la R�volution pour elle-m�me et pour son Camille: jamais sentiment plus noble ne souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'emp�chait pas de descendre aux amusements champ�tres. Fr�ron, l'ami de la maison, venait souvent les joindre � Bourg-la-Reine; on passait gaiement de la politique aux moeurs famili�res de l'intimit�. Fr�ron aimait � jouer avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela Fr�ron-Lapin. Camille souriait � ces propos innocents: �J'aime Lapin, disait-il, parce qu'il aime Rouleau.� C'est ainsi qu'il appelait sa femme. Le coeur humain est toujours le m�me; comme ces charmants badinages se d�tachent avec m�lancolie sur le fond triste et s�v�re d'une R�volution qui devait d�vorer ses plus beaux enfants! Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa tribune de journaliste. �J'exerce de nouveau, �crivait-il � son p�re, mon ancien m�tier d'homme de loi, auquel je consacre � peu pr�s tout ce que me laissent de temps mes fonctions municipales ou �lectorales et les Jacobins, c'est-�-dire assez peu de moments. Il m'en co�te de d�roger � plaider des causes bourgeoises apr�s avoir trait� de si grands int�r�ts et la cause publique � la face de l'Europe. J'ai tenu la balance des grandeurs; j'ai �lev� ou abaiss� les principaux personnages de la R�volution. Celui que j'ai abaiss� ne me pardonne point, et je n'�prouve qu'ingratitude de ceux que j'ai �lev�s; mais ils auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut que celui qu'il �l�ve. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir cess� mon journal. C'�tait une puissance qui faisait trembler mes ennemis, qui aujourd'hui se jettent l�chement sur moi, me regardant comme le lion � qui Amaryllis a coup� les ongles.� Cette derni�re phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la gr�ce et de la beaut�, toujours pr�sentes dans la personne de sa femme, avait d�sarm� pour un temps la verve satirique de Camille? On se souvient de l'affaire de Nancy; le z�le aristocratique de Bouill� avait laiss� des victimes: quarante soldats furent tir�s des gal�res; on fit de leur retour l'objet d'une f�te � laquelle le peuple assista. Le sentiment public s'�levait avec la R�volution. A Libourne, un supplici� pour cause d'assassinat restait depuis quelques jours, priv� de s�pulture; les pr�jug�s civils et religieux �cartaient de cette d�pouille avilie les mains les plus charitables; six membres du club des Jacobins all�rent lever le corps pour le porter au lieu des inhumations. L'adoucissement des moeurs se poursuivait! � Paris, les combats de taureaux furent d�fendus, ainsi que les sc�nes atroces de boucherie qui se passaient dans le quartier des halles; en r�primant les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute cruaut� du coeur des hommes libres. La presse r�volutionnaire continuait � regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la soci�t� n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a pas donn�. Les pi�ces de th��tre d�voilaient une nouvelle tendance philosophique et sociale; on joua successivement _Caius Gracchus_, de J. Ch�nier, la _Mort d'Abel_, de Legouv�, et _Robert, chef de brigands_, par Lamartelli�re. Ce vers de Ch�nier fut surtout applaudi: S'il est des indigents, c'est la faute des lois. Les arts, quoique masqu�s sans doute par l'importance de la question politique, n'�taient point d�laiss�s absolument. Il y eut, vers la fin de l'an 1791, une exposition de peinture; on y remarqua les portraits de l'abb� Maury, de Lafayette et de Robespierre; au bas de ce dernier se lisait l'inscription suivante: _l'Incorruptible_. Le buste de Mirabeau figurait � c�t� du buste de Louis XVI. Il y avait beaucoup de paysages: au milieu des sc�nes les plus path�tiques de l'histoire, l'oeil et le coeur de l'homme cherchent toujours quelques riantes �chapp�es pour retourner � la nature. �Ce genre touchant, �crivait alors un critique, doit n�cessairement gagner � la R�volution. Nos campagnes, devenues plus fortun�es, offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacreront.� A cette exposition de tableaux, le public se portait surtout vers le _Serment du Jeu de Paume_. L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le beau, suit toujours des voies parall�les. Cette constante relation ne saurait �tre bris�e qu'aussit�t l'unit� morale ne se trouble et que la signification des diverses �coles ne s'alt�re. Il en r�sulte qu'une histoire de l'art est forc�ment une histoire des dogmes, des r�volutions, des philosophies qui ont, de si�cle en si�cle, renouvel� la face du monde. Sans foi, il n'y a pas d'art; mais cette foi change de forme et d'objet, selon les courants d'id�es qui transforment la soci�t�. A la peinture religieuse de Lesueur avait succ�d�, en France, la peinture philosophique du Poussin. La d�cadence des moeurs avait ensuite pouss� l'art dans les aff�teries et les nudit�s du boudoir. Cependant, au sein de l'ancienne soci�t� o� toutes les croyances d�clinaient, s'�leva tout � coup un de ces souffles de l'esprit qui agitent les ossements arides. La R�volution parut, et avec elle le peintre David. Ce qu'il faut chercher dans ses toiles magistrales, d'un style beaucoup trop acad�mique, ce sont de grands exemples et de grandes le�ons. Les _Horaces_, la _Mort de Socrate_, _Brutus_, _L�onidas aux Thermopyles_ sont autant de proclamations adress�es au peuple fran�ais; le pinceau n'en avait jamais sign� de semblables. Chez David, le peintre n'est que la personnification du civisme; inspir� par les �v�nements, il pr�che ici le d�vouement � la patrie, l� le sacrifice de l'homme � une id�e, ailleurs la haine de la tyrannie qui force un p�re � ensanglanter ses mains dans la mort tragique de ses fils. David imprime � toutes ses oeuvres la figure de ses convictions politiques. Sous son _B�lisaire demandant l'aum�ne_, qui n'a devin� la sollicitude du r�volutionaire pour ces vieux soldats de la patrie, dont les haillons contrastent am�rement avec des services glorieux? Ainsi envisag�es, les peintures de Louis David ne sont pas seulement des tableaux; ce sont des actes; l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national d�calqu� sur la toile. Le _Serment du Jeu de Paume_, cette grande page de la R�volution Fran�aise, allait � l'�me et au talent du peintre; la foudre qui tombe sur le ch�teau royal nous montre dans l'�loignement le tonnerre du 10 ao�t; o� les Constituants n'avaient vu qu'une r�sistance � la cour, David avait aper�u la chute de la royaut�. Au milieu de ces oeuvres d'art et de litt�rature, l'_Almanach du bonhomme G�rard_, par Collot-d'Herbois, marque l'origine des almanachs politiques. Danton venait d'�tre nomm� substitut-adjoint du procureur de la Commune. Cet homme, auquel la nature avait donn� en partage des formes athl�tiques et des poumons d'airain, avait pr�vu que la R�volution ne s'accomplirait pas dans l'Assembl�e des repr�sentants de la nation; qu'il fallait que le peuple s'agit�t, et que la force si�ge�t surtout dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter tonnant de la place publique. Son �loquence � coups de canon retentissait surtout dans le club des Cordeliers, o� elle donnait le signal de l'attaque. On n'agite pas pour agiter: sous ce tourbillon, il y avait une justice. Danton aimait sinc�rement les classes pauvres et malheureuses, il voulait les affranchir; son coeur �tait bon, mais ses besoins �taient �normes. A tort ou � raison (nous reviendrons plus tard l�-dessus), on l'accusait de march�s et du transactions d�shonorantes avec Philippe d'Orl�ans. Qu'y avait-il de vrai dans ces vagues rumeurs? Danton recevait-il d'une main et se vengeait-il de l'autre, en �crasant les fourbes, les tra�tres et les ennemis du peuple? Drap� dans son audace, il se couvrait contre toutes ces m�disances ou toutes ces calomnies d'une confiance d�mesur�e en lui-m�me. Danton avait �t� nomm� substitut-adjoint du procureur de la Commune par 1 162 voix. Le jour de son installation, il adressa au maire et aux autres membres du conseil municipal un discours qui �tait une profession de foi: �Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs, puisque tel est le voeu des amis de la libert� et de la Constitution; je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment o� la patrie est menac�e de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui peut avoir ses dangers.� L'orateur parle ensuite des calomnies dont il a �t� assi�g�, de ce qu'il a fait pour la R�volution. �La nature, dit-il, m'a donn� en partage les formes athl�tiques et la physionomie �pre de la libert�. Exempt du malheur d'�tre n� d'une de ces races privil�gi�es, suivant nos vieilles institutions, et par cela m�me presque toujours ab�tardies, j'ai conserv�, en cr�ant seul mon existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un seul instant, soit dans ma vie priv�e, soit dans la profession que j'avais embrass�e, de prouver que je savais allier le sang-froid de la raison � la chaleur de l'�me et � la fermet� du caract�re... Si d�s les premiers jours de notre r�g�n�ration j'ai �prouv� tous les bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti � para�tre exag�r�, pour n'�tre jamais faible, si je me suis attir� une premi�re proscription pour avoir dit hautement ce qu'�taient ces hommes qui voulaient faire le proc�s � la R�volution, pour avoir d�fendu ceux qu'on nommait les �nergum�nes de la libert�, c'est que je vis ce qu'on devait attendre des tra�tres qui prot�geaient ouvertement les serpents de l'aristocratie... Voil� quelle fut ma vie. Voici, messieurs, ce qu'elle sera d�sormais...� Danton promettait alors de concourir au maintien de la Constitution, _rien que la Constitution_. Son opinion sur la royaut� �tait � peu pr�s celle de Robespierre. �Apr�s avoir bris� ses fers, continuait-il, la nation fran�aise a conserv� la royaut� sans la craindre et l'a �pur�e sans la ha�r. Que la royaut� respecte un peuple dans lequel de longues oppressions n'ont point d�truit le penchant � �tre confiant, et souvent trop confiant; qu'elle livre elle-m�me � la vengeance des lois tous les conspirateurs, sans exception, et tous ces valets de conspiration, qui se font donner par les rois des �-compte sur des contre-r�volutions chim�riques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler ainsi, des partisans � cr�dit; que la royaut� enfin se montre sinc�rement l'amie de la libert� sa souveraine: alors elle s'assurera une dur�e pareille � celle de la nation elle-m�me, alors on verra que les citoyens qui ne sont accus�s d'�tre au _del� de la Constitution_ que par ceux m�mes qui sont �videmment en _de��_, on verra, dis-je, que ces citoyens, quelle que soit leur th�orie arbitraire sur la libert�, ne cherchent point � rompre le pacte social; qu'ils ne voulaient, pour un mieux id�al, renverser un ordre de choses fond� sur l'�galit�, la justice et la libert�. Oui, messieurs, je dois le r�p�ter, quelles qu'aient �t� mes opinions individuelles, lors de la r�vision de la Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est jur�e, j'appellerai � grands cris la mort sur le premier qui l�verait un bras sacril�ge pour l'attaquer, f�t-il mon fr�re, mon ami, f�t-il mon propre fils. Tels sont mes sentiments.� Les id�es de Danton s'�taient-elles modifi�es au contact de ses nouvelles fonctions? On serait tent� de le croire. Cette riche nature abondait d'ailleurs en contrastes. R�volutionnaire par temp�rament, homme d'action, il lui fallait le bruit, le mouvement, le forum, et pourtant il aimait les champs, la nature. S'il faut en croire Fabre d'�glantine, les go�ts de Danton l'entra�naient � la campagne, aux bains, � la vie de fermier. Avec le remboursement d'une charge qui n'existait plus, il avait achet�, � Fontenay-sous-Bois, une petite m�tairie qu'il surveillait lui-m�me. Sa physionomie, f�roce � la tribune, devenait, dans l'intimit�, bonne, enjou�e, quelquefois souriante. Ses discours, violents jusqu'� la fureur, ne donnent aucune id�e de sa conversation, qui �tait instructive et agr�able. Il aimait v�ritablement le peuple qui l'avait tir�, comme il disait, �de l'abjection du n�ant�. Malheureusement il �tait esclave de ses plaisirs et du ses passions. Avec ses amis, il tenait souvent des propos cyniques; mais chez lui il ne se montrait �tranger � aucun des sentiments d�licats. Ce tribun, dont les col�res faisaient p�lir le front des rois, avait pr�s de sa femme des attendrissements de lion amoureux. Mais est-ce bien le moment de nous occuper des hommes et de leur vie priv�e? L'�clair brille, le sol tremble: la R�volution vient d'emboucher la trompette guerri�re. III La guerre.--R�sistance de Robespierre � l'�lan g�n�ral.--L'avis de Danton--Brissot se d�clare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre lui et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Minist�re girondin. Des bruits de guerre grondaient depuis quelque temps d'un bout de la France � l'autre. D�s le mois de mars 1791, Marseille demandait � marcher vers le Rhin. L'�lan patriotique �tait irr�sistible. D'o� venait � la nation fran�aise ce souffle belliqueux? De la provocation constante des puissances �trang�res. Un mur de fer entourait la France, mur mouvant qui se rapprochait chaque jour de nos fronti�res. Tous les rois de l'Europe se sentaient menac�s par la R�volution, dans la personne de Louis XVI, et cette R�volution, ils avaient jur� de la vaincre. C'�tait la lutte entre le vieux droit divin et la souverainet� du peuple. La gravit� de la situation n'�chappait point au bon sens des masses. On se demandait seulement si la France devait attendre d'�tre attaqu�e, ou s'il ne valait pas mieux pr�venir l'agression. Le 29 novembre 1791, l'Assembl�e l�gislative avait somm� Louis XVI d'adresser aux cours �trang�res une d�claration dont les termes �taient en m�me temps fermes et mod�r�s: �Dites-leur que partout o� l'on souffre des pr�paratifs contre la France, la France ne peut voir que des ennemis; que nous garderons religieusement le serment de ne faire aucune conqu�te; que nous leur offrons le bon voisinage, l'amiti� inviolable d'un peuple libre et puissant; que nous respectons leurs lois, leurs usages, leurs constitutions, mais que nous voulons que la n�tre soit respect�e. Dites-leur enfin que si des princes d'Allemagne continuent de favoriser des pr�paratifs dirig�s contre les Fran�ais, les Fran�ais porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la Libert�! C'est � eux de calculer quelles peuvent �tre les suites de ce r�veil des nations.� Le roi fit, en apparence, ce qu'on lui demandait; mais les cours �trang�res affectaient de ne point le croire libre. N'�tait-ce point pour lui d'ailleurs qu'elles travaillaient en marchant contre la R�volution? Aussi, quand Louis XVI les invita noblement � retirer leurs troupes des fronti�res, lui oppos�rent-elles �la l�gitimit� de la ligue des souverains, r�unis pour la s�ret� et l'honneur des couronnes�. Divis�es par d'anciennes rancunes, la Prusse et l'Autriche se rapprochaient dans la haine des id�es nouvelles. C'�tait donc bien une coalition qui se formait contre la France! Comment d�jouer les sinistres projets de toutes ces t�tes couronn�es? Quel moyen de conjurer le danger? Comment dissiper ce point noir qui grossissait de jour en jour � l'horizon? Les esprits en �taient � ce degr� de fermentation, quand Brissot se d�clara ouvertement pour la guerre. Apr�s avoir �num�r� les dangers que courrait le pays, d�voil� le plan des puissances �trang�res, leur syst�me d'�touffement, leur projet bien arr�t� d'imposer � la France les institutions anglaises par la force des armes; �H� bien! si les choses en viennent l�, concluait-il, il faut attaquer vous-m�mes.� Un homme r�sistait � l'entra�nement g�n�ral, et cet homme �tait Robespierre. Dans une m�morable s�ance du club des Jacobins, il r�pondit au discours de Brissot. Apr�s avoir constat� lui-m�me que l'�lan de la nation �tait tourn� vers la guerre, il se demanda s'il ne fallait point d�lib�rer m�rement avant de prendre une r�solution d�cisive. Le salut de l'�tat et la destin�e de la Constitution d�pendaient du parti auquel on allait s'arr�ter. N'�tait-ce point � la pr�cipitation et � l'enthousiasme du moment qu'�taient dues plusieurs des fautes commises depuis l'ouverture des �tats g�n�raux? Le r�le de ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour recueillir dans un autre, et d'attendre de l'exp�rience le triomphe de la v�rit�. Si la guerre est n�cessaire, on la fera; mais si la paix peut �tre maintenue, pourquoi se jeter dans une aventure qui, sous pr�texte de d�fendre la libert�, est de nature � l'an�antir? Il faudrait tout citer pour donner une id�e de l'�loquence nouvelle de Robespierre: �Je d�courage la nation, dites-vous: je l'�claire... et n'euss�-je fait autre chose que de d�voiler tant de pi�ges, que de r�futer tant de fausses id�es et de mauvais principes, que d'arr�ter les �lans d'un enthousiasme dangereux, j'aurais avanc� l'esprit public et servi la patrie.--Vous avez dit encore que j'avais outrag� les Fran�ais en doutant de leur courage et de leur amour pour la libert�. Non, ce n'est point du courage des Fran�ais dont je me d�fie, c'est la perfidie de leurs ennemis que je crains... Vous avez �t� �tonn�s, avez-vous dit, d'entendre un d�fenseur du peuple calomnier et avilir le peuple. Certes, je ne m'attendais pas � un pareil reproche. D'abord apprenez que je ne suis pas le d�fenseur du peuple; jamais je n'ai pr�tendu � ce titre fastueux. Je suis du peuple, je n'ai jamais �t� que cela, je ne veux �tre que cela; je m�prise quiconque a la pr�tention d'�tre quelque chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux � la fid�lit� constante de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de m�nager une excuse � ceux qui l'abandonnent, en pr�sentant la conduite contraire comme un effort d'h�ro�sme et de vertu? Non, ce n'est rien de tout cela; ce n'est que le r�sultat naturel de tout homme qui n'est pas d�grad�. L'amour de la justice, de l'humanit�, de la libert�, est une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie tout; quand on a ouvert son �me � des passions d'une autre esp�ce, comme la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la gloire, et la justice, et l'humanit�, et le peuple, et la patrie. Voil� le secret du coeur humain, voil� toute la diff�rence qui existe entre le crime et la probit�, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur pays.--Que dois-je r�pondre au reproche d'avoir avili et calomni� le peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas soi-m�me. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le flatter pour le perdre et que j'ignore l'art de le conduire au pr�cipice par des routes sem�es de fleurs; en revanche, c'est moi qui sus d�plaire � tous ceux qui ne sont pas du peuple, en d�fendant presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus malheureux contre la majorit� des l�gislateurs. C'est moi qui opposai constamment la d�claration des droits � toutes ces distinctions calcul�es sur la quotit� des impositions qui laissaient une distance entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui d�fendis, non seulement les droits du peuple, mais son caract�re et ses vertus; qui soutins, contre l'orgueil et les pr�jug�s, que les vices ennemis de l'humanit� et de l'ordre social allaient toujours d�croissant avec les besoins factices de l'�go�sme, depuis le tr�ne jusqu'� la chaumi�re; c'est moi qui consentis � para�tre exag�r�, opini�tre, orgueilleux m�me, pour �tre juste.� [Illustration: Dumouriez] Danton, qu'on repr�sente toujours comme ayant pouss� � la guerre, faisait aussi ses r�serves: �Ce n'est point contre l'�nergie que je viens parler, dit-il en faisant allusion au discours de Brissot. Mais, messieurs, quand devons-nous avoir la guerre? N'est-ce pas apr�s avoir bien jug� notre situation, apr�s avoir tout pes�? n'est-ce pas, surtout, apr�s avoir bien scrut� les intentions du pouvoir ex�cutif qui vient vous proposer des mesures belliqueuses?... Quand j'ai dit que je m'opposais � la guerre, j'ai voulu dire que l'Assembl�e nationale, avant de s'engager dans cette d�marche, doit faire conna�tre au roi qu'il doit d�ployer tout le pouvoir que la nation lui a confi� contre ces m�mes individus dont il a disculp� les projets et qu'il a dit n'avoir �t� entra�n�s hors du royaume que par les divisions d'opinion...� Ainsi, ceux qu'on appellera plus tard les Montagnards, se d�fiaient alors de la guerre, parce qu'ils croyaient que le roi et ses ministres la d�siraient, que la cour et les �migr�s la voyaient d'un oeil favorable, qu'ils tenaient � vaincre les ennemis du dedans avant d'attaquer les ennemis du dehors. A la suite des d�faites de nos arm�es, ils voyaient l'invasion et le c�sarisme. Le parti de la guerre se composait d'�l�ments tr�s divers. Il y avait d'abord la faction des anciens nobles qui, d�s le commencement de la R�volution, poussaient aux mesures externes et ne voyaient plus de salut pour eux que dans une conflagration g�n�rale. Venait ensuite le groupe des royalistes mod�r�s, qui croyaient encore � la possibilit� de faire r�trograder le mouvement, et qui voulaient donner � la France la constitution anglaise, �dans l'esp�rance, disait joyeusement Danton, de nous donner bient�t celle de Constantinople�. Il leur fallait pour l'ex�cution d'un tel dessein l'appui de l'�tranger. Quant aux Girondins, on les accusait de vouloir la guerre afin de se glisser dans le minist�re � la faveur du d�sarroi de la cour. Le peuple n'entrait �videmment dans aucune de ces combinaisons; mais il est volontiers, pour les mesures �nergiques. Il se regardait d'ailleurs comme le d�positaire des vrais principes, et la v�rit� doit �tre d�fendue au prix du sang par ceux qui ont l'honneur de la poss�der. Le 30 d�cembre 1791, second discours de Brissot, en faveur de la guerre; le 2 janvier 1792, nouvelle r�futation de Robespierre. La lutte se poursuivait, s'envenimait. Ce qui enlevait beaucoup d'autorit� � la parole de Brissot, c'�tait le caract�re de Brissot lui-m�me.--M�l� dans toutes sortes d'intrigues, il avait laiss� de son honneur aux broussailles d'une vie nomade et besogneuse. Maximilien, au contraire, revenait � Paris, d'un voyage � Arras, sa ville natale, avec une r�putation d'int�grit� � l'abri de tout soup�on. Opini�tre et convaincu, on le savait pr�t � sceller de son sang tout ce qu'il �crivait. Les motifs de guerre tir�s de la situation ext�rieure le touchaient moins que les principes. Il ne voyait pas sans effroi la direction des forces militaires du pays remises entre les mains du pouvoir ex�cutif. Et � quel chef confier la d�fense nationale? Les anciens g�n�raux �taient tous compromis. D'un autre c�t�, l'agression, venant de la part de la France, ne mettrait-elle point du c�t� des cours �trang�res les apparences du droit et de la justice? O� Robespierre se montra vraiment homme d'�tat, c'est quand il combattit certaines illusions. Quelques braves patriotes se figuraient que les nations allaient accourir au-devant des arm�es fran�aises, adopter nos lois et notre Constitution, embrasser nos soldats. �Le gouvernement le plus vicieux, r�pondait-il avec beaucoup de raison, trouve un puissant appui dans les pr�jug�s, dans les habitudes et dans l'�ducation des peuples.� Il eut beau dire: sa voix ne fut point �cout�e, le vent �tait � la guerre. Dans sa lutte contre les partisans des hostilit�s imm�diates, Robespierre s'�tait fermement tenu sur le terrain des principes, �vitant toute allusion personnelle et blessante. Mais voici que des r�v�lations foudroyantes tombent sur la t�te de Brissot. Cet homme d'�tat, tel est le titre que le groupe de la Gironde affectait de lui donner, s'essayait depuis quelque temps � une certaine aust�rit� de moeurs; mais c'�tait une vertu tardive et accommod�e aux circonstances. Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire � la sinc�rit� de ce changement. Dans une lettre sign�e du baron de Grimm on lit: �Vous me dites que Brissot de Warville est un bon r�publicain; oui, mais il fut l'espion de Lenoir, � 150 francs par mois. _Je le d�fie de le nier_, et j'ajoute qu'il fut chass� de la police, parce que Lafayette, qui d�s lors commen�ait � intriguer, l'avait corrompu et pris � son service.� Ce qui ajoutait � la vraisemblance de cette accusation, c'est que Brissot avait tant�t attaqu�, tant�t d�fendu la police, qu'il regardait dans un temps comme une _institution admirable_. Camille Desmoulins d�cocha contre _l'homme d'�tat_ de la Gironde un de ces pamphlets qui p�n�trent dans le vif. �En vous entendant, l'autre jour, � la tribune des Jacobins, �crivit Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer le vers d'Horace: Integer vitae, scelerisque porus, je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre patriotisme sans tache et de l'immacul� Brissot. Je d�daignai de relever le gant que vous jetiez si t�m�rairement au milieu de la soci�t�; car, loin de chercher � _calomnier le patriotisme_, je suis plut�t las de m�dire de qui il appartient. Mais puisque, non content de vous pr�coniser � votre aise et sans contradicteur � la tribune des Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun de nous deux � sa place. Honn�te Brissot, je ne veux pas me servir contre vous de t�moins que vous pourriez r�cuser comme not�s d'aristocratie. Ainsi je ne produirai point l'envoy� extraordinaire de Russie, M. le baron de Grimm, dont le t�moignagne a pourtant quelque gravit�, � cause du caract�re dont il est rev�tu... Je ne vous citerai point non plus Morande, avec qui votre proc�s criminel reste toujours pendant et ind�cis, et qui va disant partout assez plaisamment � qui veut l'entendre: �Je conviens que je ne suis pas un honn�te homme; mais ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint...� �Je ne produirai pas m�me ici le t�moignage de Duport-Dutertre, que je trouvai l'autre jour furieusement en col�re contre vous, dans un moment o� ma profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus respectueusement que ne fait Morande, et me disait �que vous et C.... �tiez deux _coquins_ (c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi); que s'il n'�tait pas ministre, il r�v�lerait des choses...� Il n'acheva pas; mais il me laissa entendre que ces choses n'�taient pas d'un saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est un anti-Jacobin, r�cusez son t�moigagne, j'y consens. Cependant, J.-P. Brissot, pour pr�tendre asservir tout le monde � vos opinions, pour d�crier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme vous faites, vous et votre cabale, depuis six semaines; pour vous flatter de perdre ses amis dans l'opinion publique, de d�pit de n'avoir pu seulement l'y �branler; pour vous �riger en dominateur des Jacobins et de leurs comit�s, vous m'avouerez que ce n'est pas un titre suffisant que l'honneur d'�tre trait� d'_espion_, de _fripon_ et de _coquin_ par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et qu'il n'y a pas l� de quoi �tre si fier de voir votre nom devenu proverbe.� On avait, en effet, invent� un mot: _brissoter_ voulait dire intriguer. Je laisse de c�t� ces accusations si graves et je m'adresse aux �crits de l'homme. Un auteur se r�v�le par ses oeuvres comme l'arbre par ses fruits. Qu'est-ce que Brissot �crivain? Un trafiquant d'id�es, qui passe d'un camp � l'autre, selon les int�r�ts de son commerce litt�raire. Il avait bassement flatt� le _sublime_ Necker, _le Sully du si�cle_, quand ce ministre �tait en place; il le poursuivit d'un vil acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilit� fit tour � tour de Brissot l'ennemi et l'ami de la R�volution, le flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le d�tracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royaut�. Quoique Brissot e�t soin de se couvrir maintenant d'une vertu affect�e, la philosophie qu'il avait profess�e dans ses ouvrages t�moignait du plus abject �go�sme; je cite au hasard: �Deux besoins essentiels r�sultent de la constitution de l'animal, la nutrition et l'�vacuation...--Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables? Un seul mot r�sout cette question, et ce mot est dict� par la nature m�me: les �tres ont droit de se nourrir de toute mati�re propre � satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut d�vorer le mouton, si l'homme a la facult� de se nourrir d'autres animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas �galement le droit de faire servir leurs semblables � leurs app�tits?� On ne s'attendait gu�re � trouver, dans le chef des Girondins, un d�fenseur de l'anthropophagie; mais revenons � la th�orie du _besoin d'�vacuation_: �C'est dans l'animal une fois d�velopp� que na�t ce besoin terrible: l'amour, besoin de l'homme, comme le sommeil et la faim, que la nature lui ordonne imp�rieusement de satisfaire. Le taureau vieux et us�, qui ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des g�nisses qu'il ne saurait satisfaire? Non. La nature a dit � ses animaux comme � l'homme sauvage: Ta propri�t� finit avec tes besoins; mais l'homme social n'�coute point la nature, il �tend sa propri�t� au del� de ses besoins, il se cantonne, il s'isole, et il a l'audace d'appeler cette propri�t� sacr�e.--Homme de la nature, suis son voeu, �coute ton besoin: c'est ton ma�tre, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes veines un feu secret � l'aspect d'un objet charmant? �prouves-tu ces heureux sympt�mes qui t'annoncent que tu es homme? La nature a parl�, cet objet est � toi, jouis: tes caresses sont innocentes, tes baisers sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim l'est de la propri�t�.� Que penser d'un homme qui ram�ne tous les droits aux besoins? L'amour n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une...--Ma plume se refuse � transcrire le mot. Ces extraits et quelques autres, cit�s par les feuilles du temps, donn�rent lieu � une pol�mique tr�s-vive. Andr� Ch�nier s'en m�la: �Le sieur Brissot, �crivit-il, a dit que l'on fait de ses �crits des _dissections minist�rielles_. Cela veut-il dire qu'elles sont infid�les et fausses? Voil� ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas �crit les infamies qu'on vous attribue? Oui ou non! Si vous ne les avez pas �crites, alors vous avez raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des calomniateurs. Si vous les avez �crites, alors vous _mentez_ effront�ment, quand vous assurez que de tout temps vous �criviez contre les despotes avec la m�me �nergie qu'� pr�sent, et vous seul �tes un calomniateur. De gr�ce, monsieur Brissot, un mot de r�ponse � ce dilemme, et ne faites plus bouillonner notre sang; cessez de nous importuner de votre �loge auquel personne ne r�pond que par le silence du m�pris et de l'indignation, et �pargnez-vous ce plat pathos qui vous rend aussi ridicule que vous vous �tes d�j� rendu odieux.� Brissot s'emporta; il ne r�pondit pas. L'�crivain incrimin� ne nia ni l'exactitude des citations ni les arguments qu'on en pouvait tirer contre lui; il contesta seulement les dates. �Il ne peut avoir eu pour but en cela, r�pondait un r�dacteur anonyme du _Journal de Paris_, que de faire mettre au nombre des p�ch�s et des ignorances de la jeunesse un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'�poque n'est pas assez recul�e; car M. Brissot, �tant aujourd'hui �g� de quarante-six � quarante-huit ans, en avait trente-quatre ou trente-six en 1778 ou en 1780, et � cet �ge on n'est plus un enfant.� Accabl� sous ses propres �crits, Brissot se retrancha derri�re les services qu'il avait rendus � la R�volution; Camille Desmoulins le poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'_homme d'�tat_ de la Gironde cherchait, comme on voit, � d�placer. Il lui reprocha ses liaisons avec Lafayette.--�Apr�s la Saint-Barth�lmy du Champs-de-Mars, r�pliqua Brissot, je voyais Lafayette une fois tous les mois, _c'�tait pour soutenir en lui quelque souffle de libert�._ Il m'a tromp�; depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est �tranger, il me le sera toujours.� �--Si tu voyais, reprenait Camillle, que la libert� �tait expirante dans son coeur, pourquoi donc nous disais-tu que sa d�mission �tait une _vraie calamit�_? Tra�tre, pourquoi trompais-tu la nation? pourquoi remettais-tu sa destin�e entre des mains si incertaines? Je n'ai besoin que de tes �crits pour te confondre.� Les Girondins, de leur c�t�, ne cessaient d'attaquer Robespierre, de lui reprocher son langage, dans lequel revenaient sans cesse les mots de vertu, de principes, de probit�. Ils l'accusaient d'�tre d�fiant, envieux, malade d'orgueil. Ainsi la grande question de la paix ou de la guerre d�g�n�rait, de part et d'autre, en questions personnelles. Il y eut pourtant, au club des Jacobins, une sorte de r�conciliation entre Robespierre et Brissot. Le vieux Dussaulx, le traducteur de Juv�nal, le Nestor de la d�mocratie, fit l'�loge de l'un et l'autre adversaires, de ces �deux g�n�reux citoyens�, et exprima le d�sir de les voir terminer leur querelle par un embrassement. Ils se donn�rent aussit�t l'accolade fraternelle au grand attendrissement de l'assembl�e. Cet oubli des injures �tait-il bien sinc�re? Suffisait-il du baiser de paix pour effacer de pareils dissentiments? �Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternit� et de satisfaire mon coeur; il me reste encore une dette plus sacr�e � acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache � elle suppose n�cessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec lesquels j'ai des affections plus �troites; mais toute affection individuelle doit c�der � l'int�r�t de la libert� et de l'humanit�; je pourrai facilement le concilier ici avec les �gards que j'ai promis � tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront � la bien servir. J'ai embrass� M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires � mes principes, en indiquant ceux o� je suis d'accord avec lui. Que notre union repose sur la base sacr�e du patriotisme et de la vertu; combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec �nergie m�me, s'il le faut, mais avec �gards, avec amiti�.� Les deux adversaires reprirent en effet leur position, l'un comme partisan, l'autre comme ennemi d�clar� de la guerre offensive. Ce n'�tait point la lutte avec l'Europe arm�e que redoutait Robespierre, c'�taient les cons�quences de ce conflit, et les dangers qu'allait courir la R�volution. Il n'avait ni les grands mouvements oratoires de Danton, ni le langage imag� de Vergniaud, ni l'ardeur m�ridionale d'Isnard; mais il �tait l'homme du sang-froid et de la raison. Dans cette discussion, il se montra sup�rieur � lui-m�me. �Le talent de Robespierre, �crivait alors Camille Desmoulins, s'est �lev� � une hauteur d�sesp�rante pour les ennemis de la libert�; il a �t� sublime, il a arrach� des larmes.� Bar�re, � son lit de mort, laissait lomber ces m�lancoliques paroles: �Robespierre avait le temp�rament des grands hommes d'�tat, et la post�rit� lui accordera ce titre. Il fut grand, quand tout seul, � l'Assembl�e constituante, il eut le courage de d�fendre la souverainet� du peuple; il fut grand, quand plus tard, � l'assembl�e des Jacobins, seul contre tous, il balan�a le d�cret de d�claration de guerre � l'Allemagne.� Un tel langage ne saurait �tre suspect de partialit� dans la bouche de celui qui avait trahi Robespierre au 9 thermidor. Vains efforts! La pr�diction de Danton allait s'accomplir: �Nous aurons la guerre; oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange exterminateur fera tomber ces satellites du despotisme.� Plusieurs amis de Robespierre lui reprochaient m�me de froisser cet instinct martial qui est au fond du caract�re fran�ais, de risquer sa popularit� dans une lutte inutile, de se s�parer, de s'isoler... �On n'est pas seul, leur r�pondait-il fi�rement, quand on est avec le droit et la raison.� Cependant le Midi �tait en feu. Dans quelques localit�s o� ils se sentaient les plus forts, les pr�tres et les nobles exerc�rent des pers�cutions odieuses contre les vrais citoyens. Le 5 mars 1792 parut � la tribune du club des Jacobins Barbaroux, de Marseille, celui qu'on comparait alors pour la beaut� � la statue d'Antino�s. Il venait annoncer la marche des Marseillais sur Arles, l'un des repaires de la r�action, et demandait qu'on aid�t ses braves concitoyens � refouler l'audace de l'aristocratie. D'un autre c�t�, le groupe de la Gironde ne n�gligeait rien de ce qui peut exciter l'enthousiasme des masses. Ainsi que tous les hommes dont les convictions ne sont pas tr�s-solides, ils comptaient beaucoup sur les signes et les formes ext�rieures pour se gagner le coeur du peuple. Fils d'une �poque de r�action (1814), nous avons partag� dans notre enfance les pr�jug�s de l'�poque contre le bonnet rouge; unis nous �tions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le symbole des exc�s et des fureurs de la plus vile populace, fut une invention des brillants Girondins, ces _hommes de go�t_. �Ce sont les pr�tres, �crivait Brissot dans son journal, ce sont les pr�tres et les despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que la ridicule et servile c�r�monie d'un salut qui d�grade l'homme, en lui faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis. Remarquez, pour l'air de la t�te, la diff�rence entre le bonnet et le chapeau. Celui-ci, triste, morne, monotone, est l'embl�me du deuil et de la morosit� magistrale; l'autre �gaie, d�gage la physionomie, la rend plus ouverte, plus assur�e, couvre la t�te sans la cacher, en rehausse avec gr�ce la dignit� naturelle, et est susceptible de toutes sortes d'embellissements.� Cette diatribe contre les chapeaux ne manquait pas d'un fond de v�rit�; mais ce qu'on proposait de leur substituer valait-il mieux? A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin; le bonnet rouge courut sur toutes les t�tes. Robespierre r�sista cette fois � l'entra�nement populaire; il trouvait dans l'inalt�rabilit� de sa conscience des armes pour combattre les exag�rations, les fausses mesures, les innovations pu�riles ou frivoles. Ses plus grands ennemis lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livr�es excentriques dont les faux patriotes se plaisaient � couvrir un z�le ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser cro�tre ses ongles, n�gliger ses cheveux, ni porter des v�tements hideux, par mani�re de patriotisme. Il avait m�me horreur de ce qu'on appelait alors le d�braill� r�volutionnaire. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le peuple et porter du linge blanc. Il t�moigna pour le bonnet rouge une sympathie m�diocre: �Je respecte, s'�cria-t-il aux Jacobins, tout ce qui est l'image de la libert�; mais nous ayons un signe qui nous rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce signe le voici. (Il montre sa cocarde.) En d�posant le bonnet rouge, les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne perdront rien. Les amis de la libert� continueront � se reconna�tre sans peine au m�me langage, au signe de la raison et de la vertu, tandis que tous les autres embl�mes peuvent �tre adopt�s par les aristocrates et les tra�tres. Il faut, dit-on, employer de nouveaux moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'�tre excit�; il faut seulement qu'il soit bien d�fendu. C'est le d�grader que de croire qu'il est sensible � des marques ext�rieures. Elles ne pourraient que le d�tourner de l'attention qu'il donne aux principes de libert� et aux actes des mandataires auxquels il a confi� sa destin�e... Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre dignit�, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livr�s � un esprit de faction.� Ces raisons pr�valurent, et le bonnet rouge disparut alors du club des Jacobins. Le parti de la Gironde ne cessait n�anmoins de frapper l'esprit de la multitude par des coups de th��tre. �Des piques! des piques! des piques!� s'�crient les acteurs de la libert�; on forge aussit�t plusieurs milliers de piques pour en armer des citoyens passifs. Dans leur pr�occupation du costume, les Girondins glorifient le titre de _sans-culotte_ qu'ils opposent fi�rement � celui d'aristocrate. Et voil� ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalt� les vues larges et f�condes! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la bourgeoisie avec la multitude: soit; mais celle alliance n'�tait pas une fusion des int�r�ts; mais l'accord qu'ils r�vaient d'�tablir entre la classe moyenne et le peuple �tait un lien superficiel qui devait se briser apr�s la victoire. Les Girondins avaient pris l'initiative de la guerre, et cette guerre �tant sur le point d'�clater, le roi ne pouvait plus refuser leur concours ni r�sister au voeu de la nation. C'�tait une nouvelle couche sociale qui arrivait au pouvoir. Quand Roland vint pour la premi�re fois � la cour, il s'y pr�senta en chapeau rond avec des cordons aux souliers. A la vue de cette figure de quaker et de ce n�glig� bourgeois, le ma�tre des c�r�monies ne pouvait en croire ses yeux. �a, un ministre! Il fallut pourtant lui livrer passage. Se tournant alors vers Dumouriez: �Eh! monsieur, point de boucles � ses souliers!--Ah! monsieur, tout est perdu,� r�pondit Dumouriez avec le plus grand sang-froid. Tout �tait effectivement perdu pour l'ancien r�gime. La R�volution entrait en gros souliers dans les conseils du roi. [Illustration: Madame Roland.] IV Influence des femmes sur la R�volution Fran�aise.--Mme Roland et Th�roigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacre dans le midi de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--D�claration de guerre. La nymphe, l'�g�rie des nouveaux l�gislateurs, �tait Mme Roland. Jeune encore, belle d'une beaut� � elle, mari�e � Roland, un honn�te bourgeois, elle avait au coeur une passion qui domina, r�duisit toutes les autres,--elle aimait la R�publique. Quand le roi fut arr�t� � Varennes, elle devina tout de suite qu'il fallait suspendre Louis XVI, abolir en France la royaut�. Cette R�publique, cette idole, Mme Roland la voyait un peu � travers le prisme du sentiment. Elle la voulait pure d'exc�s, drap�e � l'antique, groupant autour de son char les plaisirs et les beaux-arts. Elle avait �t� l'amie de quelques d�fenseurs du peuple � la Constituante; mais peu � peu ses pr�f�rences s'�taient tourn�es du c�t� des Girondins, qui r�pondaient mieux � son id�al de gouvernement. Comme eux, elle cherchait le beau en politique; dans des temps de trouble, au milieu des circonstances exceptionnelles qu'on traversait, il e�t fallu surtout y chercher le vrai... Mais o� trouver le courage de lui reprocher ses illusions, quand on pense au sort qui l'attendait?... Th�roigne �tait de retour � Paris. Que d'anecdotes, que d'aventures ne tenait-elle point en r�serve! Curieux de conna�tre cette femme, sur laquelle on lui racontait les choses les plus romanesques, l'empereur d'Autriche s'avisa de la faire venir dans son cabinet; quand il l'eut vue et entendue, il lui donna sa libert�, mais avec ordre de sortir d'Autriche. Th�roigne parut � la tribune des Jacobins; elle s'�tendit sur les p�rip�ties de son voyage, sa captivit�, les actes de tyrannie que l'empereur avait exerc�s contre elle, et annon�a l'intention d'�crire ses M�moires. Manuel dit: �Vous venez d'entendre une des premi�res amazones de la libert�; je demande que, pr�sidente de son sexe, assise aujourd'hui � c�t� de notre pr�sident, elle jouisse des honneurs de la s�ance.� Th�roigne demeurait alors rue de Tournon; les principaux Cordeliers, Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'�glantine, M.-J. Ch�nier, fr�quentaient son salon converti en un v�ritable club. Elle y d�clamait des sc�nes de _Brutus_ ou de toute autre trag�die o� l'auteur invectivait les _tyrans_; la flamme de l'enthousiasme qui s'allumait dans ses yeux, sa beaut� piquante, ses poses m�les et fi�res donnaient aux vers r�cit�s par elle une puissance d'enivrement irr�sistible; ce n'�tait pas une actrice, c'�tait la Libert� personnifi�e. On raconte qu'un �tranger, un Russe de grande famille, masqu� sous le pseudonyme d'Otcher, fut conduit par Romme chez Mlle de M�ricourt. Il y revint une fois, deux fois, il y revint toujours; son bonheur �tait de la voir, de l'entendre, d'effeuiller en silence et � l'�cart les fleurs m�lancoliques d'un sentiment qu'elle ignorait.--Cette intrigue s'arr�ta tout court: un ordre de rappel enleva le jeune Otcher au danger qu'il courait; sa famille trembla longtemps sur les suites qu'auraient pu avoir de telles relations avec une femme s�duisante et qui joua un si grand r�le dans les sc�nes r�volutionnaires. Cet Otcher n'�tait autre que le comte de Strogonoff, qui devint, par la suite, l'ami intime d'Alexandre et son ministre de l'int�rieur. La renomm�e de Th�roigne lui attira des critiques et des sarcasmes. Les �crivains royalistes la d�chir�rent dans leurs pamphlets. Ils lirent d'ind�centes plaisanteries sur le mariage de Th�roigne avec Populus; il existait un d�put� de ce nom, �g� de cinquante-sept ans. Une caricature du temps repr�sente Th�roigne dans un boudoir, aupr�s d'une toilette sur laquelle tra�nent un pot de rouge v�g�tal, un poignard, quelques boucles de cheveux �pars, une paire de pistolets, l'_Almanahc du P�re G�rard_, une toque, la _D�claration des droits de l'homme_, un bonnet de laine rouge, un peigne � chignon, une fiole de vinaigre de la composition du sieur Mailhe, un fichu fort chiffonn�, la _Chronique de Paris_ et le _Courrier de Gorsas_. Dans le fond se d�couvre un lit de sangle d�cor� d'une paillasse; � c�t� de la paillasse, une pique �norme, pr�s de laquelle s'�tale un superbe habit d'amazone en velours d'Utrecht; les murs sont orn�s de tableaux agr�ables, tels que la _Prise de la Bastille_, la _Mort de Foulon et Berthier_, la _Journ�e du 6 octobre 1789_, les meurtres commis � N�mes, Montauban, la Glaci�re, et autres jolis massacres constitutionnels. Mlle Th�roigne est dans le n�glig� le plus galant: elle a des pantoufles de maroquin rouge, des bas de laine noire, un jupon de damas bleu, un pierrot de bazin blanc, un fichu tricolore et un bonnet de gaze couleur de feu, surmont� d'un pompon vert.--Toutes ces fadaises, entrem�l�es de calomnies atroces, faisaient bouillonner le sang de la jolie Th�roigne; elle en �tait, du reste, bien veng�e par l'influence qu'elle exer�ait; aux clubs, sa pr�sence inspirait les orateurs, et les plus s�v�res cherchaient quelques-unes de leurs id�es dans ses yeux noirs. On se tromperait si l'on croyait qu'il y e�t alors une rupture d�clar�e entre les Girondins et les Jacobins. Les uns et les autres continuaient de se voir, de se serrer la main; ils assistaient aux m�mes r�unions publiques; mais de graves dissentiments, des froissements d'amour-propre, des questions personnelles tendaient de plus en plus � les s�parer en deux groupes. La division �clata sur le terrain des croyances religieuses. L'empereur L�opold venait de mourir presque subitement; Robespierre crut voir dans cet �v�nement le doigt de la Providence. �Craignons, disait-il, craignons de lasser la bont� c�leste qui s'est obstin�e jusqu'ici � nous sauver malgr� nous.� Ce langage de la _superstition_ indigne le sceptique Guadet qui se l�ve, et r�clame contre une id�e �� laquelle il ne voit, dit-il, aucun sens�. Robespierre reprend la parole au milieu du bruit: �Je ne viens point combattre un l�gislateur distingu� (interruption), mais je viens prouver � M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens combattre pour des principes communs � M. Guadet et � moi; car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes.... Quand j'aurai termin� ma courte r�ponse, je suis s�r que M. Guadet se rendra lui-m�me � mon opinion; j'en atteste _son patriotisme et sa gloire_, choses vaines et sans fondement, si elles ne s'appuyaient sur les _v�rit�s immuables_ que je viens de proposer. L'objection qu'il m'a faite tient trop � mon honneur, � mes sentiments et aux principes reconnus par tous les peuples du monde et par les Assembl�es de tous les peuples et de tous les temps, pour que je ne croie pas mon honneur engag� � les soutenir de toutes mes forces.... La superstition, il est vrai, est un des appuis du despotisme; mais ce n'est pas induire les citoyens dans la superstition que de prononcer le nom de la Divinit�. J'abhorre autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont r�pandues dans l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les passions, en se servant du pouvoir sacr� de l'�ternel qui a cr�� la nature et l'humanit�; mais je suis bien loin de le confondre avec les imb�ciles dont le despotisme s'est arm�. Je soutiens, moi, ces �ternels principes sur lesquels s'�taie la faiblesse humaine pour s'�lancer � la vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans celle de tous les hommes illustres, qui n'en avaient pas moins de morale pour croire � l'existence de Dieu. (A l'ordre du jour! Brouhaha.) �Non, messieurs! vous n'�toufferez pas ma voix: il n'y a pas d'ordre du jour qui puisse �touffer cette v�rit�... Je ne crois pas qu'il puisse jamais d�plaire � aucun membre de l'Assembl�e nationale d'entendre ces principes, et ceux qui ont d�fendu la libert� � l'Assembl�e constituante ne doivent pas trouver d'opposition au sein des amis de la Constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse qui pourrait jeter la division parmi ceux qui aiment le bien public, mais je dois justifier tout ce qui est attach� sous ce rapport � l'adresse pr�sent�e � la Soci�t�. Oui, invoquer la Providence et admettre l'id�e de l'�tre �ternel qui influe essentiellement sur les destins des nations, qui me para�t, � moi, veiller d'une mani�re toute particuli�re sur la R�volution Fran�aise, n'est point une id�e trop hasard�e, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment n�cessaire � moi, qui, livr� dans l'Assembl�e constituante � toutes les passions et � toutes les viles intrigues, et environn� de si nombreux ennemis, me suis toujours soutenu. _Seul avec mon �me_, comment aurais-je pu suffire � des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je n'avais point _�lev� mon �me � Dieu_? Sans trop approfondir cette id�e encourageante, ce sentiment divin _m'a bien d�dommag�_ de tous les avantages offerts � ceux qui voulaient trahir le peuple. Qu'y a-t-il dans cette adresse? Une r�flexion noble et touchante, adopt�e par ceux qui ont �crit avec l'inspiration de ce sentiment sublime. Je nomme Providence ce que d'autres aimeront peut-�tre mieux appeler hasard; mais ce mot Providence convient mieux � mes sentiments... Oui, j'en demande pardon � tous ceux qui sont plus �clair�s que moi, quand j'ai vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides employ�s pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le peuple lui-m�me ne pouvait agir, et qu'il �tait oblig� de s'abandonner � des tra�tres, alors, plus que jamais, j'ai cru � la Providence... Je conclus, et je dis que c'�tait pour l'�tablissement de la morale de la politique que j'avais �crit l'adresse que j'ai lue � la Soci�t�. Je demande qu'elle d�cide si les principes que j'annonce sont les siens.� Ce qui manque aujourd'hui � un tel discours, c'est l'orateur, la p�leur concentr�e de son visage, les accents de sa voix la plus aigre, et l'agitation de l'auditoire. Maximilien se montra bravement, dans cette circonstance, ce qu'il fut toute sa vie, un d�iste convaincu, le disciple de Jean-Jacques Rousseau, un chr�tien � la mani�re du _Vicaire Savoyard_. Quoi qu'il en soit, la question religieuse �tait pos�e, et c'est ce sol br�lant qui devait d�vorer plus tard les Girondins; apr�s les Girondins, les H�bertistes; apr�s les H�bertistes, les Dantonistes; apr�s les Dantonistes, Robespierre lui-m�me... Effroyable engendrement de supplices! Les ennemis de Robespierre voulurent profiter de cette profession de foi pour d�truire son influence. Ils comptaient sur l'incr�dulit� qui commen�ait � se r�pandre dans les classes populaires. La lutte avec Guadet avait eu lieu le 26 mars 1792, aux Jacobins: le 2 avril, nouvelle attaque en r�gle. De sourdes rumeurs d�signaient Maximilien comme un hypocrite, qui ne s'�tait oppos� � la guerre que par des vues d'ambition personnelle. On ne pronon�ait point encore le mot de dictature; personne n'y croyait; mais on jalousait d�j� sa popularit�. --Si quelqu'un a des reproches � me faire, dit-il hardiment, je l'attends ici: c'est ici qu'il doit m'accuser et non dans des soci�t�s particuli�res. Y a-t-il quelqu'un qui se l�ve? --Oui, moi! s'�cria R�al. --Parlez, r�pondit Robespierre. Une partie de l'assembl�e applaudit R�al; l'autre, appuy�e par les tribunes publiques, le couvre de murmures. �Je vous accuse, monsieur Robespierre, non de minist�rialisme (une voix: C'est bien heureux!), mais d'opini�tret�, mais d'acharnement � avoir tent� tous les moyens possibles pour faire changer dans la question de la guerre l'opinion que la Soci�t� s'�tait form�e. Je vous accuse d'avoir exerc� ici, peut-�tre sans le savoir, et s�rement sans le vouloir, un despotisme qui p�se sur tous les hommes libres qui composent la soci�t�.� Les attaques se succ�d�rent. �Je d�nonce � M. Robespierre, s'�crie Guadet, un homme qui, par amour pour la libert� de sa patrie, devrait peut-�tre s'imposer � lui-m�me la peine de l'ostracisme, car c'est servir le peuple que de se d�rober � son idol�trie. Je lui d�nonce un autre homme qui, ferme au poste o� sa patrie l'aura plac�, ne parlera jamais de lui, et y mourra plut�t que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est lui, c'est moi.� Alors Robespierre: �Quant � l'ostracisme auquel M. Guadet m'invite � me soumettre, il y aurait un exc�s de vanit� � moi de me l'imposer, car c'est la punition des grands hommes, et il n'appartient qu'� M. Brissot de les classer.--On me reproche d'assi�ger sans cesse cette tribune; mais que la libert� soit assur�e, que le r�gne de l'�galit� soit affermi, que tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empress� � fuir cette tribune et m�me cette Soci�t�. Alors, en effet, le plus cher de mes voeux serait rempli: heureux de la f�licit� de mes concitoyens, je passerais des jours paisibles dans le sein d'une douce et sainte intimit�... Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait bannir. Pour moi, o� voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple chez lequel je trouverai la libert� �tablie, et quel despote voudra me donner asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante; mais menac�e, mais d�chir�e, mais opprim�e, on ne la fuit pas, on la sauve, ou l'on meurt pour elle.--Le ciel qui me donna une �me passionn�e pour la libert� et qui me fit na�tre sous la domination des tyrans; le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au r�gne des factions et des crimes, m'appelle peut-�tre � tracer de mon sang la route qui doit conduire mon pays au bonheur... J'accepte avec transport cette douce et glorieuse destin�e. Exigez-vous de moi un autre sacrifice? Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre � ma patrie: c'est celui de ma r�putation. Je vous la livre; r�unissez-vous tous pour la d�chirer; unissez, multipliez vos libelles p�riodiques. Je ne voulais de r�putation que pour le bien de mon pays. Si, pour la conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la v�rit� et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne � tous les esprits faibles et versatiles que l'imposture peut �garer, � tous les m�chants qui la r�pandent. J'aurai l'orgueil encore de pr�f�rer � leurs frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de tous les hommes �clair�s et vertueux. J'attendrai le secours tardif du temps, qui doit venger l'humanit� trahie et les peuples opprim�s... Voil� mon apologie: c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en avais pas besoin.� On ne s'est point assez demand� comment Robespierre finit par s'imposer aux �v�nements. D'autres �taient plus �loquents que lui; �crivain et philosophe, il n'atteignait pas � la hauteur de Condorcet; mais il avait un plan, une ligne de conduite, une doctrine. Nul ne devient vraiment homme d'�tat qu'� cette condition. Patient, tenace, il marchait droit vers son but, sans jamais d�tourner la t�te. Ces caract�res-l� sont rares, et quand ils se trouvent, rien ne leur r�siste: pour les arr�ter, il faut un �v�nement qui d�passe les forces des pr�visions humaines. Pendant que les Jacobins et les Girondins se disputaient entre eux, il venait chaque jour, du Midi, des nouvelles alarmantes. Avignon nageait dans le sang. Un infortun�, un Fran�ais qui avait arrach� des murs de la ville les d�crets pontificaux, avait �t� assassin� sur le marchepied de l'autel. Des repr�sailles avaient eu lieu, � la Glaci�re; au meurtre, on avait r�pondu par le meurtre. La porte sanglante des massacres de septembre �tait ouverte. Encore un d�cret d'accusation contre Marat!--Depuis assez longtemps, la voix de l'Ami du peuple manquait aux �v�nements. Nous l'avons laiss�, apr�s les massacres du Champ-de-Mars, se d�battre contre une pers�cution furieuse. Marat est le premier en France qui ait �lev� le journal � l'�tat de puissance; ce chiffon de papier � sucre, mal imprim�, �crit � la h�te, distribu� au hasard dans les rues, faisait �v�nement; cela remuait plus de curiosit� qu'une proclamation de la cour; la plume de cet �crivain atrabilaire exer�ait plus d'autorit� que le sceptre d'or aux mains languissantes de Louis XVI. Cette feuille, compos�e dans les caves, avait le prestige d'un mal�fice. Quoique influent, Marat �tait toujours proscrit, mis�rable, enseveli. Les porteurs de sa feuille engageaient chaque jour, sur la voie publique, des luttes � coups de poing avec les agents de l'autorit�; les royalistes montraient, sur la place de Gr�ve, le r�verb�re auquel on devait pendre Marat. Une descente d'alguazils ayant eu lieu dans la cave du couvent des Cordeliers, Marat s'�tait �chapp� par une issue secr�te et s'�tait dirig�, de nuit, sur Versailles. Il errait, sans trouver d'asile auquel il os�t confier sa t�te; il errait dans les rues t�n�breuses, lorsque, vaincu par la marche et par le froid, il se laissa tomber, de d�couragement, contre une borne. Dans ce moment, un pr�tre passa � c�t� de lui dans l'ombre; il avait pour v�tement une simple soutane de drap noir, de gros souliers � cordons de cuir et des gu�tres; il venait de porter le viatique � un mourant. C'�tait le cur� Bassal. Il avait eu beaucoup � souffrir de l'intol�rance de l'ancien clerg�, � cause de ses opinions avanc�es. Ce cur�, qui avait �t� membre de l'Assembl�e nationale, reconnut Marat et le recueillit dans son modeste presbyt�re, une petite maison recouverte en tuiles, au milieu d'une rue d�serte, avec une treille qui laissait tomber au vent d'automne les derni�res feuilles. Marat, apr�s avoir dormi sous le toit hospitalier d'un ministre de l'�glise asserment�e, prit le chemin de la Normandie. Son intention �tait de gagner les bords de l'Oc�an; il esp�rait trouver sur la c�te une barque ou un vaisseau qui le jetterait en Angleterre. Son voyage fut une suite d'alertes et de p�rils. Il logea secr�tement dans la ville de Caen, rue du Rempart, chez une femme qui le coucha pour l'amour de Dieu et de la R�volution. Le lendemain, il se rendit � Courcelles, o� il rencontra la mer, et fit prix avec un batelier pour la travers�e. Il �tait six heures; les brumes du soir descendaient sur l'�tendue immense; Marat, � cette vue, songea peut-�tre � cet autre Oc�an, Paris, qu'il allait quitter et sur lequel il soufflait les temp�tes. D�j� il avait un pied dans la barque, quand, se retournant vers la terre, la poitrine pleine de sanglots: �Non, s'�cria-t-il, � R�volution! je ne l'abandonnerai pas.� Et il revint. Le reste de son voyage ne fut qu'une suite de tribulations dont il prit assez gaiement son parti, et qu'il raconta lui-m�me en ces termes. �Ne sachant � qui m'adresser � Amiens, pour avoir un asile, je gagnai la prairie pr�s des bords de la Somme; je m'assis derri�re une haie vive sur un monceau de pierres, et l�, comme Marius sur les ruines de Carthage, je me mis � r�ver tristement. Un berger �tait � quelques pas; j'allai vers lui pour m'informer des sentiers de d�tour qui pouvaient me jeter sur la route de Paris. Je lui demandai ensuite de m'indiquer un guide. Il me d�signa un ancien grenadier aux gardes-fran�aises dont il me lit l'�loge. Je l'envoyai chercher. Arrive un grand homme sec et d�charn�, ayant � peine trente ans et en montrant plus de quarante, tant la mis�re l'avait vieilli! Il me conduit dans sa chaumi�re. Je lui propose de me servir de guide pendant la nuit pour gagner Beauvais par des sentiers d�tourn�s. En attendant le coucher du soleil, je me mis � �crire un num�ro de ma feuille; puis j'endossai un habit rustique, et me voil� en route. Nous allions � travers champs. Chemin faisant, j'eus le malheur de me blesser au pied. Il fallait trouver une voiture ou rester en place. Je me tra�nai jusqu'au village le moins �loign�, et montai dans une charrette dont le mauvais cheval, d�j� fatigu� des travaux de la journ�e, fut bient�t sur les dents. Il fallut prendre la poste jusqu'� Beauvais, d'o� un cabriolet me ramena dans Paris.� Quand Marat revit la grande ville, ce centre des �branlements r�volutionnaires, il faisait nuit profonde; il traversa avec un de ses amis la place de Gr�ve. Le poteau du r�verb�re auquel on devait pendre l'Ami du peuple d�tachait au clair de lune sa sombre et fantastique silhouette; Marat voulut passer dessous par bravade. �La grandeur de la cause que je d�fends, dit-il � son compagnon, �l�ve mon coeur au-dessus de la crainte des supplices.� Vers cette m�me �poque, Marat et Robespierre eurent une entrevue chez un ami commun. Ces deux hommes d�fendaient � peu pr�s les m�mes doctrines sans se conna�tre; mais ils les soutenaient par des armes bien diff�rentes. L'un �tait la logique m�me, le sang-froid, la puissance de la volont�; l'autre �tait la fureur r�volutionnaire. L'Ami du people avait toujours parl� du d�put� d'Arras avec estime.--�M. de Robespierre, le seul d�put� qui paraisse instruit des grands principes, et peut-�tre le seul patriote qui si�ge dans le s�nat...� Ils s'abord�rent avec une politesse affect�e. Robespierre ne dissimula rien. Apr�s avoir donn� de justes �loges aux motifs qui faisaient agir Marat, il finit par lui reprocher les exc�s de sa feuille, exc�s qui pouvaient obscurcir, aux yeux de certaines gens, les services rendus par lui � la R�volution. --Il vous �chappe, �a et l�, dit-il en insistant, des _paroles en l'air_, qui viennent, j'aime � le croire, d'une intention droite, mais qui n'en compromettent pas moins notre cause. Je vous engage � calmer ces col�res immod�r�es, qui fournissent des pr�textes � nos ennemis pour calomnier votre coeur. --Apprenez, reprend Marat en se redressant avec fiert�, que l'influence de ma feuille tient � ces exc�s m�mes, � l'audace avec laquelle je foule aux pieds tout respect humain, � l'effusion de mon �me, aux �lans de mon coeur, � mes r�clamations violentes contre l'oppression, � mes sorties imp�tueuses, � mes douloureux accents, � mes cris d'indignation, de fureur et de d�sespoir... Ces cris d'alarmes, ces coups de tocsin que vous prenez pour des paroles en l'air sont les expressions na�ves de mes sentiments, les sons naturels que rend mon coeur agit�. --Mais, reprit Robespierre, vous avouerez qu'en servant la cause du peuple vous avez r�clam� quelquefois, au nom de la libert�, des mesures contraires � la libert�. --Que venez-vous parler de libert�? Cinq cents espions me cherchent jour et nuit; s'ils me d�couvrent et s'ils me tiennent, ils me jetteront dans un four ardent et je mourrai victime de la libert� que vous m'accusez de contrarier. Dieu d�sarm�es, si jamais j'ai d�sir� un instant pouvoir me saisir de ton glaive, ce n'�tait que pour r�tablir, � l'�gard des indigents, les saintes lois de la nature! Croyez-moi, nous venons tout simplement essayer aux hommes des destin�es nouvelles. Ce que nous faisons, nous sommes fatalement pouss�s � le faire, et notre R�volution est une suite continuelle de miracles. Chaque �ge a son courant d'id�es qu'on ne peut ni d�terminer ni tarir; quand les obstacles se rencontrent devant ces courants, il y a lutte, et les tr�nes, et les soci�t�s, le pass�, en un mot, se trouve emport� par une force insurmontable. C'est l� toute l'histoire de notre R�volution. Il y a des moments, je le confesse, o�, au milieu des difficult�s et des p�rils d'un �tat de choses agit�, je regrette moi-m�me le r�gime ancien, mais il nous faut subir la n�cessit� d'un renouvellement: nous ram�nerions plut�t la mer sur les bords laiss�s � sec que le temps sur les hommes et les institutions qu'il � quitt�s. Puisque les Constituants de 89 ont provoqu� et commenc� une R�volution, il faut la finir � tout prix; ils l'ont commenc�e au milieu des f�tes et des embrassements de joie, nous l'ach�verons dans le sang et dans les larmes; c'est la loi des r�volutions. Nous serons probablement bris�s � l'oeuvre; mais qu'importe! nous travaillons, et nos fils recueilleront seuls le fruit de nos travaux et de nos sueurs; la g�n�ration actuelle doit dispara�tre. On ne fait pas des hommes libres avec d'anciens ma�tres et de vieux esclaves. De m�me que l'amant d'une prostitu�e ne saurait appr�cier une honn�te femme, de m�me l'amant d'un r�gime oppresseur ne saurait aimer ni reconnaitre la nature d'un r�gime libre et raisonnable.� [Illustration: Chaumette.] Robespierre �coutait avec effroi; il p�lit et garda quelque temps le silence. --Vous �tes donc, reprit-il enfin, pour les mesures de sang! Si vous pr�tendez frapper tous ceux qui ont inflig� le joug et tous ceux qui l'ont subi, la moiti� de la France y succombera. --Vous savez bien, r�pondit Marat, que notre R�volution est environn�e d'obstacles et de r�sistances; dans un temps calme et quand le syst�me r�gnant est bien assis, on ram�ne les dissidents par la mod�ration, par la patience, et on les rattache au maintien de la Constitution par les bienfaits qui en d�coulent; mais au milieu des factions, des guerres civiles et des principes de ruines qui menacent de toutes parts notre libert� naissante, nous n'avons ni le temps ni le loisir d'en agir ainsi. Il faut �craser tout ce qui r�siste et r�pondre � la guerre par la guerre. Les r�volutions commencent par la parole et finissent par le glaive. Je n'avais pas pr�vu moi-m�me, en 89, que nous serions amen�s forc�ment � couper des t�tes; mais c'�tait un tort et un aveuglement: vous verrez que nous serons oblig�s d'en venir l�. Tout changement cr�e, parmi ceux dont il d�range les anciens privil�ges, des haines irr�conciliables. Une lutte s'engage, lutte � mort, o� le nouveau gouvernement doit n�cessairement frapper ou �tre frapp�. Vaincus ou dispers�s sur un point, nos ennemis se montrent aussit�t sur un autre; pour s'en d�faire, il faut les d�truire. Vous savez ces choses aussi bien que moi, mais vous n'osez pas les avouer. Robespierre baissa la t�te. --Aucune r�volution, continua Marat, n'aura �t� plus �conome que la n�tre du sang des peuples. Nous ne faisons pas la guerre, nous la subissons. La sainte �pid�mie de la libert� gagne partout avec diligence; c'est elle qui nous d�livrera bient�t de tous nos ennemis en renversant les tr�nes et en faisant dispara�tre la servitude. �Voil� qui vaut mieux que du canon. Nous ne sommes durs qu'envers les ennemis du dedans, parce que, avec eux, il n'y a ni trait� ni amnistie � esp�rer. Il faut qu'ils tombent sous nos coups ou que nous tombions sous les leurs. Si nous les manquons, ils ne nous manqueront pas. Mais, encore une fois, cet �tat de violence ne peut durer; c'est le passage d'un r�gime ancien � un r�gime nouveau. Nos principes feront bient�t de tous les Fran�ais les enfants d'une m�me famille; alors se formera un spectacle nouveau, inconnu jusqu'� ce jour, et le plus beau qu'ait jamais �clair� le soleil. On me repr�sente comme un esprit brouillon et agitateur. L'_Ami du peuple_, au contraire, n'est pas moins ennemi de la licence que passionn� pour l'ordre, la paix et la justice. Mais, tant que la R�volution n'est pas faite, je regarde comme un devoir d'exciter le peuple et de le tenir en �veil contre les perfidies de ses anciens ma�tres. La monarchie essaie � chaque instant de rena�tre sous des formes nouvelles et d�guis�es; je vois percer une autre aristocratie � travers le masque des Girondins. On m'accuse encore de flatter le bas peuple et de descendre jusqu'� ses caprices, afin de mieux le pousser � mes volont�s: mensonge! Lisez ma feuille et vous verrez comme je traite, au contraire, cette portion aigrie et remuante du peuple qu'on nomme la populace; si je m'en suis quelquefois servi, c'est qu'on a besoin d'elle dans les r�volutions pour exciter la masse � se soulever; on ne fait pas de pain sans levain. Du reste, ce n'est pas le gouvernement d'une classe de Fran�ais que je d�sire fonder, c'est le gouvernement de tous. Au triomphe de notre libert� me semble attach� celui des autres peuples de la terre, le bonheur du genre humain. �Ne vous �tonnez plus maintenant si je m'emporte contre ceux qui contrarient ce noble dessein et retardent, par leurs complots, le r�gne de la justice. Il faut que ce r�gne vienne ou que je meure. De l� ces paroles en l'air, ces transports et ces cris d'indignation que vous bl�mez, mais que m'arracheront toujours malgr� moi la vue des mis�res du genre humain et le sentiment de son oppression. Je ne suis pas de ces �mes de glace qui regardent souffrir les autres sans s'�mouvoir; un tel spectacle me jette dans des acc�s de courroux dont je ne suis plus ma�tre. Je m'�crie alors: Vengez-vous, mes amis, vengez-vous! Tuez et br�lez, et ne vous arr�tez pas que le genre humain tout entier ne soit hors des mains de ses bourreaux.� Robespierre se retira terrifi�. Cette entrevue eut des suites f�cheuses; Robespierre, aux Jacobins, r�pudia toute connivence avec Marat, dont il bl�ma le z�le dangereux et les extravagances. Marat d�savoua, d'un autre c�t�, Robespierre pour son dictateur. �Je d�clare, �crivit-il dans sa feuille, que Robespierre ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi � lui rendre justice; une entrevue que je viens d'avoir avec lui me confirme dans mon opinion qu'il r�unit aux lumi�res d'un sage s�nateur l'int�grit� d'un v�ritable homme de bien, mais qu'il manque �galement et des vues et de l'audace d'un homme d'�tat.� La voix du canon allait couvrir ces discussions personnelles. Il faut rendre justice � l'Assembl�e l�gislative: jamais proposition de guerre ne fut discut�e avec plus de talent et de conscience. La nation put savoir exactement � quoi s'en tenir sur les raisons qu'elle avait de prendre l'initiative de l'attaque. Le bouillant Isnard lui-m�me n'entraina point une d�cision pr�matur�e. Quand les d�put�s se d�clar�rent pr�ts � tirer le glaive et � en jeter le fourreau, tout le monde put juger la situation telle qu'elle �tait. Ni surprise ni d�guisement. Le 20 avril 1792, Louis XVI pronon�a solennellement devant l'Assembl�e la d�claration de guerre contre l'empereur d'Autriche. En entrant dans la salle des s�ances, il regardait � droite et � gauche avec cette sorte de curiosit� vague qui caract�rise les personnes � vue tr�s-basse. Sa physionomie n'exprimait point sa pens�e. Il proclama la guerre du m�me ton qu'il e�t pris pour promulguer le d�cret le plus insignifiant du monde. Mme de Sta�l assistait � cette s�ance. �Lorsque Louis XVI et ses ministres furent sortis, raconte-t-elle, l'Assembl�e vota la guerre par acclamation. Quelques membres ne prirent point part � la d�lib�ration; mais les tribunes applaudirent avec transport; les d�put�s lev�rent leurs chapeaux en l'air, et ce jour, le premier de la lutte sanglante qui a d�chir� l'Europe pendant vingt-trois ann�es, ce jour ne fit pas na�tre dans les esprits la moindre inqui�tude. Cependant, parmi les d�put�s qui ont vot� cette guerre, un grand nombre a p�ri d'une mort violente, et ceux qui se r�jouissaient le plus venaient � leur insu de signer leur arr�t de mort.� La guerre �tait peut-�tre in�vitable; � coup s�r elle �tait alors populaire; mais elle fit d�vier la R�volution, la poussant d'abord vers la Terreur et ensuite vers le despotisme. V La guerre d�bute mal.--Quelles �taient les causes de notre inf�riorit� passag�re.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de Valence.--L'ennemi est � l'int�rieur.--D�cret contre les pr�tres r�fractaires.--D�clin des croyances religieuses.--Le v�to royal.--Lettre de Roland.--Chute du minist�re girondin.--Changements que la n�cessit� de vaincre am�nent dans l'esprit public. La guerre commen�a par des revers. Le ministre influent, l'homme de la situation, Dumouriez, comptait enlever ais�ment les Pays-Bas, mal soumis, m�contents, presque r�volt�s contre la maison d'Autriche. Des ordres furent donn�s pour entraver ce plan de campagne; le 29 avril au matin, le g�n�ral Th�obald Dillon se porta de Lille sur Tournai. Les soldats se sauvent devant l'ennemi, en criant � la trahison, rentrent � Lille furieux, accusent leurs chefs d'avoir voulu les livrer � l'ennemi, et massacrent Dillon dans une grange. On apprit en m�me temps qu'un autre g�n�ral fran�ais, Biron, venait d'essuyer un semblable �chec devant les murs de Mons, et que ses troupes s'�taient d�band�es. Grand effroi � Paris. O� �tait la cause de nos deux premi�res d�faites? Tout le monde vit tr�s bien qu'il n'existait aucune confiance entre les soldats et les officiers. Les uns �taient le sang nouveau de la R�volution; les autres sortaient de l'ancien r�gime et avaient conserv� des attaches avec la noblesse. Qu'attendre d'une guerre entreprise dans de telles conditions? D'un autre c�t�, le roi pouvait-il d�sirer le succ�s de nos armes, sachant que chacun de ces succ�s devait consolider le nouvel ordre de choses? Qui dirigeait alors les hostilit�s? La cour. Qui avait int�r�t � ce que nos troupes fussent battues? La cour. O� devait-elle trouver les moyens de relever les d�bris du tr�ne? Dans les victoires de l'�tranger. On agissait sans vigueur, sans ensemble, sans d�termination; les chefs de nos arm�es, Rochambeau, Luckner et le mou Lafayette, inspiraient aux Jacobins de justes d�fiances. Il fallait recourir � des mesures �nergiques; la France ne pouvait balancer les forces mat�rielles de l'Europe qu'en faisant appel � l'enthousiasme, au patriotisme, au devoir des citoyens libres. Le jour du d�vouement supr�me �tait venu; mais d'o� partirait l'�clair?--La reine voyait nos revers avec une satisfaction secr�te. La L�gislative �tait r�duite, comme la Constituante, dans les derniers temps, � une impuissance fatale. Les clubs �taient d�sunis. Cette fois, comme dans toutes les situations d�sesp�r�es, il fallait que le peuple interv�nt. D�j� les provinces du Midi avaient donn� le signal; plus anciennement fix�es au sol, ces populations �taient aussi les plus avanc�es du royaume. Elles donn�rent aux �v�nements le caract�re d'imp�tuosit� qui est dans leur nature. La commune de Marseille prit l'initiative; voici la copie d'une lettre conserv�e aux Archives et adress�e aux citoyens de Valence: �Fr�res et amis, la libert� est en danger; elle serait an�antie si la nation enti�re ne se levait pour la d�fendre. Les Marseillais ont jur� de vivre libres; ils n'aiment, ils ne connaissent plus pour Fran�ais et pour fr�res que ceux qui, ayant jur� comme eux, se l�veront comme eux pour vaincre ou mourir. Cinq cents d'entre eux, bien pourvus de patriotisme, de force, de courage, d'armes, bagages et munitions, partiront dimanche ou lundi pour la capitale. Alimentez ce feu, fr�res et amis, joignez vos armes et votre courage � celui des Phoc�ens; que l'aristocratie et le despotisme tremblent, il n'est plus temps d'�couter leur langage; c'est la patrie qui parle seule, elle vous demande la libert� ou la mort. Nos citoyens passeront dans votre ville, ils vous offriront de partager avec vous l'honneur de la victoire; ils vous diront que Marseille vous aime, parce qu'elle est s�re que vous suivrez son exemple; ils vous demandent en son nom l'asile et l'hospitalit�.� Avant de partir, les Marseillais avaient mis � la raison la ville d'Arles, qui �tait infect�e d'aristocratie. Ils y �taient entr�s le 28 mars, au nombre de cinq mille, par une br�che faite � coups de canon; ils se seraient facilement d�cid�s � la d�molir pour effacer, disaient-ils, la honte de l'avoir fond�e. Excit�e par l'�lan g�n�ral de la nation, l'Assembl�e l�gislative d�clara la patrie en danger et, le 8 juin, vota la formation d'un camp de vingt mille hommes aux portes de la capitale. L'ennemi s'avan�ait sur nos fronti�res; mais n'�tait-il point aussi au coeur de la France? La question religieuse soulevait de plus en plus les populations; des troubles �clataient au Nord et au Midi, excit�s par les intrigues des pr�tres r�fractaires. Avant de tourner toutes ses forces contre l'�tranger, ne fallait-il point pacifier le pays, se d�barrasser des agitateurs, en les intimidant par la s�v�rit� des lois? D�s le 6 avril, l'Assembl�e nationale vota un d�cret qui supprimait tout costume religieux, hors des �glises et de l'exercice des fonctions eccl�siastiques. Le 27 mai fut adopt� d'urgence un autre d�cret en vertu duquel pouvait �tre condamn� � la d�portation tout pr�tre qui avait refus� de pr�ter serment, si cette mesure de rigueur �tait demand�e par vingt citoyens actifs (c'est-�-dire payant une contribution), approuv�e par le district, prononc�e par le d�partement. Le d�port� devait recevoir trois livres par jour comme frais de route jusqu'� la fronti�re. Le roi refusa de donner sa sanction � ce dernier d�cret: nouveau v�to, nouvelle irritation dans les faubourgs. Le peuple �tait las de cette r�sistance inerte qui paralysait toutes les d�terminations vigoureuses. L'acte de la L�gislative a �t� fort critiqu�. Quoi! s'�crie-t-on, livrer la libert� d'un citoyen � des d�nonciations qui reposaient le plus souvent sur ses opinions pr�sum�es? Il est bon de faire observer que cette d�portation �tait un simple exil et que le despotisme n'y regarde pas � deux fois avant de lancer un pareil d�cret. Si la gravit� des circonstances ne justifie pas enti�rement des mesures aussi arbitraires, elle suffit du moins � les expliquer. Or la France r�volutionnaire n'avait alors � choisir qu'entre le suicide ou l'expulsion de ses plus mortels ennemis. Un fait important � noter, c'est que l'esprit d�mocratique, favorable en 89 aux id�es religieuses, s'�tait peu � peu d�tourn� des �glises, quand on vit la conduite que tenait le clerg�. Les pr�tres asserment�s eux-m�mes reconnaissaient en 92 le besoin de certaines r�formes dans les pompes du culte catholique, si l'on tenait � sauver le peu qui restait encore des anciennes croyances. �Que signifie, disait M. Tolin, membre de la L�gislative, vicaire �piscopal de Loir-et-Cher, cette mitre d'argent entre les mains d'un clerc assez b�at pour la porter gravement et processionnellement devant l'�v�que d�j� couvert d'une mitre d'or!... Que veut dire cette crosse si ridiculement promen�e par un autre clerc fort et vigoureux?... Pourquoi ce lourd b�ton qu'il faut faire tra�ner devant soi?... En vertu de quel canon d�pouille-t-on le calice, ce vase pr�cieux o� va reposer le sang de l'agneau, pour couvrir les genoux de l'�v�que? Quelle ind�cence!... Pourquoi ces gants pendant la c�l�bration des saints myst�res? Cette t�te couverte, lors m�me que le Saint-Sacrement est expos�? Quels impudents privil�ges! Un tr�ne, dont la magnificence rivalise avec celui du Tr�s-Haut, forme un second autel, o� chacun porte ses voeux de pr�f�rence au premier, autour duquel des cierges, constamment allum�s, semblent demander les m�mes hommages; tout cela surprend la foi des fid�les, et lui donne le change!... Ce clerg� nombreux, toujours bassement prostern� devant l'homme, le dos tourn� au tabernacle, s'embarrasse autour de ce tr�ne... s'agenouille pour baiser un diamant... c'est une sorte d'idol�trie, ou au moins une bassesse... Peut-on estimer des hommes qui, loin de savoir rougir de ces viles complaisances, ont eu la faiblesse de les rendre? Ils sont plus coupables que ceux qui les re�oivent. Ceux-ci (les �v�ques) sont s�duits par l'amour-propre... par l'espoir de captiver l'attention du peuple, de le contenir, de l'amuser, comme un enfant, de ces hochets.� Mais l'attention publique se portait alors vers des sujets beaucoup plus graves: la d�fense nationale et les vrais moyens de l'organiser. Avant tout, il s'agissait d'�tablir l'union entre les citoyens et les soldats. La garde du roi inspirait de justes d�fiances. Ce corps �tait compos� en grande partie de _coupe-jarrets_ et de _chevaliers d'industrie_. Ils avaient, disait-on, fait �clater leur joie apr�s l'�chec de Mons et de Douai. Leurs illusions planaient au del� des fronti�res: que l'�tranger vienne jusqu'� Paris, et le r�tablissement des droits de la couronne �tait assur�. Le 29 mai, dans la s�ance du soir, l'Assembl�e ordonna le licenciement imm�diat de ce corps et la remise des postes des Tuileries � la garde nationale. Une lettre de Roland, �crite, dit-on, par sa femme et s'adressant plut�t � la France qu'au roi, fut lue tout haut au conseil des ministres, puis envoy�e aux quatre-vingt-trois d�partements. Que disait cette lettre? Elle prouvait nettement, en termes francs et durs, que tout le mal de la situation �tait dans les d�fiances r�ciproques de Louis XVI et de l'Assembl�e. Le roi profita-t-il des sages conseils que lui donnait son ministre? Il le destitua. Fid�le � son syst�me, il exp�dia vers le m�me temps un agent secret, Mallet du Pan, aux rois coalis�s. [Note: On connait la d�claration de l'entrevue de Piluitz: �L'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse, sur les repr�sentations des fr�res de Louis XVI, s'engagent � employer les moyens n�cessaires pour le roi de France en vue d'affirmer les bases du gouvernement monarchique.� (27 ao�t 1792.)] Les Girondins tomb�rent du pouvoir. Leur passage aux affaires ne fut marqu� ni par des victoires ni par de grandes mesures politiques. Et pourtant leur av�nement ne fut point inutile. Pour la premi�re fois, on avait vu la R�volution monter jusqu'aux marches du tr�ne, des hommes nouveaux manier les r�nes du gouvernement, des parvenus faire la loi � un pays qui n'avait ob�i depuis des si�cles qu'� une certaine classe dirigeante. Maintenant la nation ne pouvait-elle pas tout attendre de l'impr�vu? La nouvelle de nos d�sastres, la lenteur des op�rations militaires jet�rent un nouvel �l�ment de fermentation dans les masses, d�j� si profond�ment agit�es. En France, la d�faite est toujours coupable; on chercha partout des complots et des trahisons; les Girondins accus�rent la cour, la cour accusa les Jacobins. Le besoin de se trouver mutuellement des torts ne fit qu'aigrir les ressentiments. Le peuple sentit tout de suite par o� la situation le blessait; en vain quelques Constitutionnels, � la t�te desquels se pla�a Lafayette, essay�rent-ils de refouler la R�volution et de pourvoir au salut du roi; il �tait �vident pour tous que ce roi �tait un obstacle au libre d�ploiement de la force populaire. Le tr�ne barrait l'�lan de la France; il fallait ou le briser ou consentir � une soumission honteuse. Les Girondins avaient cru faire plier la royaut� et la r�duire � son v�ritable r�le dans un �tat libre; mais de tels hommes n'avaient point la main assez forte ni l'esprit assez convaincu pour r�agir sur la cour, ce foyer perp�tuel de contre-r�volution. La Gironde fut repouss�e du minist�re; sa disgr�ce lui ramena la confiance du pays. Les mod�r�s s'aveuglaient, d'un autre c�t�, sur les mesures � prendre pour constituer la d�fense; l'�nergie �tait d�sormais � l'ordre du jour; un ciel si rempli d'�lectricit� que l'�tait alors le ciel de la R�volution ne pouvait se d�charger que par plusieurs orages successifs. La guerre, repouss�e au d�but par les Jacobins, devait dicter d�sormais des conditions nouvelles; il fallait voiler les statues de la Libert� et de la Justice, pour d�couvrir celle du Salut public. Le point de vue moral et politique de la R�volution Fran�aise changea tout � coup avec l'apparition de l'ennemi. La temp�te battait les flancs du navire; dans cette situation extr�me, on jeta provisoirement � la mer tout le bagage des id�es constitutionnelles. Le besoin de se couvrir du patriotisme comme d'un bouclier entra�na la France � des mesures de rigueur: la monarchie entravait la d�fense nationale! on lui signifia d'avoir � suivre le mouvement ou � dispara�tre. VI Pr�ludes de la journ�e du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de la reine.--Lettre de Lafayette � l'Assembl�e.--Menaces d'un coup d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il p�n�tre dans l'Assembl�e.--Envahissement des Tuilleries.--Conduite de Louis XVI.--A qui la victoire?--F�te du Champ-de-Mars. Louis XVI tenait toujours l'Assembl�e nationale bloqu�e par ses v�tos. Les faubourgs s'indignaient, tr�pignaient. Peuple, en marche! Quelques mots sur les incidents qui pr�par�rent la journ�e du 20 juin. Les griefs qui s'�levaient d�j� contre le ch�teau, la d�mission du minist�re girondin, la r�sistance du roi � un d�cret de l'Assembl�e frappant des pr�tres rebelles, tout cela suffisait bien pour exciter les m�fiances. D�s soup�ons, qui ont acquis depuis le caract�re de la certitude, planaient sur les manoeuvres de la reine. Le _comit� autricien_, form� autour d'elle et par elle, communiquait sans cesse avec l'ennemi. Danton avait perc� � jour ces intrigues de femme. D�s le 4 juin, il proposa deux mesures pour d�sarmer l'influence de la cour et d�jouer ses sinistres projets. La premi�re �tait d'asseoir l'imp�t sur de nouvelles bases, d'exon�rer le pauvre et de charger le riche; par ce moyen, l'Assembl�e s'attacherait les sympathies de la classe la plus nombreuse. La seconde loi forcerait Louis XVI �� r�pudier sa femme et � la renvoyer � Vienne avec tous les �gards et tous les m�nagements dus � son rang�. Pendant que la situation ext�rieure �tait alarmante, on faisait courir � l'int�rieur des bruits de coup d'�tat. Pour frapper un coup d'�tat, il faut une arm�e et un chef. Ce chef existait-il? Le 16 juin, du camp de Maubeu, Lafayette �crivit � l'Assembl�e l�gislative une lettre dure, insolente, contenante les reproches les plus amers. Le nom de Cromwell fut prononc� et courut sur quelques bancs. Lafayette e�t fait un pauvre Cromwell; telle n'�tait d'ailleurs pas son ambition. Il e�t plus volontiers jou� le r�le d'un Monk honn�te homme. Quoique d�test� de la cour, son r�ve �tait de relever les d�bris du tr�ne constitutionnel et de l'asseoir sur l'union de la noblesse avec la classe moyenne. [Illustration: Les p�titionnaires du 20 Juin.] Cette lettre maladroite souleva d'abord une temp�te dans l'Assembl�e; puis, apr�s un moment de r�flexion, on d�cida qu'il n'y avait pas lieu � d�lib�rer. C'�tait r�pondre � la menace par le m�pris. De quel droit, d'ailleurs, un g�n�ral s'immis�ait-il en ma�tre dans les affaires du pays? Les d�fiances populaires s'accrurent; on commentait surtout ce passage de la lettre: �Que le r�gne des clubs, an�antis par vous, fasse place au r�gne de la loi, leurs usurpations � l'exercice ferme et ind�pendant des autorit�s constitu�es, leurs maximes d�sorganisatrices aux vrais principes de la libert�, leur fureur d�lirante au courage calme et constant...� �tait-ce clair? On en voulait au droit de r�union; mais ce droit avait jet�, en deux ann�es, de trop profondes racines dans les moeurs pour qu'on l'en arrach�t sans rencontrer de r�sistance. On attribue � Danton une part consid�rable dans les �v�nements qui vont suivre; il faut pourtant avouer qu'� cet �gard les preuves nous manquent. On a beau fouiller dans les journaux et les M�moires du temps, on n'y trouve aucune trace de son influence directe. S'il fut l'�me du mouvement, ce fut d'ailleurs le peuple seul qui marcha. Deux pr�textes servirent � masquer les desseins des meneurs: une p�tition qu'on irait pr�senter � l'Assembl�e; un arbre de la libert� qu'on planterait sur la terrasse des Feuillants, en m�moire du serment du Jeu-de-Paume. Le 20 juin, un rassemblement d'environ vingt mille hommes, dans lequel les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques avaient vers� leurs habitants, se dirigea vers la salle du Man�ge. Le mouvement reconnut tout de suite ses meneurs: c'�taient le brasseur Santerre, Legendre, le terrible marquis de Saint-Huruge. Ce dernier avait dissip� sa fortune et sa r�putation dans des aventures scandaleuses; prisonnier sous le r�gne de Louis XVI, il avait amass� dans son coeur un tr�sor de vengeance contre l'aristocratie et contre la cour. Sa formidable voix �voquait sans cesse le fant�me de la Bastille, cette prison d'�tat o� il avait �t� renferm�. D'une force physique extraordinaire, il se fit le chef des _Enrag�s_ et des _Hurleurs_. La foule enflait de moment en moment. Le rendez-vous �tait fix� sur la place de la Bastille. Les colonnes en d�sordre s'�branlent; des inscriptions, parsem�es �� et l� dans la longueur du cort�ge, annoncent l'esprit et les desseins du rassemblement. Hommes, femmes, enfants, s'avancent, pr�c�d�s de la D�claration des droits et de quelques canons. Ils suivent processionnellement la rue Saint-Honor�, au milieu des acclamations et du tumulte. Cette multitude h�riss�e de piques, de faux, de fourches, de croissants, de leviers, de b�tons garnis de couteaux, de scies, de massues dentel�es, se meut comme une for�t vivante. Les femmes m�l�es au cort�ge marchent gravement le sabre au poing. Voil�, il faut en convenir, de singuliers p�titionnaires! Le peuple ayant �puis� les voies de r�clamations pacifiques, le peuple d�daign� et foudroy�, le peuple avait fini par mettre un bout de fer sur sa signature. Il �tait deux heures quand on arriva sur la place Vend�me. Les terribles visiteurs s'�taient annonc�s par leurs cris, par leur marche sonore et par le cliquetis de leurs armes. De violents d�bats s'�lev�rent dans l'Assembl�e Nationale entre la gauche, qui �tait d'avis de les recevoir, et la droite qui voulait qu'on leur refus�t l'entr�e de la salle. Cependant les portes commen�aient � �tre secou�es: que faire? Allez donc d�sarmer vingt mille hommes! Les portes s'ouvrent; les p�titionnaires se rangent dans la salle du Corps l�gislatif; l'orateur d�sign� par la d�position s'avance et dit d'une voix �nergique: �L�gislateurs, le peuple fran�ais vient aujourd'hui vous pr�senter ses craintes et ses inqui�tudes. Nous ne sommes d'aucun parti; nous n'en voulons adopter d'autre que celui qui sera d'accord avec la Constitution. Le pouvoir ex�cutif n'est pas d'accord avec vous; nous n'en voulons d'autres preuves que le renvoi des ministres patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'un peuple libre d�pendra du caprice d'un roi! Mais ce roi ne doit avoir d'autre volont� que celle de la loi. Le peuple veut qu'il en soit ainsi, et sa t�te vaut bien celle des despotes couronn�s. Cette t�te est l'arbre g�n�alogique de la nation, et devant ce ch�ne robuste le faible roseau doit plier.... Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de nos arm�es. P�n�trez-en la cause, et si elle d�rive du pouvoir ex�cutif, qu'il soit an�anti!... Nous avons d�pos� dans votre sein une grande douleur. Le peuple est l�; il attend dans le silence une r�ponse digne de sa souverainet�.� L'Assembl�e r�pondit, mais faiblement: elle avait peur. Le cort�ge d�fila solennellement, les armes hautes et les banni�res d�ploy�es; on lisait �� et l�: R�sistance � l'oppression! Avis � Louis XVI. Le peuple las de souffrir Veut la libert� tout enti�re Ou la mort! A bas le v�to! Aux Tuileries! aux Tuileries! On tourne la t�te du rassemblement vers le ch�teau. Vergniaud lui-m�me n'avait-il pas dit: �La terreur est souvent sortie de ce palais funeste; qu'elle y rentre au nom de la loi?...� Elle allait y rentrer cette fois au nom du peuple. Les piques, suivies ou pr�c�d�es du canon, se pr�sentent sur la place du Carrousel. Les abords de la demeure royale �taient gard�s par des forces assez consid�rables et flanqu�s d'artillerie; mais les armes ne tiennent pas longtemps, quand les coeurs sont atteints; tout ce simulacre de r�sistance s'�vanouit pi�ce � pi�ce. Il y eut pourtant deux ou trois fausses alertes; la foule, resserr�e �� et l� par quelque mouvement des troupes, s'enflait et allait �clabousser les murs des maisons voisines. Tous ces flots dispers�s revenaient bien vite dans le courant qui montait, montait toujours. La foule d�vora successivement les intervalles et les obstacles qui la s�paraient du ch�teau. Les grilles, les cours int�rieures �taient forc�es: la multitude tenta tous les passages. Elle h�sitait, toutefois, � violer la demeure royale. �C'est le domicile du roi, lui criait un municipal, vous n'y pouvez entrer en armes. Il veut bien recevoir votre p�tition, mais seulement par l'entremise de vingt d�put�s.� Ces paroles firent quelque impression sur la foule; mais bient�t elle pousse des cris de joie � la vue d'un canon que des hommes d�termin�s montaient sur leurs �paules jusque dans la salle des gardes, au sommet du grand escalier. Une porte r�siste encore: on la travaille � coups de hache. Au m�me instant, une voix crie: �Ouvrez!� Louis XVI avait d'abord compt� sur la troupe et sur ses fid�les gentilshommes pour garantir l'inviolabilit� de la demeure royale; mais, averti de moment en moment par des clameurs et des soubresauts furieux, il avait fini par se pr�senter lui-m�me au-devant de l'orage. Silence et respect: le flot populaire recula. Toule cette multitude avait bon coeur; elle voulait avertir la royaut�, lui montrer de quel c�t� �tait la force; elle ne tenait point � avilir le roi. L'�meute poussant l'�meute, hommes, femmes, enfants, se r�pandirent bient�t dans les appartements. Quel spectacle! Cette apparition de la mis�re arm�e sous le toit pompeux des souverains, au milieu des glaces, des marbres et des dorures, pr�sentait un contraste qui serrait le coeur. Ces brigands, comme on les nommait � la cour, ces sans-culottes, comme ils s'appelaient eux-m�mes fi�rement, ces malheureux �puis�s par le travail ou exalt�s par les privations et les souffrances.... Sire, voici votre peuple!--Cet homme faible, domin� par une femme et par un parti d'incorrigibles, ce pauvre aveugle qui ne sait o� appuyer sa main.... Peuple, voil� ton roi! Les tables des droits de l'homme furent plac�es en face de Louis XVI, qui occupait l'embrasure d'une fen�tre; la loi devant le roi. Les flots de citoyens se portaient, l'un apr�s l'autre, au-devant de lui: �Sanctionnez les d�crets, lui criait-on de toutes parts; chassez les pr�tres; choisissez entre Coblentz et Paris.� Louis XVI tendait la main aux uns, agitait son chapeau pour satisfaire les autres; mais sa voix ne pouvait dominer le tumulte. De nouvelles clameurs ayant demand� la sanction des d�crets, il r�pondit fermement: �Ce n'est ni la forme ni le moment pour l'obtenir de moi.� Le mot le plus dur de la journ�e fut dit par Legendre: s'adressant au roi, il l'appela �monsieur�, lui reprocha d'avoir toujours tromp� le peuple, d'�tre un perfide, et prof�ra des menaces inconvenantes. Louis XVI se contenta de r�pondre: �Je ferai ce que m'ordonnent de faire les lois et la Constitution.� Cette foule �tait orageuse, passionn�e, mais non malveillante; elle voulait que le roi donn�t un gage � la libert�. Un homme du peuple lui tendit un bonnet rouge au bout d'une pique; Louis XVI accepta le bonnet et s'en couvrit. La vue de ce signe d�magogique sur la t�te du roi produisit un effet immense: la foule sourit, elle �tait d�sarm�e. Apercevant alors une femme qui portait � son �p�e une cocarde tricolore, il demanda la cocarde et l'attacha au bonnet rouge. Cet acte de patriotisme enivra la foule qui se mit � crier: �Vive le roi! vive la nation!�--�Vive la nation!� r�pondit le roi en agitant son bonnet. Louis XVI, debout sur une banquette plac�e pr�s d'une fen�tre, �touffait de chaleur et de soif; un sans-culotte lui tendit une bouteille, en lui disant: �Si vous aimez le peuple, buvez � sa sant�.� Le roi prit la bouteille sans h�siter et but � la nation. Des applaudissements �clal�rent alors de toutes parts. Il y avait cinq heures que durait cette revue de l'opinion et de la mis�re parisienne; le roi �tait fatigu�; de grosses gouttes de sueur coulaient sous son bonnet rouge. L'Assembl�e avait enfin appris ce qui se passait aux Tuileries; c'est alors qu'arriv�rent deux ou trois d�putations de l'Assembl�e nationale. Elles furent accueillies avec des marques de respect et de confiance; la foule s'ouvrit pour leur livrer passage. Isnard et Vergniaud parl�rent successivement au peuple, et l'engag�rent � se retirer; puis trouvant le roi entour� de toute cette multitude arm�e, furieuse de n'avoir rien obtenu, et dont toute la fougue bruyante venait se briser contre l'impassibilit� d'un homme qui r�p�tait sans cesse: �Je ne peux pas.... ma conscience me le d�fend.... --Sire, n'ayez pas peur, lui dirent-ils.--Moi, craindre! r�pondit le roi; non, je suis tranquille;� puis saisissant la main d'un garde national: �Tiens, grenadier, mets ta main sur mon coeur, et dis s'il bat plus vite qu'� l'ordinaire.� P�tion survint vers six heures du soir et balaya d'un signe les tra�nards.--Ainsi se termina cette journ�e que les journaux royalistes du temps ne manqu�rent pas de repr�senter comme une journ�e de deuil et d'abomination. La violation du domicile royal leur parut un attentat; mais les r�volutionnaires leur r�pondaient: �L'Europe enti�re saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puisqu'il est encore plein de vie et de sant�, qu'il n'a pas m�me �t� press� par ceux qui l'entouraient; elle saura qu'il n'a point �t� avili ni contraint, puisqu'il n'a rien sign� ni promis. Quoiqu'il ait �t� pendant cinq heures � la discr�tion de vingt mille hommes, venus expr�s pour lui demander la sanction de deux d�crets salutaires, le roi n'a subi aucune violence. Le peuple venait faire ses repr�sentations � son d�l�gu�; il est maintenant tranquille et satisfait.� Qui sortait vainqueur de cette journ�e? �videmment le roi. A la force, il avait oppos� la patience, les droits que lui donnait la Constitution. On l'avait vu admirable de calme, de sang-froid, de courage. Il avait montr� un certain esprit d'�-propos; mais la difficult� restait toujours pendante entre lui et la nation. Lorsque le ch�teau fut rentr� dans le calme, la famille royale ne s'occupa qu'� compter les outrages et les plaies faites � son inviolabilit�; elle visita les boiseries endommag�es, les meubles d�truits, les glaces bris�es par le passage des barbares. Louis XVI mettait ses mains sur sa figure comme pour cacher l'humiliation que venait de subir la royaut�. Un voile de rougeur couvrait le visage enflamm� de la reine et un souffle de col�re gonflait son nez l�g�rement aquilin. Les familiers du ch�teau gardaient un silence abattu. On voyait sur le parquet les traces insolentes de gros souliers ferr�s. L'�meute avait laiss� �� et l� des vestiges de son passage, comme le torrent qui jette son �cume sur les bords. Le mouvement du 20 juin ne fut pas une insurrection, ainsi que l'ont dit avec une mauvaise foi �vidente les royalistes: il n'y eut de port� � la monarchie qu'une offense morale, et encore cette offense �tait-elle provoqu�e par les circonstances en face desquelles se trouvait alors le pays. Il fallait renverser les derni�res esp�rances de la monarchie et d�truire ce mur d'inviolabilit� derri�re lequel se cachait la trahison. Le tort de cette journ�e fut d'�tre l'ouvrage d'un parti; elle flatta l'amour-propre des Girondins dont le peuple demandait le retour au pouvoir. Aussi cette entreprise, quoique appuy�e sur des griefs s�rieux, provoqu�e par l'indignation qu'excitait dans le pays la longue r�sistance du roi, fut-elle d�pourvue de r�sultat. Les p�titionnaires n'obtinrent pas la sanction qu'ils demandaient, et le roi souffrit tout, mais n'accorda rien, ne promit rien. La royaut�, d�consid�r�e, poursuivie par les faubourgs jusque dans son palais des Tuileries, humili�e, non soumise, allait-elle se relever en se montrant � son peuple? Le sentiment, qui joue un si grand r�le dans les affaires humaines, n'�tait-il pas en sa faveur? La haine qu'on portait � la reine ne c�derait-elle point le terrain � la piti� pour la femme? Digne et touchante, n'avait-elle point oppos� au flot populaire la meilleure des d�fenses, son fils, le jeune dauphin, qu'elle serrait dans ses bras? Une occasion se pr�senta de sonder � cet �gard les dispositions de la multitude. Une f�te se pr�parait au Champ-de-Mars pour c�l�brer l'anniversaire du 14 juillet, le jour de la prise de la Bastille. En t�te du cort�ge militaire figurait le bataillon des Marseillais, arriv� � Paris le 20 juin. On les reconnaissait � leur teint bruni, � leur mine vaillante. Avant la journ�e du 20 juin, ils avaient envoy� � l'Assembl�e une adresse violente �sur le r�veil du peuple, ce lion g�n�reux qui allait enfin sortir de son repos.� Le jour de leur entr�e dans Paris, tout le faubourg Saint-Antoine, Santerre en t�te, s'�tait port� � leur rencontre. Le 14 juillet 1792, ils pass�rent devant l'estrade sur laquelle �tait plac�e la famille royale en criant: �Vive P�tion! P�tion ou la mort!� Le maire de Paris venait d'�tre destitu� de ses fonctions. Ce cri de _vive P�tion!_ �tait donc un reproche adress� au pouvoir ex�cutif. A peine si quelques voix faisaient entendre, comme un adieu � la monarchie expirante, le cri de _vive le roi!_ L'expression du visage de la reine �tait navrante. Ses yeux �taient ab�m�s de pleurs; la splendeur de sa toilette contrastait avec le cort�ge dont elle �tait entour�e: une haie de gardes nationaux la s�parait � peine de la masse compacte des citoyens arm�s de piques. Le roi se rendit � pied du pavillon sous lequel �tait la famille royale jusqu'� l'autel �lev� � l'extr�mit� du Champ-de-Mars. C'est l� qu'il devait une fois de plus pr�ter serment � la Constitution. Quelques gamins de Paris suivaient le roi en riant et en applaudissant. Sa t�te poudr�e se d�tachait au milieu de la multitude � cheveux noirs ou blonds; son habit brod� tranchait sur les v�tements des hommes du peuple qui se pressaient autour de lui et dont quelques-uns �taient fort d�penaill�s. Il redescendit les degr�s de l'autel de la Patrie, et, traversant de nouveau les rangs en d�sordre, il revint s'asseoir aupr�s de la reine et de ses enfants. �Depuis ce jour, dit m�lancoliquement Mme. de Sta�l, le peuple ne l'a plus revu que sur l'�chafaud.� VII Lenteur calcul�e des op�rations militaires.--Lafayette � la barre de l'Assembl�e.--Manifeste de Brunswick.--Enr�lements volontaires.--Arriv�e des f�d�r�s marseillais.--R�le de Danton.--Angoisses et d�couragement des chefs populaires.--Le 10 ao�t.--Une page du journal de Lucile.--P�rip�ties de la lutte.--Le roi se r�fugie dans l'Assembl�e l�gislative.--D�faite et massacre des Suisses.--Th�roigne et Sulcan.--R�solutions vot�es par les repr�sentants de la nation. Depuis l'ouverture de la guerre, les op�rations tra�naient en longueur. L'�lan national �tait comprim� par les craintes qu'inspiraient les sourdes manoeuvres des royalistes. Des hommes dont l'avenir fl�trira la m�moire appuyaient ouvertement � l'int�rieur les mouvements de l'�tranger. Louis XVI, de son ch�teau, tendait la main aux arm�es �trang�res; la nation se trouvait de la sorte entre une conspiration et une guerre, entre l'ennemi de l'int�rieur et celui de l'ext�rieur. La cour paralysait tous nos moyens d'attaque ou de d�fense. Les cadres de nos arm�es �taient vides ou mal remplis, nos fronti�res d�couvertes, nos places fortes d�pourvues. Il semblait que Louis XVI eut dit � la France: �Je te d�fends de vaincre!� Le pays n'�tait plus d'humeur � tol�rer une pareille situation; les lenteurs calcul�es des g�n�raux qui devaient marcher en avant furent attribu�es � la trahison et � l'influence du ch�teau. La d�ch�ance du roi �tait ouvertement r�clam�e par les d�partements, les feuilles publiques, les clubs et les sections: quelques citoyens engageaient charitablement Louis XVI � se d�mettre de la couronne et � rentrer dans la vie obscure pour laquelle il �tait n�. �Ce n'est qu'en France, avait dit Robespierre, que l'on force les gens � �tre rois malgr� eux.� Cette question de la d�ch�ance s'�leva bient�t jusqu'� l'Assembl�e nationale, o� elle fut soutenue par les Girondins. Vergniand et Brissot tourn�rent leurs batteries contre le ch�teau des Tuileries, o� si�geait la force de la coalition �trang�re. Ils accus�rent hautement Louis XVI de couvrir la ligue des rois contre la France. Les avis �taient d'ailleurs partag�s: les uns voulaient annuler la monarchie en la dominant, les autres voulaient la d�truire; ceux-ci craignaient une d�faite, et ceux-l� tremblaient dans la pr�vision d'une victoire trop compl�te. Le dimanche 22 juillet, on tira le canon d�s le matin; des charges d'artillerie continu�rent d'heure en heure pendant tout le jour. Les officiers municipaux � cheval, divis�s en deux bandes, sortirent � 10 heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux par un garde national une grande banni�re tricolore sur laquelle �tait �crit: _Citoyens, la patrie est en danger!_ Devant et derri�re le cort�ge roulaient plusieurs canons. De nombreux d�tachements de garde nationale et quelques piques les accompagnaient. Une musique appropri�e � ces tristes circonstances faisait entendre, de moment en moment, ses lugubres accords. Des amphith��tres �taient dress�s sur les places publiques pour recevoir les enr�lements volontaires. Une tente s'�levait, couverte de guirlandes et de feuilles de ch�ne, charg�e de couronnes civiques et flanqu�e de deux piques avec le bonnet de la libert�; le drapeau de la section, plant� en avant, flottait au-dessus d'une table pos�e sur deux tambours; le magistrat du peuple, avec son �charpe, enregistrait les noms des volontaires qui se pressaient en foule autour de l'estrade; les balustrades, les deux escaliers, le devant de l'amphith��tre �taient d�fendus par deux canons, et toute la place inond�e d'une jeunesse ardente qui venait offrir son sang � la patrie. Quelle diff�rence entre le concours enthousiaste de cette multitude et les sc�nes affligeantes que pr�sentaient sous l'ancienne monarchie les n�cessit�s du recrutement militaire! Il n'y avait ici d'autre racoleur que le d�vouement, et tout le monde voulait partir. Quelques vieux royalistes, t�moins de cette ardeur h�ro�que, disaient entre eux; �C'est bien; mais comment ces jeunes soldats feront-ils pour battre, maintenant qu'ils n'ont plus de nobles � leur t�te pour les commander?� Or, c'�tait le moment o� s'enr�laient comme volontaires les Hoche, les Championnet, les Marceau, les Kl�ber et tant d'autres qui ont fait la gloire de nos arm�es. Paris ne r�pondit pas seul au cri d'alarme. L'�lan de la province fut admirable. Les quatre-vingt-trois d�partements tressaillirent. Les f�d�r�s accouraient pour former le camp sous Paris. Tous �taient pleins d'ardeur; tous br�laient du d�sir de marcher vers la fronti�re. Ainsi, du peuple, rien � craindre; il fera son devoir. Ma�s en est-il de m�me de la part des g�n�raux? Lafayette quitta son corps d'arm�e et vint, le 28, � la barre de l'Assembl�e l�gislative, demander justice de la journ�e du 20 juin. Beaucoup parmi les d�put�s d�sapprouvaient hautement la violation du palais des Tuileries et les familiarit�s dont on avait us� envers le roi. Aussi un d�cret parut le 2l juin, d�fendant � aucune r�union de citoyens arm�s de se pr�senter � la barre de l'Assembl�e ni devant aucune autorit� constitu�e. Lafayette voulait qu'on all�t plus loin, qu'on poursuiv�t les coupables. L'attitude du g�n�ral fut aussi provocante que son intervention dans les affaires de l'�tat �tait insolite et dangereuse. Ce qu'il y avait de plus grave, c'est que cette d�marche �tait un sympt�me. Lafayette parlait au nom de ses compagnons d'armes, au nom de l'affection de ses soldats. O� en �tait-on si les hommes charg�s de fermer le passage � l'ennemi ne marchaient point d'accord avec la nation? L'Assembl�e sembla pourtant donner raison � Lafayette par une majorit� de 339 voix contre 231. Le pays avait perdu confiance dans ses repr�sentants; tous les pouvoirs publics se d�sorganisaient; le d�couragement �tait profond, quand, le 27 juillet, tomba sur Paris le foudroyant manifeste du duc de Brunswick. Une coalition formidable s'avan�ait, pr�c�d�e de menaces et de bravades. O France, tu es perdue, si tu n'appelles � toi toute ton �nergie! Je vois tes ennemis qui t'environnent de toutes parts; je vois les aigles des arm�es du Nord fondre sur ta t�te comme sur une proie certaine; je vois reluire les �p�es derri�re les �p�es et l'alliance des tyrans r�unis s'�tendre jusque par del� le Caucase. [Illustration: H�bert.] �coute plut�t ce que te dit le duc de Brunswick: �La ville de Paris et tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans d�lai au roi, de mettre ce prince en pleine et enti�re libert�, et de lui assurer, ainsi qu'� toutes les personnes royales, l'inviolabilit� et le respect auxquels le _droit de la nature et des gens_ oblige les sujets envers les souverains; Leurs Majest�s Imp�riale et Royale rendent personnellement responsables de tous les �v�nements, sur leurs t�tes, pour �tre militairement ch�ti�s, sans espoir de pardon, tous les membres de l'Assembl�e nationale, du _district_, de la municipalit� et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu'il appartiendra; d�clarent, en outre, Leurs dites Majest�s, sur leur foi et parole d'empereur et de roi, que si le ch�teau est forc� ou insult�, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage � Leurs Majest�s le roi, la reine et la famille royale, s'il n'est pas pourvu imm�diatement � leur s�ret�, � leur conservation et � leur libert�, elles en tireront une _vengeance exemplaire et � jamais m�morable, en livrant la ville de Paris � une ex�cution militaire et � une subversion totale, et les r�volt�s, coupables d'attentats, aux supplices gu'ils auront m�rit�s.�_ Le manifeste �tait dat� de Coblentz, le quartier g�n�ral des �migr�s. Plusieurs le crurent �man� des Tuileries. Eh bien! ce coup de foudre r�veilla la nation comme en sursaut. Ces menaces, bien loin de jeter la terreur dans les esprits, firent courir, d'un bout de la France � l'autre, un fr�missement de rage. --Qui ose nous parler ainsi? Ne sommes-nous pas cinq � six millions d'hommes en �tat de porter les armes; renvoyons la terreur � ceux qui veulent nous intimider. Tous debout! La R�volution �tant devenue une question d'existence nationale, la France lia ses armes � la d�fense des principes. Une id�e nouvelle soulevait le sein de la France, et c'est cette id�e qui la rendait indomptable. Les soup�ons augment�rent avec l'approche de l'ennemi; � chaque pas qu'on marquait en avant sur les fronti�res pour les d�fendre, on retournait la t�te derri�re soi, vers le ch�teau. La s�ret� int�rieure n'inqui�tait pas moins que la s�ret� ext�rieure. Les volontaires qui s'enr�laient sur les places publiques �taient abord�s par des citoyens au visage sombre: --O� courez-vous? leur disait-on. L'ennemi n'est pas sur la fronti�re, il est dans nos murs. Les Tuileries correspondent avec Coblentz; Coblentz a des intelligences avec toutes les cours �trang�res. Le centre des op�rations de l'ennemi �tant aux Tuileries, c'est l� qu'il faut porter d'abord vos forces et vos armes. Ce langage �tait r�p�t� dans les faubourgs. Robespierre exprimait dans son journal, le _D�fenseur de la Constitution_, les m�mes d�fiances: �D�j� une cour parjure se pr�pare � voler sous les drapeaux des tyrans de l'Europe. Voil� la situation o� nos ennemis nous ont plac�s; voil� notre cause; que les peuples de la terre la jugent! ou, si la terre est le patrimoine de quelques despotes, que le ciel lui-m�me en d�cide. Dieu puissant, cette cause est la tienne! D�fends toi-m�me ces lois �ternelles que tu gravas dans les coeurs; absous ta justice accus�e par le triomphe du crime et par les malheurs du genre humain, et que les nations se r�veillent du moins au bruit du tonnerre dont tu frapperas les tyrans et les tra�tres!� L'erreur de Lafayette et de son parti �tait de croire que l'on p�t alors faire la guerre, repousser l'ennemi, d�border sur son territoire par les seules forces de la discipline et de la vieille tactique militaire; non, il fallait l'enthousiasme, le feu sacr� de la R�volution. �Si le ch�teau est forc�,� disait le fameux manifeste: parole maladroite et imprudente! C'�tait d�signer au peuple de Paris le point sur lequel il devait frapper. Tout le monde voyait distinctement se former l'orage. Le 17 juillet, les f�d�r�s r�clamaient dans une audacieuse adresse � l'Assembl�e la suspension de Louis XVI et des poursuites contre Lafayette; quelques jours apr�s, Brissot demandait la d�ch�ance du monarque; le 3 ao�t, P�tion accusait le roi d'avoir conspir� contre le peuple et proposait l'abolition de la royaut�. Ainsi tout le monde �tait d'accord pour regarder le ch�teau comme l'obstacle supr�me au succ�s de nos armes; mais d'o� partirait l'�tincelle qui mettrait le feu � cette train�e de poudre?--De Marseille et des faubourgs de Paris. Le 30 juillet, Danton propose aux Cordeliers de signer la r�solution suivante: �La section du Th��tre-Fran�ais d�clare que, la patrie �tant en danger, tous les hommes fran�ais sont de fait appel�s � la d�fendre; qu'il n'existe plus ce que les aristocrates appelaient des citoyens passifs, que ceux qui portaient cette injuste d�nomination sont appel�s tant dans le service de la garde nationale que dans les sections et dans les assembl�es pour y d�lib�rer.� Notez que c'est aux Cordeliers et non aux Jacobins que Danton s'adresse. Pourquoi? Parce que, compos� d'hommes � lui, d'hommes d'action, le club des Cordeliers �tait bien son quartier g�n�ral. On attendait de Marseille cinq cents nouveaux f�d�r�s, choisis parmi les plus braves, �cinq cents hommes qui sussent mourir�. [Note: Lettre de Barbaroux] Ils arrivent sur Paris. Barbaroux et R�becqui vont les recevoir � Charenton. Les Marseillais sont aussit�t acclam�s, choy�s. Santerre, Marat, Danton, Camille Desmoulins et bien d'autres les f�tent, se disputent l'honneur de les faire asseoir � leur table. C'est vers ces rudes enfants du soleil et de la libert� que se tourne tout l'espoir de la nation. Cependant les chefs de l'opinion publique h�sitaient. Brissot et Vergniaud, quoique r�publicains, n'approuvaient point une entreprise � main arm�e contre le ch�teau; ils craignaient une d�route, les suites toujours effroyables d'une insurrection vaincue, la ruine de l'Assembl�e nationale, le r�tablissement de la vieille monarchie. De son c�t�, Robespierre se plongea dans la retraite: son oeil fixe n'envisageait pas sans crainte les cons�quences de la chute du roi. Tout lui semblait myst�re et t�n�bres derri�re ce tr�ne renvers�. A tout prendre, si les �v�nements n'avaient pas exig� ce dernier sacrifice � la R�volution, il e�t pr�f�r� s'en tenir � la Constitution de 91; mais la cour avait perdu la royaut�, et alors que faire? On raconte que Danton lui-m�me s'�tait retir� � Arcis-sur-Aube, d'o� il ne revint � Paris que le 9 ao�t. Ainsi la R�volution, tout en sachant bien qu'elle n'avait que des obstacles et des r�sistances � attendre de la part du pouvoir ex�cutif, tremblait devant l'id�e de le renverser. Un comit� insurrectionnel s'�tait form�; Barbaroux et Carra pr�paraient les voies au soul�vement. La cour, de son c�t�, se tenait en �tat de d�fense. Elle comptait avec raison sur une partie de la garde nationale, sur une garnison d�vou�e, sur les grilles, les murs, le pont-levis du ch�teau, dont la configuration ext�rieure n'�tait point du tout alors ce qu'elle est aujourd'hui. Une police secr�te s'�tait organis�e dans le cabinet des Tuileries; des rapports faits par des espions instruisaient la famille royale des mouvements et des propos de la ville. Voici l'un de ces rapports, dat� du 5 ao�t: �Le nomm� Nicolas, batelier sur le pont Saint-Paul, demeurant rue de la Mortellerie, � c�t� de la rue du Long-Pont, doit assassiner... (le nom est en blanc), � l'instigation de la Soci�t� des Amis des droits de l'homme.� Nous ne nous perdrons pas en conjectures sur l'objet du crime; il y a tout lieu de croire que la personne d�sign�e au poignard de ce fanatique �tait la reine. L'auteur du _Rapport_ d�signe ensuite �le sieur Fournier l'Am�ricain, demeurant rue de Mirabeau; le sieur Rossignol, demeurant rue Dauphine; le nomm� Nicolas la Pipe, fort du port, comme devant seconder les projets contre la famille royale et marcher � la t�te des f�d�r�s.� Les principaux traits de l'insurrection prochaine se trouvent esquiss�s dans ce rapport, quoique d'une mani�re un peu vague. L'espion assure que �les sieurs Santerre, Rossignol et Dijon distribuent chaque jour 800 francs au faubourg Saint-Marcel..., que le sieur Balzac, demeurant place de la Bastille, et le sieur Clin se sont promen�s le 6 au soir, du Louvre � la Gr�ve, par le pont Double et le faubourg Saint-Antoine, en criant qu'ils portaient le sabre pour mettre � bas les t�tes du roi et de la reine.� [Note: Cette pi�ce curieuse a �t� extraite par nous des cartons des Archives.] On voit par l� que la famille royale �tait pr�venue: elle avait d'ailleurs pris ses pr�cautions et faisait coucher dans l'int�rieur du ch�teau des gentilshommes arm�s jusqu'aux dents. Un instant elle se crut � la veille non-seulement de r�sister, mais de vaincre et de r�tablir ses pouvoirs abolis. Le 8, tout �tait en grande fermentation; les Tuileries ressemblaient � une place forte menac�e par des assaillants. Les nobles �taient accourus de toutes les provinces et remplissaient le ch�teau jusqu'aux combles. Des sabres, des �p�es, des pistolets, encombraient les corridors. La cour en m�me temps tramait le complot de transf�rer le corps l�gislatif � Rouen, o� il y avait une r�union de troupes suisses; mais les d�put�s s'y oppos�rent. Pour vaincre leur r�sistance, on insinua aux membres de l'Assembl�e que leur vie n'�tait pas en s�ret� � Paris. Ils refus�rent absolument de d�placer le si�ge de la repr�sentation nationale. D'un autre c�t�, Mme Roland, Barbaroux, Servan, d�courag�s par les lenteurs de l'insurrection ou pr�voyant une d�route, avaient form� le projet d'une R�publique du Midi dont Marseille serait le centre. C'est l� qu'ils comptaient se retirer en cas d'insucc�s. A Paris, on parlait ouvertement d'en finir avec le parti du roi. �Il s'agit de savoir, disaient les citoyens, s'il y a, oui ou non, une patrie et une Constitution. La France n'a pas le droit d'abdiquer sa nationalit�. Il faut couper cette main que la royaut� des Tuileries tend aux monarchies europ�ennes.� Les soup�ons d'intelligence avec l'�tranger, soup�ons qui ont �t� confirm�s depuis, �teignaient toute compassion dans le coeur des masses. Le 9 au soir, Danton jeta l'alarme aux Cordeliers: �Qu'attendez-vous? La Constitution est impuissante, l'Assembl�e nationale h�site; il ne vous reste plus que vous-m�mes pour vous sauver! H�tez-vous donc; car cette nuit m�me des satellites, cach�s dans le ch�teau, doivent faire une sortie sur le peuple et l'�gorger avant de quitter Paris, pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc vous-m�mes! Aux armes! aux armes!� Danton appuya ce discours d'un mouvement de t�te colossal et de gestes terribles; cet homme avait en lui du dogue et du lion; il aboyait et rugissait � la fois; sa main lev�e foudroyait le ch�teau. La multitude, appel�e � donner son avis, opina par des cris et par un tumulte effrayant. Un frisson d'armes courut de faubourg en faubourg. Quand le moment est venu de porter son intervention dans les destin�es de l'�tat, le peuple dont on veut �touffer la voix, le peuple vote � coups de canon. De part et d'autre, une d�claration de guerre en r�gle pr�c�da l'attaque et la d�fense. Il n'y eut point de surprise. La cour connaissait les pr�paratifs de l'insurrection; le peuple n'ignorait point les manoeuvres de la cour. Dans la nuit du 4 au 5 ao�t, on avait fait venir de Courbevoie au ch�teau des Tuileries les bataillons des Suisses. Ces soldats �trangers �taient ceux sur la fid�lit� desquels la famille royale pouvait le mieux s'appuyer. De son c�t�, la mairie venait de faire distribuer des cartouches aux Marseillais. Ainsi une collision �tait imminente. Le 10 ao�t, � minuit, le tocsin sonna. Le premier coup de cloche partit du district des Cordeliers o� �taient les Marseillais. C'est sur eux qu'on comptait pour former la t�te du mouvement. Qui dira les angoisses de cette nuit sinistre? La plupart des r�volutionnaires connus jouaient leur t�te sur un coup de d�. Comment, � distance des �v�nements, d�crire l'inqui�tude, les transes de leurs m�res, de leurs enfants, de leurs femmes? Un document pr�cieux nous vient en aide. Lucile Desmoulins tenait pour elle-m�me un _Journal_ �o� elle se racontait les impressions de son �me�. Citons l'une des pages les plus �mouvantes et les plus na�ves qui soient jamais sorties de la plume d'une femme: �Qu'allons-nous devenir, s'�crie-t-elle, � mon pauvre Camille? Je n'ai plus la force de respirer... Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes, sauve donc des hommes qui sont dignes de toi!... Nous voulons �tre libres; � Dieu, qu'il en co�te!... Le 8 ao�t, je suis revenue de la campagne; d�j� tous les esprits fermentaient bien fort. Le 9, j'eus des Marseillais � d�ner; nous nous amus�mes assez. Apr�s le d�ner, nous f�mes tous chez M. Danton. La m�re pleurait; elle �tait on ne peut plus triste; son petit avait l'air h�b�t�; Danton �tait r�solu; moi, je riais comme un folle. Ils craignaient que l'affaire n'e�t pas lieu: quoique je n'en fusse pas du tout s�re, je leur disais qu'elle aurait lieu. �Mais peut-on rire ainsi?� me disait Mme Danton. �H�las! lui dis-je, cela me pr�sage que je verserai bien des larmes ce soir.� Il faisait beau; nous f�mes quelques tours dans la rue; il y avait assez de monde. Plusieurs sans-culottes pass�rent en criant: Vive la Nation! Puis des troupes � cheval; enfin des troupes immenses. La peur me prit: je dis � Mme Danton: �Allons-nous-en.� Elle rit de ma peur; mais � force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis � sa m�re: �Adieu; vous ne tarderez pas � entendre le tocsin...� �Arriv�s chez Mme Danton, nous la trouv�mes fort agit�e. Je vis que chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. O Dieu! je m'enfon�ai dans l'alc�ve, je me cachai avec mes deux mains et me mis � pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse et dire tout haut � Camille que je ne voulais pas qu'il se m�l�t de tout cela, je guettai le moment o� je pouvais lui parler sans �tre entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'�tait expos�. Fr�ron avait l'air d'�tre d�termin� � p�rir. �Je suis las de la vie, disait-il, je ne cherche qu'� mourir.� A chaque patrouille qui venait, je croyais les voir pour la derni�re fois. J'allai me fourrer dans le salon qui �tait sans lumi�re, pour ne point voir tous ces appr�ts... Nos patriotes partirent; je fus m'asseoir pr�s du lit, accabl�e, an�antie, m'assoupissant parfois; et lorsque je voulais parler, je d�raisonnais. Danton vint se coucher; il n'avait pas l'air fort empress�, il ne sortit presque point. Minuit approchait; on vint le chercher plusieurs fois; enfin il partit pour la Commune; le tocsin des Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baign�e de larmes, � genoux sur la fen�tre, cach�e dans mon mouchoir, j'�coutais le son de cette fatale cloche... �Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de mauvaises nouvelles; je crus m'apercevoir que leur projet �tait d'aller aux Tuileries; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais m'�vanouir. Mme Robert demandait son mari � tout le monde. �S'il p�rit, me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de ralliement! si mon mari p�rit, je suis femme � le poignarder.� Camille revint � 1 heure; il s'endormit sur mon �paule... Mme Danton semblait se pr�parer � la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle �coute, p�lit, se laisse aller et s'�vanouit... Jeannette criait comme une bique. Elle voulait rosser la M. V. Q., qui disait que c'�tait Camille qui �tait la cause de tout cela. Nous entend�mes crier et pleurer dans la rue; nous cr�mes que tout Paris allait �tre en sang... Cependant on vint nous dire que nous �tions vainqueurs. Mais les r�cits �taient cruels. Camille arriva et me dit que la premi�re t�te qu'il avait vue tomber �tait celle de Suleau. Robert avait eu sous les yeux l'affreux spectacle des Suisses qu'on massacrait... Le lendemain, 11, nous v�mes le convoi des Marseillais... Le 12, en rentrant, j'appris que Danton �tait ministre.� Ainsi les larmes des femmes se m�laient � la col�re du peuple, comme les gouttes de pluie au grondement du tonnerre. Aux approches du 10 ao�t, Marat, libre depuis quelque temps, rentra dans son souterrain. D�sign� d'avance � tous les coups de la r�action, dans le cas o� la cour l'emporterait, il n'avait ni gr�ce ni merci � esp�rer. L'issue de la lutte lui semblait douteuse; les cons�quences pouvaient �tre mortelles pour la libert�: les privil�ges, en se renversant, avaient r�pandu �� et l� bien des col�res; les amours-propres offens�s, les int�r�ts d�chus allaient-ils se rallier autour du tr�ne dans un dernier espoir de succ�s et de vengeance? Les f�d�r�s, mal arm�s, mal disciplin�s, �taient-ils de taille � se mesurer avec de vieilles troupes exerc�es au m�tier des armes? Dans la soir�e du 9, Marat �tait particuli�rement triste. Une main, sans doute connue, frappa trois coups contre la porte du caveau; Marat leva la t�te avec d�fiance; alors une voix de femme, douce et claire: �Ouvrez, Marat, c'est moi.� Il ouvrit. Une jeune fille blonde, svelte et jolie, entra avec un petit sourire aux l�vres. Elle portait � son bras un panier en jonc gonfl� de quelques provisions de bouche, du riz, des fruits secs et une bouteille de caf� � l'eau: c'�tait le souper du proscrit. Marat avait eu peu de rapports dans sa vie avec les femmes. Celle-ci �tait la com�dienne Fleury; l'Ami du peuple l'avait connue � Versailles; pauvre fille, abandonn�e au th��tre d�s ses plus jeunes ann�es, elle avait beaucoup ri et beaucoup souffert; il lui en restait une piti� intarissable pour les malheureux. Mme Fleury trouvait un charme triste et doux � venir de temps en temps d�faire son masque de th��tre, ce masque rose et joyeux, sous lequel il y avait des larmes, aupr�s du masque de fer de Marat. Opprim�e sous le fardeau du m�pris qui s'attachait � la profession, cette actrice h�tait de tous ses voeux le d�nouement d'une r�volution juste, raisonnable et humaine, qui devait bannir du monde tous les pr�jug�s. Marat lui demanda des nouvelles de la ville. Paris ne remuait pas encore. --C'est fini, dit-il, notre cause est perdue. Je vais partir pour Marseille avec Barbaroux; nous irons planter ensemble des oliviers, et nous consoler, au sein de la nature, de l'ingratitude et de la b�tise des hommes. Puisqu'ils tiennent � �tre esclaves et � baiser la verge qui les fouette, nous les laisserons � leur servitude.� Et il frappait du pied la terre, et il se promenait de long en large sous les vo�tes moines du souterrain, en proie � une horrible agitation. Que se passait-il au dehors? Le tocsin sonnait dans tout Paris. Les faubourgs descendirent lentement. Au petit jour, on battit la g�n�rale. L'arm�e de l'insurrection s'�branla. L'avant-garde se composait de cinq cents f�d�r�s marseillais [Note: L'attitude de ces Marseillais, d'apr�s le t�moignage de tous les contemporains, �tait vraiment admirable. La R�publique, form�e depuis longtemps dans le coeur des Phoc�ens par l'exercice des libert�s municipales, jaillit, pour ainsi dire, en bloc sous l'influence de la R�volution. �On distinguait, raconte Robespierre dans son journal, l'immortel bataillon de Marseille, c�l�bre par ses victoires remport�es dans le Midi. Cette l�gion �galement imposante par le nombre, par la diversit� infinie des armes, et surtout par le sentiment sublime de la libert� qui respirait sur leurs visages, pr�sentait un spectacle qu'aucune langue ne peut rendre.� O Marseille, Marseille, si Paris est la t�te de la France, tu en es le coeur!] et de trois cents f�d�r�s bretons. Derri�re eux venait une masse arm�e de piques et de fusils. Des hommes de toutes classes, ouvriers et bourgeois, marchaient � l'assaut des Tuileries. Il est 9 heures du matin, les deux partis, celui de la cour et celui de l'insurrection, sont en pr�sence; les bouches � feu sont point�es de part et d'autre; les r�giments suisses (1330 hommes) se rangent en bataille derri�re les grilles du ch�teau. Quelques bataillons de la garde nationale, entre autres celui des Filles-Saint-Thomas, se tiennent immobiles avec de l'artillerie. Le combat va commencer. C'est alors qu'on put juger des dangers de l'entreprise et que les assaillants virent combien il serait difficile d'enlever cette forteresse de la royaut�. Leur courage n'en fut point �branl�. La lutte s'engage. Le ch�teau se d�fend; les boulets trouent le front des colonnes insurg�es; la fusillade abat de part et d'autre un assez grand nombre de combattants. Les citoyens, parmi lesquels on comptait beaucoup d'anciens militaires, reculent et reviennent � la charge avec une intr�pidit� terrible. On ignorait au dehors ce qui se passait dans l'int�rieur des Tuileries. Mal conseill�, le roi s'�tait montr� dans les cours aux gardes nationaux: il avait �t� accueilli par les cris de _vive la nation_! La d�fection faisait � chaque instant des progr�s. Mandat, auquel avait �t� confi�e la d�fense du ch�teau, venait d'�tre massacr�. Roederer accourt: --Sire, dit-il au roi, Votre Majest� n'a pas cinq minutes � perdre; il n'y a de s�ret� pour elle que dans l'Assembl�e nationale. Il ajouta que tout Paris s'avan�ait contre le ch�teau et que la r�sistance �tait impossible. La reine h�sitait; elle comptait encore sur les forces qui l'entouraient, sur la vieille �p�e des gentilshommes. --Marchons! dit le roi. Il sortit avec toute la famille royale et traversa � pas lents le jardin des Tuileries jonch� de feuilles mortes. Au moment o� Louis XVI quitta le ch�teau, on �tait au fort de l'action: arriv� dans le plus grand d�sordre � la salle du Man�ge, il se pla�a sous la sauvegarde de l'Assembl�e nationale. L'infortune de cet homme qui n'avait pas su conserver le pouvoir toucha les coeurs. Chabot fit n�anmoins observer que la Constitution d�fendait de d�lib�rer devant le roi; un d�cret d�cide que Louis XVI et sa famille passeront dans la loge du logographe. Lorsqu'il est entr� dans cette loge, les officiers g�n�raux suisses demandent � Sa Majest� quels ordres elle veut leur donner: --_Retournez � votre poste et faites votre devoir_, r�pond froidement Louis XVI. En maintenant la r�sistance du ch�teau, du fond de sa retraite, le roi couvrait sa t�te et se m�nageait en m�me temps les chances d'une victoire. --Nous allons revenir, avait dit de son c�t� la reine � l'une de ses femmes. Donc on esp�rait encore; donc, tout en demandant asile au toit sous lequel si�geait la souverainet� nationale, on comptait bien rentrer victorieux dans le ch�teau. Ce calcul amena tous les malheurs de la journ�e. L'orage qui grondait sur les Tuileries retentissait jusque dans la salle o� l'Assembl�e nationale tenait ses s�ances. Les vitres cr�pitaient sous le sifflement des balles, les pierres craquaient, les portes s'�branlaient; on e�t dit un vaisseau agit� par la temp�te. Le bruit courut que les Suisses, profitant d'un semblant de victoire, marchaient vers le Man�ge. Ils venaient, disait-on, enlever le roi, d�truire la repr�sentation nationale. Ce bruit �tait-il tout � fait d�pourvu de fondement? On sait aujourd'hui que telle �tait l'intention de quelques officiers de ce corps. La fusillade semblait se rapprocher de moment en moment. On crut un instant que le feu �tait dirig� sur la salle des s�ances. Les d�put�s se montr�rent ce jour-l� dignes du mandat qui leur �tait confi�. En face du danger, la repr�sentation nationale tout enti�re se leva, jura avec des �lans d'enthousiasme de mourir � son poste. [Illustration: L'abb� Sicard, instituteur des sourds-muets.] On aurait pu croire que la fuite du roi allait suspendre les hostilit�s. Abandonn�s de celui pour lequel ils se battaient, les Suisses ne consentiraient-ils point � d�poser les armes? Ceux qui raisonnaient ainsi comptaient sans la toute-puissance qu'exerce sur de vieilles troupes la discipline militaire. Apr�s le d�part du roi, la lutte recommen�a de part et d'autre, furieuse, acharn�e. Ces soldats en habit rouge combattaient pour l'honneur du drapeau, pour ex�cuter l'ordre que leur avait transmis Louis XVI: �Faites votre devoir.� Avec un h�ro�sme digne d'une meilleure cause, ils tinrent jusqu'au bout et se firent massacrer. L'Assembl�e attendait, en proie � une extr�me anxi�t�, des nouvelles du dehors, quand le procureur g�n�ral Roederer annon�a que _le ch�teau �tait forc�_. Le dernier espoir de la monarchie s'�vanouissait. Alors le roi avertit le pr�sident qu'il venait de faire donner l'ordre de cesser le feu. N'�tait-il pas bien tard? Que faisait-il d'ailleurs, au milieu d'�v�nements si graves, celui dont la couronne tombait en poussi�re? Il mangeait. Cette journ�e fut une des plus sanglantes de la R�volution. Des contemporains �valuent � plus de quatre mille le nombre des morts. Les abords des Tuileries pr�sentaient un spectacle affreux. Les bras manquaient pour emporter les cadavres; ils furent trouv�s, le lendemain, tout couverts de mouches et d�j� dans un �tat de d�composition tr�s avanc�. Quand les bataillons, �claircis par un feu meurtrier, rentr�rent dans les faubourgs � la nuit, il manquait �a et l� un p�re, un �poux, un fr�re; le deuil voilait l'�clat et la joie de la victoire, comme un cr�pe jet� sur un drapeau. Ne devait-on point s'attendre � des repr�sailles? Il y en eut de tr�s regrettables. Les Suisses et quelques vieux serviteurs de la cour furent cruellement immol�s. Mais en revanche on cite de beaux traits d'humanit�. L'un des vainqueurs am�ne � la barre de l'Assembl�e un Suisse qu'il vient d'arracher � la mort, l'embrasse et s'�vanouit. Puis revenant � lui-m�me: --Il me faut une vengeance. Je prie l'Assembl�e de me laisser emmener ce malheureux: je veux le loger et le nourrir. Un acte tout � fait inexcusable, parce qu'il eut lieu avant la bataille, fut le meurtre de Suleau. Quelque temps avant l'attaque du ch�teau, Th�roigne avait annonc� le projet d'enr�ler sous ses ordres deux mille piques. Le 10 ao�t, au point du jour, elle se trouva sous son costume d'amazone sur la terrasse des Feuillants, o� l'on venait de conduire des prisonniers. Quelques gardes nationaux du parti de la cour, instruits des �v�nements qui se pr�paraient, avaient aussi pris les armes. Une de ces fausses patrouilles fut arr�t�e. Onze prisonniers sur vingt-deux, ayant �t� plac�s dans une salle s�par�e, trouv�rent le moyen de se sauver, en sautant par la fen�tre, dans un jardin dont ils s'ouvrirent les issues. Parmi ceux qui n'avaient pu s'�vader, on remarquait un jeune homme d'un ext�rieur �l�gant, en bonnet de police et en uniforme de garde national. C'�tait Suleau: �crivain royaliste, il s'attachait particuli�rement � tourner en ridicule les personnages de la R�volution. L'un des plus furieux agents de l'aristocratie, r�dacteur d'une feuille intitul�e les _Actes des ap�tres_, il adressait chaque jour � Th�roigne de ces injures �crites qu'une femme n'oublie ni ne pardonne. [Note: Elle avait contre lui un autre grief. Suleau avait publi� � Bruxelles le _Tocsin des rois_, un journal qui combattit la R�volution des Pays-Bas, et dans lequel la ville de Li�ge �tait sans cesse insult�e.] Le hasard voulut que le nom de ce pamphl�taire f�t prononc� devant elle: --Quoi! c'est Suleau! Et courant droit � son ennemi: --Ah! c'est vous, s'�crie Th�roigne, qui me calomniez ainsi! Ah! je suis vieille! ah! je suis laide! ah! je suis la ma�tresse de Populus! En disant ces mots, elle l�ve le sabre nu; son oeil �tincelle; une sombre et subite vengeance couvre son visage d'un voile de feu. Suleau oppose une r�sistance intr�pide; il arrache une arme des mains de ceux qui veulent l'�gorger, mais au m�me instant Th�roigne le pr�vient; d'un bond furieux, elle se pr�cipite sur son adversaire et lui plonge son sabre en pleine poitrine. Il tombe. Ceci fait, Th�roigne court � l'assaut des Tuileries o� elle se distingue par sa bravoure et obtient, malgr� son sexe, un grade militaire. Th�roigne s'�tait d'abord attach�e au parti des Jacobins; mais Robespierre ayant dit �que la femme devait demeurer gardienne des vertus domestiques et r�server pour le foyer sa douce influence�, Th�roigne d�clara qu'elle _lui retirait son estime_. Elle appartenait maintenant � la Gironde. Une autre femme se montra vraiment h�ro�que. Sous le feu, sous une gr�le de balles, la fougueuse Rose Lacombe fut bless�e au poignet d'un �clat d'obus; les Marseillais, �merveill�s de son courage, lui d�cern�rent apr�s la victoire une couronne civique. Retournons � l'Assembl�e l�gislative. Ses membres montr�rent plus de r�solution qu'on ne pouvait en attendre de leur conduite depuis le 20 juin. La grande majorit� �tait royaliste; mais il y a tel moment dans l'histoire des Assembl�es o� les �v�nements s'imposent aux majorit�s elles-m�mes. Au nom d'une commission extraordinaire cr��e tout expr�s pour d�lib�rer sur la gravit� des circonstances, Vergniaud proposa la suspension du pouvoir ex�cutif, un d�cret pour donner un gouverneur au prince royal, l'installation du roi et de sa famille au Luxembourg, la convocation d'une Assembl�e nouvelle qui s'appellerait la Convention. Le peuple voulait la d�ch�ance; mais la L�gislative d�cida qu'elle �tait li�e par la Constitution et qu'� la Convention nationale seule appartenait le droit de se prononcer sur la forme du gouvernement. Les Girondins Roland, Servan et Clavi�re furent rappel�s � leurs anciennes fonctions minist�rielles; mais ne fallait-il point au pouvoir un homme qui personnifi�t l'insurrection victorieuse? Tous les regards se tourn�rent vers Danton. Le lendemain, Danton couchait � l'h�tel du ministre de la justice, et Louis XVI � la tour du Temple. Le 10 ao�t a �t� diversement jug�. Ceux qui repr�sentent la prise du ch�teau comme le triomphe de la vile multitude se trompent ou veulent nous tromper. Presque tout Paris marcha, et parmi ceux qui ne prirent point une part directe au mouvement, beaucoup y consentirent. La royaut� avait fait son temps; elle �tait un obstacle � l'essor de la d�fense nationale. Une seule question; si Louis XVI e�t triomph� le 10 ao�t, les �trangers ne seraient-ils point accourus jusqu'� Paris? n'y auraient-ils point r�tabli l'ancien r�gime, un despotisme d'autant plus odieux qu'il e�t �t� impos� par les ba�onnettes prussiennes et autrichiennes? Mme de Sta�l elle-m�me, une royaliste constitutionnelle, r�pond: �Il est possible que les choses fussent arriv�es � cette extr�mit�.� Le 10 ao�t fut donc un jour de d�livrance. Ma�tresse de ses destin�es, responsable de ses actes, oblig�e de vaincre ou de mourir, la France, dans cette m�morable journ�e, br�la le vaisseau de la royaut� pour sauver le territoire national. La stricte discipline militaire, le point d'honneur, un malentendu, d'aveugles vengeances, amen�rent de part et d'autre l'effusion du sang. La conscience en g�mit; mais ne faut-il pas aussi envisager la situation tout enti�re? Le tr�ne ne fut pas renvers�, comme on l'a dit, par une faction; il fut broy� entre les rivalit�s terribles des classes nouvellement affranchies qui se disputaient le terrain. Sans le 10 ao�t, il n'y e�t point eu de R�volution, car il n'y e�t point eu de justice ni d'�galit� entre les citoyens libres. La guerre confi�e aux mains des constitutionnels aurait manqu� de d�termination et d'�nergie: en jetant un sceptre rompu entre Paris et Coblentz, les hommes du mouvement couvrirent la France contre l'�tranger frapp� de tant d'audace. Toutes ces vues �taient alors confuses et envelopp�es; mais elles se d�gag�rent apr�s la victoire. VIII Direction nouvelle imprim�e � la guerre.--La Commune de Paris.--Sa lutte avec l'Assembl�e l�gislative.--Marat � l'H�tel de Ville.--Qui l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Cr�ation du tribunal r�volutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au massacre des royalistes. Elles s'avancent sur Paris, ces hordes du Nord, portant la d�vastation et le carnage. Aux armes! Peuple fran�ais, l�ve-toi! La monarchie, en s'�croulant, l�guait � la France une situation lamentable: la fortune publique an�antie; un papier-monnaie qui, de jour en jour, mena�ait de s'�vanouir; nos fronti�res d�garnies; nos ann�es livr�es au d�couragement, conduites par des chefs peu s�rs et battues partout; l'ennemi ma�tre d'une de nos meilleures places fortes; l'administration sans nerf et le gouvernement sans vigueur; toutes les forces du pays inactives ou d�sorganis�es, l'indiff�rence dans les coeurs, la corruption dans les consciences, telles �taient les cons�quences du syst�me de monarchie constitutionnelle qu'on avait voulu essayer � la nation. L'�nergie seule, une �nergie colossale, pouvait sauver le pays, dans des circonstances si critiques. Le peuple, �voqu� par le canon du 10 ao�t, se leva tumultueusement pour d�fendre la R�volution ou mourir. Cette forte race celtique ne conna�t que le devoir farouche; attach�e au sol par toutes les myst�rieuses sympathies de sa nature, elle verse sur la terre nationale ou sa sueur ou son sang. L'ennemi, je veux dire Louis XVI, �tant tomb� � l'int�rieur, tous les yeux se tourn�rent avec tous les bras vers l'ennemi ext�rieur. L'une des cons�quences imm�diates du 10 ao�t fut, en effet, de changer le syst�me de la guerre contre l'�tranger. Danton, l'homme de la temp�te, avait �t� port� au minist�re; avec lui, la force pl�b�ienne venait de faire irruption dans le gouvernement. Son premier soin fut de pr�parer une r�sistance gigantesque. Danton, ce Cerb�re de la R�volution, jura de d�fendre contre l'ennemi l'entr�e de la France: il le lit avec des fureurs et des aboiements sublimes: �Le pouvoir ex�cutif provisoire, dit-il le 28 ao�t � la tribune de l'Assembl�e nationale, m'a charg� d'entretenir l'Assembl�e des mesures qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en ministre du peuple, en ministre r�volutionnaire. L'ennemi menace le royaume; mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de l'Assembl�e n'avaient pas contrari�, par erreur, les op�rations du pouvoir ex�cutif, d�j� l'arm�e, remise � Kellermann, se serait concert�e avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont exag�r�s. Il faut que l'Assembl�e se montre digne de la nation. C'est par une convulsion que nous avons renvers� le despotisme, ce n'est que par une grande convulsion nationale que nous ferons r�trograder les despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simul�e de Lafayette; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire au peuple qu'il doit se pr�cipiter en masse sur les ennemis. Telle est notre situation, que tout ce qui peut mat�riellement servir � notre salut doit y concourir. Comment les peuples qui ont conquis la libert� l'ont-ils conserv�e? ils ont vol� � l'ennemi et ne l'ont point attendu. Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait l'arriv�e des ennemis? Le peuple fran�ais a voulu �tre libre, il le sera. On mettra � la disposition des municipalit�s tout ce qui sera n�cessaire, en prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient � la patrie quand la patrie est en danger.� L'Assembl�e n'osa point se montrer sourde � ces vigoureux accents du patriotisme. Elle adopta la plupart des mesures que proposait Danton et que commandait la n�cessit�. Quels �taient ces moyens de d�fense nationale? Le pouvoir ex�cutif nommerait des commissaires charg�s d'exercer dans les d�partements l'influence de l'opinion. L'Assembl�e nationale devait de son c�t� en choisir d'autres dans ses membres, afin que la r�union des repr�sentants des deux pouvoirs produisit un effet plus salutaire et plus prompt. Chaque municipalit� serait autoris�e � prendre l'�lite des hommes bien �quip�s qu'elle poss�dait. Le gouvernement de la R�volution aurait le droit de faire des visites domiciliaires pour saisir les armes cach�es chez les particuliers. On soup�onnait qu'il y avait � Paris quatre-vingt mille fusils, en bon �tat, d�rob�s par la malveillance, au service de la patrie en danger. Ces mesures rigoureuses, arbitraires, n'�taient-elles point justifi�es par la gravit� tout exceptionnelle des circonstances? Un nouveau pouvoir �tait sorti de l'insurrection du 10 ao�t et de la victoire du peuple. La Commune de Paris fut avec le Comit� de salut public, qui s'�tablit plus tard, un des deux principaux organes de la R�volution. A peine �tait-elle install�e qu'elle joua tout de suite un r�le important et caract�ristique. C'est elle qui s'opposa d'abord � ce que Louis XVI f�t enferm� au Luxembourg, ch�teau peu s�r et d'o� l'�vasion �tait facile. La Commune lui assigna pour prison la tour du Temple, un vieux donjon, laid, massif, mais facile � garder. C'est l� qu'�tait autrefois le tr�sor de l'ordre des Templiers, d�truits par Philippe le Bel. On y d�posa la royaut� vaincue, ruine sur ruine. Cette Commune se composait d'�l�ments divers, mais en somme le parti des exalt�s y dominait. Tallien, l'orateur atrabilaire; Panis, ami de Robespierre, de Danton et de Marat, beau-fr�re de Santerre; Chaumette, �tudiant en m�decine et journaliste; H�bert, le _P�re Duchesne_ � l'�tat d'embryon; L�onard Bourdon, un p�dagogue qui r�vait l'application des lois de Lycurgue; Collot-d'Herbois, acteur et auteur dramatique siffl�; Billaud-Varennes, nature sombre et violente, tel �tait avec d'autres hommes peu connus le groupe qui tendait � se faire le centre de l'action r�volutionnaire. Marat lui-m�me, Marat, le Sim�on Stylite de la d�mocratie, �tait sorti de sa nuit, avait bris� la cha�ne qui l'attachait au pilier de sa cave et s'�tait un jour r�veill� en pleine lumi�re, couronn� de lauriers, assis sur un si�ge d'honneur � l'H�tel de Ville. Sans �tre pr�cis�ment membre de la Commune, il �tait admis aux s�ances comme _r�dacteur des �v�nements_ et exer�ait sur le conseil une influence incontestable. --Marat, disait le peuple des faubourgs, est la conscience de l'H�tel de Ville. Tant qu'il veillera, tout ira bien. Une lutte s'�tait engag�e d�s le d�but entre la Commune de Paris et l'Assembl�e l�gislative, sur le terrain juridique. Le 10 ao�t, on s'en souvient, avait fait de nombreuses victimes. Des veuves �plor�es, des orphelins venaient chaque jour demander la punition des Suisses qui avaient tir� sur le peuple, des tra�tres qui avaient attis� le feu de la guerre civile, des gentilshommes qui, par leur pr�sence et leurs discours, avaient fortifi� la r�sistance du ch�teau. Divers incidents ajoutaient � l'animosit� des citoyens contre les anciens partisans de la cour. Gohier avait lu son rapport sur les papiers trouv�s dans l'armoire de fer au 10 ao�t. En face de preuves �crites, de documents irr�futables, le moyen de nier qu'il n'y e�t un complot organis� contre la R�volution et contre les patriotes? L'une des pi�ces saisies dans cette cachette royale disait: �Nous avons voulu avancer la punition des Jacobins, nous ferons justice: l'exemple sera terrible.� Le 10 ao�t avait humili�, dispers� les chevaliers errants de la monarchie; les avait-il r�duits � l'impuissance, leur avait-il surtout enlev� les moyens de nuire et de conspirer? Pas le moins du monde. Ils �taient m�me d'autant plus dangereux qu'ils cachaient leurs armes et leurs sinistres desseins. �Il ne faut pas, disait un placard, il ne faut pas, par un respect superstitieux pour la Constitution, laisser paisiblement le roi et ses perfides conseillers d�truire la libert� fran�aise.� Le pouvoir ex�cutif avait ordonn� � la h�te des visites domiciliaires. On avait s�par� tant bien que mal l'ivraie du bon grain. Les arrestations avaient frapp� sur les deux classes les plus envenim�es contre la R�volution: le clerg� dissident et la noblesse. La n�cessit� imp�rieuse d'organiser � la fois la d�fense du territoire national et la s�ret� int�rieure du pays avait fait passer dans plus d'un cas sur les formes ordinaires de la loi. Les prisons �taient gorg�es. Qui ch�tiera les coupables? L'Assembl�e l�gislative penchait vers la cl�mence; la Commune de Paris r�clamait la vengeance. Danton saisit le joint: il fut pour la justice. D�s le 11 ao�t, il monte � la tribune et s'�crie: �Dans tous les temps o� commence l'action de la justice, l� doivent cesser les vengeances populaires. Je prends devant l'Assembl�e nationale l'engagement de prot�ger les hommes qui sont dans son enceinte; je marcherai � leur t�te et je r�ponds d'eux!� Cette justice, il la voulait prompte, s�v�re, impartiale. Mme Roland, dans ses _M�moires_, accuse Danton d'avoir n�glig� le minist�re de la justice pour celui de la guerre o� il allait sans cesse et cherchait � placer ses cr�atures. La v�rit� est que ce grand citoyen �tait alors partag� entre deux devoirs: d�livrer la France de l'invasion �trang�re et pr�venir le massacre des prisonniers par des jugements qui fussent de nature � calmer l'indignation publique. Il avait pour secr�taires Fr�ron et Camille Desmoulins. Tous les deux �taient surcharg�s de travail. Cent quatre-vingt-trois d�crets et des adresses aux d�partements sortirent en quelques jours du minist�re de la justice. Danton inspirait, dictait et n'�crivait pas. Tout fier d'�tre log� dans le palais des Maupeou et des Lamoignon, en sa qualit� de secr�taire g�n�ral, Camille �crivait alors � son p�re: �Malgr� toutes vos proph�ties, que je ne ferais jamais rien, je me vois mont� au premier �chelon de l'�l�vation d'un homme de notre robe, et loin d'en �tre plus vain, je le suis beaucoup moins qu'il y a dix ans, parce que je vaux beaucoup moins qu'alors par l'imagination, le talent et le patriotisme, que je ne distingue pas de la sensibilit�, de l'humanit� et de l'amour de ses semblables, que les ann�es refroidissent... La v�sicule de vos gens de Guise, si pleins d'envie, de haine et de petites passions, va bien se gonfler de fiel contre moi � la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune, et qui n'a fait que me rendre plus m�lancolique, plus soucieux, et me faire sentir plus vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les mis�res humaines.� Le p�re lui r�pond qu'il se r�jouirait de la nouvelle position de son fils, �si Camille ne la devait pas � une crise qu'il ne voyait pas encore finie, et dont il redoutait toujours les suites; qu'il pr�f�rerait peut-�tre le voir succ�der � la place paisible que lui-m�me occupait � Guise, plut�t qu'� la t�te d'un grand empire d�j� bien min�, bien d�chir�, bien d�grad�, et qui, loin d'�tre r�g�n�r�, sera peut-�tre, d'un moment � l'autre, ou d�membr� ou d�truit.� Ainsi les p�res, nourris dans les traditions de l'ancien r�gime, ne comprenant rien � ce qui se passait autour d'eux, aigris par l'�ge et se d�fiant des nouveaut�s, ils cherchaient � jeter de l'eau froide sur l'enthousiasme ou, si l'on veut, sur les illusions de la jeunesse. La question revenait sans cesse sur le tapis; quel tribunal jugera les Suisses, officiers et soldats, accus�s d'avoir tir� sur le peuple? L'Assembl�e l�gislative, par l'organe du d�put� Lacroix, proposait une cour martiale qui aurait �t� compos�e d'anciens officiers, peut-�tre m�me de f�d�r�s connaissant les devoirs et les exigences qu'impose la discipline militaire. La Commune repoussa cet avis et demanda l'installation d'un tribunal form� de commissaires pris dans chaque section, en un mot, des _juges cr��s pour la circonstance_. Un tel tribunal ne pouvait �tre qu'un tribunal de sang, et comme l'Assembl�e h�sitait � adopter cette mesure dont elle pr�voyait les cons�quences, la Commune r�solut d'exercer sur le pouvoir l�gislatif une pression dominatrice. L'un de ses membres les plus violents vient, le 17 ao�t, annoncer � la barre de l'Assembl�e nationale que le peuple est las de n'�tre point veng�, et que si rien n'est organis� pour assurer la punition des tra�tres, le tocsin sonnera � minuit, qu'on battra le rappel et que le peuple se fera justice lui-m�me. Une autre d�putation s'avance et dit: �Si avant deux ou trois jours les jur�s ne sont pas en �tat d'agir, de grands malheurs se prom�neront dans Paris.� L'Assembl�e ob�it et vote la cr�ation d'un tribunal extraordinaire. Toutefois elle oppose une digue (bien faible du reste) au torrent qui l'entra�nait. Inspir�e, dit-on par Marat, la Commune voulait que _le jugement se fit au moyen des commissaires pris dans chaque section_; l'Assembl�e d�cide au contraire que le peuple nommera un �lecteur par section et que ces �lecteurs nommeront les juges. Cette �lection au second degr� sur laquelle on comptait pour mod�rer le caract�re du tribunal n'exercera en d�finitive qu'une tr�s-l�g�re influence sur le choix des hommes. Osselin, d'Aubigny, Dubail, Coffinhal, P�pin-Deyrouette, Lullier, Lohier et Caillet de l'�tang sont �lus membres de cette cour improvis�e. Robespierre refuse de pr�sider une telle commission dont la justice ressemblait beaucoup trop � une vengeance. Il avait d�j� d�clin�, quelques mois auparavant, les fonctions odieuses d'accusateur public. Le nouveau tribunal n'�tait pas seulement redoutable par le caract�re des juges qui le composaient; il l'�tait aussi par les garanties qu'il enlevait � la d�fense: l'accus� n'avait que pendant douze heures communication de la liste des t�moins; le d�lai de trois jours entre le jugement et l'ex�cution �tait supprim�. Toutes ces dispositions terribles proclament assez haut l'�tat de crise dans lequel se trouvait alors le pays, menac� au dedans par les royalistes et au dehors par les arm�es �trang�res. L'approche du danger jetait d'ailleurs parmi les chefs la confusion des avis. Les uns voulaient attendre l'ennemi sous les murs de la capitale, les autres se retirer � Saumur. Danton s'exprime ainsi devant le Comit� de d�fense g�n�rale: [Illustration: Int�rieur de l'Abbaye aux journ�es de Septembre.] �Vous n'ignorez pas que la France est dans Paris; si vous abandonnez la capitale � l'�tranger, vous vous livrez et vous lui livrez la France. C'est dans Paris qu'il faut se maintenir par tous les moyens; je ne puis adopter le plan qui tend � vous en �loigner. Le second projet ne me parait pas meilleur. Il est impossible de songer � combattre sous les murs de la capitale: le 10 ao�t a divis� la France en deux partis, dont l'un est attach� � la royaut�, et l'autre veut la r�publique. Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extr�me minorit� dans l'�tat, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre. L'autre se refusera � marcher; il agitera Paris en faveur de l'�tranger, tandis que vos d�fenseurs, plac�s entre deux feux, se feront tuer pour le repousser. S'ils succombent, comme cela ne me para�t pas douteux, la perte de la France et la v�tre sont certaines: si, contre toute attente, ils reviennent vainqueurs de la coalition, cette victoire sera encore une d�faite pour vous; car elle vous aura co�t� des milliers de braves, tandis que les royalistes, plus nombreux que vous, n'auront rien perdu de leurs forces ni de leur influence. Mon avis est que, pour d�concerter leurs mesures et arr�ter l'ennemi, il faut _faire peur_ aux royalistes.� Le Comit�, qui comprend le sens cach� sous ces lugubres paroles, demeure constern�. �Oui, vous dis-je, reprend Danton, il faut leur faire peur...� Il sort. Faire peur aux royalistes, telle �tait la pens�e fixe de Danton; mais s'ensuit-il qu'il voul�t les frapper avec d'autres armes que celles de la loi? Toute sa conduite dans ces journ�es sinistres proteste contre une telle interpr�tation. �Que la justice des tribunaux commence, la justice du peuple cessera,� s'�crie-t-il encore une fois, le 18 ao�t, dans une admirable adresse � la nation. Elle commen�a, cette justice du tribunal exceptionnel. D�s le 19 ao�t, elle condamna; car juger alors c'�tait condamner; le 20, elle condamna; les jours suivants, elle condamnera. L'id�e du docteur Guillotin s'�tait faite cha�ne et fer; la hideuse machine travaillait avec rage. Et pourtant la s�v�rit� des supplices ne produisit point du tout l'effet qu'on en attendait. Chez les uns, ces ex�cutions excitaient la piti� pour les victimes; d'autres accusaient au contraire cette justice, si exp�dive qu'elle f�t, de marcher avec lenteur et de ne point frapper d'assez grands coups. La v�rit� est que Paris �tait livr� � toutes les transes de l'inqui�tude et ne savait � qui s'en prendre d'une situation aussi d�plorable. Cette situation, qui l'avait cr��e? �Vous, s'�crie l'historien anglais Carlyle, vous, �migr�s et despotes du monde!� Le moment �tait venu o� seules les mesures r�volutionnaires pouvaient sauver la France. L'Assembl�e l�gislative le comprit: elle d�cr�ta la s�questration des biens des �migr�s et l'expulsion dans quinze jours des pr�tres non-asserment�s. Vergniaud, qui certes n'�tait point cruel, voulait m�me qu'on d�port�t ces derniers � Cayenne. Entre l'Assembl�e et la Commune, la lutte �tait d'ailleurs in�gale. La monarchie constitutionnelle s'�tant �croul�e, la L�gislative survivait en quelque sorte � son mandat. Il n'en �tait point ainsi de la Commune; issue de la victoire du peuple, elle �tait dans toute sa jeunesse et dans toute sa force. Appuy�e sur les hommes d'action, elle avait la parole tranchante et imp�rieuse. Tallien s'exprime en ces termes, � la barre de l'Assembl�e nationale: �Les repr�sentants provisoires de la Commune, appel�s par le peuple dans la nuit du 9 au 10 ao�t pour sauver la patrie, ont d� faire ce qu'ils ont fait. C'est vous-m�mes, ajoute-t-il, qui nous avez donn� le titre honorable de repr�sentants de la Commune. Tout ce que nous avons fait, le peuple l'a sanctionn�; ce n'est pas quelques factieux, comme on voudrait le croire, c'est un million de citoyens. Nous avons s�questr� les biens des �migr�s, chass� les moines, les religieuses, livr� les conspirateurs aux tribunaux, proscrit les journaux incendiaires qui corrompaient l'opinion publique, fait des visites domiciliaires, fait arr�ter les pr�tres perturbateurs; ils sont enferm�s dans une maison particuli�re, et _sous peu de jours le sol de la libert� sera purg� de leur pr�sence._� L'Assembl�e s'�tonne de tant d'audace et se tait. Un incident accrut la force que la Commune puisait dans la gravit� des circonstances. Le tribunal extraordinaire, �pur� par l'�lection � deux degr�s, venait d'acquitter Montmorin, l'ex-ministre du roi, convaincu, disait l'acte d'accusation, _d'avoir dress� un plan de conspiration dont l'effet �clata le 10 ao�t_. Les faits �taient prouv�s; mais il fut absous _comme n'ayant pas agi m�chamment_. D'autres pr�venus furent �galement acquitt�s sous pr�texte que, s'ils _avaient coop�r� � des lev�es d'hommes_ pour allumer la guerre civile, ils ne l'avaient pas fait _� dessein de nuire_. Le peuple vit ces actes de mod�ration ou de faiblesse avec une fureur concentr�e. Qu'avait-on � attendre de la r�pression l�gale, si ce tribunal farouche, institu� en vue des circonstances, venait lui-m�me � mollir devant les grands coupables? Une sourde rumeur se r�pand dans Paris: �On �largit les royalistes; on va faire ouvrir les prisons. Nous sommes trahis.� Danton comprit le danger: il ordonna comme ministre de la justice la r�vision du proc�s. L'acte �tait sans doute arbitraire et ill�gal; mais n'�tait-ce point alors le seul moyen de d�sarmer la vengeance populaire, d'�carter le massacre suspendu sur la t�te des prisonniers royalistes, d'�viter, en un mot, une plus grande effusion de sang? Les d�sastres succ�daient aux d�sastres. Le 18 ao�t, Lafayette avait d�sert�, abandonnant son corps d'arm�e et lan�ant la fl�che du Parthe contre �ces factieux pay�s par l'ennemi, brigands avides de pillage,� qui avaient pris d'assaut les Tuileries. Le 22, la terrible Vend�e se soulevait au cri de: �Vive le roi!� Ces ferments de guerre civile �taient d'autant plus dangereux qu'ils se rattachaient � l'influence du clerg� r�fractaire sur les campagnes. La 23, Longwy avait succomb�; le g�n�ral autrichien Clairfait �tait entr� dans la place, livr�e, s'il faut en croire la rumeur publique, par les royalistes. Au milieu de toutes ces calamit�s, l'Assembl�e nationale tenait t�te � l'orage. Par son attitude � la fois �nergique et calme, elle inspirait aux autres la r�solution, qu'elle avait prise elle-m�me, de vaincre ou de s'ensevelir sous les ruines de la patrie. Des militaires avaient abandonn� Longwy; harass�s, couverts de poussi�re, furieux de leur fuite, ils se pr�cipitent dans l'enceinte de l'Assembl�e l�gislative. O� trouver ailleurs un drame plus �mouvant? --Nous �tions, dit l'un d'eux, dispers�s sur les remparts, ayant � peine un canonnier pour deux pi�ces; notre l�che commandant Lavergne ne se pr�sentant nulle part, nos armes ratant, point de poudre dans les bombes, que pouvions-nous faire? --Mourir, leur r�pondent les repr�sentants de la nation. A la nouvelle de la reddition de Longwy, la Commission extraordinaire avait fait afficher la proclamation suivante: �Citoyens, �La place de Longwy vient d'�tre rendue ou livr�e, les ennemis s'avancent. Peut-�tre se flattent-ils de trouver partout des l�ches ou des tra�tres. Ils se trompent: nos arm�es s'indignent de cet �chec et leur courage s'en irrite, Citoyens, vous partagez leur indignation; la Patrie vous appelle: partez!� Ils partirent. Un grand cri sortit de toutes les poitrines, le cri de _la Marseillaise_: �Aux armes! marchons!� Des armes, on n'en avait pas. Partez tout de m�me, h�ro�ques phalanges de la R�volution! Allez dire � toutes les nations �trang�res comment un peuple traverse les rangs ennemis sans souliers, sans pain, presque sans munitions; allez dire comment avec de mauvais canons et de mauvais fusils il culbute � la ba�onnette des arm�es aguerries, disciplin�es et brise le cercle de fer dans lequel voulait l'�touffer la coalition des rois! Allez dire que vous portez la victoire dans les plis de votre drapeau parce que ce drapeau n'est pas celui de la conqu�te, mais celui de la justice et de l'humanit�! Les �v�nements se pr�cipitent; chaque jour apporte des nouvelles alarmantes. Vergniaud annonce du haut de la tribune que l'ennemi s'avance et va fondre sur Paris, le ministre Roland d�clare qu'une vaste conspiration vient d'�tre d�couverte dans le Morbihan, Lebrun dit que la Russie se joint aux autres puissances coalis�es et qu'elle couvre de ses navires la mer Noire pour se rendre par les Dardanelles dans la M�diterran�e. La fureur, l'�pouvante, les r�solutions viriles ou sinistres se r�pandent dans toutes les �mes. Paris, tenu au secret, est visit�, fouill�, interrog�. On cherche partout des armes. Devant l'oeil clairvoyant d'une multitude effar�e, les maisons n'ont plus de secrets, les caves n'ont plus de t�n�bres. Des h�rauts � cheval embouchent la trompette d'alarme. Le tocsin sonne, les tambours battent, le canon tonne de moment en moment. Un grand drapeau noir flotte sur l'H�tel de Ville et porte dans ses plis ces mots fun�bres: �La patrie est en danger.� Danton grondait toujours comme la foudre; il revint � l'Assembl�e, et rendit compte des mesures prises par le gouvernement: �Il est bien satisfaisant, messieurs, pour les ministres d'un peuple libre, d'avoir � lui annoncer que la patrie va �tre sauv�e. Tout s'�meut, tout s'�branle, tout br�le de combattre. Vous savez que Verdun n'est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a jur� d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux fronti�res, une autre va creuser des retranchements, et la troisi�me, avec des piques, d�fendra l'int�rieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. C'est en ce moment, messieurs, que vous pouvez d�clarer que la capitale a bien m�rit� de la France enti�re; c'est en ce moment que l'Assembl�e nationale va devenir un v�ritable comit� de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous � diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous secondent dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de remettre ses armes soit puni de mort. Nous demandons qu'il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements; qu'il soit envoy� des courriers dans tous les d�partements pour les avertir des d�crets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie: pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace, et la patrie est sauv�e!� En temps de R�volution tout homme se r�sume dans un mot; Danton avait dit le sien: _l'audace!_ Ame de la d�fense nationale, g�nie de la guerre sacr�e, celle qui d�fend le territoire d'un peuple contre l'invasion �trang�re, il se montre partout, r�pand sur les multitudes sa parole br�lante; c'est le patriotisme fait homme. Qu'on tienne d'ailleurs compte d'un fait: par go�t, par temp�rament, par sa robuste constitution physique, Danton �tait de la race des paysans. Il avait avec la terre ces fortes et secr�tes attaches qui font les vrais coeurs fran�ais. Puisse sa conduite servir d'exemple aux hommes d'Etat qui se trouveraient un jour plac�s dans les m�mes circonstances! Il leur a montr� comment on sauve un peuple en d�cha�nant toutes les forces vives de la R�volution. Cependant l'ennemi avan�ait toujours. Le 2 septembre, les passants constern�s lisaient la proclamation suivante, qui couvrait les murs de la capitale: �Citoyens, �L'ennemi est aux portes de Paris: Verdun qui l'arr�te ne peut tenir que huit jours. Les citoyens qui la d�fendent ont jur� de mourir plut�t que de se rendre; c'est vous dire qu'ils vous font un rempart de leur corps. Il est de votre devoir de voler � leur secours. Citoyens, marchez � l'instant sous vos drapeaux: allons nous r�unir au Champ-de-Mars: qu'une arm�e de 60 000 hommes se forme � l'instant. Allons expirer sous les coups de l'ennemi ou l'exterminer sous les n�tres.� Cette proclamation �manait de la Commune de Paris. Plus d'espoir que dans la r�sistance d�sesp�r�e de la nation. Verdun venait de subir le m�me sort que Longwy. Cette sinistre nouvelle jette la capitale dans un �tat d'agitation et de d�lire. O France! � R�volution! On croit entendre le pas des arm�es prussiennes et autrichiennes en marche vers les murs de Paris. Tout est perdu, si une r�solution terrible, infernale, ne vient au secours de la patrie en danger. Quelques-uns des plus farouches sans-culottes, les lions de la Montagne, ne sont pourtant pas d'avis d'aller tendre le cou a l'ennemi; ils se retiront sombres et rugissants dans leurs tani�res. Leur dessein est arr�t� d'armer la nation d'�pouvante. Comme ces anciens peuples du Nord qui, avant de partir pour la guerre, immolaient des victimes humaines sur les autels d'Odin, avant de voler au-devant de l'ennemi, ils parlent ouvertement de consommer un grand et lugubre sacrifice. Ces sentiments n'�taient points partag�s par la jeunesse ni par les vaillants d�fenseurs de la nation. Chez eux, l'ardeur du patriotisme �teignait la soif de la vengeance. A chaque coin de rue �clataient des sc�nes d�chirantes: c'�taient les adieux des enfants, des fianc�s, des vieux parents, les larmes des femmes en voyant partir, le fusil au bras, les sauveurs de la France et de la R�volution. Quarante mille hommes sont r�unis au Champ-de-Mars. Le moment est venu de partir; ils embrassent une derni�re fois tous ceux qui leur sont chers. Ils marchent � l'ennemi au milieu des alarmes et des troubles d'une population exalt�e, bl�me de terreur et de vengeance: �Vous laissez, leur crie-t-on, vous laissez derri�re vous le pays livr� � des perfidies et � des manoeuvres t�n�breuses. Ce n'est pas en Champagne que sont nos plus dangereux ennemis; ils sont � Paris, dans les prisons. Si encore ces brigands ne mena�aient que notre existence; mais ils tendent la main aux Prussiens, afin d'�teindre la R�volution dans un �gorgement: il ne faut pas que les d�fenseurs de la patrie s'immolent sans immoler les tra�tres. Sang pour sang!� Le terrible cri: _Exterminons les tra�tres! Il faut en finir!_ vole de bouche en bouche; une esp�ce de rage s'empare des citoyens qui voient s'�loigner leurs fr�res. Danton se multipliait. A la tribune, au Champ-de-Mars, partout o� il y a besoin d'un encouragement, d'une parole de flamme, il est l�. Il secoue sa chevelure comme une crini�re. Ses traits heurt�s, sa voix tonnante, son froncement de sourcils mena�ant, son geste qui s'adresse � l'ennemi, comme si l'ennemi �tait pr�sent, tout en lui remue les grandes passions, les nobles sentiments, l'amour sacr� de la patrie. Il r�p�te sans cesse sa formule favorite, son cri de guerre: �De l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace!� Quelquefois il s'attendrit; il pleure: ce sont les larmes du lion. Plac� entre la victoire et l'�chafaud que lui pr�parent les royalistes, il ne s'occupe que de son pays. A ces �clats d'�loquence, au bruit haletant du tocsin, aux menaces de l'�tranger qui se croit d�j� dans nos murs, les faubourgs r�pondent par un soul�vement d'indignation. On se demande si des ennemis du bien public, qui, depuis quatre ans, ont attir� sur la France la famine, des dissensions int�rieures, la guerre, et qui appellent de tous leurs voeux l'invasion, on se demande, dis-je, si ces fl�aux vivants m�ritent que de braves gens aillent exposer leur vie pour les d�fendre. Est-il m�me prudent de conserver dans la place des auxiliaires aussi dangereux lorsque l'�tranger s'avance pour leur donner la main? La grande ville ne va-t-elle point �tre prise, comme on dit, entre deux feux, ou plut�t entre deux �gorgements? L'exasp�ration fut au comble quand on apprit que les royalistes enferm�s de par la loi profitaient de l'inviolabilit� dont les couvraient les murs de la prison pour afficher hautement leurs esp�rances, se livrer � des orgies scandaleuses et appeler la fureur de l'ennemi sur leurs juges. Qui ouvrirait leurs verrous? Une main �trang�re, et cette main, ils l'imploraient, ils la b�nissaient. On touchait �videmment � une vengeance populaire: de tels actes ne se justifient point; ils s'expliquent. C'est ce que nous avons essay� de faire. Une des grandes lois du r�gne animal est la lutte pour l'existence; c'est aussi celle des soci�t�s. A ce besoin d'�tre, elles immolent sans piti� tous les obstacles. La France de 92 voulait vivre, c'�tait son droit; en lui disputant ce droit, on la pla�ait dans l'inexorable n�cessit� de p�rir ou d'an�antir ses ennemis. IX Massacres de Septembre.--Le Comit� de surveillance.--La prison de l'Abbaye.--Le pr�sident Maillard.--Les jugements.--Journiac de Saint-M�ard.--Ce qui se passait dans l'int�rieur de la prison et devant le tribunal.--Royalistes acquitt�s.--Mme Cazotte et Mme de Sombreuil.--L'abb� Sleard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la responsabilit� des massacres?--R�le de Danton.--Marat seul ose justifier les journ�es de Septembre. L'aurore du 2 septembre �claire une ville morne et constern�e. L'�p�e est sur toutes les t�tes; un pressentiment orageux trouble les esprits et les consciences. C'est un dimanche. Vers les deux heures apr�s midi, le canon d'alarme du Pont-Neuf fait entendre trois coups, le tocsin sonne, et le tambour bat la g�n�rale dans toutes les sections de Paris. �Qu'est-il donc arriv�? demandent les citoyens sortis de leurs maisons. Les ennemis sont-ils � �pernay? Demain, seront-ils � nos portes?--Pas encore: mais il est un autre ennemi qu'il faut �craser; c'est sur celui-l� que tonne l'heure de la vengeance publique.� Un _Comit� de surveillance_ s'�tait organis�, pouvoir secret, sorte de Conseil des Dix, dictature anonyme et d'autant plus dangereuse qu'elle �tait irresponsable. Ce comit� se composait de quinze citoyens, dont les principaux �taient Sergent, Panis, Duplain et Jourdeuil; le matin du 2 septembre, ils s'adjoignirent six autres membres, parmi lesquels figurait Marat. Est-ce de ce Comit� que partit la direction des massacres? Il y a lieu de le croire; contre lui s'�l�vent des indices, des pr�somptions tr�s-fortes, mais de preuves mat�rielles, aucune. Massacre, quel mot terrible! Il faut pourtant reconna�tre que toute notre ancienne histoire de France est une s�rie de meurtres, une longue tra�n�e de sang. Il y eut le massacre des Albigeois et des Vaudois, le massacre de la Saint-Barth�lemy, le massacre des C�vennes, le massacre de M�rindol et bien d'autres que je passe sous silence. Quels exemples la monarchie de droit divin l�guait � la R�volution! Ces exemples atroces, le peuple de 92 eut sans doute tort de les suivre; mais si les rois, pour couvrir l'horreur de pareils actes, invoquaient le besoin de sauver le tr�ne et la religion, des hommes �gar�s par la fureur _du bien public_ n'avaient-ils point aussi pour excuse le besoin de sauver la patrie? Quoi qu'il en soit, le Comit� de surveillance si�geait � l'h�tel de ville, lorsque on y annon�a que des pr�tres r�fractaires venaient d'�tre arrach�s aux mains de la garde et mis � mort. On ajoutait que _le peuple_ (lisez quelques individus) mena�ait de se porter aux prisons. A cette nouvelle, le Comit� envoie aussit�t l'ordre aux diff�rents ge�liers de _sauver les petits d�linquants, les prisonniers pour rixe, les d�tenus pour dettes, mois de nourrice et autres causes civiles._ Ce triage fait, suivant l'expression de Marat, �afin que le peuple ne f�t pas expos� � immoler quelque innocent,� �tait-il vraiment un acte d'humanit�? Cette s�paration des d�tenus en petits d�linquants civils et en grands malfaiteurs politiques n'�tait-elle point tout au contraire de la part du Comit� un aveu de complicit� plus ou moins directe? N'�tait-ce point une mani�re de d�signer les tra�tres contre la R�volution � la vengeance des meurtriers? N'�tait-ce point dire: �Epargnez ceux-ci; tuez les autres�? L'horloge de l'H�tel de Ville a sonn� trois heures de l'apr�s-midi. Paris est morne, inquiet, constern�. Il y a du sang dans l'air. O� va ce groupe d'hommes � figures sinistres, arm�s de piques, de batous, de sabres et d'assommoirs? --Nous allons _nettoyer les prisons_, murmurent-ils d'une voix sombre. On a cru voir dans ce groupe les f�d�r�s du Midi. Rien n'est plus douteux. Les Marseillais, les vainqueurs du 10 ao�t, n'�taient point alors aux prisons; ils �taient aux arm�es; ils n'assassinaient point, ils se battaient. Quelques gar�ons bouchers, des marchands, des gens de toute profession, tel �tait le personnel de celle bande d'exterminateurs. Habitants du quartier, ils avaient �t� plusieurs fois insult�s, provoqu�s par les prisonniers royalistes qui leur criaient � travers les grilles de l'Abbaye: --Les Prussiens arrivent: mis�rables, vous serez tous pendus! C'est en effet sur la prison de l'Abbaye que se porta tout d'abord la col�re des meurtriers. En peu de temps, vingt-quatre d�tenus furent immol�s. Mais quelle est cette figure aust�re, impassible? Je reconnais le fameux huissier du faubourg Saint-Antoine, qui, le pont-levis �tant rompu, a travers� les foss�s de la Bastille sur une m�chante planche, celui qui dans la journ�e du 4 octobre a conduit les femmes � Versailles, nature r�volutionnaire, quoique homme d'ordre � sa mani�re. --Stanislas Maillard, que viens-tu faire ici? --Juger, r�pond-il froidement. En effet, le voici install� devant une table. Il se fait apporter l'�crou de la prison, v�rifie les condamnations, fait rel�cher les d�linquants civils, tous ceux qu'avait d�j� s�par�s le Comit� du surveillance. Ceci r�gl�, il se compose un jury qu'il choisit parmi les gens bien �tablis, les marchands du voisinage. Alors commencent les appels fun�bres des accus�s. Chacun d'eux compara�t � son tour devant le sanglant tribunal. --Votre nom? --Journiac de Saint-M�ard. [Illustration: Massacres dans les prisons.] Journiac de Saint-M�ard �tait l'un des r�dacteurs des _Actes des ap�tres_. Le Comit� de surveillance de la Commune l'avait fait arr�ter le 22 ao�t. Transport� le lendemain � la prison de l'Abbaye, il fut pr�sent� au concierge qui lui dit la phrase d'usage: _Il faut esp�rer que ce ne sera pas long_. On le fit placer dans une grande salle qui servait de chapelle aux prisonniers de l'ancien r�gime, dans laquelle il y avait dix-neuf personnes couch�es sur des lits de sangle. On lui donna celui de M. Dangremont qui avait eu la t�te tranch�e deux jours auparavant. Que se passait-il le 2 septembre, dans l'int�rieur de la prison? Le d�ner avait �t� servi plus t�t que de coutume. A deux heures, le guichetier entra et ramassa tous les couteaux que chaque d�tenu avait soin de placer dans sa serviette. Ses yeux hagards font pr�sager quelque malheur. On l'entoure; on le presse de questions; mais il garde un silence obstin�. A deux heures et demie, l'inqui�tude s'accro�t; on entend les tambours qui battent la g�n�rale, les trois coups du canon d'alarme et le tocsin qui sonne de tous c�t�s; que se pr�pare-t-il? On apprend bient�t qu'on venait de massacrer les �v�ques et autres eccl�siastiques _parqu�s_ dans le clo�tre de l'abbaye. Vers quatre heures, les cris d�chirants d'un homme qu'on hachait � coups de sabre attirent les d�tenus � la fen�tre de la tourelle. Ils voient alors, vis-�-vis le guichet de leur prison, le corps d'un homme �tendu mort sur le pav�. Un instant apr�s, on en massacre un autre, et ainsi de suite. Un silence d'horreur r�gne pendant ces ex�cutions: mais aussit�t que la victime est gisante � terre s'�l�vent les cris de: _Vive la nation!_ Il est dix heures du soir: les tourments de la soif se joignent aux affreuses �motions et aux angoisses des prisonniers. Enfin le guichetier Bertrand para�t, et l'on obtient de lui qu'il apporte une cruche d'eau. Un f�d�r� �tant venu faire, avec d'autres personnes, la visite de la prison, on lui parle de cette n�gligence. Indign�, il demande le nom du susdit guichetier, assurant qu'il allait l'_exterminer_. La gr�ce de ce malheureux fut ais�ment obtenue; mais on voit par l� � quel point tous les sentiments bons ou mauvais du coeur humain �taient surexcit�s. Apr�s une _agonie de trente-sept heures_, Journiac de Saint-M�ard voit, le mardi, � une heure du matin, la porte de sa prison s'ouvrir. On l'appelle; il se pr�sente; trois hommes le saisissent et l'entra�nent dans l'affreux guichet. A la lueur de deux torches, il aper�oit le terrible tribunal qui dispensait d'un mot la vie ou la mort. Le pr�sident, en habit gris, un sabre au c�t�, �tait appuy� contre une table sur laquelle on voyait des papiers, une �critoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table �tait entour�e par dix jur�s assis ou debout, dont deux portaient la veste et le tablier de travail; d'autres dormaient �tendus sur des bancs. Deux hommes, en chemise teinte de sang, le sabre � la main, gardaient la porte du guichet. Un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En pr�sence du tribunal, trois ex�cuteurs tenaient un prisonnier qui paraissait �g� de soixante ans. On place Journiac dans un coin du guichet, o� des gardiens croisent leur sabre sur sa poitrine, et l'avertissent que, s'il fait le moindre mouvement pour s'�vader, ils le perceront de part en part. Le dossier du vieillard ayant �t� examin�, Maillard dit: _Conduisez monsieur_.... A peine ces mots �taient-ils prononc�s, qu'on pousse le malheureux dans la rue o� il tombe frapp� � mort sur le pav�. Le pr�sident s'asseoit pour �crire, et apr�s avoir enregistr� le nom de celui qu'on �gorgeait: _A un autre_, dit-il.--Cet autre, c'�tait Journiac. Tra�n� devant le tribunal par les trois hommes qui le gardaient, dont deux lui tenaient chacun une main et dont l'autre avait saisi le collet de son habit, il subit un court interrogatoire. On assure que, pour se donner de la verve et du courage, il avait bu une bouteille d'eau-de-vie. LE PR�SIDENT.--Votre profession? L'ACCUS�.--Officier du roi, etc., etc. UN DES JUGES.--Le moindre mensonge vous perd. Journiac se d�fend comme il peut avec une chaleur toute proven�ale et une grande assurance. UN AUTRE JUGE, impatient�.--Vous nous dites toujours que vous n'�tes pas �a ni �a: qu'�tes-vous donc? --J'�tais franc royaliste. Il s'�l�ve un murmure qui est bien vite r�prim� par le juge. --Ce n'est pas, dit-il, pour juger les opinions que nous sommes ici, c'est pour en _juger les r�sultats_. --Oui, monsieur, j'ai �t� franc royaliste; mais je n'ai jamais �t� pay� pour l'�tre. Le pr�sident, apr�s avoir �t� son chapeau: --Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur. �Je lui accorde la libert�. Est-ce votre avis?� TOUS LES JUGES.--Oui, oui, c'est _juste_! A peine ces mots �taient-ils prononc�s qu'�clatent des applaudissements et des bravos. Tous ceux qui se trouvaient dans le guichet embrassent l'acquitt�. Le pr�sident charge trois personnes d'aller en _d�putation_ annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Nouvelles acclamations, nouveaux transports de joie. Les trois d�put�s rentrent et conduisent Journiac hors du guichet. Aussit�t qu'il para�t dans la rue, l'un d'eux s'�crie: --Chapeau bas! ... Citoyens, voici celui pour lequel vos juges demandent aide et secours.--Tous se d�couvrent. Plac� au milieu de quatre torches, l'_innocent_ est entour�, serr� dans des bras sanglants. Toute la foule crie: �Vive la nation!� Le voil� d�sormais sous la sauvegarde du peuple. Avec toute sorte d'honneurs, et au milieu des applaudissements enthousiastes, il passe � travers les rangs de la multitude, suivi des trois d�put�s que le pr�sident avait charg�s de le conduire � son domicile. Chemin faisant, l'un des d�put�s lui dit qu'il �tait ma�tre ma�on, �tabli dans le faubourg Saint-Germain; l'autre qu'il �tait apprenti perruquier; le troisi�me, v�tu de l'uniforme de garde national, qu'il �tait f�d�r�. Le ma�on demanda: --Avez-vous peur? --Pas plus que vous. --Vous auriez tort d'avoir peur; car maintenant vous �tes sacr� pour le peuple, et si quelqu'un vous frappait, il p�rirait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n'�tiez pas une de ces chenilles de la liste civile; mais j'ai trembl� pour vous, quand vous avez dit que vous �tiez officier du roi. Vous souvenez-vous que je vous ai march� sur le pied? --Oui, mais j'ai cru que c'�tait un des juges... --C'�tait parbleu! bien moi; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le harria, et j'aurais �t� f�ch� de vous faire mourir; mais vous vous en �tes bien tir�. J'en suis tr�s-aise, parce que j'aime les gens qui ne _boudent_ pas. Bouder, dans le langage du temps, voulait dire dissimuler, _fouiner_. Arriv�s dans la rue Saint-Beno�t, les trois d�put�s et Journiac prirent un fiacre qui devait les conduire � domicile. Un h�te, un ami, chez lequel il demeurait, fut charm� et presque �tonn� de le revoir. Son premier mouvement fut d'ouvrir son portefeuille et d'offrir un assignat aux conducteurs qui le ramenaient sain et sauf. Ceux-ci refus�rent et dirent en propres termes: --Nous ne faisons pas ce m�tier pour de l'argent. Voici votre ami: il nous a promis un verre d'eau-de-vie; nous boirons � sa sant�, et nous retournerons � notre poste. Avant de se s�parer, ils demand�rent une attestation �crite et qui d�clar�t qu'ils avaient conduit l'acquitt� chez lui sans accident. Journiac les accompagna jusqu'� la rue, o� il les embrassa, dit-il, �de bien bon coeur�. Il r�sulte de ces faits racont�s par un t�moin oculaire, ayant jou� le r�le de _victime sauv�e_ dans ce terrible drame, que le tribunal du 2 septembre jugeait les prisonniers; qu'on y tol�rait l'aveu d'une opinion contraire � la pens�e des juges, pourvu que cette opinion n'e�t point �clat� en actes s�ditieux; que la d�fense �tait libre et que la vie de chaque homme �tait s�v�rement pes�e dans la balance de Minos. Il y avait dans la prison de l'abbaye un vieillard, auteur du _Diable amoureux_, d'_Olivier_ et d'autres po�mes ou op�ras-comiques: c'�tait Cazotte. Dans un acc�s de seconde vue, long temps avant la R�volution, � la fin d'un repas, il avait pr�dit, s'il faut en croire La Harpe, le sort tragique r�serv� � chacun des convives et � lui-m�me. Durant le s�jour qu'il fit � l'Abbaye, sa gaiet�, sa fa�on de parler orientale, ses paradoxes avaient fort diverti ses compagnons de captivit�. Esprit mystique, il cherchait � leur persuader que leur situation et la sienne �taient une _�manation_ de l'Apocalypse, qu'ils �taient plus heureux que ceux qui jouissaient de leur libert�... Deux gardes vinrent le chercher pour le conduire au tribunal criminel et interrompirent ses r�veries. Il y avait contre lui des charges tr�s graves, des preuves �crites. A cinq heures, des voix appel�rent: �Monsieur Cazotte!� Il para�t avec ses cheveux blancs, accompagn� de sa fille; les bras jet�s autour du cou de son p�re, elle semblait lui faire un rempart de sa pi�t� filiale, implorait, charmait, conjurait les juges. Le peuple, touch� de ce spectacle, demande sa gr�ce et l'obtient. Une autre fille h�ro�que, Mlle de Sombreuil, sauva son p�re par un acte de d�vouement qui fait fr�mir. Maillard, le pr�sident du tribunal, avait dit: �Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.� C'�tait bien un acquittement; mais de Sombreuil �tait connu pour un ennemi de la R�volution. Deux de ses fils se battaient alors contre la France. Les forcen�s voulaient obtenir de Mlle de Sombreuil un gage d'abjuration: �Si tu n'es point une aristocrate, lui disent-ils, bois � la nation.� En m�me temps ils lui pr�sentent un verre de vin, souill� par les empreintes de doigts sanglants. Et elle but. [Note: Cette version a �t� affirm� � l'auteur par un ancien ge�lier de l'Abbaye qui l'avait recueillie de son pr�d�cesseur.] Maillard avait si�g� trois jours et trois nuits; il avait fait absoudre quarante-trois personnes. Un fanatisme calme, froid, r�fl�chi, l'avait conduit dans ces lieux habit�s par l'�pouvante et par la mort. Appuyant sa conscience sur la n�cessit�, il traversa cet ab�me de sang comme il avait travers� le 14 juillet les foss�s de la Bastille, la t�te sur un ab�me. Accus� plusieurs fois d'indulgence et de faiblesse, menac� personnellement par son _pouvoir ex�cutif_, environn� de piques sanglantes et de lames de sabre �br�ch�es, il crut att�nuer l'horreur des fonctions qu'il exer�ait comme pr�sident d'un tribunal de meurtre, en limitant la vengeance par quelques-unes des formes de la justice. Il se trompa. On pr�tend qu'un condamn� s'�tait �cri�: �C'est affreux! votre jugement est un assassinat.� Maillard aurait r�pondu: _J'en ai les mains lav�es_... Toutes les eaux de l'Oc�an ne suffiraient point � laver le sang d'un innocent. Lady Macbeth a beau se frotter les mains dans son d�lire de somnambule; la tache reste toujours. Le lendemain du 4 septembre, les abords de la prison de l'Abbaye �taient encombr�s de charrettes qui enlevaient les morts. Des flaques de sang s'�tendaient sur la place de l'ex�cution; c'�tait un spectacle hideux, une boucherie d'hommes. Les chiens, revenus comme leurs ma�tres � la f�rocit� primitive du chacal, tra�naient dans le ruisseau des membres tronqu�s, des lambeaux de chair. Horreur! Les adversaires de la R�volution lui reprochent sans cesse le 2 septembre. Ces actes de barbarie, nous les d�plorons plus qu'eux. Les forcen�s qui tremp�rent leur main dans le crime croyaient na�vement servir la cause du peuple: ils la perdirent. Les massacres continu�rent et se prolong�rent jusqu'au 6. Les b�tes f�roces qui avaient go�t� le sang voulaient en boire de nouveau. Les m�mes bandes arm�es allaient heurter de prison en prison. Le Ch�telet, la Conciergerie, Saint-Firmin, les Bernardins, les Carmes, la Force, la Salp�tri�re, Bic�tre, tous les lieux de d�tention furent successivement envahis, fouill�s, _�pur�s_. Mot terrible! Partout c'�taient les m�mes sc�nes de violence et d'atrocit�. Les membres tombent sous la hache; les coeurs sortent des poitrines ouvertes, les bouches se contractent et p�lissent dans un dernier cri de gr�ce! --Gr�ce, s'�criaient les bourreaux; vous ne nous l'auriez pas faite; de la mis�ricorde! vous n'en auriez pas eu pour nous; il a fallu pr�venir les coups que vous nous pr�pariez. Et ces hommes, dont le d�lire est comme glac� par la vue du sang, frappent encore, frappent toujours. Partout aussi les m�mes sc�nes de piti� brutale. L'arbre nerveux de cette bande meurtri�re �tait remu� jusque dans les profondeurs. Les sentiments les plus divers, les plus oppos�s, la vengeance, la g�n�rosit�, l'attendrissement, le respect de la chose jug�e, la joie de d�couvrir un innocent se succ�daient avec la rapidit� de l'�clair dans ces �mes t�n�breuses. Mille contrastes se d�tachaient sur ce voile uniforme et tach� de sang, o� de minute en minute passaient les ombres de la mort. L'abb� Sicard �tait le seul parmi les prisonniers de l'Abbaye qui, avant l'arriv�e de Maillard, e�t trouv� gr�ce devant les �gorgeurs. Il fut repris dans l'une des voitures qui se dirigeaient hors des murs de Paris et qui contenaient d'autres pr�tres. On les conduisit tous au comit� de la section des Quatre-Nations. Les suspects sont interrog�s; quinze d'entre eux trouvent la mort sur les degr�s m�mes de la salle. C'est le tour de l'abb� Sicard; il p�lit. Un horloger, le citoyen Monnot, d�couvre sa poitrine pour recevoir les coups qu'on pr�parait � la victime: --Que faites-vous? s'�crie-t-il; cet homme est l'instituteur des sourds-muets, le successeur de l'abb� de L'�p�e; les sourds-muets sont les enfants du malheur, celui qui leur donne ses soins ne saurait �tre un ennemi du peuple. Leur enlever leur professeur, leur p�re, l'homme de talent qui par les ressources de son art est parvenu � leur restituer en quelque sorte le don du langage, ce serait un crime contre Dieu et contre la nature. Cette d�fense h�ro�que, la cause des sourds-muets repr�sent�e par leur habile ma�tre, tout parle au coeur des assassins: ils fondent en larmes; l'abb� Sicard est enlev� dans leurs bras nus et ramen� � l'institution de la rue Saint-Jacques, au milieu des effusions de la joie, de l'attendrissement et du patriotisme. Une jeune fille s'�tant �vanouie au moment de passer devant ses juges, les hommes f�roces qui veillaient � la porte du guichet l'emportent le plus doucement qu'ils peuvent dans un coin de la salle, et n'osant d�lacer eux-m�mes son corset prient une citoyenne de lui rendre ce service. Le vieux d'Affry �tait fort compromis par ses relations avec la cour; ses cheveux blancs, sa figure v�n�rable, d�sarment le bras de la justice exp�ditive: il est reconduit chez lui au milieu des applaudissements, entre une double haie de spectateurs qui se tiennent debout et la t�te nue. Le tribunal �tabli � la Force d�charge de toute accusation Chamilly, l'un des valets de chambre de Louis XVI. Le prisonnier est port� sur les bras comme en triomphe; on l'escorte jusqu'� sa maison, o� sa famille alarm�e n'esp�rait plus le revoir. A chaque acquittement, une joie presque folle �clate parmi les ex�cuteurs: la mis�ricorde, la piti�, toutes les �motions douces et touchantes remontent du fond de ces �mes englouties dans l'ab�me d'une id�e fausse. Outre l'abb� Sicard, Cazotte, d'Affry, Sombreuil, Saint-M�ard, Chamilly, ce tribunal �pargna Duverrier, l'ex-secr�taire du sceau, Journeau, d�put�, le notaire Guillaume, Salomon, conseiller-clerc � l'ancien parlement et plusieurs autres. Le fer du 2 septembre respecta quelques t�tes de femmes: mesdames de Tourzelle m�re et fille, de Saint-Brice, de Navarre, de Septeuil, la princesse de Tarente, la marquise de Fausse-Landry. Le hasard seul perdit la princesse de Lamballe. Elle �tait � la Force. La Commune, dit-on, voulait la sauver. On l'am�ne devant le tribunal improvis�. Voici son interrogatoire, tel qu'il nous a �t� conserv� par le royaliste Peltier dans son _Histoire de la R�volution_ du 10 ao�t et qu'il a recueilli, dit-il, de la bouche d'un t�moin oculaire: LE JUGE.--Qui �tes-vous? ELLE.--Marie-Louise, princesse de Savoie. LE JUGE.--Votre qualit�? ELLE.--Surintendante de la maison de la reine. LE JUGE.--Aviez-vous connaissance des complots de la cour au 10 ao�t? ELLE.--Je ne sais s'il y avait des complots au 10 ao�t; mais je sais bien que je n'en avais pas connaissance. LE JUGE.--Jurez la libert�, l'�galit�; jurez haine au roi, � la reine et � la royaut�. ELLE.--Je pr�terai volontiers le premier serment, mais je ne puis pr�ter le second: il n'est pas dans mon coeur. Ici un assistant lui dit tout bas: �Jurez donc! si vous ne jurez pas, vous �tes morte.� La princesse ne r�pondit rien et fit un pas vers le guichet. LE JUGE.--�largissez madame! Elle touchait � la libert�. Alors deux hommes la prirent sous les bras et lui recommand�rent de crier en entrant dans la cour: �Vive la nation!� Le guichet s'ouvrit. A la vue d'une mare de sang, d'un monceau de cadavres, la princesse fr�mit, oublia ce qu'on lui avait dit et s'�cria: �Fi! horreur!� Que se passa-t-il alors? C'est ce qu'il est assez difficile de savoir. Un jeune homme, un gar�on perruquier, dit-on, soit par maladresse, soit avec intention, lui fit sauter son bonnet d'un coup de pique et ses longs cheveux se r�pandirent sur ses �paules. Quelques-uns pr�tendent qu'elle avait cach� dans sa coiffure un billet de la reine et que le bonnet s'envolant, sa riche chevelure se d�nouant, le billet tomba entre les mains des meurtriers dont il excita la fureur. D'autres racontent que le fer de la pique lui avait effleur� le front; le sang coulait. Il n'en aurait pas fallu davantage pour mettre ces tigres en app�tit. Morte, on la d�pouille de ses v�tements, on se livre sur son pauvre corps � des actes de barbarie d�go�tante, on lui tranche la t�te, et ce hideux troph�e est promen� �a et l� dans le faubourg Saint-Antoine. Quelques criminels, absolument �trangers � la politique, mais envers lesquels (� en croire le sentiment public) la justice s'�tait montr�e trop indulgente, furent envelopp�s dans la vengeance des septembriseurs. Une de leurs bandes s'�tait �tablie au milieu de la cour de la Salp�tri�re: une triste h�ro�ne des _Causes c�l�bres_, la femme de Desrues, tomba la premi�re sous les coups des meurtriers; d'autres prisonni�res, qui avaient acquis la c�l�brit� du crime, subirent le m�me sort. Madame de La Motte (Valois), la m�me qui figura dans l'affaire du collier, et qui avait �t� renferm�e apr�s une premi�re �vasion, passa au milieu de ces forcen�s, portant une canne, un habit d'amazone et une cage avec un serin. Elle s'�chappa. [Note: Ce fait, conserv� dans les _M�moires_ des anciennes religieuses de la Salp�tri�re, � �t� affirm� � l'auteur par un vieil �conome de la Salp�tri�re.] Les pr�tres furent les plus maltrait�s dans ces massacres: un citoyen g�n�reux r�ussit � en sauver quelques-uns. Profitant du d�sordre sem� par le bruit du tocsin, et d'intelligences acquises � prix d'argent, Geoffroy Saint-Hilaire p�n�tre � deux heures dans la prison de Saint-Firmin; il s'�tait procur� la carte et les insignes d'un commissaire. Son intervention �choue devant la d�licatesse des prisonniers: --Non, r�pond l'un d'eux, l'abb� de Keranran, proviseur de Navarre, non! nous ne quitterons pas nos fr�res. Notre d�livrance rendrait leur perte plus certaine. Pendant la nuit, douze eccl�siastiques de Saint-Firmin s'�chapp�rent n�anmoins, � la faveur d'une �chelle que le jeune Geoffroy, plus tard le grand naturaliste, avait appuy�e contre un angle du mur. Les massacres furent jug�s le lendemain par le conseil de surveillance de la Commune une mesure de s�ret� g�n�rale. �Ce terrible �v�nement, �crivait quelqu'un du haut du rocher de Saint-H�l�ne, �tait dans la force des choses et dans l'esprit des hommes. Ce n'est point un acte de pure sc�l�ratesse. Les Prussiens entraient; avant de courir � eux, on a voulu faire main basse sur leurs auxiliaires dans Paris.� Laissons le c�sarisme soutenir l'opportunit� des massacres; il a besoin de le faire pour justifier ses propres actes. Quant � nous, ayons le courage de d�savouer hautement la n�cessit� du crime. Les nations ne se sauvent point par la vengeance; elles se sauvent par la justice. Voilons donc d'un cr�pe fun�bre le souvenir de ces journ�es d�sastreuses. La cons�quence de pareils actes est de faire reculer pour longtemps la libert�. Le 2 septembre, comme un noir fant�me, couvre et obscurcit depuis pr�s d'un si�cle le soleil du 10 ao�t. Surtout, que de semblables _exp�ditions_ ne recommencent jamais; les circonstances manqueraient pour les expliquer et l'humanit� inconsolable n'aurait plus qu'� se plonger dans l'abime du scepticisme ou du d�sespoir. Ni les uns ni les autres nous ne savons quelles destin�es l'avenir nous r�serve; un nuage �pais nous d�robe les �preuves que peut avoir encore � soutenir la France; mais quoi qu'il arrive, mais quels que soient les �v�nements qui grondent � l'horizon, jurons tous de proscrire dans nos luttes civiles l'intervention de la mort. A qui maintenant incombe la responsabilit� des massacres du 2 septembre? C'est une question qu'il importe de r�soudre. Plusieurs historiens ont d�sign� Danton comme l'auteur du ces sanglantes journ�es. Aucune de ses paroles, aucun de ses actes, quand on les examine de pr�s et en quelque sorte � la loupe, ne justifient cette accusation. Il �tait, nous l'a-vous dit, pour une justice qui frapp�t de grands coups et qui intimid�t les royalistes; il ne voulait pas d'une Saint-Barth�l�my r�volutionnaire. [Illustration: Massacre des Carmes.] Il faut d'abord savoir que les �v�nements du 2 septembre �taient pr�vus. Tout le monde depuis quelques jours craignait un massacre, tout le monde s'y attendait. La chose �tait pour ainsi dire dans l'air. Avant la descente des meurtriers dans les prisons, l'abb� Hauy avait �t� d�livr� sur une simple note de l'Institut qui le r�clamait comme indispensable � la science. L'abb� l'Homond, auteur d'une grammaire latine, fut mis en libert�, gr�ce � la protection d'un de ses anciens �l�ves, Tallien. L'abb� B�rardier re�ut un sauf-conduit d'une main inconnue; on se souvient que Camille avait �tudi� sous lui � Louis-le-Grand. Robespierre, Fabre d'�glantine, Fauchet sauv�rent aussi quelques prisonniers. La piti� en �tait donc venue � se rabattre sur les individus, sur quelque vieille affection de coll�ge, tant la catastrophe semblait in�vitable. Mais pourquoi Danton, en sa qualit� de ministre de la justice, ne s'est-il point servi de son autorit�, de son influence, des armes que lui donnait la loi, pour arr�ter l'effusion du sang? On pourrait en dire autant de bien d'autres qui occupaient des fonctions politiques. Pourquoi de son c�t� P�tion, maire de Paris, a-t-il pendant deux jours cons�cutifs laiss� _des brigands consommer leurs forfaits_, dans toutes les prisons de Paris? Pourquoi Roland, le ministre girondin, n'a-t-il point agi? P�le, abattu, la t�te appuy�e contre un arbre dans le jardin du minist�re des affaires �trang�res, il se contentait de demander qu'on transf�r�t l'Assembl�e nationale � Tours ou � Blois. La v�rit� est que le pouvoir ex�cutif �tait impuissant, l'Assembl�e muette et paralys�e, la population ind�cise, affol�e de peur, ne sachant � qui ob�ir. Il y avait aux alentours des prisons une force arm�e; elle ne bougea pas. Des gardes nationaux faisaient l'exercice dans le jardin du Luxembourg, � deux pas des Carmes et de l'Abbaye, on vint les avertir de ce qui se passait; ils demeur�rent immobiles, firent la sourde oreille. Beaucoup parmi les bons citoyens d�sapprouvaient les massacres; ils n'essay�rent rien pour les arr�ter. Chacun laissait faire, laissait passer, c'est-�-dire laissait tuer. Cette complicit� passive enhardissait naturellement les meurtriers. Ils se croyaient la justice du peuple--Le peuple! Il ne faut pas donner ce nom aux mis�rables bandes qui allaient enfoncer la porte des prisons. Quatre ou cinq cents hommes, tout au plus, prirent une part active dans ces ex�cutions; mais le plus grand nombre regardait ces �v�nements, comme frapp�s du cachet de la fatalit�. Une force in�luctable, la stupeur, la loi supr�me du salut public, l'indignation, l'approche de l'ennemi qui avait jur� de d�truire Paris, la crainte de la royaut� qui du fond de la tour du Temple se montrait encore redoutable par les mouvements qu'elle excitait � l'int�rieur et par les secours qu'elle attendait du dehors, la haine des nobles et des pr�tres r�fractaires, qui depuis 89 avaient par leurs complots suspendu les affaires, jet� la discorde dans le pays, paralys� l'�lan de la guerre d�fensive, grossi les rangs de l'arm�e prussienne, tout concourait � encha�ner la r�solution de r�agir contre les ex�cuteurs des oeuvres sanglantes. �Les ci-devant ont bien m�rit� leur sort: cela ne nous regarde point.� Ainsi raisonnaient les bourgeois, les ouvriers. Lebas n'avait pris aucune part aux massacres. Voici pourtant la lettre qu'il �crivait � son p�re: �Pour moi, quand je r�fl�chis � toutes les circonstances de cette journ�e, je n'y peux apercevoir qu'une mesure de s�ret� n�cessaire pour la journ�e du 10 ao�t. Si l'humanit� g�mit sur tant de victimes immol�es, et surtout sur de cruelles m�prises, on trouve quelque soulagement � penser que l'inaction du glaive de la loi a �t� seule cause de tant de violences.� Tel �tait aussi, il est permis de le croire, l'avis de Danton. Il faut lui rendre cette justice que seul, dans ces jours lamentables o� tous les esprits �taient troubl�s, il ne d�sesp�ra point du salut de la patrie; qu'il insista de toutes ses forces pour que l'Assembl�e rest�t dans les murs de la capitale, et que frappant du pied la terre il en fit sortir des arm�es. Ceux qui l'accusent d'avoir dirig� les massacres se fondent sur une parole de Danton � une bande de travailleurs [Note: On a pr�tendu que ce mot avait �t� invent� par les ouvriers de mort qui avaient fonctionn� au 2 septembre. C'est une erreur: au moyen �ge, on appelait ainsi les mercenaires qui arr�taient ou tuaient les h�r�tiques. Ils �taient m�me r�tribu�s, sous pr�texte que toute peine m�rite salaire.] qui avait extermin� � Versailles les prisonniers d'Orl�ans et qui �tait venue envahir la cour de son h�tel; il avait r�pondu: --Celui qui vous remercie n'est pas le ministre de la Justice, c'est le ministre de la R�volution! Qu'est-ce que cela prouve? Danton �tait l'homme des faits accomplis. Il n'avait pas la conscience assez scrupuleuse et il �tait trop esclave de la popularit� pour braver un danger inutile. Le sang �tait vers�; un reproche adress� aux meurtriers n'aurait point ressuscit� les morts. Il fit contre fortune bon coeur, il remercia, mais en s�parant toutefois la R�volution de la Justice. C'�tait maintenant la justice qui allait reprendre son cours. [Note: Cette mani�re de voir se trouve confirm�e par l'opinion de Garat, un mod�r�, qui dit dans ses _M�moires_: �Danton a �t� accus� de participation � toutes ces horreurs. J'ignore s'il a ferm� les yeux et ceux de la justice quand on �gorgeait; on m'a assur� qu'il _avait approuv� comme ministre ce qu'il d�testait s�rement comme homme_; mais je crois que tandis que les hommes de sang auxquels il se trouvait associ� exterminaient des hommes presque tous innocents et paisibles, Danton, couvrant sa piti� sous des rugissements, d�robait � droite et � gauche autant de victimes qu'il lui �tait possible � la hache, et que des actes de son humanit� � cette m�me �poque ont �t� r�put�s comme des crimes envers la R�volution, dans l'accusation qui l'a conduit � la mort.�] Un seul homme accepta, revendiqua fi�rement la sinistre responsabilit� du massacre en le d�clarant, dans son journal, _une op�ration malheureusement trop n�cessaire_. Cet homme est Marat. Tant que l'Ami du peuple avait �t� un simple journaliste, tant qu'il s'�tait content� de verser sur le papier des flots d'encre rouge, on pouvait � la rigueur mettre ses diatribes, ses conseils sanguinaires, ses provocations � la vengeance, sur le compte d'une imagination effar�e. Il n'en fut plus de m�me quand, apr�s s'�tre gliss� dans le Comit� de surveillance, il y exer�a des fonctions publiques. Le jugement de l'histoire doit �tre d'autant plus s�v�re envers les hommes qu'ils encourent par la nature de leurs pouvoirs une responsabilit� plus grande. Eh bien! au risque d'�tre accus� de folie ou de sc�l�ratesse, Marat osa pr�tendre que _tout Paris �tait � l'exp�dition_; que _rejeter ces ex�cutions populaires sur le Comit� de surveillance �tait une insinuation perfide; que si les conspirateurs sont tomb�s sous la hache du peuple, c'est parce qu'ils avaient �t� soustraits au glaive de la Justice_. Il est vrai que plus tard, en octobre 92, Marat lui-m�me a d�fini les massacres du 2 septembre �un �v�nement d�sastreux�. C'est le nom qui leur restera dans l'histoire. X Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de Marat.--Affaire Duport.--Echec de la Commune.--Les �lections.--Fin de l'Assembl�e l�gislative. Il y a peut-�tre quelque chose de plus affreux que le meurtre lui-m�me; c'est le lendemain du meurtre. Pendant l'ex�cution, le mouvement, la fureur, le bruit, les clameurs sinistres couvrirent une partie des sc�nes atroces qui d�shonoraient certains quartiers de Paris. Mais apr�s!... Un silence glacial s'�tendit sur toute la ville. Le ciel �tait charg� de miasmes impurs. Souill�es, constern�es, les imaginations �taient hant�es par des spectres. Les murs des prisons vides suaient du sang. Toutes les forces vives de l'action et de la pens�e semblaient �tre tomb�es dans un grand an�antissement moral. Qui rel�vera les courages abattus? L'homme qui n'a jamais d�sesp�r� de la France ni de la R�volution. Danton voyait d'un oeil ombrageux les envahissements de la Commune. Certes, il ne voulait pas la d�truire, il la croyait un organe indispensable au mouvement r�volutionnaire; mais il voulait contenir cette force rivale, la renfermer dans la limite de ses attributions, la subordonner au pouvoir ex�cutif et � l'Assembl�e l�gislative. Le 3 septembre, quand le sang coulait dans les ruisseaux, le Comit� de surveillance avait adress� � tous les d�partements une circulaire sign�e de ses membres et qui �tait une v�ritable apologie des massacres, une provocation � la vengeance: �Tous les Fran�ais s'�crieront comme les Parisiens: �Marchons � l'ennemi!� Mais nous ne laisserons pas derri�re nous ces brigands pour �gorger nos enfants et nos femmes.� On a dit que cette circulaire avait pass� sous le couvert du ministre de la justice; mais on n'en a jamais fourni la preuve. Quoi qu'il en soit, elle constituait un v�ritable abus de pouvoir. De quel droit la Commune de Paris s'arrogeait-elle une action directe sur les provinces? De quel droit pr�chait-elle le meurtre � tous les Fran�ais? Danton fr�mit de col�re; mais il ne se crut point assez fort dans un pareil moment, ni assez bien arm�, pour attaquer de front le Comit� de surveillance, sur lequel r�gnait Marat. Il attendit. Un incident lui fournit quelques jours plus tard l'occasion d'engager la lutte. Avant le 2 septembre, lors des visites domiciliaires, la municipalit� de Paris avait fait rechercher Adrien Duport; on ne l'avait point trouv�. Ses opinions royalistes �taient bien connues. Duport avait �t� membre de l'Assembl�e constituante. La cour l'avait consult�, ainsi que Barnave et Lameth. C'�tait du reste un caract�re honorable, un homme de talent, un constitutionnel sinc�re. Voyant que la cour ne suivait point ses conseils, il se retira dans ses fonctions de magistrat (pr�sident du tribunal criminel) et dans les devoirs de la vie priv�e. En vue de sa s�ret� personnelle, il vivait tant�t � Paris, dans le Marais, tant�t sur ses terres, au ch�teau de Buignon. Garde national, grenadier de la section du Marais, il faisait r�guli�rement son service, avait pass� la nuit du 10 ao�t � la caserne, n'avait donc point paru au ch�teau. La v�rit� est qu'il cherchait � se faire oublier. Les haines politiques n'oublient point. La Commune, craignant que cette proie ne lui �chappe, envoie au maire de Bazoches l'ordre d'arr�ter partout o� il le trouvera le sieur Duport et de le traduire � sa barre. Le 4 septembre, en effet, le maire, flanqu� de ses officiers municipaux, du procureur de la Commune et des officiers de la garde nationale, se met en marche vers le ch�teau de Buignon. Chemin faisant, ils rencontrent Duport accompagn� de sa femme et d'un ami, lui montrent le mandat d'amener et l'arr�tent. Homme d'�tat, homme de gouvernement avant tout, Danton, averti � temps, s'indigne. O� s'arr�teront les empi�tements de la Commune? Ne courait-on pas tout droit � l'anarchie par la confusion des pouvoirs? N'�tait-il pas bien temps de s'arr�ter dans cette voie? A un moment aussi critique, lorsque l'ennemi marchait sur Paris, la France �tait perdue si une main vigoureuse ne ressaisissait la direction g�n�rale des affaires, si la loi ne triomphait, � l'int�rieur, de tous les obstacles. D'un autre c�t�, n'avait-on pas d�j� vers� trop de sang? Ramener Duport dans Paris, c'�tait rouvrir la porte aux massacres. Il eut �t� extermin� en route ou � son entr�e dans la ville. Le 7, Danton �crit en toute h�te au commissaire du pouvoir ex�cutif, district de Nemours. �Des motifs importants et d'ordre public _exigent_, monsieur, que votre tribunal fasse _retenir_ le sieur Duport dans les prisons o� il est actuellement d�tenu, qu'il ne le laisse point _arriver � Paris jusqu'� nouvel ordre_. Je vous prie de veiller � l'ex�cution de mes _intentions_, ainsi qu'� la s�ret� de ce prisonnier.� Le 8, le ministre de la justice s'adressant � l'Assembl�e l�gislative, seule autorit� supr�me qu'il reconnaisse, lui transmet sa lettre et une protestation de Duport contre le mandat d'amener lanc� par la Commune. L'Assembl�e renvoie les pi�ces au pouvoir ex�cutif (c'est-�-dire Danton), pour faire statuer sur la l�galit� de l'arrestation. Fort de ce premier succ�s, Danton �crit � MM. les juges du tribunal du district de Melun: �D'apr�s le d�cret de l'Assembl�e nationale du 9 courant, vous voudrez bien, messieurs, statuer promptement sur la _l�galit�_ ou l'_ill�galit�_ de l'arrestation de M. Adrien Duport, afin que ce prisonnier soit mis en libert� s'il n'a pas m�rit� d'en �tre priv� plus longtemps.� Voulant m�nager tous les pouvoirs (c'�tait le moyen de s'assurer une victoire plus compl�te), Danton demande par lettre au Comit� de surveillance: �Avez-vous de nouvelles charges contre Duport? Si oui, communiquez-les, et je les transmettrai au tribunal de Melun.� �Des charges, des pi�ces nouvelles! En avions-nous besoin, r�pond fi�rement le Comit�, pour mettre en arrestation Adrien Duport? Sa conduite � l'Assembl�e nationale, ses machinations, ses liaisons avec les conspirateurs, en un mot toute sa vie ne s'�l�ve-t-elle point contre lui?� Silence de Danton. Le 17 septembre 1792, la chambre du conseil, district de Melun, d�clare ill�gale l'arrestation de Duport et ordonne qu'il sera � l'instant m�me �largi. Danton n'avait pas seulement remport� une victoire: ce qui est bien plus, il avait arrach� une victime � la mort. La Commune de Paris sentit le coup qui lui �tait port�, bondit, �cuma de rage. Le torrent de sang avait rencontr� sa digue. Marat �crivit � Danton une lettre dont les termes ne sont point parvenus jusqu'� nous, mais que le fougueux tribun trouva injurieuse, outrageante. Il court � la mairie. C'est P�tion qu'il rencontre. Il lui montre la lettre de Marat, lettre insolente et dans laquelle l'Ami du peuple le mena�ait de ses placards. Danton �tait courrouc�. --Eh bien! lui dit P�tion, descendons au Comit� de surveillance; vous vous expliquerez. Marat y �tait; le d�but fut tr�s anim�. Danton traita Marat durement; Marat soutint ce qu'il avait avanc�, finit par dire que dans les circonstances o� l'on se trouvait il fallait tout oublier, puis, pris d'un mouvement de sensibilit�, se jeta dans les bras de Danton qui l'embrassa. Cette sc�ne a �t� racont�e par P�tion, un t�moin oculaire. Le r�cit est-il bien exact? Peu importe: la tyrannie de la Commune �tait bris�e; l'Assembl�e nationale porta plus tard un d�cret qui d�fendait _d'ob�ir aux commissaires d'une municipalit� hors de son territoire_. Danton avait r�tabli l'unit� dans la diversit� des pouvoirs, la vraie doctrine r�volutionnaire. On rentrait peu � peu dans le droit, dans le classement des fonctions publiques. Pourtant le fant�me du 2 septembre obscurcissait toujours l'horizon. Ceux qui avaient directement particip� au massacre cherchaient � nier, � se dissimuler, � se couvrir de leur ombre; les autres, ceux qui avaient laiss� faire, cherchaient mille excuses � leur l�chet�, et, comme il arrive toujours en pareil cas, accusaient, d�non�aient avec une fureur extr�me. C'est ainsi qu'on d�moralise une nation. Il est d'ailleurs curieux de voir l'extr�me r�serve avec laquelle les Girondins eux-m�mes parlaient alors de ces journ�es sanglantes. �coutez Vergniaud: �Que le peuple, lass� d'une longue suite de trahisons, se soit enfin lev�, qu'il ait tir� de ses ennemis connus une vengeance �clatante, je ne vois l� qu'une r�sistance � l'oppression, et s'il se livre � quelques exc�s qui outre-passent les bornes de la justice, je n'y vois que les crimes de ceux qui l'ont provoqu� par leurs trahisons...� C'est-�-dire les crimes des royalistes. Il est vrai que, dans le m�me discours Vergniaud signale en termes �loquents la fameuse circulaire du Comit� de surveillance, cet _inf�me �crit_, et qu'il somme les membres inculp�s de _d�savouer leur signature_; sinon _ils doivent �tre punis_... Ce ne sont donc point encore les massacres de Paris eux-m�mes que l'on fl�trit, c'est l'effrayante intention de les �tendre � toute la France. Il fallait un bouc �missaire; on rejeta sur Marat tout l'odieux du crime. Cependant la L�gislative touchait � l'expiration de ses pouvoirs. D�j� les �lections pour l'Assembl�e prochaine avaient commenc�. Elles se firent sous deux impressions, celle du 10 ao�t et celle du 2 septembre. Tout le monde sentait que l'�nergie �tait n�cessaire pour substituer un gouvernement � un autre, pour contenir les ennemis du dedans et pour effrayer les puissances �trang�res. �Tout homme qui ne se passionne pas pour la libert�, s'�criait Jullien de la Dr�me, est indigne de la servir. C'est une vierge d�licate qui pr�f�re �tre ha�e � �tre aim�e faiblement. Oui, messieurs, donnez-nous des aristocrates ardents plut�t que de ti�des patriotes. Les premiers se feront d�tester et ne seront pas � craindre: les autres pourraient se faire aimer, et leur mollesse contagieuse affaiblirait le ressort �nergique dont nous avons besoin pour sauver la patrie en danger.� [Note: Copi� par l'auteur sur une note aux Archives nationales.] Ces sentiments �taient ceux de la majorit� des citoyens. Les corps �lectoraux de Paris et de Versailles nomm�rent d�put�s � la Convention nationale Danton, Marat, les deux Robespierre, Tallien, Osselin, Audoin, Joseph Ch�nier, Fabre d'�glantine, Legendre, Camille Desmoulins, Lavicomterie, Fr�ron, Panis, Sergent, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Philippe d'Orl�ans, que la Commune devait autoriser � prendre le nom d'�galit�. La L�gislative n'en continuait pas moins ses s�ances. Entour�s de d�fiance, accus�s de mollesse, soup�onn�s m�me de r�ver le r�tablissement de la monarchie, les d�put�s sentirent le besoin de faire une d�claration. D�s le 4 septembre, au moment o� le sang fumait encore, ils s'�taient tous lev�s et s'�taient �cri�s dans un �lan d'enthousiasme: �Plus de roi!� C'est par respect envers l'Assembl�e prochaine et pour ne point anticiper sur les droits de la Convention que le d�cret, �crit en quelque sorte dans tous les coeurs, fut remplac� par un serment qui n'engageait que chaque membre en particulier. Avant de se s�parer, les d�put�s eurent un autre beau mouvement: �P�risse l'Assembl�e nationale, s'�tait �cri� Vergniaud � la tribune, pourvu que la France soit libre!� Tous se lev�rent, tous r�p�t�rent d'un m�me �lan: �Oui, oui, p�rissons s'il le faut... et p�risse notre m�moire!...� Le 21 septembre 1792, l'Assembl�e l�gislative avait v�cu. Serr�e, �touff�e, pour ainsi dire, entre deux colosses, la Constituante et la Convention, elle n'en a pas moins marqu� sa place dans l'histoire. Menac�e par la coalition de tous les rois de l'Europe, trahie par la cour, tromp�e par la fortune des armes au d�but d'une guerre qu'elle avait elle-m�me d�clar�e, d�bord�e par les mouvements de la rue, �clabouss�e par le sang du 2 septembre, elle n'a jamais fl�chi; elle a eu foi dans la France et dans la R�volution. Tout �tait mouvant, incertain; le sol tremblait sous ses pieds; mais elle ne trembla point. En face de la gravit� des circonstances, elle se d�mit volontairement et noblement de ses pouvoirs. Avait-elle r�pondu � tout ce qu'on attendait d'elle? Non vraiment; elle eut du moins la sagesse de comprendre qu'en face de l'�tranger et de la guerre civile la repr�sentation nationale avait besoin de se renouveler aux sources de l'�lection populaire. Elle sut mourir � temps. Place � la Convention! C'est maintenant vers elle que se porte la grande attente du pays. [Illustration: Barras] CHAPITRE QUATRI�ME LA CONVENTION I Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du bureau.--Abolition de la royaut�.--La situation politique jug�e par Danton.--La propri�t� est d�clar�e inviolable.--R�forme judiciaire.--Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les citoyens.--Vice originel de la Convention.--Les Girodins ennemis de Paris.--Le parti qu'ils tirent des journ�es de Septembre.--Presages d'une lutte � mort entre la Gironde et la Montagne. Le 20 septembre 1792, la France avait vaincu � Valmy: l'ennemi etait repouss�! Le lendemain, la Convention se r�unit aux Tuileries, d'o�, apr�s avoir pris cong� des membres de la L�gislative dont les pouvoirs �taient expir�s, elle se rend dans la m�me salle des Feuillants o� l'Assembl�e pr�c�dente tenait ses s�ances. A droite est la Gironde, � gauche s'�l�ve la Montagne; entre ces deux points, culminants, dans le fond, s'�tend la Plaine ou le Marais. Parmi les sept cent quarante-cinq membres de la nouvelle Assembl�e, soixante-quinze avaient si�g� � la Constituante et soixante-seize � la L�gislative. Les autres arrivaient g�n�ralement des provinces et appartenaient � la bourgeoisie. Plus ou moins inconnus, ils jouaient dans leur silence le r�le de sphinx. On voit d�j�, clair-sem�es sur les bancs, quelques t�tes � caract�re: voici Saint-Just, en habit noir boutonn�, et grave, beau comme un symbole; Robespierre avec son profil anguleux, son front en hache et son gilet � revers; Danton avec sa laideur fougueuse; Camille Desmoulins avec sa physionomie mobile et son sourire m�lancolique; Couthon, paralys� des jambes, mais dont toute la vie �tait dans la t�te; le peintre David avec une joue enfl�e; Marat, cette maladie r�volutionnaire, ce mythe: ses yeux paraissent �blouis et comme �tonn�s de la lumi�re; le visage terreux, il a l'air de Lazare sortant du s�pulcre. Les tribunes s'�l�vent, plac�es au-dessus des bancs des d�put�s, comme des loges de th��tre sur un parterre. Elles sont occup�es par des figures pl�b�iennes, qui viennent assister � la premi�re sc�ne du grand drame national; ces tribunes repr�sentent le choeur antique; elles approuvent ou elles condamnent; elles ont les passions, les entra�nements, les caprices de la multitude. La s�ance est ouverte � deux heures et un quart. L'Assembl�e nomme son pr�sident et porte son choix sur P�tion. Les secr�taires sont deux constituants, Camus et Rabaud-Saint-�tienne, puis les Girondins Brissot, Vergniaud, Lasource et Condorcet. Deux repr�sentants, Manuel et Collot-d'Herbois, proposent de voter imm�diatement l'abolition de la royaut�. �coutez! Un orateur en soutane violette r�clame la parole, c'est l'abb� Gr�goire. [Note: L'abb� Gr�goire avait �t� nomme �v�que du Blois, mais non, comme le disent les ultramontains, par l'Assembl�e constituable: il fut appel� au si�ge �piscopal par le clerg� et le peuple, en vertu d'une �lection libre.] �Personne ne nous proposera jamais, dit-il, de conserver en France la race funeste des rois; nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais �t� que des races d�vorantes qui se disputent les lambeaux des hommes, mais il faut pleinement rassurer les amis de la libert�. Il faut d�truire ce talisman dont la force magique pourrait encore stup�fier bien des esprits l�gers.� Le timide Bazire fait observer que la question �tant d�licate a besoin d'�tre m�rement discut�e. �Et qu'est-il besoin de discuter, reprend Gr�goire avec enthousiasme, quand tout le monde est d'accord? Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier des crimes et la tani�re des tyrans. L'histoire des rois est le martyrologe des peuples.� --Oui, s'�crie-t-on de toutes parts, la discussion est inutile. Il se fait un profond silence. Cette proposition mise aux voix est vot�e par acclamation. Le pr�sident se l�ve et dit: �LA CONVENTION NATIONIAL D�CR�TE QUE LA ROYAUT� EST ABOLIE EN FRANCE.� Une explosion de joie, les applaudissements, les cris de _vive la nation_, r�p�t�s par les galeries, se prolongent durant plusieurs minutes.--La royaut�, cette idole devant laquelle la France s'�tait tenue agenouill�e depuis des si�cles, cette image charnelle de la divinit�, cette toute-puissance faite homme, cette tradition vivante, voil� ce que la nouvelle Assembl�e, du premier coup, sans discussion, venait de briser comme un hochet d'enfant. C'�tait donner, d�s le d�but, une belle id�e de sa force et de son intr�pidit�. Elle anath�matisait tous les tr�nes dans un seul, et cela sous le canon des rois coalis�s! O g�ants de la Convention, vous qui r�pandiez la lumi�re d'une main et le tonnerre de l'autre, on peut bien calonnier vos m�moires; on ne les avilira point: vous, du moins, vous avez os�! L'abolition de la royaut� �tait dans les n�cessit�s du renouvellement social; comment le vieux monde pouvait-il dispara�tre et c�der la place aux institutions modernes, tant que la t�te de l'ancien r�gime �tait debout? L'alliance entre les principes qui avaient fait la monarchie et les id�es qui venaient de faire la R�volution �tait impossible: on l'avait bien vu par l'essai du gouvernement constitutionnel. �On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres.� La monarchie, qui est la forme du droit divin, ne pouvait contenir les id�es philosophiques du dix-huiti�me si�cle, ni les cons�quences qui s'en d�gagent; elle �clata. La logique voulait que l'Assembl�e vot�t ensuite l'ouverture d'une �re nouvelle. Les actes publics, au lieu d'�tre dat�s de l'an IV de la libert�, furent dat�s de l'an 1er de la R�publique. Ce grand pas fait, la Convention s'arr�ta. Les tiraillements et les divisions des partis, les rancunes personnelles semblaient la r�duire � l'impuissance d'agir. Entre la Gironde et la Montagne grondaient de sourds tonnerres. Nous avons vu que les mod�r�s s'�taient empar�s du fauteuil et du bureau. Ce premier succ�s leur avait donn� une grande confiance en eux-m�mes. Notez d'ailleurs que la salle �tait petite, resserr�e: les haines se touchaient dans cette fosse aux lions. Quant aux nouveaux venus, ils �taient ind�cis, flottants, inquiets. A quel parti se rattacher? Ils ne voulaient ni de la dictature sanglante, ni d'une R�publique f�d�rative, qui aurait plong� la France dans l'anarchie, ouvert le territoire national � l'invasion �trang�re. Danton comprit qu'il fallait � tout prix rompre la glace. Il �tait encore ministre de la justice: il vint d�poser ses pouvoirs � la tribune: �Avant d'exprimer mon opinion, dit-il, sur le premier acte que doit faire l'Assembl�e nationale, qu'il me soit permis de r�signer dans son sein les fonctions qui m'avaient �t� d�l�gu�es par l'Assembl�e l�gislative. Je les ai re�ues au bruit du canon dont les citoyens de la capitale foudroy�rent le despotisme. Maintenant que la jonction des arm�es est faite, que la jonction des repr�sentants du peuple est op�r�e, je ne dois plus reconna�tre mes fonctions premi�res; je ne suis plus qu'un mandataire du peuple, et c'est en cette qualit� que je vais parler. �On vous a propos� des serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans la vaste carri�re que vous avez � parcourir, vous appreniez au peuple, par une d�claration solennelle, quels sont les sentiments et les principes qui pr�sideront � vos travaux. �Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement accept�e par la majorit� des assembl�es primaires. Voil� ce que vous devez d�clarer au peuple. Les vains fant�mes de dictature, les id�es extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdit�s invent�es pour effrayer le peuple, disparaissent alors, puisque rien ne sera constitutionnel que ce qui aura �t� accept� par le peuple. �Apr�s cette d�claration, vous devez en faire une autre qui n'est pas moins importante pour la libert� et pour la tranquillit� publique. Jusqu'ici on a agit� le peuple parce qu'il fallait lui donner l'�veil contre les tyrans. Maintenant _il faut que les lois soient aussi terribles contre ceux qui y porteraient atteinte_ que le peuple l'a �t� en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent tous les coupables pour que le peuple n'ait plus rien � d�sirer. (_On applaudit_.) �On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu pr�sumer que des amis ardents de la libert� pouvaient nuire � l'ordre social en exag�rant les principes: eh bien! abjurons ici toute exag�ration, d�clarons que toutes les propri�t�s territoriales, individuelles et industrielles seront �ternellement maintenues, (_Il s'�l�ve des applaudissements unanimes_.) �Souvenez-vous ensuite que nous avons tout � revoir, tout � recr�er; que la d�claration des droits, elle-m�me, n'est pas sans tache, et qu'elle doit passer � la r�vision d'un peuple vraiment libre.� L'effet de ce discours fut immense. L'orateur y touchait les trois points essentiels dans des circonstances aussi orageuses: le gouvernement du peuple par le peuple, le r�gne de la loi substitu� � l'arbitraire des masses, le respect de la propri�t�, d�clar�e par lui inviolable, sacr�e. Devant cette parole claire et pr�cise s'�vanouissaient la dictature, le triumvirat, la crainte des massacres, l'horreur du pillage, cette t�te de M�duse. Du premier bond, Danton s'�tait pos� en homme d'ordre, en l�gislateur qui reconna�t le besoin de tout refaire, de tout recr�er, mais avec le consentement de la nation et � l'aide de l'Assembl�e tout enti�re. Les int�r�ts l�gitimes �taient rassur�s; le programme de la R�volution se montrait trac� en lettres de feu: A nous, les Titans! Escaladons le ciel, fondons un monde nouveau! La Convention d�cr�ta les deux propositions de Danton: 1) il ne peut y avoir de constitution que quand elle est accept�e du peuple; 2) la s�ret� des personnes et des propri�t�s est sous la sauvegarde de la nation. Le 22 septembre, une d�putation de la ville d'Orl�ans vient annoncer � la Convention qu'elle a suspendu ses officiers municipaux, qui �taient des hommes d�vou�s � la monarchie. Les d�l�gu�s demandent � l'Assembl�e de les appuyer dans la lutte qu'ils soutiennent contre un conseil g�n�ral qui r�siste et ne veut pas se retirer devant la r�probation de ses �lecteurs. Danton monte � la tribune. �Vous venez d'entendre les r�clamations de toute une commune contre ses oppresseurs. Il ne s'agit point de traiter cette affaire par des renvois � des comit�s; il faut, par une d�cision prompte, �pargner le sang du peuple, _il faut faire justice au peuple pour qu'il ne se la fasse pas lui-m�me_ ... Je demande qu'� l'instant trois membres de la Convention soient charg�s d'aller � Orl�ans pour v�rifier les faits ... Que la loi soit terrible et tout rentrera dans l'ordre. Prouvez que vous voulez le r�gne des lois; mais prouvez aussi que vous voulez le salut du peuple, et surtout �pargner le sang des Fran�ais.� L'Assembl�e applaudit. Le m�me jour, on agite la question de la r�forme judiciaire. Danton intervient encore dans la discussion. Il a pass� au minist�re de la justice. Il a �t� � m�me d'appr�cier les sentiments de l'ancienne magistrature. Les pi�ces envoy�es � M. Joly, ministre du roi, sont tomb�es entre les mains du ministre du peuple. Il a vu que tel juge est ennemi du nouvel ordre de choses, que tel autre adressait au gouvernement d�chu des p�titions flagorneuses. C'est alors qu'il s'est convaincu de la n�cessit� d'exclure cette classe d'hommes des tribunaux. Payne demandait qu'on s'en t�nt, pour le pr�sent, � la r��lection des individus, sans rien changer aux lois. Danton r�plique: �Ma proposition entre parfaitement dans le sens du citoyen Payne. Je ne crois pas de votre devoir, en ce moment, de changer l'ordre judiciaire; mais je pense seulement que vous devez �tendre la facult� des choix. Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une aristocratie r�voltante; si le peuple est forc� de choisir parmi ces hommes, _il ne saura o� reposer sa confiance_. Je pense que si l'on pouvait, au contraire, �tablir dans les �lections un principe d'exclusion, ce devrait �tre contre ces hommes de loi qui ont �t� une des grandes plaies du genre humain.... ��levez-vous � la hauteur des grandes consid�rations. Le peuple ne veut point de ses ennemis dans les emplois publics: laissez-lui donc la facult� de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un �tat de juger les hommes �taient comme les pr�tres: les uns et les autres ont �ternellement tromp� le peuple. La justice doit se rendre par les simples lois de la raison. Et moi aussi je connais les formes; et si l'on d�fend l'ancien r�gime judiciaire, je prends l'engagement de combattre en d�tail, pied � pied, ceux qui se montreront les sectateurs de ce r�gime.� A diverses objections qui lui sont faites par la droite, l'orateur r�pond: �On a mal interpr�t� mes paroles: je n'ai pas propos� d'exclure les hommes de loi des tribunaux, mais seulement de supprimer l'esp�ce de privil�ge exclusif qu'ils se sont arrog� jusqu'� pr�sent. Le peuple �lira sans doute tous les citoyens de cette classe qui unissent le patriotisme aux connaissances; mais, � d�faut d'hommes de loi patriotes, ne doit-il pas pouvoir �lire d'autres citoyens? �Je dois vous dire, moi, que les hommes infiniment vers�s dans l'�tude des lois sont extr�mement rares, que ceux qui se sont gliss�s dans la composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et m�me d'huissiers. Eh bien! les m�mes hommes, loin d'avoir une connaissance approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science, loin d'�tre utile, est infiniment funeste.� La Convention d�clare que les juges pourront �tre indistinctement choisis parmi tous les citoyens. Cette proposition admise en principe est n�anmoins renvoy�e � un comit� pour en r�gler les moyens d'ex�cution. Danton grandissait chaque jour; mais ce sont les hauteurs qui attirent la foudre. Le jour m�me de sa naissance, cette grande Assembl�e se montra atteinte d'un vice originel, d'une terrible maladie, dont on vit plus tard se d�velopper les germes. Ses membres avaient en quelque sorte la rage de se d�chirer, de se proscrire les uns les autres, de s'entre-tuer. Sans cette fureur de suicide, qui donc aurait jamais pu la vaincre? Personne: la Convention seule avait la force de se d�capiter elle-m�me. Cette maladie existait aussi bien � droite qu'� gauche. Le signal des hostilit�s partit m�me de la Gironde. Le 23, Brissot �crivait dans son journal qu'il y avait un _parti d�sorganisateur_ au sein de l'Assembl�e. Est-il vrai que les Girondins r�vassent d�s lors une r�publique f�d�rative, le d�membrement de la France? On peut en douter; mais un fait certain, c'est qu'ils avaient la peur et la haine de Paris. Sur quoi se fondait cette aversion pour la capitale? D'abord sur des griefs personnels: Paris avait nomm� leurs adversaires. Les Girondins donnaient aussi pour pr�texte les �v�nements du 2 septembre: certes, ce pr�texte �tait fort grave; toutefois, pouvait-on sans injustice rendre la ville responsable des massacres? Non, mille fois non. Nous avons vu que si le signal partit d'un pouvoir constitu�, ce fut du comit� de surveillance de la Commune: mais que dira Saint-Just dans son fameux rapport du 8 juillet 1793, en s'adressant aux Girondins: �Accusateurs du peuple, on ne vous a point vus le 2 septembre entre les assassins et les victimes!� Le r�le au moins passif des Girondins, au milieu de ces sinistres �v�nements, leur donnait-il le droit de s'�lever sans cesse contre les auteurs pr�sum�s d'un tel crime? Le tocsin et le canon d'alarme avaient retenti assez haut. Il est impossible que Brissot, le chef de la Gironde, ignor�t quelques heures d'avance les malheurs qui se pr�paraient. �Il faut, lui �crivait Chabot, que je te d�masque tout entier: c'est de ta bouche m�me que j'ai appris, le 2 septembre au matin, le complot du massacre des prisonniers; je t'ai conjur� d'emp�cher ces d�sastres en engageant l'Assembl�e � se mettre � la t�te de la R�volution. Je croyais qu'elle seule pouvait mettre un terme � l'anarchie; c'�tait d'ailleurs un moyen pour elle de se soustraire � la domination de la Commune, dont tu commen�ais � te plaindre. Toute ta r�ponse � mes observations fut que la Constitution r�prouvait cette mesure.� Chabot d�voile ensuite le secret de cette indiff�rence et de cette impassibilit�. Morande �tait dans les prisons. Ce Morande avait �t� l'ami de Brissot; il �tait maintenant son ennemi intime. Rien de plus insupportable � un homme d'�tat que le complice de ses anciennes intrigues et de ses bassesses. S'il faut en croire les mauvais propos, Brissot jouissait d�j� de la mort d'un t�moin si redoutable. Cette mort ensevelissait dans l'�ternel silence le secret de certaines vilenies que la bouche du vivant pouvait divulguer. Aussi Brissot ne montra-t-il, � la fin de cette terrible journ�e, qu'un souci, qu'une inqui�tude: il s'informa si Morande existait encore. Il y a plus: la Commune, si calomni�e depuis, vint r�clamer l'intervention de l'Assembl�e nationale pour arr�ter l'effusion du sang. Le capucin Chabot s'engageait � sauver les victimes; il donnait pour garant de sa promesse le succ�s de ses exhortations dans la journ�e du 10 ao�t, journ�e orageuse o� il avait r�ussi � calmer le peuple. On �carta son influence. L'Assembl�e envoya sur le th��tre des massacres une commission impuissante: le vieux Dussault, apr�s avoir obtenu le silence, au milieu des sabres sanglants, par le seul effet d'une m�daille de d�put�, ne parla que de ses �crits acad�miques et de sa traduction de Juv�nal: ce fatras d'�rudition, si hors de propos, aigrit la multitude au lieu de l'apaiser. Dussault aurait d� se souvenir de l'adage classique: �_Non erat hic locus_, ce n'�tait pas le moment.� P�tion, le pr�sident de l'Assembl�e, le _vertueux_ P�tion cher aux Girondins, n'avait-il pas lui-m�me manqu� � tous ses devoirs? Maire de Paris, ses fonctions ne lui commandaient-elles point de se mettre � la t�te de la force arm�e et, dans le cas o� la garde nationale aurait refus� de le suivre, ne devait-il point, ceint de l'�charpe municipale, se jeter entre les bourreaux et les victimes? N'avait-il point conseill� plus tard de _couvrir d'un voile_ les �v�nements accomplis? Une enqu�te ayant �t� ouverte en vue de d�couvrir les v�ritables auteurs de ces malheureuses journ�es, P�tion avait solennellement d�clar�: �Les assassinats furent-ils command�s, furent-ils dirig�s par quelques hommes? J'ai eu des listes sous les yeux; j'ai re�u des rapports; j'ai recueilli quelques faits: si j'avais � me prononcer comme juge, je ne pourrais pas dire: Voil� le coupable!� Par quelle raison ces m�mes hommes, si tranquilles � l'heure du crime, venaient-ils maintenant agiter la chemise sanglante de C�sar? Le 2 septembre devait naturellement soulever dans tout le pays un fr�missement d'horreur: assassiner des citoyens qui �taient sous la protection de la loi, c'�tait assassiner la loi elle-m�me. En lavant leurs mains dans ce sang et rejetant toute la responsabilit� de pareils actes sur la Commune de Paris, les Girondins ne croyaient-ils point faire acte d'habilet� politique? Soit, mais leur grand tort est qu'ils se servaient de ces massacres tol�r�s, � dessein, comme d'un moyen pour perdre la capitale dans l'esprit des provinces. Trois t�tes du parti populaire �taient surtout d�sign�es par les journaux girondins � la vengeance des mod�r�s: Danton, Robespierre et Marat. Nous avons dit que les deux premiers avaient �t� �trangers aux massacres, et quant � Marat, le moment �tait mal choisi pour le frapper. Il semblait que son titre de _d�put� � la Convention nationale_ l'e�t un peu calm�. �Consacrons-nous exclusivement � la constitution: ce qui importe, c'est de poser les bases de l'�difice social,� �crivait-il la veille du l'ouverture des s�ances. Son journal m�me avait fait peau neuve. _L'Ami du peuple_ avait �t� remplac� par le _Journal de la R�publique fran�aise._ De leur c�t�, la Commune de Paris, le Comit� de surveillance, d�savouaient maintenant toute participation dans les sc�nes affreuses qui avaient r�volt� la France. N'e�t-il point �t� plus sage de profiter de cette r�action de la conscience publique pour r�concilier les partis et fonder un gouvernement stable? Malheureusement, comme nous l'avons dit, le souvenir des fatales journ�es �tait un pr�texte qui voilait de sombres animosit�s personnelles. Ceux qui transportaient sans cesse la discussion sur ce terrain y cherchaient moins un acte de justice qu'un champ de bataille. Apr�s le succ�s qu'elle venait d'obtenir dans l'�lection du pr�sident et des secr�taires, la Gironde se croyait ma�tresse de l'Assembl�e; elle comptait sur les nouveaux d�put�s �lus par les provinces et se flattait d�j� d'une vengeance facile. Depuis quelques jours, l'orage grondait: il �clata dans le s�ance du 23. II Une proposition malheureuse.--S�ance du 25 septembre.--D�nonciation de Lasource.--Discours de Danton,--Attaque contre Robespierre.--Sa d�fense.--D�menti donn� � Barbaroux par Paris.--Accusation contre Marat.--L'ami du peuple � la tribune.--Conclusion de cette journ�e.--D�faite des Girondins.--Paris veng�.--La R�publique une et indivisible. Dans toutes les grandes assembl�es, il y a certains signes par lesquels s'annonce la bataille. L'atmosph�re de la salle est en quelque sorte charg�e d'�lectricit� haineuse. De banc en banc r�gne un silence glacial. Quelquefois au contraire de sourdes rumeurs circulent. Les fronts sont inquiets, sombres, contract�s. De part et d'autre, on se regarde comme deux arm�es en pr�sence. Telle �tait la physionomie de la Convention le 21 septembre 1792. D'o� partirait le feu? Trois Girondins, Kersaint, Buzot, Vergniaud, proposent de donner � la Convention une force arm�e, une garde prise dans les quatre-vingt-trois d�partements. C'�tait une insulte jet�e � la face de Paris. [Illustration: Marat � la tribune de la Convention. S�ance orageuse.] Cet acte de d�fiance envers la capitale �tait � la fois injuste et impolitique. Entour�e de la majest� de la loi, d�fendue en quelque sorte par la confiance des plus ardents patriotes, la Convention n'avait alors rien � redouter d'un coup de main. Tout le monde esp�rait en elle; tout le monde comprenait le besoin de remplacer la royaut� abolie par la repr�sentation nationale seule et inviolable. Or rien n'est plus maladroit que de d�fier un danger absent. Le projet d'une garde d�partementale souleva l'indignation des Parisiens et donna lieu sur-le-champ � des soup�ons plus ou moins fond�s. Appuy�e sur une arm�e venue de la province et dont les partis se serviraient les uns contre les autres, la Convention ne d�g�n�rerait-elle point en une assembl�e de tyrans? Le 25, la guerre se d�clara entre la Gironde et la d�putation de Paris. Un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les bl�s; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doubl�s de fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc fan�, en bottes molles � la hussarde, entre et va se placer � la cr�te de la Montagne. Quelques d�put�s affectent sur son passage de d�tourner la t�te et de s'�loigner avec d�go�t; les tribunes, au contraire, t�moignent le plus vif int�r�t. Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses, pose sa casquette sur son banc et prom�ne autour de lui dans la salle un regard assur�. L'attention, l'attendrissement redoublent dans les tribunes; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant: �Le voici! C'est lui!� Les d�put�s de la Montagne ne donnent aucun signe; Camille Desmoulins seul vient lui serrer la main. --J'aime ce jeune homme, dit Marat presque � haute voix; c'est une t�te faible, mais c'est un bon coeur. P�tion est au fauteuil. Apr�s quelques d�bats insignifiants; le Girondin Lasource ouvre le feu: �Je r�p�te, dit-il, � la face de la R�publique, ce que j'ai dit au citoyen Merlin en particulier. Je crois qu'il existe un parti qui veut d�populariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la perdre, qui veut r�gner sous un autre nom, en r�unissant tout le pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma pr�diction sera peut-�tre justifi�e par l'�v�nement, mais je suis loin de croire que la France succombe sous les efforts de l'intrigue, et j'annonce aux intrigants que je ne les crains point, qu'� peine d�masqu�s ils seront punis, et que la puissance nationale, qui a foudroy� Louis XVI, foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang...� L'Assembl�e applaudit. Cet acte d'accusation d�signait � mots couverts trois grands coupables, Danton, Robespierre et Marat. Ce fut Danton qui monta d'abord � la tribune. Crispant sa face de lion, calme au milieu de l'orage et se tournant vers la droite avec hauteur: �Citoyens, �C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la R�publique Fran�aise que celui qui am�ne faire nous une explication fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui veuille dominer despotiquement les repr�sentants du peuple, sa t�te tombera aussit�t qu'il sera d�masqu�. Cette imputation ne doit pas �tre une imputation vague et ind�termin�e; celui qui l'a faite doit la signer; je le ferais moi-m�me, cette imputation d�t-elle faire tomber la t�te de mon meilleur ami. Ce n'est pas la d�putation de Paris prise collectivement qu'il faut inculper: je ne chercherai pas non plus � justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne; je ne vous parlerai donc que de moi. �Je suis pr�t � vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la libert�. Pendant la dur�e de mon minist�re, j'ai employ� toute la vigueur de mon caract�re, j'ai apport� dans le conseil toute l'activit� et tout le z�le du citoyen embras� de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui puisse m'accuser � cet �gard, qu'il se l�ve et qu'il parle! �Il existe, il est vrai, dans la d�putation de Paris, un homme dont les opinions sont pour le parti r�publicain ce qu'�taient celles de Royou [Note: Pamphl�taire royaliste qui s'�tait rendu ridicule par ses extravagances et de ses violences.] pour le parti aristocratique; c'est Marat. Assez et trop longtemps on m'a accus� d'�tre l'auteur des �crits de cet homme. J'invoque le t�moignage du citoyen qui vous pr�side (P�tion). Il tient, votre pr�sident, la lettre mena�ante qui m'a �t� adress�e par ce citoyen; il a �t� t�moin d'une altercation qui a eu lieu entre lui et moi � la mairie, Mais j'attribue ces exag�rations aux vexations que ce citoyen a �prouv�es. Je crois que les souterrains dans lesquels il a �t� enferm� ont ulc�r� son �me... Il est tr�s-vrai que d'excellents citoyens ont pu �tre r�publicains � l'exc�s, il faut en convenir; mais n'accusons pas, pour quelques individus exag�r�s, une d�putation tout enti�re. �Quant � moi, je n'appartiens pas � Paris; je suis n� dans un d�partement vers lequel je tourne toujours mes regards avec un sentiment de plaisir; _mais aucun de nous n'appartient � tel ou tel d�partement, il appartient � la France enti�re._ Faisons donc tourner cette discussion au profit de l'int�r�t public. �Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui voudraient d�truire la libert� publique. Eh bien! portons-la, cette loi; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se d�clarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, apr�s avoir pos� ces bases qui garantissent le r�gne de l'�galit�, an�antissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On pr�tend qu'il est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la France; faisons dispara�tre ces id�es absurdes, en pronon�ant la peine de mort contre leurs auteurs. _La France doit �tre un tout indivisible._ Elle doit avoir unit� de repr�sentation. Les citoyens de Marseille d�sirent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande donc la peine de mort contre quiconque voudrait d�truire l'unit� en France, et je propose de d�cr�ter que la Convention nationale pose pour base du gouvernement qu'elle va �tablir l'unit� de repr�sentation et d'ex�cution. Ce ne sera pas sans fr�mir que les Autrichiens apprendront cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts!� Ce discours, on le voit, �tait un glaive � deux tranchants; il frappait d'un c�t� sur la dictature et de l'autre sur la d�centralisation de la France. Ni pouvoir absolu confi� � un seul, ni gouvernement f�d�ratif: l'unit� par la repr�sentation nationale. Quelques amis communs reproch�rent plus tard � Danton d'avoir sacrifi� Marat. Danton �tait trop jaloux du succ�s, il avait trop foi dans la souverainet� du but pour ne point jeter � la mer tout ce qui pouvait lui nuire. D'un autre c�t�, n'�tait-ce point le seul moyen de sauver l'Ami du peuple que de le repr�senter comme un extravagant, un esprit troubl� par la pers�cution et par les t�n�bres de sa cave? Triste moyen, dira-t-on, que de le recommander � la commis�ration de ses juges! Soit; mais n'�tait-il pas l� pour se d�fendre? Marat, d'ailleurs, tenait � marcher seul: c'�tait flatter son orgueil que de le mettre � part. Quoi qu'il en soit, par ce m�le discours, Danton avait �cart� la foudre qui mena�ait sa t�te. C'�tait � pr�sent le tour de Robespierre. On demandait l'ordre du jour. Merlin alors se l�ve. �Citoyens, s'�crie-t-il, le v�ritable ordre du jour, le voici: Lasource m'a dit hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait �tablir la dictature; je le somme de m'en indiquer le chef; quel qu'il soit, je d�clare �tre pr�t � le poignarder!� Cambon, de son banc et en montrant son bras, le poing ferm�: --Mis�rable, voici l'arr�t de mort des dictateurs. --Oui, s'�crie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette Assembl�e un parti qui aspire � la dictature, et le chef de ce parti, je le nomme, c'est Robespierre! voil� l'homme que je vous d�nonce. Robespierre monte � la tribune. De m�me que Danton, il r�pudie toute solidarit� avec Marat: �On m'a imput� � crime les phrases irr�fl�chies d'un patriote exag�r� et les marques de confiance qu'il me donnait.� L'orateur parle ensuite beaucoup trop longuement de lui-m�me, des services tr�s-r�els qu'il a rendus � la R�volution. �Un homme qui avait longtemps lutt� contre tous les partis avec un courage �cre et inflexible, sans m�nager personne, devait �tre en butte � la haine et aux pers�cutions de tous les ambitieux, de tous les intrigants.� Accus� par la Gironde, il d�nonce � son tour un parti qui veut r�duire la France �� n'�tre qu'un amas de r�publiques f�d�r�es�. Pour arriver � la dictature, il faut aduler le peuple; il nie avoir jamais eu recours � ce vil exp�dient: �Il faut savoir si nous sommes des tra�tres, si nous avons des desseins contraires � la libert�, contraires aux droits du peuple, que nous n'avons jamais flatt�; car on ne flatte pas le peuple: on flatte bien les tyrans; mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne la flatte pas plus que la divinit�.� L'Assembl�e �tait froide, h�sitante, lorsque Barbaroux s'�lance � la tribune. L'orateur affirme qu'� l'�poque du 10 ao�t les volontaires marseillais �tant recherch�s par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le fit venir chez Robespierre, que l� on lui dit de se rallier aux citoyens qui avaient acquis de la popularit�,--et que Panis lui d�signa Robespierre _comme l'homme vertueux gui devait �tre le dictateur de la France._ Nous verrons plus tard que le mensonge �tait assez dans les habitudes politiques de la Gironde. Panis, interpell� par Barbaroux, r�fute ainsi l'accusation port�e contre Robespierre: �Je ne monte � la tribune que pour r�pondre � l'inculpation du citoyen Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois et _j'atteste_ que, ni l'une ni l'autre, je ne lui ai parl� de dictature. Quels sont ses t�moins?� Rebecqui, de sa place: --Moi! �Vous �tes son ami, je vous r�cuse.� [Footnote. Panis vivait encore apr�s 1830. Dans sa jeunesse, il avait fait de mauvais vers. Ses mani�res, affables, polies, �l�gantes, appartenaient � la bonne soci�t� du dix-huiti�me si�cle. Toujours bien mis, tir� � quatre �pingles, il ressemblait plut�t � Dorat qu'� un _buveur de sang_. Jamais on ne l'a, que je sache, accus� de mauvaise foi.] Brissot, voyant les nuages de l'accusation se dissiper, s'�crie: --Et le 2 septembre? PANIS.--On ne se reporte point assez aux circonstances terribles dans lesquelles nous nous trouvions. Nous vous avons sauv�s, et vous nous abreuvez de calomnies. Voil� donc le sort de ceux qui se sacrifient au triomphe de la libert�! Notre caract�re chaud, ferme, �nergique, nous a fait, et particuli�rement � moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se repr�sente notre situation: nous �tions entour�s de citoyens irrit�s des trahisons de la cour... On a accus� le Comit� de surveillance d'avoir envoy� des commissaires dans les d�partements pour enlever des effets ou m�me arr�ter des individus. Voici les faits. Nous �tions alors en pleine r�volution: les tra�tres s'enfuyaient, il fallait les poursuivre; le num�raire s'exportait, il fallait l'arr�ter... Nos propres t�tes �taient � chaque instant menac�es: croyez-vous que nous nous fussions expos�s � tous ces dangers, si ce n'e�t �t� pour le bien public? Oui, nous avons ill�galement assur� le salut de la patrie. Le terrain de la discussion se d�pla�ait. Vergniaud saisit cette occasion pour de nouveau �voquer le spectre des sanglantes journ�es. Il lit la fameuse circulaire du Comit� de surveillance. L'accusation s'�tait �cart�e de Robespierre, mais elle retombait foudroyante sur la t�te de Marat. Tout le monde savait qu'il avait depuis longtemps r�clam� un dictateur dans son journal, l'_Ami du peuple_, et dans ses placards dont les murs de Paris �taient couverts. Un dernier article qui passe de main en main soul�ve l'indignation de l'Assembl�e. C'est celui qui finit par ces mots: �O peuple babillard, si tu savais agir!� Un fr�missement d'horreur court de banc en banc. Une foule de d�put�s, parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des gestes mena�ants; ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing sous le nez pour l'�loigner de la tribune. Cet homme �trange y monte ce jour-l� pour la premi�re fois. Son apparition excite des mouvements de fureur; sa cravate en d�sordre, ses cheveux n�glig�s, le rire de m�pris qu'il oppose autour de lui aux hu�es et aux insultes, augmentent encore le tumulte; de tous les coins de la salle partent des cris: �A bas! � bas!�. C'est au milieu de ce soul�vement �pouvantable que Marat fait entendre sa voix: �J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels.� --Tous; oui, nous le sommes tous! Alors Marat imperturbable et r�p�tant sa phrase apr�s un silence: �J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle: je les rappelle � la pudeur. �Si quelqu'un est coupable d'avoir jet� dans le public ces id�es de dictature, c'est moi! Mes coll�gues, notamment Danton et Robespierre, l'ont constamment repouss�e quand je la mettais en avant. J'appelle sur ma t�te seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez �couter. �Au demeurant, que me demandez-vous? Me feriez-vous un crime d'avoir propos� la dictature, si ce moyen �tait le seul qui p�t vous retenir au bord de l'ab�me? Qui osera d'ailleurs bl�mer cette mesure quand le peuple l'a approuv�e et s'est fait lui-m�me dictateur pour punir les tra�tres? A la vue de ces vengeances populaires, � la vue des sc�nes sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 ao�t, du 2 septembre, j'ai fr�mi moi-m�me des mouvements imp�tueux et d�sordonn�s qui se prolongeaient parmi nous. J'aurais d�sir� qu'ils fussent dirig�s par une main juste et ferme. Redoutant les exc�s d'une multitude sans frein; d�sol� de voir la hache frapper indistinctement et confondre �a et l� les petits d�linquants avec les grands coupables; d�sirant la tourner sur la t�te seule des vrais sc�l�rats, j'ai cherch� � soumettre ces mouvements terribles et d�r�gl�s � la sagesse d'un chef. �J'ai donc propos� de donner une autorit� provisoire � un homme raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'�tait un citoyen int�gre, �clair�, qui aurait recherch� tout de suite les principaux conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal, d'�pargner le sang, de ramener le calme et de fonder la libert�. Suivez mes �crits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que je ne voulais point faire de cette esp�ce de dictateur un tyran, tel que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime d�vou�e � la patrie, c'est que je voulais en m�me temps que son autorit� ne dur�t que peu de jours, qu'elle f�t born�e au pouvoir de condamner les tra�tres et m�me qu'on lui attach�t durant ce temps un boulet aux pieds, afin qu'il f�t toujours sous la main du peuple. �Je rends gr�ce � mes ennemis de m'avoir amen� � vous dire ma pens�e tout enti�re. Si, apr�s la prise de la Bastille, j'avais eu en main l'autorit�, cinq cents t�tes sc�l�rates seraient tomb�es � ma voix. Ce coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout de suite tous les m�chants. Il ne restait plus d�s lors qu'� fonder l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui e�t �t� facile, cette t�che n'�tant plus emp�ch�e � chaque instant par des complots et des men�es sourdes; mais faute d'avoir d�ploy� cette �nergie aussi sage que n�cessaire, cent mille patriotes ont �t� �gorg�s et cent mille sont menac�s de l'�tre. Vous avez eu des massacres nombreux et r�it�r�s, vous avez vers� vous-m�mes beaucoup de sang, vous en verserez encore. Vraiment, quand je viens � comparer vos id�es aux miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes d'humanit�. �C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant cette mesure dictatoriale avec horreur. Vous y viendrez un jour malgr� vous, seulement il ne sera plus temps: la division et l'anarchie auront gagn� toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents t�tes, vous en abattrez deux cent mille, et vous �chouerez. �Une violence l�gale et ordonn�e par un chef est toujours pr�f�rable � celle o� une fausse mod�ration jette, dans les temps de d�sordre, une nation enti�re. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce principe. Citoyens, si sur cet article vous n'�tes point � la hauteur de m'entendre, tant pis pour vous! �Oui, telle a �t� mon opinion; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruaut�, de connivence avec les tyrans.--Moi... vendu! Les tyrans donnent de l'or aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas m�me le moyen d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel, qui ne puis voir souffrir un insecte sans partager son agonie! Moi, ambitieux!... Citoyens, voyez-moi et jugez-moi (il montre ses habits sales, ses membres ch�tifs): un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans intrigue! Le glaive de vingt mille assassins �tait suspendu sur moi: j'ai err� de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le triomphe de la nation, dont j'ai d�fendu les droits, depuis trois ann�es, la t�te sur le billot. �Cessons ces discussions et ces d�bats scandaleux. H�tez-vous de marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la nation; posez les bases sacr�es d'un gouvernement juste et libre; faites respecter les droits, l'origine et la dignit� de l'homme. Je ne demande qu'� m'immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fant�me de la dictature se r�unissent � moi, qu'ils s'unissent � tous les bons citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la prosp�rit� communes.� La t�te de Marat �tait faite de la boue du peuple; quand le g�nie r�volutionnaire venait � souffler sur cette boue, il en sortait une sorte d'�loquence monstrueuse. Cette imnge extraordinaire, infernale, d'un dictateur tra�nant � travers les cadavres le boulet qui l'encha�ne aux volont�s de la multitude est quelque chose de par del� l'humanit�. Le style hach� de cet orateur, son geste effar�, son rire amer, le mouvement �lectrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel on voyait se former d'avance tous les orages de la R�volution, ses bravades ont confondu l'Assembl�e. Un lugubre silence r�gne sur les bancs des d�put�s; mais les tribunes applaudissent avec fureur. Enfin Vergniaud lui succ�de � la tribune: �S'il est un malheur, dit-il d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un repr�sentant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout charg� de d�crets de prises de corps qu'il n'a pas purg�s.� MARAT, de son banc.--Je m'en fais gloire! Yergniaud r�p�ta sa phrase, agita le linceul des victimes du 2 septembre, mais ne r�ussit point � entra�ner une r�solution de la part de l'Assembl�e. Le calme semblait depuis quelques instants r�tabli. Tout � coup un second orage �clate sur la t�te de Marat. Il s'agit d'un num�ro de l'_Ami du peuple_ dans lequel Boileau d�nonce le passage suivant: �Ce qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la R�publique n'aboutiront � rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de la plupart des d�put�s (Boileau se tournant vers Marat: Pour mon propre compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de v�rit� dans ce coeur que de folie dans ta t�te)... � voir la trempe de la plupart des d�put�s, je d�sesp�re du salut public, si dans les huit premi�res s�ances toutes les bases de la Constitution ne sont pas pos�es. N'attendez plus rien de cette Assembl�e; vous �tes an�antis pour toujours: cinquante ans d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur, vrai patriote et homme d'�tat.� Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assembl�e. De tous les coins de la salle s'�l�vent des cris terribles: --A l'Abbaye! � l'Abbaye! Marat se l�ve avec sang-froid et r�clame de nouveau la parole. �Et moi,'s'�crie Boileau, je demande que ce monstre soit d�cr�t� d'accusation.� C'est � qui d�s lors appuiera l'�ponge tremp�e de fiel sur la bouche de l'accus�. UNE VOIX.--Je demande que Marat parle � la barre. MARAT.--Je somme l'Assembl�e de ne pas se livrer � ces acc�s de fureur. LARIVI�RE.--Je demande que cet homme soit interpell� purement et simplement d'avouer ces lignes ou de les d�savouer. Alors Marat, qui a r�ussi � se frayer un chemin jusqu'� la tribune, � travers les flots tumultueux de ses ennemis: �Je n'ai pas besoin d'interpellation. L'�crit qu'on vient de lire est de moi, je l'avoue. Jamais le mensonge n'a approch� de mes l�vres et la dissimulation est �trang�re � mon coeur. Seulement cet �crit est d�j� ancien; il date de dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous, avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne r�voquerez pas en doute, la voici.� Il tire de sa poche le premier num�ro de son nouveau _Journal de la R�publique._ Un secr�taire de l'Assembl�e en lit quelques fragments: _Nouvelle marche de l'auteur._ �Depuis l'instant o� je me suis d�vou� pour la patrie, je n'ai cess� d'�tre abreuv� de d�go�ts et d'amertume: mon plus cruel chagrin n'�tait pas d'�tre en butte aux assassins, c'�tait de voir une foule de patriotes sinc�res, mais cr�dules, se laisser aller aux perfides insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la libert� sur la puret� de mes intentions et s'opposer eux-m�mes au bien que je voulais faire... Les l�ches, les aveugles, les fripons et les tra�tres se sont r�unis pour me peindre comme un _fou atrabilaire_, invective dont les charlatans encyclop�distes gratifi�rent l'auteur du _Contrat social_... Quant aux vues ambitieuses qu'on me pr�te, voici mon unique r�ponse: Je ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accept� la place de d�put� � la Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement la patrie, m�me sans para�tre... Je suis pr�t � prendre les voies jug�es efficaces par les d�fenseurs du peuple: je dois marcher avec eux. Amour sacr� de la patrie, je t'ai consacr� mos veilles, mon repos, mes jours, toutes les facult�s de mon �tre; je t'immole aujourd'hui mes pr�ventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des ennemis de la libert�, � la vue de leurs outrages contre ses enfants, j'�toufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation qui s'y �l�veront; j'entendrai, sans me livrer � la fureur, le r�cit du massacre des vieillards et des enfants �gorg�s par de l�ches assassins; je serai t�moin des men�es des tra�tres � la patrie, sans appeler sur leurs t�tes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinit� des �mes pures, pr�te-moi des forces pour accomplir mon voeu! Jamais l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que prescrit la sagesse: fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant de commettre cette faute.� [Illustration: S�ance du 25 Septembre.] La lecture de cette pi�ce calme l'exasp�ration g�n�rale et d�joue les sinistres projets de la Gironde. MARAT.--Je me flatte qu'apr�s la lecture de cet �crit il ne vous reste pas le moindre doute sur la puret� de mes intentions; mais on me demande de r�tracter des principes qui sont � moi, c'est me demander que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens. Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce renversement d'id�es. Il ne d�pend pas plus de moi de changer mes pens�es qu'il ne d�pend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et de la nuit. �On me reprochait tout � l'heure les maux que j'ai soufferts pour la patrie: c'est ind�cent. Les motifs de r�probation qu'on a invoqu�s contra moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les d�crets qui m'ont frapp�, je m'en �tais rendu digne pour avoir d�masqu� les tra�tres, d�jou� les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai v�cu sous le glaive de Lafayette. S'il se f�t rendu ma�tre de ma personne, il m'e�t an�anti. J'ai �t� accabl� de poursuites par le Ch�telet et le tribunal de police: mais je m'en vante! On a os� me donner comme titres de proscription les d�crets provoqu�s contre moi dans l'Assembl�e constituante et dans l'Assembl�e l�gislative: eh bien! ces d�crets, le peuple les a d�truits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne. �Qui sont, apr�s tout, les auteurs de cette accusation atroce? Des hommes pervers, des membres de la faction Brissot! Les voil� tous devant moi: ils ricanaient tout � l'heure, ils triomphaient au bruit des cris forcen�s de leurs agents; qu'ils osent me fixer maintenant! �Souffrez qu'apr�s une s�ance aussi orageuse, apr�s les clameurs furibondes et les menaces �hont�es auxquelles vous venez de vous abandonner contre moi, je vous rappelle � vous-m�mes, � la justice. Quoi! si par la faute de mon imprimeur la feuille de ce jour n'e�t pas paru, vous m'auriez donc livr� � l'opprobre et � la mort? Cette fureur est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le soleil. Je d�clare que si le d�cret e�t �t� lanc� contre moi, je me br�lais la cervelle au pied de cette tribune.� L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. �Voil� donc, reprend Marat d'une voix attendrie par l'�motion, voil� le fruit de trois ann�es de cachots et de tourments... Voil� donc le fruit de mes veilles, de mes labeurs, de ma mis�re, de mes souffrances, des dangers sans nombre que j'ai essuy�s pour la patrie!... Un d�cret d'accusation contre moi! C'est un complot mont� par mes ennemis, dans cette assembl�e, pour m'en faire sortir. Eh bien! je resterai parmi vous pour braver vos fureurs!...� L'Assembl�e murmure; les tribunes applaudissent � outrance. �A la guillotine! � la guillotine!� vocif�rent quelques Girondins forcen�s. On demande que Marat soit tenu d'�vacuer la tribune. TALLIEN.--Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse tr�ve � ces scandaleuses discussions. D�cr�tons le salut de l'empire, et laissons l� les individus. La Convention passe � l'ordre du jour. Il nous reste � tirer les conclusions de cette orageuse s�ance. Constatons d'abord que l'attaque des Girondins manquait absolument de base. Pour fonder une dictature, il faut un dictateur: o� �tait-il? Prudhomme dans son journal (_les R�volutions de Paris_) jugeait ainsi les trois hommes contre lesquels avait eu lieu cette lev�e de boucliers: �Qui conna�t le caract�re _rev�che_, les mani�res dures de Robespierre, ne le jugera pas fait pour �tre un tribun du peuple. Fier de professer les vrais principes sans alt�rations, il y tient avec roideur.--Marat, malgr� ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre. Domin� par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les autres ont dit et comme ils l'ont dit: si on a trouv� une v�rit�, un principe avant lui, pour ne pas rester en de��, il passe outre et tombe dans l'exag�ration; souvent il touche � la folie, � l'atrocit�, mais il professe des principes que les malintentionn�s redoutent et abhorrent.--Danton ne ressemble nullement aux deux premiers; jamais il ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que pour l'�tre il faut de longs calculs, des combinaisons, une �tude continuelle, une assiduit� tenace, et Danton veut �tre libre en travaillant � la libert� de son pays. Amis lecteurs, nous vous le demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens? L'un ne veut que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de pr�tentions qu'� la renomm�e et � quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les lise, qu'on les �coute, et surtout qu'on les applaudisse, ils sont contents.� La seule dictature � laquelle ils visassent alors �tait celle de la popularit�. Si, pris individuellement, chacun d'eux �tait incapable de faire un dictateur, e�t-il �t� plus facile de r�unir Danton, Marat et Robespierre dans un triumvirat? �videmment non. Ils �taient trop personnels, trop divers, trop peu d'accord entre eux sur les voies et moyens de fonder le nouvel ordre de choses pour marcher vers le m�me but. O� donc a-t-on jamais trouv� la trace d'une alliance, d'un pacte, d'une action commune entre ces trois hommes? Ainsi l'accusation des Girondins s'appuyait sur une chim�re. Quels �taient maintenant les ma�tres du champ de bataille? Sans contredit ceux qui avaient �t� attaqu�s. Danton, dans son discours, s'�tait �lev� � la hauteur d'un v�ritable homme d'�tat. Robespierre, quoique faible ce jour-l�, avait derri�re lui l'int�grit� de sa vie, les services rendus � la cause du peuple; il lui suffisait de souffler sur l'accusation pour en dissiper les nuages. Certes, Marat n'�tait point un g�nie; mais ce n'�tait pas non plus, comme on affecte de le dire, un homme sans valeur. Abandonn�, d�savou� des siens, il avait montr� � la tribune plus de sang-froid, plus d'ordre dans les id�es, plus d'�loquence sauvage qu'on ne pouvait en attendre d'un homme poursuivi comme un loup par une meute de chiens. L'Ami du peuple �tait jusque-l�, pour plusieurs, un probl�me, une fiction; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une existence r�elle; elles en faisaient l'_Ecce homo_ de la R�volution. Marat s'exaltait lui-m�me dans le sentiment de cette lutte gigantesque. La contradiction n'est pour les esprits abus�s par une id�e fausse qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donn�e; elle assure leur marche; elle les rehausse � leurs propres yeux et aux yeux de la foule. Marat se soulevait sur la haine qu'il inspirait aux mod�r�s comme sur un pi�destal. En temps de R�volution, d�noncer des chefs de parti, c'est les d�signer aux faveurs de la fortune politique. Les Girondins avaient donc fait une fausse manoeuvre. Ils croyaient d�truire leurs ennemis; ils les avaient fortifi�s. L'importance des hommes d'�tat se mesure � la violence des attaques dont ils sont l'objet. Les temp�tes n'�clatent point sur des ruisseaux. Mais laissons de c�t� les personnes. Le v�ritable �v�nement historique de cette journ�e fut la victoire de Paris. Sa repr�sentation tout enti�re demeurait intacte: Vergniaud lui-m�me avait �t� forc� de reconna�tre qu'elle contenait des hommes de m�rite, le v�n�rable Dussaulx, le grand peintre David et d'autres encore. Ainsi l'�me de la France et de la R�volution, Paris qui avait pris la Bastille, Paris qui avait fait les journ�es du 5 octobre et du 10 ao�t, Paris qui porte malheur � tous ceux qui se d�fient de lui, Paris �tait sorti triomphant de la lutte. Autre grand r�sultat: l'Assembl�e d�cr�ta la proposition de Danton: LA R�PUBLIQUE FRAN�AISE EST UNE ET INDIVISIBLE. III Elan de la d�fense nationale.--La panique.--D�tente.--La patrie n'est plus en danger.--Arriv�e de Dumouriez � Paris.--Sa pr�sence au club des Jacobins.--Habilit� de Danton.--Une soir�e chez Talma.--Rabat-Joie. Paris sortait d'un affreux cauchemar: il avait dormi dans le sang, avec le spectre de l'Invasion sur la poitrine. On se souvient de la prise de Verdun; les Parisiens, croyant d�j� voir le roi de Prusse � leurs portes, avaient form� un camp qui s'�tendait depuis Clichy jusqu'� Montmartre. Tout le monde y travaillait. De jolies citoyennes maniaient bravement la pioche, la b�che ou la brouette. Ma�tres de Verdun, les Prussiens marchaient d�j� dans les plaines de la Champagne, s'avan�aient sur Sainte-Menehould par la trou�e de Grandpr�. La consternation �tait au comble. L'�lan r�volutionnaire d�borda comme un torrent. Hommes, munitions, chevaux, fourrages, tout fut mis en r�quisition. Les ustensiles de m�nage, pelles, pincettes, chenets, furent transform�s en armes de guerre. Dans un moment de fr�n�sie, on alla jusqu'� d�terrer les _morts de qualit�_, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil. L'Assembl�e nationale s'�leva contre ces profanations; mais les cloches des �glises furent fondues pour faire des canons. La n�cessit� de pourvoir au salut de la patrie augmentant de jour en jour, quelques municipalit�s avaient requis l'argenterie, les vases sacr�s, l'or des sacristies. D'un autre c�t�, les dons patriotiques afflu�rent. Des ouvri�res, de pauvres femmes en deuil venaient d�poser entre les mains des magistrats, le denier de la veuve. Et ce n'est pas seulement � Paris, c'est d'un bout � l'autre de la France qu'�clataient ces actes de d�vouement. Dans une lettre adress�e � la Convention, le citoyen Bonnaire racontait les sacrifices des habitants de sa province: �Les citoyens de ce d�partement (le Cher) ont aussi voulu d�poser leurs offrandes sur l'autel de la patrie. Le conseil de notre arrondissement a maintenant � sa disposition 218 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes, 2 culottes, 7 chemises, 2 �paulettes en or et une somme de 4 060 livres pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires partis pour les arm�es. La municipalit� de Bourges est d�positaire de 114 habits, 40 vestes, 30 culottes, 4l paires de bas, 32 paires de souliers, 16 chemises, d'une somme de 4 360 livres 2 sous 8 deniers, destin�s aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13 429 livres pour les femmes des citoyens qui sont all�s combattre les brigands.� [Note: Cette lettre fut communiqu�e � l'auteur par F�lix Bonnaire, directeur de la _Revue de Paris_.] Apr�s le 10 ao�t, nous l'avons dit, le pouvoir ex�cutif provisoire avait envoy� des commissaires dans les d�partements. Voici les instructions qui leur furent donn�es: �Ils s'attacheront surtout � ne servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes d'elle; ils mettront, en cons�quence, le plus grand soin � s'annoncer par des mani�res simples et graves, par une conduite pure, r�guli�re, irr�prochable.� Ces instructions furent suivies, et � la voix de ces commissaires toute la France tressaillit d'enthousiasme. Quand on apprit de meilleures nouvelles de l'�tranger, quand on sut que la bataille de Valmy �tait gagn�e sur les Prussiens, les alarmes se dissip�rent. Un mois apr�s, Montesquieu s'emparait de Chamb�ry, Anselme prenait Nice. Lille �tait encore assi�g�e; mais la ville �tait d�fendue par plus de neuf mille hommes qui bravaient les bombes allemandes. Le 3 octobre, une lettre de Custine annon�ait que Spire avait �t� arrach�e aux Autrichiens. France de la R�volution, tu �tais digne de vaincre! Sans toi, que f�t devenue l'Europe? Tu combattais sans doute pour ta propre conservation, mais aussi pour le salut du monde. Tu versais � la fois ton sang et tes id�es. Dans tes flancs sacr�s, tu portais l'humanit� tout enti�re! Disons-le une fois pour toutes, c'est surtout au r�gime des Assembl�es nationales que la France dut ses premiers succ�s. Le retentissement de la tribune courait jusque sur les champs de bataille. Cette parole, ce coup de marteau frappant chaque jour sur le fer rouge du patriotisme, en dispersait les �tincelles dans tout le pays. Jamais la dictature d'un homme n'aurait produit une telle effervescence. Gr�ce � ses repr�sentants, la R�publique �tait partout, tenait t�te � tout et montrait aux arm�es sa face s�v�re. Voyant l'ennemi repouss�, les Prussiens d�cim�s dans les plaines de la Champagne par le fer et par la maladie, Custine tenant Spire et pouvant se r�unir au g�n�ral Biron pour porter la guerre dans tout l'empire d'Autriche, Danton proposa de d�clarer que la _patrie n'�tait plus en danger_. L'Assembl�e r�sista: ce fut une faute. De telles formules, autorisant toute sorte d'actes arbitraires, ne devraient point survivre aux circonstances exceptionnelles qui les ont cr��es. Le moyen, en outre, pour les l�gislateurs, d'inspirer de la confiance � la nation, c'est d'en avoir eux-m�mes, c'est de ne pas craindre. Dumouriez vint � Paris pour jouir de son triomphe et sonder les partis qui agitaient alors la R�publique. Il fut partout f�t�, acclam�, cajol�. Qui ne conna�t l'enthousiasme des Fran�ais pour un g�n�ral vainqueur? C'�tait le lion, l'�v�nement du jour. A la ville, au th��tre, on ne parlait que de lui, on ne voyait que lui. Le 11 octobre, accompagn� de Santerre, il se rend au club de Jacobins, o� il embrasse Robespierre. Tout le monde applaudit. Dumouriez demande la parole: �Citoyens, fr�res et amis, dit-il en terminant son discours, d'ici � la fin du mois, j'esp�re mener soixante mille hommes pour attaquer les rois et sauver les peuples de la tyrannie.� Alors Danton: �Lorsque Lafayette, lorsque ce vil eunuque de la R�volution prit la fuite, vous serv�tes d�j� bien la R�publique en ne d�sesp�rant pas de son salut; vous ralli�tes nos fr�res: vous avez depuis conserv� avec habilet� cette station qui a ruin� l'ennemi, et vous avez bien m�rit� de votre patrie. Une plus belle carri�re encore vous est ouverte: que la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes tombent devant ce bonnet rouge dont la soci�t� vous a honor�. Revenez ensuite vivre parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles pages de notre histoire.� Plus tard on a beaucoup reproch� � Danton d'avoir recherch�, flatt�, adul� Dumouriez? �tait-ce bien le g�n�ral qu'il courtisait? Non, c'�tait la victoire. Il fallait avant tout que la R�volution s'appuy�t sur le succ�s de nos armes, et, plus que tout autre, Danton avait poursuivi ce r�ve glorieux; plus que tout autre, il avait contribu� � remuer dans les coeurs le sentiment national, � pousser vers nos fronti�res les h�ro�ques d�fenseurs de la patrie. Comptait-il aussi sur l'influence du g�n�ral pour conclure une alliance avec la Gironde? Il y a tout lieu de le croire. Il faut d'ailleurs se dire que les projets de Dumouriez �taient alors couverts d'un voile imp�n�trable. Qui l'e�t soup�onn� de trahison? Ses discours semblaient inspir�s par le g�nie du patriotisme. Tous les partis s'y m�prirent; les citoyens les plus purs rendirent hommage � ce vainqueur. Un seul homme ne partageait point l'engouement g�n�ral; mais cet homme �tait Marat, c'est-�-dire la d�fiance. D'o� naissaient d�s lors ses soup�ons? Dumouriez �tant venu � Paris pour recevoir les honneurs du triomphe, c'�tait � qui s'abriterait derri�re l'�p�e du g�n�ral. Il tra�nait � sa suite tout un �tat-major. Durant quelques jours, on ne vit dans les rues que des uniformes et des �paulettes. La ville passa sur-le-champ des frayeurs et de la tristesse � l'enivrement. Toutes les t�tes tourn�rent avec tous les coeurs du c�t� du g�n�ral victorieux. Les Girondins profit�rent de la circonstance pour r�gner sur l'opinion et pour introduire le militarisme dans la R�publique. La pr�sence de ces officiers bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'aust�rit� des ap�tres de la d�mocratie. Ces pr�tendus sauveurs venaient � Paris anim�s d'un beau feu contre les _agitateurs_ et provoquaient jusque dans les rues et les promenades publiques les citoyens connus par leurs opinions exalt�es. Marat fut personnellement victime de leurs boutades et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux �tait de ne point avoir fait �cho � l'enthousiasme universel pour le h�ros du jour. Deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil et le R�publicain, avaient, disait-on, c�d� aux cruelles d�fiances de leur �poque, en massacrant quatre malheureux d�serteurs prussiens qui venaient se rendre et servir sous nos drapeaux, mais qu'ils prirent pour des espions ou pour des �migr�s fran�ais. Dumouriez avait ordonn� que ces deux bataillons fussent transf�r�s dans une forteresse, d�pouill�s de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la conduite de Dumouriez qu'un sympt�me de haine secr�te contre Paris. Il trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une punition inconnue. �Je veux avoir le coeur net de cette affaire, dit-il, et tant que j'aurai la t�te sur les �paules, on n'�gorgera pas le peuple impun�ment.� Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoign�t deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer aupr�s du g�n�ral des causes qui avaient fait traiter si s�v�rement les deux bataillons accus�s. Cette nuit-l�, il y avait f�te rue Chantereine, dans la petite maison de Talma. Un enfant de Thalie (style du temps) recevait chez lui un enfant de Mars. Une porte coch�re, dont le marteau, soulev� � chaque instant par des mains fra�chement gant�es, retombait avec un bruit sourd, conduisait, par une �troite all�e d'arbres, dans une cour sabl�e, o� la maison, jolie bonbonni�re du dernier si�cle, s'�panouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clart�. Les vitres, �clair�es aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur les rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en grande toilette, les seins et les �paules nus, les cheveux relev�s de fleurs, le cou humide d'une ros�e de perles ou marqu� de grains de corail; des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de casimir blanc, bas de soie, souliers � semelles fines, allaient et venaient dans les all�es; un bruit de musique, d'�clats de rire, de voix folles et coquettes, descendait jusque dans la cour, et des flots de lumi�re ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que fr�laient, en montant, de longues jupes de soie. Cette petite maison resplendissante, au milieu de la ville �teinte et morne, avait cach�, comme par pudeur, au fond d'une all�e, sous des ombr�s d'arbres, sa joie et ses lumi�res qui insultaient � la disette publique. On se cachait alors pour se r�jouir, comme en d'autres temps pour verser des larmes. La disposition int�rieure de la maison, que je visitai en 1837 et qui �tait alors habit�e par un directeur du _Temps_, pr�sente une forme sph�rique assez singuli�re, qui ne manque point de caract�re ni d'�l�gance; elle aurait plu � Mme de Pompadour, et semble une petite habitation secr�te, choisie pour les plaisirs d'un com�dien ou d'un roi. Bonaparte y demeura � son retour d'�gypte. Le salon �tait �clair� int�rieurement de lustres qui laissaient tomber du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Ch�nier et d'autres, engag�s dans le parti de la Gironde; des femmes d'esprit, des jeunes filles du monde, des f�es de l'Op�ra, achevaient de parer la f�te. On distinguait dans leurs groupes mademoiselle Contat, madame Vestris, la Dugazon. L'ameublement �tait d'un go�t parfait; le salon tendu de damas bleu et blanc, avec des rideaux de fen�tres en mousseline relev�e de draperies en soie, �gayait les yeux par l'harmonie des tons; de grands vases de porcelaine d'o� sortaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe d'alors) r�pandaient leur haleine embaum�e dans tout l'appartement; ce n'�tait que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumi�res r�p�t�es sur les consoles et les chemin�es, dans des glaces �blouissantes. Talma, en habit de com�dien, faisait les honneurs de chez lui. Le g�n�ral Dumouriez, arriv� depuis quelques jours � Paris, �tait le h�ros de la f�te. Il sortait du th��tre des Vari�t�s, o� sa pr�sence avait excit� des applaudissements. Il n'�tait bruit dans la ville que de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma, s'empressait cette nuit-l� � toucher la main du g�n�ral vainqueur. Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de ses courtisans qu'en re�ut de ses concitoyens le chef des arm�es de la R�publique. Des femmes charmantes, les bras demi-nus, les yeux assassins, les cheveux dress�s � la derni�re mode, sans poudre ni constructions a�riennes (la R�volution avait pass� son niveau sur les t�tes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs parfum�s, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses aga�antes pour attirer son attention. On e�t dit, sur des proportions plus bourgeoises, le mar�chal de Villars courtis� par les dames de Versailles. Dumouriez �tait un militaire de belle humeur et de fi�re mine, qui r�pondait galamment � toutes ces avances. Rien de plus aimable qu'un homme heureux. Toute cette soci�t�, ivre de gloire, de lumi�re, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait sans remords � l'oubli des sombres �v�nements qui mena�aient alors la France. On entend tout � coup un grand tumulte dans l'antichambre; alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs, annonce, en s'�levant au milieu de cette soci�t� toute r�jouie de doux propos, de tendres oeillades, de toilettes folles: --Marat! [Illustration: Boissy D'Anglas] A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme � mine cynique, n�gligemment v�tu, en houppelande sale, culotte de peau, bottes crott�es, un mouchoir blanc nou� sur la t�te, appara�t au seuil du salon. Il a forc� l'entr�e, malgr� la r�sistance des valets amass�s dans l'antichambre. La laideur, la petite taille et le visage terreux de cet homme ressortent singuli�rement encadr�s dans la bordure �blouissante d'une f�te. Il est suivi de deux membres du club des Jacobins, Bentabole et Monteau, deux longs et maigres sans-culottes, deux t�tes de l'Apocalypse. A cette vue, un morne silence, m�l� de surprise, saisit tous les assistants. Marat, en cet �tat d�braill�, repr�sente le pauvre peuple, brusquement survenu, avec les livr�es de la mis�re, au milieu des r�jouissances des riches. C'�tait 93 fait homme, entrant, sans �tre invit� ni attendu, dans un petit souper de la R�gence. Dumouriez demeure interdit; Marat va droit � lui, et mesurant d'un regard intr�pide le g�n�ral vainqueur: --Monsieur, lui dit-il, c'est � vous que j'ai affaire. Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence militaire; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entra�ne dans un coin du salon. --Nous sommes envoy�s, dit-il, par le club des Jacobins. --Nous avons besoin de vous parler en particulier, ajoutent Bentabole et Monteau. Ils entrent tous les quatre dans une chambre voisine. On entend � intervalles, quoique la porte soit close, la voix des interlocuteurs. MARAT.--La mani�re dont vous les avez trait�s est r�voltante. Il s'agissait, comme on pense bien, des deux r�giments, le Mauconseil et le R�publicain. --Monsieur Marat!... --Vous en imposez � l'Assembl�e pour lui arracher des d�crets sanguinaires. --Vous �tes trop vif, monsieur Marat; je ne puis m'expliquer avec vous. --Je viens ici au nom de l'humanit�. --Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats? --Non, mais je hais la _trahison_ des chefs. Dumouriez ne pouvait tol�rer un pareil langage. --Brisons l�, dit-il. La porte de la chambre o� s'entrenait le g�n�ral avec Marat, Bentabole, et Monteau s'ouvre brusquement. L'Ami du peuple rentre dans le salon, suivi de ses deux commissaires. En traversant la foule, son regard se prom�ne avec une audace et un m�pris visibles sur les femmes demi-nues qui ornent cette f�te, sur les Girondins suspects, sur les officiers � �paulettes d'or, et s'arr�tant devant Santerre avec un air de reproche: --Toi ici? dit-il. Il semble � quelques assistants voir les lumi�res p�lir. Marat, cette tache noire et sordide, en se posant sur une soir�e radieuse, en a terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a qu'un instant, sont tout � coup devenues obscures; l'ombre de cet homme, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins d�couverts, sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne.--C'est la Terreur qui passe. Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le sabre nu sur l'�paule; Marat traverse cet appareil belliqueux et ridicule avec un sourire de d�dain. --Votre ma�tre, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne crains la pointe de vos sabres. Dumouriez �tait mal � l'aise; l'audace de ce petit homme qui �tait arriv�, � la clart� d'une f�te, devant tout le monde, pour lui arracher le masque du visage, cette voix s�v�re du peuple qui �tait venue le saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire en face: �Tu es un tra�tre!� ce remords visible, cette conscience faite homme qui s'�tait gliss�e en haillons sous les rayons et les fleurs de la victoire, le confondaient. Il passa la main sur son front quand l'Ami du peuple se fut tout � fait retir�. En vain, de son c�t�, Mlle Contat reconduisait-elle � distance les trois commissaires, une cassolette � la main, toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle e�t voulu purifier les traces de Marat; cette gracieuse espi�glerie, qu'elle prolongea jusqu'� la porte de la rue, ne rappela sur les l�vres de l'assembl�e qu'un sourire froid et contraint. Marat avait d'un souffle �teint toute cette f�te. IV Ce qu'�taient alors les Girondins.--Leur r�le dans la Convention.--Leurs pr�jug�s contre Paris.--Encore l'affaire du Mauconseil et du R�publicain.--La population lasse des divisions personnelles.--Danton conciliateur et repouss� par les Girondins.--Son mot sur Mme Roland.--On lui demande des comptes.--Sa d�fense.--La Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--S�ance du 8 novembre.--D�route de la Gironde.--Robespierre et son fr�re chez Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat d�nonc� par Barbaroux.--R�ponse de Marat.--Eclaircie.--La bataille de Jemmapes. Revenons � la Convention, ce grand centre de la vie politique en octobre et novembre 92. Les factions qui divisaient l'Assembl�e s'appuyaient �videmment sur l'�tat du pays. Quelle �tait donc la situation? Les anciens nobles, les partisans de la cour �taient � peu pr�s rentr�s sous terre, quoique, gr�ce au vote des provinces, quelques-uns d'entre eux se fussent gliss�s sur les bancs de la Convention. La bourgeoisie, compos�e de gens de robe, de l�gistes, d'avocats, de tabellions, de scribes, de n�gociants, avait remplac� l'ancienne aristocratie et cherchait � diriger le mouvement. Cette classe moyenne acceptait volontiers la R�publique, mais elle redoutait les emportements de la multitude. Venaient ensuite les petits boutiquiers, les artisans, les contre-ma�tres, les commis de bureau, les paysans qui, eux aussi, voulaient se faire une place au soleil de l'�galit�. Les Girondins avaient d'abord plant� leur drapeau dans la couche populaire. N'avaient-ils point arbor� le bonnet rouge? On a vu qu'ils avaient �t� les premiers � prononcer en France le mot de R�publique. D'o� vient donc qu'ils se soient tout � coup d�tourn�s de la d�mocratie? D'o� vient qu'ils si�gent aujourd'hui � droite de l'Assembl�e et qu'ils jouent, avec quelques variantes, le r�le des constitutionnels de 89? Ont-ils �t� d�courag�s par le peu de succ�s qu'ils obtenaient aupr�s des masses? Tremblent-ils devant la R�volution comme l'alchimiste d'un drame allemand devant l'homme de bronze qu'il a cr��? Il est probable que diverses causes influ�rent sur le revirement du parti girondin. Ces hommes remarquables par le talent de la parole se croyaient alors les ma�tres de la situation. La majorit� de la Convention leur appartenait. Ils tenaient la plupart des minist�res, ils distribuaient les places et les faveurs, ils r�gnaient sur les journaux, ils avaient avec eux Dumouriez, c'est-�-dire la victoire, et malgr� tous ces avantages ils �taient impuissants. Que leur manquait-il donc? Un principe. Ils voulaient la r�publique, sans doute, mais une r�publique de sentiment dont Mme Roland �tait la Muse. On ne fonde point une forme de gouvernement avec des r�ves, ni avec des figures de rh�torique. D'un autre c�t�, la r�publique n'�tait alors qu'un id�al; avant de l'atteindre, il fallait repousser l'ennemi, �teindre le foyer de la guerre civile, achever la R�volution, et les Girondins en �taient incapables. Ils se trouvaient donc fatalement entra�n�s dans une politique d'exp�dients. De l� une alliance avec la classe moyenne, dont ils esp�raient se faire un rempart contre les envahissements de la d�mocratie et contre les attaques de leurs adversaires. La diff�rence entre les doctrines semait chaque jour parmi les citoyens des germes de d�sordre. �Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le m�me orgueil, la m�me intol�rance, le m�me despotisme?� [Note: Note copi�e aux Archives nationales.] C'�taient en effet les moeurs qu'il fallait changer, si l'on tenait � fonder le r�gne de la d�mocratie. Or, sous ce rapport, les Girondins appartenaient beaucoup trop � l'ancien r�gime. Le projet de donner � la Convention une force ou, comme on disait alors, une maison militaire attira sur eux la juste d�fiance des Parisiens. Un plan g�n�ral ne se cachait-il point derri�re cette mesure propos�e par Barbaroux? �Qu'y a-t-il, s'�criait Robespierre, de plus naturellement li� aux id�es f�d�ralistes que ce syst�me d'opposer sans cesse Paris aux d�partements, de donner � chacun de ces d�partements une repr�sentation arm�e particuli�re; enfin de tracer de nouvelles lignes de d�marcation entre les diverses sections de la R�publique dans les choses les plus indiff�rentes et sous les pr�textes les plus frivoles?� Ils avaient beau s'en d�fendre, tout d�montre clairement que les Girondins cherchaient � d�truire la domination morale et politique de Paris, dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on r�fl�chit maintenant que, sans un centre d'�branlement, le pouvoir ex�cutif n'aurait jamais pu r�sister aux foudres de la coalition �trang�re ni aux complots royalistes, on en conclura qu'en frappant la t�te de la France les Girondins auraient immol� la R�volution. Ces hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fant�me de l'assassinat pour couvrir leurs t�n�breux projets. Ils pr�taient � leurs adversaires des intentions sinistres et cherchaient � les noyer dans l'opinion publique sous un d�luge de sang. Les Girondins avaient raison de conjurer les p�rils et les violences de la dictature; mais n'avaient-ils point pris eux-m�mes l'initiative de la Terreur? A l'Assembl�e l�gislative, Isnard n'invoquait-il point _la vengeance du peuple sur la t�te des tra�tres_? Comment ce qui passait chez lui pour _l'�nergie d'une �me br�lante_ devenait-il sur les l�vres de Marat _le langage de la sc�l�ratesse_? Les temps, dit-on �taient chang�s. Erreur! il n'y avait de chang� que la position des Girondins. �tait-ce aussi sans motif que Barbaroux ne cessait de montrer � Paris un faux visage de Marseille? [Note: C'�tait lui, on s'en souvient, qui aux approches du 10 ao�t avait annonc� l'arriv�e des braves f�d�r�s patriotes; comment se fait-il qu'en septembre � la Convention il r�clamait une garde d'honneur compos�e de jeunes aristocrates? L'esprit de Marseille avait-il chang�? Les journ�es de Septembre avaient-elles produit une r�action? Barbaroux aurait voulu le faire croire; mais la v�rit� est que dans toutes les grandes villes se trouvent deux �l�ments distincts. Le 10 ao�t, le jeune d�put� avait fait appel au parti du mouvement; il jugeait maintenant utile � ses int�r�ts de se servir du parti contraire.] Il y avait certes dans cette tactique une menace et un d�fi jet� aux citoyens de la capitale. Avec un tel syst�me, on est tr�s vite entra�n� � d�membrer un �tat. On voyait bien, dans cette lutte, des id�es en pr�sence les unes des autres; mais il y avait aussi des hommes. Les dissentiments politiques s'appuyaient sur des griefs personnels, sur de vieilles rancunes, sur des antagonismes d'amour-propre. Les Girondins ne pardonnaient point � Danton sa sup�riorit�, � Robespierre l'int�grit� de sa vie, � Marat sa popularit�. L'Ami du peuple avait toujours sur le coeur l'affaire du Mauconseil et du R�publicain, les deux bataillons mis en quarantaine par Dumouriez. Le 18 octobre, il demande la parole � la Convention nationale, et annonce qu'un grand complot a �t� tram�... contre lui. Scandale, bruit, �clats de rire forc�s. L'Assembl�e ne veut point l'entendre. Marat insiste. Des murmures l'interrompent. LE PR�SIDENT, au milieu du d�sordre.--Marat, vous avez la parole, mais ce n'est que pour un fait. MARAT.--Ce fait, le voici: Je dis que des ministres et des g�n�raux perfides en imposent � la Convention, par des d�nonciations fausses, pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des d�crets sanguinaires. (Rumeurs.) Marat r�p�te son exorde en rehaussant la voix. Les murmures recommencent avec des tr�pignements. �Je vous demande, pr�sident, du silence. J'ai, comme la faction qui m'interrompt, le droit d'�tre entendu.� LE PR�SIDENT.--Je ne puis que vous donner la parole; mais il m'est impossible de vous donner du silence. MARAT.--Tandis que le public indign� s'�l�ve contre les mesures atroces qui sont employ�es envers les soldats de la patrie, seriez-vous les seuls � y applaudir; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-m�mes? Je r�clame contre le d�cret qui vous a �t� surpris au sujet des deux bataillons patriotes le _Mauconseil_ et le _R�publicain_, d�nonc�s par les g�n�raux comme ayant d�shonor� les arm�es fran�aises. Je me suis rendu, pour �claircir le fait, chez le g�n�ral Dumouriez; il a paru interdit. (Il s'�l�ve des �clats de rire.) Dumouriez ne m'a oppos� que des raisons �vasives. Pouss� dans ses derniers retranchements, il a d�clar� s'en r�f�rer � la Convention nationale et au ministre. Je me suis adress� � votre Comit� de surveillance. Il s'est fait remettre la pi�ce relative � cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous auriez �t� tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre pr�tendus d�serteurs prussiens �taient quatre �migr�s fran�ais. C'�taient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous trahir, et qui conspiraient peut-�tre avec le g�n�ral. (La salle s'�branle d'indignation.) Je veux parler du g�n�ral Chazot. N'oubliez pas qu'il a �t� cause de la d�route de l'avant-garde de Dumouriez. Je sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le dernier d�plaisir. (Oui, oui!) J'en suis f�ch� pour eux. Lorsqu'un homme, qui n'est anim� que du bien public, ne re�oit que des vocif�rations, les sentiments de ses ennemis sont jug�s. Je dis qu'il existe dans cette Assembl�e une cabale qui cherche � m'exclure de son sein pour �carter un surveillant incommode; je viens d'�tre menac� par le citoyen Rouyer; je ne sais si c'est un spadassin. LE PR�SIDENT.--Le r�glement d�fend toute personnalit�, et ce n'est pas ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un coll�gue. MARAT,--Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce n'est pas comme citoyen, c'est comme repr�sentant du peuple; j'ai �t� menac�, dis-je, par le citoyen Rouyer; je ne sais s'il a esp�r� me rabaisser � son niveau ou m'�loigner par la terreur; mais je me dois au salut public, je resterai � mon poste, et je dois d�clarer que si l'on entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces outrages en homme de coeur, et j'en prends � t�moin ceux qui m'ont vu. LE PR�SIDENT.--A quoi concluez-vous, Marat? MARAT.--Je demande la lecture du proc�s-verbal qui est d�pos� au Comit� de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais �t� dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu pr�venir l'action de la justice; ils ont manqu� � la forme: mais les g�n�raux vous en ont impos� quand ils vous ont repr�sent� les quatre malheureuses victimes de cette affaire comme des d�serteurs prussiens. Je m'�l�ve donc contre les mesures g�n�rales et violentes qu'on a prises envers ces bataillons, tandis qu'il �tait �vident qu'ils ne renfermaient qu'un petit nombre de coupables; on les a tous envelopp�s d'une fl�trissure qui, s'ils eussent �t� des brigands pris dans les for�ts, n'e�t pu �tre plus honteuse. En vous d�non�ant ces faits, j'ai rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire. La preuve que Marat n'avait pas tout � fait tort, c'est que ces deux bataillons furent plus tard r�habilit�s. Quel que f�t l'homme, il �tait d�put� de Paris, au m�me titre que ses coll�gues, et tout outrage envers sa personne s'adressait � la repr�sentation nationale tout enti�re. Or, chaque jour, on l'insultait aux portes m�mes de la Convention; on lui marchait sur les pieds en criant par d�rision: �Ah! le petit Marat!� Gorsas, dans son _Courrier des d�partements_, lui jetait de la boue et du sang au visage. Des placards le d�signaient � la haine et � la vengeance des bons citoyens. Des hommes � cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches et demandaient sa t�te. Est-il vrai que ses jours fussent alors menac�s? Il le crut du moins et, pour se conserver vivant, Marat rentra le soir dans son souterrain. Ces attaques furieuses, ces ressentiments personnels affligeaient le pays. Les faubourgs en murmuraient. Dans un moment aussi critique, o� tout �tait � r�organiser, o� le num�raire s'�tait �vanoui, o� la raret� des subsistances amenait des troubles sur les march�s, o� l'industrie souffrait, o� il s'agissait d'assurer le bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, o� le succ�s de nos armes �tait encore mal affermi, o� couvait dans l'Ouest la guerre civile, la Convention n'avait-elle donc rien de mieux � faire que de se livrer � des luttes st�riles? Les g�ants se combattaient, se blessaient les uns les autres dans des d�bats confus, ainsi que les dieux de l'Iliade dans les nuages. Ces rivalit�s f�cheuses ne d�courageaient-elles point les esp�rances et les h�ro�ques efforts de la nation? Chacun se demandait: �Nous sacrifions-nous pour des principes ou pour des ambitieux?� Une p�tition, adress�e � l'Assembl�e, disait: �C'est avec douleur que nous voyons des hommes faits pour se ch�rir et s'estimer, se ha�r et se craindre autant et plus qu'ils ne'd�testent les tyrans... Qu'on impose silence � l'amour-propre, et il ne faudra qu'un moment pour �teindre le flambeau des divisions intestines... Que les citoyens ne soient pas constamment occup�s � se surprendre, � se tendre des pi�ges, � nourrir des d�fiances...� Le rapprochement des partis, la r�conciliation des chefs, l'extinction des haines personnelles, tel �tait alors le voeu de tous les esprits sages. Un seul homme avait assez de confiance en lui-m�me et assez d'�nergie pour amener cet heureux d�nouement. Oubliant ses griefs particuliers, refoulant ses vieilles rancunes, Danton tendit � la Gironde sa large main; cette main fut repouss�e. On d�daigna ses avances. Les grands projets �chouent souvent contre un grain de sable. On pr�tend qu'un mot rompit toutes les chances d'un accord entre Danton et les Girondins. Le 29 septembre, il avait dit en riant � la tribune: �Personne ne rend plus justice que moi � Roland; mais je vous dirai, si vous lui faites l'invitation de rester ministre: Faites-la donc aussi � Mme Roland...� Le trait blessa au vif l'amour-propre des deux �poux et du parti tout entier, qui �tait accus� d'ob�ir � une femme. Quoi qu'il en soit, les Girondins se servirent d'un autre pr�texte pour rejeter les avances de Danton. Ils mirent en doute sa probit�. Beaucoup d'argent avait �t� d�pens� dans la crise terrible que venait de traverser la France. Cambon, ministre des finances, homme s�v�re et int�gre, demandait que ses coll�gues fussent tenus de rendre des comptes. Roland avait pr�sent� les siens dans le plus minutieux d�tail. C'�tait maintenant le tour de Danton. Ses adversaires trouvaient �tonnant qu'il e�t employ� 200,000 livres en d�penses secr�tes et pr�s de 200,000 livres en d�penses extraordinaires; mais on doit se souvenir que Danton �tait � la fois ministre de la justice et adjudant du ministre de la guerre, que la patrie �tait en p�ril et qu'il fallait � tout prix la sauver. [Illustration: Saint-Just.] �Je n'ai rien fait, disait-il, que par ordre du conseil, pendant mon minist�re... Lorsque l'ennemi s'empara de Verdun, lorsque la consternation se r�pandait m�me parmi les meilleurs et les plus courageux citoyens, l'Assembl�e l�gislative nous dit: N'�pargnez rien, prodiguez l'argent, s'il le faut, pour ranimer la confiance et donner l'impulsion � la France enti�re. Nous avons �t� forc�s � des d�penses extraordinaires, et, pour la plupart de ces d�penses, j'avoue que nous n'avons point de quittances bien l�gales... Je ferai observer en finissant que si le conseil e�t d�pens� dix millions de plus, il ne serait pas sorti un seul ennemi de la terre qu'ils avaient envahie...� Ainsi, de l'aveu m�me de Danton, sa comptabilit� �tait irr�guli�re; mais ne fallait-il point se reporter aux circonstances tragiques dans lesquelles les livres avaient �t� tenus? Qu'il y e�t alors quelques d�sordres dans le maniement des fonds, le moyen de s'en �tonner? Danton n'�tait point un avare, aimant l'argent pour l'argent. Il tenait � bien vivre, � recevoir des amis, � humilier la richesse, dont il e�t fait volontiers la servante de ses desseins et de ses plaisirs. De telles moeurs ouvraient carri�re � bien des soup�ons; mais encore faudrait-il que ces soup�ons fussent fond�s. Qui croira jamais qu'au milieu de ce tourbillon d'affaires, au plus fort des calamit�s publiques, un homme de la taille de Danton, un grand citoyen apr�s tout, ait song� � remplir ses poches? Qu'il f�t mal entour�, je l'admets; qu'il f�t faible dans ses amiti�s, passe encore; qu'il ait prodigu� l'or pour soutenir certains journaux, poursuivre � la piste la conspiration de la Bretagne et du Midi, pour payer les services secrets de police et de diplomatie, c'est un fait certain; mais qui donc a le droit de dire qu'il se soit appropri� les d�pouilles de la France? Les l�ches, qui s'�taient cach�s au moment du danger, r�clamaient de Danton des comptes qu'ils savaient bien ne pouvoir �tre fournis: c'�tait un moyen de l'avilir. Danton ayant �t� repouss� par la Gironde, tout espoir de conciliation �tait perdu. Enhardis par l'avantage de leur position (ils �taient ma�tres de l'Assembl�e), les Girondins auraient d� se montrer oublieux, magnanimes: loin de l�, ils ne cessaient de lancer contre leurs adversaires la meute aboyante de leurs journaux, ni de fatiguer la tribune de d�nonciations monotones. Les Montagnards, de leur c�t�, rendaient guerre pour guerre. En temps de r�volution, il y a des mots, des �pith�tes qui ressemblent � des fl�ches empoisonn�es. Quand les partis se sont mutuellement trait�s de _brigands_, de _sc�l�rats_, de _chiens enrag�s_, le jour arrive o� ils agissent en cons�quence et prononcent les uns contre les autres la peine de mort. Qu'on admire du reste la logique des factions: les Girondins se pr�sentaient alors devant le pays comme des mod�r�s; ils disaient avoir horreur du sang, ils protestaient contre les doctrines de Marat, et ils demandaient sa t�te! De nouveaux orages se formaient � l'horizon, et la foudre �clata le 29 octobre. La Gironde en voulait surtout � la Commune de Paris, qui contrariait ses desseins. Tant que ce pouvoir rival resterait debout, la politique des _Brissotins_ (comme on disait alors) serait tenue en �chec. La Commune, de son c�t�, avait eu le tort de provoquer la lutte, en lan�ant contre l'Assembl�e, � propos de la garde d�partementale, une adresse insolente, un v�ritable brandon de discorde. La Convention indign�e riposta en d�cr�tant que la Commune rendrait ses comptes _dans trois jours_. Frapper les hommes obscurs qui si�geaient � l'H�tel de Ville n'e�t point beaucoup avanc� les affaires des Girondins; ce qu'on voulait, c'�tait atteindre deux ou trois membres de la Convention. Danton, Robespierre, n'�taient point de la Commune, mais on s'effor�ait de les rattacher � l'H�tel de Ville par l'influence vraie ou fausse qu'ils y exer�aient. Une enqu�te s'ouvrit sur les arrestations faites par la Commune le 18 ao�t et sur les journ�es de Septembre. Le 4 octobre, Valaz�, membre du Comit� de s�ret� g�n�rale, vint d�clarer � la tribune: �Nous avons trouv� des papiers qui prouvent l'innocence de plusieurs personnes massacr�es dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'�l�ve de toutes parts.) Oui, il est temps de dire la v�rit�. Des personnes innocentes ont �t� massacr�es, parce que les membres qui avaient lanc� les mandats d'arr�t s'�taient tromp�s sur les noms; le Comit� de surveillance lui-m�me en est convaincu.� Marat, on s'en souvient, faisait partie de ce Comit�; il demande la parole. LASOURCE.--Il faut que Marat soit entendu et que vous le d�cr�tiez d'accusation s'il est coupable. MARAT.--J'applaudis moi-m�me au z�le du citoyen courageux qui m'a d�nonc� � cette tribune. Beaucoup plus sage et plus habile que ses amis, Buzot comprit tr�s-bien que la Gironde faisait une fausse manoeuvre. �Nous risquons, dit-il, de donner � ces d�nonciations une importance qu'elles n'auraient pas sans cela... Il me semble entendre les Prussiens demander eux-m�mes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce pas en faisant d�nigrer sans cesse les repr�sentants du peuple que les Prussiens doivent d�sirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre la confiance dont elle a besoin pour faire le honheur du peuple?� Marat, cependant, monte � la tribune. UNE VOIX.--Votez la cl�ture: Marat ne vaut pas l'argent qu'il co�te � la nation. LIDON.--Puisque le corps �lectoral de Paris a prononc� contre nous le supplice d'entendre Marat, je demande le silence. CAMBON.--Comme il est juste d'entendre le crime aussi bien que la vertu, je demande que sans perdre de temps Marat soit entendu. Au milieu de ces exclamations flatteuses, l'Ami du peuple commence par rappeler l'Assembl�e... � la r�flexion, signale _une cabale affreuse �lev�e_ contre lui _pour encha�ner sa plume_ et d�clare hautement que, quant � ses opinions politiques, _elles �taitent au-dessus des lois_. A une vague accusation, il r�pondait par une bravade. Ce n'�tait d'ailleurs pas lui cette fois qu'on visait; c'�tait Danton et Robespierre. Quant � Marat, la Gironde croyait l'avoir an�anti pour le moment sous la conspiration du m�pris. Le 22 octobre, attaque en r�gle contre la Commune. Roland dans un rapport tr�s-bien fait r�sumait ainsi la situation de la capitale: �En un mot, corps administratif sans pouvoir; Commune despote; peuple bon, mais tromp�; force publique excellente, mais mal conduite, voil� Paris.� Ce tableau lamentable de l'anarchie se d�tachait en vigueur sur l'ombre rouge�tre des journ�es de Septembre. Le 30, Danton �leva le d�bat en le pla�ant sur le terrain de l'histoire. �Rappelez-vous, s'�cria-t-il, ce que le ministre actuel de la justice vous a dit sur ces malheurs ins�parables de la R�volution! Je ne ferai point d'autres r�ponse au ministre de l'int�rieur (Roland). Si chacun de nous, si tout r�publicain a le droit d'invoquer la justice contre ceux qui auraient excit� des troubles r�volutionnaires pour assouvir des vengeances particuli�res, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler non plus que jamais tr�ne n'a �t� fracass� sans que ses �clats blessassent quelques bons citoyens. Jamais r�volution compl�te n'a �t� op�r�e sans que cette vaste d�molition de l'ordre de choses existant n'ait �t� funeste � quelqu'un. Il ne faut donc imputer ni � la cit� de Paris ni � celles qui auraient pu pr�senter les m�mes d�sastres ce qui est peut-�tre l'effet de quelques vengeances particuli�res dont je ne nie pas l'existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de cette commotion g�n�rale, de cette fi�vre nationale qui a produit les miracles dont s'�tonnera la post�rit�.� L'orateur concluait en demandant que la discussion sur le m�moire de Roland f�t fix�e au lundi suivant. �Ainsi, ajoutait-il, les bons citoyens qui ne cherchent que la lumi�re, qui veulent conna�tre les choses et les hommes, sauront bient�t � qui ils doivent leur haine ou la fraternit�; or la fraternit� seule peut donner � la Convention cette marche sublime qui marquera sa carri�re.� Danton, dans le cours de son improvisation, avait d'ailleurs lanc� sur la Gironde un grand trait: �Je d�clare que tous ceux qui parlent de la faction Robespierre sont � mes yeux ou des hommes pr�venus ou de mauvais citoyens.� A ces mots, des murmures s'�taient �lev�s dans l'Assembl�e. Robespierre dans ces derniers temps s'�tait tenu � l'�cart. Le 2 septembre, il se plongea le front voil� dans la retraite. L'avocat d'Arras attendait: il avait plac� sa barque sur un roc o� la mar�e, c'est-�-dire la force des �v�nements, devait un jour ou l'autre l'emporter vers le but qu'il voulait atteindre. C'est � cet homme d'�tat qu'allait s'attaquer la Gironde. Grande imprudence! Et qui choisit-elle pour porter les premiers coups? Louvet, l'auteur de _Faublas_, un roman libertin. Autant e�t valu la piq�re d'une gu�pe contre une statue de marbre. �Robespierre, je t'accuse!� Ce d�but promettait. A en croire Louvet, un grand complot existait depuis le 10 ao�t; le 2 septembre, Robespierre s'�tait rendu � la Commune, o� il avait d�sign� ses ennemis � la vengeance des meurtriers. Cette accusation �tait vague, diffuse, enti�rement d�nu�e de preuves. Louvet parla; ce fut tout. Cependant Maximilien comprit la n�cessit� d'un supr�me effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel ses ennemis avaient jur� de l'ensevelir. Il demanda huit jours pour pr�parer sa d�fense. L'Assembl�e d�cida que Robespierre para�trait � la tribune de la Convention pour se justifier, le lundi 5 novembre. Dans l'intervalle; des rassemblements nombreux parcouraient la ville en vocif�rant les cris de: �Mort � Robespierre! mort � Danton et � Marat!� Les huit jours �coul�s, Robespierre, qui s'�tait cach� � tout les yeux, monte les degr�s de la tribune. Les femmes �coutent haletantes; l'Assembl�e elle-m�me est comme suspendue aux l�vres de l'orateur. Robespierre repousse avec une ironie hautaine les absurdes reproches de Louvet. La n�cessit� o� la Gironde le mettait, par des accusations violentes, de d�rouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique d'attirer l'attention sur les services qu'il avait rendus � la patrie. Il rejeta, non sans horreur, toute solidarit� avec les journ�es sanglantes des 2 et 3 septembre. �Ceux qui ont dit, s'�crie-t-il, que j'avais eu la moindre part � ces �v�nements, sont des hommes ou excessivement cr�dules ou excessivement pervers. Je les rappellerais au remords, si le remords ne supposait une �me.� Il eut des mouvements d'une v�ritable �loquence. �On assure qu'un innocent a p�ri; un seul! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens, pleurez cette m�prise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journ�e; pleurez m�me les victimes coupables r�serv�es � la vengeance des lois, qui sont tomb�es sous le glaive de la justice populaire; mais que votre douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi quelques larmes pour des calamit�s plus touchantes! Pleurez cent mille patriotes immol�s par la tyrannie! Pleurez nos citoyens expirants sous leurs toits embras�s! Pleurez les fils des citoyens massacr�s au berceau ou dans les bras de leurs m�res! Pleurez donc, pleurez l'humanit� abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs complices! Mais consolez-vous, si, imposant silence � toutes les viles passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et pr�parer celui du monde; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre l'�galit� et la justice exil�es, et tarir, par des lois justes, la source des crimes et des malheurs de vos semblables.� Se tournant du c�t� de ses adversaires: �De quel droit voulez-vous faire servir la Convention � venger votre amour-propre? Vous nous reprochez des ill�galit�s! Oui, notre conduite a �t� ill�gale, aussi ill�gale que la chute du tr�ne et que la prise de la Bastille, aussi ill�gale que la libert� m�me! Citoyens, vouliez-vous donc une R�volution sans r�volution? L'univers, la post�rit� ne verront dans ces �v�nements que leur cause sacr�e et leur sublime r�sultat; vous devez les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais en hommes d'�tat et en l�gislateurs du monde.� Le moment de conclure �tait venu, on s'attendait � de justes repr�sailles; mais Robespierre, �cartant d'une main g�n�reuse le tonnerre qui grondait sur la t�te de ses ennemis: �Je renonce au facile avantage de r�pondre aux calomnies de mes adversaires par des d�nonciations plus redoutables; j'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la libert�.� La Convention �tait fatigu�e de ces attaques personnelles. Les applaudissements �clataient dans les tribunes. Maximilien Robespierre venait d'�tre marqu� par le doigt de ses ennemis; c'�tait le signe de l'�l�vation ou du martyre. Cependant ses accusateurs fr�missaient. BARBAROUX.--Je demande � d�noncer Robespierre, et � signer ma d�nonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc r�put� calomniateur! Je descendrai � la barre... Je graverai ma d�nonciation sur le marbre.� (Murmures. On demande � grands cris l'ordre du jour.) LOUVET.--Je vais r�pondre � Robespierre...� Les interruptions �touffent sa voix. L'Assembl�e d�cide de passer � l'ordre du jour. Louvet reste � la tribune: furieux, il demande � parler contre le pr�sident. LE PR�SIDENT.--J'ai peine � concevoir comment, lorsque je n'ai fait que prendre les ordres de l'Assembl�e, un membre demande � parler contre moi. Alors Barbaroux descend � la barre. Un mouvement de surprise agite l'Assembl�e; on rit, on s'impatiente, on s'agite. Barbaroux insiste et r�clame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit censur� comme avilissant le caract�re de repr�sentant du peuple. Bar�re parait � la tribune. Le silence se r�tablit. L'orateur cherche � terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs de la Montagne. On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au milieu d'un tumulte �pouvantable. QUELQU'UN.--Je demande qu'il soit ordonn� � Barbaroux de quitter la barre et de faire cesser ce scandale. LANJUINAIS.--Je soutiens que Barbaroux a employ� le seul moyen pour obtenir la parole et pour vous rendre attentifs. LE PR�SIDENT.--Je vous fais observer que l'Assembl�e ayant d�cid� de passer � l'ordre du jour, la discussion est ferm�e. COUTHON.--Je le dis avec douleur, mais avec v�rit�, la petite manoeuvre employ�e par Barbaroux pour nous forcer � lui accorder la parole ne m�rite que notre piti�. Les Montagnards applaudissent; quelques Girondins tr�pignent de rage. Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secr�taire. Le triomphe de Robespierre �tait encore disput� avec acharnement. Quelques membres, pr�textant des doutes sur la premi�re �preuve, demandent que la proposition de passer � l'ordre du jour soit remise aux voix. Le pr�sident fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a emp�ch� de prononcer le r�sultat de la d�lib�ration. Lanjuinais insiste de nouveau pour �tre entendu; des cris: _A bas de la tribune!_ s'�l�vent avec violence. Il va reprendre sa place au bureau des secr�taires, � c�t� de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succ�dent et sont bruyamment �conduits par l'impatience g�n�rale. On demande de toutes parts l'ordre du jour. Bar�re relit son projet de d�cret, o� il cherche � couvrir d�daigneusement l'accus� du manteau de l'impuissance et de la m�diocrit�. ROBESPIERRE.--Je ne veux pas de votre ordre du jour, qui m'est injurieux. La Convention d�cide purement et simplement qu'elle passe par-dessus les d�m�l�s personnels. C'est ce que voulait Robespierre. Le retentissement de cette orageuse s�ance se fit sentir le soir aux Jacobins, o� Robespierre fut vivement acclam�. Ce fut alors qu'un fort de la halle, aux formes athl�tiques, au coeur tendre sous une rude �corce, prit une r�solution peut-�tre unique dans l'histoire.--�Voil�, se dit-il en �coutant parler Maximilien, voil� un homme que les aristocrates, bourgeois ou autres, doivent avoir con�u le projet de mettre � mort. On ne d�fend pas impun�ment les droits du peuple avec tant de courage et d'�loquence. Il faut que je me d�cide � lui faire un rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les accompagner: il faut que l'ami, le d�fenseur de la nation ait au moins un bras pour �carter de lui les attentats des conspirateurs et des tra�tres. Je serai ce bras. Seul, � l'�cart, je veillerai sur la s�ret� de ce digne repr�sentant du peuple.� Le projet con�u est aussit�t mis � ex�cution: chaque soir, cet ami inconnu attend Robespierre � la sortie du club et jusqu'� la rue Saint-Honor� l'accompagne � distance, un �norme b�ton dans la main. Robespierre ignora toute sa vie ce d�vouement anonyme et l'esp�ce de culte dont il �tait l'objet de la part de ce brave homme, qui s'�tait fait volontairement son garde du corps. [Note: Communiqu� � l'auteur par David d'Angers, qui tenait lui-m�me le fait de la famille Lebas.] Maximilien, � son retour d'Arras en 1792, �tait descendu chez les Duplay avec sa soeur, Charlotte Robespierre, et son fr�re Augustin, qui venait d'�tre nomm� d�put�. C'est l� qu'il se rendit dans la nuit du 5 novembre, apr�s l'orageuse victoire qu'il venait de remporter sur les Girondins. Maurice Duplay, l'h�te des deux Robespierre, avait chez lui, comme nous l'avons dit, trois filles, �l�onore qui �tait l'a�n�e, Victoire qui ne fut jamais mari�e, et Elisabeth, la plus jeune, celle qui �pousa Lebas. Ces trois filles aimaient Maximilien comme un fr�re. Elles lui confiaient leurs peines, le faisant juge de leurs petites querelles. Quand un de ces l�gers nuages, qui passent sur les familles les mieux unies, venait � obscurcir le front d'une des jeunes soeurs, il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait � voix basse le secret de sa tristesse. Si c'�tait qu'elle avait �t� grond�e par sa m�re, il se faisait aussit�t le conciliateur des parties offens�es et plaidait les circonstances att�nuantes. On n'est pas avocat pour rien. Toujours il revenait le sourire du pardon sur les l�vres et poussait alors la jolie boudeuse dans les bras de Mme Duplay. Un sentiment plus tendre que l'amiti� l'attirait vers �l�onore, la fille a�n�e du menuisier. C'�tait, dit-on, une belle personne aux traits accentu�s, � l'�me virile. Un jour, Maximilien, en pr�sence de ses h�tes, prit la main d'�l�onore dans la sienne et lui glissa au doigt un anneau d'or; c'�tait, conform�ment aux moeurs de sa province (l'Artois), un signe de fian�ailles. Toutefois le mariage fut ajourn� � la paix (comme on disait alors), c'est-�-dire � des jours meilleurs et moins troubl�s, o� la France serait d�barrass�e de ses ennemis. Robespierre l'a�n� avait ainsi deux familles, l'une dans l'Artois, � laquelle il envoyait la plus grande partie de son traitement, l'autre sur laquelle il s'�tait pour ainsi dire greff� par l'analogie des moeurs et des principes. A l'instigation de sa soeur, il quitta plus tard la maison Duplay, mais pour y revenir; c'�tait le nid de ses affections, l'Eldorado de ses r�ves. La Gironde avait commis une faute en accusant deux hommes tels que Danton et Robespierre, la force et la probit�; elle en commit une seconde, qui fut de remettre Marat sur la sellette. Nous devons dire � la suite de quel incident. S'il faut en croire le professeur Tissot, qui avait connu Marat dans l'intimit�, l'homme valait beaucoup mieux que ses syst�mes et ses �crits. Accabl� de travail, sa seule distraction �tait une promenade, le dimanche, sur les bords de la Seine. Il allait tant�t seul, tant�t accompagn� de quelques amis; car, quoi qu'on en dise, Marat avait des amis. Ses deux compagnons �taient, ce jour-l�, Fabre d'�glantine et Camille Desmoulins; peut-�tre par leur entremise cherchait-il un rapprochement avec Danton. [Note: Tous ces d�tails et les suivants ont �t� communiqu�s � l'auteur par la soeur de Marat.] Ils se dirigeaient en causant du c�t� de Charenton. Le plus vieux des trois, Marat, n'en �tait pas moins vif dans ses mouvements; il marchait le dos courb� et la t�te l�g�rement inclin�e vers le c�t� droit. Dans ce contraste d'une ville en r�volution avec le silence, la grave s�r�nit� d'un coucher de soleil, les grands arbres d�pouill�s de feuilles, mais d�tachant dans le ciel leurs fines nervures, les trois promeneurs avaient devant les yeux les deux faces solennelles du grand et du beau, l'histoire et la nature. Fabre d'�glantine et Camille Desmoulins aimaient la nature en po�tes; Marat l'observait en savant. Ayant beaucoup �tudi�, beaucoup cherch� et un peu d�couvert, sa conversation �tait int�ressante. Tant qu'on ne contredisait point ses id�es, il se montrait bon diable; s'accommodait � tout, faisait ce que voulaient les autres; mais Camille Desmoulins se donnait parfois le malin plaisir de l'attirer sur le terrain br�lant de la politique. Alors ce petit homme devenait furieux, insociable, volcanique. Le contraste existe souvent en amiti� comme en amour: ce qui l'attirait du c�t� de Camille, c'�tait l'esprit, la gaiet�, la belle humeur, du jeune espi�gle. Camille r�pondit d'abord � cette bienveillance avec enthousiasme; il traita publiquement Marat de proph�te, d'ange tut�laire de la France, de g�nie de la R�volution; il le nomma dans sa feuille le _divin_ Marat. L'admiration �tourdie de Desmoulins, � laquelle s'�tait toujours m�l� un grain de sarcasme, commen�ait � reculer devant la froide et terrible logique de ce dieu qui demandait des t�tes. Fabre d'�glantine avait de l'estime pour Marat, dont il nous a laiss� un portrait � la plume beaucoup trop flatt�. Le voyant ce soir-l� plus calme que d'habitude, Camille lui adressa diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple �tait d�cid�ment un maniaque ou s'il avait un syst�me. Il lui rappela ses id�es mod�r�es, � l'�poque de l'ouverture des �tats g�n�raux, et les mit en opposition avec ses doctrines actuelles. �Si en effet, reprit Marat, les fautes de l'Assembl�e constituante ne nous avaient pas cr�� dans les anciens nobles autant d'ennemis irr�conciliables, je persiste � croire que ce grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies pacifiques: mais, apr�s l'�dit absurde qui garde de force ces ennemis-l� parmi nous, apr�s les coups maladroits port�s � leur orgueil par l'abolition des titres, apr�s l'extorsion violente des biens du clerg�, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier � notre R�volution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacr�es de la nature et de la justice: eh bien! ces nobles, en possession, depuis des si�cles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous charger comme des b�tes de somme, travailleront sans cesse � miner les bases de notre nouvel �tat social. Nous sommes en guerre avec des ennemis intraitables; il faut donc ou renoncer � la R�volution ou les d�truire. A mesure que les dangers qui menacent notre R�publique naissante s'�loigneront, la peine de mort deviendra inutile et elle s'effacera bient�t de nos codes.� [Illustration: Louis XVI et la famille royale au Temple.] On peut plaider en faveur de Marat certaines circonstances plus ou moins att�nuantes, le ressentiment d'un amour-propre bless�, les dangers qu'il avait courus, les pers�cutions qu'il avait endur�es; mais, dans l'analyse de son caract�re, il faut surtout tenir compte d'une singularit�: l'Ami du peuple n'avait point de patrie. N� en Suisse, � Boudry, d'un p�re sarde et d'une m�re genevoise, il avait v�cu successivement en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays; il parlait et �crivait diverses langues; il �tait citoyen du monde. Malgr� les bonnes intentions qu'on peut leur supposer, de tels �tres sont toujours dangereux. N'�tant retenus ni par les liens du sang ni par les attaches du sol natal, ils s'absorbent volontiers dans une id�e fixe, et sacrifient beaucoup trop ais�ment les hommes � leurs revus d'humanit�. La nuit �tait descendue sur les campagnes. Les trois Conventionnels reprirent lentement le chemin de Paris.--Cette grosse masse sombre, toute piqu�e de lumi�res, �levait dans le lointain, au-dessus du courant de la Seine, son front entour� d'une brume rouge�tre. Chemin faisant, la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit: --Barbaroux a �t� mon ami: si l'exp�dition du 10 ao�t e�t manqu�, nous devions partir ensemble pour Marseille; c'�tait alors un bon jeune homme, qui aimait � s'instruire pr�s de moi. J'ai des lettres �crites de sa main, o� il me nomme son ma�tre, et se dit mon disciple: si je l'ai perdu, c'est que la faction brissotine s'est empar�e de sa t�te, en le flattant. Camille Desmoulins qui, d'accord avec son ami Danton, n'avait pas encore abandonn� tout espoir d'une alliance avec la Gironde, proposa une r�conciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit caf� de la rue du Paon, o� �tait Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord froid et r�serv�; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils s'embrass�rent. �tait-ce un baiser de Judas? Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale; � l'ouverture de la s�ance, Barbaroux occupait la tribune. �Citoyens, disait-il, l'homme v�ritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de semer le trouble et la discorde dans Paris, qui �gare les sentiments des soldats et des f�d�r�s.... Eh bien! ce coupable, je vous le livre: c'est Marat.� Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait �t� faire dans la matin�e � la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais �tat des vivres et du coucher, il avait t�moign� une vive indignation. Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un proc�s-verbal par quelques officiers attach�s au parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette d�nonciation contre Marat est re�ue de l'Assembl�e avec transport. Les tribunes seules murmurent. Avant que l'accus� ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires. UNE VOIX.--Je sais qu'un membre de cette Assembl�e a entendu dire � ce monstre que, pour avoir la tranquillit�, il fallait encore abattre deux cent soixante-dix mille t�tes. L'Assembl�e fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la tribune et y rencontrent la figure de Marat. L'indignation de l'Assembl�e �clate en un soul�vement formidable; de toutes parts s'�l�vent les cris: �A l'ordre! A l'Abbaye! A la guillotine!� Marat, qui se compla�t dans son r�le de bouc �missaire, domine cette nouvelle temp�te, le front haut, la bouche dilat�e jusqu'aux oreilles par un rictus ironique, l'oeil mena�ant. �Il est atroce, s'�crie-t-il, que ces gens-l� parlent de libert� d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne.... C'est atroce!... Vous parlez de faction; oui, il en existe une, et cette faction existe contre moi seul; car personne n'ose prendre ma d�fense. Tout m'abandonne, except� la raison et la justice. Eh bien! seul, je vous tiendrai t�te � tous. (On murmure, on rit.) C'est une sc�l�ratesse que de convertir en d�marche d'�tat des honn�tet�s patriotiques. (Les murmures et les rires recommencent.) Je demande du silence: on ne peut pas tenir un accus� sous le couteau comme vous faites. �J'�tais aux Jacobins, aupr�s des f�d�r�s: ce sont eux qui m'ont pris la main et m'ont parl� les premiers. Leurs officiers ont �t� � ma table; ce sont eux qui m'ont invit� � visiter leur caserne. J'ai �t� r�volt� de la mani�re dont ces volontaires ont �t� re�us; ils couchent sur le marbre et sans paille; ils se sont plaints � moi de la Commune de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je ne suis entr� dans aucun d�tail � cet �gard; je ne sais si c'est un coup mont� pour me perdre, mais je compte assez sur la v�racit� des f�d�r�s de Marseille; ils pourront rapporter ce que je leur ai dit. Voil� ma justification. �Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le _Pater_ il serait parvenu � faire pendre tous les saints du paradis; moi, je d�fie les interpr�tations malveillantes et je brave tous mes ennemis. �On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent mille t�tes. Ce propos a �t� mal rendu. J'ai dit: �Ne croyez pas que le calme renaisse, tant que la R�publique sera remplie des oppresseurs du peuple. Vous les faites inutilement _d�caniller_ d'un d�partement dans un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs t�tes, vous ne serez pas tranquilles.� Voil� ce que j'ai dit: c'est la confession de mon coeur. �Je suis vraiment honteux pour l'Assembl�e nationale d'�tre oblig� d'entrer dans ces d�tails. Quant � mes vues, � mes sentiments politiques, il ne vous appartient pas de les juger: ma conscience est au-dessus de vos d�crets. Non, il ne vous est pas donn� d'emp�cher l'homme de g�nie de s'�lancer dans l'avenir. (On rit.) Le moment n'est pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation, si r�clamer pour de braves f�d�r�s les �gards et les soins que vous accordez � des soldats �quivoques [Note: Marat d�signe ainsi les dragons auxquels on l'accusait de vouloir opposer les Marseillais.] est un crime, �gorgez-moi!� Au moment o� il retournait � sa place, Camille Desmoulins lui dit: �Tu m'as enchant�, ton exorde est sublime. Pauvre Marat! Tu es de deux si�cles au del� du tien!� N'y avait-il pas une pointe d'ironie sous ces mots: _pauvre Marat?_ L'Assembl�e pronon�a le renvoi de la d�nonciation de Barbaroux aux Comit�s de surveillance et de l�gislation. En sortant de la salle, � la fin de la s�ance, l'Ami du peuple s'arr�te devant le jeune d�put� des Bouches-du-Rh�ne: �A votre �ge, lui dit-il, on n'a pas encore le coeur pourri; j'aime � croire que vous �tes seulement �gar� par quelque passion funeste et tourment� de la rage de jouer un r�le. C'est toute la vengeance de Marat.� Cet �tre �trange avait glac� d'un souffle la fureur de ses adversaires. �Marat, �crivait plus tard Saint-Just, avait quelques id�es _heureuses_, et lui seul savait les dire.� Au milieu de ces luttes �nervantes, de ces t�n�breux combats de parole, la France vit enfin luire un rayon de soleil: le 6 novembre, notre brave arm�e gagnait la bataille de Jemmapes au chant de la _Marseillaise_. La Belgique nous �tait ouverte; une �re nouvelle commen�ait pour la R�volution Fran�aise, l'�re de la victoire. V Louis XVI au Temple.--Pr�liminaires de son proc�s.--Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se r�v�le � son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.--Marat et Mlle Fleury.--La question religieuse sous la Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le proc�s du roi r�clam� par les Montagnards, consenti par les Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proc�s est r�solue. Le besoin de s'attaquer et de se cr�er mutuellement des torts jeta la personne de Louis XVI entre les rivalit�s formidables de la Convention et de la Commune. L'ex-roi �tait toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa captivit�, la famille royale avait trouv� cette vieille tour fort mal pr�par�e pour la recevoir. Abandonn�es depuis longtemps, les chambres �taient sales, tristes, pauvres, couvertes de toiles d'araign�e. Il est curieux d'apprendre quelle sorte de logement occupait d'abord Madame Elisabeth: c'�tait une ancienne cuisine au troisi�me �tage; sa toilette se trouvait plac�e sur une pierre � laver, et � c�t� des fourneaux; sa couchette �tait un lit de sangle, avec deux petits matelas minces et trop courts; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de vaisselle de terre encore toute grasse. O contraste des grandeurs humaines! � abaissement de la fortune! Les rois et les princes sont si peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renvers�s de leur �l�vation imaginaire on ne sait plus m�me quel nom leur donner: la Commune inventa d'appeler le souverain d�chu Louis Capet. L'oeil du peuple fixait avec curiosit� cette tour qui contenait les ruines vivantes d'une monarchie. Il y avait l� des motifs d'attendrissement auxquels les coeurs les plus durs ne r�sistent gu�re: un prisonnier d'�tat, deux femmes, deux enfants. La famille royale captive faisait des royalistes. M�pris� apr�s sa fuite et son retour de Varennes, abhorr� au 10 ao�t, lorsque le tr�ne sombra dans le sang, Louis XVI inspirait depuis sa chute un tout autre sentiment � beaucoup de ses anciens sujets, la piti�. Au ch�teau des Tuileries, il n'apparaissait gu�re qu'� travers ses d�fauts; au Temple, on ne vit de lui que ses vertus et ses malheurs. Il �tait bon p�re, se levait de bonne heure et donnait une le�on de latin ou de g�ographie � son fils. La reine elle-m�me devenait int�ressante. On lui reprochait bien encore sa conduite l�g�re, son caract�re hautain, ses relations avec l'�tranger; mais, apr�s tout, elle �tait femme, elle �tait m�re.... Il y avait l� un danger que la Commune n'avait point pr�vu. Manuel, qui avait conduit la famille royale au Temple, rougit du d�labrement et de la malpropret� du logis; il en parla lui-m�me � la Commune et au bout de quelques jours les prisonniers furent install�s d'une mani�re plus convenable; mais le moyen de changer la vieille tour elle-m�me, qui �tait sombre et humide? L'initiative du proc�s et du jugement ne partit point de la Convention. Un grand nombre de documents authentiques proclament que la mise en accusation du ci-devant roi �tait alors demand�e de tous les points de la France. Quelques-unes de ces adresses lanc�es sur l'Assembl�e nationale prennent m�me un ton imp�ratif et violent. Les signataires y reprochent aux l�gislateurs d'atermoyer une mesure de s�ret� publique. �Le soleil, �crivent � la Convention les soci�t�s populaires du Midi, le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple sur le tyran... et le tyran existe encore!... La vie du roi provoque et entretient dans l'int�rieur du pays une agitation perfide. L�gislateurs, nous demandons la mort de Louis Capet.� La v�rit� est que les ennemis de la R�volution profitaient de la captivit� du roi pour semer dans certains d�partements des germes de guerre civile. Parmi ceux m�mes qui plaignaient Louis XVI, beaucoup le croyaient coupable; mais ils voulaient une d�cision rapide. Que le peuple �crase apr�s la victoire le ma�tre qui le trahissait, c'est son droit; mais du moins qu'il ne le fasse pas souffrir. Ces lenteurs, ces d�lais, ces alternatives d'espoir et de d�couragement qui font passer chaque jour le froid de l'acier sur le cou de la victime, quelle barbarie indigne d'une grande nation! Les bons citoyens bl�maient les d�gradations inutiles auxquelles on avait soumis les prisonniers du Temple; ils bl�maient Manuel allant dire � Louis XVI, apr�s le d�cret qui abolissait la monarchie: �Vous n'�tes plus roi, voil� une belle occasion de devenir citoyen; au reste, consolez-vous, la chute des rois est aussi prochaine que celle des feuilles.� La haine et la vengeance � petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans les outrages d'une captivit� o� tout lui r�veille � chaque instant le douloureux souvenir de ses prosp�rit�s �teintes; enfoncer lentement le couteau et le retourner dans les plaies de son amour-propre; prolonger l'agonie d'un r�gne sur la personne du roi vivant, tout cela est mille fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes irr�solus et ind�cis, �taient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des embarras et des pers�cutions in�vitables, une existence royale que, de leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher t�t ou tard. Il n'y avait qu'un parti humain � prendre vis-�-vis de Louis XVI, c'�tait de le rendre � la libert�: mais les circonstances s'y opposaient �nergiquement; et les Girondins eux-m�mes n'y auraient point consenti. Dans cet �tat de choses, toute leur politique �tait de faire oublier le roi: inutiles efforts! Les partis politiques ont bonne m�moire, et le sang du 10 ao�t fumait encore. Il faut dire que de leur c�t� les Montagnards se montraient fort perplexes. Robespierre h�sitait (il l'avoua plus tard dans un de ses discours), Danton lui-m�me, c'est-�-dire l'audace, h�sitait. On raconte qu'au club des Cordeliers, entour� d'�nergum�nes qui hurlaient: _Vengeance! Mort au tyran!_ il aurait r�pondu brusquement: �Une nation se sauve, mais elle ne se venge pas.� Il para�t aussi qu'� la m�me �poque Danton fit une derni�re tentative de rapprochement avec la Gironde. Pourquoi h�siter? Que craignait-on? Tous les hommes sens�s et pr�voyants se disaient qu'ayant hach� une t�te royale l'�chafaud ne s'arr�terait pas l�; qu'il demanderait d'autres victimes, qu'on allait ouvrir une �re de sang et qu'apr�s avoir immol� ses ennemis, pareille au vieux Saturne, la R�volution d�vorerait ses enfants. Les rois ne sont pas seulement nuisibles de leur vivant; ils sont encore dangereux apr�s leur mort. N'est-ce point ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit � propos du 21 juin 1791? Ce fut on effet un jour d�cisif pour la R�volution que celui o�, apr�s la fuite nocturne de Louis XVI et de sa famille, la France s'�veilla sans roi. Quel moment plus favorable pour �tablir la R�publique? Les partis politiques ne s'�taient point encore port� entre eux ces profondes blessures qui les s�parent � jamais. Des esprits �minents rayonnaient dans toutes les directions et poss�daient encore assez d'autorit� sur les masses pour fonder un ordre nouveau sans effusion de sang. Malgr� la vivacit� des premi�res luttes contre les anciens privil�ges, les coeurs �taient pleins de confiance, d'espoir et d'amour: on l'avait bien vu au Champ-de-Mars, le 11 juillet. L'Assembl�e nationale, qui �tait le souverain de fait, n'avait rien perdu du respect et du prestige que lui assuraient ses r�centes conqu�tes sur la royaut�. Pas un nuage au ciel; on �tait � mille lieues du terrorisme; on en ignorait m�me le nom, et aucun point noir n'annon�ait qu'il p�t sortir du choc violent des factions. Il y avait bien, il est vrai, la coalition �trang�re; mais quelle force pouvait lui apporter un roi transfuge? Jamais occasion si belle ne s'�tait pr�sent�e dans notre histoire pour suivre l'exemple des �tats-Unis d'Am�rique. La R�publique, inaugur�e le 2l juin 1791, aurait-elle v�cu? Il est permis de le croire, car elle avait alors autour d'elle tous les �l�ments de succ�s qui lui ont manqu� plus tard. Qui a perdu la situation? Les mod�r�s, les irr�solus, les timides. L'abdication du roi �tait sign�e par sa fuite; cette abdication volontaire, les royalistes ne voulurent point l'accepter. L'histoire impartiale dira qu'en ajournant la d�ch�ance de Louis XVI la majorit� de l'Assembl�e constituante pronon�a, sans le vouloir, la peine de mort contre Louis XVI. Elle croyait conserver la monarchie; elle ne conserva que l'�chafaud qui devait couper la t�te du monarque. En refusant de faire � temps ce qui �tait �crit dans la logique des choses et dans les in�luctables cons�quences de la R�volution, les mod�r�s attir�rent sur eux, sur le roi et sur le pays toutes les calamit�s qui devaient aboutir au 10 ao�t, au 9 thermidor et au 18 brumaire. Les sages, les prudents, �taient alors les exalt�s, ceux qui proposaient d'en finir tout de suite avec la fiction de la royaut� h�r�ditaire en face d'un peuple souverain. Si leurs conseils avaient �t� suivis, que de malheurs auraient �t� �pargn�s � la France! Les journ�es de Septembre, les sanglantes luttes de la Montagne et de la Gironde n'avaient plus alors les m�mes raisons d'�tre. Qui songeait, dans ce temps-l�, � faire de la peine de mort un instrument de n�cessit� publique? Ni Robespierre, ni Danton, ni tout autre. Les hommes d'�tat les plus circonspects recul�rent devant une R�publique �close pacifiquement d'un incident heureux; ils se condamn�rent ainsi d'avance � subir un r�gime n� d'un orage, et qui devait se continuer � travers les �clairs et les tonnerres. C'est eux-m�mes qu'ils eurent � accuser, quand le flot toujours montant et irrit� par la r�sistance les emporta vers l'ab�me. O� �taient en 91 le bon sens, le droit, la sagesse? Du c�t� de ceux que Lafayette avait fait massacrer au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie parce qu'ils r�clamaient d�s lors l'abolition de la royaut�. La discussion sur ce qu'on devait faire de Louis XVI s'ouvrit le 13 novembre 1792. Les deux questions qui se posaient devant l'Assembl�e nationale �taient celles-ci: Louis XVI sera-t-il jug�?--Si oui, par qui sera-t-il jug�? La Constitution de 89 le d�clarait bien inviolable; mais cette Constitution n'avait-elle point �t� d�chir�e au 10 ao�t? Est-il d'ailleurs vrai qu'elle lui conf�r�t le privil�ge de conspirer sans danger la ruine de la patrie et de la Constitution elle-m�me? Si les l�gislateurs avaient la volont� de lui donner un tel pouvoir, en avaient-ils le droit? Le droit imprescriptible d'une nation n'est-il point, au contraire, de se d�fendre et de punir ceux qui attentent � sa libert�? Un jeune homme, jusque-l� silencieux, para�t � la tribune. Les cheveux longs et partag�s au milieu de la t�te par une raie, le front bas, les yeux bleus, le nez admirablement dessin�, la bouche d'une jolie femme, le teint blanc et la peau d�licate, il semble dans sa m�lancolie aust�re frapp� du sceau de la fatalit�. C'est une croyance tr�s-ancienne que les hommes capables de grandes actions ne doivent pas faire de vieux jours sur la terre. On se rappelle involontairement, en regardant celui-ci, les paroles d'Achille: �O m�re, puisque tu m'as enfant� �tant destin� � vivre peu de temps, du moins le dieu de l'Olympe devrait-il m'accorder de la gloire!� Qui �tait-il, ce jeune homme? D'o� venait-il? On se souvient d'une lettre adress�e � Robespierre, sous la Constituante, et sign�e Saint-Just. C'�tait lui. Une particularit� bien faite pour �tonner l'Assembl�e nationale, c'est que ce s�v�re jeune homme, n� le 25 ao�t 1767 � Decize, petite ville du Nivernais, �lev� chez les Oratoriens, �tait l'auteur d'un po�me l�ger en vingt chants. _Organt_ (c'est le titre de l'ouvrage) avait paru en 1789 et reparut en 92. L'auteur s'�tait beaucoup trop souvenu de _la Pucelle_ et des �pisodes graveleux de l'Arioste. Du reste, Saint-Just regardait lui-m�me cet essai comme indigne de lui: �J'ai vingt ans, �crivait-il dans sa pr�face; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux.� En effet, il lit beaucoup mieux: tournant le dos � la muse frivole et libertine, il publiait, en 1791, _l'Esprit de la R�volution et de la Constitution en France_, ouvrage s�rieux nourri de la lecture de Plutarque et de Montesquieu. C'est arm� de ces fortes �tudes qu'il se pr�sentait � la tribune de la Convention. �J'entreprends, dit Saint-Just d'une voix grave, de prouver que le roi peut �tre jug�, que l'opinion de Morisson [Note: D�put� de la Vend�e. Apr�s avoir longtemps parl� �des crimes, des perfidies et des atrocit�s dont Louis s'�tait rendu coupable�; apr�s l'avoir appel� un monstre sanguinaire, Morissot concluait en demandant que, _malgr� les forfaits du tyran_, la Constitution de 89 soit respect�e.] qui conserve l'inviolabilit�, et celle du Comit� qui veut qu'on le juge en citoyen, sont �galement fausses. �Moi, je dis que le roi doit �tre jug� en ennemi... �Un jour on s'�tonnera qu'au dix-huiti�me si�cle nous ayons �t� moins avanc�s que du temps de C�sar: le tyran fut immol� en plein S�nat, sans autre formalit� que vingt-deux coups de poignard, sans autres lois que la libert� de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le proc�s d'un homme, assassin d'un peuple, pris en flagrant d�lit, la main dans le sang, la main dans le crime... �Citoyens, si le peuple romain, apr�s six cents ans de vertu et de haine contre les rois; si la Grande-Bretagne, apr�s Cromwell mort, vit rena�tre les rois, malgr� son �nergie, que ne doivent pas craindre parmi nous les bons citoyens, amis de la libert�, on voyant la hache trembler dans nos mains; et un peuple, d�s le premier jour de sa libert�, respecter le souvenir de ses fers? Quelle R�publique voulez-vous �tablir au milieu de nos combats particuliers et de nos faiblesses communes? �On n'est pour rien dans un contrat o� l'on ne s'est point oblig�: cons�quement, Louis, qui ne s'�tait point oblig�, ne peut �tre jug� civilement. Ce contrat �tait tellement oppressif qu'il obligeait les citoyens et non le roi. Un tel contrat �tait n�cessairement nul; car rien n'est l�gitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans la nature. �Louis ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue? Ne prit-il pas la fuite au lieu de les emp�cher de tirer? Et l'on vous propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu'il n'�tait pas citoyen! �Juger un roi comme un citoyen! ce mot �tonnera la post�rit�. Juger, c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice. Quel rapport de justice y a-t-il donc entre l'humanit� et les rois? Qu'y a-t-il de commun entre Louis et le peuple fran�ais, pour le m�nager apr�s sa trahison? Il est telle �me g�n�reuse qui dirait dans un autre temps que _le proc�s doit �tre fait � un roi_, non point pour les crimes de son administration, mais _pour celui d'avoir_ �t� roi; car rien au monde ne peut l�gitimer cette usurpation... On ne peut r�gner innocemment: la folie en est trop �vidente. [Illustration: Louis XVI donnant une le�on de g�ographie � son fils.] �C'est vous qui devez juger Louis; il n'�tait pas citoyen avant son crime, il ne pouvait voter, il ne pouvait porter les armes, il l'est encore moins apr�s. �Je le r�p�te, on ne peut pas juger un roi selon les lois du pays, ou plut�t de la cit�. Il n'y avait rien dans les lois de Numa pour juger Tarquin, rien dans les lois de l'Angleterre pour juger Charles 1er. On les jugea selon le droit des gens; on repoussa un �tranger, un ennemi. �H�tez-vous de juger le roi; car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur lui le droit qu'avait Brutus sur C�sar. Vous ne pourriez pas plus punir cette action envers cet �tranger que vous n'avez puni la mort de L�opold et de Gustave. Louis �tait un autre Catilina. Le meurtrier, comme le consul de Rome, jurerait qu'il a sauv� la patrie. �Il doit �tre jug� promptement, c'est le conseil de la sagesse et de la saine politique. On cherche � remuer la piti�; on ach�tera bient�t des larmes, comme aux enterrements de Rome; on fera tout pour nous int�resser, pour nous corrompre m�me. Peuple, si le roi est jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et tu pourras nous accuser de perfidie!� La Convention demeura immobile, p�trifi�e. Cette parole concise, ac�r�e comme le tranchant de l'acier, cette hache emmanch�e dans des r�miniscences classiques, la roideur incroyable du ton et des mani�res, le contraste entre la beaut� f�minine de ce jeune homme et la duret� de son coeur, tout avait frapp� l'Assembl�e d'�tonnement. Ni la fureur de Danton, ni la froide et implacable logique de Robespierre, ni le sombre radotage de Marat demandant des t�tes, n'�taient comparables � l'effet de terreur produit par ce discours. Tout le monde sentait qu'on avait affaire � quelqu'un et que ce quelqu'un serait sans piti�. Le lendemain, Brissot �crivait dans son journal le _Patriote_: �Parmi des id�es exag�r�es, qui d�c�lent la jeunesse de l'orateur, il y a dans ce discours des d�tails lumineux, un talent qui peut honorer la France.� Ce qu'on ne sait point assez, c'est � quel point les d�put�s furent alors entour�s, sollicit�s pour obtenir d'eux la gr�ce du roi. On fit agir toutes les influences secr�tes, toutes les s�ductions, toutes les belles promesses. Ce n'est point seulement aux Girondins que s'adressaient de tels moyens de corruption; c'est aussi aux Montagnards et m�me aux plus farouches d'entre eux. Marat re�ut plusieurs lettres o� l'on demandait qu'il dit seulement un mot en faveur de Louis XVI: �Si tu le fais, �crivait-on, nous sommes pr�ts � d�poser cent mille �cus.� L'Ami du peuple leur r�pondit en allant porter ces lettres au Comit� de suret� g�n�rale. A ces annonces grossi�res s'ajoutait l'influence d�licate des femmes. Marat avait bien �crit dans son _Journal de la R�publique_: �Je ne croirai � la R�publique que lorsque la t�te de Louis XVI ne sera plus sur ses �paules;� mais l'Ami du peuple n'avait-il jamais chang� d'avis? Ne l'avait-on pas vu soutenir la cause de la mod�ration aussi bien que celle de la violence? Il n'avait aucune haine contre l'ex-roi, qu'il avait d�clar� lui-m�me une excellente _p�te d'homme_; t�te faible, caract�re na�f, ne pouvait-on en le flattant �mouvoir son coeur? Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury qui l'attendait. Las des travaux de la s�ance, il ouvrit cependant quelques lettres d�pos�es sur la table, et, les parcourant avec des yeux irrit�s: --Encore! s'�cria-t-il; je vais d�noncer ces lettres au Comit� de surveillance. --Apr�s un silence:--J'ai aim� Louis Capet, reprit Marat comme se parlant � lui-m�me, mais avais tort. Cet homme nous a tromp�s. Maintenant je le hais; maintenant je veux appesantir sur sa t�te une main que j'avais �tendue vers lui pour le soutenir. --Quels crimes lui reprochez-vous donc? --Ses crimes? Un roi insurg� contre la nation! un roi faussaire! c'est lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils perfides de ses courtisans, nous a jet�s dans la n�cessit� d'une politique violente. Nous subirons l'�chafaud; il l'a dress�. Mademoiselle Fleury, soeur du grand com�dien, tomba aux genoux de Marat. --Que faites-vous? lui dit celui-ci surpris; on ne s'agenouille m�me plus devant Dieu. --Je demande, r�pondit-elle en joignant les mains avec une gr�ce th��trale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la gr�ce du roi. --Y pensez-vous? --J'y ai pens� depuis un mois... �coutez-moi, Marat; je sais que vous �tes bon. Le syst�me de terreur o� vous voulez engager la France tient � une id�e fixe contre laquelle votre coeur se r�volte. Mais r�fl�chissez encore. Si vous vous trompiez enfin! si, au bout de cette tra�n�e de sang, les g�n�rations futures ne trouvaient pas le bonheur que vous leur promettez, jugez combien votre oeuvre serait maudite! Il ne tient qu'� vous aujourd'hui de rattacher votre nom � un pr�sent moins ensanglant�, � un avenir moins t�m�raire. Parlez pour le roi demain, � l'Assembl�e surprise, atterr�e, �tourdie; on n'osera plus voter le jugement, c'est-�-dire la mort, quand Marat aura vot� la vie. --Qu'osez-vous dire l�? reprit Marat dont l'oeil �tincelait; parlez moins haut, madame; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus dans ma maison. --Oh! je ne vous crains pas, Marat; votre honneur et votre salut me sont plus chers que ma vie: j'ai de l'amiti� pour vous; je souffre de vous voir sur la pente glissante d'un ab�me de sang, et je voudrais vous arr�ter. --Tu ne comprends donc pas ma mission, jeune fille? Je te l'ai d�j� dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple; je suis ce b�tail humain jusqu'ici tra�n� � la charrue ou � la boucherie, mais qui, comme le taureau mal tu�, se retourne enfin, la corne haute, contre son ma�tre, et l'�ventre. Marat �tait effrayant; sa chevelure s'agitait horrible et mena�ante sur son front baign� de sueur. Mlle Fleury recula. --Louis est coupable, continua Marat; mais f�t-il innocent, nous serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la royaut�. �Le roi est mort, vive le roi!� disaient les courtisans pour faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans la lign�e des souverains. Le nouveau venu au tr�ne, en h�ritant des droits et des honneurs de ses p�res, ne saurait en d�cliner les charges. Ce n'est donc pas � Louis que nous allons faire un proc�s, c'est � tous les rois de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le pass� dans le pr�sent, les rois qui sont morts dans celui qui vit. --�coutez-moi, Marat: cet homme ne doit pas r�gner, soit; mais dans votre propre int�r�t il faut qu'il vive. Frapper un monarque � terre, ce serait ressusciter la monarchie. --Vous �tes g�n�reuse, pauvre fille de th��tre! Malheureusement, nous sommes oblig�s aujourd'hui de nous faire, contre cette noble piti�, des entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse �t� libre de choisir mon r�le dans le drame de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas mieux aim� �tre victime que bourreau? Je souffrirais moins. Mais il y a une volont� d'en haut qui s'accomplit, et � laquelle nous servons de ministres: Saint-Just et moi, nous sommes les deux bras de la justice lev�e sur le monde. Mademoiselle Fleury se retira; mais elle croyait l'Ami du peuple �branl� et comptait bien revenir � la charge. La discussion continuait � l'Assembl�e nationale: ainsi que Saint-Just, l'abb� Gr�goire pensait que la Convention devait juger Louis XVI, mais il voulait qu'elle effa��t de nos lois la peine de mort, reste de barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinit� n'avait pas donn� � l'homme le pouvoir de d�truire l'homme; fid�le � ses principes d'humanit�, m�me envers les souverains, il voulait que Louis ��tant le premier � jouir du bienfait de la loi f�t condamn� � l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assi�ge�t sans cesse et le poursuivit dans le silence des nuits, si toutefois le repentir �tait fait pour les rois�. L'orateur demandait le jugement et foudroyait de ses arguments cette doctrine d'inviolabilit� derri�re laquelle les partisans de la monarchie voulaient sauver la t�te du roi. L'Assembl�e enti�re fr�mit, lorsque Gr�goire s'�cria: �Est-il un parent, un ami de nos fr�res immol�s sur les fronti�res, qui n'ait le droit de tra�ner son cadavre aux pieds de Louis XVI et de lui dire: Voil� ton ouvrage!� En levant le bras sur le roi faible et d�tr�n�, ce n'est pas seulement Louis XVI que l'�v�que r�publicain voulait atteindre, c'�tait la monarchie. �L�gislateurs, continua-t-il, il importe au bonheur, � la libert� de l'esp�ce humaine, que Louis soit jug�: jetez un regard sur l'�tat actuel de l'Europe; en proie aux brigandages de huit ou dix familles, couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des g�missements de ceux-ci, des scandales de ceux-l�! Mais la raison approche de sa maturit�; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans; tous les bons esprits demandent � cette raison et � l'exp�rience ce que sont les rois, et tous les monuments de l'histoire d�posent que la royaut� et la libert� sont, comme les principes des Manich�ens, dans une lutte perp�tuelle. Dans toutes les contr�es de l'univers, ils ont imprim� leurs pas sanglants; des milliers d'hommes, des milliards d'hommes immol�s � leurs querelles atroces, semblent, du silence des tombeaux, �lever la voix et crier vengeance! L'impulsion est donn�e � l'Europe attentive; la lassitude des peuples est � son comble; tous s'�lancent vers la libert�; leur main terrible va s'appesantir sur les oppresseurs! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va faire explosion, et op�rer la r�surrection politique du globe! Qu'arriverait-il si, au moment o� les peuples vont briser leurs fers, vous assuriez l'impunit� � Louis XVI? L'Europe douterait si ce n'est pas pusillanimit� de votre part; les despotes saisiraient habilement le moyen d'attacher encore quelque importance � l'absurde maxime qu'ils tiennent _leurs couronnes de Dieu et de leurs �p�es_, d'�garer l'opinion et de river les fers des peuples, au moment o� les peuples, pr�ts � broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes, allaient prouver qu'ils tiennent _leur libert� de Dieu et de leurs sabres_.� L'�v�que de Blois associait fid�lement ses devoirs religieux aux fonctions publiques. Adopt� par une honn�te famille, qui couvrait sa vie simple et studieuse du voile sacr� de l'amiti�, cet enfant de l'�glise, lion rugissant � la tribune, �tait doux et bon dans la vie priv�e. Pourquoi faut-il qu'il se soit ralli� plus tard � l'Empire? Mais n'anticipons pas sur les �v�nements et jugeons les hommes tels qu'ils �taient en 1792. La Convention d�tourna un instant ses regards du proc�s de Louis XVI pour les porter sur les agitations du pays. La faim et la question religieuse soulevaient �a et l� les villes et les campagnes. Les Girondins, ces r�publicains formalistes, ne comprenaient rien � la maladie sociale. La Montagne leur r�v�la la nature du malaise qui travaillait sourdement les consciences. �L'homme maltrait� de la fortune, dit Danton, cherche des jouissances id�ales. Quand il voit un homme se livrer � tous ses go�ts, caresser tous ses d�sirs, alors il croit, et cette id�e le console, il croit que dans une autre vie les jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de morale, qui auront fait p�n�trer la lumi�re dans les chaumi�res, alors il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais jusque-l� il est barbare, c'est un crime de l�se-nation, de vouloir enlever au peuple des hommes dans lesquels il esp�re encore trouver quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien d�truire, mais tout perfectionner; et que si elle poursuit le fanatisme, c'est qu'elle veut la libert� des opinions religieuses.� Danton parlait en philosophe et en homme politique; il voulait de la tol�rance comme d'un moyen pour dissoudre, avec l'aide du temps, les dogmes et les croyances th�ologiques; mais en �tait-il de m�me en ce qui regardait Robespierre? �Mon Dieu, �crivait-il � ce propos dans son journal, c'est celui qui cr�a tous les hommes pour la v�rit� et le bonheur; c'est celui qui prot�ge les opprim�s et qui extermine les tyrans; mon culte, c'est celui de la justice et de l'humanit�. Il ne reste plus gu�re dans les esprits que ces dogmes imposants qui pr�tent un appui aux id�es morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'�galit� que le fils de Marie enseigna jadis � ses concitoyens. Bient�t sans doute l'�vangile de la raison et de la libert� sera l'�vangile du monde. Si la d�claration des droits de l'humanit� �tait d�chir�e par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal pr�sentait � notre v�n�ration; et s'il faut qu'aux frais de la soci�t� enti�re les citoyens se rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante id�e d'un �tre supr�me, l� du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible sont r�ellement �gaux et confondus devant elle... Faites bien attention: quelle est la portion de la soci�t� qui est d�gag�e de toute id�e religieuse? Ce sont les riches: cette mani�re de voir dans cette classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient � la n�cessit� du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins ais�s, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs et moins �clair�s, soit aussi par une des raisons auxquelles on a attribu� les progr�s rapides du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des anath�mes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte des consolations � la mis�re et au d�sespoir lui-m�me. [Note: Tout cela �tait vrai en 92.] Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront oblig�s de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore � cet �gard dans la d�pendance des riches ou dans celle des pr�tres; ils seront r�duits � mendier la religion comme ils mendient du travail et du pain...� On voit assez que ni Danton ni Robespierre n'�taient alors pour ce que nous appelons aujourd'hui la s�paration de l'�glise et de l'�tat. En th�se g�n�rale, un culte salari� par l'�tat est une incons�quence et une anomalie. Plus la religion chr�tienne tend � la pauvret�, plus elle assure son ind�pendance morale, en se d�gageant des liens du pouvoir temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur. Retirer aux pr�tres constitutionnels leur traitement, c'�tait effacer du christianisme les taches que lui avaient imprim�es la fain�antise, l'hypocrisie et la cupidit� de ses ministres: mais si l'on regarde aux circonstances, on reconna�tra que Robespierre avait raison de redouter les suites de cette mesure �conomique. Il y avait d�j� un schisme dans l'�glise; il fallait � tout prix �viter un second clerg� r�fractaire. La masse des fid�les n'aurait d'ailleurs vu dans cette r�forme qu'une nouvelle atteinte port�e � ses croyances. Ses ennemis se veng�rent de la sup�riorit� des vues de Robespierre en lui jetant niaisement � la face l'�pith�te de _d�vot_. C'�tait un moyen de le perdre. Dans les doctrines religieuses s'�tait introduite en 92 une modification dont ne parait pas s'�tre dout� Robespierre. Les id�es de Diderot avaient fait leur chemin. Alors parut une brochure qui, si j'en crois les signes du temps, �tait l'�cho du sentiment g�n�ral: _Dieu, c'est la nature_. On se souvient que le roi Louis XVI avait fait construire par un ouvrier, au ch�teau des Tuileries, dans l'�paisseur d'un mur, une armoire de fer � laquelle il confiait ses papiers secrets. Cette cachette contenait des pi�ces attestant les rapports de la cour avec quelques constitutionnels et surtout avec le clerg� r�fractaire. Un ouvrier, qui avait aid� le roi � construire l'armoire, vint tout r�v�ler au ministre de l'int�rieur, Roland. La d�couverte de ces papiers fournissait des armes terribles contre l'infortun� monarque. On voyait par sa correspondance qu'il avait toujours �t� l'instrument du parti pr�tre, et que ce parti fomentait partout la guerre. Les indignes n�gociations de Riquetti avec le ch�teau se trouv�rent aussi d�nonc�es. Son ombre sortit pour ainsi dire de l'armoire de fer, la bourse de Judas � la main. La Convention t�moigna un sentiment d'horreur; le buste du grand homme, qui assistait en quelque sorte aux s�ances de la nouvelle Assembl�e, fut couvert d'un voile; on brisa, le soir, son image aux Jacobins. Les d�partements �taient toujours troubl�s; la raret� des subsistances entra�nait �� et l� les populations rurales � des actes monstrueux. Trois d�put�s de la Convention avaient �t� saisis dans le d�partement du Loiret par des paysans �gar�s. Ces mis�rables �taient au nombre de six mille, arm�s de fusils, de fourches et de massues. Ils accusent les trois Conventionnels d'�tre des aristocrates, des tra�tres qui s'entendent avec les accapareurs. Des cris s'�l�vent: _A la hart! Point de gr�ce!_ Et � l'instant les haches, les fourches se tournent contre la poitrine des repr�sentants du peuple. Deux sont d�j� d�pouill�s de leurs v�tements: on va les pr�cipiter dans la rivi�re. Tout � coup les furieux se ravisent; on tra�ne les commissaires au lieu du march�, et l�, le couteau sur la gorge, on les force � signer les taxes des diff�rentes denr�es, selon le bon plaisir des assassins. Des pr�tres ont �t� vus dans ces d�sordres. La repr�sentation nationale, outrag�e dans trois de ses membres, fr�mit. La Gironde, avec plus de haine que de raison, rejette la responsabilit� de ces violences sur la t�te de Marat. Robespierre leur r�pond en montrant du doigt la tour du Temple; �C'est l�, leur dit-il, qu'est la v�ritable cause de ces soul�vements.� Oui, il existait vraiment un parti qui esp�rait encore sauver les jours du roi � la faveur des troubles qu'il remuerait dans le pays et jusque dans la capitale. Les Montagnards �taient, au contraire, int�ress�s � conserver l'ordre et le calme, surtout � Paris, pour ne point donner aux Girondins le pr�texte de nouvelles accusations. Marat, qui avait tous les genres de fanatisme, m�me celui de la mod�ration, fit entendre quelques sages paroles: �Si les autorit�s ne sont pas respect�es, c'est que le respect se m�rite, mais ne se commande point. Ce n'est pas avec des ba�onnettes et du canon qu'on arr�te, qu'on pr�vient des insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes � des chefs connus par leur civisme... (Plusieurs voix: A Marat!) Si vous vouler que je vous dise � qui, � Santerre.� La Convention nationale, cette assembl�e intr�pide, qui n'a jamais p�li devant le glaive ni devant l'�meute, d�cr�te qu'elle improuve la conduite de ses commissaires. �Ils auraient d� r�pondre � ces forcen�s, qui les entra�naient � l'oubli de leurs devoirs ou � la mort: _Vous pouvez me tuer; je ne signerai pas._� Il y eut encore un mot remarquable: �On leur pr�sentait la hache et la plume, dit Manuel; ils devaient prendre la hache et se couper la main.� La faim est mauvaise conseill�re; il fallait donc trouver un rem�de au malaise des classes ouvri�res et agricoles. Dans la s�ance du 29 novembre, une d�putation du conseil g�n�ral de la Commune avait pr�sent� � la Convention une p�tition au sujet des subsistances. Encourag� par son premier succ�s, Saint-Just reparut � la tribune. O� avait-il �tudi� l'�conomie politique? Le fait est qu'il d�veloppa quelques id�es saines et profondes. �Je ne suis point, dit-il, de l'avis du Comit�, je n'aime point les lois violentes sur le commerce... Il est dans la nature des choses que nos affaires �conomiques se brouillent de plus en plus jusqu'� ce que la R�publique �tablie embrasse tous les rapports, tous les int�r�ts, tous les droits, tous les devoirs et donne une allure commune � toutes les parties de l'�tat.� Puis de la piti� pour les malheureux et les indigents il s'�l�ve en lui une haine inflexible envers les rois: �Voil� ce que j'avais � dire sur l'�conomie. Vous voyez que le peuple n'est point coupable; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il r�sulte de l� une infinit� de mauvais effets, que tout le monde s'impute; de l� les divisions, qui corrompent la source des lois, en r�duisant la sagesse de ceux qui les font; et cependant on meurt de faim, la libert� p�rit, et les tendres esp�rances de la nature s'�vanouissent. Citoyens, j'ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra; tant que vivra le roi, nous ne serons jamais d'accord; nous nous ferons la guerre. La R�publique ne se concilie point avec les faiblesses; faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.� La Montagne n'avait alors qu'un cri: �Donc il faut d�truire Louis XVI! _ergo delenda est Carthago_.� Elle �tait conduite � cette d�termination farouche, non par inimiti� personnelle, ni par amour du sang; mais parce que la vie du roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis. Elle voulait en outre donner aux puissances coalis�es une grande id�e de la vigueur des institutions r�publicaines. Le jugement et la mort du roi �taient aux yeux de Danton, de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de g�nie. Si Louis e�t disparu au 10 ao�t dans le feu de la guerre civile, l'humanit� aurait moins eu � g�mir sans doute que sur un acte r�fl�chi de s�v�rit� populaire; mais la R�volution n'aurait point donn� au monde cet �tonnant spectacle d'une assembl�e de citoyens qui juge paisiblement et majestueusement un souverain appel� � sa barre; la base de tous les tr�nes n'en e�t point trembl�, et les peuples, remu�s jusqu'aux entrailles, ne se fussent point demand� les uns aux autres: �Est-ce donc ainsi que la France punit son roi?� La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors termin�e, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'�tait plus. Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore � l'ancienne constitution royaliste par le lien des int�r�ts et des habitudes. Le peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses pouvoirs dans le sang d'un roi; mais la victoire du 16 ao�t demandait � �tre affermie par un grand acte d'autorit� nationale. Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence, mena�ait de s'�lever sur les ruines de l'ancienne. �Peu d'hommes, �crivait Marat, sont dignes d'�tre libres, parce qu'ils ne savent pas jouir avec mod�ration de la libert�. Qu'on juge de l'insolence des valets de l'ancienne cour devenus ma�tres � leur tour! Comme ils n'ont point d'�ducation et qu'ils manquent de principes, ils s'abandonnent � toutes les passions des supp�ts de l'ancien r�gime, et ils ont de moins qu'eux les biens�ances. Les m�mes sc�l�rats qui faisaient notre malheur sous la royaut� continuent � le faire sous la R�publique.� [Illustration: Louis XVI fait construire une caisse en fer.] A la t�te de cette aristocratie nouvelle se pla�aient les Girondins. Leurs doctrines n'avaient ni l'abn�gation ni la puret� des opinions d�mocratiques. Ils voulaient dans l'�tat une classe pr�pond�rante. On les accuse m�me de s'�tre entendus dans ce temps-l�, en dessous main, avec l'abb� Siey�s, pour r�tablir un gouvernement constitutionnel. La difficult� �tait de trouver un roi. La branche a�n�e des Bourbons leur semblait frapp�e d'une impopularit� irr�missible; ils d�sesp�raient en outre de la plier aux moeurs et aux id�es de la bourgeoisie. Une note communiqu�e � Bar�re insinue que les Girondins tournaient alors les yeux vers le duc d'York: leur r�ve �tait d'amalgamer la constitution fran�aise avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards, qui ne voulaient pas plus de ce roi �tranger que d'un autre, croyaient d�jouer les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde en jetant sur leur t�te le linceul de Louis XVI. Le peuple avait d�j� ex�cut� par toute la ville les rois de marbre, de pierre et de bronze; il essayait son bras sur ces images avant de frapper le simulacre vivant de la souverainet�. Au moment o� se pr�parait une aussi sanglante trag�die, le th��tre, cette grande �cole des moeurs, adressait au peuple d'aust�res le�ons, par la bouche d'un vieux po�te anglais. On jouait alors pour la premi�re fois _Othello, trag�die du citoyen Ducis, d'apr�s Shakespeare_. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers fran�ais, o� Othello, sur le point d'�touffer Desdemona, commence par faire autour de lui les t�n�bres: ��teignons la lumi�re, et alors... (Soufflant sur la lampe:) Si je t'�teins, toi, ministre du feu, je puis ressusciter ta premi�re flamme, dans le cas o� je viendrais � me repentir.--Mais que j'�teigne une fois la flamme de la vie (se tournant vers Desdemona), toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante nature, je ne sais plus o� retrouver cette c�leste �tincelle qui pourrait te ranimer.�--Magnifique argument en faveur de l'abolition de la peine de mort! William Shakespeare, comme un vieil ami, conseillait de sa tombe la R�volution fran�aise. Il avait vu les orages de son temps et rappelait les hommes de tous les temps au calme, � la prudence et � la mod�ration. La critique d�non�a, � propos de cette pi�ce, les larcins qu'avait faits M. de Voltaire au th��tre anglais. Enfin, j'extrais des _R�volutions de Paris_ la note suivante, qui est peut-�tre curieuse, jet�e au milieu des sombres pr�occupations et des graves �v�nements qui grondaient sur la tour du Temple: �Nous ne finirons pas sans rendre justice � Talma: sa figure d�lirante, sa marche �gar�e, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande v�rit�. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent.� Shakespeare disait: Piti�! Une autre voix de la tombe, un autre grand po�te, Milton, criait: Justice! L'auteur du _Paradis perdu_, l'ancien secr�taire de Cromwell, avait jadis publi� une c�l�bre brochure dans laquelle il d�montrait que l'Angleterre avait eu le droit et le devoir de d�capiter Charles 1er. Mais revenons au proc�s de Louis XVI. On pr�tend que les Girondins ne voulaient point la mort du roi, mais qu'ils furent entra�n�s par l'audace de la Montagne. Le plus vraisemblable est que, s'ils se laiss�rent r�ellement entra�ner, ce fut par l'opinion publique. Le courant �tait tr�s-fort, et les Girondins n'avaient pas d'autre moyen que de se montrer inflexibles envers le tyran, s'ils tenaient � ressaisir leur ancienne popularit�. Les Montagnards, d'un autre c�t�, �taient divis�s entre eux. Les uns voulaient qu'on envelopp�t le roi dans sa royaut�, puis qu'on en finit avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre. Ils regardaient tr�s-peu � l'homme et � ses actes; ils ne regardaient qu'� l'int�r�t public. La mani�re la plus prompte de se d�barrasser de Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes, les lenteurs ordinaires de la justice g�n�raient, selon eux, l'explosion du sentiment national: la proc�dure, vis-�-vis d'un roi, �tait le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient l'�touffer, comme Romulus, dans un orage. Marat n'�tait point de cet avis; Marat demandait que la Convention proc�d�t au jugement de Louis XVI dans les formes et avec une impassible s�v�rit�. Apr�s de longs d�bats, la grande question du moment fut enfin r�solue: Louis XVI sera-t-il jug�?--Oui. Par qui sera-t-il jug�?--Par la Convention nationale. VI Louis XVI et sa famille.--Proc�s-verbal d'Albertier.--Rapport du maire Cambon.--R�cit de Bar�re.--L'ex-roi devant la Convention.--Son attitude et ses r�ponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de s�duction en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie priv�e de Louis XVI dans sa captivit�.--La protestation de la vengeance. Louis XVI fut amen� � la barre de la Convention nationale, le 11 d�cembre 1792. Presque tout Paris �tait sous les armes. Le roi s'�tait lev� � sept heures du matin... Mais c�dons la parole aux pi�ces officielles, mille fois plus �loquentes que tous les commentaires des historiens. Voici le r�sum� du rapport du commissaire Albertier: �La pri�re du ci-devant roi a �t� � peu pr�s de trois quarts d'heure. A huit heures, le bruit du tambour l'a fort inqui�t�: il m'a demand� ce que c'�tait que ce tambour, et a ajout� qu'il n'�tait point accoutum� � l'entendre de si bonne heure... Un instant apr�s, l'on a servi le d�jeuner. Louis a d�jeun� en famille. La plus grande agitation r�gnait sur tous les visages. Le bruit et le rassemblement qui, � chaque instant, devenaient plus nombreux, ont continu� � beaucoup l'alarmer. Apr�s le d�jeuner, au lieu de la le�on de g�ographie [Note: J'ai vu aux Archives les deux globes de carton dont se servait pour cette �tude Louis XVI dans la tour du Temple.] qu'il a coutume de donner � son fils, il a fait avec lui une partie au jeu de siam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin que le point seize, s'est �cri�: �_Le nombre seize est bien malheureux!_--Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais,� a r�pondu Louis XVI. �Le bruit cependant augmentait; j'ai cru qu'il �tait temps de l'instruire; je me suis approch� de lui: �Monsieur, je vous pr�viens que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire.--Ah! tant mieux! a r�pondu Louis.--Mais je vous pr�viens, ai-je reparti, qu'il ne vous parlera pas en pr�sence de votre fils.� Louis, faisant approcher son enfant: �Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour moi.� �Ordre est donn� � Cl�ry de sortir. Il sort et emm�ne avec lui le jeune Louis... Louis, apr�s �tre rest� un quart d'heure � se promener, se place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire avait � lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bient�t il le lui apprendrait lui-m�me. Il se l�ve et se prom�ne encore pendant quelque temps. Je lisais sur son front l'inqui�tude qui l'agitait. Il �tait tellement r�veur, tellement absorb� dans ses r�flexions, que je me suis approch� de tr�s-pr�s derri�re lui sans qu'il me remarqu�t. A la fin il s'est retourn� et, tout surpris, il m'a dit: �Que voulez-vous, monsieur?--Moi, monsieur? je ne veux rien; seulement, je vous ai cru incommod�, et je venais voir si vous aviez besoin de quelque chose.--Non, monsieur.� Louis se plaignit seulement en disant: �Vous m'avez priv� une heure trop t�t de mon fils.� �Il s'est replac� dans son fauteuil, et le citoyen maire est arriv� un instant apr�s.� Voici maintenant le rapport du maire (Cambon): �... Je suis mont� dans l'appartement de Louis, et, avec la dignit� qui convient � un repr�sentant du peuple, je lui ai signifi� son mandat d'amener. �Je suis charg�, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention nationale attend Louis Capet � sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y traduire.� Je lui ai demand� ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI parut h�siter un instant, et a dit: �Je ne m'appelle pas Louis Capet: mes anc�tres ont port� ce nom, mais jamais on ne m'a appel� ainsi. Au reste, c'est une suite des traitements que j'�prouve depuis quatre mois par la force.� Le maire, sans r�pondre, l'a invit� de nouveau � descendre: � quoi il s'est d�cid�. Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit les fantassins arm�s de fusils, de piques, et les bataillons de cavaliers bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inqui�tude parut redoubler. Descendu dans la cour du Temple, il jeta un coup d'oeil sur la tour qu'il venait de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture. Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue du Temple �tait �troite et qu'il �tait � craindre qu'il n'arriv�t quelque accident au moment du d�part, on prit des mesures pour assurer la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse �taient ouvertes: quelques cris de mort furent port�s aux oreilles du roi. Louis �tait plac� � c�t� du maire; il contemplait la multitude houleuse qui s'enflait de moment en moment. Quant � lui, il ne donnait aucun signe de tristesse, de crainte, ni de mauvaise humeur. Pendant presque toute la course, il garda le silence; une ou deux fois seulement, il parut s'occuper d'objets fort �trangers � sa situation: en passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se proposait d'abattre. La voiture �tait entr�e dans la cour des Feuillants; les municipaux confi�rent � la force arm�e la personne de Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi jusqu'� la barre de la Convention. Louis avait la barbe un peu longue; son ext�rieur �tait n�glig�; il avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assembl�e que l'ex-roi occupait le m�me fauteuil et la m�me place o� il �tait quand il jura ob�issance � la Constitution; car, depuis cette �poque, les distributions int�rieures de la salle avaient �t� modifi�es d'apr�s un nouveau plan qui �tait tout � fait l'inverse de l'ancien. Louis XVI soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui devaient r�veiller en lui des souvenirs amers. Son visage, �tranger, pour ainsi dire, � la sc�ne dont il �tait l'acteur principal, contrastait avec les sentiments d'int�r�t et de piti� que son infortune remuait dans les coeurs. Le pr�sident de la Convention nationale �tait alors Bar�re; il va nous raconter lui-m�me ses impressions durant cette s�ance m�morable: �Je me rends � l'Assembl�e � 10 heures, je cherche � pr�parer les esprits agit�s et les �mes indign�es � contenir leurs sentiments, et � para�tre impassibles et dispos�s � la justice. On re�oit au bureau des secr�taires des avis multipli�s qui annoncent que l'effervescence est tr�s-grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'� la porte des Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger, surtout sur la place Vend�me, o� le rassemblement du peuple est plus nombreux et plus exasp�r�. Je fais venir vers les onze heures M. Ponchard, commandant de la garde conventionnelle, et M. Santerre, commandant de la garde nationale de Paris. �Vous r�pondez du roi sur votre t�te, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de Paris, depuis le Temple jusqu'� la porte de l'Assembl�e, et vous, monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de l'Assembl�e jusqu'au retour du roi � cette porte et � la remise de sa personne au commandant de la garde nationale.� �Les ordres furent tr�s-ponctuellement ex�cut�s; tout fut calme, et, vers midi et demi le roi parut � la barre de la Convention. Les officiers de l'�tat-major et le commandant Ponchard, ainsi que le commandant Santerre, �taient derri�re lui. �Avant son arriv�e, il s'�tait manifest� des marques bruyantes d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes qui avaient �t� faites; quelques c�t�s des tribunes applaudissaient, d'autres poussaient des vocif�rations. Vers midi, je crus devoir donner une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux tribunes. Je me levai, et apr�s un moment de silence je demandai aux citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle, d'�tre calmes et silencieux. �Vous devez le respect au malheur auguste et � un accus� descendu du tr�ne; vous avez sur vous les regards de la France, l'attention de l'Europe et les jugements de la post�rit�. Si, ce que je ne peux penser ni pr�voir, des signes d'improbation, des murmures �taient donn�s ou entendus dans le cours de cette longue s�ance, je serais forc� de faire sur-le-champ �vacuer les tribunes: la justice nationale ne doit recevoir aucune influence �trang�re.� [Note: Ces paroles ne sont pas celles que le _Moniteur_ a conserv�es: �Repr�sentants, dit Bar�re, vous allez exercer le droit de justice nationale. Que votre attitude soit conforme � vos nouvelles fonctions. (Se tournant vers les tribunes:) Citoyens, souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis ramen� de Varennes, silence pr�curseur du jugement des rois par les nations.�] �L'effet de mon discours fut aussi subit qu'efficace. La s�ance dura jusqu'� 7 heures du soir, et dans cet espace de temps pas un murmure, pas un mouvement ne se fit dans toute la salle. �Louis XVI parut � la barre, calme, simple et noble, comme il m'avait toujours paru � Versailles, quand je le vis en 1788 pour la premi�re fois, et quand je fus envoy� vers lui, au temps des �tats g�n�raux et de l'Assembl�e constituante, comme membre de diff�rentes d�putations. J'�tais assis comme tous les membres de l'Assembl�e: le roi seul �tait debout � la barre. Tout r�publicain que je suis, je trouvai cependant tr�s-inconvenant et m�me p�nible � supporter de voir Louis XVI, qui avait convoqu� les �tats g�n�raux et doubl� le nombre des d�put�s des communes, amen� ainsi devant ces m�mes communes, pour y �tre interrog� comme accus�. Ce sentiment me serra plusieurs fois le coeur, et quoique je susse bien que j'�tais observ� s�v�rement par les d�put�s spartiates du c�t� gauche, qui ne demandaient pas mieux que de me voir en faute pour me faire l'injure de demander mon remplacement � la pr�sidence, n�anmoins j'ordonnai � deux huissiers, qui �taient pr�s de moi, de porter un fauteuil � Louis XVI dans la barre. L'ordre fut ex�cut� sur-le-champ. Louis XVI y parut sensible, et ses regards dirig�s vers moi me remerci�rent au centuple d'une action juste et d'un proc�d� d�licat que je mettais au rang de mes devoirs. �Cependant le roi restait toujours debout avec une noble assurance. Alors je crus, avant que de commencer � l'interroger, devoir lui renvoyer un des huissiers pour l'engager � s'asseoir. En voyant cette communication qui avait exist� deux fois entre le pr�sident et l'accus�, les d�put�s du c�t� gauche, soup�onneux comme des r�volutionnaires, parurent par quelques l�gers murmures improuver ces communications par l'interm�diaire de l'huissier qui allait du fauteuil du pr�sident � la barre. Un des d�put�s, plus irritable et plus d�fiant que les autres, Bourdon de l'Oise, que l'on avait vu couvert de sang dans la journ�e du 10 ao�t, o� il combattit avec force, m'attaqua personnellement par une motion d'ordre. Il pr�tendit que la pr�sidence devait �tre impassible comme la Convention, et qu'il �tait extraordinaire et m�me inconvenant de voir des pourparlers par huissier entre l'accus� et le pr�sident. Les esprits �taient pr�ts � s'�chauffer, et je sentis que si je laissais aller cette motion aux d�bats je ne serais plus ma�tre de l'Assembl�e. Je demandai la parole pour expliquer les motifs de ces communications, qui ne tendaient qu'� de simples �gards qu'on doit � tout accus�, m�me dans les tribunaux ordinaires. Je dois le dire � la louange de ce c�t� gauche, dont je redoutais les imputations hasard�es et la censure s�v�re, aussit�t que j'eus expliqu� les faits relatifs au si�ge envoy� � l'accus� et � l'invitation de s'asseoir, tout reprit le calme et la confiance. �Deux membres du Comit� charg� des pi�ces et de l'instruction du proc�s m'apport�rent alors le proc�s-verbal r�dig� au Comit� sur _les questions que je devais faire � l'accus�_. Tout �tait �crit par le Comit�, jusqu'aux formules de l'interrogatoire. En les parcourant rapidement, les premiers mots me frapp�rent: _Louis Capet, la nation vous accuse_. Je savais, depuis le commencement de la R�volution, que le sobriquet historique donn� dans le Xe si�cle � Hugues, quand il s'empara du tr�ne des Carlovingiens, d�plaisait fortement � Louis XVI. Je pris sur moi de supprimer le nom de Capet dans la formule de l'interrogatoire, nom qui revenait � chaque chef d'accusation. Personne ne s'avisa de cette suppression dans l'Assembl�e. Louis XVI seul le sentit, comme il nous l'a appris lui-m�me dans la suite. [Note: Cambac�r�s, arrivant quelques jours apr�s dans la chambre de Louis XVI, pour lui porter la nouvelle que la Convention lui donnait le choix de trois d�fenseurs, lui dit: �Louis Capet, je viens de la part de la Convention...� Louis XVI l'interrompant: �Je ne m'appelle point Capet, mais Louis.� Cambac�r�s reprend d'un ton officiel: �Louis Capet, je viens vous notifier le d�cret qui vous donne le choix de trois d�fenseurs.--Je r�p�te, dit Louis XVI, que mon nom n'est point Capet; le pr�sident Bar�re, � la Convention, ne m'a jamais nomm� que Louis, et c'est ainsi que je me nomme.�--�Cette particularit�, ajoute Bar�re, connue de la bouche m�me de Cambac�r�s, me prouva que Louis XVI avait tr�s-bien senti toutes les nuances de mes justes proc�d�s � son �gard.�] �Louis XVI, toujours assis, r�pondait tr�s-laconiquement � chaque question, soit en invoquant la Constitution, qui ne rendait responsable que le minist�re, soit en rejetant sur chaque ministre la responsabilit� des diff�rents actes ou des faits compris dans les chefs d'accusation. L� finit tr�s-heureusement mon p�nible mandat. Mon �me fut � l'aise et comme d�livr�e d'un lourd fardeau quand je lus le dernier article de ce long interrogatoire. En ce moment, les deux membres du Comit� form� pour l'instruction du proc�s apport�rent sur le bureau des secr�taires une quantit� de papiers trouv�s dans l'armoire de fer aux Tuileries, et dont une grande partie �tait de l'�criture de Louis XVI. Les autres �taient des pi�ces de la correspondance entre Louis XVI et ceux de ses conseils, ministres ou courtisans, qui communiquaient avec lui sur les affaires de l'�tat et sur les �v�nements de la R�volution. �M. Valaz�, l'un des six secr�taires, se chargea de pr�senter � Louis XVI les diverses pi�ces une � une, afin de les lui faire reconna�tre ou d�savouer. M. Valaz�, qui �tait cependant regard� � la Convention comme royaliste [Note: Valaz� tenait aux Girondins; la grossi�ret� de ses mani�res et de ses proc�d�s envers le roi fut bl�m�e hautement par tous les journaux de la Montagne.], s'approcha de la barre, s'assit en dedans de la salle, et, d'un air d�daigneux ou du moins peu convenable, pr�sentait � Louis XVI, en lui tournant le dos, et comme par-dessus son �paule, les pi�ces de la correspondance et les autres �critures du proc�s. Je ne pus supporter, je l'avoue, cette mani�re presque insultante au malheur, et je crus devoir faire cesser ce proc�d� ind�licat en envoyant un huissier � M. Valaz� pour l'engager � mettre des formes moins dures et moins offensantes envers un illustre accus�.--Aussit�t M. Valaz� se leva, se tourna vers Louis XVI, et, d'une mani�re plus digne de la Convention et du roi, lui pr�senta les pi�ces avec des �gards qui furent tr�s-bien sentis et appr�ci�s par Louis XVI, qui par ses regards et par un l�ger mouvement de t�te sembla me remercier. �Oh! combien de fois, depuis son jugement, j'ai pens� avec un int�r�t touchant � cette s�ance de la Convention, o� je l'interrogeai, moi citoyen obscur des Pyr�n�es, moi qui l'avais vu sur son tr�ne en 1788, lorsqu'il re�ut si majestueusement les envoy�s d'un prince qui a �t� aussi malheureux que lui, de Tippoo-Sa�b, sultan du royaume de Vissaour, dans l'Inde... Enfin, vers les sept heures du soir, cette p�nible et extraordinaire s�ance fut termin�e. Louis XVI fut confi� � la force arm�e de la Convention et de Paris, qui en r�pondait et qui justifia la confiance de l'Assembl�e.� Ce long r�cit a �t� r�dig� par Bar�re dans l'intention de se faire valoir lui-m�me. On y sent beaucoup trop la joie et la vanit� d'un acteur qui se flatte d'avoir bien jou� son r�le. Cette page d'histoire contient n�anmoins quelques d�tails curieux qu'on s'en voudrait de passer sous silence. En homme du monde, Bar�re tenait � ex�cuter les rois galamment. Un autre que Louis XVI aurait abord� la Convention avec fiert�. �Nous autres rois, aurait-il dit, nous n'avons jamais �t� �lev�s dans l'id�e que nous fussions justiciables envers nos sujets. Mon droit est le droit divin, ant�rieur et sup�rieur � toutes les soci�t�s humaines. Voil� ma tradition. Je r�cuse votre comp�tence. La raison d'�tat m'autorisait � faire ce que j'ai fait. Vous pouvez me tuer; vous ne pouvez pas me juger.� C'est ainsi qu'avait agi Charles 1er. Une telle conduite e�t peut-�tre relev� la dignit� royale; mais combien plus touchante fut l'entr�e de Louis XVI! Grossi�rement v�tu de drap, brun, la d�marche lourde, l'air modeste et r�sign�, il toucha tous les coeurs. Et quand on songeait que ce bonhomme avait �t� le roi, les femmes, les citoyens eux-m�mes qui �taient dans les tribunes se sentaient �mus, attendris. Il ne r�cusa point ses juges; il r�pondit � toutes les questions qui lui furent adress�es. L'une des principales charges qui s'�levaient contre Louis XVI �tait d'avoir pass� les troupes en revue au 10 ao�t, d'avoir pris la fuite sans faire cesser le feu et d'avoir m�me donn� aux Suisses l'ordre de tenir bon jusqu'� son retour. A ce chef d'accusation, il r�pondit d'une mani�re �quivoque: --J'�tais ma�tre de faire marcher les troupes; il n'existait pas de loi qui me le d�fendit; mais je n'ai point voulu r�pandre le sang. Alors que voulait-il donc? Que le tambour battit sans faire de bruit, que le vent souffl�t sans agiter les feuilles, que le fleuve se soulev�t sans noyer ses rives! Il se retrancha derri�re ses ministres, derri�re la Constitution elle-m�me. Quand on lui demanda: --Avez-vous fait construire une armoire � porte de fer dans un mur du ch�teau des Tuileries? Il r�pondit: --Je n'en ai aucune connaissance. L'ex-roi refusa �galement de reconna�tre toutes les pi�ces trouv�es dans cette armoire et d'autres qui lui furent successivement pr�sent�es. Il alla jusqu'� nier sa propre signature. Les d�n�gations de Louis ne pouvaient d�truire l'�vidence des faits et elles portaient atteinte � sa loyaut�. Couvrons au reste d'un silence respectueux les fautes et les dissimulations du cet infortun� monarque. _Res est sacra miser_. Le malheureux est une chose sacr�e. On lui reprocha de s'�tre servi de l'or comme d'un moyen de corruption. --Je n'avais pas de plus grand plaisir, r�pondit-il, que de donner � ceux qui en avaient besoin. [Illustration: Cambon ordonne � Louis XVI de se rendre � la barre de la Convention.] Louis n'�tait pas au fond un malhonn�te homme; comment se fait-il qu'il e�t recours � des moyens de d�fense �vasifs, mensongers? Il faut sans doute accuser de cette fourberie son �ducation, son entourage, les pr�tres surtout qui dirigeaient sa conscience. Au sortir de la salle de la Convention, on fit passer Louis XVI dans la salle des conf�rences: le commandant, le procureur de la Commune et le maire l'accompagnaient. Cambon lui demanda s'il voulait prendre quelque chose. Louis r�pondit non. Mais, un instant apr�s, voyant un grenadier tirer un pain de sa poche et en donner la moiti� � Chaumette, le roi s'approcha du procureur de la Commune, pour lui en demander un morceau. Chaumette, en se reculant, lui r�pondit: --Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur. Louis XVI reprit: --Je vous demande un morceau de votre pain. --Volontiers, lui dit Chaumette, tenez, rompez: c'est un d�jeuner de Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moiti�. Il �tait cinq heures, et le malheureux roi n'avait encore rien mang� de la journ�e,--Rompre le pain �tait autrefois un signe de fraternit�; pourquoi faut-il qu'entre le roi et son peuple le pain ne se rompe qu'au pied de l'�chafaud! Louis remonta dans la voiture du maire. La foule �tait immense et agit�e. Des cris de mort se m�l�rent � ceux de _Vive la Nation, vive la R�publique_. Des forts de la halle et des charbonniers sous les armes, rang�s en bataille dans la meilleure tenue, se mirent � chanter �nergiquement le refrain de l'hymne des Marseillais:_Qu'un sang impure inonde nos sillons_. Cet � propos brutal fut cruellement saisi par Louis XVI. Il remonta en voitre et mangea seulement la cro�te de son pain. Ne sachant trop comment se d�barrasser de mie, il en parla au substitut, qui jeta le morceau par la porti�re. --Ah! reprit Louis, c'est mal de jeter ainsi le pain, surtout dans un moment o� il est rare. --Et comment savez-vous qu'il est rare? demanda Chaumette. --Parce que celui que je mange sent un peu la terre. --Ma grand'm�re me disait toujours: Petit gar�on, on ne doit pas perdre une mie de pain; vous ne pourriez pas en faire venir autant. --Monsieur Chaumette, votre grand'm�re �tait, � ce qu'il me para�t, une femme de grand sens. Louis parla peu au retour. Dou� d'une grande m�moire, il articula seulement le nom de quelques rues qu'il parcourait. --Ah! voici, dit-il, la rue du Houssaye. Le procureur de la Commune reprit: --Dites la rue de l'�galit�. --Oui, oui, � cause de... Il n'acheva pas; sa t�te tomba m�lancoliquement sur sa poitrine. Les farouches r�publicains qui reconduisaient l'ex-roi �taient mal a l'aise; ils ne pouvaient, quoi qu'ils fissent, comprimer leur attendrissement. Le citoyen Chaumette lui-m�me, pour lequel la matin�e avait �t� tr�s-p�nible, se trouva un peu mal au retour. �Je me sens le coeur embarrass�,� dit-il. Il y a des infortunes qui touchent jusqu'aux plus implacables ennemis de la royaut�. Cependant que se passait-il au Temple? Le commissaire Albertier �tait mont� dans l'appartement des femmes, apr�s le d�part du roi. �Nous leur avons appris, raconte-t-il, que Louis venait de recevoir la visite du maire. Le jeune Louis le leur avait d�j� annonc�. �Je sais cela, m'a dit Marie-Antoinette; mais o� est-il maintenant?� Je lui ai r�pondu qu'il allait � la barre de la Convention, mais qu'elle ne devait point �tre inqui�te, qu'une force imposante prot�gerait sa marche. �Nous ne sommes point inqui�tes, mais afflig�es,� m'a r�pondu madame Elisabeth. Louis fut ramen� dans sa chambre � six heures et demie. Alors le maire et tous ceux qui l'accompagnaient se retir�rent. Il demeura seul avec le commissaire Albertier. --Monsieur, lui dit-il, croyez-vous qu'on puisse me refuser un conseil? --Monsieur, je ne puis rien pr�juger. --Je vais chercher la Constitution. Le roi sort, revient et apr�s avoir parcouru l'acte constitutionnel: --Oui, la loi me l'accorde. Apr�s un silence: --Mais, monsieur, croyez-vous que je puisse communiquer avec ma famille? --Monsieur, je l'ignore encore, mais je vais consulter le conseil. --Faites-moi aussi, je vous prie, apporter � d�ner, car j'ai faim; je suis presque � jeun depuis ce matin. --Je vais d'abord satisfaire aux voeux de votre coeur, en consultant le conseil, puis je vous ferai apporter � d�ner. Le commissaire rentre: --Monsieur, je vous annonce que vous ne communiquerez pas avec votre famille. --C'est cependant bien dur; mais avec mon fils, mon fils qui n'a que sept ans? --Le conseil a arr�t� que vous ne communiqueriez point avec votre famille: or votre fils est compt� pour quelque chose dans votre famille. Le roi se le tint pour dit. On servit ensuite le souper. Louis mangea six c�telettes, un morceau de volaille assez volumineux, des oeufs; il but deux verres de vin blanc et un d'Alicante. Puis il se leva de table et alla se coucher. �Nous sommes ensuite, raconte Albertier, remont�s chez les dames. Leur premi�re question a �t� de savoir si Louis communiquerait avec sa famille. Nous leur avons fait la m�me r�ponse qu'� Louis. Marie-Antoinette: �Au moins, laissez-lui son fils.� L'un de mes coll�gues lui a r�pondu: �Madame, dans la position o� vous vous trouvez, je crois que c'est � celui qui est suppos� avoir le plus de courage � supporter la privation: d'ailleurs l'enfant, � son �ge, a plus besoin des soins de sa m�re que de ceux de son p�re.� Ces s�parations violentes �taient hautement bl�m�es par les journaux de la Montagne: �On se conduit avec les prisonniers du Temple, �crivait Prudhomme, de mani�re qu'ils finiront par exciter la piti�.� Les partisans de Robespierre et de Saint-Just, qui voulaient une justice rapide, demandaient si c'�tait par humanit� qu'on laissait l'ex-roi se consumer dans le chagrin et dans la terreur. Les royalistes se remuaient sourdement pendant le proc�s de Louis XVI. Les plus ardents Montagnards furent circonvenus par des d�marches secr�tes et des consid�rations d�licates de famille. Le p�re de Camille Desmoulins le conjurait, dans une lettre, de ne pas le r�duire au chagrin de voir son nom sur la liste de ceux qui voteraient la mort du roi. Camille, domin� par l'enivrement r�volutionnaire, ne tint aucun compte de cette pri�re; il proposa � l'Assembl�e le projet de d�cret suivant: �Louis Capet a m�rit� la mort. Il sera dress� un �chafaud sur la place du Carrousel, o� Louis sera conduit ayant un �criteau avec ces mots devant: _Parjure et tra�tre � la nation_, et derri�re: _Roi_, afin de montrer � tout le peuple que l'avilissement des nations ne saurait prescrire contre elles le crime de la royaut� par un laps de temps, m�me de mille cinq cents ans. En outre, le caveau des rois � Saint-Denis sera d�sormais la s�pulture des brigands, des assassins et des tra�tres.� Un autre Conventionnel, Bar�re, avait une jeune femme tr�s-aimable, tr�s-riche, mais entich�e de royalisme et de d�votion; elle lui �crivit lettre sur lettre; la m�re de cette jeune femme m�la des fureurs aux larmes de sa fille; tout fut inutile: Bar�re vota la mort. Je rapporte ces faits, pour montrer quelle n�cessit� in�luctable poussait alors la main de la France sur son roi, puisque les coeurs r�sist�rent non-seulement � la piti�, mais encore � de plus douces influences, telles que les liens du sang ou les attaches du coeur. Il ne faut pourtant pas croire que le sentiment de l'humanit� n'ait point fait trembler �a et l�, dans l'esprit de ces terribles l�gislateurs, la sentence de mort. Ils ont eu � vaincre la nature. Celui de tous qu'on croirait le moins accessible � la compassion, Marat, fut �mu. Mlle Fleury n'avait point abandonn� son projet. La veille m�me du jour o� Louis comparut devant la Convention, elle se rendit chez l'Ami du peuple. --Eh bien! lui demanda-t-elle, avez-vous r�fl�chi � ce que nous disions l'autre jour? --Oui, il faut qu'il meure; tant que cet homme vivra, les factions s'agiteront autour de lui. Nous-m�mes, car qui peut r�pondre de l'avenir? nous pouvons, d'un instant � l'autre, �tre pris de faiblesse et retourner en arri�re. Le roi mort, il n'y a plus moyen de reculer. Je ne me dissimule pas que Louis nous a servi � faire la R�volution; mais, abord�s d'hier dans une �le nouvelle, il faut br�ler maintenant le vaisseau qui nous y a conduits, afin que n'ayant plus ni salut � attendre des mesures temp�r�es, ni merci � esp�rer des rois, nous combattions comme des furieux pour maintenir la R�publique. --Voyons, Marat, ton projet de la R�publique est sublime, mais ne peut-il pas �tre pr�matur�? Que de larmes d'ailleurs, que de sang r�pandu avant d'arriver par les moyens que tu indiques � la paix, � l'union et � l'amour! Il te faudra peut-�tre encore abattre deux mille t�tes. --On les abattra. Il y eut un moment de silence, durant lequel Mlle Fleury crut voir toute la chambre peinte en rouge. Marat reprit d'une voix lente et basse, comme se parlant � lui-m�me: --Le propre des hommes forts est d'attendre. --Attendre les pieds dans le sang! --La France a trop souffert sous ses rois, elle n'en veut plus. --Louis XVI, d'apr�s la Constitution, n'�tait pas un vrai roi; ce n'�tait apr�s tout que le premier serviteur du peuple. --Nous sommes assez grands maintenant pour nous servir nous-m�mes. --C'est bien; mais le peuple n'est grand que quand il est fort et magnanime. Or, laquelle crois-tu la plus �lev�e de la nation qui, ayant un roi sous la main, un roi sans d�fense, sans arm�e, le tue; ou de celle qui l'appelle � sa barre pour lui dire: Louis tu nous as trahis, et nous te pardonnons? Marat �tait mal � l'aise; il s'enferma tr�s-tard dans sa chambre, se promena de long en large et ne prit qu'une heure de sommeil. Le lendemain, il �tait assis sur son banc � la Convention quand Louis XVI parut � la barre. Il �crivit le soir m�me cette note qui parut dans son journal: �On doit � la v�rit� de dire qu'il s'est pr�sent� et comport� � la barre avec d�cence; qu'il s'est entendu appeler Louis sans montrer la moindre humeur, lui qui n'avait jamais entendu r�sonner � son oreille que le nom de Majest�; qu'il n'a pas t�moign� la moindre impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun homme n'avait le privil�ge de s'asseoir. Innocent, qu'il aurait �t� grand � mes yeux dans cette humiliation! Toutes les imaginations exalt�es se passionnaient pour ou contre l'ex-roi. La Convention ayant accord� un conseil � Louis, Olympe de Gouges �crivit � cette Assembl�e la lettre suivante: �Franche et loyale r�publicaine, sans tache et sans reproche, je crois Louis fautif comme roi; je d�sire �tre admise � seconder un vieillard de quatre-vingts ans (Malesherbes) dans une fonction qui demande toute la force d'un �ge vert.� Cette Olympe de Gouges, fille d'une revendeuse � la toilette, mari�e � quinze ans, veuve � seize, avait commenc� par des aventures galantes, et devait finir le roman de sa vie par la passion des lettres. Elle ne savait, � en croire Dulaure, ni lire ni �crire; mais son esprit naturel lui tenait lieu d'�ducation. Elle dictait ses pens�es � des secr�taires. La proposition qu'elle lan�ait de d�fendre Louis XVI fit sourire la Convention et les tribunes. La R�volution rappelait les femmes � leurs devoirs, au foyer domestique, � la famille; �tait-il dans les moeurs du temps que l'une d'elles intervint par un coup de th��tre dans le proc�s du roi? Etait-ce d'ailleurs un sentiment g�n�reux ou la vanit� qui la poussait � se mettre en �vidence? Toutefois ne parlons de cette femme qu'avec respect; elle fut sacr�e plus tard par l'�chafaud. �Que font les prisonniers du Temple? A quoi passent-ils leur temps?� Telles sont les questions qu'on s'adressait de groupe en groupe. Les rois occupent l'attention publique m�me apr�s leur d�ch�ance. Il fallait, selon les Montagnards, en finir avec cette l�gende du Temple, et le seul moyen �tait de h�ter le d�nouement du proc�s. On interrogeait avec curiosit� Dorat-Cubi�re, qui �tait de service � la Tour, et voici ce qu'il r�pondait: �A neuf heures, on a apport� le d�jeuner. �Je ne d�jeune pas aujourd'hui, a dit Louis, ce sont les Quatre-Temps...� Le valet de chambre Cl�ry, qui est malin et patriote, a dit alors: �L'�glise ordonne le je�ne � vingt ans; j'ai pass� cet �ge et je n'y suis plus oblig�; puisque Louis ne d�jeune pas, je vais d�jeuner pour lui.� En effet, il a d�jeun� sous le nez de Capet, qui s'est retir� chez lui pendant dix minutes. �LOUIS.--Je vous prie d'aller vous informer des nouvelles de ma famille: je m'int�resse � ma famille: aujourd'hui ma fille a quatorze ans accomplis. Ah! ma fille!.... �J'ai cru voir couler quelques larmes de ses yeux. Je suis mont� � l'appartement de sa famille: nous lui en avons apport� des nouvelles satisfaisantes. �LOUIS.--Avez-vous des ciseaux ou un rasoir, pour me faire la barbe? �CUBI�RE.--On vous la fera. �LOUIS.--Je ne veux pas que personne me rase.� �Cubi�re rapporte ensuite quelques traits d'une conversation avec le conseil de Louis XVI. �CUBI�RE.--Vous �tes un honn�te homme; mais si vous ne l'�tiez pas, vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller... �Ici Malesherbes, embarrass�, m'a r�pondu: �Si le roi �tait de la religion des philosophes, s'il �tait un Caton, il pourrait se d�truire; mais le roi est pieux; il est catholique; il sait que la religion lui d�fend d'attenter � sa vie, il ne se tuera pas...� �L� j'ai vu, ajoute Cubi�re, moi qui n'aime pas la religion, que, dans quelques circonstances, elle pouvait �tre bonne � quelque chose.� D'un autre c�t�, le lion populaire ne s'endormait pas. La barre de la Convention �tait obstru�e de femmes et d'enfants, qui tenaient et agitaient dans leurs mains des v�tements d�chir�s, des lambeaux de chemise et des draps couverts de sang. Cette sorte de repr�sentation dramatique jette l'�pouvante dans l'Assembl�e. Un orateur se pr�sente � la t�te de ces femmes, de ces enfants, qui se tiennent dans l'attitude de la douleur, de la mis�re et du d�sespoir. Ils invoquent les m�nes des victimes du 10 ao�t; ils se disent les enfants et les veuves de ces d�fendeurs courageux de la patrie. Ils ne se bornent pas � demander des consolations et des secours, ils r�clament la punition prompte de l'auteur du 10 ao�t; ils demandent, au nom de tant de malheureuses victimes, la mort de Louis XVI. L'orateur secoue lui-m�me ces linges ensanglant�s, comme pour agiter la vengeance. Rendues cruelles par sensibilit�, les tribunes appuient, d'un mouvement tumultueux, le voeu des p�titionnaires. Les mod�r�s et les ind�cis eux-m�mes en conclurent que pour apaiser le peuple il fallait lui abandonner la vie du roi. Ces hommes se trompaient; le moyen de d�velopper les semences de la haine, c'est de les arroser avec du sang. VII I. Instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et la�que.--Apparition de l'ath�isme.--Sentiment de Robespierre sur la propri�t�.--Proc�s de Louis XVI.--Seconde comparution � la barre de l'Assembl�e nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi, Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assembl�e.--Discours de Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question de culpabilit�.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la ratification du jugement par le peuple.--Troisi�me appel nominal sur la peine � infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de Danton.--Le sursis.--Assaissinat de Lepelletier de Saint-Fargeau. Le vrai caract�re de la Convention, cette Assembl�e de g�ants, fut d'associer aux plus sombres drames la constante pr�occupation des int�r�ts de l'humanit�. Et quel int�r�t plus grand que celui de l'instruction publique? Un projet d'organisation des �coles, dans lequel on reconnaissait les vues de Condorcet, fut soumis aux d�lib�rations de l'Assembl�e. L'�cole primaire gratuite pour tous, les autres degr�s de l'instruction ouverts aux enfants qui avaient des aptitudes sup�rieures, les instituteurs �lus au suffrage universel par les p�res de famille, l'enseignement la�que; tels �taient les principaux traits de ce syst�me. �Ce qui concernait les cultes ne devait pas �tre enseign� dans l'�cole, mais seulement dans les temples.� Une premi�re question divisa tout d'abord les l�gislateurs. Ne fallait-il organiser que les �coles primaires, ou fallait-il leur superposer le couronnement de la science? Les partisans absolus de l'�galit�, ceux qui la confondent avec l'uniformit� (chose bien diff�rente), �taient d'avis que les �coles primaires suffisaient. Les autres, les esprits �clair�s, les philosophes, r�clamaient pour la jeunesse studieuse une hi�rarchie de connaissances. �tait-ce avec les rudiments de l'instruction que le XVIIIe si�cle aurait pu enfanter les Montesquieu, les Voltaire, les Buffon, les Diderot, les d'Alembert, les Condorcet et tant d'autres pr�curseurs de la R�volution fran�aise? Les hommes politiques ont beau faire, ils sont toujours forc�s de compter avec les doctrines qui, � un moment donn�, divisent l'esprit humain. Dans le cours de la discussion, un d�put� de la droite, Robert Dupont, s'�cria: �Quoi! les tr�nes sont renvers�s, les rois expirent, et les autels sont debout!... Croyez-vous donc fonder la R�publique avec d'autres autels que celui de la patrie!� Grand scandale: Gr�goire, Fauchet, murmurent et donnent des signes d'impatience: �La nature et la raison, reprend l'orateur, voil� les dieux de l'homme. Je l'avouerai de bonne foi � la Convention, je suis ath�e.� L'abb� Audiren sort, Saint-Just p�lit, Robespierre s'irrite. Une sombre rumeur court dans la salle. Plusieurs restent constern�s sur leur banc. C'est de ce jour, en effet, que l'ath�isme osa lever son voile. La raret� des subsistances appelait toujours l'attention des hommes d'�tat. Robespierre publia un m�moire o� il se fit courageusement l'avocat du pauvre, _cet orphelin de la soci�t�_. �Les aliments n�cessaires � l'homme, �crivait-il, sont aussi sacr�s que la vie elle-m�me. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propri�t� commune � la soci�t� enti�re. Il n'y a que l'exc�dant qui soit une propri�t� individuelle, et qui soit abandonn� � l'industrie des commer�ants. Toute sp�culation que je fais aux d�pens de la vie de mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un fratricide.� D'o� il concluait: �La premi�re loi sociale est celle qui garantit � tous les membres de la soci�t� les moyens d'exister.� Robespierre �tait pourtant un ardent d�fenseur de la propri�t�; mais il voulait qu'elle s'�tendit, avec l'aide du temps et du travail, � tous les citoyens. C'est du reste en vain qu'on cherchait � d�tourner les esprits de la tour du Temple; l� �tait toujours le roi; il fallait qu'il f�t jug�! Louis XVI comparut pour la seconde fois, le 26 d�cembre, lendemain de la f�te de No�l, � la barre de la Convention nationale. M�me d�ploiement de force arm�e, m�me solennit� triste; Louis, en descendant de voiture, fut conduit, par le clo�tre et le passage des Feuillants, dans la salle des Conf�rences. Son visage �tait bl�me; ses jambes paraissaient faibles et pr�tes � fl�chir sous le poids de son �motion. On le fit attendre avant de l'introduire; c'�tait maintenant le tour des rois de faire antichambre � la cour du peuple. Louis trouva ses conseils avec lesquels il se retira dans un coin de la salle. Il fut bient�t averti de se rendre � la barre. L'avocat Des�ze tira tout le parti qu'on pouvait tirer d'une mauvaise cause. �Je cherche des juges, dit-il, et je ne vois que des accusateurs.� Ce long plaidoyer fut �cout� dans un religieux silence. Prenant la parole apr�s Des�ze, le roi protesta de nouveau que _sa conscience n'avait rien � lui reprocher_. En quittant la barre, Louis marcha d'un pas plus ferme qu'� son arriv�e aux Feuillants, la t�te haute. Rentr� dans la salle des Conf�rences, il serra la main de M. Des�ze. Le retour de Louis au Temple fut silencieux et lent: on alla au pas. Les boulevards �taient garnis d'une double haie de piques et de ba�onnettes. Il n'y avait presque point de spectateurs. Le roi remarqua lui-m�me que toutes les fen�tres des maisons devant lesquelles il passa �taient ferm�es: il en t�moigna ses remerciements aux citoyens Cambon et Chaumette. Louis demanda au maire � voir le portrait qui �tait sur sa tabati�re. --C'est celui de ma femme, dit Cambon. --Je vous fais compliment: elle est tr�s-jolie. Il s'enquit ensuite au citoyen Cambon de quel pays il �tait. --De la Haute-Marne. Et tout de suite le roi, qui �tait tr�s-fort en g�ographie, de citer les rivi�res, les montagnes et autres accidents de ce d�partement. --Et vous, monsieur Chaumette, d'o� �tes-vous? --Du d�partement de la Ni�vre, sur les bords de la Loire. --C'est un pays enchant�. --Est-ce que vous y avez �t�? --Non, r�pondit Louis; mais je me proposais de faire mon tour de France en deux ann�es, et de conna�tre toutes les beaut�s de mon royaume. Je n'ai vu que le pays de Caux. [Illustration: Gensonn�.] La conversation tomba sur Tacite, Tite-Live, Salluste, Puffendorf, que le roi paraissait avoir lus. On passa ensuite � la m�decine. Quelqu'un parla du mesm�risme. --J'aurais bien voulu en voir quelques exp�riences, dit Louis. Le maire lui r�pondit: --Depuis qu'on a voulu me payer pour �crire en faveur de Mesmer, j'ai reconnu qu'il y avait du charlatanisme. --Vous n'�tiez pas ici, monsieur Chaumette, dit le roi en se retournant du c�t� du procureur de la Commune, vous n'�tiez pas ici du temps de Mesmer, car vous m'avez dit que vous vous �tiez embarqu� avec La Motte-Piquet? Louis, sentant de l'air froid, pria le citoyen Colombeau de lever la glace de la porti�re. Le secr�taire-greffier avan�ait la main pour le faire. --Non, non, dit vivement le procureur de la Commune, cela pourrait produire un mauvais effet. --Ah! oui, dit le roi. Louis XVI rentra au Temple; il ne devait plus en sortir que pour l'�chafaud. A peine le roi avait-il disparu de la barre que toutes les animosit�s des partis se d�cha�n�rent. La Montagne ne marchait sur le corps de Louis XVI que pour s'�lancer contre la Gironde. Des vocif�rations, des apostrophes sanglantes, des murmures temp�tueux, d�grad�rent, plus d'une fois, dans cette s�ance et dans celles qui suivirent, la majest� de la repr�sentation nationale. Les royalistes reprochent � la Convention ces exc�s de fureur; sans doute le calme et le silence conviennent � une assembl�e populaire; mais prenons-y garde; il y a le calme des t�n�bres et le silence de la mort. Si dans ce temps-l� les opinions, se dressant les unes contre les autres, changeaient le temple de la loi en une ar�ne de gladiateurs politiques, c'est que du moins la corruption n'avait pas �teint les consciences. C'est qu'alors du moins on avait la passion de la v�rit�. La lumi�re et l'ombre, le bien et le mal, n'�taient pas m�l�s, ainsi qu'il arrive dans les �poques de d�cadence. Les Montagnards invoquaient contre Louis XVI le droit absolu du peuple contre les rois. Robespierre rassembla encore une fois ses arguments, au milieu des col�res et des menaces du parti girondin; �Il n'y a point ici, s'�cria-t-il, de proc�s � faire! Louis n'est point un accus�, vous n'�tes point des juges. Vous n'avez point une sentence � rendre pour ou contre un individu; vous avez un acte de providence sociale � exercer. Les peuples ne rendent point de sentence, ils ne condamnent point les rois, ils les replongent dans le n�ant. Nous invoquons des formes parce que nous n'avons pas de principes; nous nous piquons de d�licatesse parce que nous manquons d'�nergie; nous affectons une fausse humanit� parce que le sentiment de la v�ritable humanit� nous est �tranger; nous r�v�rons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous sommes tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprim�s.� Marat rendit compte dans sa feuille des d�bats et des particularit�s de cette s�ance. �Malesherbes, dit-il, a montr� du caract�re en s'offrant pour d�fendre ce roi d�tr�n�: il est moins m�prisable � mes yeux que le pusillanime Target, qui abandonne l�chement son ma�tre apr�s s'�tre enrichi de ses profusions. On dit que d'Orl�ans doit voter la mort. Je d�clare que j'ai toujours regard� cet �tre-l� comme un indigne favori de la fortune, sans vertu, sans �me, sans entrailles, n'ayant pour tout m�rite que le jargon des ruelles.� La discussion fut reprise le lendemain 27 d�cembre. Les Girondins avaient d�plac� la question en demandant que le roi ne f�t _pas jug�, mais qu'on pronon��t sur son sort par mesure de s�ret� g�n�rale_. Saint-Just la ramena sur le v�ritable terrain: �Vous avez laiss� outrager, dit-il, la majest� du peuple, la majest� du souverain... La question est chang�e. Louis est l'accusateur, _vous �tes les accus�s maintenant_... On voudrait r�cuser ceux qui ont d�j� parl� contre le roi. Nous r�cuserons, au nom de la patrie, ceux qui n'ont rien dit pour elle. Ayez le courage de dire la v�rit�; elle br�le dans tous les coeurs, comme une lampe dans un tombeau.� La _s�ret� g�n�rale_ �tait une mauvaise excuse qui trahissait le sentiment de la peur; une seule consid�ration devait dominer ces d�bats: la justice. Nous nous attendrissons � distance sur les infortunes du Temple, et certes ce sentiment est bien l�gitime. Mais aujourd'hui dans Louis XVI nous voyons l'homme: alors on ne voyait que le roi. Si nu et si inoffensif qu'on e�t fait Louis XVI, le pass� de ce monarque s'�levait sans cesse comme une menace contre la R�publique naissante. Il avait beau mettre sa t�te sous le bonnet rouge, on voyait toujours percer la couronne. Sa mort fut une mesure de d�fense et de pr�caution nationale. Si la Constitution e�t �t� faite, si les plaies de l'�tat avaient �t� ferm�es, si le nouveau gouvernement s'�tait trouv� assis sur des bases solides, si la guerre s'�tait �loign�e de nos fronti�res, la France e�t bien pu alors ne se souvenir de la royaut� que comme d'un r�ve douloureux: mais cette royaut� faisait encore obstacle de toutes parts � la victoire du peuple. Louis, vivant, servait d'enseigne et de point de ralliement aux ennemis de la R�volution. Un �v�nement impr�vu pouvait d'un jour � l'autre le remettre sur le tr�ne. Les coups des Montagnards visaient d'ailleurs plus loin que la personne de Louis XVI. La R�volution avait besoin d'un roi dans lequel elle p�t d�grader et an�antir toutes les royaut�s de la terre: ce roi, elle se trouva l'avoir sous sa main. --Tant pis pour lui! s'�cria-t-elle; il faut qu'il meure! Il faut que le bourreau ex�cute la royaut� sur le cou de Louis XVI. Logique brutale � coup s�r; mais il faut se reporter � l'�tat de la France en 92. Depuis cinq mois, la question de statuer sur le sort de Louis tenait en suspens les affaires de la R�publique. Guerre, constitution, r�organisation des services publics, cet homme �tait un noeud qui arr�tait tout. Les Conventionnels agirent envers ce noeud gordien � la mani�re d'Alexandre, ils le tranch�rent. Il fallait, selon eux, que le roi mour�t ou que l'on renon��t � la R�publique. Quoi! ils auraient sacrifi� le bonheur du monde au moment o� ils croyaient le tenir, et o� ils n'�taient plus s�par�s de leur id�al que par un reste de roi jet� en travers du chemin! Leur d�termination fut prise sans aucune h�sitation. --Marchons sur lui! s'�cri�rent-ils. La vo�te du ciel se f�t �croul�e sur leurs t�tes qu'ils n'auraient point recul�. O� allaient-ils donc? Ils allaient � la r�forme compl�te du vieil homme et de la vieille soci�t�. La R�volution �tait le passage du d�sert. Des esprits l�gers, des citoyens �go�stes se plaignaient d�j� des lassitudes du voyage, de la mis�re, du manque de vivres et de v�tements; ils regrettaient, si j'ose ainsi dire, les oignons de la monarchie. Plus durs et plus croyants, les Montagnards supportaient ces n�cessit�s d'un �tat de transition avec un courage sto�que. Derri�re tous ces maux provisoires, ils entrevoyaient le r�gne de la raison et de la justice. Leur tort (si c'en est un) fut de vouloir imposer de vive force le bonheur � vingt-cinq millions de Fran�ais. De l� cette r�sistance passag�re � tous les sentiments de la nature. Ils voilaient leur coeur � la piti�. Quand m�me le roi e�t �t� innocent, quand m�me sa mort e�t �t� un crime aux yeux de leur conscience, ils n'auraient point h�sit� � �lever ce crime comme une barri�re entre le despotisme et la libert�. Ce jugement devait d'ailleurs avoir des proportions et des cons�quences qui ne s'�tendraient pas seulement � notre pays. C'�tait le proc�s fait � tous les rois de l'Europe, un coup de hache frapp� sur toutes les t�tes couronn�es. Ce coup, disait-on, ne les atteignait pas: mat�riellement, non; mais en principe, oui. Apr�s de longs et orageux d�bats, dans lesquels la Gironde r�pandit toute son �loquence et la Montagne d�ploya toute son audace, toute sa puissance de volont�, toute sa redoutable logique, le moment solennel �tait venu: on allait proc�der au vote. Trois questions �taient soumises � l'Assembl�e: Louis est-il coupable? Le jugement serait-il soumis � la ratification du peuple? Quelle peine l'ex-roi a-t-il m�rit�e? A la premi�re question il fut r�pondu oui. Chacun se pla�ait successivement � la tribune par ordre nominal et pronon�ait son vote � haute voix. Le 14 janvier, Louis fut d�clar� coupable � l'_unanimit�_, moins trente-sept membres qui se r�cus�rent. Le 15, sur la seconde question, trois cents voix environ se prononc�rent _pour_ et quatre cents voix _contre_. Dans cette majorit� figuraient, � c�t� des Montagnards, des hommes de la droite, Condorcet, Ducos, Fonfr�de et plusieurs autres. Ainsi le _jugement ne serait pas soumis � la ratification du pays_. Restait la derni�re question:--Quelle peine? On doit s'�tonner de n'avoir point entendu retentir dans le cours de ces d�bats la grande voix de Danton. Lorsque s'ouvrit le proc�s de Louis XVI, il �tait en Belgique, o� la Convention l'avait envoy� avec Lacroix. Il y remplissait les fonctions de commissaire pr�s des arm�es de la R�publique. Ainsi que beaucoup d'autres, Danton n'aurait sans doute point �t� f�ch� d'�chapper par l'absence � l'arr�t prononc� contre l'ex-roi. Par quoi fut-il donc rappel� sur son si�ge? A la demande de Rouyer et de Jean-Bon-Saint-Andr�, la Convention avait d�cid� que les listes d�signeraient les absents par commission, et que les absents sans cause seraient censur�s, leurs noms envoy�s aux d�partements. Danton partit et revint � Paris le 14 janvier 93. Rapportait-il avec lui le sentiment de l'arm�e et inclinait-il � son retour vers la cl�mence? Fit-il alors, comme on l'a dit, un dernier pas vers la Gironde en vue de sauver les jours du roi? Tout cela peut �tre vrai, mais il n'y parait gu�re, quand, se rendant le 16 � la Convention, le lion de la Montagne se mit � rugir. Il s'agissait de d�cider � quelle majorit� se prononcerait le verdict. Le Hardy avait demand� les deux tiers des voix. Danton: �La premi�re question qui se pr�sente est de savoir si le d�cret que vous devez porter sur Louis sera comme les autres rendu � la majorit�. On a pr�tendu que telle �tait l'importance de cette question qu'il ne suffisait pas qu'on la vid�t dans la forme ordinaire. C'est par une simple majorit� qu'on a prononc� sur le sort de la nation enti�re, lorsqu'il s'est agi d'abolir la royaut�; je demande pourquoi on veut prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur, avec des formes plus s�v�res et plus solennelles. Nous pronon�ons comme repr�sentant par provision la souverainet�. Je demande si, quand une loi p�nale est port�e contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si vous avez quelque scrupule � lui donner son ex�cution imm�diate? Je demande si vous n'avez pas vot� � la majorit� absolue seulement la R�publique, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu des combats ne coule pas d�finitivement? Les complices de Louis n'ont-ils pas subi imm�diatement la peine sans aucun recours au peuple? Et en vertu de l'arr�t d'un tribunal extraordinaire, celui qui a �t� l'�me de ces complots m�rite-t-il une exception? Vous �tes envoy�s par le peuple pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits, mais comme repr�sentants; vous ne pouvez d�naturer votre caract�re; je demande qu'on passe � l'ordre du jour.� La Convention fut d'avis que la simple majorit�, c'est-�-dire la moiti� des voix et une de plus, suffirait � d�cider du sort de Louis. La s�ance se prolongeait sans interruption. Les Conventionnels, ces hommes de fer, support�rent la fatigue, les �motions, la pesanteur des jours succ�dant aux nuits, des nuits succ�dant aux jours, avec un in�branlable courage. Le recueillement et la sombre m�ditation de la plupart des d�put�s contrastaient avec l'attitude des spectateurs. Le fond de la salle avait �t� transform� en loges, o� les femmes du monde, dans le plus charmant n�glig�, mangeaient des oranges ou d�gustaient des glaces. On allait les saluer et l'on revenait. �Les huissiers, du c�t� de la Montagne, raconte Mercier (un t�moin oculaire) faisant le m�tier d'ouvreuses de loges d'op�ra, conduisaient galamment les dames...� Ce frivole dix-huiti�me si�cle assistait gai et pimpant � la trag�die dont il avait pr�par� lui-m�me le d�nouement. Les hautes tribunes �taient occup�es par des gens de tout �tat qui, tout en buvant du vin et de l'eau-de-vie, semblaient dire aux juges de Louis XVI: �Prenez garde, vous allez voter sous l'oeil du peuple!� On a du reste beaucoup exag�r� la pression ext�rieure qui aurait �t� exerc�e sur la Convention. Les d�put�s ne prirent vraiment conseil que d'eux-m�mes et de leur conscience. Ils couraient sans doute de grands dangers, soit de la part de la coalition �trang�re, soit de la part de la population irrit�e, selon la nature du vote qu'ils allaient �mettre; mais, plus fiers en cela que les Romains eux-m�mes, les Conventionnels n'ont jamais �lev� d'autels � la Peur. Plusieurs entre les Montagnards avaient d� r�sister � de tendres obsessions, aux influences de sir�nes royalistes. Marat, un instant adouci, flottant, �tait redevenu Marat, c'est-�-dire impitoyable. Beaucoup parmi les mod�r�s, qui avaient d'abord voulu sauver le roi, se sentaient fatalement entra�n�s en sens contraire par l'in�luctable courant des choses humaines et le travail de la r�flexion. Il est huit heures du soir. Commence alors le troisi�me appel nominal sur cette question: _Quelle peine sera inflig�e_ � Louis Capet? Le vote a lieu par ordre alphab�tique de d�partements. Chaque d�put� para�t l'un apr�s l'autre � la tribune. Des visages sombres, rendus plus sombres encore par les p�les clart�s de la salle, se succ�dent de moment en moment; d'une voix lente et s�pulcrale, ils laissent tomber ces deux mots: _La mort_. D'autres �prouvent le besoin de motiver leur sentence. Robespierre dit: �Le sentiment qui m'a port� � demander, mais en vain, � l'Assembl�e constituante l'abolition de la peine de mort, est le m�me qui me force aujourd'hui � demander qu'elle soit appliqu�e au tyran de ma patrie et � la royaut� elle-m�me dans sa personne. Je vote pour la mort.� Danton dit: �Je ne suis point de cette foule d'_hommes d'�tat_ qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'� la t�te, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre des souverains de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la mort du tyran.� Marat dit: �Dans l'intime conviction o� je suis que Louis est le principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10 ao�t, et de tous les massacres qui ont souill� la France depuis la R�volution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre heures.� Camille Desmoulins dit: �Manuel, dans son opinion du mois de novembre, a dit: _Un roi mort, ce n'est pas un homme de moins_. Je vote pour la mort, trop tard peut-�tre pour l'honneur de la Convention nationale.� (Murmures.) Couthon dit: �Citoyens, Louis a �t� d�clar�, par la Convention nationale, coupable d'attentat contre la libert� publique et de conspiration contre la s�ret� g�n�rale de l'�tat; il est convaincu, dans ma conscience, de ces crimes. Comme un de ses juges, j'ouvre le livre de la loi, j'y trouve �crite la peine de mort; mon devoir est d'appliquer cette peine: je le remplis, je vote pour la mort.� Saint-Just dit: �Puisque Louis XVI fut l'ennemi du peuple, de sa libert� et de son bonheur, je conclus � la mort.� Carnot dit: �Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la politique le veut �galement. Jamais, je l'avoue, devoir ne pesa davantage sur mon coeur que celui qui m'est impos�; mais je pense que pour prouver votre attachement aux lois de l'�galit�, pour prouver que les ambitieux ne vous effraient pas, vous devez frapper de mort le tyran. Je vote pour la mort.� Un homme dont le nom est cher � la science, Lakanal dit: �Un vrai r�publicain parle peu. Les motifs de ma d�cision sont l� (dirigeant sa main vers son coeur); je vote pour la mort.� Le taciturne Siey�s prononce seulement ces deux monosyllabes: �La mort.� La mesure de la justice �tait pleine: le sablier de la mort avait agit�, en tournant, tout le gravier dont se composent les jours d'un roi. Un seul vote excita les hu�es et les murmures; c'est celui de Philippe-�galit�. Il dit, non, il lut: �Uniquement occup� de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attent� ou attenteront par la suite � la souverainet� du peuple m�ritent la mort, je vote pour la mort.� Dans les galeries des femmes figuraient des cartes avec des �pingles, pour pointer et comparer les votes. Dans la salle, quelques d�put�s tombaient de sommeil sur un banc; on les r�veillait en leur montrant la tribune et en leur disant: �C'est votre tour.� On vit tout � coup venir un moribond, une esp�ce de fant�me, p�le, livide, affubl� d'un bonnet de nuit et d'un robe de chambre; c'�tait un homme de la droite qui croyait sans doute �mouvoir la piti� par son d�vouement envers le roi; il fit rire. Enfin, le 17 janvier, Vergniaud, pr�sident de la Convention, proclama le r�sultat du scrutin en ces termes: �L'Assembl�e est compos�e de sept cent quarante-neuf membres; quinze se sont trouv�s absents par commission, sept par maladie, un sans cause, cinq non votants, en tout vingt-huit. Le nombre restant est de sept cent vingt et un, la majorit� absolue est de trois cent soixante et un. Deux ont vot� pour les fers; deux cent vingt-six pour la d�tention et le bannissement � la paix, ou pour le bannissement imm�diat, ou pour la r�clusion, et quelques-uns y ont ajout� la peine de mort conditionnelle, si le territoire �tait envahi; quarante-six pour la mort, avec sursis, soit apr�s l'expulsion des Bourbons, soit � la paix, soit � la ratification de la Constitution; trois cent soixante et un ont vot� pour la mort; vingt-six pour la mort, en demandant une discussion sur le point de savoir s'il conviendrait � l'int�r�t public qu'elle f�t ou non diff�r�e, et en d�clarant leur voeu ind�pendant de cette demande. Ainsi, pour la mort sans condition, trois cent quatre-vingt-sept; pour la d�tention ou la mort conditionnelle, trois cent trente-quatre.� Apr�s un silence, et avec l'accent de la douleur: �L�gislateurs, je d�clare au nom de la Convention que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la mort.� Cependant toutes les cours de l'Europe avaient l'oeil fix� sur la Convention et attendaient, haletantes, l'issue du proc�s. Le pr�sident annonce avoir re�u une lettre du ministre d'Espagne. Salles d�clare que l'ambassadeur demande dans cette lettre l'admission � la barre _au nom du roi son ma�tre_. (Murmures dans l'Assembl�e.) C'est Danton qui se charge de r�pondre aux souverains, et avec un geste de m�pris formidable: �Quant � l'Espagne, je l'avouerai, je suis �tonn� de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de pr�tendre � exercer son influence sur votre d�lib�ration. Si tout le monde �tait de mon avis, on voterait � l'instant pour cela seul la guerre � l'Espagne. Quoi! on ne reconna�t pas notre R�publique et l'on veut lui dicter des lois? On ne la reconna�t pas, et l'on veut lui imposer des conditions, participer au jugement que ses repr�sentants vont rendre? Cependant qu'on entende, si on le veut, cet ambassadeur; mais que le pr�sident lui fasse une r�ponse digne du peuple dont il sera l'organe, et qu'il lui dise que les vainqueurs de Jemmapes ne d�mentiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjur�s contre nous, les forces qui d�j� les ont fait vaincre. D�fiez-vous, citoyens, des machinations qu'on ne va cesser d'employer pour vous faire changer de d�termination; on ne n�gligera aucun moyen; tant�t, pour obtenir des d�lais, on pr�textera un motif politique, tant�t une n�gociation importante ou � entreprendre ou � terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point de transaction avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a donn� sa confiance et qui jugerait ses repr�sentants, si ses repr�sentants l'avaient trahi.� Envelopp�e dans sa dignit� sto�que, l'Assembl�e d�cida que, sans m�me ouvrir la lettre de l'ambassadeur, elle passait � l'ordre du jour. Danton avait grandi de cent coud�es. A Louvet, qui l'instant d'auparavant lui avait cri�: --Tu n'es pas encore roi, Danton! Il avait r�pondu, en se dressant de toute sa hauteur: --Je demande que l'insolent qui dit que je ne suis pas encore roi soit rappel� � l'ordre avec censure. Toute tentative d'intervention �trang�re en faveur de Louis XVI ayant �t� repouss�e avec un sombre d�dain, il ne restait plus � l'infortun� qu'une planche de salut, le sursis, l'appel au peuple. Les d�fenseurs de Louis XVI, Des�ze et Tronchet, furent introduits dans l'Assembl�e, qui consentit � les entendre. Ils lurent une lettre de Louis XVI qui protestait encore une fois de son innocence et en appelait � la nation. Apr�s soixante-douze heures, la s�ance fut lev�e. L'appel � la nation avait �t� d�j� repouss� par des arguments invincibles. Danton, Robespierre, tous les Montagnards avaient r�pondu: �La nation, c'est nous. L'Assembl�e est sa repr�sentation vivante, l�gale, incontest�e.� Dans les graves circonstances o� l'on se trouvait, l'appel au peuple n'�tait-il point d'ailleurs l'appel � la guerre civile? Il fut �cart� le lendemain 18 janvier. Restait la question du sursis. Gagner du temps, c'�tait peut-�tre un moyen d'�luder la sentence de mort. --Point de sursis! dit Tallien, l'humanit� l'exige; il faut abr�ger ses angoisses... Il est barbare de le laisser dans l'attente de son sort... --Point de sursis! dit Couthon; au nom de l'humanit�, le jugement doit s'ex�cuter, comme tout autre, dans les vingt-quatre heures. --Point de sursis! dit Robespierre; et il invoqua comme les autres un motif d'humanit�. --Point de sursis! dit Bar�re; mais, en avocat adroit et subtil, il entretint l'Assembl�e des r�formes douces, bienfaisantes, qu'elle pourrait accomplir, d�s que, le c�ble de la royaut� �tant rompu, elle serait vraiment libre, d�barrass�e de tout obstacle. Il n'y eut que trois cents voix environ pour le sursis, et contre, pr�s de quatre cents. Le roi �tait irr�missiblement condamn�. Quelle que soit l'opinion de la post�rit� sur le jugement de Louis XVI, il est difficile de ne point admirer le sang-froid et l'intr�pidit� des Conventionnels. Les complots, les poignards des royalistes, les d�clarations de guerre, les yeux mena�ants des souverains �trangers fix�s sur leurs d�lib�rations ne les effraient pas: sous le canon de l'Europe, en face de la ligue des rois, ils d�couvrent leur conscience et leur poitrine. Seuls contre tous, ils osent prendre l'offensive et se r�duire � la n�cessit� de vaincre. �Nous voil� lanc�s, �crivait famili�rement � son p�re le citoyen Lebas; les chemins sont rompus derri�re nous.� L'id�e des hommes de 93 �tait effectivement que cet acte d'audace, ce d�fi, devait contribuer au succ�s de nos armes. La France envoya devant ses l�gions l'�pouvante. Aux hostilit�s sourdes du continent, elle r�pondit par une t�te de roi jet�e entre la R�publique fran�aise et tous les tr�nes de la terre. [Illustration: L'abb� Gr�goire.] Ces menaces de mort, ces poignards, �tait-ce une vaine figure de rh�torique? Le vote de la Convention nationale porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris m�me, il y eut quelques mouvements qui indiquaient un complot en faveur de Louis XVI. Pendant le proc�s, tandis que des bouches froides et s�v�res s'ouvraient pour voter la mort de l'accus�, des bras s'armaient dans l'ombre pour le sauver. Le 18 au soir, douze jeunes ex-gardes du corps se r�unirent dans un caveau du Palais-Royal et tinrent conseil entre eux sur les moyens de jeter l'alarme dans l'opinion publique. Les conjur�s promen�rent les yeux sur les juges de Louis XVI, et se d�sign�rent mutuellement douze victimes. Chacun choisit la sienne. On promit sur l'honneur de frapper et l'on se s�para. Un seul conjur� tint son serment. Il y avait alors, au Palais-�galit�, une salle de traiteur, dont le ma�tre se nommait F�vrier; c'�tait un caveau � vo�tes basses, o� l'on descendait par quelques marches. Des tables �taient dress�es le long des murs. De rares lumi�res, fix�es aux piliers de la salle, brillaient �a et l�. Il �tait sept heures et demie du soir. Un jeune homme, Deparis, [Note: Ces d�tails et les suivants ont �t� communiqu�s � l'auteur par le fr�re de Deparis, et non de P�ris, ainsi qu'�crivent tous les historiens.] ancien garde du roi, barbe couleur de l'aile du corbeau et cheveux tr�s-noirs, teint basan�, dents tr�s-blanches, houppelande grise, chapeau rond, �tait assis � une petite table avec un ami: en proie � une agitation extr�me, il s'entretenait de l'�v�nement de la journ�e. Fils d'une m�re royaliste, il avait vu la R�volution avec horreur: la condamnation � mort de Louis XVI le jetait dans un transport fr�n�tique. On causait assez librement autour de lui: une voix nomma Lepelletier de Saint-Fargeau. Deparis n'avait jamais vu le d�put� de Sens. Lepelletier, assis devant une autre table, soupait tranquillement. Deparis va droit � lui: �Vous �tes le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau?--C'est mon nom.--Avez-vous vot� la vie ou la mort du roi?--Selon ma conscience, j'ai vot� la mort.� A ces mots, Deparis: �Tiens, mis�rable! tu ne voteras plus.� Le d�put� tombe. Il avait dans le flanc une lame de coutelas. F�vrier accourt: Duparis se d�barrasse des mains qui veulent le saisir et s'enfuit. Lepelletier est transport� mourant sur un lit: �J'ai vers� mon sang pour la patrie, dit-il; que ce sang consolide la libert�. J'ai bien froid... Les t�n�bres me gagnent... Mes amis, prenez garde � vous!� Il meurt. Cette nouvelle jeta la stupeur dans la ville. Le Palais-�galit� surtout, qui avait �t� le th��tre du crime, s'�mut �perdument. Au caf� du Caveau, un jeune homme monte sur une table et dit: �Le citoyen Lepelletier de Saint-Fargeau vient d'�tre assassin�! (Saisissement.) --Par qui? s'�crient des voix furieuses.--Par un royaliste.� Le jeune homme descend de la table et se perd dans la foule. Un instant apr�s, un curieux, qui se pressait dans les groupes pour savoir la nouvelle, sent une main sur sa main et une voix � son oreille: �C'est moi qui l'ai tu�, lui dit-on; en voici un de moins; � _l'autre_, maintenant!� Cet ami se retourne et reconna�t devant lui Deparis. L'_autre_, c'�tait le duc d'Orl�ans. Voil� le coupable et la victime que s'�tait choisis Deparis. Il n'avait frapp� Lepelletier de Saint-Fargeau que par hasard, comme un ennemi qu'on rencontre sur son chemin. Le meurtrier n'abandonnait pas pour cela son serment. Le 24 janvier eut lieu le convoi de Saint-Fargeau. Il y avait grand bruit et grande foule sur son chemin. La blessure ouverte, le sabre entour� d'un cr�pe, les habits perc�s et ensanglant�s, tout retra�ait aux yeux un drame lugubre. Le ciel �tait sombre et froid comme la c�r�monie. Des torches, des cypr�s, des choeurs de musique, des tambours suivaient le char fun�bre; on se rendait au Panth�on. Le convoi traversa la place Vend�me. Deparis s'y promenait, depuis le matin, de long en large; il avait sous sa redingote une lame et un pistolet. R�solu � finir publiquement ses jours sur la place, il devait atteindre au coeur son ennemi et se tuer ensuite. Le cort�ge d�fila en grande pompe; la d�putation conventionnelle suivait le char � pas graves et lents. Deparis avait la main sur son sabre; d'Orl�ans ne passa pas. Soit qu'il e�t �t� averti, comme on le croit, par une lettre, du danger qui le mena�ait, soit qu'il e�t con�u de lui-m�me des inqui�tudes, le duc avait refus� de suivre le cort�ge. Deparis sortit alors de la capitale, et y rentra comme attir� par la fascination de son projet t�m�raire. Sa t�te �tait mise � prix; il ne pouvait manquer d'�tre reconnu. Un ami lui persuada de se retirer. Un passe-port lui avait �t� d�livr� sous un faux nom. Ce furieux ne se r�solut n�anmoins qu'avec tristesse � gagner la fronti�re sans avoir accompli sa vengeance. Il arriva vers le soir � Forges-les-Eaux, dans une auberge, dite du _Grand-Cerf_. Mouill� par une pluie froide, il s'approche de l'�tre et se m�le � la conversation de quelques colporteurs qui se r�chauffaient dans la salle commune. �Que pense-t-on ici de la mort du roi? leur demanda-t-il d'une voix mal assur�e, qui cherchait � masquer son �motion sous une fausse indiff�rence.--On pense, dit l'un d'eux, que l'on a bien fait de le frapper: je voudrais, pour moi, que tous les tyrans du monde n'eussent qu'une seule t�te, pour qu'on p�t l'abattre d'un seul coup!� Deparis se l�ve, prend un flambeau, ouvre la porte qui doit le conduire � sa chambre de lit, et dit assez haut pour �tre entendu: �Je ne rencontrerai donc partout que des assassins de mon roi!� Il monte le roide escalier de bois, demande � souper seul, fait usage, pour diviser ses morceaux, d'un couteau ayant forme de poignard, se prom�ne � grands pas d'un air �gar�. Quelqu'un qui le guettait le voit ensuite se mettre � genoux, baiser � plusieurs reprises sa main droite. Il demande de l'encre, �crit quelques lignes sur un papier et se couche. Tout cela donne des soup�ons. A quatre heures du matin, il y avait trois gendarmes dans la chambre. Deparis dormait; on le secoue par les �paules pour le r�veiller.--�Citoyen, au nom de la loi, tu vas nous suivre � l'h�tel de ville.--Ah! messieurs, r�pondit-il froidement, je vous attendais; un instant, et je suis � vous.� A ces mots, il glisse sa main sous l'oreiller, fait un faux mouvement sur le c�t� droit et se d�charge dans la t�te un pistolet � deux coups. On trouva sur lui son extrait de naissance et son cong� de garde-du-corps. Au dos de ce brevet, il avait �crit de sa main: �Qu'on n'inqui�te personne! personne n'a �t� mon complice dans la mort heureuse du sc�l�rat Saint-Fargeau. Si je ne l'eusse pas rencontr� sous ma main, je faisais une plus belle action: je purgeais la France du r�gicide et du parricide d'Orl�ans. Tous les Fran�ais sont des l�ches auxquels je dis: �Peuple, dont les forfaits jettent partout l'effroi, Avec calme et plaisir j'abandonne la vie. Ce n'est que par la mort qu'on peut fuir l'infamie Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi.� [Note: Ces vers avaient �t� �crite la veille dans l'auberge; les recueils du temps contiennent de lui quelques po�sies l�g�res. Deparis avait trente uns. On observa que le soir, en se couchant, il n'�ta point la clef de la serrure de sa porte. Le pistolet avec lequel il se donna la mort �tait charg� d'un double lingot m�ch�. Son fr�re cadet, parfait honn�te homme d'ailleurs, fut plac� sous la Restauration dans les bureaux de la pr�fecture de police, et son principal titre de recommandation �tait son nom de famille. Les Bourbons de la branche a�n�e approuvaient-ils donc l'assassinat?] La mort de Lepelletior ne fut point le crime d'un fanatisme isol�: il y avait, comme nous l'avons dit, un complot sous l'attentat de Deparis. Qu'esp�raient les conjur�s? Intimider les juges du roi? �videmment la R�volution n'aurait point recul� devant douze poignards, et la t�te de Louis XVI, malgr� les victimes choisies dans le sein de la Convention nationale, n'en f�t pas moins tomb�e sur l'�chafaud. Ce Deparis �tait un fanatique et un assassin; mais ce n'�tait point un l�che. Combien ceux qui se cachaient et complotaient dans l'ombre �taient-ils mille fois plus dangereux! L'assassinat de Saint-Fargeau ne fit que d�montrer la n�cesssit� d'une surveillance �troite pour comprimer les machinations du royalisme. Les d�partements s'associ�rent par des adresses au vote de la Convention. Quatre membres de l'Assembl�e qui �taient alors en mission envoy�rent � leurs coll�gues la lettre suivante: �Nous apprenons par les papiers publics que la Convention doit prononcer demain sur Louis Capet. Priv�s de prendre part � vos d�lib�rations, mais instruits par la lecture r�fl�chie des pi�ces imprim�es, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise des trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c'est un devoir pour tous les d�put�s d'annoncer leur opinion publiquement, et que ce serait une l�chet� de profiter de notre �loignement pour nous soustraire � cette obligation. �Nous d�clarons que notre voeu est pour la condamnation de Louis Capet par la Convention nationale, sans appel au peuple. Nous prof�rons ce voeu dans la plus intime conviction, � cette distance des agitations o� la v�rit� se montre sans m�lange, et dans le voisinage du tyran pi�montais.� �_Sign�_: H�RAUT, JAGOT, SIMON, GR�GOIRE.� La premi�re r�daction portait: �Notre voeu est pour la condamnation _� mort_ de Louis.� Gr�goire, fid�le � ses principes, fit rayer ces deux mots. �Je ne bl�me point, ajouta-t-il, ceux de mes coll�gues qui, dans leur conscience, voteront pour la mort; Louis est un grand coupable: mais ma religion me d�fend de verser le sang des hommes. Il suffit � la soci�t� que le coupable ne puisse plus nuire.� L'abb� Gr�goire, quoique ayant refus�, le 19 janvier 1793, de salir sa robe de pr�tre, n'en a pas moins �t� chass�, en 1819, de la Chambre des d�put�s, comme _indigne_ et comme r�gicide. Je livre � l'indignation des coeurs honn�tes les assassins de sa m�moire. La Convention nationale venait de se montrer grande. Jamais le bras de la justice ne s'�tait r�v�l� dans une assembl�e humaine avec des signes plus �vidents et un appareil plus redoutable. La nation croyait enfin � la R�publique. Ce r�sultat, il est vrai, fut achet� par un acte terrible, dont se plaint l'indulgence, dont g�mit la piti�. Si l'inexorable volont� du bien dirigeait la conscience de la grande majorit� des repr�sentants, la faiblesse, la peur, ou des passions cruelles, n'ont-elles pu aussi arracher � quelques-uns une sentence de mort? La t�te de Louis, en tombant, ne jeta-t-elle pas dans le pays une cause d'effervescence et de bouillonnement? La terreur entre les citoyens ne fut-elle pas plus tard une suite de l'�pouvante qu'on avait voulu diriger contre les rois? Tout cela est possible, mais tout cela �tait forc�. Le peuple, comme l'Oc�an, ne se soul�ve point sans remuer la vase de son lit. Quel rem�de? Aucun. Les orages sont n�cessaires � la nature et les r�volutions � l'humanit�. Un dernier mot sur le proc�s de Louis XVI. Parmi ceux qui vot�rent la mort, presque tous p�rirent sur l'�chafaud; quelques-uns seulement ont surv�cu. Dans l'exil ou � Cayenne, o� ils avaient �t� transport�s, pas un d'eux n'a jamais t�moign� le moindre repentir. Nul remords. Ils emport�rent dans la tombe la conviction d'avoir fait leur devoir. Le fait suivant fut racont� en Belgique � l'auteur de cette histoire. Un ancien Conventionnel avait pour ami un habitant de Namur qui venait de temps en temps lui rendre visite. Un jour, ce dernier trouva le r�gicide, comme on disait alors, entour� de papiers et relisant avec une attention profonde le _Moniteur_ de 1793. --Que faites-vous l�? lui dit-il. --Je refais le proc�s du roi. --Eh bien...? --Eh bien! je voterais aujourd'hui comme j'ai vot� le 17 janvier; je voterais la mort! VIII Lutte entre la Convention et la Commune � propos de la libert� des th��tres.--Danton incline vers la Commune.--Ex�cution de Louis XVI.--Derni�re entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison Duplay durant le passage du lugubre cort�ge.--L'�chafaud.--Derni�res paroles de Louis.--Le soir du 21 Janvier.--Embarras que la royaut� l�guait � la R�volution. Quiconque tient � bien comprendre l'histoire de la R�volution fran�aise ne doit jamais perdre de vue ces deux puissances rivales, la Convention et la Commune de Paris. La Convention �tait certes le si�ge de la repr�sentation nationale; mais Paris n'�tait-il point la t�te de la France? Pour ne point interrompre l'unit� du r�cit, nous avons gard� le silence sur un incident qui se produisit durant le proc�s du roi. Le Conseil ex�cutif de la Commune avait jug� � propos de suspendre les repr�sentations d'un drame de Loya, _l'Ami des lois_, qui se jouait au Th��tre-Fran�ais. Cette pi�ce m�diocre, �crite dans un esprit r�actionnaire, pouvait occasionner des troubles au milieu des circonstances graves qu'on traversait. P�tion, dans l'int�r�t de la libert�, s'�tait oppos� � cette mesure. De l� conflit. Ce conflit fut port� devant l'Assembl�e nationale. Danton, comprenant sans doute le danger d'une lutte ouverte entre la Convention et la Commune, chercha tout de suite � d�tourner l'attention de l'incident pour la fixer tout enti�re sur le proc�s de Louis XVI. �Je l'avouerai, s'�cria-t-il, je croyais qu'il �tait d'autres objets que la com�die qui doivent nous occuper. (Quelques voix: Il s'agit de la libert�!) Oui, il s'agit de la libert�. Il s'agit de la trag�die que vous devez donner aux nations, il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la t�te d'un tyran (murmures) et non de mis�rables com�dies. Mais puisque vous cassez un arr�t du Conseil ex�cutif, qui d�fendait de jouer des pi�ces dangereuses � la tranquillit� publique, je soutiens que la cons�quence n�cessaire de votre d�cret est que la responsabilit� ne puisse peser sur la municipalit�.� L'affaire en resta l�. Ce fut un triomphe pour la libert� du th��tre; mais les haines s'envenim�rent. La Commune d�vora l'affront, tout en se promettant bien de se venger de sa d�faite. Le th��tre n'avait jamais �t� plus suivi que dans ces jours de deuil et de mis�re. Une charmante actrice, Mlle Julie Condeille, jouait une pi�ce qu'elle avait compos�e elle-m�me: _la Belle Fermi�re_. Le contraste entre les sombres �v�nements qui grondaient dans la ville et les moeurs douces, pastorales, en quelque sorte florianesques de cette idylle dramatique, produisit un effet de diversion extraordinaire. On se sentait transport� dans l'�ge d'or. Le succ�s fut immense. Mais la force des choses nous ram�ne � ce que Danton appelait la vraie _trag�die_ du moment. Le 18 et le 19, la Convention avait d�lib�r� sur le sursis et l'avait rejet�. Le 20 �tait un dimanche: on n'ex�cute point ce jour-l�. C'est le lendemain (21 janvier) que la France allait _punir_ son roi. Le Conseil de la Commune avait arr�t� les dispositions suivantes: �Le lieu de l'ex�cution sera _la place de la R�volution_, ci-devant Louis XV, entre le pi�destal et les Champs-Elys�es. Louis Capet partira du Temple � huit heures du matin, de mani�re que l'ex�cution puisse �tre faite � midi. Le commandant g�n�ral fera placer lundi matin, 21, � sept heures, � toutes les barri�res, une force suffisante pour emp�cher qu'aucun rassemblement, de quelque nature qu'il soit, arm� ou non arm�, entre dans Paris ni n'en sorte.� Louis XVI avait les d�fauts des rois qui appartiennent � des dynasties caduques; les races vieillissent comme les arbres, et les rejetons qui poussent sur ces troncs �puis�s se ressentent de l'affaiblissement de la s�ve. Cet homme d'un caract�re faible, que sa nature brutale portait � des exercices manuels et � la chasse, dont les app�tits physiques �taient �normes, qui avait des caprices, mais pas de volont�, des connaissances, mais pas de talents; cet homme, dis-je, sut une seule chose dans sa vie, il sut bien mourir. Louis avait soup� la veille, le 20 au soir, avec sa famille avant la s�paration �ternelle. Un municipal monta chez les femmes et dit � la reine:--Madame, un d�cret vous autorise � voir _monsieur votre mari_, qui d�sire vous embrasser ainsi que ses enfants. A neuf heures du soir, toute la famille royale entra dans la chambre de Louis XVI. Il y eut des larmes, des sanglots entrecoup�s, des d�chirements de coeur. On se s�para � dix heures et demie. Louis avait demand� pour confesseur M. Edgeworth de Firmont, un pr�tre non asserment� qui logeait rue du Bac, n� 483. Le pr�tre s'�tait tenu cach� dans une tourelle pendant l'entrevue du roi avec sa famille. Il se remontra. Le conseil de la Commune permit � l'abb� Edgeworth de c�l�brer, pour le condamn�, les c�r�monies du culte. On se procura dans une �glise voisine le calice, l'hostie, la chasuble, les livres sacr�s et deux cierges. Le roi �veill� � cinq heures du matin, apr�s un sommeil tranquille, entendit la messe � genoux et communia. Robespierre �tait rentr� la veille, sans mot dire, dans la maison de Duplay: son silence et sa p�leur avaient �t� tout de suite compris par le menuisier et sa femme, mais non par les jeunes filles. Elles s'�veill�rent comme d'habitude au lever du soleil: une seule chose les inqui�ta, c'est que depuis le matin la porte coch�re de la maison demeurait ferm�e. Il y avait l�-dessus des ordres positifs qui venaient du p�re de famille. �l�onore en demanda timidement la raison � Maximilien devant ses autres soeurs; Robespierre rougit. --Votre p�re a raison, reprit-il d'un air grave et concentr�: il passera aujourd'hui devant celle maison une chose que vous ne devez pas voir. Puis il s'enfon�a dans sa chambre tristement.--Vers neuf heures et demie du matin, on entendit jusque dans la cour un bruit de chevaux, le passage des troupes, et le roulement d'une voiture sur le pav� de la rue: c'�tait _la chose_ qui passait. Paris �tait tout entier sous les armes. La circulation des voitures se trouvait interrompue dans les quartiers qui avoisinaient le passage du cort�ge. Les fen�tres des maisons �taient ferm�es. Un calme imposant et triste r�gnait dans toute la ville. A dix heures et un quart, le roi arriva sur la place de la R�volution. Il �tait dans un carrosse vert. Arriv� au pied de l'�chafaud, il resta quatre ou cinq minutes dans la voiture, parlant � son confesseur. M. Edgeworth �tait simplement en habit noir. La figure du roi ne paraissait pas alt�r�e. Il �tait v�tu d'un habit couleur puce, veste blanche, culotte grise, bas blancs. Il descendit de voiture. Un silence inou� s'�tendait de tous c�t�s; pas un souffle, pas un geste: les coeurs semblaient p�trifi�s comme le ciel, un ciel gris et bas; les arbres �taient sans mouvement et sans feuilles; cette morne st�rilit� avait quelque chose de terrible. Il semblait que tout f�t p�trifi� dans les coeurs et dans la nature. Louis �ta son habit lui-m�me, et resta couvert d'un simple gilet de molleton blanc. Un d�bat, eut lieu au pied de l'�chafaud; Louis ne voulait pas qu'on lui li�t les mains, il fit un mouvement de r�sistance terrible; mais alors son confesseur: --C'est un trait de ressemblance de plus entre vous et J�sus-Christ qui va �tre votre r�compense. Louis se laissa faire. Il monta sur l'�chafaud, s'avan�a du c�t� gauche, le visage tr�s rouge: --Peuple, s'�cria-t-il, je meurs innocent! je pardonne � mes ennemis; je d�sire que mon sang soit utile aux Fran�ais et qu'il apaise la col�re de Dieu. A dix heures vingt-cinq minutes, il avait v�cu. Au moment o� la t�te tomba, le profond silence qui couvrait la place se d�chira violemment; il sortit de la multitude un cri immense, unique, infini, qui retentit dans toute la ville: �Vive la R�publique! Vive la Nation!� Tous les chapeaux agit�s en l'air semblaient dire: Le sacrifice est consomm�! Des bataillons, en d�filant devant la guillotine, tremp�rent leurs ba�onnettes, le fer de leurs piques ou la lame de leurs sabres dans le sang du roi. Ici un trait digne du crayon de Tacite: au moment o� le bourreau venait de quitter le th��tre de l'ex�cution, un homme d'un aspect effrayant monte sur la guillotine; on le regarde, on s'approche en silence; il plonge tout entier son bras nu dans le sang de Louis XVI qui s'�tait amass� en bondance, et en asperge par trois fois la foule des assistants, qui se pressent autour de l'�chafaud pour en recevoir chacun une goutte sur le front. --Fr�res, dit-il alors en continuant son horrible aspersion, fr�res, on nous a menac�s que le sang de Capet retomberait sur nos t�tes; eh bien! qu'il y retombe! Cet homme faisait une chose horrible, mais logique; le sang du roi �tait bien le bapt�me de la R�volution. On avait parl� de tirer le canon du Pont-Neuf au moment de l'ex�cution; il n'en fut rien: la Commune d�cida que la t�te d'un roi, en tombant, ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un autre homme. Les travaux, suspendus durant la matin�e, furent repris dans l'apr�s-midi; les boutiques s'ouvrirent; il y eut beaucoup de monde le soir aux spectacles, surtout des femmes en grande toilette. [Illustration: Fun�railles de Lepelletier de Saint-Fargeau.] La reine, ayant appris la mort de son mari, demanda pour elle, pour sa soeur et pour ses enfants, des habits de deuil. Les restes de Louis, enferm�s dans une corbeille d'osier, avaient �t� conduits dans une charrette au cimeti�re de la Madeleine, et plac�s dans une fosse entre deux lits de chaux vive, pour y �tre consum�s au plus vite, de telle sorte qu'il ne rest�t bient�t plus rien du _tyran_. On �tablit une garde, pendant deux jours, autour de la fosse. Au Palais-Royal, la mort de Louis inspira des orateurs en plein vent. �Vous voyez, disaient-ils au peuple, vous voyez que l'esp�ce de talisman qui couvrait jusqu'ici une personne soi-disant inviolable vient de se rompre au pied de l'�chafaud de Louis XVI. Nous venons de signer avec le sang d'un monarque la guerre � toutes les monarchies. Soyez fiers et tenez-vous debout devant l'Europe �tonn�e de votre audace!� On compara le supplice de Louis XVI � celui de Charles 1er; mais le roi d'Angleterre avait rencontr� dans la mort ces �gards, cet appareil et ces pompes qui sentent encore la souverainet�; tandis qu'on avait appliqu� au roi de France l'�galit� du supplice avec le dernier de ses sujets. On fit d'autres rapprochements curieux, sous le titre d'_�poques remarquables de la vie de Louis XVI_: �Le 21 avril 1780, mariage � Vienne, envoi de l'anneau.--Le 21 juin de la m�me ann�e, f�te pour son mariage.--Le 21 janvier 1782, f�te � l'H�tel de Ville de Paris pour la naissance du dauphin.--Le 21 juillet 1791, fuite � Varennes.--Le 21 janvier 1793, mort sur un �chafaud.--On assure que, soit par un sentiment superstitieux, soit par tout autre motif, Louis XVI ne permettait jamais qu'on jou�t chez lui au vingt et un. Enfin les rapports qui ont constat� devant les juges les crimes du roi �manaient de la commission des vingt et un.� L'�ternelle m�lancolie de la nature humaine aime � trouver dans de tels calculs un myst�re de plus aux vicissitudes du sort. La mort du roi fut surtout envisag�e comme une n�cessit� sociale. La R�volution avait ramen� la nation fran�aise aux moeurs dures et aust�res de la race celtique. La libert� ressemblait, le 21 janvier 1793, � cette divinit� des anciens druides, qu'on ne pouvait se rendre favorable qu'en lui offrant en sacrifice une grande victime. La mort du roi porta dans le coeur des royalistes la consternation et la terreur. A Paris m�me, il y eut quelques mouvements qui indiquaient leur d�sespoir. Les r�volutionnaires, d'un autre c�t�, croyaient toucher au port. Combien leur illusion devait �tre d��ue par la suite des �v�nements! �Il n'y a que les morts qui ne reviennent point,� disait Bar�re. Il se trompait: ce sont les morts qui reviennent. En montant sur l'�chafaud, Louis XVI laissait derri�re lui son _testament_, qui allait �tre lu dans toutes les petites �glises, ses reliques, distribu�es aux fid�les par son domestique Cl�ry, et la l�gende d'un roi martyr. Mais les hommes de 93 se moquaient bien de tout cela; ils marchaient le front haut et le coeur plein d'esp�rance vers l'avenir. IX Mort de la premi�re femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La r�union des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique �vacu�e par nos troupes.--Avis de Danton sur l'�tat des choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame.--Sublime dlscours de Danton.--Accusations contre sa probit�.--Etablissement du tribunal r�volutionnaire. --Elargissement des d�tenus pour dettes.--Envoi de commissaires aux d�partements.--D�claration de guerre � l'Angleterre. Les jours de l'affliction �taient venus pour les rois et les reines; mais croit-on que les r�volutionnaires n'eussent point aussi leurs poignantes douleurs? Le 31 janvier, sur un ordre de la Convention nationale, Danton avait d� repartir pour la Belgique, laissant � Paris sa femme malade. Il avait �pous� le 9 juin 1787 une charmante jeune fille, Antoinette-Gabrielle Charpentier, dont le p�re �tait contr�leur des fermes. Mari�e � ce bouillant tribun, elle avait toujours honor� le toit conjugal par ses vertus. Les commotions politiques avaient fort �branl� sa sant� d�licate. Elle fut surtout boulevers�e par la lecture de feuilles girondines qui repr�sentaient Danton comme l'auteur des 2 et 3 septembre. �Il �tait l�, il avait d�sign� les victimes qu'on devait �gorger.� Ces inf�mes journaux port�rent � la malheureuse femme, dans l'�tat de grossesse o� elle �tait, le coup de la mort. Danton n'�tait point un saint; il avait ses faiblesses; mais c'�tait un grand coeur. A cette femme si digne, il prodiguait une tendresse sinc�re. Elle avait conserv� ses croyances religieuses, Danton la plaisantait sur sa d�votion, puis, bon et tol�rant, il la conduisait bras dessus, bras dessous, � la porte de l'�glise, o� il se gardait bien d'entrer lui-m�me. Leur s�paration fut d�chirante. Ils sentaient, h�las! l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Partir, s'arracher � une femme aim�e, dans un pareil moment, pour ob�ir � un ordre de la Convention, pour voler au secours de la patrie, voil� ce dont �taient capables ces grands citoyens de 93. Elle mourut le 11 f�vrier 1793 d'une fi�vre puerp�rale, huit jours apr�s la naissance de son second fils. Danton apprit la fatale nouvelle en Belgique. Il �tait de ceux qui pleurent et rugissent en dedans sur leurs calamit�s personnelles. D�s le 24 janvier, jour des fun�railles de Lepelletier, Danton de son regard d'aigle avait envisag� les vraies cons�quences de la mort de Louis XVI. �Maintenant que le tyran n'est plus, s'�tait-il �cri�, tournons toute notre �nergie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre � l'Europe. Il faut, pour �pargner les sueurs et le sang de nos concitoyens, d�velopper la prodigalit� nationale. Vos arm�es ont fait des prodiges dans un moment d�plorable; que ne feront-elles pas quand elles seront bien second�es? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut cent esclaves. Si on leur disait d'aller � Vienne, ils iraient � Vienne o� � la mort...� Terrasser la coalition des despotes, faire la guerre universelle, la guerre de d�livrance, tel devait �tre le premier grand acte de la Convention. Sur ce terrain, tous les partis �taient d'accord entre eux. Il fallait d�cha�ner l'expansion de l'id�e fran�aise. Le g�nie de la R�volution, embouchant la trompette guerri�re, allait-il traverser nos discordes intestines, mont� sur les chevaux ail�s de la victoire? Un instant on put l'esp�rer, tant, le lendemain de la mort du roi, la Gironde et la Montagne semblaient unies dans le m�me sentiment patriotique. Dumouriez avait conduit l'arm�e fran�aise � Li�ge. L� il re�ut un d�cret de la Convention dat� du 15 d�cembre: �Dans tous les pays qui sont et seront occup�s par les arm�es de la R�publique, les g�n�raux proclameront sur-le-champ l'abolition des imp�ts ou contributions existantes, la d�me, les droits f�odaux, la servitude r�elle ou personnelle, les droits de chasse exclusifs, la noblesse et g�n�ralement tous les privil�ges existants. �Ils proclameront la souverainet� du peuple. �Tous les agents et officiers de l'ancien gouvernement, tous les r�put�s nobles, sont inadmissibles aux emplois de l'administration...� C'�tait donc bien la libert� que la g�n�reuse Convention offrait aux peuples sur lesquels se r�pandaient nos arm�es. Heureuse d�faite, qui remettait les provinces conquises en possession de leurs droits! Dumouriez se refusa positivement � faire ex�cuter ce d�cret. Il vint � Paris, comme nous l'avons vu, pour savourer la fum�e de l'encens qu'on br�lait en son honneur. Le 12 janvier 93, Lacroix, un ancien militaire, et Danton partirent pour Li�ge. Quel �tait l'objet de leur mission? Une lutte opini�tre s'�tait engag�e entre le ministre des finances et le g�n�ral Dumouriez. Cambon voulait que les frais de la guerre de d�livrance entreprise hors du territoire fran�ais pour les peuples contre les rois fussent en partie couverts ou du moins garantis par les biens meubles et immeubles des gouvernements expuls�s. Un d�cret de la Convention, rendu dans ce sens, d�clarait propri�t� nationale tout ce qui avait appartenu aux rois, princes, nobles et pr�tres, ainsi qu'aux �migr�s fran�ais r�fugi�s dans les pays sur lesquels s'�tendait la protection de nos armes. Dumouriez r�sistait � ce syst�me. Cambon indign� refusa les traites que le g�n�ral tirait sur le Tr�sor. Les commissaires, Lacroix et Danton, �taient charg�s de juger sur place le diff�rend qui s'�tait �lev� entre l'autorit� militaire et l'autorit� civile. Ils devaient en outre s'enqu�rir de l'�tat des vivres, des indemnit�s qu'il convenait d'accorder aux citoyens qui avaient �t� pill�s, de la disposition des esprits, de l'assimilation de la Belgique � la France, des moyens les plus s�rs et les plus prompts d'appliquer � ces nouveaux Fran�ais les institutions r�publicaines, en un mot d'organiser une nation r�cemment affranchie d'apr�s le type de gouvernement qu'avait inaugur�, chez nous, la R�volution. Danton, comme nous l'avons dit, �tait revenu de Li�ge � Paris pour voter la mort du roi. Le 31 janvier, il s'exprimait ainsi devant la Convention: �Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges, du peuple belge, que je viens demander la r�union de la Belgique. Je ne demande rien � votre enthousiasme, mais tout � votre raison, tout aux int�r�ts de la R�publique fran�aise... Vous avez dit aux amis de la libert�: Organisez-vous comme nous. C'�tait dire: Nous accepterons votre r�union, si vous la proposez. Eh bien! ils la proposent aujourd'hui. [Note: Sur 9700 votants � Li�ge, 9660 avaient demand� la r�union � la R�publique Fran�aise.] Les limites de la France sont marqu�es par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points: � l'Oc�an, au Rhin, aux Alpes, aux Pyr�n�es. On nous menace des rois! Vous leur avez jet� le gant, ce gant est la t�te d'un roi, c'est le signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les tyrans de l'Angleterre sont morts... Quant � la Belgique, l'homme du peuple, le cultivateur veulent la r�union...� L'annexion de la Belgique � la France r�publicaine n'�tait point le seul terrain sur lequel diff�rassent d'avis Danton et Dumouriez. L'un �tait la R�volution faite homme, l'autre �tait la diplomatie, le vieil esprit militaire. Le chancre du cl�ricalisme rongeait la Belgique, cette Espagne du Nord. Danton avait compris tout de suite qu'il fallait �purger des aristocrates, pr�tres et nobles, cette nouvelle terre de libert�. D'un autre c�t�, pr�voyant une volte-face de la part de l'Autriche, Lacroix et Danton ne cessaient de r�clamer des forces: �Rappelez, disaient-ils, � tous les citoyens en �tat de porter les armes, les serments qu'ils ont pr�t�s et sommez-les, au nom de la libert� et de l'�galit�, de voler au secours de leurs fr�res dans la Belgique.� Les pr�visions des deux commissaires n'�taient que trop fond�es. Le 1er mars 1793, pendant que Dumouriez, enivr� de ses premiers succ�s, s'avan�ait tranquillement en Hollande, l'h�ro�que ville de Li�ge, toute fran�aise de coeur, sur laquelle Danton avait souffl� le feu sacr� de la R�volution, allait �tre reprise par les Autrichiens. Les patriotes li�geois, hommes, femmes, enfants, vieillards, se virent oblig�s de fuir; il gelait, la terre �tait couverte de neige. Plus d'espoir; la Meuse �tait forc�e, l'arm�e fran�aise battait en retraite. Ces sinistres nouvelles arriv�rent � Paris vers le 5 ou le 6. La population tout enti�re fr�mit: la honte le disputait au courroux. Les Girondins pr�tendirent qu'on avait exag�r� nos revers, grossi le danger de la situation. On perdit ainsi quelques jours. Le 7 au soir, arriv�e de Lacroix et de Danton. Le 8, ils se rendent � la Convention. Lacroix parle le premier, accuse le ministre de cacher nos d�sastres. C'est � pr�sent le tour de Danton. �Nous avons plusieurs fois, s'�crie-t-il, fait l'exp�rience que tel est le caract�re fran�ais, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute son �nergie. Eh bien! ce moment est arriv�. Oui, il faut le dire � la France enti�re: si vous ne volez pas au secours de vos fr�res de la Belgique, si Dumouriez est envelopp� en Hollande, si son arm�e �tait oblig�e de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs d'un pareil �v�nement? La fortune publique an�antie, la mort de 600 000 Fran�ais pourraient en �tre la suite. �Citoyens, vous n'avez pas une minute � perdre... nous ne devons pas attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son ex�cution sera n�cessairement lente, et des r�sultats tardifs ne sont pas ceux qui conviennent � l'imminence du danger qui nous menace. Il faut que Paris, cette cit� c�l�bre et tant calomni�e, il faut que cette cit� dont nos ennemis redoutent le br�lant civisme, qu'ils auraient renvers�e, contribue par son exemple � sauver la patrie... S'il est bon de faire des lois avec maturit�, on ne fait la guerre qu'avec enthousiasme. Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de recruter d�truit cet enthousiasme, et reste souvent sans succ�s. Vous voyez d�j� quelles en sont les mis�rables cons�quences.� Dans le m�me discours, Danton d�fend les g�n�raux que pourtant il n'aimait gu�re. Il n'h�site m�me point � couvrir Dumouriez, dont il devine la situation critique. �Nous leur avions promis qu'au 1er f�vrier l'arm�e de la Belgique recevrait un renfort de 30 000 hommes. Rien ne leur est arriv�. Il y a trois mois qu'� notre premier voyage dans la Belgique ils nous dirent que leur position militaire �tait d�testable et que s'ils �taient attaqu�s au printemps ils seraient peut-�tre forc�s d'�vacuer la Belgique enti�re. H�tons-nous de r�parer nos fautes...� L'orateur concluait en demandant que la Convention nomm�t � l'instant des commissaires: le soir m�me, ils se rendraient dans toutes les sections de Paris, convoqueraient les citoyens, leur feraient prendre les armes et les engageraient, au nom de la libert� et de leurs serments, � voler au secours de la Belgique. Toutes les mesures que r�clamaient Lacroix et Danton furent vot�es par l'Assembl�e nationale. Qu'on se figure, au milieu de pareils �v�nements, les transes de la population parisienne! Les murailles elles-m�mes parl�rent, et voici ce qu'elles dirent au nom de la Commune: �Aux armes, citoyens, aux armes! �Si vous tardez, tout est perdu. �Une grande partie de la Belgique est envahie; Aix-la-Chapelle, Li�ge, Bruxelles doivent �tre maintenant au pouvoir de l'ennemi. La grosse artillerie, les bagages, le tr�sor de l'arm�e, se replient avec pr�cipitation sur Valenciennes, seule ville qui puisse arr�ter un instant l'ennemi. Ce qui pourra suivre sera jet� dans la Meuse... �Parisiens, c'est contre vous surtout que cette guerre est dirig�e... Il faut que cette campagne d�cide du sort du monde; il faut �pouvanter, exterminer les rois. Hommes du 14 juillet, du 5 octobre, du 10 ao�t, r�veillez-vous! �Vos fr�res, vos enfants, poursuivis par l'ennemi, envelopp�s peut-�tre, vous appellent... Levez-vous: il faut les venger! �Que toutes les armes soient port�es dans les sections; que tous les citoyens s'y rendent; que l'on y jure de sauver la patrie; qu'on la sauve; malheur � celui qui h�siterait! �Que d�s demain des milliers d'hommes sortent de Paris; c'est aujourd'hui le combat � mort entre les hommes et les rois, entre l'esclavage et la libert�.� La Commune de Paris d�cida en outre que le m�me �tendard arbor� apr�s le 10 ao�t, et d�ployant ces mots: �La patrie est en danger,� flotterait de nouveau sur l'H�tel de Ville et le drapeau noir sur les tours de Notre-Dame. Ne perdons pas de vue que les Girondins dirigeaient alors les affaires du pays. En vain cherch�rent-ils � dissimuler, � nier le danger. Contre eux, l'explosion du sentiment public fut terrible. Les presses de quelques-uns de leurs journaux furent bris�es. Beurnonville, ministre de la guerre, donna sa d�mission. Des bruits sinistres se r�pandirent dans Paris. Touchait-on � un second massacre? La hache �tait-elle suspendue sur la t�te de la Convention? Il y eut, un instant, tout lieu de le craindre. L'analogie entre la situation de la Convention au 10 mars et celle de Paris au 2 septembre �tait �vidente. Qui sauva la Convention? Ce fut Marat: �Je couvrirais, dit-il, de mon corps les repr�sentants du peuple.� De jour en jour se d�chirait le voile que les Girondins avaient essay� de jeter sur l'�tendue de nos d�sastres. Ni la Commune de Paris, ni Lacroix, ni Danton ne s'�taient tromp�s. Notre arm�e r�trogradait. On avait d� lever le si�ge de Maastricht. Nous �tions en pleine d�route. C'est au milieu de l'indignation g�n�rale, du grondement de l'�meute, que la Convention nationale tint la s�ance du 13 mars. Divers orateurs cherch�rent la cause des �v�nements d�sastreux qui frappaient la France. Le front charg� d'orages, le coeur gonfl� de tristesse, Danton appara�t � la tribune: �Il s'agit moins, dit-il, de rechercher la cause de nos malheurs que d'y appliquer promptement le rem�de. Quand l'�difice est en feu, je ne m'attache point aux fripons qui enl�vent les meubles; j'�teins l'incendie. Je dis que vous devez �tre convaincus plus que jamais, par la lecture des d�p�ches de Dumouriez, que vous n'avez pas un instant � perdre pour sauver la R�publique... �Faites donc partir vos commissaires; soutenez les par votre �nergie; qu'ils partent ce soir, cette nuit m�me; qu'ils disent � la classe opulente: �Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang, il le prodigue. Allons, mis�rables, prodiguez vos richesses!� (De vifs applaudissements �clatent.) �Voyez, citoyens, les belles destin�es qui vous attendent. Quoi! vous avez une nation enti�re pour levier, la raison pour point d'appui, et vous n'avez pas encore boulevers� le monde! (Les applaudissements redoublent.) �Il faut pour cela des caract�res, et la v�rit� est qu'on en a manqu�. Je mets de c�t� toutes les passions, elles me sont parfaitement �trang�res, except� celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi �tait aux portes de Paris, j'ai dit � ceux qui gouvernaient alors: �Vos discussions sont mis�rables, je ne connais que l'ennemi.� (Nouveaux applaudissements.) �Vous qui me fatiguez de vos contestations particuli�res, au lieu de vous occuper du salut de la R�publique, je vous r�pudie tous comme tra�tres � la patrie! Je vous mets tous sur la m�me ligne. Je leur disais: �Eh! que m'importe ma r�putation! Que la France soit libre et que mon nom soit fl�tri! Que m'importe d'�tre appel� buveur de sang! Eh bien! buvons le sang des ennemis de l'humanit�, s'il le faut; combattons, conqu�rons la libert�!� �On parait craindre que le d�part des commissaires affaiblisse l'un ou l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portons notre �nergie partout.... Conqu�rons la Hollande; ranimons en Angleterre le parti r�publicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux � la post�rit�. Remplissons ces grandes destin�es; point de d�bats, point de querelles, et la patrie est sauv�e.� Ces belles, ces grandes paroles sont aujourd'hui pour nous lettre morte. Des discours de Danton il ne reste que le squelette. D'abord la st�nographie �tait alors dans l'enfance et le _Moniteur_ ne nous donne trop souvent qu'un r�sum� plus ou moins exact. Et puis l'action est au moins la moiti� de l'orateur. Pour avoir une id�e de Danton � la tribune, tous nos p�res le disent, il e�t fallu voir cette face de lion, ce geste terrible, ce soul�vement d'�paules mena�ant; il e�t fallu entendre cette voix, tant�t grave et calme, tant�t s�v�re et tonnante. Et pourtant voil� l'homme contre lequel s'�levaient d�j� d'odieux soup�ons. _Il avait plong� les mains dans la caisse de la Belgique_, murmuraient les journaux; _il a dilapid� les fonds publics_. Nous examinerons en temps et lieu de telles accusations, lanc�es d'abord par la Gironde, recueillies plus tard par une partie de la Montagne; mais exprimons tout d'abord le sentiment que nous inspirent ces indignes calomnies. Exposez donc votre vie et votre honneur, organisez une arm�e en pays �tranger, forgez dans un atelier de cyclopes les foudres de la R�volution, assurez au soldat ses moyens de subsistance, sa solde, son habillement, son �quipement, surveillez les h�pitaux, fondez la police et l'instruction militaires, contenez dans le devoir les officiers et les g�n�raux encore si h�sitants � cette �poque, veillez � la d�fense des places fortes et � la garde des fronti�res, pour qu'apr�s avoir accompli cette t�che de g�ant, vous receviez en pleine poitrine cette �pith�te flatteuse: _Voleur!_ A supposer que Danton e�t des vices, ces vices n'�taient point de ceux qui d�shonorent un homme. On ne s'�l�ve d'ailleurs point vers la r�gion des id�es et des grandes pr�occupations nationales sans s'y r�g�n�rer. Danton s'�tait �pur� au feu du patriotisme. Le moyen d'admettre qu'une �me de cette trempe, entra�n�e par le tourbillon des affaires publiques, ait c�d� � de basses et viles convoitises? Les nuages s'amassaient de moment en moment sur la France. L'Angleterre venait d'entrer dans la coalition. Aux dangers ext�rieurs se joignaient les d�chirements int�rieurs. Un mouvement contre-r�volutionnaire avait �clat� � Lyon. La Bretagne presque tout enti�re �tait soulev�e. La conqu�te de la Belgique nous �chappait. [Illustration: Pillage de l'imprimerie Gorsas.] Pour r�agir contre de pareils d�sastres, il fallait des mesures �nergiques, ou la France �tait perdue. Le 11 mars 1793, la Convention d�cr�ta l'�tablissement d'un tribunal r�volutionnaire, sp�cialement destin� � juger les conspirateurs. Les Girondins eux-m�mes, Isnard en t�te, avaient demand� qu'il en f�t ainsi, mais ils n'avaient conclu � rien. Cette mesure �tait cependant r�clam�e par les sections, et par les volontaires qui parlaient pour l'arm�e. La proposition, nettement formul�e par Levasseur, appuy�e par Jean Bon-Saint-Andr�, fut adopt�e presque sans d�bats par la Convention. Combien parmi ceux qui la vot�rent devaient compara�tre un jour devant le terrible tribunal �tabli pour juger et contenir les tra�tres, les mauvais citoyens! �Quiconque aiguise la hache, dit un proverbe arabe, court grand risque de s'y couper les doigts.� Le principe �tait admis; mais il restait � organiser cette cour de justice on plut�t ce tribunal de guerre. Ici les avis se partageaient. Les Girondins voulaient que les juges fussent �lus par le peuple; les Montagnards tenaient � ce qu'ils fussent nomm�s par la Convention. L'Assembl�e aurait ainsi sous la main une arme formidable; elle serait � la fois le glaive et la loi. La confusion du pouvoir l�gislatif et du pouvoir judiciaire est tr�s-certainement contraire aux vrais principes; mais avait-on le temps d'y regarder de si pr�s quand le sol m�me de la patrie tremblait sous le poids de nos d�sastres? Il fut d�cid� qu'un jury serait nomm� par la Convention, qu'on le tirerait de tous les d�partements, et que les jur�s _opineraient � haute voix_. C'�tait la terreur; mais cette terreur qui donc l'imposait � la France? L'�tranger, les �migr�s, les royalistes. Une autre mesure (celle-ci cl�mente, politique) fut l'abolition de la contrainte par corps, l'�largissement des prisonniers pour dettes. Ce fut Danton qui la proposa, l'appuya de motifs tr�s-graves. �Je viens vous demander, dit-il, l'abolition d'une erreur funeste, la destruction de la tyrannie de la richesse sur la mis�re... �Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Fran�ais s'arment pour la d�fense commune. Eh bien! il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a souill�e, qui a des bras, mais qui n'a pas de libert�, c'est celle des malheureux d�tenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanit�, pour la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse hypoth�quer et sa personne et sa s�ret�... �Les principes sont �ternels, et tout Fran�ais ne peut �tre priv� de sa libert� que pour avoir forfait � la soci�t�. �Que les propri�taires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus se seront port�s � des exc�s; mais la nation, toujours juste, respectera les propri�t�s. Respectez la mis�re, et la mis�re respectera l'opulence.� (Vifs applaudissements.) Cette famille des d�tenus pour dettes �tait alors nombreuse et int�ressante. Beaucoup de petits n�gociants dont les affaires avaient sombr� dans les commotions politiques, des artisans que la guerre privait de travail, des clercs d'avou� ou de notaire, �taient tenus � la gorge par la main de leurs cr�anciers. L'usure vit et s'engraisse de la mis�re sociale. Troisi�me mesure: quatre-vingts membres de la Convention devaient se r�pandre dans les d�partements pour y ranimer l'�lan du patriotisme. D'autres partirent pour l'arm�e: �Nous n'enverrons pas seulement les autres � la fronti�re, disaient-ils; nous irons nous-m�mes.� L'installation du tribunal r�volutionnaire �tait d�cr�t�e. Les principaux traits de son organisation �taient �bauch�s; mais depuis quelques jours la discussion tra�nait. La Gironde opposait des r�serves, �levait des obstacles. On allait se s�parer, lorsque le 12 au soir Danton se l�ve, s'�lance � la tribune, et d'un geste cloue chacun des repr�sentants � sa place: �Je somme, s'�crie-t-il, tous les bons citoyens de ne point quitter leur poste!� Tous les membres de la Convention rejoignent leurs bancs; un calme profond r�gne dans l'Assembl�e. �Quoi! citoyens, reprit-il, au moment o� notre position est telle que si Miranda �tait battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez envelopp� serait oblig� de mettre bas les armes, vous pourriez vous s�parer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose publique! Je sens � quel point il est important de prendre des mesures judiciaires qui punissent les contre-r�volutionnaires: car c'est pour eux que ce tribunal est n�cessaire; c'est pour eux que ce tribunal doit suppl�er au tribunal supr�me de la vengeance du peuple. Les ennemis de la libert� l�vent un front audacieux; partout confondus, ils sont partout provocateurs. En voyant le citoyen honn�te occup� dans ses foyers, l'artisan occup� dans ses ateliers, ils ont la stupidit� de se croire en majorit�: eh bien! arrachez-les vous-m�mes � la vengeance populaire, l'humanit� vous l'ordonne... �Faisons ce que n'a pas fait l'Assembl�e l�gislative: soyons terribles pour dispenser le peuple de l'�tre; organisons un tribunal, non pas bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi p�se sur la t�te de tous ses ennemis. �Ce grand oeuvre termin�, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, au minist�re que vous devez organiser... Soyons prodigues d'hommes et d'argent, d�ployons tous les moyens de la puissance nationale... Si, d�s le moment o� je l'ai demand�, vous eussiez fait le d�veloppement des forces n�cessaires, aujourd'hui l'ennemi serait repouss� loin de nos fronti�res. �Je demande donc que le tribunal r�volutionnaire soit organis� s�ance tenante... �Je demande que la Convention juge mes raisonnements et m�prise les qualifications injurieuses et fl�trissantes qu'on ose me donner. Je demande qu'aussit�t que les mesures de s�ret� g�n�rale seront prises, vos commissaires partent � l'instant, qu'on ne reproduise plus l'objection qu'ils si�gent dans tel ou tel c�t� de cette salle... �Je me r�sume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du pouvoir ex�cutif; demain mouvement militaire; que vos commissaires soient partis, que la France enti�re se l�ve, coure aux armes, marche � l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre; que le commerce de l'Angleterre soit ruin�; que les amis de la libert� triomphent de cette contr�e; que nos armes apportent partout aux peuples la d�livrance et le bonheur; que le monde soit veng�!� Belles et nobles paroles! ces h�ros de 93 prenaient leurs voeux pour des r�alit�s: comment la Fortune e�t-elle pu se refuser au triomphe de la Justice? S'il fallait en croire quelques historiens, une poign�e de sc�l�rats s'�tait alors empar�e des destin�es de la France; eux seuls conduisaient tout; l'immense majorit� demeura �trang�re au mouvement qui abolissait la royaut� et aux mesures s�v�res de d�fense nationale. Si les choses se pass�rent ainsi, o� donc �taient alors les _honn�tes gens_? Ils �taient, dit-on, d�courag�s, frapp�s de stupeur, ils s'�taient retir�s des �lections, et abdiqu�rent volontairement leur part d'influence dans les affaires publiques, renon�ant par crainte � toute r�sistance au mal. Alors qui les plaindra? Mis�rables et l�ches, ils m�ritaient bien d'�tre ch�ti�s par la verge de fer. Mais non, il n'en fut point ainsi: la France enti�re se leva comme un seul homme: nulle contrainte n'aurait alors r�ussi � mettre sur pied ces bandes de volontaires qui, se d�gageant des bras de leurs femmes et de leurs enfants, volaient � la d�fense du territoire. Il semblait que ces jeunes soldats eussent deux coeurs, l'un pour la famille et l'autre pour la patrie. Danton bouillonne; sa voix enfante des bataillons; les ossements de tous les Fran�ais qui, m�me sous la monarchie, avaient vers� leur sang pour la gloire de nos drapeaux, ces ossements tressaillent et crient: Aux armes! Enfin la nation n'a pas seulement pour attaquer l'ennemi ses huit cent mille volontaires et la r�solution d�sesp�r�e de vaincre, elle a un chant de guerre qui vaut, � lui seul, une arm�e, la _Marseillaise_. [Note: Vers 1830, le statuaire David, lui qui recueillait pieusement tous les d�bris de notre grande �pop�e militaire et politique, se rend chez l'auteur de la _Marseillaise_, Rouget de Lisle. C'�tait alors un vieillard maussade et cacochyme. Il composait encore des airs. Ses amis lui faisaient passer quelque argent qu'ils lui disaient provenir de la vente de sa musique; leur d�licatesse voilait ainsi l'aum�ne sous un hommage rendu au talent n�cessiteux. David voulut faire le m�daillon du Tyrt�e r�volutionnaire; mais il ne rencontra d'abord qu'une figure effac�e sous les rides et sous la maladie. Rouget de Lisle �tait au lit, tout envelopp� de couvertures. David lui parle de la France de 91 et de la grande campagne qu'elle soutint contre les rois coalis�s: il lui r�cite, avec l'accent de l'enthousiasme, une ou deux strophes de la _Marseillaise_; aussit�t une imperceptible rougeur colore le front du vieillard; le feu repara�t sous la cendre, et une derni�re �tincelle jaillit de ce visage �teint; c'est cette �tincelle que l'artiste a fix�e dans le marbre.] La France r�publicaine, dans sa lutte avec tous les royaumes de l'Europe, a aussi pour elle la Convention; mais � cette assembl�e de Titans manque l'unit� des vues, l'harmonie de principes qui est une des garanties de la victoire. L'Europe tout enti�re s'�branle contre nous; quatorze arm�es �treignent ou menacent nos fronti�res. Quelle sera l'issue de ce duel entre le vieux despotisme et la R�volution? A tous ces dangers du dehors s'ajoutaient les troubles int�rieurs. Un nid de conspirateurs et de vip�res mordait dans l'ombre la R�publique naissante au talon. Chacun n'avait-il point lieu de trembler pour sa t�te, sa famille, son foyer? Trembler! allons donc! nos p�res ont eu cela de grand qu'ils n'ont pas un instant d�sesp�r� du succ�s de nos armes. La coalition form�e contre nous embrassait tous les �tats de l'Europe, moins la Su�de et le Danemark. La France prit bravement l'offensive: elle d�clara la guerre � l'Angleterre, la guerre au stathouder de Hollande, la guerre � l'Espagne; le front haut, elle re�ut sans broncher la d�claration de guerre de l'empire d'Allemagne. La Convention d�cr�ta une lev�e de 300 000 hommes et de nouvelles �missions d'assignats hypoth�qu�s sur les biens du clerg�. Puis elle sembla dira en d�fiant toutes les arm�es de la monarchie: �Attaquez-nous maintenant; nous vous r�pondrons!� X Marat rit.--Pillage des boutiques.--D�nonciation de Bar�re et de Salles.--D�cret d'arrestation contre Marat.--Il �chappe.--Sa lettre � la Convention.--Il est d�cr�t� d'accusation � la suite d'un appel nominal.--D�fection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les intrigues orl�anistes.--La Vend�e.--Marat devant le tribunal r�volutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentr�e � la Convention.--Marat chez Simonne Evrard. Voici longtemps qu'on n'a entendu parler de l'Ami du peuple. Il ne faut pourtant pas croire qu'il f�t rest� inactif. Quelques jours apr�s la mort du roi, il fit allusion aux projets de dictature qu'on lui supposait. �Je charge par ces pr�sentes, �crivait Sa Majest� Marat 1er, je charge mes lieutenants g�n�raux d'ouvrir un emprunt de 45 livres pour payer une maison politique, diplomatique, civile et militaire... Je me propose d'employer ladite somme � me donner une paire de bottes, car aussi bien les miennes commencent � �tre � jour.� Marat riant, et surtout riant de lui-m�me, c'�tait grave. Qu'allait-il donc arriver? Occup�e tout enti�re de la d�fense nationale et des moyens de ressaisir la victoire, la Convention avait beaucoup trop n�glig� la question des subsistances. Cependant depuis quelques jours la ville de Paris trahissait la plus profonde inqui�tude; on faisait courir le bruit que la farine allait manquer. Les vivres de premi�re n�cessit� avaient augment� de prix; qui accuser de cette hausse? Les accapareurs. Plus en rapport que les autres d�put�s avec les classes pauvres et laborieuses, recevant le contre-coup de toutes leurs douleurs, Marat poussait depuis quelques jours le cri d'alarme. On l'accusa d'avoir provoqu� au pillage des boutiques. La v�rit� est que des sc�nes d�plorables eurent lieu dans Paris. Le 25 f�vrier, plusieurs femmes, ayant des pistolets � la ceinture, se port�rent aux magasins de vivres. On taxa toutes les denr�es, le sucre, le savon, la chandelle, au-dessous du prix de _revient_. Un �picier de l'�le Saint-Louis distribua sa marchandise sans vouloir �tre pay�, � la condition de n'en c�der qu'une livre � chaque personne. Croirait-on qu'il fut accus� de ne pas donner le poids? La boutique de quelques �piciers jacobins fut respect�e. Plusieurs femmes fort bien ajust�es, en chapeaux � fleurs et � rubans, se m�laient aux groupes des indigents, et profitaient de la bagarre pour faire leurs provisions. Un �picier de la rue Saint-Jacques, seul dans son comptoir, s'arma d'un couteau pour d�fendre sa propri�t�; il allait succomber dans une lutte in�gale, si sa femme, tenant ses deux enfants par la main, ne f�t accourue: cette intervention touchante d�sarma les pillards. Il y avait de fortes raisons pour croire que les meneurs �taient des royalistes d�guis�s. Telle fut d'ailleurs l'opinion du maire de Paris. On arr�ta quarante personnes environ, parmi lesquelles se trouvaient des hommes titr�s, des abb�s, des domestiques de nobles, une ci-devant comtesse, qui distribuait des assignats. Vers minuit, l'�meute �tait apais�e. Le lendemain 26 f�vrier, des p�titionnaires se pr�sentaient � la barre de la Convention pour protester contre les voies de fait qui avaient �pouvant� le commerce de Paris. Bar�re, qui cherchait sans cesse d'o� venait le vent pour d�ployer sa voile en cons�quence, vit tout de suite de quel c�t� il fallait manoeuvrer. Il rejette la responsabilit� des d�sordres qui ont �clat� la veille sur des instigateurs �qui veulent l�gitimer le vol comme � Sparte... qui excitent une partie du peuple contre les repr�sentants... et si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insens�, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous verriez que sans �tre sorcier ni proph�te on pouvait pr�sager ce qui vient d'arriver.� Tous les regards se tournent vers Marat. Salles, plus hardi, le d�nonce par son nom comme l'instigateur du pillage. Bancal veut qu'on l'expulse de l'Assembl�e. Brissot propose un d�cret qui d�clare Marat en d�mence. Fonfr�de demande qu'on le condamne par ordre � �tre saign� � blanc. Lesage incline pour que la parole soit �t�e � Marat comme � un monstre qui n'a plus m�me le droit d'�lever la voix. Il veut qu'on n'entende que ses d�fenseurs. Alors toute la droite de l'assembl�e: �Eh! qui oserait d�fendre Marat?� Celui-ci, de son banc: �Je ne veux pas de d�fenseurs.� Malgr� la violence des attaques, malgr� l'in�galit� de cette lutte dans laquelle Marat est contraint de se colleter plut�t que de se mesurer avec ses ennemis, o� les injures grossi�res pleuvent de tous c�t�s, l'avantage lui reste encore une fois; son sourire glacial, la terreur qu'il inspire aux uns, l'�tonnement qu'il excite parmi les autres, et surtout le concours des tribunes, le soutiennent contre cette fureur des mod�r�s. Toutefois les Girondins avaient jur� de se d�barrasser de lui; ils guettent une nouvelle occasion de le prendre en d�faut, et, avec Marat, ces occasions-l� ne se font pas longtemps attendre. Le 12 avril, Guadet lit � la tribune un manifeste [Note: Ce manifeste �tait bien sign� de Marat, mait n'avait pas �t� �crit par lui: il �manait de la _Soci�t� des amis de la libert�_, et �tait adress� � leurs fr�res des d�partements. Marat l'avait sign� comme pr�sident du club des Jacobins.] sur lequel il appelle toutes les r�probations de l'Assembl�e. �Le moment de la vengeance est venu, disait ce libelle; nos repr�sentants nous trahissent. Allons, r�publicains, armons-nous et marchons!�--Ici, Marat ne peut plus se contenir; ses passions r�volutionnaires, remu�es par ce cri d'alarme, l'enl�vent de son banc; il �clate, il bondit, il s'�crie � haute voix: �Oui, c'est vrai, marchons!� A ces �lans s�ditieux, l'Assembl�e r�pond par un affreux tumulte; les Girondins se tournent en masse du c�t� de Marat et poussent le cri formidable: �A l'Abbaye! � l'Abbaye!� Ce petit homme � l'oeil per�ant, cet orateur qui parle par saccades, essaie cette fois encore de contenir l'Assembl�e; mais un vacarme horrible couvre sa voix; la cravate d�nou�e, les cheveux en d�sordre, les gestes furibonds, les l�vres �cumantes, il ne peut venir � bout de dominer le tumulte; malgr� ses menaces foudroyantes, l'Assembl�e lance sur sa t�te un d�cret d'arrestation. �Puisque nos ennemis ont perdu toute pudeur, s'�crie alors Marat d'une voix terrible, le d�cret est fait pour exciter un mouvement; faites-moi donc conduire aux Jacobins pour que j'y pr�che la paix!� Cette boutade est accueillie par des rires d�daigneux. Danton se l�ve et dit: �Marat n'est-il pas repr�sentant du peuple et ne vous souvenez-vous plus de ce grand principe que vous ne devez entamer la Convention qu'autant qu'une foule de preuves irr�fragables en d�montreraient la n�cessit�?...� En brisant dans la personne de Marat l'inviolabilit� du mandat l�gislatif, les Girondins se condamnaient d'avance � subir eux-m�mes le sort qu'ils infligeaient au plus haineux de leurs adversaires. La proscription est entre les mains des Assembl�es une mauvaise arme de guerre: t�t ou tard elle se retourne contre le parti qui l'a forg�e. Malgr� le sage conseil de Danton, malgr� la violente opposition de la Montagne, le d�cret d'arrestation contre Marat est maintenu. Alors les tribunes s'agitent avec des tr�pignements horribles; les hommes montrent le poing � l'Assembl�e; les femmes poussent des cris d'alarme qui ne tardent pas � retentir au dehors. On s'amasse, on se presse � la porte de la Convention. Les d�put�s de la droite qui ont vot� le d�cret, sont accueillis au passage par des hu�es, des injures et le terrible cri: �A la lanterne! � la lanterne!� Marat sortait, quand un huissier de garde l'arr�te � la porte de l'Assembl�e. Les Girondins �taient partis: un groupe d'une cinquantaine de Montagnards offrent de le conduire et de lui faire cort�ge jusqu'� la prison. --Mais je ne veux pas du tout y aller! s'�crie Marat. Cependant les _Maratistes_ �taient descendus des tribunes; ils entourent leur idole, le d�fenseur du peuple; ils l'emm�nent... La sentinelle qui �tait � la porte de la Convention, et qui avait sa consigne, s'oppose � cette fuite triomphante. Qu'on appelle l'officier du poste! Celui-ci pr�sente l'ordre d'arrestation; mais cet ordre est frapp� de nullit�: le pr�sident de la Convention et le ministre de la justice ont oubli� de le signer. L'Ami du peuple passe � travers les gardes. La foule l'acclame, l'�touffe de ses empressements. Des forts de la halle lui pr�tent la vigueur de leur bras: les femmes lui offrent leurs maisons comme un asile pour le soustraire aux cachots de l'Abbaye. On se le dispute, on se l'arrache de main en main jusqu'� ce qu'un gros de peuple, d�bouchant du pont de la R�volution, l'enveloppe et l'entra�ne; Marat disparait dans ce tourbillon. L'Ami du peuple avait retrouv� l'anneau de Gyg�s, qui avait le don de rendre invisible. L'homme des t�n�bres �tait-il rentr� dans sa cave? Quoi qu'il en soit, la Convention re�ut de lui une lettre dans laquelle il r�p�tait � peu pr�s les termes de sa d�fense. �Si les ennemis du bien public, �crivait-il, r�ussissaient � consommer leurs projets criminels � mon �gard, bient�t ils viendraient � Robespierre et � Danton, � tous les d�put�s qui ont fait preuve d'�nergie... Je n'entends pas me soustraire � l'examen de mes juges, mais je ne m'exposerai pas sottement aux fureurs de mes ennemis... Je ne me constituerai pas prisonnier. Avant d'appartenir � la Convention, j'appartiens � la patrie...� Il est donn� lecture de la lettre, puis de l'adresse des Jacobins qui a motiv� les poursuites contre Marat. DUBOIS-CRANC�.--Si cette adresse est coupable, d�cr�tez-moi aussi, car je l'approuve �nergiquement. Un assez grand nombre de Montagnards se levant: �Nous l'approuvons tous!� DAVID.--Qu'on la d�pose sur le bureau; nous la signerons. Quatre-vingt-seize membres apposent aussit�t leur signature. ROBESPIERRE.--Je demande qu'� la suite du rapport envoy� aux d�partements soit joint un acte qui constate qu'on a refus� d'entendre un accus� qui n'a jamais �t� mon ami, dont je n'ai point partag� les erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon citoyen, z�l� d�fenseur de la cause du peuple, et tout � fait �tranger au crime qu'on lui impute. Marat baissait depuis quelque temps: ses ennemis se charg�rent de le relever en lui appliquant les formes du proc�s de Louis XVI. Ils r�clam�rent l'appel nominal � la tribune. Chacun des repr�sentants passait et disait son mot: CAMILLE DESMOULINS.--Comme J.-J. Rousseau dit quelque part que M. le lieutenant de police aurait fait pendre le bon Dieu pour le Sermon de la montagne, je ne veux pas me d�shonorer en votant le d�cret d'accusation contre un �crivain trop souvent proph�te, � qui la post�rit� �l�vera des statues. LAVICOMTERIE.--J'ai toujours regard� Marat comme un homme n�cessaire en temps de R�volution. LANTH�NAS.--Je pense qu'il y a lieu � commettre des m�decins pour examiner si Marat n'est pas r�ellement atteint de folie, de fr�n�sie. Mais sur le d�cret dont il s'agit il n'y a pas lieu � d�lib�rer; je dis non. ROBESPIERRE JEUNE.--Convaincu que les fauteurs de la tyrannie ont peint Marat non pas tel qu'il est, mais tel qu'ils le veulent, afin de d�shonorer les patriotes en les couvrant de ce masque hideux; convaincu que cette accusation n'est qu'un pr�texte pour perdre un patriote ardent, l'homme qui tant qu'il vivra fera trembler les fripons de toute couleur, je dis non.� Cet appel nominal dura seize heures. Sur 360 d�put�s pr�sents, 220 vot�rent pour le d�cret d'accusation, 92 vot�rent contre, 41 s'abstinrent et 7 demand�rent l'ajournement. [Illustration: Marat devant le tribunal r�volutionnaire.] Ce d�cret �tait impolitique. De deux choses l'une: si l'Ami du peuple �tait frapp�, il devenait une victime int�ressante pour tous les patriotes; s'il �tait acquitt�, il sortirait de cette �preuve avec une importance et une autorit� nouvelles. Les Girondins calculaient autrement: ou cet homme, se disaient-ils, sera condamn�, et alors nous serons veng�s de notre accusateur, ou le tribunal r�volutionnaire l'absoudra, et, dans un pareil cas, nous d�noncerons aux d�partements ce m�me tribunal comme complice des crimes de Marat et de la faction d'Orl�ans. Toutefois le moment �tait mal choisi pour lancer un d�cret d'accusaton contre Marat. Le 18 mars 1793, Dumouriez, battu � Nerwinde par les Autrichiens, recula jusqu'� nos fronti�res du nord; c'est alors qu'il crut le moment venu de renverser le gouvernement r�publicain. La Convention fut instruite des projets du g�n�ral, et lui envoya des commissaires pour le mander � sa barre. Il les livra aux Autrichiens, avec lesquels il avait conclu une suspension d'armes, et voulut marcher sur Paris; mais il ne put entra�ner ses soldats et fut oblig� de se r�fugier dans le camp de l'ennemi. La d�fection de Dumouriez donnait raison au proph�te, au voyant. �Marat ne l'avait-il pas pr�dit?� se disaient les citoyens atterr�s en apprenant la triste nouvelle. Il est � propos de recueillir sur la conduite de Dumouriez l'opinion d'un homme qui a �t� � m�me de le conna�tre et qu'on n'accusera pas de pr�vention: c'est Thibaudeau. �De retour � l'arm�e, dit-il, Dumouriez avait gagn� la bataille de Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de mani�re � se faire accuser de vouloir �tre duc de Brabant et r�tablir la monarchie en France en faveur du duc de Chartres (actuellement Louis-Philippe), qui servait alors dans nos arm�es. Alors Dumouriez montra beaucoup d'humeur, lutta ouvertement contre ses agents, d�non�a avec aigreur le ministre de la guerre et les commissaires de la tr�sorerie, se permit des propos outrageants contre la repr�sentation nationale et accr�dita ainsi les soup�ons qui s'�taient �lev�s contre lui. Il vint � Paris, sous pr�texte de pourvoir aux besoins de son arm�e, mais r�ellement afin de juger par lui-m�me des appuis qui pouvaient y servir ses vues. Il y trouva presque tout le monde mal dispos�, repartit bient�t, rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu � Nerwinde le 18 mars. Lorsque Dumouriez repartit pour l'arm�e, il voulait livrer une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une arm�e exalt�e par la victoire, renverser la Convention et r�tablir la monarchie constitutionnelle en faveur du duc d'Orl�ans; mais il fut battu � Nerwinde, et cette d�faite, que l'on doit peut-�tre attribuer � la trahison de Miranda, qui commandait une division de son arm�e, an�antit tous ses plans. De l� son irr�solution, son d�couragement, ses incons�quences et la fin d�plorable de sa conduite politique. Dumouriez avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des succ�s.� La trahison de Dumouriez, depuis si longtemps transparente pour l'oeil inquisiteur de Marat, tomba entre les partis comme la foudre. Chacun s'empressa de nier toute participation aux audacieuses manoeuvres de cet homme. Les Girondins surtout essay�rent, mais en vain, de secouer l'ignominie de son contact. �Si moi, �crivait alors Camille Desmoulins, qui n'avais jamais vu Dumouriez, je n'ai pas laiss�, d'apr�s les donn�es qui �taient connues sur son compte, de deviner toute sa politique, quels violents soup�ons s'�l�vent contre ceux qui le voyaient tous les jours, qui �taient de toutes ses parties de plaisir, et qui se sont appliqu�s constamment � �touffer la v�rit� et la m�fiance sortant de toutes parts contre lui! N'est-ce pas un fait que Dumouriez a proclam� les Girondins ses mentors et ses guides? Et quand il n'e�t pas d�clar� cette complicit�, toute la nation n'est-elle pas t�moin que les manifestes et proclamations si criminelles de Dumouriez ne sont que de faibles extraits des placards, discours et journaux brissotins, et une redite de ce que les Roland, les Buzot, les Guadet, les Louvet avaient r�p�t� jusqu'au d�go�t?� Danton lui-m�me, qui avait �t� vu � l'Op�ra dans une loge voisine de celle o� �tait Dumouriez, n'eut d'autre souci que de blanchir ses relations avec le tra�tre. On le vit alors exag�rer, dans cette intention, les mesures �nergiques, et enfler le sentiment r�volutionnaire de toute la puissance de sa voix. La d�fection de Dumouriez d�couvrit les intrigues du parti d'Orl�ans. Quoique Philippe-�galit� si�ge�t alors sur la Montagne, il avait tr�s-certainement des intelligences dans la Gironde. �Il ne peut plus �tre douteux pour personne, disait encore Camille Desmoulins, de quel c�t� il faut chercher la faction d'Orl�ans dans la Convention. Les complices de d'Orl�ans ne pouvaient pas �tre ceux qui, comme Marat dans vingt de ses num�ros, parlaient de Philippe d'Orl�ans avec le plus grand m�pris; ceux qui, comme Robespierre et Marat, diffamaient sans cesse Sillery; ceux qui, comme Merlin et Robespierre, s'opposaient de toutes leurs forces � la nomination de Philippe dans le corps �lectoral; ceux qui, comme les Jacobins, rayaient Laclos, Sillery et Philippe de la liste des membres de la Soci�t�; ceux qui, comme toute la Montagne, demandaient � grands cris la R�publique une et indivisible et la peine de mort contre quiconque proposerait un roi.� On a sans doute pr�t� aux Girondins des projets imaginaires. On leur a suppos�, je le veux bien, des intentions qu'ils n'avaient point, mais qui empruntaient aux �v�nements un certain caract�re de vraisemblance. En effet, ils ne pouvaient alors se couvrir, contre la puissance toujours croissante de la Montagne, qu'en relevant le tr�ne constitutionnel, et ils ne pouvaient gu�re y asseoir que d'Orl�ans ou son fils. Voici ce qu'ajoute Thibaudeau: �Au moment o� l'on croyait que Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une s�ance de la Convention (27 mars) o� l'on discutait sur les dangers de la patrie, Robespierre, apr�s une discussion de pr�s d'une heure, reproduisit la proposition de Louvet qu'il avait d'abord combattue, et demanda avec chaleur qu'elle f�t mise aux voix. [Note: Louvet, dans le jugement de Louis XVI, avait fait la motion d'expulser du territoire fran�ais tous les membres de la famille des Bourbons.] Mais la Montagne s'y opposa encore, et l'ordre du jour fut adopt� � une tr�s-grande majorit�. Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune � sa place, Massieu lui demanda comment il se faisait qu'apr�s avoir combattu dans le temps la motion de Louvet, il vint la reproduire aujourd'hui. Robespierre r�pondit: �Je ne puis pas expliquer mes motifs � des hommes pr�venus et qui sont engou�s d'un individu; mais j'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres.� La conversation continuant sur ce sujet, Robespierre ajouta: �Comment peut-on croire qu'�galit� (le duc d'Orl�ans) aime la R�publique? Son existence est incompatible avec la libert�; tant qu'il sera en France, elle sera toujours en p�ril. Je vois, parmi nos g�n�raux, son fils a�n�; Biron, son ami; Valence, gendre de Sillery. Il feint d'�tre brouill� avec �galit�; mais, ils sont tous les deux intimement li�s avec Brissot et ses amis. Ils n'ont fait la motion d'expulser les Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adopt�e. Ils n'ont suppos� � la Montagne le projet d'�lever �galit� sur le tr�ne que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite.--Mais o� sont les preuves?--Des preuves! des preuves! veut-on que j'en fournisse de l�gales? J'ai l�-dessus une conviction morale. Au surplus, les �v�nements prouveront si j'ai raison. Vous y viendrez. Prenez garde que ce ne soit pas trop tard!� La guerre de la Vend�e, qui s'annon�ait depuis quelques mois par des secousses et des soul�vements, �clata sur toute la ligne. Jamais coalition plus formidable que celle des royalistes et des pr�tres ne s'�leva contre la libert�, dans un pays o� la lutte des opinions et des croyances s'appuyait sur des int�r�ts locaux, sur des moeurs simples et sur une ignorance traditionnelle. La nouvelle de cette conflagration mena�ante ne fit que redoubler l'�nergie de la Montagne, et lui inspira des mesures impitoyables. Sans doute la main tremble, quand on remue cette page saignante de notre histoire: mais alors la France croyait devoir s'arracher le coeur et les entrailles pour sauver l'unit� du territoire, conqu�rir la paix � l'int�rieur et tourner toutes ses armes au dehors contre l'ennemi. Thibaudeau, envoy� sur les lieux, fut intimid� par la puissance formidable du soul�vement; il se demanda si, en m�nageant les chefs de l'insurrection, en formant un cordon de troupes sur les limites de la Vend�e, pour emp�cher la guerre civile de s'�tendre, et en prenant d'autres mesures mod�ratrices, on n'arriverait point � comprimer les efforts coalis�s du royalisme et de la superstition, sans verser des flots de sang. �A mon retour � Paris, dit-il, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai � Danton. Il me paraissait avoir, hors de l'Assembl�e, de l'�me, de la franchise et de la loyaut�. Je pris pour pr�texte la mission que je venais de remplir, et la conversation nous eut bient�t conduits au point o� je voulais en venir. �Es-tu fou? me dit-il. Si tu as envie d'�tre guillotin�, tu n'as qu'� en faire la proposition � l'Assembl�e. Il n'y a point de paix possible avec la Vend�e; l'�p�e est tir�e, il faut que nous d�vorions le chancre ou qu'il nous d�vore. La R�publique est assez forte pour faire face � tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une r�volution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris les armes. Ils nous font beau jeu; ils nous donnent le moyen de les vaincre dans une bataille qui sera peut-�tre la derni�re.� A dater de ce moment, la Convention ne donna plus qu'un ordre aux commissaires et aux arm�es qu'elle envoyait contre les Vend�ens: �Exterminez.� D'un autre c�t�, Paris depuis le 10 mars �tait agit� par de sourdes rumeurs. Les d�fiances, les terreurs touchaient presque � un �tat d'hallucination. Le bruit courut que la Commune avait form� le projet d'�gorger sur leurs bancs un grand nombre de d�put�s � la Convention nationale. Les Girondins, qui cherchaient toujours � d�shonorer leurs ennemis sous l'accusation d'assassinat, accueillirent cette nouvelle avec empressement. Ils �vit�rent de se rendre � la s�ance du soir, et donn�rent ainsi, par leur absence, une couleur de v�rit� � un complot plus ou moins chim�rique. Tout se r�duisit � une exp�dition contre un des leurs, Gorsas. Une bande d'hommes arm�s de pistolets, de sabres et de marteaux se pr�sente � neuf heures du soir dans sa maison, rue Tiquetonne, enfonce les portes, brise les casiers et les presses de son imprimerie. Gorsas se fait jour au travers du rassemblement, gagne un mur, l'escalade, et passe dans une maison voisine. De tels d�sordres sont sans doute tr�s-coupables; mais il faut dire que ce Gorsas, un des enfants perdus de la Gironde, ne cessait de verser le fiel sur les d�put�s de la Convention nationale que le peuple aimait: de l� cette vengeance personnelle. La moralit� de l'homme n'�tait d'ailleurs pas de nature � le prot�ger contre la haine qu'il soulevait de toutes parts; on en jugera par la lettre suivante, adress�e � Marat: �Ami du peuple, je ne con�ois pas comment le nomm� Gorsas, inf�me libelliste de la faction des hommes d'�tat, vendu � P�tion, Gensonn�, Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps d�cha�n�s contre les massacres du 2 septembre, a l'impudence de d�clamer avec ces tartufes, lui qui �tait un des massacreurs de ces journ�es terribles, l'un des juges populaires � la Conciergerie.--Le dimanche 2 septembre, � onze heures du matin, il �tait au Palais-Royal avec des valets d'ex-nobles � pr�cher le massacre au milieu des groupes; et dans la nuit du m�me jour, sur les deux heures du matin, il �tait � l'oeuvre, pr�chant et �gorgeant les victimes. Je d�fie ce sc�l�rat d'oser nier ces faits: je peux lui en donner des preuves juridiques. �_Sign�:_ LEGROS, _de la section du Roule._� Le tribunal r�volutionnaire �tait entr� en fonctions et jetait autour de lui l'�pouvante. Cette institution �tait une arme � deux tranchants; elle e�t pu aussi bien servir les desseins de la Gironde que ceux de la Montagne. Un des premiers, en effet, qui vint pr�senter sa t�te � ce glaive nu fut Marat. Ceci explique le peu de r�sistance que l'�tablissement d'un tribunal institu� pour conna�tre des crimes politiques rencontra dans les rangs des Girondins. Vergniaud s'�leva seul avec chaleur contre ce projet. Il avait le pressentiment du coup qui devait le frapper. Peu de d�put�s montr�rent alors cette pr�voyance: leur empressement funeste � faire d�cr�ter cette mesure de salut public montre bien que d�s lors les deux partis, tout en y apportant quelques r�serves, songeaient moins � �carter les violences qu'� se disputer la hache. Deux griefs s'�levaient contre Marat: son num�ro du 5 janvier dans lequel il demandait la dissolution de l'Assembl�e nationale, et son num�ro du 25 f�vrier o� il provoquait, disait-on, au pillage des boutiques. N'y avait-il pas toutefois quelque chose d'�trange � voir un tribunal institu� pour punir les contre-r�volutionnaires appeler � sa barre qui?... Marat. Le 24 Avril 1793, une foule immense se presse aux abords de l'antre dans lequel si�ge cette justice beaucoup trop semblable � la N�m�sis antique. La salle �tait occup�e depuis le matin par des gardes et par du peuple. Une vive anxi�t� agitait tous les visages; il �tait facile de deviner que celui qui devait para�tre ce jour-l� � la barre du tribunal n'�tait point un accus� ordinaire. A dix heures, un petit homme mal v�tu s'avance d'un pas ferme et intr�pide dans cette enceinte redoutable. Son arriv�e produit sur l'assistance ce mouvement particulier aux grandes foules, mouvement m�l� de surprise et d'int�r�t � la vue d'un personnage qui fait tourner toutes les t�tes, lever tous les yeux, suspendre tous les entretiens � demi-voix. C'�tait Marat. Depuis le jour o� il avait �t� frapp� par le d�cret de la Convention, Marat avait tout � fait disparu. Son absence faisait croire � une d�faite; son silence r�jouissait la Gironde. Apr�s ce fatal d�cret qui le constituait en �tat d'arrestation, il n'avait �crit � l'Assembl�e qu'une seule lettre, dont on se souvient, pour expliquer les motifs de sa conduite: �Si j'ai refus�, disait-il, d'entrer dans les prisons de l'Abbaye, c'est par sagesse; depuis deux mois, attaqu� d'une maladie inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose � la violence, je ne veux pas m'exposer dans ce s�jour t�n�breux, au milieu de la crasse et de la vermine, � des mouvements d'indignation qui pourraient entra�ner � des malheurs.� Ses ennemis n'avaient pas manqu� de profiter de ce refus pour le d�clarer rebelle � la loi. Ce 24 avril allait donc �tre une journ�e d�cisive pour Marat. Il se tient debout sur la derni�re marche du parquet, et, les yeux lev�s avec assurance vers le visage des juges: �Citoyens, s'�crie-t-il, ce n'est pas un coupable qui para�t devant vous; c'est l'Ami du peuple, l'ap�tre et le martyr de la libert�.� Des murmures favorables et des applaudissements �touff�s accueillent, sur les bancs de l'auditoire, ces paroles de l'Ami du peuple. Mais lui se tournant vers ses s�ides: �Citoyens, ma cause est la v�tre, je d�fends ma patrie; je vous invite � garder le plus profond silence, afin d'�ter aux ennemis de la chose publique les moyens de dire qu'on a influenc� les juges.� On lit l'acte d'accusation, on interroge quelques t�moins, puis le pr�sident demande: --Accus�, avez-vous des observations � faire? Alors Marat: --Citoyens membres du tribunal r�volutionnaire, si je parais devant mes juges, c'est pour faire triompher la v�rit� et confondre l'injustice; c'est pour dessiller les yeux de cette partie de la nation qui est encore �gar�e sur mon compte; c'est pour sortir vainqueur de cette lutte, fixer l'opinion publique, mieux servir la patrie et cimenter la libert�... �Je ne veux point d'indulgence, je r�clame une justice s�v�re. �Le d�cret d'accusation lanc� contre moi l'a �t� sans aucune discussion, au m�pris d'une loi formelle et contre tous les principes de l'ordre, de la libert�, de la justice. Car il est de droit rigoureux qu'aucun citoyen ne soit bl�m� sans avoir �t� entendu... �Prouvons maintenant que l'acte d'accusation est ill�gal. Il porte tout entier sur quelques-unes de mes opinions politiques. Ces opinions avaient presque toutes �t� produites � la tribune de la Convention avant d'�tre publi�es dans mes �crits; car mes �crits, toujours destin�s � d�voiler les complots, � d�masquer les tra�tres, � proposer des vues utiles, sont un suppl�ment � ce que je ne puis toujours exposer dans le sein de l'Assembl�e. Or l'article 7 de la 5e section de l'acte constitutionnel porte en termes expr�s: �Les repr�sentants de la nation sont inviolables; ils ne peuvent �tre recherch�s, accus�s, ni jug�s en aucun temps, pour ce qu'ils auront dit, �crit ou fait dans l'exercice de leurs fonctions de d�put�s. �Sans ce droit inali�nable, la libert� pourrait-elle se maintenir un instant contre les entreprises de ses ennemis conjur�s? Sans lui, comment, au milieu d'un s�nat corrompu, le petit nombre de d�put�s qui restent invinciblement attach�s � la patrie d�masqueraient-ils les tra�tres qui veulent l'opprimer et la mettre aux fers?... �Enfin cet acte est un tissu de mensonges et d'impostures. Il m'accuse d'avoir provoqu� le meurtre et le pillage, le r�tablissement d'un chef d'�tat, l'avilissement et la dissolution de la Convention, etc., etc. Le contraire est prouv� par la simple lecture de mes �crits. Je demande une lecture suivie des num�ros d�nonc�s, car ce n'est pas en isolant et en tronquant les passages qu'on rend les id�es d'un auteur; c'est en lisant ce qui les pr�c�de, ce qui les suit, qu'on peut juger de ses intentions. �Si apr�s la lecture il restait quelques doutes, je suis ici pour les lever.� Cette d�fense �tait habile. Marat glissait sur les charges de l'accusation et se retranchait fermement derri�re un des meilleurs articles de la Constitution de 89. Il dut pourtant ajouter quelques mots pour �mouvoir ses juges: --On m'accuse de pr�cher la terreur. Citoyens, j'ai essay� mille fois d'en revenir aux mesures mod�r�es; mille fois, dans ma feuille, j'ai annonc� que je sacrifiais mes vues au d�sir de la paix; mais j'ai toujours reconnu ensuite l'inutilit� de ces transactions. Si, dans les �poques ordinaires, il faut laisser faire le temps et suivre le mouvement naturel de l'humanit�, dans les moments de crise comme celui o� nous sommes, il faut h�ter, par des moyens violents et convulsifs, la marche des �v�nements. Plus vite nous serons hors de la R�volution, et plus vite nous jouirons de la paix, du calme, de la mod�ration et de la justice. H�tons-nous donc d'en sortir par de grands coups; au lieu de nous amuser � r�former peu � peu le sort de l'humanit�, au milieu des chances, des mouvements et des hasards qui peuvent d�ranger notre oeuvre, changeons une bonne fois et par une secousse terrible, mais n�cessaire, les destin�es du monde. Cette oeuvre sanglante une fois achev�e, nos fils nous b�niront. Craignez qu'ils ne disent, au contraire, que leurs p�res ont commenc� une R�volution g�n�reuse et qu'ils n'ont pas eu le courage de la soutenir. La terreur n'est � mes yeux et ne peut �tre dans nos moeurs un �tat durable; c'est un coup de tonnerre tomb� des mains de notre grande R�volution sur la t�te de tous les m�chants. �Sans doute le pr�sent est sombre: la ville manque de pain, nos soldats soutiennent, affam�s et presque nus, le feu de l'ennemi; mais il faut nous armer de courage et de confiance en l'avenir. Sans doute les descentes � main arm�e dans les maisons, les alarmes nocturnes, les prises de corps sont des attentats aux franchises des citoyens; mais il faut savoir que les libert�s g�n�rales, en s'�tablissant, �crasent d'abord autour d'elles bien des libert�s particuli�res. �Nous sommes contraints maintenant de combattre la servitude par l'arbitraire, d'opposer, pour fonder la R�publique, les cha�nes aux cha�nes, le glaive au glaive. �Qu'est-ce apr�s tout que quelques boutiques pill�es, quelques mis�rables accroch�s � la lanterne, quelques magistrats �clabouss�s dans la rue, compar� aux grands bienfaits que notre R�volution doit amener dans le monde? Ces petits _d�sagr�ments_ s'effaceront un jour devant les principes �clatants et lumineux que cette R�volution a proclam�s � la face de l'univers: la fraternit� humaine, l'unit� et la libert�.� Le pr�sident pose alors au jury du tribunal r�volutionnaire les questions d'usage: �Est-il constant que dans les �crits intitul�s, l'_Ami du peuple_, par Marat, et le _Publiciste_, l'auteur ait provoqu� au pillage et au meurtre, � l'�tablissement d'un pouvoir attentatoire � la souverainet� du peuple, � l'avilissement et la dissolution de l'Assembl�e?--Jean-Paul Marat est-il l'auteur de ces �crits?--A-t-il eu dans lesdits �crits des intentions criminelles et contre-r�volutionnaires?� Le jury se retire pour d�lib�rer. Nous avons vu que les Girondins avaient les premiers �mis l'id�e d'un tribunal r�volutionnaire; mais soit incurie, soit d�go�t, soit incons�quence, ils n'avaient point su se l'approprier. Le choix des jur�s appartenait, � l'Assembl�e nationale, o� les Girondins avaient encore la majorit�; ils commirent la faute de s'abstenir... Aussi le personnel du tribunal avait-il �t� nomm� par la Montagne et sous l'influence de Robespierre... Une curiosit� inqui�te se manifestait dans l'auditoire. Apr�s quarante minutes de d�lib�ration, les jur�s rentrent � l'audience, et l'un d'eux, le citoyen Dumont, d�clare que le jury � l'unanimit� a trouv� que les faits reproch�s � Marat n'�taient point prouv�s. En cons�quence, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, propose que Jean-Paul Marat �tant acquitt� de l'accusation port�e contre lui soit mis sur-le-champ en libert�. Le tribunal d�cide dans le m�me sens. Marat alors se tournant vers le tribunal: --Citoyens jur�s et juges qui composez le tribunal r�volutionnaire, le sort des criminels de l'ex-nation est dans vos mains; prot�gez l'innocent et punissez le coupable, et la patrie sera sauv�e. [Illustration: Triomphe de Marat.] A ces mots, la salle retentit d'applaudissements qui sont r�p�t�s dans les salles voisines, dans les vestibules et dans la cour du palais. On se pr�cipite sur Marat. Deux fanatiques veulent l'emporter sur leurs �paules. Il r�siste; il se retire au fond de la salle; o� il c�de enfin aux instances d'une multitude empress�e � l'embrasser. Des femmes d�posent plusieurs couronnes de feuilles sur sa t�te. Des officiers municipaux, des gardes de la nation, des canonniers, des gendarmes, des hussards l'entourent et forment une haie, craignant qu'il ne soit �touff� par cette foule dans le tumulte de la joie. Arriv�s au haut du grand escalier, ils font halte et �l�vent Marat sur leurs bras pour le montrer au peuple. Au dehors des cours, une multitude immense salue l'acquitt� par des battements de mains et par des cris sans cesse r�p�t�s de: --Vive la R�publique! vive Marat! Du Palais � la Convention, il fallut fendre une mer agit�e et bruyante. Marat, �lev� sur les bras de quatre sapeurs, le front ceint d'une large couronne, traverse en triomphe les quais et les ponts. C'�tait sur son passage un cri forcen� et sans rel�che de: �Vive l'Ami du peuple!� Les royalistes, m�l�s par hasard � cette cohue, sont oblig�s de suivre l'entra�nement et d'applaudir. Des spectateurs, aux fen�tres, r�p�tent les acclamations; les jeunes filles lui jettent des fleurs. Sur les marches des �glises, le peuple form� des amphith��tres o� hommes, femmes et enfants sont �tag�s p�le-m�le, et d'o� s'�lancent des applaudissements sans fin qui montent, de degr� en degr�, jusqu'aux architraves charg�es de monde. Une procession d'hommes � mine bourrue s'avance � travers toute cette foule vers la Convention. Ce sont des ouvriers da faubourg Saint-Antoine, des portefaix des halles, des sans-culottes, des septembriseurs, des clubistes, des f�d�r�s, multitude sombre et sauvage. Ils marchent en d�sordre et tumultueusement. On les nommait, � cause de leur fanatisme pour l'Ami du peuple, les Maratistes. Cette pompe, tout � la fois grotesque et majestueuse, avait je ne sais quoi d'�trange dont devaient bien s'�tonner les murs de la grande ville, trop longtemps habitu�e � voir d�filer les cort�ges de la monarchie. Or ceci se passait � la face du soleil, sur les quais et dans les rues de Paris, quelques ann�es apr�s l'entr�e d'un roi et d'une reine re�us aux acclamations de ce m�me peuple. On e�t dit, au premier coup d'oeil, une de ces processions du pape des fous, en usage au moyen �ge; mais ici la chose �tait prise au s�rieux: cet homme mal v�tu et difforme, dans lequel le peuple s'adorait lui-m�me, comme dans un simulacre vivant de ses infirmit�s, de ses mis�res, de ses souffrances, �tait v�ritablement le pape de la classe d�sh�rit�e. Ce petit �tre maladif, port� comme un enfant sur les bras des forts de la halle, repr�sentait la victoire de l'intelligence sur la mati�re, de la R�volution sur l'aristocratie de naissance ou de fortune. Aux approches de la Convention, le cort�ge d�tache un gros de citoyens, et � leur t�te le sapeur Rocher, pour annoncer dans la salle des s�ances l'arriv�e de Marat. Rocher �tait un terrible r�volutionnaire, � barbe �paisse, � l'air mena�ant et aux bras formidablement robustes. L'Assembl�e tenait s�ance. A la nouvelle de l'acquittement de Marat et de son entr�e en triomphe dans le sein m�me de la Convention, plusieurs Girondins quittent pr�cipitamment leurs places pour se soustraire, disent-ils, aux scandales de cette sc�ne. Le sapeur s'avance fi�rement dans l'enceinte de l'Assembl�e jusqu'au fauteuil du pr�sident: --Citoyen pr�sident, dit-il avec une voix de tonnerre, je demande la parole pour vous annoncer que nous amenons ici le brave Marat. Marat a toujours �t� l'ami du peuple et le peuple sera toujours l'ami de Marat. On a voulu faire tomber ma t�te � Lyon pour avoir pris sa d�fense: eh bien! s'il faut qu'une t�te tombe, celle du sapeur Rocher tombera avant celle de Marat, nom de Dieu! A ces mots, Rocher agite formidablement sa hache. --Nous demandons, pr�sident, la permission de d�filer devant l'Assembl�e; nous esp�rons bien que vous ne refuserez pas cette r�compense � ceux qui ram�nent ici l'Ami du peuple. Aussit�t le cort�ge se r�pand sur les gradins. La salle s'�branle, le plancher craque, et toute cette foule pousse le cri mille fois r�p�t� de: --Vive la R�publique! vive Marat! Quelques d�put�s gardent devant cette explosion d'enthousiasme et de joie un silence constern�; d'autres cherchent, s'il en est temps encore, � s'enfuir de la salle; mais des applaudissements et des cris de plus en plus forcen�s annoncent en personne l'arriv�e de Marat. Il entre dans l'Assembl�e, port� en triomphe et une couronne de feuilles de ch�ne sur le front: son regard rayonne, son pied semble fouler la t�te de ses ennemis, sa poitrine se soul�ve gonfl�e d'orgueil et de joie. Cet homme est, dans ce moment-l�, d'une laideur sublime. Toutes les passions bonnes ou mauvaises, remu�es par cette marche glorieuse et sauvage, agitent extraordinairement sa physionomie. Le peuple le d�pose au milieu de la Montagne, o� quelques d�put�s amis l'accueillent avec des embrassements; on se le passe de main en main, on le porte � la tribune. Marat fait signe qu'il r�clame le silence: �L�gislateurs du peuple fran�ais, dit-il, je vous pr�sente en ce moment un citoyen qui vient d'�tre compl�tement justifi�. Il vous offre un coeur pur. Malgr� les trames odieuses de ses ennemis, il continuera � d�fendre la patrie avec toute l'�nergie que le ciel lui a donn�e. O France! tu seras heureuse, ou je ne serai plus!� Un cri unanime tombe avec des applaudissements sur les derni�res paroles de Marat; on bat des mains avec furie, les soldats agitent leur piques, les Montagnards serrent l'Ami du peuple dans leurs bras. Le soir, d'autres honneurs l'attendent encore aux Jacobins. Les femmes avaient tress�, pendant la journ�e, des guirlandes, des couronnes de feuilles; � l'entr�e de Marat dans la salle des s�ances, le pr�sident lui pr�sente, au nom de toute l'Assembl�e, une de ces couronnes, et un enfant de quatre ans, mont� sur le bureau, lui en pose une autre sur la t�te. Marat �carte ces honneurs d'une main s�v�re. �Citoyens, dit-il, ne vous occupez pas de d�cerner des triomphes, d�fendez-vous l'enthousiasme. Je d�pose sur le bureau les deux couronnes que l'on vient de m'offrir. J'engage mes citoyens � attendre la fin de ma carri�re pour me juger.� Cette conduite redouble l'enthousiasme des assistants; on ne voit plus que lui dans la salle; l'Assembl�e ne s'aper�oit m�me pas, ce soir-l�, de Robespierre, qui se retire en silence d'une enceinte occup�e tout enti�re par le grand succ�s de Marat. Ce dut �tre un �v�nement bien fait pour attendrir le coeur d'un tribun, que cette journ�e m�morable apr�s une vie d'humiliation, de souffrance et de terreur du fond des caves. Marat n'�tait pourtant pas satisfait. L'ambition farouche de cet homme visait � d'autres honneurs qu'une marche triomphale et une couronne de feuilles: elle aspirait toujours � la dictature avec une cha�ne de fer au pied et le couteau de la guillotine suspendu au-dessus de la t�te. Celle m�me nuit, l'Ami du peuple rentra fort tard dans la maison o� il demeurait, rue des Cordeliers, n� 30 (aujourd'hui rue de l'�cole-de-M�decine, n� 22). Il habitait sous le m�me toit que Simonne �vrard, qui avait lou� l'appartement du premier �tage en son nom. Cette Simonne �vrard, que Marat �avait �pous�e par un beau jour, � la face du ciel, dans le temple de la Nature�, passait pour sa soeur et �tait en r�alit� sa femme. C'est ici le lieu et le moment de repousser une calomnie des Girondins. La pauvret� de Marat �tait proverbiale. �Quelle �difiante pauvret�! s'�crie Mme Roland dans ses _M�moires_. Voyons donc son logement: c'est une dame qui va le d�crire. N�e � Toulouse, elle a toute la vivacit� du climat sous lequel elle a vu le jour, et, tendrement attach�e � un cousin d'aimable figure, elle fut d�sol�e de son arrestation... Elle s'�tait donn� beaucoup de peines inutiles, et ne savait plus � qui s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait annoncer chez lui; on dit qu'il n'y est pas; mais il entend la voix d'une femme, et se pr�sente lui-m�me. Il avait aux jambes des bottes sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas blanc. Sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine jaunissante; des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon tr�s-frais, meubl� en damas bleu et blanc, d�cor� de rideaux de soie �l�gamment relev�s en draperies; il y avait un lustre brillant et de superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares et de haut prix. Il s'assied � c�t� d'elle sur une ottomane voluptueuse, �coute le r�cit qu'elle veut lui faire, s'int�resse � elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux et lui promet la libert� de son cousin. Je l'aurais tout laiss� faire, dit plaisamment la petite femme avec son accent toulousain, quitte � me baigner apr�s, pourvu qu'il me rendit mon cousin. Le soir m�me, Marat se rendit au Comit�, et le lendemain le cousin sortit de l'Abbaye.� Cette anecdote est invraisemblable et ne m�rite m�me point qu'on s'y arr�te; mais il est bon de savoir � quoi s'en tenir sur l'int�rieur de Marat. L'appartement se composait de cinq pi�ces. Dans l'une, �clair�e par une fen�tre s'ouvrant sur la cour et tout encombr�e de feuilles imprim�es, se tenaient trois femmes employ�es comme plieuses. La seconde �tait une chambre � coucher ayant vue sur la rue par deux crois�es en verre de Boh�me. Entre ces deux pi�ces, un cabinet servait de salle de bain. Enfin la cinqui�me n'�tait pas du tout l'Eldorado r�v� par l'imagination romanesque de Mme Roland, mais c'�tait un salon �l�gant dans lequel on devinait le go�t et la main d'une femme. Le mobilier appartenait � Simonne. Nous avons dit ailleurs que Marat n'avait pas de patrie; on pourrait ajouter qu'il n'avait point de chez lui. Quant � la malpropret�, � la crasse dont parle Mme Roland (et beaucoup d'historiens l'ont crue sur parole), il est facile de r�pondre par un fait � cette autre calomnie: Marat, pour des raisons de sant�, prenait un bain tous les jours. Ce grand coupeur de t�tes, cet homme dont l'ombre �tait rouge, n'entrait en fureur que quand il �tait assis devant son �critoire; dans la vie priv�e, il �tait na�f et presque bonhomme. A c�t� de sa table de travail �taient deux serins en cage qui becquetaient des grains de mil. Comme il souffrait souvent d'une inflammation du sang, Simonne �vrard le soignait avec le z�le d'une vraie garde-malade, avec la d�votion d'une soeur de charit�. C'�tait une nature hyst�rique et sibylline, une femme aux yeux et aux cheveux noirs, qui dans l'Ami du peuple adorait la R�volution en chair et en os. Il reconnaissait ses bons services, son attachement, par une tendresse sans bornes. Jamais un mot offensant ne s'�chappait de ses l�vres sans qu'il en demand�t aussit�t pardon � sa compagne. Le pardon n'�tait pas difficile � obtenir; car elle l'aimait. �Marat, dira plus tard Saint-Just, �tait doux dans son m�nage: il n'�pouvantait que les tra�tres.� XI Parall�le entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux Girondins.--Eloquence des orateurs.--Camille Desmoulins r�primand� par Prudhomme.--Causes de la d�cadence des Girondins.--Ils n'�taient point de leur temps. A la veille des grandes luttes qui vont s'engager entre la Gironde et la Montagne, il importe de bien caract�riser l'esprit, les tendances et la conduite des deux partis. Certes la Gironde comptait parmi ses membres beaucoup d'hommes remarquables; quelques-uns m�me �taient des orateurs ou des �crivains �minents: Vergniaud, Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-�tienne, l'abb� Fauchet. Que leur a-t-il donc manqu� pour diriger la R�volution? Ils ne savaient point gouverner. Avant et apr�s le 10 ao�t, ils �taient au pouvoir: qu'en ont-ils fait? Ils avaient d�clar� la guerre, et, faute d'avoir �tabli tout d'abord l'harmonie entre les officiers et les soldats, ils paralys�rent le succ�s de nos armes; ils avaient horreur du sang, et ils laiss�rent faire les journ�es de Septembre; ils voulaient sauver le roi, et ils vot�rent sa mort; ils avaient propos� l'�tablissement d'un tribunal r�volutionnaire, et cette arme redoutable, ils l'abandonn�rent aux mains de leurs ennemis. Ils disposaient des fonctions publiques, et ils n�glig�rent d'y placer leurs cr�atures. N'a pas qui veut le sens politique. C'est un don de nature. On na�t homme d'�tat comme on nait orateur, po�te ou artiste. Malgr� le nom qu'on leur avait donn� par ironie, les Girondins n'�taient pas de vrais hommes d'�tat. Pour m�riter ce titre, il faut savoir exactement ce que l'on veut, o� l'on va. Ils voulaient, dit-on, r�duire l'importance de Paris au profit des d�partements, d�centraliser la France; mais cette vague intention, ils la d�savouaient eux-m�mes, tant ils sentaient qu'elle s'adaptait mal aux n�cessit�s de la guerre. A part Roland, les quelques-uns d'entre eux qui exerc�rent des fonctions publiques n'arriv�rent aux affaires que pour y donner la mesure de leur insuffisance. P�tion, qui n'�tait pas pr�cis�ment un des leurs, quoiqu'ils se servissent de lui en pleine confiance, pouvait �tre un tr�s-honn�te citoyen, mais il ne poss�dait ni l'�tendue d'esprit ni l'�nergie qui conviennent en temps de R�volution. Cet homme manquait de tout: il n'avait pas m�me d'ennemis. Les Girondins, c'est une justice � leur rendre, d�siraient fonder la R�publique; mais tenaient-ils bien � l'asseoir sur la large base de la d�mocratie? Il est permis d'en douter quand on consid�re attentivement leurs actes, leurs propres d�clarations et leur mani�re de vivre. Sans doute ils avaient raison de ne proscrire ni les beaux-arts, ni les plaisirs, ni les conqu�tes de la civilisation; on applaudit de tout coeur � ces paroles de Vergniaud: �Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont �crit sur les gouvernements nous disent que l'�galit� de la d�mocratie s'�vanouit l� o� le luxe s'introduit, que les R�publiques ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par les richesses. Pensez-vous que ces maximes... doivent �tre appliqu�es rigoureusement et sans modification � la R�publique fran�aise? Voulez-vous lui cr�er un gouvernement aust�re, pauvre et guerrier comme celui de Sparte? Dans ce cas, soyez cons�quents comme Lycurgue; comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez � jamais les m�taux, br�lez m�me les assignats; �touffez l'industrie; ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache; fl�trissez par l'infamie l'exercice de tous les m�tiers utiles; d�shonorez les arts et surtout l'agriculture... ayez des �trangers pour cultiver vos terres, et faites d�pendre votre subsistance de vos esclaves.� Tout cela est juste et bien pens�; mais la question est toujours de savoir dans quelle proportion la masse des citoyens participera aux jouissances du luxe. Les Girondins avaient la noble passion de la libert�; avaient-ils au m�me degr� le sentiment de la justice? se pr�occupaient-ils de la r�ciprocit� des int�r�ts, des droits sacr�s du travail, des moyens de r�duire la mis�re et d'accro�tre le bien-�tre des classes tout r�cemment affranchies? Ils ne voulaient point de la R�publique de Sparte, et certes ils avaient bien raison; mais celle d'Ath�nes valait-elle beaucoup mieux? ne s'appuyait-elle point aussi sur le travail des esclaves pour la production des richesses? Mme Roland, _la nymphe �g�rie de la Gironde_, �tait n�e, comme elle le disait elle-m�me, pour la volupt�. Je n'attaque point ses moeurs. Il est n�anmoins vrai de dire que son imagination s'�garait beaucoup trop dans les gracieuses et molles utopies. On ne fonde point un �tat de choses nouveau avec des r�miniscences ni des fictions. Le tort de Mme Roland et du parti dont elle �tait le chef fut de faire le roman de la politique. Les orateurs de la Gironde avaient pour eux l'�clat du talent; mais il faut bien reconna�tre qu'en temps de r�volution, quand une nation marche sur le bord des pr�cipices, lorsque son territoire est menac� par l'ennemi, on ne la sauve point avec des paroles. Il y faut des actes virils. Ce qui fait, en pareil cas, la force des hommes d'�tat est encore moins l'�loquence que l'ent�tement calme et la foi in�branlable dans une id�e. Le succ�s en politique n'appartient pas toujours � ceux qui s'agitent le plus (les Girondins se donnaient beaucoup de mouvement); il n'appartient pas m�me � ceux qui ont le plus de g�nie; il finit par se ranger du c�t� des hommes tout d'une pi�ce, marchant vers un but fixe et d�termin� avec la roideur inflexible du somnambule qui abaisse devant lui tous les obstacles. On a beaucoup vant�, et avec raison, l'�loquence des Girondins; mais pourquoi rabaisser injustement celle des Montagnards? La parole de Maximilien Robespierre est toujours l'�cho fid�le de sa pens�e. Dans plusieurs de ses discours se d�tachent, d'un fond un peu gris�tre, quelques traits hardis, des apostrophes v�h�mentes, des mouvements path�tiques, des images fortes et graves. Quand Robespierre dit: �La voix de la v�rit� qui tonne dans les coeurs corrompus ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne r�veillent pas les cadavres...� il parle la langue de son ma�tre J.-J. Rousseau. Charles Nodier, qui s'y connaissait, �tait un admirateur du talent oratoire de Maximilien. Il aimait � citer cette phrase: �Oui, citoyens, les rois �trangers sont � craindre,--je ne parle pas de leurs arm�es,--je parle de leurs intrigues, de leurs complots, etc., etc.� Ce _je ne parle pas de leurs arm�es_, ajoutait Nodier, est sublime. Quoique trop Romain, trop drap� dans la toge de Brutus, Saint-Just avait l'�toffe du g�nie. Au moment o� les Girondins attaquaient Paris avec autant de l�g�ret� que d'injustice, il prenait la d�fense de cette ville h�ro�que; mais avec quelle fiert� de style! �Paris, s'�criait-il, doit �tre maintenu; il doit l'�tre par votre sagesse. Paris n'a point souffl� la guerre dans la Vend�e; c'est lui qui court l'�teindre avec les d�partements. N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le rendre suspect � la R�publique, rendons � cette ville en amiti� les maux qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est m�l� parmi le sang de tous les Fran�ais; ses enfants et ceux de la France sont enferm�s dans le m�me tombeau. Chaque d�partement veut-il reprendre ses cadavres et se s�parer?� Cette derni�re image est digne du Dante. Quel orateur que Danton! Sa parole imite au besoin le mugissement de la foule, les �clats du tonnerre, tandis qu'elle s'�l�ve d'autres fois, grave et majestueuse, vers les sommets de la raison humaine. S'agil-il de communiquer aux masses l'�lan patriotique, sa bouche torse, sa voix de taureau, son oeil enflamm�, tout ressemble en lui au dieu de la guerre. Faut-il, au contraire, discuter les grands int�r�ts de la R�publique, les questions de droit et de salut public, il se montre constamment � la hauteur de son r�le. Ses ennemis eux-m�mes l'avaient surnomm� le Pluton de l'�loquence. Et ce n'est pas seulement comme orateur qu'il est grand, c'est aussi comme homme d'�tat. Aux d�partements, il montre la face de Paris irrit�. La France enti�re remue sous sa main. Oblig� de se cr�er � la h�te un personnel, il fait, comme on dit, fl�che de tout bois. Lui reproche-t-on, durant son passage aux affaires, d'envoyer dans les d�partements des hommes farouches pour exciter l'opinion publique: �Et qui donc enverrai-je? r�pond-il avec un sourire terrible; des demoiselles?� Les Girondins n'avaient plus alors qu'un moyen de salut, c'�tait de s'attacher Danton. Ce fougueux tribun, qu'on repr�sente comme le d�mon de l'anarchie, �tait au contraire un homme de gouvernement. Les chefs de la Montagne voulaient tous constituer un pouvoir redoutable; le sang qui coula dans ces jours de t�n�bres ne fut point r�pandu par les mains de la libert�, mais au nom du droit et dans l'int�r�t de l'ordre. Pour r�primer les exc�s d'un affranchissement convulsif, pour d�sarmer les factions toujours d�faites, jamais vaincues, pour maintenir l'autorit� de la repr�sentation nationale sur le terrain chancelant de l'�meute, pour �craser l'hydre du royalisme, il fallait entourer fortement la loi du canon et de la hache. Danton aurait apport� aux Girondins l'�nergie qui leur manquait; il leur e�t donn� le sentiment de l'unit�, seule force d'un gouvernement r�publicain; nos _hommes d'�tat_ le n�glig�rent. Ainsi tout fut perdu pour eux. Danton les avait pourtant avertis: �Ah! tu m'accuses, moi! avait-il dit � Guadet; tu ne connais pas ma force: je prouverai tes crimes!� La Montagne n'avait pas seulement de grands orateurs; elle avait aussi des �crivains de talent: Fr�ron, Fabre d'�glantine, Camille Desmoulins. Ce pauvre Camille, si p�tulant, si �minemment sympathique, n'en �tait pas moins dans ce moment-l� en butte � de graves accusations. Il faut se reporter aux circonstances: Dumouriez venait de passer � l'ennemi. Au milieu de cette fermentation des esprits, dans un moment o� la trahison d'un chef pouvait livrer la France � l'�tranger et �teindre la R�volution dans le sang de ses enfants, on con�oit que la presse se montr�t inqui�te, ombrageuse. La conduite des g�n�raux et celle des repr�sentants de la nation �tait surveill�e. Les actes les plus innocents dans un temps de tranquillit� prenaient � la lumi�re des circonstances o� se trouvait alors le pays une couleur sinistre. Toute relation avec un g�n�ral suspect �tait consid�r�e comme une d�sertion des principes. Le luxe m�me de la table �tait d�nonc� comme contraire � la morale r�publicaine. L'homme le moins fait pour observer cette r�serve �tait alors Camille Desmoulins; il avait le coeur d�mocrate; mais, par une mollesse de caract�re qui lui devint funeste, Camille ne se refusait ni au plaisir ni � la bonne ch�re. �Qu'e�t dit le brave Santerre, �crivait alors Prudhomme, s'il e�t assist� au repas splendide du mardi 5, donn� par le g�n�ral Dillon? Il y avait trente de nos l�gislateurs r�publicains, dont plusieurs de la Montagne, Bazire, Chabot, Fabre d'�glantine, Merlin, Camille Desmoulins avec sa charmante femme, Carra, etc., etc. Ce n'�tait point un banquet de Spartiates; on n'y mangea pas que des pommes de terre et du riz � l'eau. Le luxe de ce repas fut port� jusqu'� l'ind�cence.� Camille Desmoulins r�pondit � Prudhomme, avec son esprit ordinaire: �En v�rit�, aust�re Prudhomme, voil� bien du bruit que vous faites dans votre dernier num�ro pour une dinde aux truffes mang�e dans le carnaval chez un g�n�ral qui a sauv� la France � la c�te de Brienne. Vous dites que jamais Choiseul ne donna un pareil d�ner. Je ne sais comment Choiseul donnait � d�ner; mais je me souviens d'avoir fait chez vous-m�me, citoyen auteur, un d�ner aussi somptueux, je vous jure, que celui du citoyen g�n�ral, et ce que j'en dis n'est pas pour vous le reprocher. J'adresse la m�me r�ponse � Marat, qui est venu faire �galement charivari � ma porte sur mon estomac aristocrate. Que n'ai-je encore mon journal! je ferais un beau chapitre sur certains curieux, qui apprennent au public qu'ils _�taient vierges � vingt et un ans_, et qui montrent avec ostentation leurs pommes de terre, comme Brissot montrait au Comit� de surveillance de la Commune la paillasse sur laquelle il �tait couch�. Pl�t au ciel que le _j�suite_ pi�montais dormit sur le duvet et sur des feuilles de rose, et qu'il ne f�t pas le premier lev� et le dernier couch� de la R�publique. Pitt dormirait bien moins, si Brissot dormait davantage. J'aime bien mieux les fourberies de X�nophon, qui, dans son roman de _Cyrus_, met ces paroles dans la bouche du grand-p�re Astyage: _Eh! quoi, mon fils, n'y a-t-il point de mardi-gras chez les Perses?_--Jamais, r�pondit Cyrus.--_Par Jupiter et par Vesta, eh! comment vivent-ils donc?..._ Comme il �tait permis aux docteurs de Sorbonne de lire les livres � l'_index_, il peut bien �tre permis � Chabot et � moi de d�ner avec les g�n�raux � l'_index_. Vous �tiez au corps �lectoral, et il doit vous souvenir que, lorsque je fus discut� avant mon ballottage avec Kersaint, un membre m'avait reproch� mes d�ners avec Suleau et Peltier; il lui fut r�pondu par Danton, en une seule phrase qui me fit nommer � la presque unanimit�.� [Illustration: Logement de Marat rue des Cordeliers.] Prudhomme r�pliqua: �Prenez garde, mon cher Camille; ou votre m�moire vous trompe, ou bien je croirai que, pour justifier le d�ner du g�n�ral, vous ne vous faites pas scrupule de calomnier celui que vous et votre aimable moiti� accept�tes rue des Marais. Nous n'�tions que quatre � ce d�ner, nos deux femmes et nous deux. Je vous traitai en patriote; ce n'�tait pas le moment de se r�jouir. A cette �poque, vous vous d�robiez aux poursuites qu'on faisait pour l'affaire du Champ-de-Mars.� Prudhomme avait cit� en outre un proverbe latin: _Omne animal capitur esca_; tout animal se prend par l'app�t de la nourriture. Camille, comme son ami Danton, mordit avec insouciance aux volupt�s plus ou moins innocentes, sans se douter que, sous cette perfide amorce, il y avait alors un hame�on de fer. L'aust�rit� de Marat, la s�v�rit� avec laquelle il bl�mait les _franches lipp�es_ de son jeune ami, s'expliquent assez bien par la rigueur des temps. Les vivres �taient rares; le num�raire se cachait; une bonne partie de la fortune publique s'�tait enfuie � l'�tranger avec les �migr�s; les frais de la guerre �puisaient le Tr�sor; le manque de s�curit� amenait la d�pr�ciation des assignats. Comment, au milieu de ce malaise g�n�ral, la grande classe des travailleurs n'e�t-elle point aim� la pauvret� chez ses d�fenseurs? D'un autre c�t�, on sortait des petits soupers de la R�gence, des orgies de Louis XV, des bacchanales de ce frivole XVIIIe si�cle. La plupart des Montagnards croyaient fermement que, pour fonder la R�publique, il �tait n�cessaire de r�g�n�rer les meurs; et d'o� partirait l'exemple, sinon des chefs auxquels la nation avait confi� ses destin�es? Tout homme doit porter la livr�e de l'id�e qu'il repr�sente; aux d�mocrates de 93, il fallait le cilice du d�sint�ressement et la sobri�t� du puritain. Bien plus que Camille Desmoulins, dont on regrette les �carts, les Girondins �taient les pa�ens de la R�volution Fran�aise. Leurs go�ts, leur mani�re de vivre, qui, dans d'autres circonstances, n'auraient rien eu de tr�s-bl�mable, contrastaient beaucoup trop avec les sacrifices que s'imposait alors la nation tout enti�re. Les dures �poques exigent des vertus rigides. Danton lui-m�me qui par go�t, par temp�rament, n'�tait nullement ennemi des plaisirs ni des beaux-arts, sentait tr�s-bien qu'il fallait avant tout sauver le territoire national et achever la R�volution. �Quand le temple de la libert� sera assis, disait-il, le peuple saura bien le d�corer. P�risse plut�t le sol de la France que de retourner sous un dur esclavage! mais qu'on ne croie point que nous devenions barbares; apr�s avoir fond� la paix, nous l'embellirons: les despotes nous porteront envie...� Dans un temps calme, les Girondins auraient �t� l'ornement d'une Chambre r�publicaine. Ils y auraient apport� des lumi�res, des vues justes et quelquefois profondes, de la distinction, de la finesse et, sans contredit, du courage. Mais ne perdons jamais de vue que la R�publique ne pouvait alors se fonder que sur le triomphe d�finitif de la R�volution et de la d�mocratie. Or, c'est vis-�-vis du mouvement r�volutionnaire que les Girondins furent atteints et convaincus d'impuissance. Il fallait d'autres poignets que les leurs pour manier la crini�re du lion. Les mesures qu'ils proposaient � tour de r�le avaient l'apparence de l'audace; mais ils forgeaient des armes dont s'emparaient imm�diatement leurs adversaires. Loin de nous toute pr�vention: les partis peuvent bien s'insulter de pr�s avec violence et se m�priser les uns les autres; mais, � distance, ils prennent tous une valeur dans l'ensemble des faits accomplis. Chaque id�e a sa place dans l'histoire, et la marche des choses est logique. Vues d'un peu haut, toutes les factions r�volutionnaires �taient bonnes dans ce sens qu'elles concouraient toutes � une oeuvre; il faut tenir compte maintenant aux royalistes constitutionnels de leur amour de l'ordre et de la libert�; aux Girondins, de leur mod�ration et de leur horreur du sang, quoique chez quelques-uns cette mod�ration f�t un masque et cette humanit� une hypocrisie; aux Montagnards, de leur surveillance, de leur fermet�, de leurs vertus civiques, de leur audace, de leur d�sint�ressement. Nous n'apporterons devant la m�moire de ces partis ni injustice, ni col�re. D�fendons-nous pourtant d'un �clectisme historique sans conscience et sans port�e. Entre les Montagnards et les Girondins, il y a la distance d'une v�rit� � une erreur relative; il faut donc opter n�cessairement. Les uns auraient perdu la R�volution; les autres l'ont sauv�e. Or, comme � nos yeux il fallait que la R�volution s'accompl�t, nous abandonnons � l'in�luctable courant des faits ce qui devait malheureusement p�rir. Le grand chef d'accusation qui s'�l�vera toujours contre les Girondins est leur haine de Paris. Attaquer Paris, c'�tait attaquer l'unit� de la R�volution. Eh bien! l'animadversion _des hommes d'�tat_ envers celle ville �tait telle, qu'on ne pouvait plus � la Convention nommer Paris la capitale sans leur arracher des murmures. �Si les Girondins n'�taient pas f�d�ralistes par principe, dit Thibaudeau, ils l'�taient par ambition, par amour-propre et par n�cessit�, car ils sentaient que Paris �tait leur tombeau. D'un autre c�t�, les grandes villes, telles que Lyon, Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, �taient humili�es du joug insupportable de la capitale; elles embrassaient avec un orgueil l�gitime l'espoir de s'y soustraire et de devenir chacune un centre dans la R�publique. Des esprits sp�culatifs et des ambitieux souriaient � l'id�e des r�publiques _de la Gironde, du Rh�ne, des Bouches-du-Rh�ne, du Calvados..._ C'�tait un r�ve s�duisant, mais ce n'�tait qu'un r�ve, et le r�veil fut terrible et sanglant.� C'est donc en vain qu'on chercherait � nier les tendances f�d�ralistes des Girondins; ils �taient appel�s par leur talent � jouer un tout autre r�le. Plus fermes, ils eussent saisi et gard� l'arme de la terreur; plus �go�stes ou plus avides, ils auraient pos� des bornes au mouvement r�volutionnaire, qu'ils auraient exploit� au profit de la classe moyenne; plus g�n�reux, ils eussent inclin�, avec la Montagne, du c�t� du peuple. Se croyant forts, ils voulurent opprimer leurs ennemis; l'attaque provoqua l'attaque; le fer rencontra le fer, et les conspirateurs furent an�antis sous une conspiration. Quoi qu'il en soit, par les diverses causes que nous venons d'indiquer, la Gironde d�clinait, tandis que la Montagne s'�levait de jour en jour, comme autrefois la cha�ne des Alpes, gr�ce au mouvement naturel des forces volcaniques. L'esprit de la R�voluticn se retirait sur les hauteurs. XII Installation du Comit� de salut public.--Son caract�re.--Appel � la conciliation et � la fraternit�.--Les frais de la guerre pay�s par les riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille soulev�s contre la Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Vergniaud sur l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la libert� des cultes.--La Convention si�ge aux Tuileries.--Isnard pr�sident.--Histoire des Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'H�bert.--Invective d'Isnard.--Agitation de Paris. Le 5 avril 1793, la Convention cr�a le fameux _Comit� de salut public_. Jusqu'� celle date, les op�rations militaires et les grandes mesures de s�ret� nationale �taient dirig�es par un _Comit� de d�fense_. La trahison de Dumouriez, qui e�t pu entra�ner la chute du gouvernement r�publicain, d�voila la profondeur du mal et fit na�tre l'id�e d'y porter un rem�de. Ce fut le m�me Girondin qui avait d�j� propos� d'instituer un tribunal r�volutionnaire, ce fut Isnard qui fit d�cr�ter la cr�ation du Comit� de salut public. Il se composait de neuf membres dont les premiers nomm�s furent Bar�re, Cambon, Guyton-Morveau, Treilhard, Danton, Delmas, Lindet. Ce conseil des neuf d�lib�rait en secret et formait un v�ritable pouvoir ex�cutif qui s'�levait m�me au-dessus de l'autorit� des ministres. On se demande si cette dictature anonyme, agissant sous un voile, frappant des coups dans l'ombre, n'�tait pas plus terrible que le dictateur r�v� par Marat. Ce dernier �tait du moins responsable; le Comit� de salut public ne l'�tait pas, car le moyen d'admettre une responsabilit� divis�e entre neuf membres qui s'entourent de t�n�bres. Et pourtant c'est cette institution formidable qui a sauv� la France de l'invasion �trang�re et de l'anarchie. L'�tat d�plorable des arm�es du Nord, depuis la bataille de Nerwinde, laissait la fronti�re presque d�couverte. Le nouveau Comit� n'eut d'abord que des d�sastres et de sinistres �v�nements � annoncer devant la Convention. La prise de Thouars, emport�e d'assaut par les Vend�ens, la mort du g�n�ral Dampierre, h�ros foudroy� sur le champ de bataille par une batterie autrichienne, la d�mission offerte par Custine, le g�n�ral en chef de l'arm�e de l'Est. L'int�rieur �tait d�chir�, � l'ouest et au midi, par la guerre civile. C'�tait le moment de d�ployer les grandes mesures. Plus nous avan�ons, plus la force m�canique de la justice r�volutionnaire s'organise. La peine de mort devient dans les d�partements insurg�s un moyen de s�ret� publique, une arme dont les partis se servent pour r�gner tour � tour. La sombre fantasmagorie des mots donne alors aux instruments aveugles du supplice une puissance et une animation nouvelles. La guillotine se transforme en un �tre: cela vit, cela fonctionne, cela mange.--On lui confie la garde des principes et le salut de la R�publique. La Convention n'inventa point cette n�cessit� horrible, elle la trouva toute trac�e d'avance par la marche inflexible des �v�nements. Courb� sous le poids de ses fautes, l'ancien r�gime courait comme de lui-m�me au-devant de l'immolation. La R�volution punit surtout ces pasteurs des peuples, les rois, les pr�tres, les �crivains, les magistrats, les philosophes, qui, ayant charge d'�mes, avaient laiss�, par n�gligence ou par calcul, d�vier le troupeau humain. Notons d'ailleurs un fait tr�s-important: les Girondins ne r�sist�rent pas plus que les Montagnards aux mesures de terreur. Ils les jugeaient eux-m�mes n�cessaires, in�vitables. D'un autre c�t�, il faut dire � l'honneur de la Convention qu'avant de frapper les grands coups sur les d�partements r�volt�s elle avait eu recours � tous les moyens de conciliation et de cl�mence. Que disait Danton le 9 mai? �La France enti�re va s'�branler. Douze mille hommes de troupes de ligne, tir�s de vos arm�es, o� ils seront aussit�t remplac�s par des recrues, vont s'acheminer vers la Vend�e. A cette force va se joindre la force parisienne. Eh bien! combinons avec ces moyens de puissance les moyens politiques. Quels sont-ils? Faire conna�tre � ceux que des tra�tres ont �gar�s que la nation ne veut pas verser leur sang, mais qu'elle veut les �clairer et les rendre � la patrie.� (On applaudit.) Le 12, il remonte � la tribune. �Il y a parmi les r�volt�s, s'�crie-t-il, des hommes qui ne sont qu'�gar�s et contraints. Il ne faut pas les r�duire au d�sespoir. Je demande qu'on d�cr�te que les peines rigoureuses prononc�es par la Convention nationale ne porteront que sur ceux qui seront convaincus d'avoir commenc� ou propag� la r�volte.� La proposition de Danton est aussit�t d�cr�t�e. Cette double guerre, l'une � l'int�rieur contre la Vend�e, l'autre � l'ext�rieur contre toute l'Europe, exigeait �videmment de grands sacrifices d'hommes et d'argent. Mais, cet argent, o� le trouver? �Que le riche paye, r�pondait Danton, puisqu'il n'est pas digne, le plus souvent, de combattre pour la libert�; qu'il paye largement et que l'homme du peuple marche dans la Vend�e.� Ainsi que les autres membres de la Montagne, Danton �tait un ardent d�fenseur de la propri�t�; c'est dans l'int�r�t des opulents eux-m�mes qu'il voulait frapper l'opulence de fortes contributions. Un d�partement du Midi, l'H�rault, avait donn� l'exemple en d�cr�tant sur les riches un emprunt forc�. Danton s'arme de ce pr�c�dent: �On ne parle plus, dit-il, de lois agraires; le peuple est plus sage que ses calomniateurs ne le pr�tendent, et le peuple en masse a plus de g�nie que beaucoup qui se croient des grands hommes. Dans un peuple, on ne compte pas plus les grands hommes que les grands arbres dans une vaste for�t. �On a cru que le peuple voulait la loi agraire; cette id�e pourrait faire na�tre des soup�ons sur les mesures adopt�es par le d�partement de l'H�rault; sans doute on empoisonnera ses intentions et ses arr�t�s; il a, dit-on, impos� les riches; mais, citoyens, imposer les riches, c'est les servir; c'est un v�ritable avantage pour eux qu'un sacrifice consid�rable; plus le sacrifice sera grand sur l'usufruit, plus le fonds de la propri�t� est garanti contre l'envahissement des ennemis. C'est un appel � tout homme qui a les moyens de sauver la R�publique. Cet appel est juste. Ce qu'a fait le d�partement de l'H�rault, Paris et toute la France veulent le faire. �Voyez la ressource que la France se procure. Paris a un luxe et des richesses consid�rables: eh bien! par votre d�cret, cette �ponge va �tre press�e... �Paris, en faisant un appel aux capitalistes, fournira son contingent, il nous donnera les moyens d'�touffer les troubles de la Vend�e; et, � quelque prix que ce soit, il faut que nous �touffions ces troubles. A cela seul tient votre tranquillit� ext�rieure. �Il faut donc diriger Paris sur la Vend�e. Cette mesure prise, les rebelles se dissiperont. Si le foyer des discordes civiles est �teint, l'�tranger vous demandera la paix, et nous la ferons honorablement. �Je demande que la Convention nationale d�cr�te que, sur les forces additionnelles au recrutement vot� par les d�partements, 20 000 hommes seront port�s par le ministre de la guerre sur les d�partements de la Vend�e, de la Mayenne et de la Loire.� La Convention approuve et vote � l'unanimit�. La Vend�e �tait certes le danger de la situation; mais il y en avait un autre, la guerre civile au coeur m�me de l'Assembl�e nationale. La Montagne, nous l'avons dit, gagnait chaque jour du terrain sur la Gironde. Roland avait quitt� le minist�re; Pache avait remplac� Cambon � la mairie. Les Girondins, voyant le flot de l'impopularit� monter autour d'eux de moment en moment, cherch�rent � r�parer leurs d�faites en poussant des cris de d�tresse. A les en croire, le glaive de l'assassinat �tait lev� sur leurs t�tes et sur la Convention tout enti�re. Ils se servaient de la menace d'un danger public pour attirer � eux les mod�r�s de la Plaine, les _crapauds du Marais_. Qu'y avait-il de vrai dans ces alarmes? Il serait t�m�raire de soutenir que les appr�hensions de la Gironde fussent absolument chim�riques; mais elles �taient � coup s�r exag�r�es. De quoi en effet s'agissait-il? De deux p�titions, l'une insignifiante et vague dans laquelle on d�non�ait Brissot, Guadet et la plupart des Girondins comme complices de Dumouriez, l'autre pr�sent�e par le quartier de la Halle-au-Bl�, mena�ante et furieuse, mais d�savou�e, condamn�e par la Montagne elle-m�me. Les appels de la Gironde au sentiment de la peur �taient d'ailleurs imprudents et maladroits. Crier sans cesse: Au loup! au loup! c'est le moyen d'�veiller la b�te au fond des bois. D�noncer l'insurrection comme un p�ril imminent, c'est la provoquer. La crainte de la multitude, la crainte de Paris, quel signe de d�cadence pour un grand parti politique! Les difficult�s assi�geaient de toutes parts la Convention. La d�pr�ciation des assignats amenait chaque jour rench�rissement des vivres. Le gage du papier-monnaie �tait les biens des �migr�s, mais ces biens ne se vendaient pas ou se vendaient mal. On payait l'�tat avec son propre signe fiduciaire, c'est-�-dire avec la monnaie du diable, des feuilles s�ches. D'un autre c�t�, les marchands, les boutiquiers, profitaient de l'abondance des assignats et de la raret� du num�raire pour vendre leurs denr�es � des prix exorbitants. Que faire? quel rem�de apporter au mal? C'est alors qu'on eut l'id�e du _maximum_, en vertu duquel l'�tat devait fixer lui-m�me le prix des marchandises. Au point de vue de l'�conomie politique, cette mesure �tait d�testable; beaucoup parmi les Montagnards eux-m�mes le reconnurent; mais en temps de r�volution il n'y a rien d'absolu. Il fallait � tout prix sortir de l'ab�me o� la monarchie avait plong� la France, nourrir les arm�es, payer les frais de la guerre, assurer � la classe la plus nombreuse les moyens de vivre; et comment y arriver quand la multiplication des assignats amenait de jour en jour cette cons�quence in�vitable, l'ench�rissement des moyens de subsistance? Le maximum n'�tait-il point le seul frein que l'on put alors imposer au d�bordement du papier-monnaie? Un mal ne gu�rirait-il point l'autre? Mais, d'un autre c�t�, ce rem�de violent n'�tait-il point la ruine du commerce et de l'agriculture? Ainsi de toutes parts t�n�bres, incertitude, menaces de mort pour la R�publique naissante. Le _maximum_ fut repouss� par la Gironde qui fort injustement accusa la Montagne d'en vouloir � la propri�t�. Si encore la Convention avait dispos� des forces et des ressources de toute la France! mais les deux grandes villes, Lyon et Marseille, lui �chappaient. Boisset et Mo�se Bayle, repr�sentants du peuple, avaient �t� envoy�s en qualit� de commissaires pr�s les d�partements de la Dr�me et des Bouches-du-Rh�ne. Que trouv�rent-ils � Marseille? Dans cette h�ro�que cit�, dont la guerre avait arrach� les meilleurs enfants partis le sac au dos, il ne restait que le haut commerce et la tourbe, h�las! trop nombreuse, des indiff�rents. Toutes les r�actions ont un flair admirable pour d�couvrir � propos les hommes qui peuvent seconder leurs projets. Qu'elle le voul�t ou non, la Gironde �tait condamn�e � servir d'avant-garde aux royalistes. L'�pith�te de mod�r�e que lui donn�rent � tort les Montagnards lui gagna dans les villes du Midi la classe moyenne, le parti des riches. Les ti�des, les timides, les monarchistes honteux se cach�rent derri�re les Girondins, de m�me qu'ils s'�taient r�fugi�s d'abord derri�re les Constitutionnels. En ce qui regarde la vieille cit� phoc�enne, ils mirent tout en usage pour dominer dans les sections, qui �taient compos�es de n�gociants, pour avilir les autorit�s constitu�es et prendre des mesures contraires � l'esprit d'�galit�. C'est ainsi qu'ils institu�rent un _Tribunal populaire_ et un _Comit� central_, v�ritable gouvernement marseillais qui r�sistait aux ordres et aux d�crets de la Convention. Les deux commissaires, usant des pouvoirs qui leur �taient d�l�gu�s, cherch�rent � dissoudre ce gouvernement local. Ils lanc�rent un arr�t� en vertu duquel le Tribunal populaire et le Comit� central ��taient et demeuraient cass�s�. Les contre-r�volutionnaires n'en tinrent aucun compte et, pour toute r�ponse, signifi�rent aux deux repr�sentants du peuple qu'ils eussent � sortir du d�partement dans les vingt-quatre heures. Paralys�e par l'influence des Girondins et d��ue par Barbaroux qui pr�senta les faits sous un faux jour, la Convention, le 12 mai 1793, eut la faiblesse de ne point soutenir ses commissaires et suspendit leurs arr�t�s. Ainsi se d�veloppa sous la cendre cet incendie qu'il e�t �t� facile d'�teindre � l'origine et qui d�vora plus tard le Midi de la France. A Lyon, la situation �tait � peu pr�s la m�me, avec cette diff�rence que le parti d�mocratique r�sistait intr�pidement. Un vrai tribunal r�volutionnaire avait �t� �tabli; des suspects avaient �t� arr�t�s. Grand tumulte � la Convention, quand on y apprit ces actes arbitraires. La Gironde s'indigna, temp�ta; l'un de ses membres, Chasset, proposa un d�cret ainsi con�u: �Ceux que l'on voudrait arr�ter ont le droit de repousser la force par la force.� Ce d�cret fut vot�. Certes, le respect de la l�galit� m�rite tous nos �gards; mais faut-il qu'il aille jusqu'� encourager la guerre civile? Le parti des mod�r�s, que d�fendait la Gironde, se composait d'hommes, nous le verrons bient�t, qui, � Lyon et � Marseille, aimaient mod�r�ment la R�publique, la patrie et la libert�. Au milieu de ces d�chirements, de ces embarras, de ces sinistres pr�sages, la Convention avait commenc� � poser les bases de la Constitution. Calme dans l'orage, elle d�lib�rait sur les plus grandes questions qui int�ressent l'humanit�. Admettrait-elle en faveur de son oeuvre une sorte d'inspiration surnaturelle dont elle serait l'interpr�te? [Illustration: Fouquier-Tinville, accusateur public.] Tel ne fut pas l'avis de Vergniaud, l'esprit le plus �lev�, l'orateur le plus �loquent et le plus honn�te de la Gironde: �Les anciens l�gislateurs, dit-il, faisaient intervenir quelque dieu entre eux et le peuple. Nous qui n'avons ni le pigeon de Mahomet, ni la nymphe du Numa, ni m�me le d�mon familier de Socrate, nous ne pouvons interposer entre le peuple et nous que la raison.� A ceux qui voulaient que la Constitution de 93 consacr�t ou proscrivit la libert� des cultes, Danton r�pondait avec beaucoup de sagesse: �Quoi! nous leur dirons: Fran�ais, vous avez la libert� d'adorer la divinit� qui vous para�t digne de vos hommages! mais la libert� du culte que vos lois ont pour objet ne peut �tre que la r�union des individus assembl�s pour rendre, � leur mani�re, hommage � cette divinit�. Une telle libert� ne peut �tre atteinte que par des lois de police; or, sans doute, vous ne voudrez pas ins�rer dans une d�claration des droits une loi r�glementaire. La raison humaine ne peut r�trograder; nous sommes trop avanc�s pour que le peuple puisse croire n'avoir point la libert� de son culte, parce qu'il ne verra pas le principe de cette libert� inscrit sur les tables de la Constitution. �Si la superstition semble encore avoir quelque part aux mouvements qui agitent la R�publique, c'est que la politique de nos ennemis l'a toujours employ�e; mais regardez que partout le peuple, d�gag� des impulsions de la malveillance, reconna�t que quiconque veut s'interposer entre lui et la divinit� est un imposteur. Partout on a demand� la d�portation des pr�tres fanatiques et rebelles. Gardez-vous de mal pr�sumer de la raison nationale; gardez-vous d'ins�rer un article qui contiendrait cette pr�somption injuste!� De ces hauteurs sereines o� s'�purent les intelligences, o� se dissipent les haines personnelles, o� Montagnards et Girondins se trouvaient presque d'accord, la Convention �tait malheureusement ramen�e vers les sombres n�cessit�s du pr�sent, vers l'antagonisme des partis. Le 10 mai 1793, la Convention quitta la salle des Feuillants pour une autre salle enferm�e dans le palais des Tuileries. En principe, c'�tait logique: les repr�sentants de la souverainet� du peuple devaient si�ger dans l'ancienne r�sidence des souverains. Au point de vue parlementaire, cette salle avait n�anmoins tous les d�fauts: elle �tait trop petite et on y arrivait par les escaliers �troits du pavillon de l'Horloge et du pavillon Marsan. Acc�s difficile, nuls d�gagements, aucun moyen de fuir ou d'appeler � soi la force arm�e. Le 16, l'Assembl�e choisit pour pr�sident Isnard, le plus violent, le plus col�rique des Girondins. En face de cette menace (il est difficile de donner un autre nom � un pareil choix) se dressait dans l'ombre le comit� de l'�v�ch�, plus robespierriste que Robespierre, plus maratiste que Marat, plus h�bertiste qu'H�bert lui-m�me. Il se composait d'hommes atrabilaires et vindicatifs, de citoyens aigris par l'indigence, qui parlaient ouvertement d'_en finir_ avec les _vingt-deux_. C'est ainsi qu'on d�signait les membres de la Gironde. De ce c�t� n�anmoins le danger n'�tait pas tr�s-s�rieux. Bien autrement terrible fut le br�lot lanc� contre la Gironde par Camille Desmoulins. Son _Histoire des Brissotins_ est un libelle implacable, une satire � la fois s�rieuse et bouffonne, une d�nonciation rehauss�e par tous les artifices du style et du plus incontestable talent. Apr�s un tel r�quisitoire et un tel jugement, il ne manquait plus que le bourreau. Pourquoi cette haine des Girondins? Comme eux, Camille �tait du parti des indulgents. Comme eux, il ne d�daignait point de s'asseoir � la table des riches et des g�n�raux. Pourquoi? Un mot suffira pour tout expliquer. Malgr� quelques faiblesses dont il riait et s'accusait lui-m�me, entre la Gironde et Camille Desmoulins il y avait un ab�me, Camille avait le coeur pl�b�ien: par raison, par sympathie, par toutes les inclinations de sa bonne et riche nature, il appartenait � la classe souffrante. Et puis il aimait Paris: attaquer sa ch�re ville, c'�tait attaquer la R�volution. Profitant d'une �meute de femmes qui avait fait quelque tapage aux portes et dans les tribunes de la Convention, le 18 mai, Guadet fit trois propositions audacieuses: �1� Les autorit�s de Paris sont cass�es; 2� les membres suppl�ants de la Convention se r�uniront � Bourges, pour y d�lib�rer d'apr�s un d�cret pr�cis qui les y autorisera, ou sur la nouvelle certaine de la dissolution de la Convention; 3� ce d�cret sera envoy� aux d�partements par des courriers extraordinaires.� La Gironde comptait sur l'absence de quatre-vingts membres de la Montagne, partis en mission aupr�s des arm�es, pour faire passer ce coup d'�tat. La Convention, quoique mani�e, travaill�e par toutes sortes d'influences personnelles, n'osa point voter une mesure qui d�chirait si ouvertement l'unit� de la R�publique et outrepassait tous les droits de l'Assembl�e. Bar�re, l'homme des atermoiements et des demi-r�solutions, l'orateur � deux faces et � deux discours dont l'un disait oui et l'autre non, conseilla de prendre un parti moyen: l'Assembl�e d�cr�ta sous son influence qu'il serait form� une commission de douze membres pour examiner la conduite de la municipalit�, rechercher les auteurs des complots ourdis contre la repr�sentation nationale et s'emparer, au besoin, de leurs personnes. Les douze furent choisis exclusivement parmi les Girondins. Bien loin de se conduire avec sagesse, cette commission, �tablie pour rechercher la cause des troubles et les apaiser, ne fit qu'irriter les esprits. Elle inventa, poursuivit des attentats imaginaires. Son intention �tait �videmment de jeter l'alarme dans le pays et d'attirer ainsi les faibles, les peureux � la Gironde, comme au seul rempart de l'ordre et de la s�curit� publique. Pauvre stratag�me! Beaucoup ne virent dans ses violences et ses attaques que le tourment d'un parti d�masqu�. Le 25 mai, la Commission des douze soumet � l'Assembl�e un projet de d�cret ainsi con�u: �La Convention nationale met sous la sauvegarde sp�ciale des bons citoyens la fortune publique, la repr�sentation nationale et la ville de Paris.� Alors Danton: �Je dis que d�cr�ter ce qu'on vous propose, c'est d�cr�ter la peur. N...--Eh bien! j'ai peur, moi!� Il est heureux pour cet inconnu que le _Moniteur_ n'ait pas conserv� son nom. Les Girondins, r�unis en comit� secret chez Valaz�, dirigeaient la conduite des douze, qui ne tard�rent point � frapper des mesures rigoureuses. H�bert (le P�re Duch�ne) avait �crit dans son journal que les Girondins, _� plusieurs reprises, enlevaient le pain des boulangers pour occasionner la disette_. D�nonc� � la Commission des douze, il est ill�galement arr�t� le 24 mai. Peu nous importe l'homme: H�bert �tait substitut du procureur de la Commune; il avait �t� �lu aussi bien que les repr�sentants du peuple; avait-on le droit de l'arracher � la mairie? Le lendemain, une d�putation de la Commune se pr�sente devant l'Assembl�e nationale et demande la libert� ou le prompt jugement du magistrat enlev� � ses fonctions. Isnard s'emporte. De son si�ge de pr�sident, o� depuis quelques jours il ne cessait de braver et d'injurier les tribunes, il lance cette imprudente menace: �Vous aurez prompte justice. Mais �coutez les v�rit�s que je vais vous dire. La France a mis dans Paris le d�p�t de la repr�sentation nationale. Il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention �tait avilie, je vous le d�clare au nom de la France enti�re (bruit), Paris serait an�anti...� Des murmures, des interruptions, un tumulte affreux couvrent la voix du pr�sident. MARAT.--L�che, trembleur, descendez du fauteuil! ISNARD, d'une voix s�pulcrale.--On chercherait sur les rives de la Seine si Paris a exist�. Ce sont l� de ces mots qui en temps de r�volution tuent un parti. Une telle insulte, un tel blasph�me, avait le tort de trahir, en l'accentuant, le voeu secret des Girondins, l'an�antissement de la capitale. Quel contraste, d'ailleurs, entre le ton violent d'Isnard et le langage mod�r� de l'orateur qui r�clamait l'�largissement d'H�bert! �Les magistrats du peuple, dit-il, qui viennent vous d�noncer l'arbitraire, ont jur� de d�fendre la s�ret� des personnes et des propri�t�s. Ils sont dignes de l'estime du peuple fran�ais.� Des acclamations enthousiastes saluent ces paroles et retombent comme une pluie de feu sur la t�te des Girondins. Il ne manquait plus � cette temp�te que la voix de Danton. �Je me connais aussi, moi, en figures oratoires. Il entre dans la r�ponse du pr�sident un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'un jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a exist�? Loin d'un pr�sident de pareils sentiments! il ne lui appartient que de pr�senter des id�es consolantes.� Avec un art prodigieux, l'orateur attaque les Girondins sans les nommer, ces hommes d'un _mod�rantisme perfide_. Il venge Paris des calomnies sous lesquelles on veut l'accabler. �La nation saura appr�cier la proposition qui lui a �t� faite de transporter le si�ge de la Convention dans une autre ville. Paris, je le r�p�te, sera toujours digne d'�tre le d�positaire de la repr�sentation nationale. Mon esprit sent que partout o� vous iriez, vous y trouveriez des passions parce que vous y porteriez les v�tres. Paris sera bien connu; le petit nombre de conspirateurs qu'il renferme sera puni. Le peuple fran�ais, quelles que soient vos opinions, se sauvera lui-m�me, s'il le faut, puisque tous les jours il remporte des victoires sur les ennemis, malgr� nos dissensions. Le masque arrach� � ceux qui jouent le patriotisme (on applaudit successivement dans toutes les parties de la salle) et qui _servent de rempart aux aristocrates,_ la France le l�vera et terrassera ses ennemis.� Les paroles d'Isnard avaient eu dans tout Paris un retentissement d'horreur: celles de Danton sont accueillies avec des transports d'enthousiasme. �Jupiter, dit un ancien, aveugle ceux qu'il veut perdre.� Plus les Girondins sentaient le terrain de la popularit� fuir sous leurs pieds, plus ils se plongeaient dans l'arbitraire. Franchissant toutes les bornes, la Commission des douze, outre H�bert, Varlet, Marino, venait de faire enlever nuitamment Dobsent, le pr�sident de la section de la Cit�. Grande rumeur. Une nouvelle d�putation accourt aux portes de l'Assembl�e nationale. Le pr�sident Isnard d�fend la commission, Robespierre demande la parole, elle lui est refus�e. Alors Danton, de son banc: �Je vous le d�clare, tant d'impudence commence � nous peser; nous vous r�sisterons.� TOUS LES MEMBRES DE L'EXTR�ME GAUCHE.--Oui, nous r�sisterons. (On applaudit dans les tribunes.) DANTON.--Je demande la parole. Il monte � la tribune. �Je d�clare � la Convention et � tout le peuple fran�ais que si l'on persiste � retenir dans les fers des citoyens qui ne sont que pr�sum�s coupables; si l'on refuse constamment la parole � eux qui veulent les d�fendre, je d�clare, dis-je, que s'il y a ici cent bons citoyens, nous r�sisterons. (Oui! oui! s'�crie-t-on � l'extr�me gauche.) Je d�clare en mon propre nom, et je signerai cette d�claration, que le refus de la parole � Robespierre est une l�che tyrannie.� LES M�MES VOIX.--Oui, oui, un despotisme affreux. Et comme des murmures s'�levaient du c�t� droit: DANTON.--Voil� ces amis de l'ordre qui ne veulent pas entendre la v�rit�; que l'on juge par l� quels sont ceux qui veulent l'anarchie. J'interpelle le ministre [Note: C'�tait Garat] de dire si je n'ai pas �t� plusieurs fois chez lui pour l'engager � calmer les troubles, � unir les d�partements, � faire cesser les pr�ventions qu'on leur avait inspir�es contre Paris; j'interpelle le ministre de dire si, depuis la R�volution, je ne l'ai pas invit� � apaiser toutes les haines, si je ne lui ai pas dit: Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plut�t que l'autre, mais que vous pr�chiez l'union. Il est des hommes qui ne peuvent se d�pouiller d'un ressentiment. Pour moi, la nature m'a fait imp�tueux, mais exempt de haine. Je l'interpelle de dire s'il n'a pas reconnu que les pr�tendus amis de l'ordre �taient la cause de toutes les divisions, s'il n'a pas reconnu que les citoyens les plus exag�r�s sont les plus amis de l'ordre et de la paix. Qu'on compare ces belles paroles aux invectives de la Gironde et que l'on dise de quel c�t� se trouvaient la mod�ration, la sagesse, de quel c�t�, au contraire, �clatait la violence. Cependant Paris bouillonnait; l'�tat d'agitation �tait extr�me. Des groupes se formaient aux abords de la Convention. Le maire entre lui-m�me dans la salle des s�ances, pr�c�d� du ministre de l'int�rieur. Garat parle le premier et jure que la Convention n'a rien � craindre. Pache r�p�te les m�mes d�clarations rassurantes. Il explique comment les arrestations ordonn�es par la Commission des douze ont donn� lieu aux rassemblements et r�v�l� un fait nouveau, c'est que cette m�me commission avait envoy� aux sections de la Butte-des-Moulins, de Quatre-Vingt-Douze et du Mail, connues pour leur esprit contre-r�volutionnaire, l'ordre de tenir trois cents hommes pr�ts � marcher. Il �tait tard. H�rault de S�chelles prit le fauteuil. Deux d�putations vinrent demander encore une fois la libert� d'H�bert, de Marino, de Dobsent. Devant elles s'avan�ait au bout d'une pique un bonnet rouge recouvert d'un cr�pe. L'Assembl�e r�duite � un tr�s-petit nombre de membres d�cr�ta que les prisonniers �taient �largis, que les douze �taient cass�s et que le Comit� de s�ret� publique aurait � examiner leur conduite. �tait-ce une surprise? Les Girondins avaient quelque droit de l'affirmer. Le lendemain, ils demand�rent avec rage que le d�cret f�t rapport�. On alla aux voix. La Montagne fut battue, mais par une faible majorit�, 238 voix contre 279. D�cid�ment, elle avait beaucoup accru ses forces; � l'origine, elle ne comptait pas cent membres; on l'appelait d�daigneusement l'extr�me gauche. Les minorit�s qui ont pour elles l'opinion publique et qui r�pondent aux besoins de leur temps ne doivent jamais d�sesp�rer du succ�s. La Commission des douze fut r�tablie, mais la Montagne obtint l'�largissement provisoire d'H�bert et des autres d�tenus. Comme c'�tait surtout � la Commission qu'en voulait le peuple de Paris, le maintien des douze ne fit qu'exasp�rer les haines, envenimer les soup�ons. On parlait vaguement de forces arm�es qui allaient fondre sur Paris. D'o� viendraient-elles? Des d�partements o� les Girondins avaient conserv� toute leur influence. La Montagne pourtant h�sitait encore � se servir de l'insurrection pour se d�barrasser de ses ennemis. Danton mena�a plus d'une fois, comme on l'a vu, la conduite aveugle et violente de la Commission des douze. Toutefois il ne d�sirait pas perdre les Girondins, mais les effrayer. Il voulait les d�rober aux coups de leurs ennemis, en les couvrant des �clats de sa voix. Les Girondins eurent l'imprudence de d�daigner cette fureur tut�laire qui les e�t sauv�s en les meurtrissant. Mal vus du peuple, ils essay�rent pourtant d'en appeler � la multitude. Ils firent la terreur; mais ils la firent en hommes �trangers aux instincts et aux passions des masses. On assure m�me que, pour se prot�ger, ils eurent l'id�e d'en appeler � l'�meute. Les agitateurs de la Gironde n'avaient ni la figure ni le v�tement de leur r�le; ils enr�gimentaient des domestiques, des hommes de confiance, des d�soeuvr�s: cette p�le contrefa�on des mouvements populaires ne fit que h�ter le r�veil du lion. Les Girondins ne cessaient, en m�me temps, d'exag�rer aux yeux du pays les dangers de leur situation personnelle; _Nous sommes sous le couteau_, �crivaient-ils, dans un moment o� leur Commission des douze tenait encore Paris sous le fer des ba�onnettes. A force d'agiter l'ombre d'un complot, les Girondins donn�rent � leurs ennemis l'id�e d'entreprendre sur l'inviolabilit� des membres de la Convention. Leur grand tort fut d'avoir provoqu� la lutte, d'avoir jet� le d�fi � la population parisienne. Si les Montagnards les avaient �pargn�s, les Girondins n'eussent point �pargn� les Montagnards. Guerre pour guerre, dent pour dent, t�te pour t�te. Le glaive tremblait dans le fourreau: qui osera s'en servir?--Moi, dit Marat, dont la conscience ne recule devant aucun scrupule. Ce qu'il hait, ce qu'il poursuit dans les Brissotins, c'est la tyrannie des _importants_ et des _parvenus_. Entre lui et ces hommes, c'est une lutte � mort... Oui, � mort; car le fer, apr�s avoir frapp� les victimes, se retournera contre le sacrificateur. XIII Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon d'alarme.--L'Ev�ch�.--La Convention envahie.--La Commission des douze est cass�e.--Promenade aux flambeaux.--L'Insurrection recommence le 2 juin.--Mauvaises nouvelles de la Vend�e et du th��tre de la guerre.--Le tocsin de Notre-Dame et la g�n�rale.--Ce qui se passe � la Convention.--Henriot et les canonniers.--Mise en accusation des vingt-deux.--Fin de Th�roigne de M�ricourt. --H� bien, p�re Fran�ois, il y aura du grabuge aujourd'hui; on dit le peuple terriblement en col�re. --Contre qui? --Contre les Girondins. --Pour qui tenez-vous: les Girondins ou les Montagnards? --Moi? je ne sais pas... Je suis pour la bonne cause. Tel est le dialogue qui, le matin du 31 mai, se tenait entre deux bourgeois du faubourg Saint-Marceau. La v�rit� est que depuis quelque temps une moiti� de la population se d�sint�ressait des affaires publiques. Il �tait si difficile pour la masse des citoyens de voir clair dans les questions qui divisaient les hommes d'�tat et les animaient les uns contre les autres. La Convention nationale offrait alors aux esprits les moins pr�venus un triste et perp�tuel d�cha�nement d'animosit�s impuissantes. La R�volution allait avorter dans ces crises et ces conflits d'homme � homme, de parti � parti, si l'insurrection ne f�t intervenue. Il y avait sans doute � franchir une barri�re sacr�e--la loi. Le peuple de Paris n'h�siterait-il point � porter la main sur sa propre souverainet� en mutilant la repr�sentation nationale? Il h�sita en effet. Depuis une quinzaine de jours que se pr�parait le mouvement, les sections reculaient devant une prise d'armes, une attaque directe contre la Convention. La Commune �tait divis�e. Les comit�s r�volutionnaires eux-m�mes ne pouvaient se mettre d'accord entre eux. Les clubs parlaient tr�s-haut et n'agissaient pas. Les Jacobins (lisez Robespierre) �taient pour une insurrection morale, c'est-�-dire sans doute pour une imposante manifestation de l'esprit public qui e�t forc� les Girondins � donner leur d�mission. Seul l'�v�ch� tenait pour un coup de main; mais ce petit groupe de fanatiques ne pouvait rien faire par lui-m�me. D'un autre c�t�, entre la Gironde et la Montagne, les vrais patriotes s'�taient depuis longtemps d�cid�s pour celui des deux partis qui repr�sentait le mieux la force et l'id�e de la R�volution; n�anmoins, soit lassitude, soit respect du droit, ils refusaient de marcher. Qui donc �branlera la masse?... Ce fut une poign�e d'agitateurs. Le vendredi 31 mai, � trois heures du matin, le tocsin sonna dans les tours de Notre-Dame, et se propagea de clocher en clocher. A ce signal, le rappel fut battu dans tous les quartiers de Paris. A huit heures, il y avait cent mille hommes sous les armes. La Convention s'�tait rassembl�e d�s le point du jour. Le commandant du poste du Pont-Neuf est � la barre, il dit qu'on �tait venu lui proposer de tirer le canon d'alarme. Il s'y �tait refus�; mais pendant qu'il acceptait les honneurs de la s�ance, le canon d'alarme part. Il est neuf heures du matin. A ce bruit, Danton s'�crie: �Quelques personnes paraissent craindre le canon d'alarme. Celui que la nature a cr�� capable de naviguer sur l'oc�an orageux n'est point effray� lorsque la foudre atteint son vaisseau. Sans contredit, vous devez faire en sorte que les mauvais citoyens ne mettent pas � profit cette grande secousse; mais si elle n'a �t� imprim�e que parce que Paris vous porte ses justes r�clamations, si, par cette convocation peut-�tre trop solennelle, il ne vous demande qu'une justice �clatante contre ses calomniateurs, il aura encore bien m�rit� de la patrie. Dans un temps de r�volution, le peuple doit se produire avec toute l'�nergie qui annonce la force nationale.� Cette voix plus imposante et plus terrible que le canon d'alarme fait courir dans toute la salle des s�ances un frisson d'enthousiasme. A la fois imp�tueux et profond�ment habile, l'orateur ajoute: �Vous avez cr�� une commission impolitique...� PLUSIEURS VOIX.--Nous ne savons pas cela. DANTON.--Vous ne le savez pas, il faut donc vous le rappeler. Cette Commission des douze a jet� dans les fers les magistrats du peuple, par cela seul qu'ils avaient combattu dans des feuilles cet esprit de mod�rantisme que la France veut tuer pour sauver la R�publique. Pourquoi avez-vous donc ordonn� l'�largissement de certains fonctionnaires publics? Vous y avez �t� engag�s sur le rapport d'un homme que vous ne suspectez pas, un homme que la nature a cr�� doux, sans passion, le ministre de l'int�rieur (GARAT). En ordonnant de rel�cher un des magistrats du peuple (H�BERT), vous avez �t� convaincus que la commission avait mal agi sous le rapport politique. C'est sous ce rapport que j'en demande, non pas la cassation, car il faut un rapport, mais la suppression.� [Illustration: Carrier.] Jusqu'ici, par cons�quent, il ne s'agissait que de la Commission des Douze. Qu'elle soit dissoute et tout rentrera dans l'ordre. �C'est le seul moyen de sauver le peuple de ses ennemis, de le sauver de sa propre col�re.� Si au contraire les Girondins se montrent sourds aux conseils de la prudence, �le peuple fera pour sa libert� une _insurrection enti�re_�. D'un autre c�t�, l'amour-propre de la Gironde, sa dignit�, si l'on veut, l'engageait � ne pas c�der devant les premiers signes de l'�meute. �Il faut, dit Vergniaud, que la Convention prouve qu'elle est libre; il ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la commission... Il faut qu'elle sache qui a donn� l'ordre de tirer le canon d'alarme... S'il y a un combat, il sera, quoiqu'en soit le succ�s, la perte de la R�publique... Jurons tous de mourir � notre poste.� _S'il y a un combat_...Ces mots prouvent bien que la Gironde s'attendait � une lutte dans laquelle elle esp�rait encore ressaisir l'avantage sur ses adversaires. �Vous nous accusez, s'�criait � son tour Rabaut-�tienne. Pourquoi? parce que vous savez que nous allons vous accuser.� La Convention, il y a tout lieu de le croire, ignorait le travail qui s'�tait fait pendant la nuit, travail de taupe qui avait creus� une mine profonde. La veille au soir, il y avait eu r�union � l'�v�ch�. Quelques rares quinquets �clairaient d'une lumi�re brumeuse la salle o� se tenaient les s�ances. On distinguait �a et l� dans cette p�nombre d'�tranges t�tes r�volutionnaires; Dobsent, l'un de ceux qui avaient �t� arr�t�s par ordre de la commission des Douze, prit la parole. Son discours est une r�p�tition exacte de ce que pensait et disait Marat dans sa feuille, et pourtant Dobsent n'�tait point maratiste, il travaillait pour lui-m�me. �Citoyens, s'�cria-t-il, depuis longtemps la division est au sein de la Convention nationale. Comment voulez-vous que l'ordre s'�tablisse dans la nation, si le d�sordre et l'anarchie r�gnent dans l'Assembl�e de ses repr�sentants? La faction qui trouble dans ce moment-ci l'union et l'harmonie de vos mandataires, citoyens, vous la connaissez tous, c'est la Gironde. Les Girondins sont des hommes qui voudraient arr�ter la R�volution � leurs id�es, afin de s'en emparer et de la r�gir. Or, quelles sont les id�es de ces hommes? Ils veulent faire succ�der � l'ancienne aristocratie qui pesait sur vos t�tes une aristocratie nouvelle mille fois plus accablante. Vous n'aurez quitt� le joug des anciens nobles que pour tomber sous celui des parvenus insolents et mal �lev�s. Qu'on juge du vertige de ces valets de l'ancien r�gime, devenus ma�tres � leur tour! Ils ont toutes les passions des anciens supp�ts de la tyrannie, et ils ont moins qu'eux les biens�ances. Vous �tes plus �loign�s de la libert� que jamais, car vous �tes asservis au nom de la libert� m�me. Avec des dehors brillants ou des formes s�duisantes, ces hommes amollis par la bonne ch�re, par les femmes, par l'oisivet�, demeurent faibles et ind�cis devant les grandes mesures; or, en r�volution, il faut agir r�volutionnairement. �Les Girondins r�sistent � l'unit� de notre gouvernement, entravent notre marche, troublent la paix et le bon accord de l'Assembl�e. Si vous les laissez faire, citoyens, de nos dissentions intestines na�tront plusieurs r�publiques f�d�r�es: les hommes les plus audacieux ou les plus adroits usurperont l'empire, soumettront la multitude � un nouveau joug, et le gouvernement aura chang� de forme sans avoir r�tabli la libert�. Croyez-moi, dans tout �tat o� quelques classes s'opposent avec acharnement � la tranquillit� et � la f�licit� publiques, c'est folie de vouloir s'ent�ter � les convertir; il faut les retrancher. Dans des temps de r�volution comme celui o� nous sommes, d�truire les factions est un devoir; derri�re les Girondins se cachent les royalistes, les f�d�r�s, les m�contents, en un mot, tous ces hommes avec lesquels votre gouvernement n'est pas possible. Je vous engage donc � prendre d'assaut la Gironde, comme une forteresse qui couvre de sa protection les projets sinistres et les men�es sourdes de nos ennemis. Aux armes! citoyens, levons-nous, et montrons que si nous savons exterminer les rois, nous n'ignorons pas non plus la mani�re de d�truire la tyrannie des factions. Demain, pr�sentez-vous arm�s aux portes de la Convention nationale, et exigez qu'on vous livre les vingt-deux (les Girondins).� Se tournant du c�t� d'Henriot: �Henriot, tu es un brave citoyen et un homme de coeur; je te confie le commandement de l'insurrection. A demain!� L'�v�ch� avait un pied dans la Commune. Il forma un _Comit� r�volutionnaire_ ou _Conseil g�n�ral_ qui si�gea le 31 d�s le matin � l'H�tel-de-Ville; mais la direction du mouvement lui �tait disput�e par les Jacobins qui, de leur c�t�, avaient institu� chez eux une _assembl�e des commissions de sections_, ou de _Salut public_. Entre ces deux centres d'action l'�meute flottait ind�cise. Vers cinq heures du soir n�anmoins le faubourg Saint-Antoine s'�branle. Une sombre multitude entoure le palais des Tuileries; le souffle enflamm� de cent � deux cent mille hommes se r�pand dans les airs. Des flots apr�s des flots battent les �paisses murailles derri�re lesquelles si�ge la Convention. La salle est d'abord envahie par une d�putation de Jacobins, � la t�te de laquelle s'avance Lhuillier, un ancien cordonnier, alors procureur de la Commune et homme de loi. Il rappelle l'anath�me d'Isnard lanc� contre Paris; il demande qu'on mette en accusation des repr�sentants derri�re lesquels les royalistes du Midi et de la Vend�e abritaient leurs esp�rances, leurs criminelles manoeuvres. Des hommes arm�s de piques, de b�tons se r�pandent jusque sur les bancs des d�put�s. Pouvait-on d�lib�rer sous la pression des envahisseurs? Le temple de la souverainet� nationale n'�tait-il point viol�? Vergniaud propose de lever la s�ance. Le centre demeure immobile. Vergniaud sort, nul ne l'accompagne. Il rentre et voit la figure de Robespierre � la tribune. L'orateur (j'allais �crire l'accusateur public) fut amer, p�n�trant, mais diffus. VERGNIAUD, de son banc.--Concluez! ROBESPIERRE.--Je conclus et contre vous: contre vous qui, apr�s la r�volution du 10 ao�t, vouliez mener � l'�chafaud ceux qui l'avaient faite; contre vous qui provoquez la destruction de Paris. Nouveau d�bordement de la multitude. C'est l'�v�ch� qui arrive. La salle est de plus en plus envahie. Jusqu'ici pourtant nulle violence. Pas un coup de fusil ne fut tir� dans cette journ�e. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine apportent m�me � la Convention des paroles de paix. �L�gislateurs, s'�crie l'un d'eux, la r�union vient de s'op�rer, la r�union du faubourg, de la Butte des Moulins et des sections voisines. On voulait que les citoyens s'�gorgeassent, ils viennent de s'embrasser.� Tout cela �tait vrai. Ces sections soup�onn�es de royalisme et r�unies au Palais-Royal venaient, en effet, de parlementer, de s'entendre et de se confondre dans le m�me cri: �Vive la R�publique!� Il fallait pourtant conclure, ainsi que l'avait dit Vergniaud. La commission des Douze fut cass�e; on d�cr�ta que ses papiers seraient r�unis au comit� de Salut public. Ce comit� fut charg� d'en rendre compte �sous trois jours.� Bar�re qui avait r�dig� le d�cret ajouta qu'on �poursuivrait les complots.� O Janus! O Tartufe! que dites-vous de ce tour de force? Des complots, mais lesquels? Des coupables, mais �tait-ce les hommes de l'�v�ch� ou les Girondins? Bar�re se gardait bien de le dire. Tout �tait-il fini? Oui, pour ce jour-l�. Vergniaud lui-m�me, voulant dissimuler la d�faite de son parti, avait d�clar�, au commencement de la s�ance, que le peuple de Paris avait bien m�rit� de la patrie. Jamais il ne fut plus beau, plus grand comme orateur. C'�tait le chant du cygne. La Convention sortit, descendit sur la terrasse des Feuillants et parcourut aux flambeaux les Tuileries, le Carrousel. Les d�put�s Girondins, dont on avait r�clam� la proscription et dont la chute �tait si prochaine, assistaient eux-m�mes � cette f�te. Le lendemain arriv�rent des nouvelles sinistres de la Vend�e, de Lyon, de Valenciennes, de Mayence, de la fronti�re d'Espagne: partout la Convention �tait trahie, attaqu�e, menac�e par l'ennemi du dedans et du dehors. Dira-t-on que ces d�sastres n'�taient point connus de la population, que le comit� de Salut public les d�vorait en silence? L'�tincelle �lectrique n'est point une vaine figure de langage. Paris en savait assez pour tressaillir de fureur et d'indignation. Sur qui devait tomber la responsabilit� de ces malheurs? Avant le 10 ao�t, on accusait la Cour, les constitutionnels. La Cour ayant disparu, les constitutionnels �tant rentr�s sous terre, on s'en prenait d�sormais � ceux qui se rapprochaient le plus de leurs principes, c'est-�-dire aux Girondins. Cette accusation �tait-elle injuste? En ce qui regardait l'�tranger, peut-�tre; mais en ce qui concernait Lyon, Marseille, non pas. C'est sous le masque du girondisme, du mod�rantisme que ces deux grandes villes, en pleine r�volte, avaient brav�, d�fi� la Convention. Les Girondins n'avaient alors qu'un parti � prendre: donner leur d�mission, h�sitaient-ils par un sentiment d'honneur? Esp�raient-ils ressaisir la majorit� de la Convention? Comptaient-ils encore sur la plaine? Si telle �tait leur illusion, ils connaissaient bien peu les grandes assembl�es politiques. Dans chacune d'elles, il y a les �l�ments d'une majorit� stagnante � la surface, mais qui se d�place par des courants sous-marins selon que le vent du succ�s souffle � droite ou � gauche. Le centre appartenait � la Gironde, tant que la Gironde �tait la plus forte; il se portait � pr�sent vers la Montagne. Le chef de la Gironde, madame Roland venait d'�tre arr�t�e par ordre de la commune. Dans la nuit du 1er au 2 juin, les comit�s r�volutionnaires ne n�glig�rent aucun moyen pour soulever la population. Cependant la nuit s'avan�ait et rien ne bougeait encore. Marat �tait � l'H�tel de Ville: impatient, fougueux, inquiet, il promenait ses regards sur les quais endormis. A la vue de ce calme, le sang bouillonnait dans ses veines; il frappait du pied. Il y a ceci de remarquable que lui, si d�clamateur, si verbeux d'ordinaire, parla tr�s-peu durant ce sombre drame, dont il fut pourtant le principal acteur par son journal, ses men�es sourdes et l'influence qu'il exer�ait sur la commune. Vers deux heures du matin un petit homme qui ressemblait � l'Ami du peuple �tait suspendu avec trois ou quatre acolytes � la corde d'une des cloches dans les tours Notre-Dame. La cloche �tait lourde; ils tirent, ils s'acharnent, ils s'enragent. On dirait ces gnomes que le moyen �ge se figurait suspendus la nuit aux fl�ches dea vieilles cath�drales. Enfin la cloche s'�branle; le marteau soulev� � grand peine retombe sur les parois d'airain; le tocsin sonne. C'est le glas de la mort pour le parti de la Gironde. Les coups de ce tocsin nocturne tombent sur les faubourgs ind�cis. On bat la g�n�rale dans toutes les rues, les autres cloches de la ville s'�veillent, les cris d'alarme se r�pondent dans les t�n�bres. Au milieu de tout ce mouvement, de ce cliquetis d'armes, de ce bruit de tambours, on entend l'impassible marteau des monuments publics qui frappe les heures de distance en distance. Il n'est personne qui n'ait remarqu� dans une nuit d'�meute ou de r�volution, l'indiff�rence solennelle de l'horloge. Cette voix d'airain qui marque sur le m�me ton l'heure de la r�volte ou de la tranquillit� publique, �trang�re aux passions, aux souffrances, aux agitations de l'homme, calme ainsi que tout ce qui sort de l'�ternit� pour y rentrer aussit�t, elle para�t dire: �Tuez-vous, �gorgez-vous, si bon vous semble, vous n'aurez point l'honneur de troubler dans les espaces c�lestes la marche des astres � laquelle j'ob�is.� La veille, le 1er juin, les Girondins avaient soup� ensemble pour la derni�re fois. Louvet leur proposa de fuir dans leurs d�partements, et de revenir � la t�te d'une arm�e de F�d�r�s pour _d�livrer_ la Convention. _D�livrer_, c'est le mot dont tous les partis politiques couvrent leurs attentats contre le droit et la libert�. On assure qu'ils rejet�rent avec horreur cet appel � la guerre civile: soit; mais pourquoi faut-il pour leur honneur, pour leur m�moire, pour leur justification devant la post�rit� qu'ils n'aient point toujours repouss� un moyen aussi criminel de r�tablir dans le pays leur autorit� m�connue? Le soir ils se r�fugi�rent rue des Moulins chez leur confr�re Meillan, dans les vastes appartements duquel ils purent entendre les sombres rumeurs de la rue, le rappel des tambours, les proclamations lues � la clart� des torches, le bruit des armes, les all�es et venues des patrouilles dans les t�n�bres. Se rendraient-ils le lendemain � la Convention? Cette question fut agit�e, leurs amis les d�tourn�rent de cet acte d'h�ro�sme, leur conseill�rent l'absence, les gard�rent en quelque sorte de force. Barbaroux, Lanjuinais et deux ou trois autres �chapp�rent seuls � ces obsessions d'une tendresse aveugle. Au point du jour on tira le canon d'alarme. Des colonnes de citoyens arm�s de piques et de fusils se portent vers le palais de l'Assembl�e nationale; Henriot marche � leur t�te avec de l'artillerie. Toute cette multitude serre d'une triple haie, h�riss�e de lances et de ba�onnettes, l'enceinte o� la Convention tient ses s�ances. Henriot fait tourner la bouche des canons vers le ch�teau des Tuileries. Marat, aux premi�res blancheurs du jour, parcourt le jardin, haranguant les ouvriers, ramenant doucement par la manche de la blouse les hommes du peuple qui semblent vouloir s'�carter de ses conseils et de son mot d'ordre, communiquant � tous ce m�me esprit de d�fiance qui �tait si bien dans sa nature. La s�ance s'ouvre, Malarm� pr�side. Les bancs de la droite sont presque d�serts. O� �tait Vergniaud? O� se trouvaient alors Condorcet, Brissot, Louvet? chez Meillan, sans doute. Malheur aux partis qui en temps de r�volution d�sertent le terrain de la lutte! Dira-t-on que leur pr�sence e�t �t� inutile, que la Convention n'ob�issait plus qu'� la force? Ce serait injuste; l'Assembl�e garda jusqu'au dernier moment un certain souci de sa dignit�. Si elle finit par c�der aux sommations du dehors, c'est qu'elle ne consid�rait plus elle-m�me les Girondins comme �tant � la hauteur du mouvement r�volutionnaire. Leur absence n'en fournissait-elle point la preuve? La s�ance d�bute mal pour les Girondins. Lecture est donn�e d'une lettre adress�e � la Convention par les administrateurs de la Vend�e. Cette lettre d�sesp�r�e annonce que tout est perdu, que tout tombe au pouvoir des rebelles. �Voil�, conclut-elle, o� nous ont men� vos divisions et vos querelles dont vous vous �tes plus occup�s que des secours dont nous avions besoin.� De tous les c�t�s affluent de sinistres nouvelles. On �crit de Wissembourg: �Jamais les aristocrates ne lev�rent plus audacieusement le masque. Nous p�rirons en combattant; mais vous, l�gislateurs, ces puissants motifs ne devraient-ils pas vous faire abjurer toute haine particuli�re pour ne vous occuper que du salut de la patrie.� Les m�mes cris d'alarme partaient � la fois de la Loz�re, de la Haute-Loire, de Lyon, o� huit cents patriotes venaient d'�tre massacr�s par des r�actionnaires qui arboraient le drapeau de la Gironde. Cette lecture faite au nom du Comit� de salut public par Jean-Bon-Saint-Andr� �tait encore plus terrible pour les Girondins que le glas de l'agonie qui sonnait dans toute la ville. Une d�putation de la Commune se pr�sente � la barre: �Mandataires, dit l'orateur, en s'adressant aux membres de la Convention, le peuple de Paris n'a pas quitt� les armes. Les colonnes de l'�galit� sont �branl�es; les contre-r�volutionnaires l�vent la t�te, la foudre gronde, elle est pr�te � les pulv�riser. Les crimes des factieux de la Convention sont connus; nous venons pour la derni�re fois vous les d�noncer. D�cr�tez � l'instant m�me qu'ils sont indignes de la confiance publique, qu'ils soient mis en �tat d'accusation.� La lutte s'engage terrible, implacable. De part et d'autre on s'accable de paroles brutales, de r�criminations violentes. Le bruit du tambour qu'on bat dans toute la ville p�n�tre, retentit jusque dans la salle des s�ances. Lanjuinais monte � la tribune: �C'est contre la g�n�rale que je veux parler.� Profitant d'un moment de silence, il s'�l�ve avec force contre la tyrannie de l'�meute, contre les usurpations de la commune, contre la nouvelle p�tition �tra�n�e dans la boue des rues de Paris.� Plusieurs voix: �Il insulte le peuple!� Legendre: �Descends de la tribune, ou je t'assomme. Lanjuinais: �Commence par faire d�cr�ter que je suis un boeuf. Tout le monde sait que Legendre �tait boucher. Le tumulte redouble. Les galeries avaient �t� envahies de bonne heure par les Jacobins qui �branlent la salle de cris et de tr�pignements. Il ne restait plus aux Girondins qu'une chance de salut, c'�tait de s'immoler eux-m�mes sur l'autel de la Concorde, de donner leur d�mission. Isnard, Fauchet, le vieux Dussaulx, Lanthenas, offrent successivement de se poser en victimes expiatoires. H�las! il �tait trop tard. Cette r�solution qui, deux jours auparavant, aurait pu sauver la Gironde, ne servit qu'� l'amoindrir. �C'est un pi�ge,� murmura Robespierre. Marat qui ne voulait � aucun prix que sa proie lui �chapp�t, s'�crie. �C'est l'impunit� pour les tra�tres.� Il s'�lance � la tribune et d�clare qu'il donne sa d�mission, si l'on consent au sacrifice de quelques membres se d�vouant eux-m�mes en holocauste. De leur c�t� Lanjuinais et Barbaroux protestent avec h�ro�sme contre cette concession faite � l'�meute. Cependant la salle est cern�e, gard�e � vue, entour�e d'�nergum�nes qui emp�chent les d�put�s de sortir. La Convention reconna�t avec horreur qu'elle est prisonni�re. Le sentiment de sa propre dignit� se r�volte devant cet outrage. Retrancher les Girondins, passe encore; mais les livrer, mais subir, s�ance tenante, la pression de l'�meute, mais se d�shonorer elle-m�me aux yeux de la France et de la post�rit�, oh! non, mille fois non! Bar�re s'�lance � la tribune: �Prouvons, dit-il, que nous sommes libres. Allons d�lib�rer au milieu de la force arm�e; elle prot�gera sans doute la Convention.� Plusieurs voix: �Oui, oui; on veut nous opprimer: sortons d'ici et faisons baisser devant nous les ba�onnettes.� Le pr�sident (H�rault de S�chelles qui venait de remplacer Malarm�), descend du fauteuil; presque tous les membres de la Convention le suivent. Une trentaine de Montagnards restent seuls immobiles sur leurs bancs. Les d�put�s du centre et de la droite, sans compter beaucoup, du c�t� gauche, se pr�cipitent vers la porte de bronze; la garde leur livre passage. Le pr�sident conduit l'Assembl�e en procession dans les cours et dans le jardin des Tuileries. Elle se pr�sente � toutes les issues qu'elle trouve ferm�es; elle ordonne qu'on lui ouvre une des grilles: refus. A l'entr�e de la place du Carrousel, elle rencontre l'artillerie qui barre le passage, soutenue qu'elle �tait d'un triple rang de piques et de ba�onnettes. H�rault de S�chelles, avec une noble attitude, signifie aux chefs de l'insurrection qu'ils doivent se retirer et laisser � la Convention son libre vote: �Nous voulons bien, ajoute-t-il, juger les vingt-deux; nous ne voulons pas qu'on nous les arrache par la force. Henriot, r�pond par un mot: �Canonniers, � vos pi�ces!� Le canon cette derni�re raison des rois, �tait maintenant celle de l'�meute. La Convention, cette assembl�e si grande, si fi�re, qui jugeait et punissait les rois, qui d�fiait toutes les cours de l'Europe, baisse la t�te devant la tyrannie de la force et recule fr�missante de col�re. C'�tait assez d'humiliations ainsi. Dans l'int�rieur de l'Assembl�e les tribunes murmuraient. Marat qui �tait d'abord rest� � son poste, mais qui se leva de son banc et sortit, quand il craignit que la masse des d�put�s ne se f�t �chapp�e, rencontra la Convention dans un piteux �tat de d�sarroi au Pont-Tournant. --Je somme l'Assembl�e, dit-il, de rester dans la salle des s�ances. Honteuse, vaincue, constern�e, la Convention reprend le chemin du Palais des Tuileries. A partir de ce moment, Marat est l'�me de l'Assembl�e. D�cr�t� nagu�re d'accusation, hu�, honni, persifl� quelques jours auparavant, il dispose maintenant � son gr� du sort de ses ennemis; il recommande d'�laguer trois Girondins de la liste des vingt-deux: Dussaulx �vieillard radoteur, trop incapable pour �tre chef de parti; Lanth�nas, pauvre d'esprit, qui ne m�ritait pas l'honneur que l'on songe�t � lui; Ducos, � qui l'on ne pouvait reprocher que quelques opinions erron�es�, et l'on efface ces noms, il conseille d'en inscrire d'autres � leur place, et on les inscrit. Le d�cret d'arrestation passa � une grande majorit�, il est vrai que beaucoup de d�put�s s'abstinrent. D�s que cette nouvelle est connue, l'insurrection d�barrasse les abords du Palais national, toute cette multitude arm�e se retire au chant de _�a ira_. Femmes, enfants, vieillards, s'en vont en m�lant leurs voix au terrible refrain. L'�meute rentre dans les faubourgs comme la lionne dans son antre. Ivres de vin et de patriotisme, ces farouches sans-culottes se quittent en jurant de mourir pour la libert�; les mains serrent les mains, tous les coeurs battent dans un seul coeur. On croyait enfin que la Convention d�livr�e de ses luttes intestines marcherait d'un pas ferme vers les grandes mesures qui devaient assurer le bonheur public � l'int�rieur et la victoire de nos arm�es sur les champs de bataille. Il y avait alors pr�s d'Avignon un jeune officier d'artillerie, qui s'appelait quelque chose comme Buonaparte ou Bonaparte. Il �crivit ces mots quelques mois apr�s la chute des Girondins: �Pour voir lequel des F�d�r�s ou de la Montagne tient pour la R�publique, une seule raison me suffit, la Montagne a �t� un moment la plus faible, la commotion paraissait g�n�rale. A-t-elle cependant jamais parl� d'appeler les ennemis? Ne savez-vous pas que c'est un combat � mort que celui des patriotes et des despotes de l'Europe?... Je ne cherche pas si vraiment ces hommes, qui avaient bien m�rit� du peuple dans tant d'occasions, ont conspir� contre lui: ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'�tant port�e aux derni�res extr�mit�s contre eux, les ayant d�cr�t�s, emprisonn�s, je veux m�me vous le passer, les ayant calomni�s, les Brissotins �taient perdus sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi � leurs ennemis. S'ils avaient m�rit� leur r�putation premi�re, ils auraient jet� leurs armes � l'aspect de la Constitution; ils auraient sacrifi� leurs int�r�ts au bien public; mais, il est plus facile de citer D�cius que de l'imiter. Ils se sont aujourd'hui rendus coupables du plus grand de tous les crimes: ils ont, par leur conduite, justifi� leur d�cret... Le sang qu'ils ont fait r�pandre a effac� les vrais services qu'ils avaient rendus.� Ces reproches s'adressaient � la conduite que les Girondins tinrent apr�s le 2 juin, � l'esprit de d�sordre que ces proscrits sem�rent bient�t dans toute la France. [Illustration: Comit� de salut public.] M�fions-nous pourtant des appr�ciations du c�sarisme. De quel c�t� qu'il vint, l'�v�nement qui supprima les Girondins �tait un coup d'�tat, et tous les coups d'�tat sont mauvais; celui du 2 juin 93 contenait en germe le 18 brumaire et le 2 d�cembre. �tait-ce d'ailleurs impun�ment que la Convention venait de se d�chirer elle-m�me. Tout acte porte avec lui ses cons�quences... La barri�re de la loi �tait franchie; l'�re de la proscription �tait ouverte; le droit venait de succomber devant la force. Les vainqueurs avaient, ce jour-l� m�me, sign� leur arr�t de mort. Ils y pass�rent tous, Dantonistes, H�bertistes, Robespierristes. Le 2 juin devait fatalement aboutir au 9 thermidor. Les Girondins mis en �tat d'arrestation chez eux furent: Gensonn�, Vergniaud, Brissot, Guadet, Gorsas, P�tion, Salles, Chambon, Barbaroux, Buzot, Biroteau, Rabaut, Lasource, Lanjuinais, Grangeneuve, Lesage, Louvet, Valaz�, Doulcet, Lidon, Lehardy, les ministres Clavi�re et Lebrun, les membres de la Commission des douze, Fonfr�de et Saint-Martin except�s. La chute des Girondins entra�na la perte de quelques victimes qui tenaient fort indirectement � leur parti. Th�roigne, au plus fort de la lutte, voulut s'�lancer entre les deux camps, comme autrefois les femmes sabines se jet�rent entre les combattants arm�s qui allaient d�chirer le berceau de Rome. �Citoyens, s'�criait-elle, �coutez-moi: o� en sommes-nous? Toutes les passions qu'on a eu l'art de mettre aux prises nous entra�nent et nous conduisent au bord du pr�cipice... A mon retour d'Allemagne, il y a � peu pr�s dix-huit mois, je vous ai dit que l'empereur avait ici une quantit� prodigieuse d'agents pour nous diviser, afin de pr�parer de loin la guerre et de la faire �clater au moment o� ses satellites feraient en m�me temps irruption sur notre territoire. D�jouons ces intrigues; ne justifions pas par nos querelles intestines cette calomnie des rois et de leurs esclaves, qu'il n'est pas possible � un peuple de tenir lui-m�me les r�nes de la souverainet�; ne les autorisons pas � venir nous mettre d'accord.� Cette charmante voix qui, cette fois, �tait celle de la sagesse, se perdit dans le cri de guerre des partis d�cha�n�s. Vers l'�poque du 31 mai, Th�roigne se trouvait au jardin des Tuileries, sur le passage de Brissot. Un groupe de femmes entoure le chef de la Gironde avec des hu�es et des tr�pignements de col�re. La jolie Li�geoise, �coutant plut�t son coeur que sa raison, se jette sur ces furies pour d�fendre le d�put� qu'on insulte. Ce g�n�reux mouvement, plus prompt que l'�clair, attire sur elle toute la temp�te.--Ah! tu es brissotine, s'�crient-elles en la saisissant; ah! tu es l'amie des f�d�ralistes et des tra�tres! Attends! attends! attends! Aussit�t les forcen�es de relever sa robe et...--Je m'arr�te: sous cet indigne traitement, sa figure se couvrit d'un nuage pourpre, et sa raison d'un voile de t�n�bres. A dater de ce jour, on ne la revit plus. On apprit plus tard qu'elle avait �t� renferm�e dans une maison de sant� au faubourg Saint-Marceau. La veille du 9 thermidor, elle �crivit � Saint-Just la lettre suivante: �Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation; j'ai perdu un temps pr�cieux. Envoyez-moi deux cents francs, et venez me voir; je vous ai �crit que j'avais des amis jusque dans le palais de l'empereur. J'ai �t� injuste � l'�gard du citoyen Bosgue. Pourrai-je me faire accompagner chez vous? J'ai mille choses � vous dire. Il faut �tablir l'union. Il faut que je puisse d�velopper tous mes projets, continuer d'�crire ce que j'�crivais: j'ai de grandes choses � dire; j'ai fait de grands progr�s. Je n'ai ni papier, ni lumi�re, ni rien; mais, quand m�me, il faut que je sois libre pour pouvoir �crire. Il m'est impossible de rien faire ici. Mon s�jour m'y a instruite; mais, si j'y restais plus longtemps sans rien faire et sans rien publier, j'avilirais les patriotes et la couronne civique. Vous savez qu'il est �galement question de vous et de moi, et que les signes d'union demandent des effets. Il faut beaucoup de bons �crits, qui donnent une bonne impulsion. Vous connaissez mes principes; j'esp�re que les patriotes ne me laisseront pas victime de l'intrigue. Je puis encore tout r�parer, si vous me secondez; mais il faut que je sois partout o� je suis respect�e. Je vous ai d�j� parl� de mon projet; je demande qu'on me remette chez moi. Salut et fraternit�.� Elle �tait folle. Th�roigne paya cruellement ses excentricit�s. L'expiation la visita sous la forme de la maladie, et quelle maladie, grand Dieu! Elle v�cut longtemps, rel�gu�e � la Salp�tri�re dans le quartier des incurables.--R�duite � ne pouvoir supporter sur ses membres aucun v�tement, pas m�me de chemise, ombre d'elle-m�me, la malheureuse se cherchait dans les brouillards �pais de ses r�ves. Couch�e au fond d'une cellule petite, sombre, humide, sans meubles, elle r�pondait � ceux qui l'interrogeaient: �Je ne sais pas; j'ai oubli�.� Insistait-on, elle s'impatientait, parlait seule � voix basse, et l'on entendait sur ses l�vres les mots entrecoup�s de _fortune, libert�, comit�, r�volution, coquin, d�cret_. Toute sa vie de courtisane et d'h�ro�ne se refl�tait dans son d�lire.--Elle conserva jusqu'� la fin des restes de beaut�: on remarquait, surtout, la perfection de ses pieds et de ses mains. Elle mourut le 9 mai 1817, � l'�ge de cinquante-huit ans. Pauvre Th�roigne! Revenons aux Girondins. Plus que tout autre, nous plaignons, nous admirons ces hommes remarquables par leur �loquence, int�ressants par leur jeunesse et leur ardent caract�re. Qui pourrait n�anmoins se dissimuler qu'ils ne fussent devenus un obstacle � la marche de la R�volution? Ils voulaient lui r�sister; elle les entra�na, les broya sous les roues de son char. Les Girondins avaient le temp�rament, les id�es et les tendances de la bourgeoisie �clair�e. Avec eux tomba le dernier rempart de la classe moyenne. La Montagne en se soulevant sur leurs d�bris inaugura le r�gne de l'�l�ment populaire. L'unit� de la repr�sentation nationale �tait rompue; l'Assembl�e avait �t� humili�e par l'�meute; un pr�c�dent fatal mena�ait la libert� de la tribune: malgr� tout, le drapeau de la R�volution sortit encore une fois de la lutte, indign�, d�chir�, mais triomphant. La responsabilit� du coup d'�tat qui frappa les Girondins se partage entre la Commune, l'�v�ch�, le Club des Jacobins et quelques membres de la Montagne; Robespierre certes n'y fut point �tranger; mais, d'apr�s le t�moignage de tous les contemporains que j'ai pu consulter, le 2 juin fut surtout la journ�e de l'Ami du peuple.--Prends garde, Marat, la ligue vaincue aboutit � Ravaillac; les partis d�cim�s se vengent par un coup de couteau. Causant un jour avec Lakanal, je lui demandais: �Et que pensez-vous des Girondins? --C'�taient des intrigants, r�pondit le grave vieillard. Cette �pith�te dont on abusait en 93 n'avait pas tout � fait le sens qu'elle a maintenant; elle voulait dire des hommes d'exp�dients et non des hommes de principes, des parlementaires cherchant plut�t le succ�s que le bien public et la v�rit�, des esprits � combinaisons subtiles et d�li�s qui transigeaient trop ais�ment avec les partis monarchiques quand ils avaient besoin d'y trouver un point d'appui. XIV Incapacit� des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la Convention apr�s le 2 juin.--Lettre de Marat.--D�clin de l'Ami du peuple.--Syst�me de bascule adopt� par Robespierre.--Activit� de la Convention apr�s la chute des Girondins.--Fondation du Mus�um d'histoire naturelle.--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde avec les royalistes.--Ce qui se passait dans le Calvados. La Gironde laissait, en s'�vanouissant, la preuve de son impuissance. Apr�s avoir longtemps dirig� les affaires, elle n'avait su ni vendre les biens des �migr�s et du clerg�, ni soutenir la valeur des assignats, ni cr�er pour le tr�sor des ressources nouvelles, ni relever le moral de l'arm�e, ni ressusciter le travail et l'industrie, ni rassurer le commerce, ni encourager l'agriculture, ni apaiser les mouvements populaires, ni �teindre les foyers de la guerre civile, ni vaincre la contre-r�volution, rien, elle n'avait rien fait: huit grands mois s'�taient perdus en querelles fratricides. Et pourtant � droite de la Convention il y avait un creux. Les regards se portaient involontairement sur ces si�ges vides, hier si bien remplis et d'o� s'�levaient tant de voix �loquentes. A pr�sent, quel silence! quelques-uns des ardents Montagnards regrettaient du fond du coeur la chute de leurs adversaires. Garat raconte que Danton lui disait un jour: �Vingt fois, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont pas voulue; ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me perdre; ce sont eux qui nous ont forc� de nous jeter dans le sans-culotisme qui les a d�vor�s, qui nous d�vorera tous, qui se d�vorera lui-m�me.� (_M�moires de Garat_.) Le lendemain du jour o� la Convention avait livr� les vingt-deux, elle re�ut de Marat une lettre dont il fut fait lecture. �Citoyens, mes coll�gues, disait-il, quelques-uns me regardent comme une pomme de discorde, et �tant pr�t, de mon c�t�, � tout sacrifier au retour de la paix, je renonce � l'exercice de mes fonctions de d�put�, jusqu'apr�s le jugement des repr�sentants accus�s. Puissent les sc�nes scandaleuses qui ont si souvent afflig� le public ne plus se renouveler au sein de la Convention! Puissent tous ses membres immoler leurs passions � l'amour de leurs devoirs, et marcher � grands pas vers le but glorieux de leur mission! Puissent mes chers confr�res de la Montagne faire voir � la nation que, s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que les m�chants entra�naient leurs efforts et retardaient leur marche! Puissent-ils prendre enfin de grandes mesures pour �craser les ennemis du dehors, terrasser les ennemis du dedans, faire cesser les malheurs qui d�solent la patrie, y ramener la joie et l'abondance, affermir la paix par de sages lois, �tablir le r�gne de la justice, faire fleurir l'�tat et cimenter le bonheur des Fran�ais! C'est tout le voeu de mon coeur.� L'Assembl�e ne voulut point accepter la d�mission de Marat; elle donna ses motifs par la bouche de Chasles: �Le parti de la Gironde, dit-il, ayant r�ussi � faire passer Marat dans les d�partements pour un monstre, pour un homme de sang et de pillage, afin de le s�parer d'une ville qui adoptait ses principes, ce serait donner gain de cause aux ennemis de la R�volution que de consentir � sa retraite.� Il resta; mais, comme il arrive trop souvent aux hommes d'opposition et de lutte, Marat avait laiss� sa force dans le succ�s. A dater du 2 juin, l'astre de Robespierre continue � cro�tre dans le ciel de la R�volution, et celui de l'Ami du peuple s'amoindrit de jour en jour. Le moment �tait venu pour la R�volution de se calmer. Marat, cette fi�vre ardente, qui communiquait ses pulsations � la multitude; cette seconde vue, qui d�voilait la trahison des chefs militaires et les complots des hommes d'�tat; ce porte-voix de toutes les fureurs d�mocratiques, Marat d�sormais n'�tait plus du tout l'homme qu'il fallait � la situation. Le bronze en fusion devait passer par la t�te de Robespierre pour s'y figer et y recevoir l'empreinte de la froide raison d'�tat. La R�volution allait entrer dans une voie nouvelle: en d�truisant l'ancien r�gime, elle avait pris l'engagement de tout r�organiser. Robespierre �tait, qu'on nous passe le mot, un homme de juste milieu. Expliquons tout de suite dans quel sens. Est-ce � dire, comme le pr�tendait Proudhon, que l'avocat d'Arras e�t fait un assez bon ministre de Louis Philippe en 1830? Ne confondons point les temps et les �poques; ne badinons pas avec l'histoire. Ce que nous affirmons, c'est qu'en 93 Maximilien s'empara d'une position haute, inexpugnable, entre les _mod�r�s_ d'une part et de l'autre ce qu'on appelait alors les _enrag�s_. De cette ligne de conduite il ne se d�partit jamais. Lorsque plus tard les circonstances lui donn�rent un pouvoir, d'autant plus fort que ce pouvoir n'�tait point d�fini, aux plus mauvais jours de la terreur, il sut maintenir la hache en �quilibre frappant � droite et � gauche sur les retardataires et les exag�r�s. �Nous avons, disait-il d�s le 14 juin aux Jacobins, deux �cueils � redouter: le d�couragement et la pr�somption, l'excessive d�fiance et le mod�rantisme, plus dangereux encore. C'est entre ces deux �cueils que les patriotes doivent marcher vers le bonheur g�n�ral.� Tout �tait � cr�er: le code civil, l'uniformit� des poids et mesures, le syst�me d�cimal, un plan d'instruction publique, le partage des biens communaux, la r�g�n�ration des moeurs, l'organisation des arm�es et des services militaires, l'administration du t�l�graphe, mille autres organes du nouvel ordre social. La Convention n'avait gu�re �t� jusqu'ici qu'une ar�ne de gladiateurs; � peine les Girondins ont-ils disparu qu'elle se met courageusement � l'oeuvre. D�barrass�e des luttes personnelles qui retardaient et entravaient son �lan, cette grande Assembl�e s'avance d�sormais avec une rapidit� foudroyante vers la r�alisation des principes d�mocratiques. Le 10 juin 1793, huit jours apr�s s'�tre arrach�e vingt-d'eux de ses membres, elle fonde, sur la proposition de Lakanal, le _Mus�um d'histoire naturelle_, v�ritable monument �lev� � la philosophie et � la science, vaste encyclop�die de la cr�ation se racontant elle-m�me par des sp�cimens du r�gne organique ou inorganique, emprunt�s � tous les climats, � tous les continents, � tous les �ges du globe terrestre. Les orateurs venaient de se pr�cipiter dans le gouffre qu'ils avaient eux-m�mes creus�; mais ils �taient remplac�s par des hommes d'ex�cution, des esprits pratiques, des citoyens � la fois �nergiques et calmes, portant devant eux la loi et la lumi�re. L'artifice des historiens r�actionnaires consiste � insister sur le c�t� tragique de la R�volution fran�aise, et � passer sous silence les �minents services qu'elle a rendus aux arts, aux sciences, aux belles-lettres, � l'agriculture, � l'industrie. Et c'est sur un sol �branl� par la guerre civile, convoit� par l'ennemi, cern� d'un cercle de feu que se posaient les fondements de la soci�t� moderne. Le Rhin, les Pyr�n�es, les Alpes, toutes les fronti�res naturelles de la vieille Gaule sont forc�es; qu'oppose la Convention � ce d�bordement de forces royalistes? Le fer et l'id�e fran�aise. A l'int�rieur les �v�nements se pr�cipitent. Le f�d�ralisme gagne chaque jour du terrain. Le midi de la France s'�branle; la Bretagne tout enti�re se soul�ve; le Calvados s'agite; le Jura menace; l'Is�re gronde; Toulouse bouillonne; Bordeaux r�siste; les deux grandes villes, Lyon et Marseille, nagent dans le sang. Paris est d�sign� au feu du ciel par les d�partements r�volt�s; au milieu de cette conflagration g�n�rale, la Montagne ne s'�meut point: contre les ennemis du dedans et du dehors elle �l�ve un rempart moral, la Constitution. Dans la s�ance du 30 mai, la Convention avait adjoint au Comit� de Salut public H�rault de S�chelles, Couthon, Saint-Just, Ramel et Mathieu, en les chargeant de poser les bases de l'acte constitutionnel. Le 9 juin, dans la soir�e, ils soumirent � leurs coll�gues du Comit� le projet qu'ils avaient r�dig�. Le lendemain, H�rault de S�chelles en donna lecture � l'Assembl�e nationale. Le 11, la discussion s'ouvrit; elle fut grave, solennelle, profonde. �Nous sommes entour�s d'orages, s'�cria Danton, la foudre gronde; eh bien, c'est du milieu de ses �clats que sortira l'ouvrage qui immortalisera la nation fran�aise.� Quelques chapitres de la Constitution donn�rent lieu � des incidents path�tiques. �Le peuple fran�ais, dit l'article IV, ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire.� A ces mots, le Girondin Mercier demanda si l'on se flattait d'avoir fait un pacte avec la victoire. �Du moins, nous en avons fait un avec la mort,� s'�crie tout d'une voix la Montagne. Oeuvre de sentiment plut�t qu'oeuvre de science, la Constitution de 93 a donn� lieu de nos jours � beaucoup de critiques parmi lesquelles il s'en trouve sans doute de fond�es. Le mieux est de n'envisager que les grandes lignes et les proportions g�n�rales du monument �lev� � l'exercice universel et constant de la _souverainet� populaire_. Pour la premi�re fois, les droits du faible, du pauvre, de l'opprim� furent inscrits dans nos institutions politiques. Elle proclamait, cette Constitution, le triomphe du d�vouement sur l'�goisme, de l'int�r�t g�n�ral sur l'int�r�t particulier, le moyen pour tous les citoyens de se faire rendre justice, la mobilit� des fonctions et des magistratures �lectives. Elle consacrait le droit inali�nable pour chaque citoyen de jouir et de disposer � son gr� de ses biens, de ses revenus, mais elle d�finissait la propri�t� _le fruit du travail et de l'industrie_. Non contente de pr�cher vaguement la charit�, la fraternit�, elle d�clarait que _la soci�t� doit la subsistance aux citoyens malheureux_, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de vivre � ceux qui sont hors d'�tat de travailler. En m�me temps que le pain mat�riel, elle assurait aux classes souffrantes le pain de l'esprit, l'instruction commune. �� et l�, se d�tachaient des traits touchants: un �tranger pouvait acqu�rir le droit de citoyen fran�ais �en adoptant un enfant, en nourrissant un vieillard.� La plupart des principes sur lesquels reposait l'�difice de la Constitution �taient visiblement emprunt�s � la philosophie du XVIIIe si�cle. R�dig�e, vot�e au milieu des �clats de la foudre, elle �tait tr�s-certainement l'oeuvre la plus d�mocratique et la plus humaine qui f�t jamais sortie des d�cisions d'une assembl�e. On l'attendait avec une impatience fi�vreuse. Tout le monde croyait alors qu'elle serait le palladium de la libert�, qu'elle r�tablirait la paix � l'int�rieur en d�truisant parmi les Fran�ais les viles passions qui les divisent; on se disait qu'� la lecture de cette feuille de papier, les armes tomberaient de la main des ennemis et que les satellites des tyrans nous tendraient des bras fraternels. Illusion, sans doute; mais qui aurait le courage de bl�mer cette foi na�ve dans la vertu des principes, dans la toute-puissance des id�es? C'est au contraire par l� que nos p�res furent grands et qu'ils ont r�sist�, seuls contre tous, � l'an�antissement de la France. Robespierre qui n'�tait certes ni un esprit ing�nu, ni m�me un caract�re enthousiaste, partagea lui-m�me cette confiance. �La seule lecture du projet de Constitution, s'�criait-il d�s le premier jour, va ranimer les amis de la patrie et �pouvanter tous nos ennemis. L'Europe enti�re sera forc�e d'admirer ce beau monument �lev� � la raison humaine et � la souverainet� d'un grand peuple.� On a dit que la Constitution de 93 �tait inapplicable; il serait plus juste de dire qu'elle ne fut point appliqu�e, et de s'en tenir l�. Les sections de Paris, les assembl�es primaires, l'immense majorit� des citoyens l'avaient re�ue et consentie par acclamation. D'o� vient donc qu'elle fut suspendue et ajourn�e � des temps meilleurs? Parce qu'on �tait alors en guerre, et que la guerre r�clame des mesures exceptionnelles, arbitraires, rigoureuses; parce qu'on �tait en r�volution et que l'acte constitutionnel avait �t� r�dig� en vue d'une R�publique assise sur des bases r�guli�res et stables. Telle est la raison pour laquelle, apr�s avoir d�couvert au peuple cette auguste statue, les l�gislateurs de 93 reconnurent le besoin de la voiler jusqu'� la paix. H�las! la paix ne devait point luire pour les hommes de cet �ge de pierre, tous vou�s au sacrifice, � l'�chafaud, et l'id�al qu'ils avaient un instant d�rob� aux sommets de la raison humaine remonta vers les temples sereins de la philosophie, du droit et de la justice. Au milieu de ce mouvement des esprits qu'�tait devenue la Gironde? Il serait injuste de croire qu'au 2 juin, la Convention voulut la mort des vingt-deux. Leurs ennemis les plus acharn�s tenaient seulement � les �carter de la lutte politique. On s'�tait content� de les consigner chez eux sous la surveillance d'un gendarme. Quelques d�put�s Girondins, Vergniaud, Valaz�, Gensonn�, rest�rent � Paris; mais, prisonniers volontaires, ils ne cess�rent d'adresser � la Convention des lettres violentes, de r�criminer contre l'arr�t qui les avait frapp�s. Beaucoup d'autres se sauv�rent, c'�tait leur droit. La facilit� avec laquelle ils s'�chapp�rent prouve d'ailleurs qu'ils �taient tr�s mal gard�s. Fuir pour se soustraire � la main du tribunal r�volutionnaire, passe encore; mais fuir pour attiser dans les d�partements le feu de la guerre civile, l� �tait le crime. Buzot, Gorsas, Barbaroux, Guadet, Meilhan, Duch�tel s'�lanc�rent sur l'Eure, le Calvados, la Bretagne. Dans cette partie de la France le terrain de l'insurrection �tait tout pr�par� pour les recevoir. Peu de jours apr�s le 2 juin, deux Montagnards, deux repr�sentants du peuple, envoy�s par la Convention � l'arm�e des c�tes, Romme et Prieur, avaient �t� arr�t�s par des Girondins du Calvados. L'outrage �tait sanglant et m�ritait un ch�timent exemplaire. Par un sentiment d'abn�gation personnelle, digne des h�ros de l'antiquit�, les deux captifs avaient adress� le message suivant � leurs coll�gues: �Confirmez notre arrestation et constituez-nous otages pour la s�ret� des d�put�s d�tenus � Paris.� Elle �tait venue � la t�te de plusieurs, cette noble id�e: pour d�sarmer l'indignation des d�partements, pour calmer leurs alarmes, en leur fournissant des garanties, plusieurs citoyens de Paris, des membres de la Convention nationale, Danton, Couthon et quelques autres s'�taient, d�s les premiers jours, offerts comme otages. L'attitude de la plupart des Montagnards n'avait alors rien de tr�s hostile pour les Girondins. On les plaignait, on leur e�t volontiers accord� tous les moyens de s�curit� personnelle. Qui changea ces dispositions favorables? La conduite des Girondins eux-m�mes. Quand on sut que Chasset et Biroteau couraient � Lyon o� la guillotine royaliste �tait dress�e contre les patriotes; quand on apprit que Rabaut-Saint-�tienne volait � Nimes et Brissot � Moulins; quand on annon�a que des comit�s r�actionnaires, ayant de vastes ramifications, s'organisaient � Caen, � �vreux, � Rennes, � Bordeaux, � Marseille; quand on eut tout lieu de soup�onner que la Gironde tendait la main � la Vend�e; quand arriva la nouvelle de la prise de Saumur par les Vend�ens, co�ncidant avec le soul�vement du Calvados, la fureur, l'exasp�ration ne connurent plus de bornes. Danton �clata, Robespierre refusa tout compromis avec les rebelles. Legendre proposa de d�tenir comme otages, jusqu'� l'extinction de la guerre civile, les membres du c�t� droit. Louvet, Lanjuinais, Kerv�l�gan, P�tion, qui �taient d'abord rest�s � Paris, all�rent fortifier leurs amis dans le Calvados et s'appuyer � l'arm�e du Nord, qui �tait command�e par le g�n�ral de Wimpfen, un royaliste. Un grand parti politique ne r�pond pas que de lui-m�me; il r�pond aussi de ses alli�s. Or, quand on voit les royalistes de toutes les nuances se cacher sous le masque du girondisme, le drapeau de la mod�ration servir d'�tendard � la guerre civile et aux repr�sailles sanglantes, les vaincus du 2 juin accepter eux-m�mes toutes ces transactions de conscience, le moyen de croire � la sinc�rit� de leur profession de foi r�publicaine? [Illustration: Assassinat de Marat.] Que faisaient � Caen les Girondins? Ils pr�chaient l'insurrection, la r�volte contre la repr�sentation nationale, la d�sob�issance aux lois. La peinture qu'ils faisaient des �v�nements du 2 juin et de la situation de Paris �tait charg�e des plus sombres couleurs. A les en croire, la Convention �tait une caverne de brigands et de sc�l�rats, un antre de b�tes fauves. Ils d�signaient surtout � la vengeance des _honn�tes gens_ le _farouche Robespierre_, Danton, le _vil_ Marat. Heureusement le r�gne de ces buveurs de sang allait finir. Les terroristes �taient eux-m�mes frapp�s de terreur. Paris �cras�, asservi par une poign�e de tyrans, n'opposerait aux arm�es provinciales aucune r�sistance; Paris ne demandait qu'� �tre d�livr�. �Montrez-vous, s'�criaient-ils, sous les murs de cette orgueilleuse capitale, et les citoyens, les soldats, les canonniers eux-m�mes viendront sans armes � votre rencontre; ils vous tendront les bras, ils vous accueilleront comme des sauveurs!� Certes, la provocation � l'assassinat politique �tait � cent lieues de la pens�e des Girondins; mais cette parole ardente, enflamm�e, exaltait surtout l'imagination des femmes. Beaucoup d'entre elles se figuraient que l'existence de trois ou quatre monstres �tait le seul obstacle au bonheur de la France et, dans leur illusion, elles appelaient sur ces t�tes maudites l'�p�e de l'ange exterminateur. Comment donc s'�tonner que de Caen part�t une nouvelle Judith? XV Marat alit�.--Le docteur Charles.--D�putation du club des Jacobins.-- Mort de l'Ami du peuple.--Emotion des patriotes.--Les fun�railles.--Le tableau de David. Les honneurs posthumes rendus � Marat.--Son entr�e triomphale au Panth�on. Depuis quelques jours, Marat �tait malade et sa maladie faisait �v�nement dans les clubs. D�s le 17 avril 93, il �crivait � la Convention: �Accabl� d'affaires, charg� de la d�fense d'une foule d'opprim�s, et d�tenu chez moi par une indisposition tr�s-grave, je ne puis quitter mon lit pour me rendre � l'Assembl�e.� Apr�s le 2 juin, le mal fit des progr�s. La fi�vre du patriotisme, l'exc�s de travail, les inqui�tudes morales le d�voraient; la rage du bien public �tait la robe de D�janire coll�e sur sa chair: elle le consumait � petit feu. Marat n'�tait d'ailleurs plus Marat. Depuis le 2 juin, comme nous l'avons dit, l'�poque des grandes agitations r�volutionnaires s'�tait ferm�e. Son r�le d�s lors se trouvait amoindri, son influence s'�vanouissait de jour en jour. Il avait m�me �t� oblig� de combattre Jacques Roux, chef des enrag�s. Camille Desmoulins disait: �Au del� de Marat, dans l'oc�an de la R�volution, on n'aper�oit plus que l'infini, l'inconnu, terra incognita.� Cet infini �tait d�pass�. Marat descendu au second rang des exalt�s, Marat conservateur, Marat borne, Marat d�fendant la soci�t� contre les utopistes, n'avait plus de raison d'�tre: c'est surtout de cela qu'il se mourait. Sans quitter le lit, il continuait d'�crire son journal, le _Publiciste de la R�publique_, d'adresser lettre sur lettre � la Convention, de lui tracer une ligne de conduite, de correspondre avec les clubs, de suivre la marche des �v�nements, et de recevoir la visite de quelques amis. L'un d'eux lui ayant apport� une d�nonciation en r�gle contre un savant nomm� Charles, le visage du malade s'enflamma. Ce M. Charles, professeur de physique, avec lequel Marat s'�tait battu en duel dans sa jeunesse, n'avait cess� toute sa vie de se montrer l'ennemi acharn� de l'auteur des _Recherches sur la lumi�re et sur l'�lectricit�_; il le persifflait autrefois dans ses cours publics, le tournait en ridicule dans ses �crits, lui faisait fermer la porte des journaux et des acad�mies, le piquait en un mot de mille coups d'�pingle � cet endroit de l'amour-propre que les savants, comme les �crivains, ont tous si sensible et si irritable. Le moment �tait venu de lui faire payer cher ces vexations. Marat avait sa vengeance sous la main.--�Pour qui me prenez-vous donc? dit-il en �clatant. Me croyez-vous l'�me assez basse pour me laisser conduire dans une accusation capitale par le ressentiment d'une injure faite � ma personne. Vous comprenez bien mal l'�preuve d'_�puration_ que conseille l'Ami du peuple. Ce Charles est un mis�rable qui m'a l�chement maltrait� dans ma jeunesse. Je m�prise les m�chants, mais je les plains encore plus que je ne les m�prise; tant qu'ils restent hommes priv�s, tant que leurs men�es n'entra�nent pas la ruine des autres, je g�mis tout bas sur leur corruption; mais je serais au d�sespoir de faire tomber un cheveu de leur t�te. Je vais �crire au ministre pour qu'on mette cet homme en libert�, s'il est d�tenu; pour qu'on �vite de le poursuivre, s'il est libre.� Le 23 juin, le bruit courut que les volontaires des d�partements marchaient sur Paris. �Qu'ils viennent! �crivit-il dans son journal; ils verront Danton, Robespierre, Panis, etc., etc., si souvent calomni�s; ils trouveront en eux d'intr�pides d�fenseurs du peuple. Peut-�tre viendront-ils voir le dictateur Marat; ils trouveront dans son lit un pauvre diable qui donnerait toutes les dignit�s de la terre pour quelques jours de sant�, mais toujours cent fois plus occup� du malheur du peuple que de sa maladie.� La femme de grand coeur qui remplissait aupr�s de l'Ami du peuple les devoirs d'�pouse et de garde-malade lui ayant apport� du lait dans une modeste tasse de fa�ence, il se tourna vers quelques visiteurs et leur dit en souriant: --Vous voyez si ceux qui me repr�sentent comme un ambitieux se trompent! J'ai, au contraire, des go�ts simples et s�v�res qui s'allient mal avec les grandeurs; en bonne sant�, je sais �tre heureux avec un potage au riz, quelques tasses de caf�, ma plume et des instruments de physique. D'autres m'ont pr�t� des vues d'int�r�t; mais ceux qui me connaissent savent que je ne pourrais voir souffrir un malheureux sans partager avec lui le n�cessaire. J'aime, d'ailleurs, la pauvret� par go�t et parce qu'elle conseille les vertus pl�b�iennes. J'arrivai � la R�volution avec des id�es faites. Les moeurs que notre gouvernement s'efforce d'�tablir �taient depuis longtemps dans mon caract�re, et je ne voudrais par pour tout au monde les changer. Cependant la maladie de Marat r�pandait l'inqui�tude parmi les soci�t�s populaires. Le 12 juillet, apr�s midi, la Soci�t� des Jacobins, dont il �tait pr�sident honoraire, d�cida que deux d�l�gu�s, Maure et David, iraient recueillir des nouvelles certaines de sa sant�. Marat, quoique tr�s-dangereusement malade, �tait entour� dans ce moment-l� de papiers et de journaux. Sa main _�chapp�e_ tenait une plume, �crivait ses derni�res pens�es: --Vous voyez, mes amis, leur dit-il, je travaille au salut public. Il demeurait presque toute la journ�e et toute la nuit dans le bain; la fra�cheur de l'eau calmait un peu les douleurs cuisantes qui s'�tendaient sur tous ses membres. L'activit� indomptable de Marat, son �nergie de caract�re d�fiaient vaillamment la souffrance. Ce petit homme, h�ve et amaigri jusqu'aux os, semblait le spectre du peuple travaillant jusque dans la mort. --L'homme, dit-il aux deux d�put�s qui �taient ses amis, n'est pas fait pour le calme. La nature nous montre, tout au contraire, qu'elle l'a form� pour le travail et le mouvement, puisque, au terme de cette vie bien courte, elle lui a pr�par� un lit o� il doit si longtemps reposer; le cercueil nous avertit de nous h�ter et de nous agiter le plus possible vers le bien public, avant que le sommeil ne vienne nous surprendre. Les deux d�put�s se retir�rent sous le coup de l'admiration et de la douleur. --Nous venons de voir notre fr�re Marat, dit Maure en rentrant � la s�ance; la maladie qui le mine ne prendra jamais les membres du c�t� droit: c'est beaucoup de patriotisme press�, resserr� dans un petit corps. Voil� ce qui le tue. Le lendemain 13 juillet, Marat se r�veilla de belle humeur: il se trouvait mieux et le dit � Simonne �vrard. Dans la matin�e, vers onze heures, il re�ut d'une main inconnue le billet suivant: �Citoyen, j'arrive de Caen. Votre amour pour la patrie me fait pr�sumer que vous conna�trez avec plaisir les malheureux �v�nements de cette partie de la R�publique. Je me pr�senterai chez vous vers une heure. Ayez la bont� de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien; je vous mettrai � m�me de rendre un grand service � la France.� Pas de r�ponse; on insiste: �Je vous ai �crit ce matin, Marat; avez-vous re�u ma lettre? Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refus� votre porte. J'esp�re que ce soir vous m'accorderez une entrevue. Je vous le r�p�te, j'arrive de Caen; j'ai � vous r�v�ler les secrets les plus importants pour le salut de la R�publique. D'ailleurs je suis pers�cut�e pour la cause de la libert�; je suis malheureuse; il suffit que je le sois pour avoir droit � votre protection.� Il �tait sept heures du soir. Un grand cri sortit tout � coup du cabinet o� �tait Marat: �A moi, ma ch�re amie, � moi!� Simonne �vrard, Albertine, la soeur de Marat, et quelques femmes de la maison, se pr�cipitent vers la baignoire. Marat �tait dans un bain, perdant le sang � gros bouillons. Les yeux ouverts, il remuait la langue et ne pouvait tirer aucune parole. Il tourna la t�te de c�t� et expira. Un couteau �tait sur le plancher. Le commissionnaire Laurent Basse, qui �tait occup� dans la maison � plier les num�ros du journal de Marat, accourt aux cris que poussent les femmes. Il aper�oit alors dans l'ombre une jeune et belle fille qui tournait le dos � la baignoire. Pour l'emp�cher de sortir, il lui barre le passage avec des chaises et lui en porte m�me un coup � la t�te. Elle chancelle et fait un pas vers la fen�tre: les femmes se pr�cipitent sur elle et lui tiennent les mains. Un chirurgien-dentiste qui logeait un �tage au-dessus dans la maison, le citoyen Lafond�e, �tait descendu en toute h�te. Il s'approcha de la baignoire teinte de sang. Marat avait la t�te envelopp�e dans un mouchoir blanc, un drap vert le couvrait jusqu'� mi-corps. L'Ami du peuple avait les yeux fixes et une large blessure s'ouvrait entre le sein gauche et la naissance du cou. Le bras droit tra�nait � terre. Le chirurgien chercha quelque signe de vie et n'en trouva aucun. Plus de pouls, plus de mouvement. On tira Marat hors de la baignoire; les gouttes qui tombaient une � une de son corps mouill� marqu�rent du cabinet � la chambre � coucher une longue tra�n�e d'eau m�l�e de sang. On posa le cadavre sur un lit. Un autre chirurgien, Jean Pelletan, �tait attendu; il vint et d�clara que le couteau avait p�n�tr� sous la clavicule du c�t� droit; le tronc des carotides avait �t� ouvert. Nul espoir, tout secours �tait inutile. Le commissaire de la section du Th��tre-Fran�ais, ayant �t� instruit par la clameur publique qu'un assassinat avait �t� commis rue des Cordeliers, 33, arriva sur-le-champ. Il trouva au premier �tage, dans l'antichambre, plusieurs hommes arm�s et une femme dont on �treignait fortement les poignets. Il entra ensuite dans un cabinet o� �tait une baignoire dont l'eau, rougie et agit�e au moment o� l'on avait lev� le corps, commen�ait � se calmer. Il vit une mare de sang sur le carreau; un homme venait d'�tre tu� l�. Et cet homme �tait un repr�sentant du peuple. Le commandant du poste voisin �tait mont� avec ses hommes de garde; sur l'ordre du commissaire, il fit passer la pr�venue dans le salon pour proc�der � l'interrogatoire. Elle d�clara se nommer Marie-Anne-Charlotte de Corday, native de la paroisse Saint-Saturnin-des-Ligneries, dioc�se de S�ez, �g�e de vingt-cinq ans moins quinze jours et demeurant � Caen. Cependant Maure, Legendre, Drouet, Chabot et quelques autres d�put�s de la Convention �taient accourus au bruit de la mort de Marat. Le moment �tait venu de faire subir � l'accus�e la confrontation avec le cadavre. Elle passa accompagn�e des hommes de justice dans la chambre � coucher. Chabot �claira, un chandelier � la main, le lit o� �tait �tendu Marat. Cette chose nue et morte se d�tachait dans l'ombre, sous une lumi�re blafarde qui la rendait encore plus horrible. A cette vue, la femme se troubla. La plaie ouverte � la gorge du mort avait cess� de jeter du sang; elle �tait l� b�ante et morne, sous les yeux de Charlotte Corday, comme une bouche qui l'accusait. �Eh bien! oui, dit-elle, avec une voix �mue et press�e d'en finir, c'est moi qui l'ai tu�!� A ces mots, elle tourna le dos au cadavre et traversa le salon d'un pas r�solu. Dans la rue des Cordeliers, un rassemblement formidable grossissait de moment en moment. Des cris mena�ants retentissaient sous les fen�tres de l'Ami du peuple, et demandaient la t�te de l'assassin. Les visages se montraient, � la clart� des r�verb�res, sombres, boulevers�s par la col�re et l'indignation. Il �tait minuit, l'interrogatoire �tait termin�. On avait envoy� pr�venir le Comit� de salut public et le conseil de la Commune. Enfin la pr�venue devait �tre transf�r�e de la maison de Marat � la prison de l'Abbaye; mais ne serait-elle point massacr�e en route? Voici le r�cit de Drouet: �J'ai conduit l'assassin � l'Abbaye. Lorsque nous sommes sortis, on la fit monter dans une voiture o� nous entr�mes avec elle, et tout le peuple se mit � faire �clater les sentiments de sa col�re et de sa douleur. On nous suivit. Craignant que l'indignation dont on �tait anim� ne port�t le peuple � quelques exc�s, nous pr�mes la parole et nous lui ordonn�mes de se retirer; � l'instant, on nous laissa passer. Ce beau mouvement op�ra un effet singulier sur cette femme; elle tomba d'abord en faiblesse, puis, �tant revenue � elle, elle t�moigna son �tonnement de ce qu'elle �tait encore en vie.� Quoique l'heure fut tr�s-avanc�e dans la nuit, tous les citoyens z�l�s du quartier Saint-Andr�-d�s-Arts commen�aient � s'�mouvoir; la nouvelle de l'assassinat parvint bient�t aux Cordeliers. Une pi�ce de vers, o� Marat �tait �gal� aux demi-dieux et � tous les grands bienfaiteurs de l'humanit�, fut affich�e � la porte et couverte pendant la nuit de cent vingt signatures. Le lendemain, au point du jour, on voyait ces mots placard�s sur tous les murs: �Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami.� Ces paroles se r�p�taient sur un ton lugubre de la ville aux faubourgs: �Marat est mort!� Les hommes du peuple avaient une figure d�sol�e; les enfants vers�rent des pleurs; les femmes de la halle pouss�rent des cris de d�sespoir; les sans-culottes fr�mirent; ce fut une tristesse am�re et terrible, la tristesse d'une arm�e qui a perdu son chef. Marat �tait aim�. Il lui ne manquait plus qu'une chose pour accomplir jusqu'au bout sa mission de sauveur du peuple, c'�tait d'�tre tu�. Qu'on s'�tonne de la grande popularit� de cet homme, soit; mais le pauvre aime qui le d�fend, qui a souffert pour lui, qui lui ressemble par sa mani�re de vivre. La superstition fit un dieu de Marat, une sorte de culte s'�tablit autour de sa m�moire. On attachait son buste et son portrait jusque sur le devant des maisons; des images, repr�sentant un coeur perc�, coururent entre les mains des patriotes avec cette inscription: �Coeur de J�sus, coeur de Marat, ayez piti� de nous!� La valeur du divin Marat �tait rehauss�e aux yeux de la multitude par le don de seconde vue et de proph�tie qu'on lui attribuait. Qui serait � pr�sent l'oeil du peuple? Le lendemain 14 juillet, la Convention s'�tait r�unie d�s le matin. Le pr�sident, Jean-Bon-Saint-Andr�, dit d'une voix basse et fortement �mue: �Citoyens, un grand crime a �t� commis sur la personne d'un repr�sentant du peuple: Marat a �t� assassin� chez lui.� Ces douloureuses paroles tomb�rent une � une dans le silence lugubre de la salle des s�ances. Tous les membres de la Montagne �taient constern�s. A cet instant, plusieurs d�l�gu�s des sections de Paris vinrent t�moigner � l'Assembl�e leur poignante douleur. Celle du Panth�on r�clamait pour Marat les honneurs dus aux grands hommes. L'orateur parlant au nom de la section du Contrat-Social s'�cria: �O� es-tu, David? Tu a transmis � la post�rit� l'image de Lepelletier mourant; il te reste un tableau � faire.� David, de sa place.--Aussi le ferai-je! Le 15, sur la proposition de Chabot, la Convention d�cide qu'elle assistera tout enti�re aux fun�railles de Marat. Le peintre David fut charg� de tracer le plan de la c�r�monie fun�bre. �Sa s�pulture, dit-il � la Convention, aura la simplicit� convenable � un r�publicain incorruptible, mort dans une honorable indigence. C'est du fond d'un souterrain qu'il d�signait au peuple ses amis et ses ennemis; que mort il y retourne et que sa vie nous serve d'exemple. Caton, Aristide, Socrate, Timol�on, Fabricius et Phocion, dont j'admire la respectable vie, je n'ai pas v�cu avec vous, mais j'ai connu Marat, je l'ai admir� comme vous; la post�rit� lui rendra justice.� On n'a point assez remarqu� la sagesse des hommes de 93 en appelant les arts aux secours des grandes sc�nes de deuil ou de r�jouissance publique. Un peuple accoutum� � croire par les yeux ne renonce point en un jour � ses habitudes traditionnelles. Si l'on veut rompre avec les anciens cultes, il faut du moins les remplacer par des f�tes nationales. L'�l�ment dramatique est dans la nature humaine; il touche et passionne les masses. Pr�tendre qu'une nation franchisse tout � coup l'intervalle qui s�pare les anciennes croyances, de la philosophie nue et insensible est une pure chim�re. Les id�es ont besoin de s'incarner dans certaines formes mat�rielles pour parler � l'imagination et au coeur des multitudes. On ne saurait surtout environner la mort de trop de pompes et de solennit�. La Soci�t� des Cordeliers, dont Marat avait �t� l'oracle, r�clama �nergiquement l'honneur de poss�der ses restes, en attendant qu'il f�t admis au Panth�on. Le 16, apr�s cinq heures du soir, commen�a la c�r�monie fun�bre. Au moment o� l'on descendit le cercueil dans la cour de la maison pour le conduire � l'�glise des Cordeliers, la soeur de Marat, dans le d�lire de la douleur, apparut � l'une des fen�tres, tendant ses deux bras vers le ciel. De jeunes filles v�tues du blanc et de jeunes gar�ons, portant des branches de cypr�s, environnaient la bi�re port�e par douze hommes. La Convention suivait dans un silence religieux, puis venaient les autorit�s municipales, puis les sections, puis les soci�t�s populaires, puis la foule. Le cort�ge chantait des airs patriotiques: de cinq minutes en cinq minutes, la sombre voix du canon grondait et se m�lait � la douleur publique. La marche fun�bre dura depuis six heures du soir jusqu'� minuit. Le corps embaum� de Marat fut expos� dans l'�glise. On voyait aussi la baignoire o� l'Ami du peuple avait re�u le coup mortel, et � c�t� de la baignoire le drap et la chemise tout rouges de sang. Quelques femmes fondaient en larmes. De rares flambeaux �clairaient l'�glise. Marat, �tendu dans sa bi�re comme sur un lit de repos, avait gard� dans les traits alt�r�s de sa figure ce cri de douleur dans lequel il avait laiss� sa vie. La Convention vint en masse jeter des fleurs sur le cadavre. On entendit un grand nombre de discours. �Hommes faibles et �gar�s, s'�cria Drouet, vous qui n'osiez �lever vos regards jusqu'� lui, approchez et contemplez les restes sanglants d'un citoyen que vous n'avez cess� d'outrager pendant sa vie!� Il �tait une heure du matin; une belle lune d'�t� �clairait la vo�te obscure du ciel quand le moment vint de proc�der � l'inhumation. Il fut enterr� dans le jardin des Cordeliers. Sur la pierre du caveau, on lisait cette �pitaphe: _Ici repose Marat, l'Ami du peuple, assassin� par les ennemis du peuple, le 13 juin 1793._ Le lendemain, son coeur, enferm� dans l'un des plus beaux vases d'or du garde-meuble, fut transport� solennellement aux Cordeliers et suspendu � la vo�te de l'�glise. [Note: Il existe sur les d�penses faites pour les fun�railles de Marat un document curieux qui n'a jamais vu le jour; je l'extrais des Archives:. D�PENSES PUBLIQUES. _M�moires relatifs aux frais qu'ont occasion�s les funerailles de Marat, vend�miaire an II._ Lettre du maire de Paris au ministre de l'int�rieur Par�. Paris, le 30 ao�t 1793, l'an IIe de la R�publique. Noms des entrepreneurs et fournisseurs. Liv. / s. / d. MARTIN, sculpteur. Pour la construction du tombeau 2.400 BLAN, plombier. Pour la fourniture du cercueil 315 MOGINOT, ma�on. Pour la feuille de la fosse et la construction des murs du pourtour 108 / 12 LEGRAND, treillageur. Pour le treillage en quatre sens 226 HARET, ma�on. Pour transport de mat�riaux et autres objets 58 / 18 GOSSE, menuisier. Pour objets relatifs � l'illumination 109 DOISSY, tapissier. Pour tenture 168 D'HERBELOT, architecte. Pour menues d�penses faites par lui 65 / 15 PITRON. Pour fourniture de vinaigre 30 / 16 BERGER. Pour journ�es 12 DUBOCQ. Pour fourniture de vin 11 / 9 SUIESSETIN. Pour fourniture de son 12 MELLIER, �picier 6 / 10 ROBERT, marchand de vin 7 / 10 MAILLE. Pour fourniture de vinaigre 4 / 13 Pour journ�es et nuits 12 Pour item 12 Pour houppe et pommade 2 Pour journ�es et boissons 13 / 10 Pour fourniture de satin turc 35 104 / 10 LOHIER, �picier. Pour fourniture de flambeaux, lampions et rats de cave, mod�r�, d'apr�s les informations prises chez plusieurs �piciers, � la somme de 1.964 / 16 DANAUX. Pour diff�rentes d�penses acquitt�s par lui, la somme de 16 / 12 Total d� aux entrepreneurs et fournisseurs 5.548 / 28 A laquelle il convient d'ajouter pour honoraires du citoyen Jonquet, qui a fait la v�rification de tous les m�moires, pris les renseignements n�cessaires des commissaires de la section, la somme de 60 liv. Total g�n�ral � payer, en attendant le m�moire r�gl� de l'embaumement du corps de Marat, _cinq mille six cent huit livres deux sous huit deniers_. GIRAUX, Architecte du d�partement de Paris. Le citoyen Deschamps demande 6 000 livres pour l'embaumement du corps de Marat. _Rapport au Directoire sur les fun�railles du corps de Marat._ Le m�moire de l'embaumement n'�tait pas de ma comp�tence et �tant n�anmoins susceptible d'une r�duction assez forte, autant que j'ai pu le conjecturer, j'ai cru devoir m'adresser � un homme de l'art (le citoyen D�sault, chirurgien-chef de l'H�tel-Dieu, connu par ses talents distingu�s) pour [illisible]] Marat �tait mort comme il avait v�cu, pauvre et martyr de ses convictions. On trouva chez lui vingt-cinq sous en assignats. �Je suis pr�t, avait souvent r�p�t� Marat, � signer de ma mort ce que j'avance.� On trouva en effet, tach�es de son sang, quelques pages �crites qu'il destinait � son journal. [Illustration: Provocation d'Isnard, pr�sident de la Convention.] Cependant David avait pris l'engagement de peindre Marat tu� dans son bain. Nuit et jour, il �tait � l'ouvrage. Cette toile, qui est son chef-d'oeuvre, sortit enfin de l'atelier; il �crivit au bas d'une main ferme: DAVID A SON AMI MARAT. Le tableau fut expos� durant quelques jours sur un autel dans la cour du Louvre: on lisait au-dessus cette inscription: _Ne pouvant le corrompre, ils l'ont assassin�_. Un cr�pe et une couronne d'immortelles surmontaient la peinture. �Voil�! dit David quand on eut d�couvert aux yeux de la foule curieuse et empress�e l'image de Marat: je l'ai peint du coeur.� Arri�re le style acad�mique! Sous la main r�volutionnaire de l'artiste, le pinceau avait cette fois, libre de toute r�miniscence classique, �reproduit les traits ch�ris du vertueux Ami du peuple�. Le peintre a eu soin d'�carter de son sujet _le personnage_ et le m�lodrame. Au moment o� se pr�sente cette lugubre sc�ne, le coup est port�. Marat a cess� de vivre; la femme a disparu, le couteau tomb� � terre en dit assez. C'est dans les ressources de son art que David a cherch� l'effet et le mouvement. Jamais le pinceau n'a poursuivi si avant la mort dans la vie, et cela sans effort, sans secousse, sans perte d'haleine; une lumi�re drue et fluide �claire d'un seul jet les bras nus du cadavre; la poitrine pleine d'ombre s'obscurcit puissamment; la blessure fix�e � la gorge s'ouvre comme une bouche saignante; la t�te semble endormie dans un �ternel et profond sommeil; l'art de ce temps-l� �tait plus r�aliste qu'on ne le croit g�n�ralement; la R�volution, quoique sortie avant tout d'un mouvement d'id�es, fut jusqu'au bout pleine de logique et de v�rit�. De tous les ouvrages sortis de la main de David, celui-ci est le plus naturel, le mieux con�u dans le sentiment moderne; c'est l'art comme nous le voulons, nous, fils du mouvement et de la forme, comme nous le sentons avec nos entrailles, �mues et d�chir�es par les inqui�tudes de l'avenir. A c�t� de la baignoire est le gros billot de bois o� Marat ex�cutait les ennemis de la R�volution avec une plume tremp�e dans un encrier de plomb. Quand David eut termin� son tableau, quand il eut peint l'homme tu�, quand il eut tir� de cette chair palpitante le dernier cri de l'agonie, quand il eut �clair� tout cela d'une lumi�re tragique, alors il �crivit au bas de la toile ces mots simples et touchants qu'on a eu tort d'effacer: _David � son ami Marat._ Charlotte Corday, en tuant Marat, lui rendit le plus grand service qu'on p�t alors lui rendre. Il commen�ait � s'�teindre: son absence de la Convention o� il ne joua jamais qu'un r�le secondaire, son id�e fixe de dictature, la maladie qui le minait, tout contribuait � d�tourner de sa personne l'attention publique. Sa mort violente le ressuscita dans le coeur des multitudes. Marat, remercie cette fille! Une loi d�fendait d'accorder l'apoth�ose avant un certain nombre d'ann�es � partir du jour du d�c�s. A la s�ance du 14 novembre 1793, David avait demand� une exception en faveur de Marat. La Convention approuva, et d�cida que les restes de l'Ami du peuple seraient transport�s an Panth�on; mais elle ne fixa point l'�poque de cette c�r�monie fun�bre. Vivant, Marat avait �t� d�savou� par tous ses coll�gues; mort, c'�tait � qui ferait son �loge. A plusieurs reprises et � divers points de vue, nous avons analys� ce caract�re fertile en contrastes, m�l� de bien et de mal, terrible par exc�s de sensibilit� nerveuse, cruel par une fausse vue de l'humanit�. Il serait superflu d'y revenir; mais il faut pour la v�rit� de l'histoire dissiper une erreur beaucoup trop r�pandue. Un assez grand nombre de beaux esprits se repr�sentent Marat comme le grand pourvoyeur de l'�chafaud. On oublie qu'il n'exer�ait aucune fonction publique, que son influence sur la Convention �tait tr�s-restreinte et qu'� la Commune m�me il n'occupait qu'une tribune. Au moment o� il disparut de la sc�ne politique, le nombre des victimes �tait relativement peu consid�rable. Du 17 ao�t 1792 au 17 juillet 1793 (onze mois), le tribunal r�volutionnaire n'avait condamn� � mort que soixante-quatre personnes: c'�tait trop sans doute; mais combien cette proportion s'accrut dans la suite! Or la liste des soixante-quatre supplici�s ne contient pas la moindre trace d'une d�nonciation faite l'_Ami du peuple_. Dira-t-on que s'il n'a pas eu le pouvoir entre les mains, ses �crits sanguinaires, ses provocations au meurtre, son d�lire de paroles violentes, ont puissamment contribu� � l'�tablissement du r�gime de la Terreur? C'est une autre question; mais encore est-il bon de faire observer qu'en temps de r�volution les feuilles volantes n'exercent point une action tr�s-durable. Autant en emporte le vent. D'un autre c�t�, dans les derniers mois de sa vie, l'Ami du peuple, oblig� de lutter contre les enrag�s, les Varlet, les Jacques Leroux, les Leclerc, etc., etc., avait beaucoup modifi� son langage et ses opinions excentriques; qui sait jusqu'o� il serait all� dans cette voie de mod�ration et d'humanit�? Terminons tout de suite l'histoire de cette destin�e bizarre: On pla�a le portrait de Marat, peint par David, dans la salle des s�ances de la Convention. Son ombre revenait, en quelque sorte, s'asseoir au milieu de la Montagne. Chaque jour on pronon�ait son nom. �Il y a quelque chose de terrible, s'�criait Saint-Just, dans l'amour sacr� de la patrie. Il est tellement exclusif, qu'il immole tout sans piti�, sans frayeur, sans respect humain, � l'int�r�t public; il pr�cipite Manlius, il entra�ne R�gulus � Carthage, pousse un Romain dans un ab�me, et jette Marat au Panth�on, victime de son d�vouement!� L'Ami du peuple reposait toujours dans le jardin des Cordeli�rs, pr�s de ces arbres qu'il avait connus, dans ce coin de terre qu'il avait aim� et o�, plus d'une fois, il �tait venu chercher un refuge contre les poursuites des alguazils. Que ne l'a-t-on laiss� dormir en paix sous ses chers ombrages? Mais non, tout devait �tre extraordinaire dans la vie comme dans la mort de cet homme qui _s'�tait fait holocauste pour l'amour du peuple_. Chose �trange! ce fut apr�s le 9 thermidor, le 18 septembre 1794, que L�onard Bourdon annon�a, pour le 21, le jour de la translation des restes de Marat au temple des grands hommes. La veille, le corps de l'Ami du peuple avait �t� d�pos� dans le vestibule de la Convention, au pied de la statue de la Libert�. Le lendemain, 21 septembre 1794, fut un jour de f�te. Deux autels s'�levaient sur la place du Carrousel; il y avait aussi une sorte d'ob�lisque en bois, au pied duquel se creusait un caveau: l� figuraient le buste de Marat, sa lampe, sa baignoire et son �critoire de plomb. La lampe �tait celle qui avait �clair� les veilles laborieuses de cet �crivain; elle s'�tait �teinte avant le jour, comme son ma�tre, apr�s avoir longtemps br�l�, comme lui, pour la R�volution. La Convention se rendit en silence au lieu o� �tait le cercueil. La chemise sanglante de la victime, le corps couch� tout de son long sur son lit fun�bre et recouvert d'un drap noir; le couteau teint encore de son sang, la soeur du tr�pass�, morne et chancelante au pied de sa tombe; tout cela formait une sc�ne imposante et triste. Apr�s un instant de r�flexion muette, le pr�sident monta pr�s du mort et posa sur son cercueil une couronne de feuilles de ch�ne. C'�tait la seconde que l'on d�cernait � Marat. En sortant du tribunal r�volutionnaire, n'avait-il point �t� ramen� avec les m�mes honneurs sur les bancs de la Convention? mais, cette fois, le triomphateur manquait au triomphe. Le cort�ge se mit en marche. Un d�tachement de cavalerie, pr�c�d� de sapeurs et de canonni�rs, ouvrit les voies; il �tait suivi de tambours voil�s qui prolongeaient leurs roulements sourds de moment en moment; un grand nombre d'�l�ves de l'�cole de Mars marchaient derri�re eux, p�le-m�le. Le char s'�levait pompeusement, ombrag� de quatorze drapeaux, et s'avan�ait, au pas des chevaux, entre quatorze soldats bless�s sur le champ de bataille. Des groupes de m�res �plor�es conduisant des enfants par la main, des veuves, des pauvres, des vieillards, suivaient lentement le cort�ge. La foule �tait immense; de jeunes filles voil�es se pr�sentaient de distance en distance, devant le cercueil, pour y semer des fleurs; une femme qui avait de longs cheveux d�nou�s les coupa devant tout le monde et les jeta, comme un troph�e, sur le drap noir! le coeur se remplissait, pendant cette marche lente et glorieuse, d'�motions diverses; la nouvelle d'une victoire remport�e par les Fran�ais devant les murs de Ma�stricht acheva de couronner la f�te; il fallait le bruit du canon de l'ennemi � l'ovation de ce vainqueur pacifique, qui avait d�tr�n� les rois par l'artillerie de la raison et de la justice. Il y eut plusieurs stations: on entendit un grand nombre de discours; quelques-uns retrac�rent avec plus ou moins de bonheur les principaux traits de la vie de Marat; mais de tous ces orateurs, le plus �loquent dans son silence, c'�tait le mort. Ce savant inquiet, parti d'en bas pour d�tr�ner Newton, et qui �tait arriv� � renverser Louis XVI; ce juge d'un roi condamn� � mort, qu'une femme � son tour avait jug�; cet enfant du peuple tra�n� avec des honneurs souverains par les mains de ses fr�res vers le Panth�on, au moment o� l'on dispersait la cendre des majest�s de Saint-Denis; tout cela remplissait la c�r�monie fun�bre de grandes et m�lancoliques pens�es. Chemin faisant, un orateur harangua le mort pour lui demander s'il �tait satisfait des honneurs qu'on lui rendait. A ces mots, le cercueil fit semblant du S'ouvrir, un homme se dressa tout droit et � demi nu dans son linceul; c'�tait l'ombre de Marat qui venait remercier les Fran�ais et les encourager � mourir comme lui pour la R�volution. Ce coup de th��tre �tait ridicule, mais le cort�ge ne tarda pas � se remettre en route. Dans les intervalles de silence que marquait le bruit des caisses militaires, recouvertes d'un drap noir, on r�citait � demi-voix et sur un ton de psalmodie lugubre: �Marat, l'ami du peuple, Marat, le consolateur des afflig�s, Marat, le p�re des malheureux.� Enfin on vit blanchir de loin la fa�ade du Panth�on; le cort�ge arriva sur la place � trois heures et demie. Au moment o� l'on descendait du char le cercueil de l'_Ami du peuple_, on rejetait du temple, par une porte lat�rale �les restes impurs du royaliste Mirabeau�. Marat avait toujours �t� l'ennemi acharn� de Mirabeau; ces deux hommes se rencontraient maintenant face � face dans la mort, l'un poussant l'autre, 93 chassant devant lui 89: les hommes et les �poques vont se d�tr�nant, de nos jours, jusque dans la post�rit�. Mirabeau, les mains li�es dans le linceul, c�da sa place au nouveau venu, � ce folliculaire � peine remarqu� de son temps, mais que le flux des �v�nements avait amen� peu � peu jusqu'aux marches du temple. S'il est permis de pr�ter un reste de vie sourde et latente aux cadavres, Mirabeau, qui connaissait les vicissitudes de la gloire et de la popularit�, a d� recevoir son successeur avec un amer ricanement; car les tombeaux ont aussi leurs destin�es: _habent sua fata sepulcra._ Marat, en effet, devait �tre � son tour chass� du Panth�on et sa d�pouille mortelle jet�e dans un �gout. Arriv� devant le Panth�on, le convoi s'arr�ta. Un huissier de la Convention lut � haute voix le d�cret qui accordait � Jean-Paul Marat les honneurs du Panth�on: Le corps fut descendu du char et port� sur une estrade qui s'�levait sous le d�me du temple. Le pr�sident de la Convention fit un discours dans lequel il r�sumait les titres de l'Ami du peuple � l'immortalit�. La c�r�monie se termina par un hymne de Marie-Joseph Ch�nier, mis en musique par Ch�rubini. Marat panth�onis� n'en �tait que plus redoutable aux ennemis de la R�publique. Cette terreur tenait vraiment du merveilleux. L'Ami du peuple, l'implacable fl�au des aristocrates, les poursuivait, disait-on, du fond de son s�pulcre. On fit courir le bruit que son ombre revenait la nuit dans cette sorte de crypte o� �taient gard�s sa lampe, son buste, sa baignoire, et o� l'on pla�ait tous les soirs une sentinelle. La v�rit� est qu'un matin le poste du Louvre �tant venu relever de faction un jeune gentilhomme nomm� d'Estigny, qui avait pass� la nuit dans le caveau, on le trouva mort. A dater de ce jour, on cessa de garder la baignoire et les objets qui retra�aient aux yeux le souvenir de Marat. XVI Second mariage de Danton.--Il propose � la Convention un gouvernement r�volutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse mesure.--Opposition de Robespierre.--Soul�vement des enrag�s contre Danton.--R�organisation du Comit� de salut public.--Les souvenirs de Bar�re. Le 17 juin 1793, Danton s'�tait remari�. Il y avait quatre mois, jour pour jour, qu'il avait perdu sa premi�re femme. On sait s'il l'adorait. Sept jours apr�s l'enterrement, il avait fait exhumer le cadavre et mouler la figure de cet �tre cher pour l'embrasser une derni�re fois. C'�tait elle qui, en mourant, lui avait conseill� de s'unir � sa meilleure amie, voulant assurer par ce second mariage une m�re � ses enfants. La jeune fille qu'il devait �pouser, mademoiselle Louise G�ly, n'avait encore que seize ans et �tait sans fortune. Elle appartenait � une famille bourgeoise et royaliste. On comprend que le p�re, ancien huissier-audiencier, attach� aux pr�jug�s de l'ancien r�gime, homme d'ordre, y regard�t � deux fois avant de donner sa fille au fougueux r�volutionnaire. La m�re �tait d�vote, elle refusa son consentement, si la c�r�monie n'�tait point c�l�br�e selon toutes les r�gles de l'orthodoxie. Danton fit � l'amour le sacrifice de ses principes; il se maria selon le rite catholique devant un pr�tre r�fractaire. La seconde femme de Danton �tait fr�le et jolie. Il l'aima jusqu'� la passion; mais �tait-ce bien la compagne de son �me? Le spectre d'Antoinette-Gabrielle Charpentier ne hantait-il point avec tristesse ce lit de roses dans lequel le grand tribun s'amollissait au milieu des d�lices de la volupt�? Revenons aux �v�nements politiques. La Convention r�pugnait � se donner un ma�tre, et elle avait bien raison; mais en fuyant Charybde elle s'�tait jet�e dans Scylla. La crainte et l'horreur de la dictature conduisaient le pays tout droit � l'anarchie. Nous allions p�rir sous le poids de nos revers. Toute la fronti�re du Nord �tait perdue, Cambrai bloqu�, le Rhin forc�, Mayence rendu, Landau assi�g�, l'ennemi aux portes de l'Alsace. Pour la seconde fois, les Vend�ens avaient repouss�, dissip� l'arm�e de la Loire. La guerre civile disputait � la Convention les deux tiers du territoire. La disette faisait des ravages dans les campagnes. Les arm�es manquaient de tout. Nulle organisation, aucune discipline: l'incapacit� s'�tait empar�e de tous les services publics. Ne fallait-il point � tout prix sortir de ce chaos? Oui, mais le moyen? Ce fut Danton qui apporta le _fiat lux_. �Que la lumi�re soit!� Dans un m�le discours, il proposa la cr�ation d'un gouvernement r�volutionnaire. �Le moment, dit-il, est arriv� d'�tre politique ... nous n'aurons de succ�s que lorsque la Convention, se rappelant que l'�tablissement du Comit� de salut public est une des conqu�tes de la libert�, donnera � cette institution l'�nergie et le d�veloppement dont elle peut �tre susceptible. Il a en effet rendu assez de services pour qu'on perfectionne ce genre de gouvernement. �Eh bien! soyons terribles, faisons la guerre en liens. Pourquoi n'�tablissons-nous pas un gouvernement provisoire qui seconde, par de puissantes mesures, l'�nergie nationale? �Il faut que les ministres ne soient que les premiers commis de ce gouvernement. �Je sais qu'on m'objectera que les membres de la Convention ne doivent pas �tre responsables. J'ai d�j� dit que vous �tes responsables de la libert�, et que, si vous la sauvez, alors seulement vous obtiendrez les b�n�dictions du peuple. �Qu'il soit mis cinquante millions � la disposition de ce gouvernement, qui en rendra compte � la fin de la session, mais qui aura la facult� de les employer tous en un jour, s'il le juge utile. �Une immense prodigalit� pour la cause de la libert� est un placement � usure. Soyons donc grands politiques partout. �Si vous ne teniez pas d'une main ferme les r�nes du gouvernement, vous affaibliriez plusieurs g�n�rations par l'�puisement de la population; enfin vous la condamneriez � l'�puisement et � la mis�re; je demande donc au nom de la post�rit� que vous adoptiez sans d�lai ma proposition.� Certes, Danton �tait bien l'homme qu'il fallait pour proposer cette grave mesure de salut public. Tout le monde savait que, soit ind�pendance de caract�re, soit fiert� d'�me, soit paresse, il d�daignait le pouvoir. Marat, qui se connaissait en hommes, avait �crit de lui: �Il r�unit et les talents et l'�nergie d'un chef de parti; mais ses inclinations naturelles l'emportent si loin de toute id�e de domination qu'il pr�f�re une chaise perc�e � un tr�ne.� L'image n'est point heureuse; toutefois � _la chaise perc�e_ substituez _la tribune_ et l'id�e sera juste. L'orateur avait d'ailleurs pris soin de pr�venir la Convention qu'il n'entrerait dans aucun comit� responsable, qu'il conserverait sa libert� tout enti�re, qu'il se r�servait la facult� de stimuler sans cesse les membres du gouvernement. ��tant peu propre � ce genre de travaux, disait-il, je ferai mieux en dehors du comit�; j'en serai l'�peron au lieu d'en �tre l'agent.� Apr�s tout, Danton ne proposait rien de nouveau: ce Comit� de salut public existait; nous avons dit quels en �taient les statuts. De quoi donc s'agissait-il? d'�tendre ses attributions, de lui soumettre les ministres et tous les autres agents du pouvoir ex�cutif, de lui confier des fonds, en un mot, d'en faire une machine de gouvernement. Il y a deux mois, ce projet e�t sans doute �t� rejet� avec horreur; mais dans les circonstances critiques o� l'on se d�battait, lorsque tout s'en allait � la d�rive, lorsque la r�volte des Girondins et la guerre �trang�re mena�aient d'emporter la France dans un d�luge de sang, � quelle autre branche se raccrocher? Couthon, Saint-Andr�, Lacroix, Cambon, Bar�re appuy�rent la motion: un seul la combattit, Robespierre. Depuis le 26 juillet, Maximilien faisait partie du Comit� avec Bar�re, Thuriot, Couthon, Saint-Just, Prieur (de la Marne), Robert Lindet, H�rault de S�chelles; avait-il peu de go�t pour l'exercice direct du pouvoir? craignait-il de compromettre sa popularit� en se chargeant des cons�quences de cette dictature � neuf t�tes? �Vous redoutez la responsabilit�, s'�cria fi�rement Danton. Souvenez-vous que, quand je fus membre du conseil, je pris sur moi toutes les mesures r�volutionnaires. Je dis: Que la libert� vive; et p�risse mon nom!� Il n'en est pas moins vrai que sa proposition fut tr�s-mal accueillie en dehors de l'Assembl�e par les Vincent, les Varlet, les Leclerc, les Roux, et autres amis d'H�bert. Toute la meute des enrag�s aboya contre Danton. Ce Roux �tait un pr�tre d�froqu� qui d�s le premier jour avait d�cri� la Constitution et qui avait donn� le conseil d'assassiner les marchands, les boutiquiers, parce qu'ils vendaient trop cher leurs denr�es. D�nonc� par Marat vivant comme un saltimbanque, il avait trouv� le moyen de le voler dans sa tombe. Sous le titre de _Publiciste de la R�publique fran�aise, par l'ombre de Marat, l'Ami du peuple_, il continuait le journal du d�funt. M�me format, m�me �pigraphe; nulle ressemblance dans les doctrines. Marat e�t rougi de son ombre. Leclerc �tait un intrigant venu de Lyon pour chercher fortune dans la boue sanglante des ruisseaux. Vincent, secr�taire g�n�ral de la guerre, brouillon et avide, �g� de vingt-cinq ans, se croyait homme et n'�tait qu'une b�te f�roce. H�bert, ancien vendeur de contre-marques � la porte des th��tres, �diteur du _P�re Duchesne_ qu'il avait trouv� moyen de faire subventionner par le ministre de la guerre, orateur � la parole facile, membre de la Commune, exer�ait une influence malsaine qui, � juste raison, inqui�tait d�j� Robespierre. Tous ces hommes �taient trop int�ress�s � perp�tuer l'anarchie, dont ils se servaient comme d'un moyen d'intimidation et de tyrannie personnelle; ils tenaient trop, ainsi qu'on dit, � p�cher en eau trouble pour ne point ex�crer toute id�e de gouvernement. La proposition de Danton fut donc d�nonc�e par eux comme un attentat � la souverainet� du peuple. Le vieux lutteur des Cordeliers n'�tait plus � leurs yeux qu'un tra�tre, un vendu marchant sur les traces de Mirabeau. Quoique cette mesure de haute politique f�t alors repouss�e, ou tout au moins ajourn�e, l'avenir prouva que Danton avait frapp� juste. C'est en concentrant, plus tard, ses pouvoirs dans un comit� souverain que la Convention put abattre l'insurrection, discipliner les arm�es et d�concerter les manoeuvres des royalistes. Peu � peu les membres du Comit� de salut public se partag�rent les r�les. H�rault de S�chelles et Bar�re surveill�rent les affaires �trang�res. Billaud et Collot-d'Herbois s'attribu�rent la correspondance des d�partements et des repr�sentants en mission dans l'int�rieur. Lindel et Prieur de la Marne furent charg�s des approvisionnements et des subsistances; Jean-Bon-Saint-Andr� prit pour lui la marine. Saint-Just s'occupa des institutions et des lois constitutionnelles, Couthon, �tant infirme, venait peu au Comit�; il se r�serva la police. Le Comit� de salut public, ainsi r�organis�, prit l'initative de toutes les mesures qui devaient affermir le gouvernement r�publicain. [Illustration: D�fil� du cort�ge sur les boulevards.] Le 28 mars 1832, Bar�re afflig� d'un asthme, �tait couch� sur un sopha; il appelait cela _mener la vie horizontale_. L'ancien conventionnel logeait alors dans une petite chambre pr�s des halles. Beau parleur et se sentant en verve ce jour-l�, il causait volontiers avec un ami de la grande �pop�e r�volutionnaire. Un jeune visiteur l'�coutait religieusement, et recueillait les paroles de Bar�re sur des morceaux de papier, �crits au crayon, dans le fond de son chapeau; voici une de ces notes: �Il y a de grandes choses qui ne se reproduiront jamais, au moins sous les m�mes formes.--Je voudrais voir un tableau repr�sentant la petite salle o� se r�unissait le comit� de Salut public; l� neuf membres travaillaient jour et nuit sans pr�sident, autour d'une table couverte d'un tapis vert; la salle �tait tendue avec un papier de m�me couleur. Chacun avait sa sp�cialit�. Souvent, apr�s un sommeil de quelques instants, je trouvais � ma place un monceau �norme de papiers, compos� de bulletins des op�rations militaires de nos arm�es. Leur lecture me servait � faire le rapport que je lisais � la tribune de la Convention.--Quand un soldat avait fait un trait remarquable, on lui donnait un morceau de papier sur lequel �tait transcrit le d�cret de la Convention qui lui d�clarait qu'il avait bien m�rit� de la patrie.--Nos soldats battaient les ennemis de la France avec des �paulettes de laine. �Autour de notre petite salle de r�union, nous avions form� nos bureaux dans la salle de Diane: c'�taient l� nos bras.--Nous voulions donner � la France des id�es d'�conomie: sans cela elle n'aurait jamais pu faire toutes les grandes choses qui �tonneront l'univers.--C'est moi, qui ai fait placer les figures des consuls romains sous les portiques de la galerie des Tuileries, qui donne sur le jardin, ainsi que les bustes qui sont dans les niches de la fa�ade. �Il y a de grandes choses, je le r�p�te, qui ne repara�tront jamais; la France n'aura jamais toute l'Europe � combattre; le r�gime de la terreur ne reviendra pas plus que le despotisme exclusif. �Visconti me disait: �Ce que les hommes de votre �poque ont fait ne peut pas �tre compar� avec les grands �v�nements de l'antiquit�; D�mosth�ne � la tribune luttait contre ses compatriotes pour les engager � repousser les s�ductions de Philippe; Caton contre Catilina; vous, vous avez lutt� contre l'int�rieur et contre toute l'Europe.� Bar�re avait fait preuve d'un caract�re ondoyant et pusillanime; acteur consomm�, il avait jou� tous les r�les; mais ce beau vieillard, cet �loquent orateur, n'en �tait pas moins un t�moin curieux et imposant de la grande �poque � laquelle il survivait. XVII La f�te du 10 ao�t 1793.--L'�ducation publique par les beaux-arts.--Retour � la nature.--La fontaine de la R�g�n�ration.--David et H�rault de S�chelles.--D�fil� du cort�ge sur les boulevards.--Egalit� des rangs et des conditions humaines.-- Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-trouv�s, aux Vieillards.--Deuxi�me station: L'arc de triomphe �lev� en l'honneur des citoyennes.--Troisi�me station: La statue de la Libert�.--Quatri�me station: Les Invalides.--Cinqui�me station: Le Temple fun�bre. Le peuple aime les f�tes. La Convention le savait bien et ne n�gligeait aucune occasion de fonder le culte de la Patrie. Les arm�es coalis�es marchent sur Paris: c�l�brons avec pompe l'anniversaire du 10 ao�t. Le tr�sor public est aux abois: d�pensons un million deux cent mille francs dans une grande c�r�monie publique. J'entends d'ici les �conomistes, les hommes d'affaires, les vieux bureaucrates crier � la prodigalit�, au gaspillage. Cet argent n'e�t-il point �t� beaucoup mieux employ� � �quiper les troupes, � leur fournir des vivres, � les solder? Nos p�res ne raisonnaient point ainsi et ne regardaient point l'�ducation du peuple par les beaux-arts, par les signes ext�rieurs comme une d�fense inutile; sans n�gliger le mat�riel de guerre et la paye du soldat, ils croyaient que le meilleur moyen de rappeler la victoire sous nos drapeaux �tait de relever le moral de la nation. David �tait l'ordonnateur de la f�te. De ses puissantes mains il avait p�tri dans le pl�tre trois statues colossales, trois symboles qui devaient expliquer aux yeux l'esprit de la R�volution fran�aise. A l'apparition des premiers rayons du soleil, la Convention nationale, les envoy�s des assembl�es primaires accourus de tous les d�partements, les autorit�s constitu�es de Paris, les soci�t�s populaires et la foule des citoyens �taient r�unis sur la place de la Bastille. Un monceau de ruines marquait l'endroit o� se dressait celle ancienne prison d'�tat. Sur ces d�bris, ces blocs d�tach�s �taient grav�es des inscriptions qui rappelaient par un mot l'histoire des victimes de la monarchie. L'une de ces pierres disait: _Il y a quarante ans que je meurs_; d'autres criaient: _Le corrupteur de ma femme m'a plong� dans ces cachots--mes enfants, � mes enfants!_ Sur l'emplacement de la Bastille, au milieu de ces d�combres, s'�levait la _fontaine de la R�g�n�ration_, domin�e par une colossale statue de la Nature. A la base de cette figure all�gorique �taient inscrits ces mots: _Nous sommes tous ses enfants_. De ses riches mamelles qu'elle pressait avec ses mains, s'�panchaient dans un vaste bassin deux sources d'eau pure, toute fr�missante des premi�res clart�s du jour. Cette onde abondante �tait une image de l'in�puisable f�condit� de la m�re supr�me, _alma parens_. Le bruit des canons s'�tait fait entendre; puis, une musique douce, des champs harmonieux sortirent du milieu de ce tonnerre. Alors le pr�sident de la Convention nationale, H�rault-de-S�chelles, plac� devant la statue de la nature et la montrant au peuple. �Souveraine du sauvage et des nations �clair�es, � nature! ce peuple immense rassembl� aux premiers rayons du soleil devant ton image, est digne de toi. Il est libre, c'est dans ton sein, c'est dans les sources sacr�es qu'il a recouvr� ses droits, qu'il s'est r�g�n�r�. Apr�s avoir travers� tant de si�cles d'erreurs et de servitude il fallait rentrer dans la simplicit� de tes voies pour retrouver la v�rit�. O Nature, re�ois l'expression de l'attachement �ternel des Fran�ais pour tes lois. Que ces eaux f�condes qui jaillissent de tes mamelles, que cette boisson pure qui abreuva les premiers humains, consacrent dans cette coupe de la fraternit� et de l'�galit� les serments que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait �clair� le soleil, depuis qu'il a �t� suspendu dans l'immensit� de l'espace.� Ce n'�tait point un discours; c'�tait un hymne. Le pr�sident remplit alors une coupe de l'eau qui tombait du sein de la Nature, il en fait des libations autour de la statue, il boit dans cette coupe de forme antique et la pr�sente aux quatre-vingt-sept vieillards, dont chacun par le privil�ge de l'�ge, avait obtenu de porter la banni�re sur laquelle �tait �crit le nom de son d�partement. Tous montent successivement les degr�s qui conduisaient autour du bassin et s'approchent l'un apr�s l'autre de la coupe sainte de l'�galit� et de la fraternit�. En la recevant des mains du pr�sident, qui vient de lui donner le baiser de paix, un vieillard s'�crie: �Je touche aux bords de mon tombeau; mais en pressant cette coupe de mes l�vres, je crois rena�tre avec le genre humain qui se r�g�n�re.� Un autre dont le vent fait flotter les cheveux blanchis: �Que de jours ont pass� sur ma t�te! O Nature, je te remercie de n'avoir point termin� ma vie avant celui-ci!� Ce spectacle �tait vraiment solennel. A chaque fois que la coupe passait d'une main dans une autre main, les yeux se remplissaient des larmes de l'attendrissement et de la joie. Et le canon grondait. La c�r�monie �tait termin�e � la fontaine de la R�g�n�ration. Alors la foule tout enti�re se mit en mouvement. Le cort�ge d�fila et s'allongea sur les boulevards. Les soci�t�s populaires ouvraient la marche. Leur banni�re pr�sentait un oeil ouvert sur les nuages qu'il p�n�trait et dissipait. La Convention venait ensuite pr�c�d�e de la d�claration des Droits de l'homme et de l'acte constitutionnel. Elle �tait plac�e au milieu des envoy�s des assembl�es primaires, nou�s les uns aux autres par un l�ger ruban tricolore, image du lien qui les unissait � la R�publique une et indivisible. Chacun des repr�sentants portait � la main un bouquet d'�pis de bl� et de fruits, en m�moire de C�r�s l�gislatrice des soci�t�s. Les envoy�s des assembl�es primaires tenaient d'une main une pique, arme de la libert� contre les tyrans, et de l'autre une branche d'olivier, symbole de la paix et de l'union fraternelle entre tous les citoyens. Apr�s les envoy�s des assembl�es primaires, il n'y avait plus aucune distinction de personnes ni de fonctionnaires. L'�charpe du maire ou du procureur de la Commune, les plumets noirs des juges se confondaient avec les attributs des corps d'�tats, le marteau du forgeron ou le m�tier du tisserand. L'africain � la figure noircie par le soleil donnait la main � l'homme blanc comme � son fr�re. Tous marchaient �gaux. Cependant le _Chant du D�part_ �clate comme une fanfare et r�pond au son des tambours. C'est bien une marche triomphale; mais o� donc sont les triomphateurs? Les voici: regardez! Tra�n�s sur un plateau roulant, les �l�ves de l'institution des Aveugles font retentir l'air de leurs chants. Port�s dans de blanches barcelonnettes, les nourrissons de la maison des Enfants trouv�s annoncent que la R�publique est leur m�re, que la nation enti�re est leur famille. Sur une charrue transform�e en char de triomphe, un p�re � cheveux blancs et sa vieille �pouse s'avancent tra�n�s par leurs enfants. L'esprit et le coeur de la R�volution fran�aise �taient dans ce touchant hommage rendu au malheur, � la vieillesse et � toutes les infirmit�s humaines. Au milieu des honneurs rendus aux vivants, on n'a point oubli� les morts. Huit chevaux blancs, orn�s de panaches rouges tra�nent dans un char qui n'a rien de fun�bre, deux urnes cin�raires. Sur l'une sont inscrits ces mots: _Aux m�nes des citoyens morts au Champ-de-Mars_; et sur l'autre: _Aux m�nes des citoyens morts le 10 ao�t_. La Commune avait eu soin d'�carter ces pompes lugubres dont le catholicisme attriste le dernier acte de la vie humaine. Le sombre cypr�s ne penchait point autour de l'urne ses branches m�lancoliques; aucun insigne de deuil, pas de larmes d'argent sem�es sur un voile noir, une douleur m�me pieuse aurait en quelque sorte profan� cette apoth�ose. Des guirlandes et des couronnes, les parfums d'un encens br�l� dans les cassolettes, un cort�ge de parents, le front orn� de fleurs, une musique dans laquelle dominaient les sons guerriers de la trompette, tout dans cette c�r�monie d�robait � la mort ce qu'elle a de sinistre. Elles participaient en quelque sorte � l'all�gresse g�n�rale, ces m�nes sacr�es des citoyens qui �taient tomb�s dans les combats pour se relever immortels. A une certaine distance du char, au milieu d'une force arm�e, roulait avec un fracas sec et importun, un tombereau semblable � ceux qui conduisent les criminels au lieu du supplice. Il �tait charg� des attributs de la royaut� et de l'aristocratie. Une inscription grav�e sur ce tombereau portait: _Voil� ce qui a toujours fait le malheur de la soci�t� humaine_. Mais quelle est cette arche de feuillage? Vers le milieu des boulevards, toute cette pompe s'arr�te devant un arc de triomphe �rig� en m�moire des journ�es du 4 et 5 octobre, alors que les femmes de Paris march�rent sur Versailles. L'architecture, la peinture et la sculpture s'�taient r�unies pour donner � ce fragile monument un caract�re antique. De belles figurantes assises sur des aff�ts de canon repr�sentaient tant bien que mal l'attitude des vraies h�ro�nes qui avaient tra�n� ces machines de guerre jusqu'� la cit� de Louis XIV. Cet arc de triomphe, �lev� par David en l'honneur des femmes inspira les paroles suivantes � H�rault de S�chelles: �O femmes, la libert� attaqu�e par tous les tyrans, pour �tre d�fendue a besoin d'un peuple de h�ros. C'est � vous � l'enfanter. Que toutes les vertus guerri�res et g�n�reuses coulent avec le lait maternel dans le coeur des nourrissons de la France. Les repr�sentants du peuple souverain, au lieu de fleurs qui parent la beaut�, vous offre le laurier, embl�me du courage et de la victoire. Vous le transmettrez � vos enfants.� Apr�s avoir prononc� ces derniers mots, le pr�sident donne aux femmes l'accolade fraternelle, pose sur la t�te de chacune d'elles une couronne de laurier, puis le cort�ge continue sa marche le long des boulevards au milieu des acclamations universelles. La place de la R�volution �tait marqu�e pour la troisi�me halte. L� s'�levait la statue de la Libert� sur le m�me pi�destal qui avait exhauss� la statue de Louis XV. Fille de la Nature, la libert� paraissait � travers le feuillage de jeunes peupliers dont elle �tait environn�e comme d'un rideau de verdure, les rameaux de ces arbres ployaient sous le poids des tributs pr�sent�s par les artistes, les �crivains, les patriotes. Toutefois il ne suffisait pas de ces offrandes, il fallait un sacrifice � la d�esse. Presque � ses pieds se dressait un immense b�cher; mais o� donc est la victime? On n'a pas oubli� ce tombereau qui faisait partie du cort�ge et roulait pesamment et tristement sur le pav� des boulevards. Il s'est arr�t� devant la statue avec la foule qui s'arr�tait. Alors H�rault de S�chelles: �Hommes libres, peuple d'�gaux, d'amis et de fr�res, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents et de vos vertus; que la pique et le bonnet de la libert�, que la charrue et la gerbe de bl�, que les embl�mes de tous les arts par lesquels la soci�t� est enrichie, embellie, forment d�sormais toutes les d�corations de la R�publique! Terre sainte, couvre-toi de ces biens r�els qui se partagent entre tous les hommes et deviennent st�riles pour tout ce qui ne peut servir qu'aux d�penses exclusives de l'orgueil.� Le tombereau des condamn�s � mort verse sous les yeux de la d�esse tous les hochets de la monarchie. Le pr�sident saisit une torche enflamm�e, l'applique contre le b�cher couvert de mati�res combustibles et soudain, tr�ne, couronne, sceptre, fleurs de lis, manteau ducal, �cussons armori�s, drapeaux souill�s des signes de la f�odalit�, tout dispara�t, tout s'�vanouit en fum�e, au bruit des acclamations de huit cent mille citoyens. Embl�mes des anciens �ges historiques, vous avez troubl� l'humanit�. Que le feu vous d�vore! Au m�me instant, comme si tous les �tres vivants devaient participer � l'affranchissement de notre race, trois mille oiseaux de toutes esp�ces portant autour du cou de minces banderolles tricolores, colombes, passereaux, hirondelles, s'�lancent dans les vastes et radieux espaces de l'air: �Allez, leur dit la d�esse, je vous d�livre! plus de captifs, plus d'esclaves. Le soleil et le mouvement pour tous. L'homme affranchi, l'oiseau libre.� Et le canon gronde. La quatri�me station �tait fix�e devant l'h�tel des Invalides. Sur la cime d'un rocher se d�tachait une statue gigantesque repr�sentant le peuple fran�ais. Tandis que d'une main forte cet Hercule moderne renouait le faisceau des d�partements, un monstre dont les extr�mit�s inf�rieures se terminaient en dragon de mer, s'effor�ait d'atteindre au faisceau pour le rompre. Le colosse, �crasant sous ses pieds la poitrine du monstre, balan�ant sa massue, allait le frapper d'un coup mortel. H�rault de S�chelles se chargea d'expliquer l'all�gorie: �Ce g�ant, dit-il, dont la puissante main r�unit et rattache en un seul faisceau les d�partements qui sont sa grandeur et sa force, peuple, c'est toi! Ce monstre dont la main criminelle veut briser le faisceau et s�parer ce que la nature a uni, c'est le f�d�ralisme.� L'entr�e seule du Champ-de-Mars offrait aux yeux et � l'imagination plus d'un enseignement utile. On avait plac� sur un tertre une presse, une charrue et une pique pour rappeler � tous les Fran�ais l'union qui doit exister entre l'artisan, le laboureur et le d�fenseur de la patrie. Mais c'est surtout au cort�ge que s'adressaient les grandes le�ons. Il s'avan�ait toujours, le pr�sident en t�te. A deux poteaux plac�s vis-�-vis l'un de l'autre comme les deux colonnes de l'ouverture d'un portique �tait suspendu un ruban tricolore, et au ruban un niveau qui repr�sentait bien l'�galit� sociale. Apr�s avoir tous courb� la t�te sous ce niveau, les repr�sentants de la nation, les quatre-vingt-sept commissaires des d�partements, les envoy�s des assembl�es primaires gravissent les degr�s de l'Autel de la Patrie. Une foule immense couvrait la vaste �tendue du Champ-de-Mars. Ayant � ses c�t�s le vieillard le plus charg� d'ann�es parmi les commissaires des d�partements, H�rault de S�chelles parvient au point culminant de la Montagne. De cette hauteur, comme du v�ritable Sina� des temps modernes, il proclame la Constitution. Alors le pr�sident de la Convention nationale d�pose dans l'arche plac�e sur l'Autel de la Patrie l'acte constitutionnel et le recensement des votes du peuple fran�ais. Les parfums br�lent, l'encens fume, la terre tremble, �branl�e par les salves d'artillerie et par le mugissement d'un million d'hommes criant: �Vive la Constitution! vive la R�publique!� Les quatre-vingt-sept vieillards, nous l'avons dit, durant toute la marche du cort�ge portaient chacun une pique. Chacun d'eux vint la remettre successivement entre les mains du pr�sident qui les r�unit toutes en un seul faisceau nou� d'un ruban tricolore. Li�es entre elles, ces piques repr�sentaient le faisceau des quatre-vingt-sept d�partements arm�s pour la d�fense du territoire national. Il restait une dette � acquitter. Descendue de l'Autel de la Patrie, la Convention traverse une portion du Champ-de-Mars et se rend, vers l'extr�mit�, au Temple fun�bre, couvert de d�corations antiques, dans lequel attendait la cendre des d�fenseurs de la R�publique. La grande urne d�positaire de ces restes v�n�r�s avait �t� transport�e sur le vestibule du Temple, �lev�e � tous les regards. La Convention nationale se r�pand sous les portiques; tous les spectateurs plac�s dans le Champ-de-Mars se d�couvrent. L'�motion est extr�me quand, d'une voix triste, solennelle, attendrie, H�rault s'�crie: �Cendres ch�res, urne sacr�e, je vous embrasse au nom du peuple.� Et le canon gronde. La f�te �tait termin�e. Le peuple se disperse aux premi�res ombres du soir. Des groupes assis sur l'herbe jaunissante ou sous des tentes partagent fraternellement avec d'autres groupes la nourriture qu'ils avaient apport�e. Repas frugal et digne des beaux jours de Sparte! Ces f�tes patriotiques �levaient l'�me, r�veillaient les saintes ardeurs du d�vouement, inspiraient � tous le sentiment du devoir. La f�d�ration du 14 juillet 1791 avait c�l�br� l'alliance de tous les Fran�ais dans la libert�; plus compl�te, celle du 10 ao�t 1793 consacra l'alliance de tous les citoyens dans la libert� et dans l'�galit�. Le peuple se retira sous une �motion grave et profonde. Les mille devises flottant sur les banderoles et dont chacune contenait une le�on; la voix du canon r�pondant comme un d�fi au canon lointain de l'ennemi, la R�volution se racontant elle-m�me � tous les citoyens dans une trilogie digne d'Eschyle, la Nature, la Libert�, le Peuple, n'en �tait-ce point assez pour �lectriser un grand peuple? Un monde nouveau apparaissait, consolait des maux et des tristesses du pr�sent, un monde nouveau appuy� sur l'esprit de la R�volution, et dont le g�nie des beaux-arts venait d'entrouvrir les portes d'or. [Illustration: Fontaine de la R�g�n�ration.] XVIII Si�ge de Lyon.--D�cret de la Convention nationale.--Cl�mence de Couthon.--Atroce conduite de Collot-d'Herbois et Fouch�.--Le Girondin Rebcequi � Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur blanche.--Si�ge et prise de la ville par l'arm�e r�publicaine.--Origine de la r�volte � Toulon.--Les royalistes, cach�s derri�re les Girondins, se rendent ma�tres des sections et fondent un Comit� g�n�ral.--Leur tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la Vierge.--Pam�la. Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la r�action.--La guillotine et le gibet.--Arriv�e de l'arm�e de Cartaux.--Attaque et victoire des Montagnards.--Panique des royalistes.--Incendie de nos arsenaux.--Noble conduite des for�ats. Oh! c'�tait un beau r�ve; mais qu'il �tait loin de la r�alit�! A l'Est, � l'Ouest, au Nord, au Midi, le f�d�ralisme triomphait. Le vainqueur n'�tait point Hercule, c'�tait le Dragon. Gardienne de la R�publique une et indivisible, la Convention avait besoin de toute son �nergie pour soutenir la lutte et terrasser le monstre. Ce qu'il y avait de plus affreux, c'est que tous les d�partements r�volt�s appelaient l'�tranger � leur secours. �A nous les Anglais! � nous les Espagnols! � nous les Prussiens! � nous les Italiens! vous voulez notre sol, nous vous le livrons. Venez, d�livrez-nous de la R�publique! Vive Louis XVII!� Trois villes du Midi ralliaient le faisceau de la r�volte, Lyon, Marseille, Toulon. A Lyon, les ma�tres de fabriques, les gros n�gociants, plus ou moins Girondins, d'accord avec quelques nobles d�guis�s qui cachaient soigneusement _l'�p�e de leurs p�res_ sous la blouse ou sous un pantalon de gros drap, avaient tromp�, s�duit une partie des ouvriers et les avaient entra�n�s dans un soul�vement formidable. Le sang des patriotes et des Jacobins avait coul� � flots sur l'�chafaud royaliste. Celui de Chalier, immol� par la faction girondine, fumait encore et criait vengeance. La Convention en fut r�duite � faire le si�ge de la ville. On a lieu d'�tre �tonn� de la longanimit� qu'elle d�ploya: cette Assembl�e qui passe pour avoir �t� dure et implacable, usa d'abord d'une extr�me tol�rance envers les rebelles. Robespierre, Couthon, Saint-Just, Carnot et Bar�re avaient par une lettre sp�ciale recommand� la cl�mence aux repr�sentants Dubois, Cranc� et Gauthier, charg�s de surveiller les op�rations du si�ge. On esp�rait que Lyon se rendrait et dans cette pr�vision le Comit� de Salut public rappelait aux Commissaires un vers latin: _Parcere subjectis et debellare superbos_: ��pargnez ceux qui se soumettent; punissez les orgueilleux qui r�sistent.� Telles �taient leurs instructions, qui n'avaient rien de bien terrible. Cependant Lyon tenait toujours; quand ce si�ge finirait-il? Les citoyens de la ville rest�s fid�les � la loi, � la repr�sentation nationale, �taient d�nonc�s, injuri�s, jet�s dans les cachots. A la nouvelle de ces retards et de ces outrages, une sourde fureur s'empara de la Convention. Dans la nuit du 8 au 9 octobre, Lyon est emport� de vive force, et le 9 au matin, les troupes de la Montagne, noires de poudre, tambour battant, enseignes d�ploy�es, entrent dans la cit� rebelle. Vont-elles mettre tout � feu et � sang? Ni repr�sailles, ni pillage. Un ordre du jour sign� des repr�sentants en mission, Couthon, Laporte et Maigret, avait recommand� aux vainqueurs le respect des personnes et des propri�t�s. L'intention des commissaires �tait tr�s-certainement de frapper les superbes et les grands coupables, les chefs de l'insurrection, et d'�pargner les humbles qui s'�taient laiss�s entra�ner par faiblesse ou par erreur. Deux syst�mes de tribunaux bien distincts devaient juger � part ces deux cat�gories d'insurg�s. A Paris, combien fut diff�rente l'impression produite par la prise de Lyon, apr�s une longue et sanglante r�sistance! �Qui osera r�clamer votre indulgence pour cette ville rebelle?� s'�cria Bar�re, parlant le 12 octobre au nom du comit� de Salut public. �Elle doit �tre ensevelie sous ses ruines. Que devez-vous respecter dans votre vengeance? la maison de l'indigent, l'asile de l'humanit�, l'�difice consacr� � l'instruction publique; la charrue doit passer sur tout le reste. Le nom de Lyon ne doit plus exister.� Et la Convention, voulant donner un terrible exemple aux villes r�volt�es, d�cr�ta qu'une commission extraordinaire ferait punir militairement et sans d�lai les contre-r�volutionnaires, que la ville serait d�truite; qu'on ne laisserait debout que les maisons des pauvres, les habitations des patriotes �gorg�s ou proscrits, les �difices consacr�s � l'industrie, les h�pitaux, les �coles; que la r�union des maisons conserv�es prendrait d�sormais le nom de _Commune Affranchie_; enfin que sur les ruines de la ville rebelle s'�l�verait une colonne portant l'inscription suivante: �Lyon fit la guerre � la libert�, Lyon n'est plus.� Ce d�cret ne fut jamais appliqu� � la lettre. Couthon, l'homme de Robespierre, se contenta d'un simulacre de d�molition l�gale. Infirme, il se fit transporter dans un fauteuil sur la place de Bellecour; l�, arm� d'un petit marteau d'argent, il donna deux ou trois coups � l'une des maisons de la place, en disant _la loi te frappe_! La maison resta debout, et ne s'en porta pas plus mal pour avoir �t� d�molie moralement. La ville de Lyon perdit son nom, il est vrai; mais �Qu'y a-t-il dans un nom?� dit le grand po�te Shakspeare. Il faut ajouter que beaucoup de Conventionnels, parmi ceux-m�mes qui avaient vot� le d�cret, encourageaient Couthon � pers�v�rer dans cette voie d'indulgence et de sagesse. �Sauvez Lyon � la R�publique, lui �crivait H�rault de S�chelles; arrachez ce malheureux peuple � son �garement; punissez, �crasez les monstres qui l'asservissent, vous aurez bien m�rit� de la patrie. Ce nouveau service sera un grand titre de plus dans votre carri�re politique.� Non content d'�pargner la population ouvri�re de Lyon, Couthon cherchait � l'�clairer. �Je vis, �crivait-il � Saint-Just, dans un pays qui avait besoin d'�tre enti�rement r�g�n�r�; le peuple y avait �t� tenu si �troitement encha�n� par les riches, qu'il ne se doutait pour ainsi dire pas de la R�volution. Il a fallu remonter avec lui jusqu'� l'alphabet, et quand il a su que la d�claration des droits existait, et qu'elle n'�tait pas une chim�re, il est devenu tout autre.� Cette mod�ration d�concerta les enrag�s, les h�bertistes, les vengeurs de Chalier; ils s'indign�rent et cri�rent au scandale. Couthon n'en pers�v�ra pas moins dans sa politique de cl�mence. Sauveur de Lyon, il revint � Paris. A peine s'�tait-il �loign�, que l'incendie mal �teint, se ranima. Le Comit� de salut public eut alors la malheureuse id�e d'envoyer � Lyon Collot d'Herbois et Fouch�, le futur duc d'Otrante. Qui oserait d�fendre les atrocit�s commises par ces deux hommes, leur r�gne odieux, leurs fureurs de tigres? Collot essaya pourtant de se justifier apr�s le 9 thermidor. �Lorsqu'il arriva � Lyon, dit-il, la premi�re chose qu'il apprit, c'est qu'� Montbrison on pendait les patriotes � leurs fen�tres. On br�lait les soldats dans les h�pitaux. Eux aussi, les aristocrates, poussaient le cri sauvage: _A la lanterne_. Pr�cy, le g�n�ral de la contre-r�volution, faisait fusiller des femmes pendant qu'il �tait � table. On tuait � coup de pistolets les r�publicains dans les rues, on citait les noms d'officiers municipaux qu'on avait enferm�s dans les caves et laiss�s mourir de faim. La populace r�actionnaire avait �cras�, sous une meule de moulin, des soldats de l'Ard�che, et dans� tout autour une carmagnole royaliste.� Debout sur un pareil volcan, il avait �t� pris de vertige, la t�te lui avait tourn�; il �tait devenu fou furieux. En �tait-il arriv� � rougir de ses actes, ou redoutait-il, au lendemain du 9 thermidor, la hache des mod�r�s? Toujours est-il qu'il ne renon�ait point � sa d�fense: il niait avoir fait attacher des hommes et des femmes � la bouche des canons. Il avouait bien avoir employ� 15 000 travailleurs, individus sans ouvrage, � d�truire les forts de Saint-Jean et de Pierre-Cise; mais d�truire les nids cr�nel�s de l'insurrection n'�tait point saccager la ville. Avait-il donc oubli� la lettre �crite par lui en 93 � la Convention? �Les d�molitions sont trop lentes; il faut des moyens plus rapides � l'impatience r�publicaine. L'explosion de la mine, l'activit� d�vorante de la flamme, peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple.� Admettons que la l�gende ait exag�r� les crimes dont se souill�rent � Lyon Collot-d'Herbois et Fouch�; le vertige de peur et de vengeance dont ils furent saisis: il n'en reste pas moins certain que ces deux fl�aux avaient �pouvant� les citoyens tranquilles, d�truit l'industrie et le commerce, paralys� le travail, tari dans cette cit� florissante une des sources vives de la prosp�rit� nationale. �Ah! si le vertueux Couthon fut rest� � Commune-Affranchie, �crivait Cadillot, de Lyon, que d'injustices de moins! Six mille individus n'auraient pas tous p�ri. Le coupable seul e�t �t� puni... Mais Collot... ce n'est pas sans raison qu'il a couru � Paris soutenir son ami Ronsin! Il a fallu des phrases bien empoul�es pour couvrir de si grands crimes.� Et ce sont ces m�mes hommes, ces proconsuls, tous d�go�tants de sang et enivr�s des exc�s de la tyrannie, ces Collot-d'Herbois, ces Fouch� qui os�rent plus tard accuser Couthon et Robespierre de viser � la dictature. Lyon �tait soumis, terrass�; mais que se passait-il � Marseille, � Toulon? La vieille cit� phoc�enne portait en quelque sorte la peine de son d�vouement et de son patriotisme. Le sang de ses meilleurs enfants s'�tait dispers�. Les volontaires avaient couru au champ d'honneur, au p�ril, � la mort. Il ne restait plus dans ses murs que des n�gociants, des courtiers, des armateurs, des calfats, des �trangers. Le commerce �tait r�publicain; mais il voulait une R�publique mod�r�e. Les monarchistes, ne se sentant point assez forts pour d�couvrir tout � coup leurs projets, se cach�rent derri�re le parti qui s'�loignait le moins de leurs id�es. Ils flatt�rent les mod�r�s, les excit�rent � prendre l'avant-garde. Le Girondin Rebecqui pr�cha d'abord la r�volte, mais quand il vit les royalistes s'emparer du mouvement pour le diriger contre la R�publique, le d�sespoir s'empara de sa personne et il se pr�cipita dans la mer. Une fois ma�tres du terrain, les partisans de l'ancien r�gime n'h�sit�rent plus [Note: Ce Ronsin, homme d'esprit, grand, beau h�bleur, �tait la plus terrible machine de r�pression qu'on p�t imaginer. Il ne r�vait que faire sauter par la mine des rues enti�res. Se croyant l'ex�cuteur des vengeances populaires il e�t voulu inventer la foudre. Ce fou dangereux appartenait aux h�bertistes, dont il �tait l'�p�e.] � jeter le masque. Profitant de l'indiff�rence des uns, de l'ignorance des autres, ils arbor�rent d'une main r�solue l'�tendard de la terreur blanche. Les Jacobins, enferm�s au fort Saint-Jean, en sortaient tous les jours par douzaine pour marcher � la guillotine. La Convention envoya contre Marseille l'arm�e de Cartaux. Aix et Avignon l'attendaient pour l'an�antir; six mille f�d�r�s lui barraient le passage; elle dissipa, chemin faisant, ces bandes mercenaires comme une nu�e de sauterelles. Marseille est cern�e, les pi�ces de si�ge tonnent, les bombes �clatent contre les remparts des royalistes. Il faut que la ville se rende ou qu'elle meure. Le 31 ao�t, un aide de camp du g�n�ral Cartaux para�t � la barre de la Convention. Il annonce qu'on peut regarder Marseille comme tout pr�s de tomber aux mains de l'arm�e r�publicaine. Porteur de trois drapeaux enlev�s aux rebelles, il pr�sente en outre � l'Assembl�e deux boulets de plomb tir�s sur les repr�sentants du peuple, Alb�te et Nioche, puis il r�clame un renfort pour en finir avec la r�volte du Midi. C'est Robespierre qui lui r�pond: �Renvoyez � vos ennemis les boulets lanc�s par des mains coupables; achevez la d�faite de l'aristocratie hypocrite que vous avez vaincue. Que les tra�tres expirent! que les m�nes des patriotes assassin�s soient apais�es, Marseille purifi�e, la libert� veng�e et affermie!... Dites � vos fr�res d'armes que les repr�sentants du peuple sont contents de leur courage r�publicain; dites-leur que nous acquitterons envers eux la dette de la patrie; dites-leur que nous d�ploierons ici contre les ennemis de la R�publique, l'�nergie qu'ils montrent dans les combats.� Au moment o� l'aide de camp de Cartaux d�clarait la victoire s�re et prochaine, la ville de Marseille �tait, sans qu'il le s�t, au pouvoir des assi�geants. Tout c�dait, tout ployait sous la main de fer du Comit� de salut public, tout, except� Toulon. L� �tait le quartier g�n�ral de la r�sistance. Pendant quelque temps les Jacobins avaient �t� ma�tres de la ville, gr�ce aux ouvriers de l'arsenal; mais de jour en jour d�clinait leur puissance. Des men�es sourdes et t�n�breuses minaient � petit bruit l'autorit� de la Convention nationale. La r�action s'enhardit jusqu'� faire arr�ter les repr�sentants du peuple Beauvais et Pierre Bayle, qui furent conduits au fort Lamalgue et l�chement outrag�s. Un gouvernement organis� par les Girondins s'empara des affaires de la ville. Jusqu'ici c'�tait la R�publique mod�r�e qui triomphait; mais aussi bien � Toulon qu'� Marseille, sous ce simulacre, se cachait, comme sous un voile, la t�te hideuse du royalisme. Dans la ville se trouvait alors un homme de haute taille, simple bridier de son �tat actif, intelligent, v�ritable sphinx, cachant on ne savait quelle �nigme sous un front d'airain, son nom �tait Roux. Il rassemblait aux Minimes quelques fid�les, les haranguait et, tout en se couvrant encore des couleurs nationales, n'�tait au fond qu'un royaliste d�guis�. Le 18 juin 93, parut un manifeste contre-r�volutionnaire tir� � plusieurs milliers d'exemplaires. �Les anarchistes �cument de rage. Mais, citoyens, voire victoire n'est point encore compl�te, et ne nous flattons point d'en assurer les effets tant que l'homme abus� par la sc�l�ratesse et l'impi�t� affichera les principes de l'ath�isme, et osera porter des mains sacril�ges sur les ouvrages de la divinit�. �Il est temps de rendre � l'humanit� souffrante ses droits, sa religion, ses ministres... Ah! il n'est que trop vrai que les principes philosophiques ont �t� la cause de l'irr�ligion et de nos malheurs!...� Ce manifeste avait �t� r�dig� par Roux. Tartufe l'e�t sign�. Enhardi par le succ�s qu'obtenaient les manoeuvres de Roux l'orateur des Minimes, le Comit� g�n�ral usurpait peu � peu le pouvoir des sections, compos� de membres plus ou moins royalistes, bient�t il jeta le masque du girondisme. Jouant sur les mots, il institua d'abord un _tribunal populaire_ dont il fit l'instrument de ses projets et de ses vengeances. Le moyen de rassurer les timides, les ind�cis, est de leur offrir la protection d'une �p�e; aussi les proclamations du g�n�ral royaliste Wimpffen furent-elles r�pandues � profusion dans la ville. Ne fallait-il point d'un autre c�t� r�veiller le z�le des d�vots? Ne sont-ils point du bois dont on fait les autels et les tr�nes? Les sections �taient vaincues, d�moralis�es; elles votaient ce que voulait le Comit� g�n�ral. On leur fit d�cr�ter le _couronnement de la Vierge_, c�r�monie entour�e d'une pompe extraordinaire et que suivit un _Te Deum_ chant� au bruit du canon. Une grande procession termina la f�te. Pour quiconque conna�t les populations du Midi, il est facile de deviner l'effet produit sur ces t�tes de feu par une telle repr�sentation th��trale. La Vierge couronn�e demandait un roi. Seuls les marins et les patriotes regardaient d'un oeil sombre une manifestation dont ils pr�voyaient les cons�quences. Cependant la ville commen�ait � souffrir de la faim. Les communications du c�t� d'Aix et de Marseille �taient coup�es par l'arm�e de Cartaux, et du c�t� de la mer, par les flottes combin�es des Espagnols et des Anglais croisant devant la rade. Notez d'ailleurs que tous les nobles du midi, tous les chevaliers errants de l'ancien r�gime s'�taient r�fugi�s, entass�s au pied de ces cha�nes de montagnes qui dominent Toulon. L�, du moins, ils se croyaient en s�ret�; l� ils pouvaient braver les foudres de la Convention nationale. D'un autre c�t�, le peuple grondait et guettait l'occasion d'agir. La situation du comit� g�n�ral ne laissait donc point que d'�tre tr�s-perplexe. Oblig� de lutter au dehors contre la Montagne et au dedans contre les tentatives renouvel�es des patriotes toulonnais, il reconnut bient�t son impuissance. C'est alors que les membres de ce comit�, Chaussegros, commandant des armes, Puissant, ordonnateur en chef de la marine, l'amiral Trogoff et Dournet mirent � ex�cution l'inf�me projet qu'ils avaient con�us depuis longtemps. Apr�s avoir proclam� Louis XVII roi de France, ils trait�rent, le 27 ao�t, avec l'amiral anglais, Hood, et s'engag�rent � lui livrer les forts et la rade. Voil� donc o� devaient aboutir les pr�dications hypocrites de Roux: le couronnement de la Vierge, les processions, les hymnes et les b�n�dictions du clerg�! Quand cet ex�crable march� fut connu, tout ce qui avait un coeur fran�ais � Toulon fr�mit d'indignation et de rage. Fid�les � la patrie, les marins br�laient de s'�lancer contre la flotte anglaise; mais partout, la r�action avait paralys� chez les officiers l'�nergie et le sentiment du devoir. Dans l'arsenal, sur les vaisseaux, on chercha un homme capable de se mettre � la t�te du mouvement; on ne le trouva point. S'il se f�t rencontr�, il est probable que la flotte anglaise n'aurait jamais tourn� le cap C�pet. O� donc �taient alors les Girondins? accabl�s sous le poids de leurs fautes, �vinc�s, ils laissaient faire les royalistes. Au milieu de la nuit du 28 ao�t, nuit lugubre, nuit maudite, lord Elphinstone d�barquait sans bruit au port des Ilettes, � la t�te de quinze cents Anglais portant des lauriers � leurs shakos, les lauriers de la trahison! Guid� par un d�tachement royaliste de garde nationale, il s'avance vers le fort Lamalgue dont un membre du perfide comit� lui remet les clefs. Le lendemain les �quipages de vingt-huit navires portant le pavillon tricolore voient le drapeau anglais flotter sur le parapet sup�rieur du fort et l'amiral Hood entrer avec ses vaisseaux dans cette magnifique rade de Toulon. A ce moment un cri terrible, immense, sort de tous les entreponts: �Trahis!... Les sc�l�rats!� Les marins fran�ais demandent le combat avec fureur. Ils bondissent dans les vaisseaux comme des lions dans leur cage. Les officiers les retiennent, les supplient, se jettent � leurs genoux. La plupart d'entre eux avaient servi sous l'ancien r�gime. La R�volution leur faisait peur. Ils d�shonor�rent ce jour-l� leur uniforme. Cependant un navire du guerre, _le Commerce de Marseille_, emboss� en t�te de la rade montrait fi�rement ses canons aux Anglais, c'est vers lui que se tournent les regards et le dernier espoir des marins fid�les � la patrie. Sept mille d'entre eux, le coeur palpitant d'�motion attendaient pour courir � l'ennemi la bord�e du vaisseau rest� immobile � son poste. Le feu ne partit pas. Que dis-je? On aper�ut bient�t une chaloupe faisant force de voiles et dans laquelle brillaient des uniformes. C'�tait le capitaine du _Commerce de Marseille_ Saint-Jullien, un noble, qui passant avec ses officiers devant le vaisseau le _Patriote_, cria au brave capitaine Bouvet: �Tout est perdu.� Le l�che! et il fuyait sans combattre. Le lendemain sept mille matelots indign�s parlaient pour aller rejoindre l'arm�e de Cartaux, tandis que des canots pavois�s aux couleurs �trang�res d�barquaient devant l'h�tel de ville, l'amiral espagnol Langara, les g�n�raux Goodal, Gravina, Malgrave, Moreno, et Hood qui, re�u avec de grands honneurs par le comit� g�n�ral des sections, prit possession de Toulon au nom de Sa Majest� Britannique. La nouvelle de ces sinistres �v�nements arriva vers le 1er ou le 2 septembre � Paris. Les aristocrates, les royalistes se r�jouirent et, qui plus est, ils eurent l'imprudence d'afficher publiquement leur joie. L'invasion, la ruine de la France, le drapeau de l'�tranger flottant sur notre premi�re ville de guerre maritime, c'�tait leur victoire � eux. Or, � ce moment m�me, les com�diens du Th��tre-Fran�ais jouaient une mauvaise pi�ce intitul�e _Pam�la_, dans laquelle l'auteur, Fran�ois de Neufch�teau, faisait un pompeux �loge du gouvernement britannique. L'opinion publique s'�mut; le Comit� de salut public donna l'ordre � la municipalit� de suspendre les repr�sentations, et se fit imm�diatement remettre le manuscrit. Le lendemain l'auteur de _Pam�la_ se pr�senta lui-m�me au comit�. Il fit valoir en sa faveur une circonstance att�nuante: cet ouvrage datait de 1788; enfin il proposa des changements qui �taient de nature � modifier le caract�re de sa com�die. Le comit� rapporta son arr�t� de la veille, et le pi�ce fut reprise le 1er septembre. Grande attente. Salle pleine. Tout ce que Paris comptait alors de beau monde se rendit au Th��tre-Fran�ais. Les moindres allusions qui n'entraient pas m�me dans la pens�e de l'auteur furent saisies avec des transports d'enthousiasme. Des Fran�ais croyaient la France perdue, et ils applaudissaient. Un officier d'�tat-major de l'arm�e des Alpes, qui avait figur� au si�ge de Lyon et se trouvait alors en mission � Paris, se leva. Les mots de calomnie, de scandale s'�chapp�rent de ses l�vres. A l'instant m�me interrompu par des clameurs, abreuv� d'outrages, il fut oblig� de quitter la salle. Il court aux Jacobins, raconte ce qui venait de se passer, Robespierre pr�sidait: il engage l'officier � s'adresser au comit� de Salut public et � d�noncer les faits dont il avait �t� t�moin. Le lendemain 2 septembre, le comit� de Salut public ordonne la fermeture du th��tre, l'arrestation des acteurs et de l'auteur de Pam�la. Cette s�v�rit� � laquelle s'associa la Convention tout enti�re, dans sa s�ance du 3, apr�s la lecture d'un rapport de Bar�re, s'explique assez par les sentiments hostiles des ci-devant _com�diens ordinaires du roi_. Ils en voulaient � la R�volution de les avoir d�pouill�s de certains privil�ges et des faveurs de la cour. Les actrices surtout ne pardonnaient point au 10 ao�t de leur avoir enlev� leurs plus riches protecteurs, les vieux marquis de la R�gence et du r�gne de Louis XVI. Ce th��tre �tait, selon la parole de Robespierre, �le repaire de l'aristocratie�. Ce qu'il y a de piquant est que l'auteur de Pam�la, Fran�ois de Neufch�teau, membre de l'Assembl�e l�gislative, avait conquis par ses votes l'estime et l'amiti� de Maximilien. Est-ce � cette circonstance qu'il dut d'�tre mis en d'�tat d'arrestation chez lui? Toutefois les renseignements sur le d�sastre de Toulon �taient encore vagues, incertains, lorsque le 2 septembre Soul�s, un ami de Chalier, le martyr de la d�mocratie lyonnaise, se pr�sente � la barre de la Convention, raconte tout, d�voile la noire trahison des Royalistes et des Girondins. Les repr�sentants demeur�rent foudroy�s sur leur banc. Bar�re craignant sans doute pour le minist�re et pour le Comit� de Salut public, dont il �tait membre, soutient hardiment, qu'il n'en peut �tre ainsi, quelques d�put�s demandent m�me l'arrestation de Soul�s comme porteur de fausses nouvelles. C'est �gal, le trait avait port�, tout Paris s'�mut. La Convention ne tarda point � conna�tre toute la v�rit�. Fr�missante d'une juste et noble col�re, elle adressa aux d�partements du Midi la proclamation suivante: �Fran�ais, une des principales villes, le port le plus important et la plus consid�rable escadre de la R�publique ont �t� l�chement livr�s aux Anglais par les habitants de Toulon. [Illustration: Merlin de Douai donne lecture de son rapport.] �Des Fran�ais se sont donn�s aux Anglais! cette trahison inf�me, dont la pens�e seule aurait p�n�tr� d'indignation et d'horreur des Fran�ais esclaves d'un roi, a �t� con�ue, m�dit�e, ex�cut�e par des Fran�ais qui se disaient r�publicains.--Les sc�l�rats! Et c'�tait nous qu'ils accusaient d'�tre les ennemis de la R�publique et de vouloir �tre les restaurateurs de la royaut�! Et ces paroles qu'ils osent nous adresser aujourd'hui, ils les datent de l'an 1er du r�gne de Louis XVII! �Vengeance, citoyens! Qu'ils p�rissent, tous ceux qui ont voulu que la R�publique p�rit! Et vous, d�partements du Midi, vous serez tous complices de ce d�chirement de la France, si vous ne vous empressez d'en punir les auteurs.� Cette proclamation, ainsi que le d�cret qui mettait hors la loi l'amiral Trogoff, l'ordonnateur Puissant et le capitaine des armes, fut adress�e au Comit� g�n�ral de Toulon. Le pr�sident en donna lecture � quelques convives, car il �tait � diner avec les g�n�raux anglais, puis il envoya les deux pi�ces au bourreau pour �tre br�l�es sur la place publique. Sous le canon de leurs amis les ennemis, les ci-devant, les Girondins et les royalistes �taient d�sormais les ma�tres de la ville. En moins de huit jours, les escadres coalis�es avaient vomi sur le sol proven�al 2500 Anglais, 14 500 Espagnols ou Napolitains et 3 000 Pi�montais. Les royalistes avaient d�j� vers� beaucoup de sang; mais, enhardis par la pr�sence des forces �trang�res, ils redoubl�rent de cruaut�. Les deux repr�sentants du peuple Bayle et Beauvois moururent dans les cachots; l'un succomba aux mauvais traitements, l'autre, voulant abr�ger, se poignarda! Le 13 septembre 93, on lisait sur les murs de la ville: �An 1er du r�gne de Louis XVII. Vu l'arr�t� pris par le _tribunal populaire_, le Comit� g�n�ral ordonne que le gibet sera plac�, les jours d'ex�cution, au milieu de la place d'armes, et qu'il sera enlev� tout de suite apr�s l'ex�cution; qu'� cet effet la municipalit� sera invit�e � faire travailler sans d�lai � un gibet qui puisse �tre plac� et d�plac� au fur et � mesure des ex�cutions.� Le gibet et non l'�chafaud! Pourquoi? L'�chafaud e�t �t� un instrument de supplice trop noble pour cette canaille de Jacobins. Le gibet �tait assez bon pour eux, et puis ne rappelait-il pas beaucoup mieux l'ancien r�gime? On s'�tait pourtant servi dans les commencements de ce qu'on avait trouv� sous la main. D�s les premiers jours d'ao�t, la Commission martiale avait fait jeter p�le-m�le sous le couteau de la guillotine l'ancien maire d�mocrate de Toulon, le pr�sident du tribunal criminel, celui des Jacobins, le commandant de la garde nationale patriote et autres victimes. Calme et fier, le jacobin Silvestre, avant d'�tre attach� sur la planche fatale, se tourna vers le peuple et s'�cria d'une voix solennelle: �Les paroles d'un mourant sont proph�tiques: inf�mes royalistes, la R�publique nous vengera.� Pendant ce temps-l�, un jeune homme, Gueit, du fond de son cachot, adressait � sa m�re la lettre suivante: �C'est au moment o� je vais mourir que je vous �cris; je n'ai qu'� vous inviter � vous consoler: je vous embrasse un million de fois, mes fr�res et soeurs, tous mes parents ainsi que mes amis, s'il m'en reste. Je vous avoue � tous que le seul crime qu'on puisse m'imputer est celui d'avoir v�cu et de mourir patriote; le ciel seul me vengera. Adieu, adieu, adieu pour toujours!� Il disait vrai: la seule charge qu'un tribunal de sang e�t pu d�couvrir contre lui �tait d'�tre entr� le 10 ao�t, � main arm�e, dans le ch�teau des Tuileries. Quel crime abominable! La r�action appelait cela _violer le palais des rois_. Il fut guillotin�. Vu l'arr�t� du 13 septembre, l'�chafaud se repose; mais le gibet fonctionne: � chacun son tour. Le 14 septembre, au milieu de la place d'armes, on pend l'officier municipal Blache, _pr�venu d'avoir profan� les lieux saints_ [Note: Cette profanation consistait � tenir entass�e dans une vieille chapelle des sacs de grains qui servaient � nourrir la population affam�e.]; le directeur de la poste aux lettres Pavin, _pour avoir particip� aux �meutes_, et une femme nomm�e Marie Coste, accus�e d'espionnage, parce qu'elle avait re�u des nouvelles de l'arm�e de Carteaux. Trouvant bient�t que les ex�cutions n'allaient point assez vite, le tribunal martial appela simultan�ment � son secours le gibet et la guillotine. Il jugeait et condamnait avec une activit� � rendre jaloux Fouquier-Tinville. Les patriotes avaient �t� entass�s dans les flancs d'un navire r�publicain, le _Th�mistocle_. Toutes les nuits, des barques allaient chercher sur cette prison flottante une fourn�e de pr�venus qui passaient imm�diatement du tribunal � l'�chafaud. Le nombre des victimes devint si consid�rable que les Anglais eux-m�mes s'en �murent. L'amiral Hood arr�ta ces massacres, accomplis sous le masque de la loi, et enjoignit aux royalistes de laisser reposer le bourreau. La vengeance venait d'un pied lent, mais elle venait. L'arm�e de la Convention s'avan�ait � travers de grands obstacles. Il lui fallait franchir des cha�nes d'arides montagnes se succ�dant les unes aux autres, et dont les lignes ondoyantes figurent assez bien une mer de lave p�trifi�e. Carteaux �tait d�j� ma�tre des gorges d'Ollioules, lorsque le 2 septembre il fut chass� de cette formidable position par une avant-garde d'Anglais et d'Espagnols. Deux jours apr�s, les braves patriotes s'engagent en colonnes serr�es dans ces Thermopyles que barrent de chaque c�t� d'effrayantes murailles de pierre brute; ils enl�vent Ollioules � la ba�onnette, s'emparent d'Evenos et de Sainte-Barbe les deux clefs occidentales de Toulon. D'un autre c�t�, le g�n�ral r�publicain Lapoype occupe avec trois mille hommes le littoral de l'Est. Il faut avoir vu Toulon pour se faire une id�e exacte de ses moyens de d�fense. Enfonc�e dans un amphith��tre d'�normes montagnes blanch�tres et nues qui la cachent de trois c�t�s, cette ville s'ouvre du c�t� du midi, et fait face � la mer qu'elle louche par les bassins de la marine marchande et de la marine militaire, li�s entre eux au moyen d'un chenal. Sur le plateau m�ridional s'�l�ve le fort Lamalgue, o� flottait alors le pavillon anglais. A l'opposite, la redoute de Faron couronne les hauteurs du nord. Prot�g�s par d'autres remparts naturels et par d'autres travaux militaires, les royalistes croyaient la ville imprenable. Cependant rien n'�tait imprenable pour ces fils des g�ants, qui, dans leur marche forc�e, se mesuraient chaque jour avec les rochers. Instruits du manque de num�raire et de la division qui commen�ait � fermenter entre les tra�tres, les r�publicains pressaient les op�rations du si�ge avec une extr�me vigueur. Un jeune officier corse avait �lev� vis-�-vis de Malbousquet une formidable batterie, dite de la Convention, dont les boulets, lanc�s avec une pr�cision math�matique, mena�aient de raser les forts. Les alli�s firent une sortie avant le jour pour �teindre le feu; ils r�ussirent d'abord � s'emparer des pi�ces et se disposaient � les enclouer lorsque, repouss�s par le g�n�ral Dugommier, qui fut bless� au bras et � l'�paule, ils s'enfuirent laissant le terrain couvert de cadavres. Le 18 d�cembre commen�a l'attaque d�cisive. Trente pi�ces de 24 tonn�rent toute la journ�e, huit mille bombes �clat�rent contre les fortifications royalistes, et � quatre heures du soir les colonnes d'attaque se mirent en marche par le village de la Seyne. Le temps �tait affreux; la pluie tombait par rafales. On montre encore le chemin par lequel d�boucha l'arm�e r�publicaine. Le 18 au matin, quand les royalistes aper�urent le drapeau tricolore flottant sur les hauteurs de la ville, ils furent glac�s de terreur. Toulon �tait, nous l'avons dit, l'�gout dans lequel toute la contre-r�volution du Midi avait d�vers� ses flots boueux. Les familles compromises, les nobles, les pr�tres r�fractaires, ne song�rent plus qu'� la fuite. Le port, sur lequel s'�l�ve l'h�tel de ville, soutenu par les magnifiques cariatides du Puget, �tait encombr� de meubles, de ballots, de valises, d'objets pr�cieux. Vingt mille individus serr�s, bouscul�s, haletants, se disputaient une chaloupe, un canot, un m�t de navire, une planche pour rejoindre la flotte anglaise. Quelques-uns se jet�rent � la nage. Beaucoup p�rirent dans les flots. Les alli�s, voyant que tout �tait perdu pour eux, ne song�rent plus qu'� d�truire notre mat�riel de guerre et de navigation. Les Anglais br�l�rent les grands magasins qui renfermaient la poix, le goudron, le suif et l'huile, les vastes d�p�ts de chanvre, l'atelier des m�tures. L'incendie se propagea; plusieurs milliers de tonneaux de poudre saut�rent. Nos vaisseau br�l�s, nos armements d�truits: ce fut une perte immense pour la France. Une r�verb�ration rouge�tre s'�tendait � perte de vue sur la mer. Et le feu montait toujours. Qui donc �teignit l'incendie? Les for�ats. Il y avait alors dans le bagne de Toulon six cents gal�riens. Horrifi�s, courrouc�s, ils jetaient � l'ennemi des regards farouches. Sydney Smith jugea sage de pointer sur eux le canon des chaloupes anglaises. Vaine menace! on n'entendit bient�t dans le bagne que le bruit des coups de marteaux avec lesquels ces malheureux brisaient leurs fers. Libres, ils s'�lanc�rent comme des lions, apais�rent le feu et sauv�rent plusieurs navires. Les for�ats, d'apr�s le t�moignage du r�pr�sentant Salicetti, �taient alors _les seuls honn�tes gens de la ville_. Les commissaires de la Convention se montr�rent sans piti� pour les Toulonnais. Fr�ron, homme cruel et vindicatif, voulait d�truire la ville. On se contenta de d�molir quatre maisons ayant appartenu � des membres du Comit� des sections, quatre grands coupables. Le Champ-de-Mars fut abreuv� de sang. Ce que rien ne justifie, c'est l'horrible conduite de Barras et de Fr�ron sur un autre th��tre. Pourquoi confondre dans le ch�timent Marseille avec Toulon qui s'�tait livr� aux Anglais? Toulon trait� en ville conquise fut appel� _le port de la Montagne_, c'�tait la juste punition de son crime; mais la vieille cit� phoc�enne, qui avait rendu tant de services � la cause de la R�publique, m�ritait-elle l'affront qu'on lui infligea, celui de _ville sans nom_? Avertie trop tard, la Convention adoucit la rigueur des mesures prises par ses commissaires; toutefois la mitraillade avait abattu de nombreuses victimes, et la cl�mence tardive ne ressuscite point les morts. Ainsi de tous les c�t�s tombaient les remparts de l'insurrection girondine. Bordeaux �tait rentr� dans le devoir. Lyon, Marseille, Toulon avaient �t� enlev�s de vive force. Le Midi royaliste, tout mutil� par le fer, se repliait en rugissant sur lui-m�me, ou s'enfuyait tremblant au del� des mers. La Montagne restait ma�tresse du champ de bataille; mais la dure n�cessit� de vaincre lui avait impos� une s�rie de conditions d'o� allait surgir la Terreur. XIX Le r�gne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoqu�.--Comment il s'est form� par une sorte d'incubation lente.--S�ance du 5 septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Bar�re.--Aggravation du Tribunal r�volutionnaire.--Institution d'une arm�e sp�ciale charg�e de contenir Paris.--Consid�rations g�n�rales sur les mesures prises par la Convention.--Ce qui serait arriv� si les Montagnards eussent faibli.--Ne pas confondre le syst�me avec ses exc�s.--La Terreur compar�e � l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels. La Terreur! � ce mot qui r�veille tant de p�nibles souvenirs, la m�moire s'assombrit, le coeur se serre et la piti� se voile la t�te. Il faut pourtant bien reconna�tre que ce sombre r�gime fut amen� par les fautes m�mes de ceux qui avaient tout int�r�t � le conjurer. Charlotte Corday, apr�s avoir assassin� Marat, datait sa lettre � Barbaroux du _second jour de la pr�paration de la paix_, et par son coup de couteau elle venait de faire d�clarer aux Girondins une guerre � mort. Ceux-ci de leur c�t�, en soulevant les villes et les campagnes, appel�rent volontairement sur leur t�te les inexorables rigueurs de la loi. Apr�s le 10 ao�t, les royalistes n'avaient qu'un moyen pour conqu�rir l'oubli de leur pass�, c'�tait de se serrer autour du drapeau national, et ces mis�rables venaient de tendre l�chement la main � l'�tranger. Y avait-il des ch�timents trop s�v�res contre un pareil crime? Rompre l'encha�nement des faits, isoler la Terreur des causes qui l'ont pr�par�e, c'est en faire un monstre. L'historien impartial doit r�tablir le lien des �v�nements, montrer la progression des mesures r�volutionnaires, les motifs qui les ont produites: si, entrevu � cette lumi�re nouvelle, le monstre reste effrayant, il acquiert du moins une raison d'�tre. D�s le 30 juillet 93, la Convention, sur la proposition de Prieur (de la Marne), r�organisait le Tribunal r�volutionnaire afin d'acc�l�rer la marche de la justice et frappait d'accusation le pr�sident du m�me tribunal, Montan�. Cette machine � condamnations ne fonctionnait d�j� plus assez vite ni avec assez de vigueur en face de la gravit� toujours croissante des dangers et des complots qui mena�aient la R�publique. Le surlendemain, � la suite d'un rapport de Bar�re, l'Assembl�e d�cr�tait l'incendie des bois, des taillis et des gen�ts dans lesquels s'abritaient les Vend�ens, la destruction des for�ts qui leur servaient de repaire, le transport des femmes et des enfants dans l'int�rieur du pays. Elle votait, en outre, le renvoi de Marie-Antoinette devant le Tribunal r�volutionnaire et son transf�rement de la tour du Temple � la Conciergerie. Que les tombeaux et mausol�es des anciens rois s'�levant dans l'Abbaye de Saint-Denis soient d�truits; ainsi le voulait le jugement dernier du peuple. Tout Fran�ais qui placerait des fonds sur les banques des pays en guerre avec la R�publique �tait d�clar� tra�tre � la patrie. La Convention entrait dans une �re nouvelle dont elle avait banni la piti�. Danton qui, plus d'une fois, avait invoqu� la cl�mence en faveur des rebelles, sentit lui-m�me qu'en face des sc�nes tragiques dont la ville de Toulon �tait le th��tre, il fallait se montrer implacable. �Il n'est plus temps, s'�cria-t-il le 31 juillet, d'�couter la voix de l'humanit� qui nous criait d'�pargner ceux qu'on �gare. Nous ne devons plus composer avec les ennemis de la R�volution; ne voyons en eux que des tra�tres; le fer doit venir � l'appui de la raison.� Le surlendemain de la f�te du 10 ao�t, Danton revient � la charge. Son oeil �tincelle, sa crini�re s'agite; il y a du tonnerre dans sa voix. �Point d'amnistie, rugit-il, point d'amnistie � aucun tra�tre: la terreur! l'homme juste ne fait point de gr�ce au m�chant. Signalons la vengeance populaire par le glaive de la loi promen� sur les conspirateurs de l'int�rieur!� Mais ce fut surtout dans la s�ance du 5 septembre que le syst�me de la Terreur apparut avec tout son caract�re. D�s le d�but, un grave jurisconsulte, Merlin, de Douai, pr�sente � l'Assembl�e un rapport sur la n�cessit� de diviser le Tribunal r�volutionnaire en quatre sections. Surcharg� d'affaires, le tribunal, dit le rapporteur, ne peut suffire � tout. �Cependant, ajoute-t-il, il importe que les tra�tres, les conspirateurs re�oivent le plus t�t possible le ch�timent d� � leurs crimes; l'impunit�, ou le d�lai de la punition de ceux qui sont sous la main de la justice, enhardit ceux qui trament des complots; il faut que prompte justice soit faite au peuple.� Merlin, de Douai, parlait au nom du Comit� de constitution. Et, sans discussion, l'Assembl�e vote le redoutable d�cret. A partir de ce moment, ce ne fut qu'une s�rie de propositions violentes, furieuses. Pache, maire de Paris, et Chaumette, procureur g�n�ral de la Commune, se sont introduits dans l'Assembl�e � la t�te d'une d�putation. Ils viennent au nom de Paris affam� par les agioteurs. �Plus de quartier, s'�crie Chaumette, plus de mis�ricorde aux tra�tres!... Si nous ne les devan�ons pas, ils nous devanceront: jetons entre eux et nous la barri�re de l'�ternit�.� Le sang monte � la t�te de la Convention, elle applaudit avec d�lire. A la tribune appara�t la face mena�ante de Danton. Toute la salle retentit d'applaudissements; car c'est de lui qu'on attend le coup de foudre sur la t�te des conspirateurs royalistes. L'orateur appuie toutes les mesures les plus �nergiques faites par ses coll�gues. �Il reste � punir, s'�crie-t-il, et l'ennemi int�rieur que vous tenez, et ceux que vous aurez � saisir. Il faut que le tribunal r�volutionnaire soit divis� en un assez grand nombre de sections pour que tous les jours un aristocrate, un sc�l�rat, paye de sa t�te ses forfaits.� Et l'Assembl�e redouble d'enthousiasme. Billaud-Varenne demande l'arrestation imm�diate de tous les ennemis de la R�volution, la peine de mort contre tout administrateur coupable de n�gligence dans l'ex�cution d'une loi quelconque, le rapport d'un d�cret qui interdisait les visites domiciliaires pendant la nuit, le renvoi devant le Tribunal r�volutionnaire des anciens ministres, Lebrun et Clavi�res. Raffron, du Trouillet, insiste pour qu'il soit enjoint au ministre de l'int�rieur d'organiser, dans la journ�e m�me, une arm�e r�volutionnaire, charg�e de comprimer les mauvais citoyens, d'ex�cuter partout o� besoin serait les lois et les mesures de salut public prises par la Convention nationale, et de prot�ger les subsistances. Cette proposition appuy�e par Billaud-Varennes, par Danton et par plusieurs autres membres, est aussit�t convertie en d�cret. Merlin de Douai veut que toute personne convaincue d'avoir tenu des discours �tant de nature � discr�diter les assignats, de les avoir refus�s en paiement, et donn�s ou re�us � personne, soit punie de mort. Au milieu de ce d�cha�nement de propositions violentes s'�l�ve une belle parole de Thuriot: �Loin de nous l'id�e que la France soit alt�r�e de sang; elle n'est alt�r�e que de justice.� Et cette m�me assembl�e, qui tout � l'heure applaudissait les mesures les plus s�v�res, s'associe par un �lan d'enthousiasme au noble sentiment de l'orateur. Il fallait conclure; Bar�re s'en charge, et r�sume avec son rare talent les cons�quences de la journ�e. �Les royalistes, s'�crie-t-il, ont voulu organiser un mouvement. Eh bien! ils l'auront. (Applaudissements.) Ils l'auront organis� par l'arm�e r�volutionnaire, qui _mettra la terreur � l'ordre du jour_... Ils veulent du sang... eh bien! ils auront celui des leurs, de Brissot et d'Antoinette.� Cette s�ance du 5 septembre fut d�cisive; mais il serait vraiment pu�ril de n'y voir qu'un coup de th��tre mont� par la Commune. Il nous faut chercher plus haut la cause des sombres p�rip�ties qui vont obscurcir le ciel nagu�re si pur de la R�volution. A-t-on donc oubli� qu'� l'Assembl�e l�gislative les Girondins eux-m�mes avaient forg� cette arme de la terreur dont ils comptaient bien se servir contre les nobles et les pr�tres r�fractaires? Depuis leur chute, la n�cessit� de la r�pression � outrance n'avait-elle point grandi avec l'audace des conspirateurs? Le f�d�ralisme qui n'�tait d'abord qu'un nuage, un r�ve, une utopie, n'aurait-il point d�membr� la R�publique sans l'indomptable �nergie de la Convention? Les royalistes, que les Girondins couvrirent un instant de leur popularit�, n'avaient-ils point vers� � flots le sang des patriotes? n'avaient-ils point vendu aux Anglais la terre sacr�e de la patrie? R�v�e, invoqu�e, pratiqu�e par les partis, la Terreur ne devait-elle point tomber comme un glaive entre des adversaires implacables? --Que ce glaive s'�loigne! s'�criaient au fond du coeur les hommes mis�ricordieux et sensibles. --Je ne passerai pas, disait le glaive, que je n'aie extermin� les ennemis du peuple, les tra�tres � la patrie. A coup s�r, le syst�me inaugur� dans la s�ance du 5 septembre �tait d�testable. L'Inquisition, en jetant dans les flammes du b�cher des millions de victimes, s'appuyait du moins sur une fiction, le droit divin. Elle punissait en vertu d'une autorit� ant�rieure et sup�rieure � toutes les soci�t�s humaines. Fille du droit et de la r�alit�, la R�volution fran�aise, au contraire, n'avait � invoquer d'autres excuses que la raison d'�tat, la n�cessit� des temps, la loi supr�me du salut public; mais qui ne voit que tous les gouvernements peuvent se couvrir des m�mes armes contre leurs adversaires? C'�tait, en outre, une erreur de croire que la hache fut � m�me de vaincre toutes les r�sistances, de rompre certaines associations de faits et d'id�es, d'en finir avec la religion des regrets et des souvenirs. Il est plus facile de supprimer les hommes que de d�truire les partis et surtout d'an�antir les causes qui en d�terminent l'existence. On s'�tonne vraiment de la confiance de Robespierre, disant le 5 septembre: �Aujourd'hui l'arr�t de mort des aristocrates est prononc�, et demain l'aristocratie cessera d'�tre.� Elle fut le lendemain ce qu'elle �tait la veille. Ce syst�me, je le r�p�te, �tait mauvais; mais la difficult� consistait � en pr�senter un autre. La R�volution s'�tait tout d'abord montr�e douce et d�bonnaire; elle s'�tait appuy�e sur l'amour, non sur la force et l'intimidation; elle avait convi� tous les Fran�ais � se r�unir autour de l'autel sacr� de la patrie. Comment ses adversaires lui avaient-ils tenu compte d'une telle magnanimit�? Ils avaient soulev� contre elle le monstre sanglant de la Vend�e. A ses d�clarations pacifiques et fraternelles, ils avaient r�pondu par des d�fis audacieux, par des men�es sourdes, par la guerre civile, par l'alliance avec l'�tranger, par la trahison et par les insultes contre la souverainet� du peuple. La coupe �tait pleine: il fallait qu'elle d�bord�t. Saiut-Just se fit l'interpr�te du sentiment national, le jour o� il dit devant la Convention: �Si les conjurations n'avaient point troubl� cet empire; si la patrie n'avait pas �t� mille fois victime des lois indulgentes, il serait doux de gouverner par des maximes de paix et de justice naturelle; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus de commun que la glaive. Il faut r�gir par le fer ceux qui ne veulent pas �tre r�gis par la justice; il faut opprimer les tyrans.� Les royalistes avaient repouss� la cl�mence; la Convention en fut donc r�duite � contenir l'int�rieur par l'�chafaud et � faire garder nos fronti�res par la Mort. Quoi qu'il en soit, la Terreur n'est point sortie tout arm�e du cerveau d'un seul homme, comme la sombre Pallas de la t�te de Jupiter; elle est sortie d'un encha�nement de faits. Les grandes mesures r�volutionnaires demandent � �tre jug�es � distance et avec tout le sang-froid de la r�flexion. Les contemporains qui, ruin�s dans leur fortune, frapp�s dans leur famille, ont travers�, les pieds dans le sang, cette �poque terrible, sont excusables sans doute de l'envisager � travers un voile d'horreur. On s'explique ainsi l'amertume des M�moires �crits apr�s le 9 thermidor et la fureur des vieux historiens royalistes. Mais il nous faut, fils d'un autre si�cle, �touffer cet �go�sme de la sensibilit� et nous placer d�s maintenant dans l'avenir. En histoire, le mal est souvent un bien dont nous ne saisissons pas les rapports. A mesure que les faits se succ�dent, ces rapports s'�tablissent, et l'anath�me s'efface alors peu � peu des �v�nements et des hommes auxquels nous l'avions appliqu�. Tout en donnant des regrets bien l�gitimes aux victimes de ces temps orageux, nous devons nous soumettre � la loi du progr�s, si dure qu'elle soit, et reconna�tre que ces plaintes, ces r�probations tardives, ces invectives des royalistes tombent devant un mot tranchant et inflexible comme la hache: ils l'ont voulu. Donc, finissons-en, une fois pour toutes, avec ces �l�gies � froid et ces pan�gyriques inutiles des victimes, de peur de ressembler aux anciens peuples de l'Egypte qui passaient toute leur vie � embaumer les morts. [Illustration: Rassemblement devant l'H�tel de Ville.] Combien d'ailleurs ils se tromperaient, ceux qui voudraient rendre la R�publique responsable de ces violences! En France, de m�me que dans les �tats du Nouveau-Monde, le gouvernement r�publicain aurait pu s'introduire par des voies pacifiques. Nous avons indiqu� le moment o� cette substitution de la R�publique � la monarchie se serait accomplie sans verser une goutte de sang. Si, apr�s le 10 ao�t, elle fut contrainte de lutter pour son existence et de se couvrir de la Terreur comme d'une armure de g�ant, � qui la faute? A vous, chouans et Vend�ens, � vous, �ternels supp�ts de la tyrannie, � vous, mod�r�s et Girondins. Ce n'�tait d'ailleurs pas la R�publique, c'�tait la R�volution qui avait besoin de faire peur. A la force elle r�sista par la force, au glaive par le glaive, � l'insurrection par l'�chafaud. Et puis la R�volution n'�tait pas seulement un pouvoir, c'�tait une id�e. Comme gouvernement, elle avait le droit de se d�fendre; comme id�e, elle se devait � elle-m�me de sauver la France. Les hommes de mauvaise foi qui, � distance des �v�nements, ont le facile courage d'attaquer les actes de la Convention nationale ne tiennent aucun compte du but vers lequel la France s'avan�ait toute palpitante d'enthousiasme. C'est une erreur de croire que, dans la pens�e des hommes de 93, elle put �tre un moyen durable de gouvernement. Pouss�s � bout par les circonstances les plus tragiques, ils avaient �t� forc�s de jeter sur la justice et la libert� un voile sanglant; mais derri�re ce voile se cachait une philosophie douce et amie de l'humanit�. Soyons justes envers le gouvernement r�volutionnaire: tenons-lui compte enfin du peu de ressources qu'il avait sous la main pour comprimer les rebelles et pour assurer son existence. Ici la conservation �tait sainte, car elle sauvait une propri�t� morale, la propri�t� du genre humain tout entier. Occup�e � la fronti�re par les arm�es ennemies, � l'int�rieur par la Vend�e et par toutes les insurrections partielles, la Convention n'avait pas quatre cent mille ba�onnettes appuy�es, comme dans les gouvernements _r�guliers_, sur la poitrine fr�missante de l'�meute; pour se maintenir sans soldats � l'int�rieur, sans police organis�e, sans argent, au milieu de tant de haines d�cha�n�es, de tant de r�sistances �cumantes, de tant d'ennemis avou�s ou latents, la R�publique n'avait que l'�chafaud. Si l'on r�fl�chit � la situation d�sarm�e o� elle se trouvait vis-�-vis des partis d�cid�s � tout entreprendre, on sera moins �tonn�, je crois, de l'usage violent et immod�r� qu'elle fit de la peine de mort. Le nombre des victimes effrayait, consternait les hommes d'�tat eux-m�mes qui �taient � la t�te du mouvement: mais l'�nergie et la fermet� de leurs convictions masquaient le remords dans ces coeurs sto�ques. Est-il, oui ou non, reconnu que la France avait besoin d'une r�volution profonde, compl�te, pour sortir de l'�tat d'avilissement et de malaise dans lequel elle languissait depuis des si�cles? Si l'on nie cette v�rit�, qu'on ait le courage de bl�mer la convocation des �tats g�n�raux, le consentement donn� par Louis XVI � la r�union des trois ordres et � la Constitution de 89. Si au contraire la n�cessit� d'une grande r�forme sociale ne trouve plus gu�re de contradicteurs, o� voulait-on que cette r�forme s'arr�t�t? Il y aurait de l'incons�quence � croire qu'une telle secousse p�t �tre imprim�e � la nation sans froisser bien des int�r�ts, sans susciter des r�sistances � main arm�e? Dans l'ordre des temps, Mirabeau �tait le glaive dont Robespierre fut la pointe. Ceux qui acceptent avec amour les id�es de 89 et qui reculent ensuite devant les cons�quences pratiques de la fameuse d�claration des Droits nous semblent des esprits honn�tes, mais faibles. Si vous admettez la R�volution, il faut l'admettre pleine, enti�re, logique, entour�e de toutes les conditions n�cessaires qui devaient l'�tablir et la perp�tuer, malgr� les attaques de ses ennemis. Il n'y a rien de plus mortel aux nations que les demi-mouvements vers une r�demption sociale, qui agitent tout sans rien d�truire ni rien fonder. S'est-on bien demand� ce qui serait advenu si par la force et l'�pouvante la Convention n'e�t point arrach� aux rebelles l'esp�rance m�me de la victoire? Le sol de la France e�t �t� livr� � l'ennemi. La guillotine et le gibet eussent fonctionn� du nord au midi, de l'Est � l'Ouest, comme ils s�vissaient � Lyon, � Marseille, � Toulon contre les r�volutionnaires. La bande des �migr�s f�t rentr�e dans les vieux ch�teaux, alt�r�e de vengeance. Les acqu�reurs des biens nationaux eussent �t� d�poss�d�s, fl�tris, extermin�s, la Constitution de 89 e�t �t� d�chir�e, br�l�e par la main du bourreau. Toutes les conqu�tes de l'esprit moderne eussent disparu sous un ukase dat� du palais de Versailles. Paris, la ville du 10 ao�t, n'e�t plus �t� qu'un monceau de cendres. Le peuple des campagnes, r�duit de nouveau � la taille, � la corv�e et � la d�me, retomb� plus bas qu'il n'�tait sous l'ancien r�gime, e�t � jamais maudit les Duport, les Siey�s, les Barnave et autres constitutionnels qui l'avaient encourag� � d�fendre ses droits. Tel est le mur de fer dans lequel les royalistes avaient enferm� la R�volution, qu'elle devait choisir entre ces deux alternatives: d�truire ou �tre d�truite. Qu'on ne confonde pas toutefois le syst�me de la Terreur avec ses exc�s. Le syst�me sortit tout form� de la coalition �trang�re et de la guerre civile; les exc�s furent particuliers � quelques hommes. Le gouvernement r�volutionnaire avait-il le droit de se d�fendre? Oui, puisqu'il �tait sans cesse attaqu�. M� par un besoin de conservation, il remit entre les mains de ses agents des armes terribles, dont plusieurs abus�rent. Les commissaires de la Convention, �tant investi d'une sorte de dictature locale, exag�raient trop souvent les mesures de s�v�rit�: � la pluie vive, ils opposaient le fer rouge. Carrier � Nantes, Tallien � Bordeaux, Collot-d'Herbois et Fouch� � Lyon, Fr�ron et Barras � Marseille, Joseph Lebon � Arras, d�pass�rent toutes les bornes. La Terreur, qui n'aurait d� �tre qu'un moyen pour faire rentrer la contre-r�volution dans le n�ant, devint sous le r�gne de ces hommes sanguinaires une �p�e � deux tranchants qui frappait les innocents et les coupables. Il y aurait d'ailleurs de la mauvaise foi � pr�tendre que ces rigueurs fussent approuv�es par le gouvernement de la R�publique. La plupart des Montagnards les d�testaient, et les auteurs de ces actes injustifiables furent rappel�s par la Convention.--Trop tard, dira-t-on; oui, trop tard pour l'humanit�; mais le moyen d'arr�ter ces commissaires dans l'ex�cution de leur oeuvre de sang, quand le sol tremblait sous leurs pieds et quand leur r�vocation, en flattant l'audace des royalistes, e�t rallum� l'incendie mal �teint? Ce qui �tonne est l'indulgence, souvent m�me le d�lire d'enthousiasme avec lequel les historiens de l'Empire parlent des victoires du grand Napol�on. En quoi ce despotisme militant diff�rait-il beaucoup du syst�me de la Terreur? Pour intimider des adversaires redoutables, la Convention leur montrait le couteau de la guillotine; et l'empereur, pour effrayer les pays voisins, pour gagner des batailles, envoyait ses masses de soldats � la gueule du canon de l'ennemi. Les hommes, je le sais, pr�f�rent de beaucoup cette derni�re mani�re d'�tre tu�s; mais en d�finitive les campagnes de l'Empire ont immol� cent mille fois plus de victimes que l'�chafaud de 93. Cette arme frappait d'ailleurs des individus jug�s, des coupables aux yeux de la loi, et non de dignes enfants de la patrie sans peur et sans reproche. Et puis, que d�couvre l'oeil du penseur derri�re ces grandes tueries c�sariennes? Rien, absolument rien, sinon le despotisme byzantin appuy� sur une monstrueuse f�odalit� militaire, tandis que derri�re les luttes et les rigueurs de la Convention se d�voile l'av�nement prochain de la d�mocratie. Ajoutons que l'Empire, apr�s nous avoir �treints tout saignants entre ses serres et nous avoir enlev�s dans son vol ambitieux jusqu'aux extr�mit�s de l'Europe, nous a laiss�s retomber bless�s, meurtris, bien en de�� de nos anciennes limites. La Convention avait sauv� le territoire, et par deux fois ce sombre g�nie du mal a d�cha�n� sur nous le fl�au de l'invasion �trang�re. J'ai connu quelques-uns des anciens Conventionnels; voici ce qu'ils m'ont dit: �Des petits hommes d'�tat, assis tranquillement dans leur fauteuil et adoucis par nos rigueurs, parlent bien � leur aise d'humanit�; mais s'ils avaient eu comme nous sur les bras � la fois la guerre �trang�re, l'insurrection, la disette, la banqueroute, des provinces r�volt�es � soumettre, des factions int�rieures � contenir, des arm�es �trang�res � frapper de stupeur, un roi � juger, ils auraient peut-�tre vot� des mesures encore plus s�v�res que celles de la Convention. Notre nom sera ex�cr� ou b�ni selon que les principes pour lesquels nous avons combattu seront effac�s de la m�moire des hommes ou inscrits dans le code de toutes les nations civilis�es. Mais l'avenir dira que si nous avons fait violence � l'humanit�, c'�tait pour la remettre en possession de ses droits et assurer le bonheur de vingt-quatre millions de Fran�ais. Assassins du mal, nous avons lev� le fer sur les ennemis du peuple et veng� le ciel outrag� dans la personne des esclaves. La royaut� faisait obstacle � nos desseins; elle �tait la clef de vo�te du vieux monde; nous l'avons d�truite. L'aristocratie, cette hydre des temps modernes, cherchait � ramasser ses tron�ons; nous lui avons �cras� la t�te. Pour nous juger, il faudrait se reporter � ces jours lugubres o� le bruit courait par les rues �pouvant�es que les arm�es vend�ennes marchaient sur Paris, o� la lueur sanglante des torches incendiant nos arsenaux �clairait une multitude p�le de col�re, o� la Bretagne faisait signe aux navires anglais d'accourir sur nos c�tes. Nous avons �t� calomni�s, insult�s, outrag�s: gr�ce � l'indomptable �nergie de la Convention nationale, un affront nous a du moins �t� �pargn� par le destin. Nous avions tous jur� de mourir avant de voir le sol sacr� de la patrie souill� par la pr�sence des arm�es satellites du despotisme, et ce serment, nous l'aurions tenu.� XX Proc�s et mort de Custine.--Proc�s et mort de Marie-Antoinette.--Proc�s des Girondins.--Robespierre arrache � la mort soixante-treize d�put�s.--Condamnation � mort des Vingt-et-un.--Suicide de Valaz�.--Ex�cution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres Girondins.--Mort de Mme Roland.--Supplice de Bailly et de Barnave.--Ch�timent de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal r�volutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire ranime tous les courages. On �tait en automne: les feuilles et les t�tes tombaient. Les jugements succ�daient aux jugements, les ex�cutions aux ex�cutions. D�s le 27 ao�t, le jour m�me o� Toulon s'�tait vendu aux Anglais, Custine, g�n�ral de l'arm�e du Rhin, payait de son sang le crime de n'avoir point assez battu l'ennemi. �Jamais la Convention n'admit que des troupes fran�aises r�publicaines pussent succomber sans que ce f�t la faute de leur chef.� Sur sa t�te, il r�pondait de la victoire. Apr�s un si�ge de quatre mois �sous une vo�te de feu� (le mot est de Kl�ber), la garnison de Mayence avait h�ro�quement r�sist� au roi de Prusse qui l'attaquait en personne; mais elle �tait � bout de force, d�cim�e par les bombes et par les balles dont elle rentrait cribl�e apr�s des sorties fougueuses. Custine, jugeant qu'il �tait hors d'�tat de la secourir, fit passer le 26 avril un billet dans lequel il engageait le commandant de la place � capituler. Ce conseil fut re�u avec horreur: �Faites arr�ter Custine, c'est un tra�tre,� �crivent de concert au Comit� de salut public les repr�sentants du peuple Soubrani et Montant, ainsi que le g�n�ral Houchart. Le 28 juillet, il est d�cr�t� d'accusation par la Convention nationale. Les plus jolies femmes de Paris, s'il faut en croire H�bert, s'int�ressaient au g�n�ral et sollicitaient en sa faveur. Le Tribunal r�volutionnaire lui-m�me h�sitait � frapper cette grande victime. Le 23 ao�t, Robespierre se rend au club des Jacobins: �Un g�n�ral, dit-il, qui paralyse ses troupes, les morcelle, les divise, ne pr�sente nulle part � l'ennemi une force imposante, est coupable de tous les d�savantages qu'il �prouve: il assassine tous les hommes qu'il aurait pu sauver.� Le surlendemain, Custine �tait condamn� a mort. Apr�s un tel acte de s�v�rit�, les g�n�raux de la R�publique savaient ce qu'ils avaient � attendre s'ils capitulaient devant l'ennemi. Ne pas vaincre, c'�tait trahir. A-t-on oubli� Marie-Antoinette? Nous avons vu que l'ex-reine avait �t� transf�r�e du Temple � la Conciergerie. Des tentatives de s�duction avaient motiv� cette mesure. M�me � la Conciergerie, elle poss�dait une sorte de talisman pour faire passer de ses cheveux, des billets �crits de sa main, des gants � travers les murs de son cachot, elle recevait des d�clarations d'amour et des promesses de d�livrance. L'un de ces chiffons de papier �tait soigneusement cach� dans un oeillet. D�s le 13 ao�t 1793, Lecointre r�clamait imp�rieusement � la Convention le jugement _sous huitaine_ de la veuve de Louis Capet. Il n'eut lieu, ce triste proc�s, que le 14 octobre et dura deux jours. La reine �tait plus coupable encore que Louis XVI, car elle avait abus� de la faiblesse du roi pour attirer les arm�es �trang�res sur la France. Des documents authentiques, des t�moignages accablants, les lettres m�mes de Marie-Antoinette ne laissent plus aucun doute sur ses d�marches et son insistance pour obtenir le secours de l'Autriche. Ces faits n'�taient point alors connus; l'accusation manquait de preuves; mais le sentiment public est dou� d'un tact tr�s-s�r pour d�couvrir les crimes de l�se-nation. Comme reine, elle �tait coupable; mais comme femme et surtout comme m�re n'�tait-elle point sacr�e? Tarir par le fer dans les entrailles d'une cr�ature, qu'elle soit reine ou berg�re, la source vive de l'amour et de la f�condit�, n'est-ce point violer les lois de la nature? Cette t�te coup�e �tait d'ailleurs inutile � la R�volution; la mort de la reine n'ajoutait rien � la mort du roi. Or tout ce qui sans raison majeure blesse l'humanit� est pr�judiciable � la cause du bien public et � la grandeur des �tats. Amen�e devant le tribunal r�volutionnaire, elle s'assit sur un fauteuil, et le pr�sident Hermann lui adressa les questions d'usage. --Votre nom? --Je m'appelle Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche. --Votre �tat? --Je suis veuve de Louis Capet, ci-devant roi de France. --Votre �ge? --Trente-huit ans. Deux avocats, Chauveau et Tronson-Ducoudray, furent nomm�s d'office par le tribunal pour d�fendre Marie-Antoinette. On lut un long acte d'accusation qui ne relevait gu�re contre la reine que des faits connus: sa pr�sence au banquet des gardes-du-corps dans l'orangerie de Versailles, les conciliabules tenus entre elle et les femmes de l'aristocratie, ses relations secr�tes avec les cours �trang�res, sa conduite au 10 ao�t; puis on entendit les t�moins. L'un d'eux �tait H�bert. Plus cruelle mille fois que la peine de mort fut la calomnie port�e par cet homme contre Marie-Antoinette. Le dauphin, �g� de huit ans, d�p�rissait de jour en jour. Simon, son gardien, un cordonnier, l'aurait surpris se livrant � un acte honteux et l'enfant aurait avou� qu'il devait cette funeste habitude � sa m�re et � sa tante. Cette d�claration avait �t� renouvel�e par lui en pr�sence du maire de Paris et du procureur de la Commune. Ici de cyniques d�tails que la plume se refuse � transcrire. Marie-Antoinette garda d'abord le silence; mais comme le pr�sident insistait pour avoir une r�ponse: �La nature, dit-elle tr�s-�mue, se r�volte devant une telle supposition. J'en appelle � toutes les m�res qui sont ici.� Ce cri parti du fond des entrailles la releva tr�s-haut en face de la guillotine. Robespierre se montra indign� de l'odieuse accusation d'H�bert. �Le mis�rable! s'�cria-t-il; non content de la pr�senter comme une Messaline, il veut en faire une autre Agrippine.� Vis-�-vis des autres t�moins, l'ex-reine se renferma dans un syst�me de d�n�gations: �Je ne sais rien; je n'ai jamais entendu parler de pareilles choses; je ne me souviens pas...� Elle se donna devant le tribunal pour une �pouse soumise, qui laissait � son mari le soin des affaires politiques. Au pr�sident qui lui disait: �Vous faisiez faire au ci-devant tout ce que vous vouliez.� Elle r�pondit: �Je ne lui ai jamais connu ce caract�re.� Son dernier mot fut: �Je finis en disant que j'�tais la femme de Louis XVI et qu'il fallait que je me conformasse � ses volont�s.� C'est donc sur lui qu'elle rejetait toute la faute. Les t�moignages r�v�l�rent un fait insignifiant au point de vue de la culpabilit�, mais qui int�resse l'historien. �tant � la tour du Temple, Marie-Antoinette s'�tait fait peindre en pastel par Go�stier, un artiste polonais. �tait-ce pur caprice de femme? Ou, sous pr�texte de poser pour ce portrait, voulait-elle se m�nager quelques heures de conversation avec un �tranger qui lui apport�t les nouvelles, du dehors? Pendant son long interrogatoire, Marie-Antoinette conserva beaucoup de calme et d'assurance. On la vit promener ses doigts sur la barre du fauteuil comme si elle e�t jou� du forte-piano. Ce mouvement nerveux, que les journalistes d'alors prirent pour un signe de distraction ou d'indiff�rence, �tait au contraire l'indice d'une grande �motion int�rieure. Elle entendit prononcer le jugement sans que son visage trahit la moindre trace de faiblesse. Aucune parole ne s'�chappa de ses l�vres. Elle se leva et sortit de la salle d'audience. Il �tait quatre heures et demie du matin. On la reconduisit � la prison de la Conciergerie, dans le cabinet des condamn�s � mort. A cinq heures, le rappel bat dans toutes les sections; � sept heures, la force arm�e est sur pied; des canons sont braqu�s aux extr�mit�s des ponts, depuis le palais des Tuileries jusqu'� la place de la R�volution; � neuf heures, de nombreuses patrouilles circulent dans les rues. A onze heures, Marie-Antoinette, en d�sbabill� de piqu� blanc, sort de la Conciergerie, conduite dans une charrette, accompagn�e par un pr�tre constitutionnel et escort�e de nombreux d�tachements � pied et � cheval. Antoinette parut indiff�rente au d�ploiement de forces qu'on avait, dans toutes les rues, align�es sur son passage. On ne lisait, sur son visage, ni abattement ni fiert�. Elle parlait peu � son confesseur. Arriv�e sur la place de la R�volution, ses regards se tourn�rent vers le jardin des Tuileries, dont les masses de feuillage rouill�es par l'automne, se dispersaient sous les coups de vent. A cette vue, son �motion fut extr�me, et une larme, dans laquelle se r�sumait toute sa vie, coula secr�tement sur ses joues p�les. Elle monta l�g�rement les degr�s de l'�chafaud. A midi et un quart, sa t�te tomba. Sa mort fit peu de bruit. Les �v�nements �taient tellement graves, la guerre tonnait si haut sur nos fronti�res, la tribune retentissait avec tant d'autorit�, les souvenirs de la monarchie s'enfon�aient d�j� si loin dans le pass�, qu'on entendit � peine le coup sourd, tranchant sur la place de la R�volution une existence royale. Oh! que les morts vont vite! C'est � pr�sent le tour des Girondins. Parmi les d�put�s intern�s chez eux, apr�s le 2 juin, une douzaine environ �tait tomb�e aux mains de la justice. La question �tait de savoir si l'on s'en tiendrait � ce nombre ou si l'on �largirait au contraire le cercle des accus�s. Le _P�re Duchesne_ et d'autres journaux de la rue r�clamaient hautement un grand acte de s�v�rit� nationale. Le 3 octobre, Amar lut � la Convention un rapport foudroyant dans lequel il demandait que quarante-six inculp�s fussent traduits devant le Tribunal r�volutionnaire. �tait-ce tout? non: il proposait en outre d'envelopper dans le m�me ostracisme beaucoup d'autres membres de la Convention, coupables d'avoir sign� contre les �v�nements du 31 mai et du 2 juin une protestation rest�e secr�te. C'�tait en tout une h�catombe de soixante-treize mod�r�s qu'on demandait � la Convention nationale; p�les, interdits, muets, ils si�geaient clou�s sur leurs bancs. Pour comble d'horreur, d�s le commencement de la s�ance, Amar avait fait d�cr�ter par l'Assembl�e qu'aucun de ses membres ne pourrait se retirer avant la fin du rapport et avant qu'une d�cision e�t �t� prise. Et les portes de la salle s'�taient ferm�es. En sorte que ces soixante-treize condamn�s � mort (on pouvait d'avance les consid�rer comme tels) se trouvaient d�j� mur�s dans leur s�pulcre. Telle �tait pourtant la fureur soulev�e par l'indigne conduite des Girondins et de leurs amis que la Convention accueille d'abord cette monstrueuse proposition avec un morne enthousiasme. Figure aust�re, coeur d'acier, Billaud-Varennes s'�crie: �Il faut que chacun se prononce et s'arme du poignard qui doit frapper les tra�tres.� Osselin regarde comme de vrais coupables ceux qui avaient sign� des protestations contre l'Assembl�e quand la R�publique �tait en feu. �Qu'ils soient tous renvoy�s devant le Tribunal r�volutionnaire!� Les malheureux �taient perdus; dans un instant, leurs noms allaient �tre appel�s pour qu'ils descendissent � la barre, lorsqu'un d�put� se l�ve et s'avance vers la tribune. Cet homme �tait Robespierre. Il commence par fl�trir cette �faction ex�crable� qu'il avait combattue pendant trois ans et dont plusieurs fois il avait failli �tre la victime. Une telle pr�caution oratoire �tait n�cessaire pour pr�parer l'Assembl�e aux conseils de la sagesse. �La Convention, dit-il enfin, ne doit pas chercher � multiplier les coupables. C'est aux chefs de la faction qu'elle doit s'attacher; la punition des chefs �pouvantera les tra�tres. Je dis que parmi ces hommes mis en �tat d'arrestation il s'en trouve beaucoup de bonne foi, mais qui ont �t� �gar�s par la faction la plus hypocrite dont l'histoire ait jamais fourni l'exemple; je dis que parmi les nombreux signataires de la protestation il s'en trouve plusieurs, et j'en connais, dont les signatures ont �t� surprises.� [Illustration: Valaz�.] La Convention sentit elle-m�me qu'elle faisait fausse route et abandonna les poursuites. Robespierre venait d'arracher soixante-treize victimes � la main du bourreau. On a dit que c'�tait de sa part un appel � la cl�mence, une restauration du droit de gr�ce: non, c'�tait un acte de justice. Vingt et un accus�s comparurent le 24 octobre devant le Tribunal r�volutionnaire. Si quelque chose int�ressait en leur faveur, c'�tait leur jeunesse. Fonfr�de n'avait que vingt-sept ans, Ducos vingt-huit, Vergniaud et Gensonn� trente-cinq, Brissot trente-neuf. L'acte d'accusation relevait contre eux des faits authentiques et d'autres absolument erron�s. Il �tait faux qu'ils eussent �t� les amis de Lafayette, du duc d'Orl�ans et de Dumouriez, qu'ils eussent voulu �touffer le mouvement du 10 ao�t, qu'ils eussent alors r�v� le r�tablissement de la monarchie. La v�rit� est qu'ils avaient provoqu� � la guerre civile. La pente est glissante du mod�rantisme au royalisme, et plus tard, lanc�s sur cette pente, entra�n�s par des alliances funestes, quelques Girondins avaient roul� jusqu'� l'appel aux armes, jusqu'� la trahison, jusqu'� la r�volte contre la souverainet� du peuple. Le pr�sident du Tribunal �tait l'homme � l'oeil louche, Hermann, celui qui avait conduit le proc�s de la reine. Il y avait sept jours que duraient les d�bats judiciaires. Dans la s�ance du 29 octobre, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, requit la lecture d'une loi �man�e de la Convention nationale sur l'acc�l�ration des proc�s criminels. Alors le pr�sident: �Citoyens jur�s, en vertu de la loi dont vous venez d'entendre la lecture, je vous demande si votre conscience est suffisamment �clair�e.� Les jur�s se retirent pour en d�lib�rer. A leur retour dans la salle des audiences, Antonnelle d�clare en leur nom �que leur religion n'est pas suffisamment �clair�e�. Cependant une d�putation du club des Jacobins court � la Convention nationale et obtient d'elle un d�cret qui fermait les d�bats apr�s le troisi�me jour. Les jur�s press�s d'en finir d�clarent que cette fois leur conviction est faite. Le pr�sident ordonne aux gendarmes de faire sortir les accus�s et adresse aux jur�s les deux questions suivantes: �Est-il constant qu'il a exist� une conspiration contre l'unit� et l'indivisibilit� de la R�publique, contre la s�ret� et la libert� du peuple fran�ais? �Brissot et ses coaccus�s sont-ils convaincus d'en �tre les auteurs ou les complices?� Apr�s trois heures de d�lib�ration, les jur�s reviennent. Leur r�ponse est affirmative. En cons�quence, le tribunal condamne � la peine de mort Jean-Pierre Brissot et les vingt autres impliqu�s dans ce proc�s. Les accus�s sont ramen�s � l'audience. Le pr�sident leur donne lecture de la d�claration des jur�s et du jugement du tribunal. Ils n'y pouvaient pas croire; un grand mouvement se fait � la barre; Gensonn� demande la parole sur l'application de la loi. Le tumulte redouble parmi les condamn�s. Plusieurs invectivent leurs juges; d'autres crient: �Vive la R�publique!� Le pr�sident ordonne aux gendarmes de faire sortir les turbulents; mais la sc�ne �tait si terrible que les gendarmes eux-m�mes demeurent comme paralys�s. Quelques sourds fr�missements font croire � un l�che parmi les condamn�s: ce qu'on avait pris pour des plaintes �tait le dernier r�le de l'agonie. Valaz�, qui venait de se percer le coeur d'un coup de canif, tombe sur le plancher du tribunal. On le rel�ve; on l'emm�ne; il �tait mort. Il �tait pr�s de minuit. Les Girondins s'engloutirent dans le sombre escalier vo�t� qui conduit du Tribunal � la Conciergerie. On entendit alors des voix d'hommes qui chantaient avec �nergie en descendant de marche en marche: Allons, enfants de la patrie, Le jour de gloire est arriv�! Contre nous de la tyrannie Le couteau sanglant est lev�. De moment en moment, ce sombre refrain d�croissait dans l'�loignement. On n'entendit bient�t que l'�cho de leurs voix, puis plus rien. Rentr�s dans la prison, ils soup�rent tous ensemble. Qui dira jamais ce que fut ce dernier banquet des Girondins, �clair� par les rayons de l'�loquence, la grave cordialit� des convives, l'admirable talent de Vergniaud, la science de Brissot, la haute raison de Gensonn�, l'esprit et la jeunesse de Fonfr�de, mais surtout les lueurs sublimes de la mort? Deux d'entre eux se confess�rent dans la nuit: ce furent Claude Fauchet, �v�que du Calvados, et le marquis de Sillery, Girondin douteux. Le matin, cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la Conciergerie. Dans l'une d'elles �tait un cadavre. Le pr�sident du Tribunal r�volutionnaire l'avait ordonn� ainsi: �Dans le cas, avait-il dit, o� le condamn� se serait par la mort soustrait � l'ex�cution de son jugement, son cadavre sera port� sur une charrette et expos� au lieu du supplice.� La vue de cette chose p�le et inerte, de ce pauvre corps �tendu sur un banc, la t�te pendante, �tait bien faite pour glacer d'horreur. Les Girondins all�rent � l'�chafaud avec fiert�, chantant _la Marseillaise_. Ils moururent le coeur haut, l'aur�ole au front, comme tout le monde mourait alors, qui avait un id�al et une foi politique. En face d'une pareille immolation, on oublie leurs erreurs, on oublie leurs fautes, on oublie tout pour ne se souvenir que des services qu'ils avaient rendus � la patrie. [Note: Danton s'�tait retir� pour quelques semaines � Arcis-sur-Aube lorsque eut lieu le proc�s des Girondins. Il se promenait dans son jardin avec M. Doulek qui, sous l'Empire, fut longtemps maire de la ville. Arrive une troisi�me personne tenant un journal � la main. �Bonne nouvelle! bonne nouvelle!--Quoi? dit Danton.--Les Girondins sont condamn�s et ex�cut�s.--Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux! s'�crie Danton dont les yeux se remplirent aussit�t de larmes.--Sans doute; n'�taient-ils pas des factieux?--Des factieux! Est-ce que nous ne sommes pas tous des factieux? nous m�ritons tous la mort autant que les Girondins; nous subirons tous, les uns apr�s les autres, le m�me sort qu'eux.� (_Racont� par les fils m�mes de Danton_.)] Ceux des Girondins qui, le 30 octobre, manquaient au supplice de leurs fr�res ont rencontr� presque tous une fin tragique. Guadet, Salles et Barbaroux, d�couverts dans les grottes de Saint-�milion, p�rirent de la main du bourreau. Buzot et P�tion, apr�s avoir err� quelque temps, de ville en ville, de tani�re en tani�re, proscrits, vaincus, d�sillusionn�s, se frapp�rent eux-m�mes; on les trouva morts dans un champ et � moiti� d�vor�s par les loups. Roland, ayant appris que sa femme venait d'�tre guillotin�e � Paris, se donna la mort. Mme Roland, on s'en souvient, avait �t� arr�t�e par ordre de la Commune, � la suite du 31 mai. Un instant les portes de la prison s'�taient ouvertes pour elle; mais, saisie de nouveau et plong�e dans les cachots de Sainte-P�lagie, elle attendait son sort. Du fond de sa solitude, elle eut l'id�e d'�crire une lettre � Robespierre; c'�tait plut�t une lettre adress�e � la post�rit�, car elle ne lui demandait rien, lui donnait des conseils, lui adressait des le�ons. Cette lettre �crite, elle renon�a elle-m�me au projet de l'envoyer. Condamn�e � mort par le Tribunal r�volutionnaire, le 8 novembre, elle arriva vers cinq heures et demie du soir au pied de l'�chafaud, dont elle monta fermement les degr�s. Se tournant alors vers une colossale statue de la Libert� assise sur la place: --O Libert�, lui dit-elle, que de crimes on commet en ton nom! Sa mort fut en effet un des actes les plus odieux de la R�volution. Mme Roland avait 39 ans; elle �tait encore belle. Quand une pareille victime tombe sous l'acier, l'�chafaud n'est plus l'�chafaud; c'est une tribune et un autel. Telle fut la fin de ce parti qui entra�na dans sa chute les plus hautes esp�rances et les plus belles figures de la R�volution. La hache ne se reposait pas: apr�s les Girondins, ce fut le tour des royalistes constitutionnels. Bailly monta sur l'�chafaud le 9 novembre. �Pauvre Bailly! me disait Lakanal; nous aurions tous voulu le sauver; mais il nous aurait fallu pour cela d'autres lois que celles qui �taient alors en vigueur; or il e�t �t� impossible de les faire, ces lois nouvelles, sans affaiblir le nerf du gouvernement r�volutionnaire, dont nous avions besoin pour vaincre les ennemis int�rieurs et ext�rieurs. D�tendre l'arc, c'e�t �t� tout perdre. Nous g�missions en secret, nous faisions violence � notre coeur, et cette violence m�me n'�tait pas un des moindres sacrifices offerts par nous � la R�volution.� Il y avait contre Bailly un fait qui criait vengeance, le massacre du Champ-de-Mars; toutefois, guillotiner cet homme, n'�tait-ce point d�capiter le serment du Jeu-de-Paume? Barnave le suivit de pr�s dans la mort. Pourquoi toucher � ces grandes t�tes de la R�volution qui avaient promulgu� la D�claration des droits? A supposer que la Terreur e�t besoin de victimes, n'e�t-elle pas alors mieux fait de les choisir parmi les odieuses c�l�brit�s de l'ancien r�gime? Il �tait une femme dont le nom rappelait les orgies, les profusions et les scandales de l'avant-dernier r�gne; cette femme, la Commune l'avait fait jeter sous les verrous et certes le Tribunal r�volutionnaire n'�tait point dispos� � lui faire gr�ce. --Femme Dubarry, � la charrette! Tel est le cri qui par une sombre matin�e de d�cembre retentit sous les vo�tes sonores de la Conciergerie. Une masse de curieux se formaient sur le quai, le visage coll� au guichet, pour voir sortir cette ancienne ma�tresse de Louis XV, cette buveuse d'or qui ruinait l'�tat, cette courtisane qui personnifiait tous les vices de la cour, cette gardienne du Parc-aux-Cerfs, l'antre de la d�bauche, cette prox�n�te qui achetait des filles sur le pav� de Paris pour r�veiller les sens blas�s de son royal amant. On la vit partir avec des hu�es; mais en route arriva une chose que ni la Commune ni le Tribunal r�volutionnaire n'avaient pr�vue. Vieille, us�e, fard�e, la vie de cette femme n'�tait plus qu'une guenille; mais cette guenille lui �tait ch�re; elle y tenait �perdument. Aussi, arriv�e sur la place de l'ex�cution, fut-elle saisie d'horreur � la vue de la fatale machine, qui la regardait fixement comme un monstre dou� d'une puissance automotrice. Cette nature charnelle se roidissait contre la destruction; son d�sespoir, ses cris, ses d�faillances, ses traits boulevers�s par les affres de la mort, ses supplications au bourreau, tout changea les dispositions de la foule, qui �tait venue pour maudire et qui s'attendrissait malgr� elle. �A quoi bon tuer cette femme? Valait-elle les honneurs du supplice? que ne l'avait-on laiss�e s'�teindre dans son oubli et son abjection?� Ainsi raisonnait la multitude, quand le couteau tomba. Triste nature humaine! La l�chet� de cette femme attira de la part du vulgaire une sorte de compassion que n'avaient obtenue ni Mme Roland ni Charlotte Corday, ces deux grandes �mes. La Dubarry avait avili l'�chafaud; Rabaud Saint-�tienne le r�habilita. Descendant d'une des familles bannies par la r�vocation de l'�dit de Nantes, ministre protestant, il avait du fond du coeur salu� une R�volution qui consacrait la libert� de conscience. Son r�le, aux �tats g�n�raux o� il fut envoy� comme d�put�, avait �t� irr�prochable. Il �crivit sur l'Assembl�e constituante une tr�s-bonne histoire. Plus tard son tort fut de s'allier aux Girondins. Apr�s le 2 juin, il avait couru � N�mes pour soulever ses concitoyens contre la Convention nationale. C'est la tache qu'il devait laver de son sang. Et le couteau frappait toujours. Sur la liste des condamn�s � mort, on ne rencontre point que des noms d'ex-nobles, de pr�tres r�fractaires et d'autres individus fort compromis; on y lit avec surprise et horreur les noms d'hommes et de femmes du peuple, des manouvriers, des domestiques, des porteurs d'eau, de vieilles couturi�res. En vain dira-t-on que les classes pauvres et ignorantes comptaient alors dans leurs rangs les plus violents supp�ts de l'ancien r�gime, ceux qui criaient le plus fort, surtout apr�s boire. Tout cela doit �tre vrai; mais punir de mort ces pauvres diables n'en �tait pas moins un acte contraire � tous les principes de la R�volution, et qui e�t fait bondir de courroux Marat lui-m�me. Il semblait que l'�chafaud e�t besoin de d�vorer des victimes quelconques pour ne point m�cher � vide, et que la premi�re venue lui �tait bonne. La division, si l'on veut m�me l'anarchie des pouvoirs, augmentait beaucoup le nombre des supplices. Le Comit� de salut public, la Commune de Paris et d'autres autorit�s constitu�es tenaient la clef des prisons, pouvaient ouvrir ou fermer la tombe. Il n'entre point dans notre pens�e de justifier les actes du Tribunal r�volutionnaire. Tout ce qu'on peut dire est que plusieurs parmi les membres du jury �taient d'honn�tes gens qui croyaient fermement juger d'apr�s leur conscience. Qu'ils se soient tromp�s, l'avenir en d�cidera; mais les circonstances �taient assez troubl�es pour obscurcir la vue des esprits les plus droits. Le chef du jury au Tribunal r�volutionnaire, celui qui apporta la r�ponse de mort contre la reine, se nommait Souberbielle. Il existait encore vers 1840; je l'ai connu et j'ai rarement trouv� un coeur plus sensible aux souffrances de l'humanit�. M�decin, il avait pour sp�cialit� d'op�rer les individus atteints d'une affection cruelle, la pierre. Ses bons services s'adressaient de pr�f�rence aux malheureux. �Je ne demande point d'argent � mes pauvres malades, disait-il; mais je paierais volontiers pour les gu�rir.� Un autre membre du jury, le citoyen Duplay, revenait un soir du Tribunal r�volutionnaire, o� il avait si�g� dans une affaire importante. Robespierre, son h�te et son ami, l'interrogea, pendant le souper, sur le vote qu'il avait �mis dans la d�lib�ration � huis clos. --Maximilien, lui r�pondit gravement le menuisier, je ne vous demande jamais ce que vous avez fait au Comit� de salut public; respectez de m�me le silence que je garde sur l'exercice de mes fonctions. --C'est juste, dit Robespierre. Et il changea de conversation. Ce qui contribuait beaucoup � exasp�rer les jur�s, c'�taient les d�tails qu'on recevait, de jour en jour, sur les cruaut�s commises par les royalistes, dans les villes et les d�partements o� ils avaient un moment saisi, tenu le pouvoir. A Marseille les d�tenus patriotes avaient �t� assassin�s dans les cachots du fort Saint-Jean. Une v�n�rable femme, une m�re, partie de Toulon � la nouvelle de ce massacre, arrive � pied, ext�nu�e de fatigue, folle de douleur, au guichet de la prison. Elle frappe, on ouvre, et le visage p�le, s'adressant aux ge�liers ou aux ex�cuteurs: �O� est mon fils?� s'�crie-t-elle. Ceux-ci la conduisent dans une salle basse et, lui d�signant du doigt dans l'ombre un tas de cadavres �tendus p�le-m�le sur la dalle: �Cherchez!� r�pondent-ils froidement. Ainsi, de part et d'autre, m�me soif de sang. La Terreur blanche excitait, aiguillonnait la Terreur rouge. Disparaissez, jours de haine et de vengeance! fuyez, spectres livides! dissipez-vous, ombres de la nuit, et laissez-nous entrevoir enfin un rayon de gloire! Carnot �tait entr� au Comit� de salut public le 14 ao�t. Le 5 septembre, Danton r�clamait au milieu d'applaudissements fr�n�tiques l'armement de tous les citoyens. �Il est bon, s'�criait-il, que nous annoncions � tous nos ennemis que nous voulons �tre continuellement et compl�tement en mesure contre eux. Vous avez d�cr�t� 30 millions � la disposition du ministre de la guerre pour des fabrications d'armes; d�cr�tons que ces fabrications extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donn� � chaque citoyen un fusil. Annon�ons la ferme r�solution d'avoir autant de fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. Que ce soit la R�publique qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai patriote; qu'elle lui dise: La patrie te confie cette arme pour sa d�fense; tu la repr�senteras tous les mois et quand tu en seras requis par l'autorit� nationale. Qu'un fusil soit la chose la plus sacr�e parmi nous; qu'on perde plut�t la vie que son fusil. Je demande donc que vous d�cr�tiez au moins cent millions pour faire des armes de toute nature; car si nous avions eu des armes nous aurions tous march�. C'est le besoin d'armes qui nous encha�ne. Jamais la patrie en danger ne manquera de citoyens.� Paris devint, en effet, une vaste fabrique d'armes, un atelier de cyclopes. Les entrailles des caves furent fouill�es et vomirent du salp�tre. Le plomb des cercueils s'arrondit en balles. Le fer battu sur l'enclume devint sabre ou fusil. Et vous, cloches des �glises, que ferez-vous? �Nous sommes lasses de faire un vain bruit dans l'air, disaient-elles; nous voulons marcher contre l'ennemi, un tonnerre dans le ventre.� C'�tait parmi les m�taux, ces enfants du sol, � qui lancerait la foudre, � qui rendrait la mort pour la mort, � qui sauverait entre les mains des vrais patriotes l'honneur national. Quand il crut qu'il y avait assez de fusils pour armer tous les citoyens et assez de pain pour les nourrir, Danton se fit le grand levier de la lev�e en masse. D�s le 21 ao�t 93, il s'expliquait ainsi sur les devoirs de chacun envers l'�tat: �N'alt�rons pas le principe que tout citoyen doit mourir, s'il le faut, pour la libert�, et qu'il doit �tre toujours pr�t � marcher contre les ennemis ext�rieurs et int�rieurs de sa patrie.� Ce principe avait d�j� �t� pos�; la lev�e en masse avait, elle-m�me, �t� plusieurs fois proclam�e, mais elle n'avait presque rien produit. Le succ�s de cette mesure d�pendrait exclusivement des moyens d'ex�cution. Danton le savait; aussi, quand Robespierre lui-m�me tremblait, quand le Comit� de salut public h�sitait, diff�rait, il ne balan�a point � demander que le droit de r�quisition f�t remis aux mains du peuple. Pour assurer le succ�s de cette grande op�ration, il fallait de l'argent, et o� le trouver, sinon dans les caisses des riches? Voulant les sauver d'eux-m�mes, il crut qu'il �tait bon de les effrayer: �Si les tyrans mettaient notre libert� en danger, nous les surpasserions en audace, nous d�vasterions le sol fran�ais avant qu'ils pussent le parcourir, et les riches, ces vils �go�stes, seraient les premiers la proie de la fureur populaire. (_Vifs applaudissements_: OUI, OUI, _s'�crie-t-on dans toutes les parties de la salle et dans les tribunes_.) Vous qui m'entendez, r�p�tez ce langage � ces m�mes riches de vos communes; dites-leur: Qu'esp�rez-vous, malheureux? Voyez ce que serait la France si l'ennemi l'envahissait. Prenez le syst�me le plus favorable: une r�gence conduite par un imb�cile, le gouvernement d'un mineur, l'ambition des puissances �trang�res, le morcellement du territoire, d�voreraient vos biens; vous perdriez plus par l'esclavage que par tous les sacrifices que vous pourriez faire pour soutenir la libert�. �Il faut au nom de la Convention nationale qui a la foudre dans ses mains (_applaudissements_), il faut que les envoy�s des assembl�es primaires, l� o� l'enthousiasme ne produira pas ce qu'on a droit d'en attendre, fassent des r�quisitions � la premi�re classe. En r�unissant la chaleur de l'apostolat de la libert� � la rigueur de la loi, nous obtiendrons pour r�sultat une grande masse de forces. �C'est une belle id�e que celle que Bar�re vient de vous donner quand il vous a dit que les commissaires des assembl�es primaires devraient �tre des esp�ces de repr�sentants du peuple, charg�s d'exciter l'�nergie des citoyens pour la d�fense de la Constitution. Si chacun d'eux pousse � l'ennemi vingt hommes arm�s, et ils doivent �tre � peu pr�s huit mille commissaires, la patrie est sauv�e. Je demande qu'on les investisse de la qualit� n�cessaire pour faire cet appel au peuple; que, de concert avec les autorit�s constitu�es et les bons citoyens, ils soient charg�s de faire l'inventaire des grains, des armes, la r�quisition des hommes, et que le Comit� de salut public dirige ce sublime mouvement. C'est � coups de canon qu'il faut signifier la Constitution � nos ennemis. J'ai bien remarqu� l'�nergie des hommes que les sections nationales nous ont envoy�s; j'ai la conviction qu'ils vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs foyers, cette impulsion � leurs concitoyens. (_On applaudit.--Tous les commissaires pr�sents � la s�ance se l�vent en criant:_ Oui, oui, nous le jurons!) C'est l'instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous vouons tous � la mort et que nous an�antirons les tyrans.� De nouvelles acclamations se font entendre. Tous les citoyens se l�vent et agitent en l'air leur chapeau. �Oui, nous le jurons!� Ce cri est plusieurs fois r�p�t� sur tous les bancs de la salle et dans les tribunes. L'orateur concluait au milieu de l'enthousiasme g�n�ral en disant: �Je demande que la Convention donne des pouvoirs plus positifs et plus �tendus aux commissaires des assembl�es primaires et qu'ils puissent faire marcher la premi�re classe en r�quisition. (Applaudissements.) Je demande qu'il soit nomm� des commissaires pris dans le sein de la Convention pour se concerter avec les d�l�gu�s des assembl�es primaires, afin d'armer cette force nationale, de pourvoir � sa subsistance et de la diriger vers un m�me but. Les tyrans, en apprenant ce mouvement sublime, seront saisis d'effroi, et la terreur que r�pandra la marche de cette grande masse nous en fera justice. Je demande que mes propositions soient mises aux voix et adopt�es.� Elles le furent. Les f�d�r�s, les d�l�gu�s des assembl�es primaires, dont on avait vu dans la f�te du 10 ao�t les figures rustiques et v�n�rables, �taient donc investis du droit de lever les hommes, sous l'autorit� des repr�sentants. Les citoyens de 18 � 25 ans devaient marcher les premiers. Les autres �taient charg�s de diverses fonctions. �Les hommes mari�s, disait le d�cret, forgeront des armes et transporteront des subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les h�pitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards sur les places animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unit� de la R�publique.� De tels sacrifices m�ritaient certes une r�compense. L'arm�e fran�aise ayant attaqu� les Anglais le 7 septembre, devant Dunkerque, for�a le duc d'York, apr�s un combat de vingt-quatre heures, � battre en retraite et � se retirer par les dunes. Ce n'�tait point encore un succ�s �clatant pour nos armes, puisqu'il n'y avait point eu de d�route dans les rangs de l'ennemi; mais du moins la glace �tait rompue. La fortune nous revenait. Cinquante canons abondonn�s, la lev�e du si�ge, la retraite des Anglais, tout releva le moral de la population abattue. Le 16 octobre, Jourdan gagnait sur Cobourg la bataille de Wattigaies. Ce nouveau fait d'armes fut accueilli avec transport. La disette, les privations journali�res, l'�chafaud, tout fut oubli�, tout s'�vanouit dans le rayonnement de la victoire. On ne poussa qu'un cri d'un bout de la France � l'autre: �Vive la R�publique!� L'ennemi repouss� de notre territoire, c'�tait la R�volution sauv�e, c'�tait l'id�e fran�aise ma�tresse du monde. [Illustration: Le General Custine est conduite devant le Tribunal r�volutionnaire.] XXI La ligue des philosophes de la Convention pour propager les lumi�res.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier r�publicain.--Chappe Inventeur du t�l�graphe.--Deux ans de fers contre quelconque d�gradera les monuments publics.--Progr�s du Mus�um d'histoire naturelle.--Les �coles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abb� Sicard ami de Couthon.--Le docteur Pinel.--Etat des foux jusqu'en 1793.--Visite de Couthon � Bic�tre.--Lib�ration des fous.--Le Conservatoire de musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanit�. 93 avait � lutter contre deux fl�aux, l'ignorance et le vandalisme. Heureusement, au sein de la Convention, cette assembl�e unique dans l'histoire, qui fait peur et qui rayonne, il se rencontra un groupe de citoyens d�vou�s aux beaux-arts, aux sciences, aux lettres, qui se donn�rent pour mission de sauver l'h�ritage de l'esprit humain. L'un d'entre eux �tait Lakanal. Depuis 1789, les nobles, follement attach�s � l'ancien r�gime, avaient d�sert� le sol de la patrie: une autre �migration plus regrettable et bien plus dangereuse e�t �t� celle des savants et des �crivains, car elle e�t appauvri la France des lumi�res qui sont la v�ritable richesse d'un grand peuple. Lakanal fit tout pour la conjurer. Attach� du fond de l'�me � la R�volution, il lui cherchait un point d'appui dans le concours des intelligences d'�lite. Persuad� que l'�ducation �tait n�cessaire au peuple pour exercer dignement la souverainet� qui lui �tait rendue, il croyait ne devoir n�gliger aucun moyen de r�pandre les connaissances sur toute la France. Il �tait de ces r�publicains qui voulaient, ce sont ses termes, soumettre la d�mocratie � la raison. Grand partisan des id�es nouvelles, ce n'est pas au _minimum_ qu'il entendait placer l'�galit�, mais au _maximum_; il cherchait non � rabaisser les classes �clair�es, mais � �lever le niveau moral et intellectuel de la nation tout enti�re. C'est avec ces id�es faites que Joseph Lakanal arriva sur les bancs de la Convention. Nous avons eu entre les mains un volumineux recueil de ses lettres in�dites, que nous avait confi�, vers 1845, M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Elles �taient accompagn�es des r�ponses de ses amis, et quels amis! les noms les plus illustres de la fin du dernier si�cle dans les sciences, dans les arts et dans les lettres; Lavoisier, Vicq-d'Azyr, Laplace, Daubenton, Desfontaines, Lac�p�de, Volney, Gr�try, Bernardin de Saint-Pierre. Le sujet de ces lettres diff�re peu: Lakanal �tait de ces hommes que tout le monde remercie, parce qu'ils obligent sans cesse � la reconnaissance. Lalande lui �crit: �Vous m'avez fait donner 3 000 francs; je vous r�it�re le serment de les employer pour l'astronomie, ainsi que tout ce que j'ai.� Bossut, Sigaud de Lafond, Mercier, Pougens, lui en marquent autant: �Je venais de perdre 24 000 livres de rentes, ajoute ce dernier, et _j'�tais sans pain_.� Quand le tr�sor public �tait � sec, quand les incessantes requ�tes de Lakanal en faveur des savants et des hommes de lettres �taient repouss�es, il s'en prenait � ses propres deniers. L'auteur de _Paul et Virginie_ se trouvait press� d'un besoin d'argent, Lakanal lui pr�te 20 000 livres en assignats. Voici le billet qui accuse r�ception de la somme:. �Citoyen et ami, je n'oublierai jamais le dernier service que vous m'avez rendu. Ma femme, � qui j'en ai fait part, me charge de vous t�moigner le plaisir qu'elle aura de vous recevoir dans son ermitage. Profitez donc de la premi�re arriv�e du rouge-gorge pour visiter notre solitude.� Le patriarche de l'histoire naturelle, le berger Daubenton, ainsi qu'on le d�signait dans les clubs, avait employ� une partie de sa fortune et plusieurs ann�es de sa vie � faire cro�tre sur le sol de la France des laines aussi fines que celles de l'Espagne. Sa bergerie de Montbard est demeur�e c�l�bre. Ce savant, appauvri par le bien m�me qu'il avait fait, �tait hors d'�tat de continuer ses exp�riences: Lakanal obtient de la Convention qu'un ouvrage de Daubenton, d�j� connu et ayant pour titre le _Trait� des moutons_, soit r�imprim� au nombre de quatre mille exemplaires, qui seront vendus an profit de l'auteur. Apr�s de tels actes, on comprend le mot de Ginguen�: �Je veux faire passer en proverbe: _Servir ses amis comme Lakanal_.� Ses amis �taient ceux de la chose publique. L'ambition de ce citoyen �clair� �tait d'orner sa patrie et la R�volution de l'�clat que les grands hommes r�pandent autour d'eux. Pour conserver le g�nie et pour le former, il sentait la n�cessit� de lui pr�ter l'assistance de l'�tat. �Je n'ignore pas, disait-il, que les gens de lettres sont en g�n�ral d'illustres n�cessiteux: il faut les soutenir.� Fort de cette id�e, il soumit � la Convention un d�cret qui pla�ait les oeuvres des orateurs et des artistes � l'abri de la contrefa�on: ce d�cret fut vot�. Le Comit� des finances, accabl� de demandes, s'int�ressant peu du reste � tout ce qui regardait les sciences et les arts, ne go�tait pas du tout cette th�orie qu'il fall�t arroser les germes du talent par des secours p�cuniaires. Aussi nos p�dagogues �taient-ils souvent renvoy�s sans fa�on aux calendes grecques. Lakanal venait alors � la rescousse et ne se tenait pas ais�ment pour battu; il ne cessait de rappeler � la Convention que les savants �taient n�cessaires pour �tablir l'uniformit� des poids et mesures, suivant le syst�me d�cimal, pour refaire le calendrier, pour cr�er une �cole polytechnique. La nation fran�aise, non contente de renouveler les institutions sociales, �tait sur le point de changer dans le ciel la marche de l'ann�e. Il lui fallait donc atteindre � une mesure exacte du temps. Une telle entreprise demandait une base arithm�tique et astronomique. Lalande, auquel on eut recours, fut de nouveau encourag�. Un autre protecteur que Lakanal s'int�ressait vivement au succ�s de ce calendrier r�publicain. Romme y travaillait avec une passion aust�re. Fabre d'�glantine couronna le tout: il fit le po�me de l'ann�e. L'ordre, le nom des mois sortirent pour ainsi dire des gracieuses analogies de la nature. Jamais plus aimable symphonie ne lia le faisceau des saisons; les d�sinences en _al_ d�sign�rent les semailles, les fleurs, les prairies; celles en _dor_ les fruits, les moissons, la chaleur; celles en _maire_ les vendanges, les brumes, les premiers frimas; celles en _�se_ la neige, les vents, la pluie. L'ann�e fut divis�e en douze mois, les mois en trente jours. La d�cade, nouveau dimanche, coupait les mois en trois parties. Ce fut le 20 septembre 1793 que le citoyen Romme, au nom d'un comit� nomm� par la Convention, lut son magnifique rapport sur le calendrier r�publicain. L'article 1er, qui instituait cette nouvelle mesure du temps, �tait ainsi con�u: �L'�re des Fran�ais compte de la fondation de la R�publique, qui a eu lieu le 22 septembre 1792 de l'�re vulgaire, jour o� le soleil est arriv� � l'�quinoxe vrai d'automne, en entrant dans le signe de la Balance, � neuf heures dix-huit minutes trente secondes du matin pour l'Observatoire de Paris.� Le rapport de Romme ajoutait que l'�galit� des jours aux nuits �tait le prototype de l'�galit� civile et morale, proclam�e par les repr�sentants du peuple fran�ais. Puis il dit cette grande parole: �Le temps enfin ouvre un livre � l'histoire.� Eh bien! ce calendrier a �t� abandonn�, oubli� par les g�n�rations nouvelles, qui en sont revenues par la force de l'habitude au plus barbare et au moins logique des syst�mes. La vieille ann�e reparut avec la vieille France. Un savant modeste travaillait � une d�couverte qui devait l'immortaliser et servir son pays. Cet homme �tait Chappe, l'inventeur du t�l�graphe: ses premiers essais avaient �t� accueillis, comme toujours, avec indiff�rence: �Si vous n'�tiez pas l�, �crivait-il � Lakanal, je d�sesp�rerais du succ�s.� Mais Lakanal trouva devant le comit� un tr�s-bon argument _ad rempublicam_. �L'�tablissement du t�l�graphe, dit-il, est la meilleure r�ponse � ceux qui pensent que la France est trop �tendue pour former une r�publique. Le t�l�graphe abr�ge les distances et r�unit en quelque sorte une immense population sur un seul point.� Ce raisonnement, appuy� des d�marches les plus pressantes et les plus �nergiques, finit par abaisser tous les obstacles. La Convention, sur les instances de Lakanal, se d�cida � rev�tir d'un caract�re public l'invention de Chappe. A peine le t�l�graphe est-il install� que la premi�re nouvelle qui arrive est celle-ci: �Cond� est restitu� � la R�publique; la reddition a eu lieu ce matin � six heures.� Cet instrument inconnu des anciens venait de r�aliser le r�ve des po�tes: il avait donn� une voix et des ailes � la Victoire. Lakanal voulait d�truire l'ignorance, c'�tait son _delenda est Carthago_; contre elle, il e�t volontiers d�cr�t� la terreur. C'est en effet sur l'ignorance et sur le vandalisme, fr�re de l'ignorance, qu'il appelait les foudres de l'Assembl�e. On �tait aux jours caniculaires de la R�volution; des statues, des ornements de sculpture tombaient sous la main des d�molisseurs; le marteau des d�vastateurs attaquait des marbres pr�cieux jusque dans le jardin des Tuileries. A la vue de ces actes de barbarie, Lakanal fait aussit�t entendre un cri de d�tresse: �Citoyens, les figures qui embellissaient un grand nombre de b�timents nationaux re�oivent tous les jours les outrages du vandalisme. Des chefs-d'oeuvre sans prix sont bris�s ou mutil�s. Les arts pleurent ces pertes irr�parables. Il est temps que la Convention arr�te ces funestes exc�s par une mesure de rigueur.� Et la Convention, cette assembl�e s�v�re, qu'on se figure toujours la main arm�e de la foudre, indign�e elle-m�me devant de telles mutilations, d�cr�te la peine de deux ans de fers contre quiconque d�gradera les monuments des arts d�pendant des propri�t�s nationales. On voit qu'au lieu de d�truire, cette Assembl�e-l�, dans certains cas, conservait � outrance. On a vu quel int�r�t prenait Lakanal au Jardin des Plantes, et quel mouvement il s'�tait donn� pour transformer, en l'agrandissant, le caract�re primitif de l'institution. D�sormais ce ne sera plus un simple jardin destin� � la culture des v�g�taux, indig�nes ou exotiques; les pages du livre de la nature vont en quelque sorte s'ouvrir dans les divers d�partements du nouveau Mus�um. Que parle-t-on ensuite de 93 comme d'une �re de barbarie? Tout au contraire, la Convention f�conda dans toutes les branches les germes sp�ciaux et les branches utiles de la science. La Montagne, dans un moment de crise, avait improvis� un gouvernement et une arm�e; elle d�cr�ta des professeurs. Douze chaires furent cr��es pour r�pandre les lumi�res de la nature: on y appela des hommes inconnus pour la plupart et dont la gloire �tait � faire: les de Jussieu, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, les Lac�p�de, les Latreille et d'autres. Geoffroy Saint-Hilaire ne s'�tait encore occup� que de chimie; mais la Convention lui dit: �Tu seras professeur de zoologie,� et quand la Convention avait parl�, il fallait devenir ce qu'elle avait dit. Ces douze savants form�rent une petite r�publique qui subsiste encore au moment o� nous �crivons. Chaque professeur est charg� de l'administration de d�tail qui se rapporte directement � sa sp�cialit�. Tout ce qui s'�l�ve au-dessus des mesures ordinaires est d�cid� par le corps des professeurs r�uni en conseil, sous la pr�sidence d'un membre qui peut �tre �lu une premi�re et seconde ann�e, mais jamais plus. Daubenton fut nomm� pr�sident � l'origine. Le traitement de chaque professeur-administrateur est de cinq mille francs. Leur habitation paisible, situ�e au sein m�me de l'�tablissement qu'ils dirigent, autour de l'ombre s�culaire du c�dre du Liban, entretient autour d'eux ce calme et ce demi-jour favorables � la science. C'est dans le commerce doux et retir� de cette nature dont il �tait l'interpr�te que Daubenton atteignit les limites de la plus hom�rique vieillesse. Sa femme mourut centenaire au milieu des m�mes feuillages. La grande Assembl�e nationale avait du premier coup appliqu� au r�glement du Mus�um d'histoire naturelle les id�es philosophiques et les principes m�mes de la R�volution fran�aise: �Tous les officiers du Jardin des Plantes porteront le titre de professeurs et _jouiront des m�mes droits_.� Ce r�glement, vot� en une seule s�ance, quelques jours apr�s le 31 mai, a �t� jug� si excellent par les hommes d'�tat et par les professeurs eux-m�mes, que tous les gouvernements qui se sont succ�d� en France depuis 93 l'ont respect�. Les savants attach�s au Mus�um, voulant t�moigner leur reconnaissance � Lakanal, lui firent pr�sent d'une clef des serres. Ce privil�ge unique, d�cern� au fondateur du nouvel �tablissement du Jardin des Plantes, fut le seul que le r�publicain Lakanal voulut accepter dans toute sa vie. P�re du _Mus�um d'histoire naturelle_, Lakanal n'abandonna point son enfant au berceau. L'int�r�t qu'il lui portait �tait si vif qu'il choisit une petite maison situ�e � c�t� du Jardin des Plantes. Ses confr�res ne partagaient pas ses bonnes intentions pour le vrai temple de la science. L'ancienne organisation monarchique de l'�tablissement, son vieux nom de Jardin _royal_ des Plantes, mal effac� par son nouveau titre de Mus�um d'histoire naturelle, tout contribuait � entretenir contre lui des pr�jug�s aveugles, qu'il fallait sans cesse combattre par de bonnes raisons. La pomme de terre, qui venait d'�tre naturalis�e en France et qui promettait de rendre de si grands services, fournissait � Lakanal l'occasion d'appeler l'int�r�t de l'Assembl�e nationale sur d'autres v�g�taux qui pouvaient �galement varier et accro�tre l'alimentation publique: l'histoire naturelle n'avait-elle point aussi conserv� le nom et le souvenir d'arbres � fruit, qui, transport�s dans nos r�gions, ont beaucoup ajout� aux plaisirs de la table du pauvre? Se tournant alors vers les ennemis de la nouvelle institution scientifique: �L'arbre de la Libert�, s'�criait Lakanal, serait-il le seul qui ne p�t s'acclimater au Jardin de Plantes?� Ainsi fut fond�, malgr� l'agitation des temps, ce Mus�um qui, comme on a dit du cerveau de Buffon: _Naturum amplectitur omnem_, �embrasse toute la nature.� Depuis l'ouverture des �tats g�n�raux, la grande question � l'ordre du jour �tait un nouveau plan d'instruction publique. Tous les grands esprits de la Constituante, de la L�gislative et de la Convention avaient touch� � ce grave probl�me; mais nul ne l'avait encore r�solu. Il ne restait dans les cartons que de vagues �bauches, effac�es et en quelque sorte fl�tries par les retards des commissions qui s'en �taient saisies et n'avaient rien mis en pratique. L'�tat des �tudes �tait d�plorable. D'inutiles professeurs rassemblaient sur les ruines des anciens coll�ges quelques �l�ves nonchalants; l'ignorance mena�ait les g�n�rations nouvelles. Tout �tait � refaire: la Convention refit tout. Engag� autrefois dans la Congr�gation de la Doctrine chr�tienne, ayant successivement occup� diverses fonctions dans plusieurs branches d'enseignement, Lakanal occupait pour la quatri�me ann�e une chaire de philosophie � Moulins, quand se leva l'aurore de la R�volution. Envoy� par le d�partement de l'Ari�ge � la Convention nationale, il votait le plus souvent avec la Montagne, quoiqu'il n'appartint du fond des entrailles qu'� la R�volution et � la science. Avec d'autres membres de cette Assembl�e grandiose qui versait le sang et r�pandait la lumi�re, il se dit qu'il fallait prendre par en haut la r�g�n�ration des �tudes. Avant de faire de bons �l�ves, ne fallait-il point avoir de bons professeurs? Certes, le z�le ne manquait point; mais les m�thodes et les hommes, o� les trouver? �Existe-t-il en France, s'�criait Lakanal, existe-t-il en Europe, existe-t-il dans le monde deux ou trois cents hommes (et il nous en faudrait davantage) en �tat d'instruire?� Ces hommes, il fallait les inventer. Tel fut le but qu'on se proposa d'atteindre en fondant une �cole normale o� les jeunes ma�tres venaient apprendre � enseigner. Malheureusement cette institution, pr�par�e depuis des mois, ne s'ouvrit qu'apr�s le 9 thermidor. Les litt�rateurs les plus distingu�s, les philosophes les plus ind�pendants jet�rent sur cette oeuvre naissante un �clat qui se continue encore de nos jours. A la fondation de l'�cole normale succ�da plus tard l'�tablissement des �coles centrales et des �coles primaires. Aujourd'hui que ces temps d'orage se sont �loign�s et que notre syst�me d'�ducation est encore si imparfait, comment retenir notre admiration pour ce qu'ont cr�� nos p�res de 93 entre le canon et l'�chafaud? �Pour la premi�re fois sur la terre, s'�criait Lakanal, auteur du rapport sur la cr�ation de l'�cole normale, la nature, la justice, la v�rit�, la raison et la philosophie vont donc avoir un s�minaire!� Tout en s'�tant fait, comme membre du Comit� d'instruction publique, une sp�cialit� de la diffusion des lumi�res, dans ses missions comme repr�sentant du peuple sur la rive gauche du Rhin, Lakanal montra la m�me �l�vation de caract�re. On ne conna�t gu�re la lettre �crite par lui � un mis�rable qui l'avait bassement d�nonc�: �Au citoyen L... p�re. �J'avais re�u la mission expresse de te faire arr�ter, parce que tu avais sign� une p�tition calomnieuse contre moi. Mais lorsque Lakanal est juge dans sa propre cause, ses ennemis sont assur�s de leur triomphe. Je t'obligerai lorsque je le pourrai. C'est ainsi que les r�publicains repoussent les outrages. Tu as cinq enfants devant l'ennemi: c'est une belle offrande faite � la libert�. Je te d�charge de la taxe r�volutionnaire. �LAKANAL.� [Note: L'autographe de cette lettre est conserv� � la biblioth�que de P�rigueux.] Les voil� donc, ces coupeurs de t�tes, ces r�gicides, ces buveurs de sang! Quelle fiert� de langage! quelle grandeur d'�me! Jamais Rome vit-elle de plus grands caract�res? Nous ne voudrions pas anticiper sur les �v�nements, mais comme nous n'aurons plus l'occasion d'y revenir, signalons un dernier trait de g�n�rosit� qui rach�te un peu la conduite de Lakanal au 9 thermidor. L'abb� Sicard, le c�l�bre instituteur des sourds-muets, quoique attach� par go�t � l'ancien r�gime, avait cru utile � sa consid�ration personnelle et aux int�r�ts de son �cole de flatter les ma�tres du pouvoir, quels qu'ils fussent. Il �tait de ces hommes mobiles qui suivent toujours la fortune, m�me dans ses �carts. Son �toile voulut qu'en �vitant un danger il f�t tomb� dans un pire. Le 9 thermidor, cette triste et fatale journ�e, avait chang� la face des choses. Or on avait trouv� chez Couthon des �loges, des d�dicaces de livres, des lettres tr�s-compromettantes pour l'abb� Sicard. La chute de Couthon rendait ses amis suspects aux yeux des thermidoriens. Lakanal, instruit du danger qui mena�ait un homme aussi distingu� par ses talents, court chez le Conventionnel qui avait entre les mains les papiers saisis chez Couthon. Ce confr�re est absent; Lakanal l'attend tranquillement assis dans un fauteuil et lui dit � son retour: �Vous n'avez plus rien contre Sicard; s'il y a un coupable, c'est moi qui le suis maintenant, vous pouvez accuser.� Le coll�gue, voyant que la pi�ce incrimin�e a �t� soustraite, entre d'abord en grande col�re; mais, saisi bient�t de l'estime qu'on doit � une noble action, il se radoucit et dit � Lakanal: �Vous n'en faites pas d'autres!� L'abb� Sicard t�moigna sa reconnaissance � Lakanal dans une lettre que j'ai eue entre les mains, et communiqu�e par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Cet �crit fait plus d'honneur � la finesse de l'abb� qu'� la sinc�rit� de ses convictions. Il t�che par mille moyens de s'excuser. �Aussi, qui aurait pu croire, s'�crie-t-il sur un ton piteux et comique � la fois, qui aurait pu croire, il y a deux mois, que ce Couthon f�t un aussi grand sc�l�rat?� Les rapports de Couthon avec l'abb� Sicard, le directeur de l'�cole des sourds-muets, s'expliquent ais�ment. Couthon �tait philanthrope. Il avait prot�g� Ha�y, l'auteur de la m�thode pour instruire les aveugles-n�s. Il s'�tait int�ress� � Pinel, m�decin en chef de Bic�tre. En 1789, l'H�tel-Dieu �tait le seul h�pital qui admit dans la ville de Paris des ali�n�s en traitement: rel�gu�s vers la partie la plus recul�e, la plus triste, la plus malsaine de cet �tablissement, transform� pour eux en une nouvelle prison, les derni�res lueurs de leur raison achevaient de s'�teindre dans la solitude et dans l'ennui. Pas de cours �gay�es d'un peu de verdure pour servir de promenoir, ni pour reposer un cerveau malade; mais, dans l'int�rieur, deux �all�s, l'une de dix lits � _quatre personnes_, l'autre de six grands lits et huit petits; au dehors, des murs affligeants de vieillesse, des toits sombres, et le voisinage �ternel de cette grande infirmerie, o� les maladies du corps �taient confondues avec les maladies de l'esprit. Les pauvres ali�n�s tra�naient dans ces lieux leur m�lancolie et leur langueur, jusqu'� ce que, d�clar�s incurables, ils fussent conduits � Bic�tre, � la Salp�tri�re ou � Charenton. L� commen�ait pour eux une nouvelle vie de r�clusion et de d�laissement; la soci�t� les oubliait; la science avait jet� sur eux sa sentence, et l'administration ouvrait alors devant ces damn�s vivants les portes de la cit� des larmes. Cette ville de mal�diction et de souffrance, � la porte de laquelle on laissait l'esp�rance en entrant, se composait, � Bic�tre, de deux rues, form�es par des rangs de loges, et dont l'une �tait appel�e la rue d'Enfer et l'autre _la rue des Furieux_. Dans le langage vulgaire, qui a bien sa po�sie et sa couleur, on se servait, au XVIII si�cle, de l'�pith�te de _bic�treux_ pour caract�riser un visage malsain, terreux et morne. C'�tait bien l'hospice tout entier qui inspirait cette image, mais surtout le quartier des fous. Les loges, au nombre de cent onze, �taient destin�es � recevoir les fous les plus agit�s, ceux qui, mur�s sans �tre morts, jetaient des cris du fond de leur s�pulcre. L'indiff�rence la plus stupide r�dait autour de ces malheureux dans la personne d'un surveillant connu sous le nom de _gouverneur des fous_. L'homme regardait et passait. Il faut avoir vu la derni�re de ces cages, dont les ruines existaient en 1840, et existent peut-�tre encore aujourd'hui, pour se faire une id�e de ce qu'�taient ces loges � peine faites pour abriter des animaux immondes. An niveau, quelquefois m�me au-dessous du sol, s'ouvrait un guichet par lequel entrait un p�le rayon de jour et qui servait � passer quelques aliments. Une eau glaciale, surtout pendant l'hiver, ruisselait presque continuellement le long des murailles, o� elle d�posait un limon verd�tre, que l'on grattait de temps en temps et qui se remontrait toujours. Ni feu ni lumi�re. Au fond de ce cachot, de cet _in-pace_, se remuait, hurlait, �cumait quelque chose de lamentable, qui �tait le fou. Les mauvais traitements auxquels les employ�s de la maison se livraient envers les ali�n�s �taient absous par l'habitude. Que vouliez-vous qu'on en fit? C'�taient des poss�d�s du diable. Non content d'outrager la folie, on l'exploitait. Il y a des gens qui s'amusent de tout, m�me de la folie. Les gar�ons de service qui accompagnaient les visiteurs se faisaient un jeu cruel d'exciter les ali�n�s � commettre des actes extravagants, afin d'attirer dans leur bourse quelques pi�ces de monnaie, quitte � punir ensuite ces m�mes insens�s, jouets de leur cupidit�, avec une brutalit� r�voltante. Chaque loge avait une cha�ne fix�e dans le mur; � l'extr�mit� de cette cha�ne �tait attach� un collier en fer pour maintenir les malades agit�s, et le nombre en �tait consid�rable. Quand le carcan ne suffisait pas � la cruaut� des surveillants, on avait recours � de fortes cordes, et souvent � d'autres cha�nes qui laissaient d'affreuses traces sur les membres meurtris de ces pauvres diables. D�clar�s incurables, ils �taient abandonn�s de la science. Jamais de chirurgien ou de _gagnant ma�trise_ (c'est ainsi qu'on d�signait le m�decin en chef) ne faisait de visite dans le quartier des fous. Il n'y avait que quand ces malheureux �taient � la veille de mourir, qu'on les conduisait � l'infirmerie, o� ils recevaient quelques soins tardifs et inutiles. [Illustration: Les H�bertistes � la Conciergerie.] Tel �tait l'�tat de Bic�tre et des autres hospices de fous, lorsqu'un grand homme dans sa sp�cialit�, le fondateur de la m�decine ali�niste, Pinel, commen�a la r�forme de ces �tablissements. L'�cole du docteur Quesnoy avait avanc�, sur le traitement des fous, quelques id�es humaines et g�n�reuses; Ten�on avait d�nonc� les abus dont souffraient de son temps les ali�n�s dans les hospices; La Rochefoucauld avait r�clam� pour eux devant l'Assembl�e constituante: vains efforts! la voix du bon sens et de l'humanit� n'avait pu vaincre la force inerte des pr�jug�s: il fallait pour cela une autre Assembl�e que la Constituante et que la L�gislative, il fallait la Convention. A Dieu ne plaise que nous enlevions rien � la gloire de Pinel! mais tel �tait le mouvement des esprits vers la justice et la bienveillance que si Pinel e�t laiss� �chapper cette r�forme, un autre que lui l'e�t entreprise. �tait-ce en vain que la philosophie du XVIIIe si�cle avait relev� la dignit� de notre nature? La D�claration des droits de l'homme et du citoyen n'impliquait-elle point le respect de l'ali�n�, cet homme d�chu? Ce n'�tait point le simple m�decin Pinel qui apparut comme un lib�rateur dans le bagne de Bic�tre, c'�tait la R�volution. Mais que pouvait un homme seul? Il fallait le concours de l'�tat; et le moyen de l'obtenir, quand les comit�s �taient surcharg�s d'affaires, quand il s'agissait chaque jour de la perte ou du salut de la patrie? Nomm� depuis quelque temps m�decin en chef de Bic�tre, Pinel avait plusieurs fois, mais inutilement, demand� � la Commune de Paris l'autorisation de supprimer l'usage des fers dont on chargeait les ali�n�s furieux. Le bruit courait, � tort ou � raison, que des royalistes avaient trouv� le moyen de se glisser dans le compartiment des fous et de tromper la surveillance du gouvernement de la R�publique en mettant leur libert� sous les cha�nes. On comprend que de pareils soup�ons eussent mal pr�par� les esprits ombrageux de la Convention et de la Commune en faveur de Bic�tre. Fort de sa conscience, Pinel brave ces vaines rumeurs et se pr�sente devant un des membres du Comit� de salut public. R�p�tant ses plaintes avec une chaleur nouvelle, il r�clame au nom de l'humanit� la r�forme du vieux traitement qui p�se sur les ali�n�s. �Citoyen, lui dit un membre qu'il ne connaissait pas, j'irai demain � Bic�tre te faire une visite; mais malheur � toi si tu nous trompes et si tu rec�les les ennemis du peuple parmi tes furieux!� Celui qui parlait ainsi �tait Couthon. Le lendemain, il arrive � Bic�tre; Couthon veut voir et interroger lui-m�me les fous; on le conduit dans leur quartier; il ne recueille que de sanglantes injures, et n'entend, au milieu de cris confus et de hurlements forcen�s, que le bruil glacial des cha�nes sur les dalles humides et d�go�tantes. Quoique habitu� par les �v�nements � de sombres visages, Couthon, qui avait entendu plus d'une fois rugir l'�meute, se sentit troubl� par ces voix et ces figures du d�lire. Fatigu� bient�t de l'affreuse monotonie de ce spectacle et de l'inutilit� de ses recherches, le repr�sentant du peuple se retourne vers Pinel: --Je vois qu'on nous a tromp�s, lui dit-il; ces murs ne renferment que des insens�s, et de l'esp�ce la plus dangereuse. Que demandes-tu maintenant? --Je demande � faire tomber leurs fers, � les traiter en hommes. --Ah �a! citoyen, es-tu fou toi-m�me de vouloir l�cher de pareils lions pr�ts � tout d�vorer? --On en a fait des b�tes furieuses en les traitant comme tels; j'ose esp�rer beaucoup de moyens tout diff�rents. --Eh bien! fais-en ce que tu voudras, l'humanit� ne peut qu'applaudir � tes intentions g�n�reuses... Reconnaissant bien que ces hommes n'�taient pas des royalistes, mais des fous, Couthon examina cette fois leurs loges avec une compassion douloureuse. La plupart d'entre eux �taient couch�s dans des auges, les pieds et la t�te serr�s contre des murs humides; la paille sur laquelle ils dormaient �tait � moiti� pourrie. Plus de quarante furieux avaient d�chir� leurs v�tements et demeuraient presque nus. La nourriture �tait insuffisante et mauvaise; une seule distribution se faisait toutes les vingt-quatre heures, de telle sorte que les malheureux d�voraient leur maigre pitance d'un seul coup et demeuraient ensuite tout le reste du jour dans un �tat de d�lire fam�lique. A la vue de toutes ces horreurs, Couthon fr�mit: --Quoi, s'�cria-t-il, la R�volution est venue, et il existe encore de pareilles traces de la barbarie du moyen �ge! �Tombez, fers, menottes, carcans! L'heure de la libert� doit sonner m�me pour les esclaves du d�lire. Citoyen Pinel, si tu ne peux leur rendre la raison, rends-leur du moins une libert� relative, et, je te le dis au nom de la Convention, tu auras bien m�rit� de la patrie!� Le lendemain, Chaumette vint lui-m�me visiter les divers hospices d'ali�n�s, et, le 17 brumaire, on inscrivait dans les registres du conseil g�n�ral de la Commune: �A Bic�tre et autres h�pitaux, on s�parera d�sormais des malades les fous et les �pileptiques (17 brumaire). A la Salp�tri�re, on d�truira les cabanons horribles o� l'on enfermait les folles (21 brumaire). On am�liorera le logement des fous de Bic�tre (26 brumaire). Les deux rues connues � Bic�tre sous le nom de rue d'Enfer et de rue des Furieux seront d�molies.� Ainsi que Couthon, � la vue de ces deux cit�s maudites, de ces cages dans lesquelles avaient croupi depuis les deux derniers r�gnes les victimes du d�lire, Chaumette avait �t� touch� au coeur. Prenant les mains de Pinel entre les siennes: --Tu es un bon citoyen, lui dit-il; la R�publique aime les savants qui ont du respect pour le malheur. Libre d�sormais de ses actions, encourag� m�me par les pouvoirs r�volutionnaires, Pinel fit selon sa volont�, selon la justice. On n'avait jamais rien os� de semblable. Peu rassur� lui-m�me, il se d�cida � ne d�cha�ner que douze fous le premier jour; cette mesure ayant r�ussi, il fit tomber, les jours suivants, les fers de cinquante-trois autres ali�n�s furieux qui, satisfaits de recouvrer la libert� de leurs mouvements, se calm�rent aussit�t. Ces malheureux, qui chaque semaine brisaient des centaines d'�cuelles en bois, renonc�rent � leurs habitudes de destruction et d'emportement; d'autres, qui d�chiraient leurs v�tements et se complaisaient dans la plus sale nudit�, parurent rena�tre � la d�cence. En peu de temps, l'hospice de Bic�tre changea de face. Chaumette �tait accus� de vandalisme. On lui reprochait avec raison d'avoir propos� � la Convention, dans la fameuse s�ance du 3 septembre, de d�fricher et de cultiver les jardins de tous les domaines nationaux renferm�s dans Paris. Plus de fleurs; des l�gumes, des pommes de terre! Cette id�e de convertir le jardin des Tuileries en un potager souriait tr�s-peu aux membres du Comit� de salut public. Il y avait parmi eux des hommes de go�t qui avaient au contraire command� des statues, des arbustes rares et d'autres embellissements pour orner les abords de la repr�sentation nationale. Mais en agissant ainsi Chaumette �tait-il bien lui-m�me? Ne sacrifiait-il pas � la popularit�? Dans l'�tat de disette o� �tait Paris, il crut faire acte politique en conseillant une des mesures les plus propres � calmer et � flatter la multitude. Le vieux Dussoulx, qui n'�tait pourtant point un barbare, opina pour que non-seulement les Tuileries, mais encore les Champs-Elys�es, fussent transform�s en culture alimentaire. Pour l'honneur de la R�volution et la gloire du peuple de Paris, une telle proposition ne fut pas m�me discut�e. Il faut pourtant reconna�tre que Chaumette, en sa qualit� de procureur de la Commune, rendit de v�ritables services aux arts. La Convention avait d�cr�t� l'ouverture de deux mus�es: l'un, le Mus�e du Louvre, qui embrasse les chefs-d'oeuvres de toutes les nations; l'autre, le Mus�e des monuments fran�ais. Chaumette pr�ta volontiers son concours � ces deux moyens d'instruction populaire: l'histoire universelle �crite par les peintures, l'histoire nationale �crite par les statues tir�es des palais, des abbayes, des �glises. A la porte du Mus�e du Louvre, il pla�a une garde de dix hommes pour la nuit. Il arrive trop souvent que des toiles de grand prix, confi�es aux mains d'un maladroit, soient g�t�es sous pr�texte d'�tre restaur�es. La Commune demandait � la Convention qu'un concours f�t institu� pour d�signer les hommes capables et sauver de la destruction les grandes pages de l'art. Combien cette mesure e�t sauv�e de chefs-d'oeuvre, si elle e�t �t� appliqu�e! Chaumette s'int�ressait surtout � la musique dont il avait besoin pour les f�tes populaires. Il obtint de l'Assembl�e nationale la cr�ation de cette grande �cole, le Conservatoire. Un digne vieillard, Gossec, dirigea l'institution naissante. Somme toute, la parole mise au bout des doigts du sourd-muet, et la vue au bout des doigts de l'aveugle; l'ali�n� rendu � la dignit� d'homme; le respect pour les femmes en couche; les enfants adopt�s par la nation; les secours aux infirmes, aux malheureux, voil� les tr�sors d'humanit� que, dans son vol effrayant, la Terreur portait sur ses ailes. L'invention du t�l�graphe, l'ouverture de deux mus�es consacr�s aux arts, un temple d�di� aux sciences et � la nature, la cr�ation du Conservatoire, cette grande �cole de musique, une loi s�v�re contre les d�vastations des monuments publics et des statues, l'introduction d'un calendrier raisonnable, les travaux du Comit� d'instruction publique pour fonder une �cole normale et des �coles primaires, voil� ce que la Convention, accus�e par les royalistes d'avoir voulu ramener le monde � la barbarie, versait de lumi�res sur les esprits. Est-ce � dire que la main de fer elle-m�me de la Convention ait toujours �t� assez forte pour arr�ter les fureurs du vandalisme? Non vraiment: � ces rois de pierre dont on connaissait l'histoire, � ces saints de bronze qui, dans les vieilles abbayes, avaient re�u les pr�mices de la d�me, s'attachait une haine vivace. On punissait dans le signe les abus que le signe avait consacr�s. Chacun sentait d'ailleurs que ce vieux monde avait fait son temps, que l'ancien r�gime tombait de lui-m�me en ruines. Qu'on regrett�t la perte de certaines oeuvres d'art, certes, c'�tait bien naturel. Il y avait dans ces chefs-d'oeuvre du pass� de quoi �mouvoir tous ceux qui ont le sentiment du beau; mais le dieu Temps n'est pas pour nous comme l'ancien porte-faux des Grecs. Ses ailes n'indiquent point la fuite, mais le progr�s. Les d�bris et les d�pouilles dont il couvre la terre cachent des germes de d�veloppement. En m�me temps qu'il fauche, il s�me. L� est la grandeur de la R�volution fran�aise. Ce qu'elle d�truit devait p�rir; ce qu'elle fonde est aussi �ternel que le droit. XXII La R�volution est partout ma�tresse.--Indignes successeurs de Marat.--Ath�isme d'H�bert et de Chaumette.--L'�v�que Gobet, � l'instigation d'Anacharsis Clooix, d�pose l'exercice de son culte entre les mains de la nation.--R�sistance de l'abb� Gr�goire.--F�te de la d�esse Raison.--Palinodie d'H�bert.--Ronsin, Carrier, Fouch� (de Nantes). Quand, grosse de bruit et de sourds tonnerres, se souleva la Montagne, les beaux-esprits royalistes d�clar�rent qu'elle accoucherait d'une souris. En Quatre-vingt-treize, elle �tait accouch�e d'un �chafaud et de la victoire. Au nord et � l'est, l'�tranger �tait repouss� du territoire, les rebelles de l'int�rieur pliaient, battaient en retraite. C'est alors que les divisions qu'on croyait �teintes se ranim�rent avec plus de fureur. La Montagne s'�tait servie d'agents pour comprimer ses ennemis: mais, en plusieurs endroits, ces agents avaient d�pass� leur mission; elle avait d�cha�n� la fureur des passions extr�mes pour intimider le royalisme, et cette fureur mena�ait de tout bouleverser et d'entra�ner la R�volution m�me dans une mare de sang. Marat en mourant avait emport� avec lui toute la moralit� de son parti, et ses indignes successeurs prirent ses col�res et ses d�fiances sans imiter son d�sint�ressement ni sa droiture. A la t�te de ces anarchistes �tait un homme qui faisait parade de son mat�rialisme. Anim� d'une haine fanatique contre les croyances religieuses, H�bert avait jur� d'an�antir tous les cultes et de r�aliser l'ath�isme. Il se servit de l'influence que lui donnait son journal, le _P�re Duchesne_, et de sa position � la Commune pour exciter le peuple contre ses anciennes croyances religieuses. Cet homme �tait poss�d� d'une haine farouche, la haine de Dieu. Il voulait violer la foi dans l'�me de ses concitoyens. Des bandes d'iconoclastes, envoy�es par H�bert et par Chaumette, bris�rent les autels, ouvrirent les tabernacles et vid�rent les ciboires. La Commune de Paris encourageait ces profanations et ces actes de vandalisme. Un jour (et ce jour n'est pas le seul), au milieu d'une s�ance conventionnelle, on vit entrer des groupes de soldats rev�tus d'habits pontificaux; ils �taient suivis d'une foule d'hommes du peuple, rang�s sur deux lignes, couverts de chapes, de chasubles, de dalmatiques; paraissaient ensuite, port�s sur des brancards, l'or, l'argenterie et tous les ornements des �glises. La pompe d�fila en dansant au son des airs patriotiques; et les acteurs de cette sc�ne grotesque finirent par abjurer publiquement tout culte, hormis celui de la libert�. La Convention eut la faiblesse de d�cr�ter l'impression des parodies de cette journ�e et l'envoi � tous les d�partements. L'impi�t�, non contente de fouler aux pieds les d�pouilles du culte, voulait encore terrasser Dieu dans la conscience de ses ministres. L'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, Prussien, qui datait depuis cinq ans ses lettres de _Paris, chef-lieu du globe_, apr�s souper, dans un acc�s de _z�le pour la maison du Seigneur genre humain_, court � onze heures du soir chez l'�v�que Gobel, l'engage, au nom de la Commune, moiti� par crainte, moiti� par de fausses promesses, � d�poser l'exercice public de son culte entre les mains de la nation; on lui fit entendre que cette d�marche impliquait l'abandon de sa charge et non une apostasie de ses croyances. Le faible vieillard tomba dans le pi�ge. Son exemple entra�na toutes les consciences pusillanimes. C'�tait � qui viendrait se d�pr�tiser � la barre de la Convention. Coup�, de l'Oise, et Julien, de Toulouse, l'un �v�que catholique, l'autre ministre protestant, s'embrass�rent � la tribune, en riant, comme deux augures. Alors tout culte tomba avec toute magistrature religieuse, et les croyants eux-m�mes se couvrirent de l'hypocrisie de l'ath�isme. Un seul osa r�sister: l'abb� Gr�goire, qui avait courageusement maintenu sa foi � c�t� d'H�bert et de Chaumette. Chr�tien plus tol�rant que les ath�es qui l'entouraient, il demandait pour ses croyances la libert� du passage. Fid�le aux devoirs et � l'exercice de son minist�re, il avait constamment refus� de d�pouiller sa robe d'�v�que. Appel� aux honneurs du fauteuil, il avait pr�sid� l'Assembl�e en habits violets. Au camp de Brau, au-dessus de Sposello, il avait, sous le canon, parcouru � cheval et en soutane les rangs des divers bataillons qu'il haranguait. A l'�poque des abjurations, l'�v�que de Blois fut circonvenu par les obsessions d'H�bert et de ses agents. Une personne qui lui donnait alors l'hospitalit� entendit toute la nuit des voix moiti� insidieuses, moiti� mena�antes, se heurter contre l'inflexible r�solution du saint pr�tre. Assis dans un grand fauteuil, il frappait du talon la terre. Voyant qu'ils ne pouvaient vaincre sa t�nacit�, les �missaires de la Commune l'engag�rent � r�fl�chir jusqu'au lendemain et se retir�rent. Quand Gr�goire arriva � la Convention, la s�ance �tait commenc�e. --Il faut que tu montes � la tribune, s'�crient, au moment o� il arrive dans la salle, ces forcen�s. --Et pourquoi? --Pour renoncer � ton charlatanisme religieux. --Mis�rables blasph�mateurs! Je ne suis pas, je ne fus jamais un charlatan; attach� � ma religion, j'en ai pr�ch� les v�rit�s, j'y serai fid�le. Enfin il monte � la tribune: --J'entre ici, n'ayant que des notions tr�s-vagues de ce qui s'est pass� avant mon arriv�e; on me parle de sacrifices � la patrie, j'y suis habitu�; s'agit-il d'attachement � la cause de la libert�? j'ai fait mes preuves; s'agit-il du revenu attach� � la qualit� d'�v�que? je vous l'abandonne sans regret; s'agit-il de la religion? cet article est hors de votre domaine, et vous n'avez pas le droit de l'attaquer. J'entends parler de fanatisme, de superstition ... je les ai toujours combattus; mais qu'on d�finisse les mots, et l'on verra que la superstition et le fanatisme sont diam�tralement oppos�s � la religion. Quant � moi, catholique par conviction, pr�tre par choix, j'ai �t� d�sign� par le peuple pour �tre �v�que. J'ai t�ch� de faire du bien dans mon dioc�se, agissant d'apr�s les principes sacr�s qui me sont chers, et que je vous d�fie de me ravir. Je reste �v�que pour en faire encore; j'invoque la libert� des cultes. Robespierre et Danton approuv�rent la r�sistance de l'�v�que de Blois en fl�trissant le scandale des abjurations. A la honte des pr�tres, Maximilien osa d�fendre le Dieu qu'ils abandonnaient l�chement. �Quand on a tromp� si longtemps les hommes, �crivait de son c�t� Camille Desmoulins, on abjure, fort bien, mais on cache sa honte; on ne vient pas s'en parer et en demander pardon � Dieu et � la nation.� Au moment o� ses confr�res d'�glise se couvraient ainsi de m�pris et de scandale, seul l'abb� Gr�goire continua de si�ger dans la Convention, parmi les Montagnards, en costume eccl�siastique. Les yeux de Robespierre �taient depuis quelque temps fix�s sur le parti des H�bertistes. Cette sto�que impi�t� lui faisait horreur. Cette guerre entreprise contre Dieu lui paraissait �branler les bases m�mes de toute soci�t�. H�bert �tait personnellement un mis�rable, qui flattait les penchants bas et sanguinaires de la populace dans une langue grossi�re, immonde. Le peuple n'aime pas ces saturnales de l'esprit; le peuple qui a pris la Bastille aime qu'on lui parle dignement et poliment; toute injure au go�t lui semble une injure � la raison et � la majest� nationale. Aussi les feuilles du _P�re Duchesne_ n'�taient-elles lues que par les �mes orduri�res. Dans ce groupe d'hommes sinistres, qui poussaient la multitude � toutes les violences, on distinguait un pr�tre ren�gat, sans pudeur comme sans entrailles, Jacques Roux. Cette bande de brigands avait l'esp�ce d'audace que donne la peur: ils chassaient devant eux � la guillotine le p�le troupeau des citoyens pour se m�nager du moins la consolation de tomber les derniers. Leur doctrine politique �tait le bouleversement des lois divines et humaines, leur foi la n�gation de tout, leur esp�rance le n�ant. Hypocrites, ils couvraient d'un faux amour du peuple leurs projets de ruine et de domination. Robespierre jura de leur arracher du visage ce masque sanglant. Cependant la Commune poursuivait le cours de ses ignobles succ�s. La faction d��cide qui r�gnait � l'H�tel de Ville voulut remplacer tous les cultes par celui de la Raison. La f�te de cette divinit� nouvelle fut c�l�br�e dans l'�glise Notre-Dame. On y avait �lev� un temple d'une architecture classique sur la fa�ade duquel on lisait ces mots: _A la philosophie_. Ce temple �tait �lev� sur la cime d'une montagne. Vers le milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la v�rit�. Une musique profane, plac�e au pied de la montagne, ex�cutait un hymne en langue vulgaire. Pendant que jouait l'orchestre, on voyait deux rang�es de jeunes filles, v�tues de blanc et couronn�es de ch�ne, descendre et traverser la montagne, un flambeau � la main, puis remonter dans la m�me direction sur le sommet. La Libert�, repr�sent�e par une belle femme, sortait alors du temple de la philosophie, et venait sur un si�ge de verdure recevoir les hommages des r�publicains, qui chantaient un hymne en son honneur, en lui tendant les bras. Cette froide jonglerie �tait bien faite pour inspirer au peuple le regret des myst�res chr�tiens. A l'exemple de la capitale, on �leva des autels � la Raison dans toute la France: ses temples furent d�serts. Ces d�viations mis�rables du principe r�volutionnaire attristaient tous les coeurs droits. L'incons�quence �tait ici flagrante: la raison est faite pour d�truire les cultes et n'en a jamais cr��. La tentative des H�bertistes �tait en cela ridicule et vaine. Il est vrai que le nouveau culte �tait une profanation. Telle �tait du reste la l�chet� de ces incr�dules qu'il suffit de la contenance rigide de Robespierre pour les an�antir. Le spiritualisme du disciple de Jean-Jacques Rousseau se r�volta contre les outrages qu'une horde de bandits vomissaient sur la Divinit�. Il r�clama s�v�rement la libert� des cultes. �Celui qui veut emp�cher de dire la messe, dit-il, est plus fanatique que celui qui la dit.� H�bert, touch� par la foudre, balbutia quelques excuses, et descendit � une r�tractation tardive. �Je le dirai toujours, �crivait-il dans un de ses num�ros, que l'on imite le sans-culotte J�sus; que l'on suive � la lettre son �vangile, et tous les hommes vivront en paix.� Dans une telle bouche, l'�loge m�me �tait d�risoire; une si ridicule palinodie montra d'ailleurs toute la faiblesse de ces colosses d'iniquit�. Non contents de d�chirer les traditions de la France, les H�bertistes voulaient passer la hache sur toutes les t�tes. Ces furieux sentaient que leurs doctrines absurdes avaient besoin, pour cro�tre, d'une ros�e de sang. Leurs yeux ne voyaient partout que des suspects � enfermer: leur �me �tait en proie � de continuelles frayeurs: _Terrebant pavebantque._ [Illustration: Derni�re entrevue de Danton et de Robespierre] Cette d�fiance des H�bertistes �tait celle des consciences criminelles, qui tressaillent de nuit au moindre bruit des feuilles, au moindre mouvement de leur ombre. Ronsin, Carrier, Fouch� de Nantes �taient leurs bras, et avec les bras ils frappaient de mort les populations. La guillotine �tait souill�e du sang qu'ils faisaient verser par l'influence de la Commune. Ces hommes d�testaient tous les membres de la Montagne. Ils auraient voulu ensevelir la Convention et le Comit� de salut public dans un massacre. N'osant attaquer Robespierre, dont ils redoutaient la puissance, ils se jet�rent sur Danton. XXIII Retraite de Danton, son m�pris pour les H�bertistes.--Camille Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre H�bert et le Comit� de salut public.--Sa mod�ration, ses id�es de cl�mence et ses rapports avec Robespierre.--Accusation port�e contre Danton.--Son insouciance.--Inqui�tudes de Lucile.--S�ance des Jacobins.--Mort des H�bertistes. Le r�le de Danton avait �t� actif et glorieux. Danton, apr�s avoir remu� la France comme on agite un vase d'eau, apr�s avoir accompli la destruction de la monarchie, la lev�e en masse et la d�fense du territoire, se tenait � l'�cart des �v�nements, depuis que le sol de la R�volution s'�tait un peu calm�. N'ayant plus la main dans le gouvernement, il bl�mait presque tous les actes du Comit� de salut public. Il croyait se rendre n�cessaire par son absence, et attendait, comme Achille dans sa tente, que les dangers de la R�publique ramenassent sur lui l'attention de ses concitoyens. Ainsi que toutes les natures fortes, Danton alors s'aigrissait dans sa puissance oisive et se fatiguait dans le repos. La faction des H�bertistes l'inqui�tait peu, il m�prisait leurs attaques, �Voil� ce que je ferai de ces mis�rables,� disait-il en frappant du pied la terre comme pour y �craser un insecte. Ce qu'il craignait, c'�tait l'amollissement de sa fibre r�volutionnaire. Inquiet, il s'interrogeait lui-m�me sur le d�clin de sa puissance; on le voyait alors secouer sa t�te haute, en lui donnant un air de sauvage �nergie: �Ne suis-je plus Danton? s'�criait-il. Ai-je donc perdu ces traits qui caract�risaient la figure d'un homme libre? On verra qui de Robespierre ou de moi doit sauver la France.� Camille Desmoulins avait alors l'id�e d'attaquer par le fer rouge du journaliste la faction toute-puissante qui couvrait la France d'un voile de deuil et d'infamie. Les premiers coups de son arme port�rent en effet sur les H�bertistes. Comme son ami Danton, depuis les journ�es du 31 mai et du 2 juin, Camille se tenait � l'�cart des comit�s. La paix de son int�rieur, la beaut� de sa femme, un bonheur domestique sans nuages le disposaient � l'attendrissement. Les sanglots de la ville, la morne exhibition des supplices troublaient ses nuits. Le go�t de la retraite et de la nature s'accrut en lui de toute l'horreur des tableaux qu'il avait sous les yeux: �Oh! �crivait-il � son p�re, que ne puis-je �tre aussi obscur que je suis connu! _O ubi campi, Guisiaque!_ O� est l'asile, le souterrain qui me cacherait � tous les regards avec mon enfant et mes livres?... La vie est si m�l�e de maux et de biens, et depuis quelques ann�es le mal d�borde tellement autour de moi sans m'atteindre, qu'il me semble toujours que mon tour va arriver d'en �tre submerg�... Je ne saurais m'emp�cher de songer sans cesse que ces hommes qu'on tue par milliers ont des enfants, ont aussi leur p�re. Au moins je n'ai aucun de ces meurtres � me reprocher, ni aucune de ces guerres contre lesquelles j'ai toujours opin�, ni cette multitude de maux, fruits de l'ignorance et de l'ambition aveugle assises ensemble au gouvernail... Il y a des moments o� je suis tent� de m'�crier comme lord Falkland [Note: Secr�taire d'�tat sous Charles 1er, tu� � la bataille de Newburg. Le jour o� il p�rit, il s'�cria: �Je pr�vois que beaucoup de maux menacent ma patrie; mais j'esp�re en �tre quitte avant cette nuit.�], et d'aller me faire tuer en Vend�e ou aux fronti�res, pour me d�livrer du spectacle de tant de maux.� Ces r�ves de fuite, ces mirages d'arbres et de fontaines revenaient sans cesse � l'imagination de Camille. �En janvier dernier, �crivait-il dans son journal, j'ai encore vu M. Nicolas d�ner avec une pomme cuite, et ceci n'est pas un reproche. Pl�t � Dieu que dans une cabane, et ignor� au fond de quelque d�partement, je fisse avec ma femme de semblables repas!� Lucile �tait toujours l'ange de ce foyer sur lequel planait le vent de la mort. �Je ne dirai qu'un mot de ma femme, ajoutait Desmoulins. J'avais toujours cru � l'immortalit� de l'�me. Apr�s tant de sacrifices d'int�r�ts personnels que j'avais faits � la libert� et au bonheur du peuple, je me disais au fond de ma pers�cution: Il faut que les r�compenses attendent la vertu ailleurs. Mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand, que j'ai craint d'avoir re�u ma r�compense sur la terre, et j'avais perdu ma d�monstration de l'immortalit�. (Se tournant par la pens�e du c�t� d'H�bert qui l'avait bassement injuri�): Maintenant tes pers�cutions, ton d�cha�nement contre moi et tes l�ches calomnies me rendent tonte mon esp�rance.� H�bert avait d�nonc� Camille aux Jacobins pour _avoir �pous� une femme riche_. �Quant � la fortune de ma femme, elle m'a apport� quatre mille livres de rentes, ce qui est tout ce que je poss�de. Est-ce toi qui oses me parler de ma fortune, toi que tout Paris a vu, il y a deux ans, receveur de contre-marques � la porte des Vari�t�s, dont tu as �t� _ray�_ pour cause dont tu ne peux pas avoir perdu le souvenir? Est-ce toi qui oses me parler de mes quatres mille livres de rentes, toi qui, sans culotte et sous une m�chante perruque de crin dans ta feuille hypocrite, dans ta maison, log� _aussi luxurieusement qu'un homme suspect_, re�ois _cent vingt mille_ livres de traitement du ministre Bouchotte pour soutenir les motions des Clootz, des Proly, de ton journal officiellement contre-r�volutionnaire, comme je le prouverai.� Les animosit�s �clat�rent; les H�bertistes attaqu�rent solennellement Danton et Camille Desmoulins. Robespierre les d�fendit contre la d�fiance syst�matique de leurs adversaires; il couvrit l'un, excusa l'autre. L'arme tomba des mains des H�bertistes et se releva contre eux pour les punir. Camille Desmoulins n'attaquait pas seulement la faction des ath�es et des anarchistes; ses attaques remontaient de temps en temps jusqu'au Comit� de salut public. Or ce comit�, dont Robespierre �tait membre depuis le 27 juillet, avait sauv� la R�volution. Il avait d�ploy� une grande �nergie, mais cette �nergie, aliment�e par Danton lui-m�me, �tait n�cessaire pour triompher des obstacles qu'�levaient sans cesse les ennemis de la Montagne. Entra�n� par son coeur, peut-�tre aussi par l'enivrement du succ�s, Camille osa parler de cl�mence. Adoucir graduellement l'exercice du pouvoir ex�cutif; lever, d�s que les circonstances le permettraient, le voile de terreur et de sang qu'on avait jet� sur la Constitution; d�terrer la statue de la Libert� ensevelie sous les ruines fumantes de la guerre civile, n'�taient pas des id�es qui appartinssent aux Dantonistes. Saint-Just avait tenu tout r�cemment le m�me langage que le _Vieux Cordelier_: �Il est temps, s'�criait-il, que le peuple esp�re enfin d'heureux jours, et que la libert� soit autre chose que la fureur de parti: vous n'�tes point venus pour troubler la terre, mais pour la consoler des longs malheurs de l'esclavage.� Ce m�me Saint-Just avait sauv� � Strasbourg des milliers de victimes, en jetant sous le fer de la guillotine le pr�sident du tribunal r�volutionnaire, qui avait blas� le crime par l'usage immod�r� de la terreur. Robespierre jeune, l'ombre de son fr�re, envoy� en mission � Vesoul et � Besan�on, avait montr� partout aux habitants constern�s le visage de la cl�mence. Maximilien, dans le Comit� de salut public, cherchait lui-m�me � mod�rer les rigueurs du gouvernement r�volutionnaire: mais le glaive avait, si j'ose ainsi dire, pris vie dans l'ardeur du combat; il emportait la main. Ralentir tout � coup l'exercice de la force executive, c'�tait d'ailleurs ranimer les feux mal �teints de la r�bellion. Il fallait donc agir avec prudence et m�me avec une esp�ce de dissimulation saine. Au lieu de d�couvrir son coeur pour faire voir les battements de la piti�, le l�gislateur devait alors masquer ses projets d'adoucissement et ses tentatives d'humanit� sous un visage toujours s�v�re; il fallait comprimer la terreur par la terreur: c'�tait l� le syst�me voil� de Robespierre. Quand Camille toucha l�g�rement dans sa feuille � la cl�mence, Maximilien �prouva le m�contentement d'un auteur qui voit son id�e prise par un autre et g�t�e. Desmoulins comprenait effectivement la cause si honorable de la mod�ration en la poussant tout d'abord aux extr�mes: �Voulez-vous, s'�cria-t-il, que je reconnaisse votre sublime Constitution, que je tombe � ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle? Ouvrez les prisons � deux cent mille citoyens que vous appelez suspects.� Une telle indulgence aurait eu pour r�sultat de d�sarmer le gouvernement de la R�publique, dans un moment o� il avait encore besoin de toutes ses ressources afin de d�concerter ses ennemis. Robespierre connaissait en outre le mat�rialisme de Danton et la faiblesse de Camille Desmoulins; il redoutait de leur part une compassion toute sensuelle pour les victimes, bien diff�rente de la cl�mence aust�re du sang. La rigueur l'effrayait moins que l'impunit�. Il craignait que l'amollissement des moeurs ne succ�d�t dans la R�publique � une violence interrompue. Il fallait, selon lui, que la justice humaine exag�r�t encore quelque temps la limite du bien et du mal, pour fonder la R�publique sur des principes solides. Enfin, si la terreur lui pesait, son regard soucieux d�couvrait derri�re les th�ories des indulgents et des immoraux un monstre plus vil et plus dangereux encore pour un �tat, la Corruption. Robespierre aimait Camille Desmoulins, son ancien camarade de classes; mais il condamnait dans son ami l'immoralit� de l'espi�glerie. Un jour Camille entre famili�rement dans la maison de Duplay; Robespierre �tait absent. La conversation s'engage avec la plus jeune des filles du menuisier; au moment de se retirer, Camille lui remet un livre qu'il avait sous le bras. --�lisabeth, lui dit-il, rendez-moi le service de serrer cet ouvrage, je vous le redemanderai. A peine Desmoulins �tait-il parti que la jeune fille entr'ouvre curieusement le livre confi� � sa garde: quelle est sa confusion, en voyant passer sous ses doigts des tableaux d'une obsc�nit� r�voltante. Elle rougit: le livre tombe. Tout le reste du jour, �lisabeth fut silencieuse et troubl�e; Maximilien s'en aper�ut; l'attirant � l'�cart: --Qu'as-tu donc, lui demanda-t-il, que tu me sembles toute soucieuse? La jeune fille baissa la t�te, et pour toute r�ponse alla chercher le livre � gravures odieuses qui avaient offens� sa vue. Maximilien ouvrit le volume et p�lit: --Qui t'a remis cela? La jeune fille raconta franchement ce qui s'�tait pass�. --C'est bien, reprit Robespierre; ne parle de ce que tu viens de me dire � personne: j'en fais mon affaire. Ne sois plus triste. J'avertirai Camille. Ce n'est point ce qui entre involontairement par les yeux qui souille la chastet�: ce sont les mauvaises pens�es qu'on a dans le coeur. Il admonesta s�v�rement son ami, et depuis ce jour les visites de Camille Desmoulins devinrent tr�s-rares. L'aust�rit� de Robespierre �tait fort incommode � Danton. Ces deux hommes se repoussaient par les angles de leur caract�re. L'un �tait la probit� farouche, l'autre le temp�rament d�cha�n�. La voix publique accusait Danton d'avoir d�pouill� la Belgique et d'avoir commis dans son passage au gouvernement des actes scandaleux. Par une complication fatale, Chabot, Julien de Toulouse et Delaunay d'Angers, tous amis de Danton, avaient falsifi� tout r�cemment un d�cret pour soustraire des sommes importantes. Les partis ne sont pas absolument solidaires, il est vrai, des fautes individuelles: mais, en g�n�ral, de pareilles sortes de d�lits n'entachent que les partis corrompus. De tels griefs, je le sais, ne justifieraient point � eux seuls la fin tragique des Dantonistes. Aussi Robespierre envisagea-t-il moins le probl�me en moraliste qu'en l�gislateur. C'est le point de vue politique qui d�termina sa conduite dans cette affaire et qui guida sa main. Robespierre engagea ce dialogue avec lui-m�me: �Danton peut-il servir mes projets de r�publique comme je la con�ois?--Non.--Peut-il les contrarier?--Oui.--Il faut donc que j'abandonne Danton.� Ceci dit, il s'abstint de d�fendre son rival; or, la neutralit� de Robespierre, dans cette circonstance, c'�tait la mort. Danton comptait effectivement des ennemis dans les comit�s. La verve imprudente et sarcastique du _Vieux Cordelier_ avait bless� au vif des hommes implacables, Collot-d'Herbois, Bar�re; Saint-Just m�prisait Camille Desmoulins comme un aventurier de gloire. �Ce vif et spirituel jeune homme, se disait-il, s'est jet� �tourdiment dans la R�volution; mais le voil� d�j� pris d'abattement et d'effroi. Sa t�te, pleines d'id�es trop fortes pour lui, regrette am�rement _l'oreiller des anciennes croyances_. Il nous faut des hommes de plus d'haleine, pour nous suivre dans les voies �pres o� nous voulons conduire la nation et planter le drapeau de la d�mocratie!� Danton, de son c�t�, Danton, ce rude marcheur, ce tribun aux larges poumons, avait �t� pris lui-m�me de lassitude et d'engourdissement, il s'arr�ta; or, dans des temps comme ceux-l�, s'arr�ter, c'est mourir. Il comptait follement sur la popularit� de son nom, sur sa parole, sur rattachement de ses amis, pour confondre les instigateurs de sa ruine. Un jour, Thibaudeau l'aborde: --Ton insouciance m'�tonne, je ne con�ois rien � ton apathie. Tu ne vois donc pas que Robespierre conspire ta perte? ne feras-tu rien pour le pr�venir? --Si je croyais, r�pliqua-t-il avec ce mouvement des l�vres qui chez lui exprimait � la fois le d�dain et la col�re, si je croyais qu'il en e�t seulement la pens�e, je lui mangerais les entrailles. Cela dit, il retomba dans son indolence superbe. Il n'�tait plus aussi assidu aux s�ances et y parlait beaucoup moins qu'autrefois. La Convention, dont il esp�rait se couvrir contre ses ennemis, n'�tait plus elle-m�me qu'une repr�sentation nationale, qu'un instrument passif de la terreur. Elle �tait sous la foudre, mais elle ne la dirigeait pas. Camille Desmoulins, quoique aveugl� par le succ�s de sa feuille, avait de tristes pressentiments. Un jour, son ancien ma�tre de conf�rences le rencontre rue Saint-Honor� et lui demande ce qu'il porte. --Des num�ros de mon _Vieux Cordelier_. En voulez-vous? --Non! non! �a br�le. --Peureux! r�pond Camille. Avez-vous oubli� le passage de l'�criture: _Buvons et mangeons, car nous mourrons demain?_ Ainsi l'insouciance et le mat�rialisme des amis de Danton ne se d�mentaient pas, m�me en face de l'�chafaud. La pauvre Lucile partageait les inqui�tudes de son mari; elle les doublait m�me de toute son imagination craintive et de son amour. A qui recourir? sur quelle main s'appuyer? Fr�ron, leur ami, �tait absent; elle lui �crivit; �Revenez, Fr�ron, revenez bien vite! vous n'avez point de temps � perdre. Ramenez avec vous tous les vieux cordeliers que vous pourrez rencontrer; nous en avons le plus grand besoin. Pl�t au ciel qu'ils ne fussent jamais s�par�s! Voua ne pouvez avoir une id�e de ce qui se passe ici; vous ignorez tout; vous n'apercevez qu'une faible lueur dans le lointain, qui ne vous donne qu'une id�e bien l�g�re de notre situation. Aussi je ne m'�tonne pas que vous reprochiez � Camille son Comit� de cl�mence. Ce n'est pas de Toulon qu'il faut le juger. Vous �tes bien heureux l� o� vous �tes; tout a �t� au gr� de vos d�sirs: mais nous, calomni�s, pers�cut�s par des intrigants, et m�me des patriotes! Robespierre, votre boussole, a d�nonc� Camille; il a fait lire ses num�ros 3 et 4, a demand� qu'ils fussent br�l�s, lui qui les avait lus manuscrits! Y concevez-vous quelque chose? Pendant deux s�ances cons�cutives, il a tonn� contre Camille ... Marius (Danton) n'est plus �cout�, il perd courage, il devient faible; d'�glantine est arr�t�, mis au Luxembourg; on l'accuse de faits graves.... Ces monstres-l� ont os� reprocher � Camille d'avoir �pous� une femme riche.... Ah! qu'ils ne parlent jamais de moi, qu'ils ignorent que j'existe, qu'ils me laissent aller vivre au fond d'un d�sert! Je ne leur demande rien, je leur abandonne tout ce que je poss�de, pourvu que je ne respire pas le m�me air qu'eux. Puiss�-je les oublier, eux et tous les maux qu'ils nous causent! La vie me devient un pesant fardeau: je ne sais plus penser.... Bonheur si doux et si pur! h�las! j'en suis priv�e. Mes yeux se remplissent de larmes; je renferme au fond de mon coeur cette douleur affreuse; je montre � Camille un front serein; j'affecte du courage pour qu'il continue d'en avoir.� Fr�ron, le Montagnard sensuel et distrait, r�pondit � ce signal de d�tresse sur un ton de fol�trerie qui �tonne: �Lucile, vous pensez donc � ce pauvre lapin, qui, exil� loin de vos bruy�res, de vos choux et du paternel logis, est consum� du chagrin de voir perdus les plus constants efforts pour la gloire et l'affranchissement de la R�publique?... Je me rappelle ces phrases intelligibles; je me rappelle ce piano, ces airs de t�te, ce ton m�lancolique interrompu par de grands �clats de rire. �tre ind�finissable, adieu!� Lucile avait cherch� un appui, et elle ne trouvait qu'un roseau pointu qui lui per�ait la main. Robespierre avait d�fendu Camille: mais le flot des d�nonciations l'emportait. Il ne fallait plus seulement le prot�ger, il fallait l'avertir, le sauver de lui-m�me; car les �tourderies, quelquefois sublimes, de cet �crivain, compromettaient la marche de la R�volution; sa parole �tait d'autant plus dangereuse qu'elle allait chercher l'�motion aux sources les plus nobles du coeur humain. Plaindre les victimes est un sentiment g�n�reux: mais n'y avait-il pas ici de l'�go�sme dans la piti�? Sous le manteau de la cl�mence, les _indulgents_ ne voulaient-ils pas couvrir la frayeur que leur causait l'oeil de la justice?--Robespierre annonce que, s'il a pr�c�demment pris la d�fense de Camille, l'amiti� l'�garait. �Camille, ajoute-t-il, avait promis d'abjurer les h�r�sies politiques qui couvrent toutes les pages du _Vieux Cordelier_. Enfl� par le succ�s prodigieux de ses num�ros, par les �loges perfides que les aristocrates lui prodiguaient, Camille n'a pas abandonn� le sentier que l'erreur lui a trac�; ses �crits sont dangereux; ils alimentent l'espoir de nos ennemis et favorisent la malignit� publique: je demande que ses num�ros soient br�l�s au sein de la Soci�t�.--Br�ler n'est pas r�pondre!� s'�crie Camille. Robespierre, embarrass�, reste muet quelques secondes; puis, s'animant tout � coup: �Eh bien! qu'on ne br�le pas, mais qu'on r�ponde; qu'on lise sur-le-champ les num�ros de Camille. Puisqu'il le veut, qu'il soit couvert d'ignominie; que la Soci�t� ne retienne pas son indignation, puisqu'il s'obstine � soutenir ses principes dangereux et ses diatribes. L'homme qui tient aussi fortement � des �crits perfides est peut-�tre plus qu'�gar�; s'il e�t �t� de bonne foi, s'il e�t �crit dans la simplicit� de son coeur, il n'aurait pas os� soutenir plus longtemps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherch�s par les contre-r�volutionnaires. Son courage n'est qu'emprunt�; il d�c�le les hommes cach�s sous la dict�e desquels il �crit son journal; il d�c�le que Desmoulins est l'organe d'une faction sc�l�rate, qui a emprunt� sa plume pour distiller le poison avec plus d'audace et de s�ret�.--Tu me condamnes ici, reprit Camille; mais n'ai-je pas �t� chez toi? ne t'ai-je pas lu mes num�ros, en te conjurant, au nom de l'amiti�, de vouloir bien m'aider de tes conseils?--Tu ne m'as pas montr� tous tes num�ros; je n'en ai vu qu'un ou deux! s'�cria Robespierre. Comme je n'�pouse aucune querelle, je n'ai pas voulu attendre les autres; on aurait dit que je les avais dict�s... Au surplus, que les Jacobins chassent ou non Camille, peu m'importe; ce n'est qu'un individu. Mais ce qui m'importe, c'est que la libert� triomphe et que la v�rit� soit connue.� Robespierre avait son genre de piti�, mais c'�tait la piti� de l'avenir. Le l�gislateur avait tu� l'homme. Cependant le Comit� de salut public sembla faire une concession aux Dantonistes en leur sacrifiant la bande d'H�bert, qu'ils avaient si furieusement attaqu�e par la voix de Camille Desmoulins. Il est vrai que cette concession �tait d�risoire, et que dans la tra�n�e de sang qui conduisit ces mis�rables � l'�chafaud les mod�r�s purent voir la trace de leur propre mort. Les H�bertistes finirent comme ils avaient v�cu. Ces hommes qui agitaient sans cesse la terreur s'enterr�rent � leur propre glaive. Profitant de la disette et des souffrances du peuple, ils essay�rent de le soulever contre la Convention, qu'ils accusaient d'indulgence et de lenteur. Leur projet �tait d'improviser un second 31 mai. Ils �chou�rent et sept t�tes tomb�rent sur l'�chafaud. XXIV La perte des indulgents est d�cid�e.--Arrestation de Camille Desmoulins et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derni�re lettre de Camille.--Proc�s et d�fense des Dantonistes.--Ils sont conduits � l'�chafaud.--Mort de Lucile Desmoulins. La hache venait d'_�purer_ le parti des Montagnards. Robespierre se l�ve; l'�pouvante si�ge sur son front. Il montre cette hache encore fumante et d�clare que la Convention est d�termin�e � sauver le peuple en �crasant � la fois toutes les factions qui mena�aient le bien public. Les hommes _patriotiquement contre-r�volutionnaires, qui veulent faire de la libert� une bacchante_, �tant abattus, il se retourne contre les _mod�r�s, qui veulent en faire une prostitu�e_. Robespierre caract�risait ainsi l'indulgence molle et corrompue. En effet, l'horreur du sang est moins, dans certaines natures �go�stes, une vertu de coeur qu'une r�volte de la sensibilit� physique. La menace de Robespierre retentit aux oreilles des Dantonistes comme le glas de la mort. L'heure fatale a sonn�. Les Comit�s de salut public, de s�ret� g�n�rale et de l�gislation se r�unissent. La perte des _indulgents_ est d�cid�e. Impassible comme une id�e, Robespierre ne retient ni ne pousse les accus�s sur le bord de l'ab�me. Il n'arrache pas ces t�tes, il les laisse tomber. [Illustration: Les Dantonistes devant le tribunal r�volutionnaire.] Dans la nuit du 30 au 31 mai, Camille, au moment o� il allait se mettre au lit, entend dans la cour de sa maison le bruit de la crosse d'un fusil qui tombe sur le pav�. �On vient m'arr�ter!� s'�crie-t-il; et il se jette dans les bras de sa femme, qui le presse de toutes ses forces contre son sein. Il court, donne un baiser � son petit Horace, qui dormait dans son berceau, et va lui-m�me ouvrir aux soldats, qui l'arr�tent et le conduisent � la prison du Luxembourg. Danton, ce lion terrible, qui, cinq jours auparavant, voulait _manger les entrailles_ � Robespierre, se laissa arr�ter comme un enfant et �gorger comme un mouton. Avec eux, H�rault de S�chelles, Lacroix, Philippeaux, Westermann se trouv�rent r�unis sous les m�mes verrous. H�rault �tait un philosophe mat�rialiste; c'est lui qui a dit, apr�s Buffon: �J'ai toujours nomm� le Cr�ateur, mais il n'y a qu'� �ter ce mot et mettre � la place la puissance de la nature.� Sa conduite dans la journ�e du 2 juin n'avait pas �t� exempte de faiblesse. Pr�sident de la Convention, il avait recul� devant les canons d'Henriot. A sa place, �crivait l'abb� Gr�goire qui pourtant n'�tait pas Girondin, emport� par le sentiment d'un juste courroux, j'aurais peut-�tre fait saisir Henriot, ou j'aurais �t� massacr� plut�t que de laisser ainsi outrager la repr�sentation nationale.� N� dans une classe maintenant proscrite, H�rault avait pourtant fait de grands sacrifices � la R�volution. Sa belle figure, sa jeunesse, ses mani�res nobles et gracieuses attiraient sur lui l'attention des autres d�tenus. Camille n'avait qu'une id�e, sa Lucile. Il lui �crivit une premi�re lettre d�chirante. �Je suis au secret, mais jamais je n'ai �t� par la pens�e, par l'imagination, plus pr�s de toi, de ta m�re, de mon petit Horace. O ma bonne Lolotte, parlons d'autre chose. Je me jette � genoux, j'�tends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus mon pauvre Loulou. (_Ici on remarque la trace d'une larme._) Envoie-moi le verre o� il y a un C et un D, nos deux noms, et le livre sur l'immortalit� de l'�me. J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu plus juste que les hommes et que je ne puis manquer de te revoir. Ne t'affecte pas trop de mes id�es, ma ch�re amie, je ne d�sesp�re pas encore des hommes et de mon �largissement. Oui, ma bien-aim�e, nous pourrons nous revoir encore dans le jardin du Luxembourg. Adieu, Lucile! adieu, Daronne (_sa belle-m�re_) Adieu, Horace! Je ne puis pas vous embrasser, mais aux larmes que je verse il me semble que je vous tiens encore sur mon sein.� (_Une seconde larme mouille le papier._) Lucile lut cette lettre en sanglotant, et dit � l'ami de Camille qui la lui apportait, et qui t�chait de la consoler: �C'est inutile, je pleure comme une femme, parce que Camille souffre... parce qu'ils le laissent manquer de tout; mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai... Pourquoi m'ont-ils laiss�e libre, moi? Croient-ils que parce que je ne suis qu'une femme je n'oserai �lever la voix? Ont-ils compt� sur mon silence? J'irai aux Jacobins, j'irai chez Robespierre.� On assure qu'elle r�dait � toute heure autour de la prison de son mari; mais les murs d'une prison d'�tat sont comme le coeur d'un ge�lier: ils ne laissent rien p�n�trer, ni le regard, ni l'�motion. Pauvre Lucile! le silence seul entendait ses soupirs, la nuit voyait ses larmes. Camille avait apport� dans sa prison des livres sombres, et m�lancoliques, tels que les _Nuits d'Young_ et les _M�ditations d'Harvey_. --Est-ce que tu veux mourir d'avance? lui dit le sceptique R�al. Tiens, voil� mon livre, � moi; c'est la _Pucelle d'Orl�ans_. Quand Lacroix parut, H�rault de S�chelles, qui jouait � abattre un bouchon de li�ge avec des gros sous, quitta sa partie de _galoche_ pour l'embrasser. Camille et Philippeaux n'ouvrirent point la bouche. Danton seul engagea une conversation th��trale avec tout ce qui l'entourait. Il semblait charger les murs et les �chos de la prison de redire chacune de ses paroles � la post�rit�. En voici quelques-unes: �Dans les r�volutions, l'autorit� reste aux plus sc�l�rats.� �Ce sont tous des fr�res Ca�n.� �Brissot m'aurait fait guillotiner comme Robespierre!� �II vaut mieux �tre un pauvre p�cheur que de gouverner les hommes.� Il parlait sans cesse des arbres, de la campagne, de la nature. Les d�bats du proc�s s'ouvrirent. Quand ils partirent pour le tribunal, Danton et Lacroix affect�rent une gaiet� extraordinaire; Philippeaux descendit avec un visage calme et serein, Camille Desmoulins avec un air r�veur et afflig�. La foule �tait immense: entass�e dans la salle du tribunal et dans le Palais de Justice, elle d�bordait par les rues et les ponts jusque de l'autre c�t� de la Seine. On assure que la femme de Camille Desmoulins, resplendissante de jeunesse et de beaut�, cherchait � remuer le peuple. Les accus�s parurent. Ils se d�fendirent avec rage, non comme des pr�venus sous la loi, mais comme des victimes sous le couteau. Danton surtout, Danton, ce Titan foudroy�, secouait, avec des mouvements terribles, les tonnerres que l'accusation lan�ait sur sa t�te. Sa voix s'enflait sur le bord de l'�ternit� comme un fleuve au moment de se pr�cipiter dans la mer. Les fen�tres du tribunal �taient ouvertes; Danton, qui savait quel concours de citoyens assistait � son proc�s, parlait de mani�re � �tre entendu de tout un peuple. Cette retentissante voix remuait les pierres du Palais de Justice, couvrait la sonnette du pr�sident et poussait, par instants, de tels �clats, qu'elle parvenait au del� m�me de la Seine, jusqu'aux curieux qui encombraient le quai de la Ferraille. Danton comptait sur son �loquence et sur une conspiration tram�e, dit-on, dans la prison du Luxembourg, pour soulever la multitude. Sa d�fense respirait le d�sordre et l'indignation: �Les l�ches qui me calomnient oseraient-ils m'attaquer en face? Qu'ils se montrent, et bient�t je les couvrirai eux-m�mes de l'ignominie, de l'opprobre qui les caract�risent. Je l'ai dit et je le r�p�te: Mon domicile est bient�t dans le n�ant, et mon nom au Panth�on!... Ma t�te est l�; elle r�pond de tout!... La vie m'est � charge, il me tarde d'en �tre d�livr�. LE PR�SIDENT, � l'accus�.--Danton, l'audace est le propre du crime, et le calme est celui de l'innocence. --Est-ce d'un r�volutionnaire comme moi, aussi fortement prononc�, qu'il faut attendre une d�fense froide? Les hommes de ma trempe sont impayables; c'est sur leur front qu'est imprim�, en caract�res ineffa�ables, le sceau de la libert�, le g�nie r�publicain: et c'est moi que l'on accuse d'avoir ramp� aux pieds des vils despotes, d'avoir toujours �t� contraire au parti de la libert�, d'avoir conspir� avec Mirabeau et Dumouriez! et c'est moi que l'on somme de r�pondre � la justice in�vitable, inflexible!... Et toi, Saint-Just, tu r�pondras � la post�rit� de la diffamation lanc�e contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ancien d�fenseur!... En parcourant cette liste d'horreurs, je sens toute mon existence fr�mir!...� Danton promenait � chaque instant sur la multitude des regards o� palpitait l'insurrection. �A moi! semblait-il dire. Sauvez le g�nie de la libert�!� Sa parole agitait tour � tour le tocsin de la r�volte ou le glas de la mort sur toutes les t�tes. Rien ne remuait. Alors les forces l'abandonn�rent; sa voix qu'animait la fureur s'alt�ra; il se tut. De retour � sa prison, Camille perd tout espoir. Il �crit � sa femme une derni�re lettre: �A mon r�veil, en ouvrant mes fen�tres, la pens�e de ma solitude, mes affreux barreaux, les verrous qui me s�parent de toi ont vaincu toute ma fermet� d'�me. J'ai fondu en larmes, ou plut�t j'ai sanglot�, en criant dans mon tombeau: Lucile! Lucile, ma ch�re Lucile! o� es-tu? Hier au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon coeur s'est �galement fendu, quand j'ai aper�u ta m�re dans le jardin. Un mouvement machinal m'a jet� � genoux contre les barreaux; j'ai joint les mains comme implorant sa piti�, � elle qui g�mit, j'en suis bien sur, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur � son mouchoir et � son voile qu'elle a baiss� ne pouvant tenir � ce spectacle. Quand vous viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus pr�s avec toi, afin que je vous voie mieux.....Je t'en conjure, Lolotte, par nos �ternelles amours, envoie-moi ton portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux que je les mette contre mon coeur! Ma ch�re Lucile, me voil� revenu au temps de mes premi�res amours o� quelqu'un m'int�ressait par cela seul qu'il sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a port� ma lettre fut revenu: �H� bien! Vous l'avez vue?� lui dis-je, comme je le disais autrefois � cet abb� Landreville; et je me surprenais � le regarder, comme s'il f�t rest� sur ses habits, sur toute sa personne quelque chose de toi... O ma ch�re Lucile, j'�tais n� pour faire des vers, pour d�fendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer, avec ta m�re et mon p�re et quelques personnes selon notre coeur, un Ota�ti. Tu diras � Horace, ce qu'il ne peut pas entendre, que je l'aurais bien aim�! Malgr� mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Je le reverrai un jour, � Lucile! Mes mains li�es t'embrassent, et ma t�te s�par�e repose encore sur toi ses yeux mourants!� La violence d�ploy�e par Danton, loin de sauver ses amis, leur avait nui dans l'esprit des masses. La dignit� du pr�sident, qui ne cessait de rappeler les accus�s � la mod�ration, acheva de les accabler. �S'indigner n'est pas r�pondre, disaient les groupes; si Danton est innocent, qu'il le prouve!� Comme l'�clat de la d�fense croissait par l'audace de Danton et de Lacroix, � la troisi�me s�ance les accus�s furent mis hors des d�bats et le jury se d�clara suffisamment �clair�. Camille furieux d�chire son acte d'accusation et en jette les lambeaux � la t�te de Fouquier-Tinville. On pronon�a la peine des accus�s: la mort. C'�tait le 5 avril 1794; le jour se leva le dernier pour Danton et ses amis. Lorsqu'on vint les garrotter pour les conduire au supplice, Camille Desmoulins criait, en �cumant de rage: --Quoi! assassin� par Robespierre! Danton conserva son sang-froid et son d�dain sto�que. [Note: S�nart rapporte qu'au moment de partir pour l'ex�cution il fit entendre les paroles suivantes, dignes d'un v�ritable �picurien: �Qu'importe si je meurs? j'ai bien joui dans la R�volution, j'ai bien d�pens�, bien _ribott�_, bien caress� les filles; allons dormir!� Ce propos est compl�tement improbable et aura �t� invent� par un ennemi.] Dans le trajet, Camille, r�veill� comme en sursaut d'un affreux cauchemar par les rudes cahots de la charrette, demandait avec stupeur � ceux qui l'entouraient: �Est-ce bien moi que l'on conduit � l'�chafaud, moi qui ai donn� le signal de courir aux armes le 14 juillet!� Une foule silencieuse encombrait le chemin de la prison � la guillotine. Desmoulins promenait sur toutes ces t�tes un regard suppliant et courrouc�: �Peuple, pauvre peuple, s'�criait-il sans cesse, on te trompe, on immole tes soutiens, tes meilleurs d�fenseurs!� La violence de son action avait mis ses habits en pi�ces; il arriva presque nu � l'�chafaud. Danton semblait rougir pour son ami de ces transports: �Reste donc tranquille, lui disait-il, et laisse l� cette canaille.� Il roulait en m�me temps sur la multitude un oeil tranquille et superbe. Alors Camille rencontrant sur une maison le buste de l'Ami du peuple: �Oh! si Marat existait encore, nous ne serions pas ici!� IL garda quelque temps le silence. La belle et m�lancolique t�te d'H�rault de S�chelles semblait d�fier les outrages ou l'indiff�rence de la foule. Le lugubre cort�ge passa rue Saint-Honor�, devant la maison de Robespierre. La porte coch�re, les fen�tres, les volets, tout �tait ferm�: cette maison ressemblait � un tombeau. Quelques assistants --�tait-ce l'id�e?--crurent entendre sortir dans ce moment-l� des plaintes et un g�missement. Camille, � la vue de ces murs si connus de lui, fit retentir l'air d'impr�cations terribles: �Tu nous suivras! ta maison sera ras�e; on y s�mera du sel. Les monstres qui m'assassinent ne me survivront pas longtemps!� On �tait arriv� au pied de la fatale machine. La place �tait �clair�e, la foule morne. La charrette s'arr�ta. Ils descendirent un � un. Arriv� au pied de l'�chafaud, Camille ou H�rault de S�chelles voulut approcher son visage de celui de Danton pour l'embrasser; le bourreau les s�para: �Tu es donc plus cruel que la mort! s'�crie alors Danton; car la mort n'emp�chera pas nos t�tes de se baiser tout � l'heure dans le fond du panier.� H�rault passa le premier sous la fatale collerette de ch�ne; sa t�te tomba. Les victimes se succ�d�rent. En face du moment supr�me, Camille avait retrouv� son calme. Il jeta les yeux sur le couteau tout fumant du sang qui venait de couler: �Voil� donc, dit-il, la r�compense destin�e au premier ap�tre de la libert�!� Son tour �tait venu: il s'avance au-devant de la mort avec beaucoup de courage et la re�oit en tenant une boucle de cheveux de Lucile dans sa main. Danton restait seul: �O ma bien-aim�e, s'�cria-t-il, � ma femme, je ne te reverrai donc plus!...� puis s'interrompant: �Danton, pas de faiblesse!� Il tomba le dernier, apr�s avoir recommand� � l'ex�cuteur de montrer sa t�te au peuple; ce qui fut fait. Ces hommes morts, un frisson de stupeur courut par toute la R�publique. Les vrais patriotes, ceux qui avaient �t� le g�nie de la guerre, pleur�rent, se rappelant que Danton avait �t� le g�nie qui avait sauv� la patrie. Les hommes qui p�rissent sur un �chafaud pour une cause politique laissent derri�re eux des amis, des enfants, des femmes, autres victimes, qui maudissent le syst�me r�gnant, et dont la t�te est bient�t jug�e n�cessaire au maintien de la tranquillit� publique. Ainsi la mort na�t de la mort et le supplice s'accro�t du supplice. Un complot avait �t� ourdi, durant le proc�s des Dantonistes, pour soulever les prisons: Lucile Desmoulins s'y �tait associ�e de toute sa douleur et de toute sa tendresse de femme. Elle fut conduite au tribunal et condamn�e � mort. Elle fit ses adieux � sa m�re: �Bonsoir, ma ch�re maman, lui �crivit-elle du fond de sa prison; une larme s'�chappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m'endormir dans le calme de l'innocence.� Elle alla au supplice avec plus de sang-froid et de fermet� que son mari. Un mouchoir de gaze blanche, nou� sous le menton, encadrait ses cheveux noirs et son visage souriant. Elle monta toute seule sur l'�chafaud, et re�ut, sans avoir l'air d'y faire attention, le coup fatal. Cette tranquillit� ne venait point du sentiment religieux.--��tre des �tres, disait � Dieu cette charmante Lucile, toi que la terre adore, toi mon seul espoir, _si tu es_, re�ois l'offrande d'un coeur qui t'aime!� XXV La R�volution veut transformer le th��tre et les arts.--Projet de David.--H�ro�sme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David (d'Angers).--Gaiet� et commerce dans Paris.--D�crets et institutions de la Convention.--Id�al de Robespierre diff�rent de celui de la R�volution.--F�te du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et consid�rations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de Robespierre. On ne transforme les id�es d'un peuple qu'en transformant ses habitudes. Aussi la R�volution voulut porter sa main sur tous nos usages. Les th��tres, les arts n'�chapp�rent point � cet enveloppement r�volutionnaire. Les spectacles jouaient _�picharis et N�ron_, trag�die politique du citoyen Legouv�; _Manlius Torquatus,_ de Lavall�e; _le Mod�r�,_ com�die en un acte, par le citoyen Dugazon, et d'autres pi�ces de circonstance. Le peintre David exer�ait � la Convention la dictature des arts. Il avait de temps en temps des id�es sublimes: �Citoyens, je propose de placer un monument compos� des d�bris amoncel�s des statues royales sur la place du Pont-Neuf, et d'asseoir au-dessus _l'image du peuple g�ant, du peuple fran�ais_; que cette image, imposante par son attitude de force et de simplicit�, porte �crit en gros caract�res sur son front, _lumi�re_; sur sa poitrine, _nature, v�rit�_; sur ses bras, _force_; sur ses mains, _travail_. Que sur l'une de ses mains les figures de la Libert� et de l'�galit�, serr�es l'une contre l'autre et pr�tes � parcourir le monde, montrent � tous qu'elles ne reposent que sur le g�nie et la vertu du peuple. Que cette image du peuple _debout_ tienne dans son autre main cette massue terrible et r�elle, dont celle de l'Hercule ancien ne fut que le symbole.� L'ex�cution de cette statue colossale fut d�cr�t�e. La guerre civile, en plongeant le fer dans le coeur des citoyens arm�s les uns contre les autres, d�voilait chaque jour des actes d'h�ro�sme antique. L'enthousiasme r�volutionnaire �levait les femmes, les enfants au-dessus de la faiblesse de l'�ge ou du sexe. A treize ans, le jeune r�publicain Barra nourrissait sa m�re � laquelle il abandonnait sa paie de tambour, partageant ainsi ses soins entre l'amour filial et l'amour de la patrie. Envelopp� par une troupe de Vend�ens, accabl� sous le nombre, il tombe vivant entre leurs mains. Ces furieux lui pr�sentent d'un c�t� la mort, et le somment de l'autre de crier: _Vive le Roi!_ Saisi d'indignation, il fr�mit et ne leur r�pond que par le cri de: _Vive la R�publique!_ A l'instant, perc� de coups, il tombe ... il tombe en pressant sur son coeur la cocarde tricolore. Cet h�ro�que enfant, mort pour avoir refus� sa bouche au blasph�me et pour avoir confess� sa foi devant l'ennemi, m�ritait de revivre dans l'histoire. Robespierre demande pour lui les honneurs du Panth�on. La Convention nationale d�cide en outre, sur la proposition de Bar�re, qu'une gravure repr�sentant l'action g�n�reuse de Joseph Barra sera faite aux frais de la R�publique, d'apr�s un tableau de David. Un exemplaire de cette gravure, envoy� par la Convention nationale, devait �tre plac� dans chaque �cole primaire. David avait accept� cette noble t�che; mais bient�t les �v�nements se succ�dent, la R�publique s'efface et avec elle la m�moire reconnaissante de la nation pour le courage malheureux. Un jour, M. David (d'Angers) lit le d�cret de la Convention qui d�cerne ces honneurs posthumes au jeune Barra; il est frapp�: �Et moi aussi, s'�crie-t-il, j'admire cet enfant sublime qui est mort pour une id�e. Ce que David le peintre n'a pas fait, David le statuaire le fera. Console-toi, Barra, tu auras ton monument!� Et il fit la statue que vous savez, un chef-d'oeuvre. [Note: J'ai vu il y a quelques ann�es, chez M. Charles Lemerle, une esquisse � l'huile du peintre David repr�sentant le jeune Barra attaqu� par des Vend�ens au moment o� il conduit des chevaux de l'arm�e � l'abreuvoir; ainsi le d�cret du 8 nivose an II avait re�u de la main de l'artiste conventionnel un commencement d'ex�cution.] La mort redoublait ses coups. Le Comit� de salut public avait voulu frapper dans la bande d'H�bert les exc�s de la d�mocratie, dans le parti de Danton la faiblesse et le mat�rialisme r�publicain. Robespierre essaya, mais en vain, de sauver madame �lisabeth, soeur de Louis XVI. La haine contre cette famille �tait inexorable. Hom�re d�signait les rois, de son temps, sous le titre de _mangeurs de peuples_. Par un retour soudain, le peuple se faisait mangeur de rois et de reines. L'�poque de la Terreur fut un passage violent et douloureux. Mes cheveux se dressent quand je regarde dans cet ab�me de sang. Paris n'avait pourtant point alors la figure d�sol�e que lui donnent les historiens. Voici ce qu'�crivait un t�moin oculaire. �On b�tit dans toutes les rues. L'officier municipal suffit � peine � la quantit� des mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de go�t ni plus de fra�cheur dans leur parure. Toutes les salles de th��tre sont pleines.� Il n'est pas vrai que le commerce f�t �teint. Jamais on ne vit autant de trafic et de n�goce. Tous les rez-de-chauss�e de Paris �taient convertis en magasins et en boutiques. Enfin cette Terreur, qu'on croit sans entrailles, se laissait guider ou arr�ter dans le choix de ses victimes par des consid�rations d'utilit� g�n�rale. Cette fameuse Montagne, qu'on se repr�sente comme toujours terrible, jetait des flots de lumi�re et de charit� sur des flots de sang. Elle ne cessait de d�poser dans ses d�crets immortels le germe de toutes les institutions utiles; elle tarissait les sources de la mis�re publique, r�primait les exc�s de la propri�t� individuelle sans la d�truire, temp�rait la concurrence sans tuer l'�mulation, cette racine de l'activit� humaine, propageait les moyens d'instruction et les diss�minait dans toute la R�publique, comme les r�verb�res dans une cit�; fondait l'�cole de Mars, cr�ait des secours publics pour le malheur, pour la faiblesse ou pour le repentir, abolissait l'esclavage des n�gres, s'occupait de faire refleurir l'agriculture, d'extirper les patois locaux, pour �tablir l'unit� de langage national, jetait en silence les bases du Conservatoire des arts et m�tiers, for�ait en un mot le respect m�me de ses ennemis et la reconnaissance de l'avenir. Gr�ce � elle, la R�volution ne fut point tout � fait st�rile pour le pauvre, ni pour le peuple des campagnes. En m�me temps qu'elle montrait aux riches, aux puissants de la terre et aux superbes la face du Dieu tonnant, elle versait la paix et la consolation sous les toits de chaume. [Illustration: Les Dantonistes au Luxembourg.] La nation fran�aise �tait depuis cinq ans � la recherche de la justice. Ce que l'homme, en effet, poursuit derri�re toutes les agitations de la force ou de la pens�e, c'est la justice, toujours la justice. Ce que les r�volutions cherchent �ternellement, c'est la v�rit�. La Convention avait cr�� une arm�e, une Constitution, un gouvernement, une administration, un peuple. Que lui manquait-il donc? Une morale, une croyance philosophique. La R�publique avait demand� un culte � la Raison, un sommeil �ternel � la mati�re. L'id�al de Robespierre �tait tout autre, et seul il se chargea de la conduire vers un d�nouement. Suivons sa marche. Des arm�es �trang�res bordaient nos fronti�res constern�es. Il fallait vaincre: on a vaincu. Des villes s'opposaient dans l'int�rieur au gouvernement de la R�publique: on y entre le fer au poing. De nouvelles conspirations s'agitent: on les abat. L'ath�isme, d�cha�n� par les mouvements et les d�sordres ins�parables d'une grande secousse, levait partout la t�te: on l'�crase. Une tourbe insens�e mena�ait de corrompre par ses doctrines la partie saine du peuple: on en purge la France. La faiblesse donnait la main � la corruption pour d�sorganiser le pouvoir moral: on coupe cette main. Alors Robespierre am�ne cette farouche R�volution, qui avait d�tr�n� tous les dieux de la terre, en robe de f�te, par�e de fleurs et de rubans, et la fait plier le genou devant son geste inspir�. �Il est un Dieu!� lui dit-il en lui montrant la nature. La f�te du 20 prairial est le point culminant de la R�volution fran�aise. Le soleil se leva dans toute sa pompe, le ciel �tait bleu, les coeurs �taient p�n�tr�s d'un sentiment auguste. Des bataillons d'adolescents, des groupes de jeune filles, des m�res et leurs enfants, des vieillards, tous orn�s de rubans aux trois couleurs, tous portant des branches de ch�ne avec des bouquets, la force arm�e, les autorit�s, une musique imposante, un vaste amphith��tre construit au-devant du balcon du ch�teau des Tuileries; le colosse de l'ath�isme plac� au milieu du bassin rond, colosse de toile et d'osier auquel le pr�sident mit le feu _avec le flambeau de la v�rit�_; la statue de la Sagesse apparaissant du milieu de ce monument incendi�; de nombreux discours prononc�s avant et apr�s ce changement de d�coration; un long cort�ge o� la Convention marchait entour�e d'un ruban tricolore port� par des enfants orn�s de violettes, des adolescents orn�s de myrtes, des hommes orn�s de ch�ne, des vieillards orn�s de pampre; les d�put�s tenant chacun � la main un bouquet compos� d'�pis de bl�, de fleurs et de fruits; un troph�e d'instruments d'arts et de m�tiers, mont� sur un char tra�n� par huit taureaux, couvert de festons et de guirlandes, tout cela distribu� avec art dans le Champ-de-Mars (nomm� Champ-de-la-R�union); la Convention sur une montagne; les groupes de vieillards, de m�res, d'enfants et d'aveugles chantant des _hymnes patriotiques_, tant�t s�par�ment, tant�t en dialogue, tant�t en choeur, et les refrains r�p�t�s par trois cent mille spectateurs, au bruit �clatant des trompettes; le roulement de cent tambours, le tonnerre de terribles salves d'artillerie.... on n'avait jamais vu c�r�monie si extraordinaire ni si touchante. D�s le matin, les filles du menuisier chez lequel logeait Robespierre s'habill�rent de blanc et r�unirent des fleurs dans leurs mains, pour assister � la f�te. �l�onore composa elle-m�me le bouquet du pr�sident de la Convention. [Note: Robespierre avait �t� nomm�, par exception, pr�sident de l'Assembl�e, comme �tant la pens�e de cet acte religieux.] Le soleil s'�tait lev� sans nuage, tout riait dans la nature, et les quatre jeunes soeurs �taient attendries d'avance par le caract�re solennel de la c�r�monie qui se pr�parait: le printemps de l'ann�e se mariait pour elles au printemps de l'�ge et de l'innocence. Elles avaient plus d'une fois entendu Maximilien parler de l'existence de Dieu. Il leur avait lu, dans les soir�es d'hiver, de belles pages de Jean-Jacques Rousseau, son ma�tre, sur l'Auteur de la nature et sur l'immortalit� de l'�me. L'heure �tant venue de se rendre au jardin des Tuileries, le chef de la maison, Duplay, ravi de voir ses filles si pieuses et si charmantes, marqua un baiser sur le front de chacune d'elles pour leur porter bonheur. On sortit avec la joie dans l'�me. La famille de l'artisan ne rentra dans la maison paternelle qu'� la chute du jour. Comme les visages �taient chang�s! Ce n'�tait plus cette all�gresse du matin, cet enthousiasme de jeunes filles qui, fra�ches et na�ves, s'avan�aient, comme les vierges de la Jud�e, au-devant de l'�ternel; on avait entendu dans la foule des murmures, des avertissements sinistres. Un nuage �tait sur tous les fronts. Robespierre semblait triste et r�sign�: �Je sais bien, dit-il en regardant ses h�tes, le sort qui m'est r�serv�; vous ne me verrez plus longtemps; je n'aurai point la consolation d'assister au r�gne de mes id�es; je vous laisse ma m�moire � d�fendre; la mort que je vais bient�t subir n'est point un mal: la mort est le commencement de l'immortalit�.� Il se tut. Un morne pressentiment gla�ait les coeurs. On se s�para pour la nuit. Revenons sur les �v�nements du 8 juin: deux journ�es semblables ne se l�vent point dans la vie d'un homme. Robespierre �tait rev�tu du costume des repr�sentants du peuple, habit bleu, panache au chapeau et la ceinture tricolore au c�t�. Il avait d�pouill�, d�s le matin, cette morosit� qui lui �tait habituelle. Maximilien quitta de bonne heure la maison de ses h�tes pour se rendre aux Tuileries. �En passant dans la salle de la Libert�, raconte Villate, je rencontrai Robespierre, tenant � la main un bouquet m�lang� d'�pis et de fleurs; la joie brillait pour la premi�re fois sur sa figure. Il n'avait pas d�jeun�. Le coeur plein du sentiment qu'inspirait cette superbe journ�e, je l'engage de monter � mon logement; il accepte sans h�siter. Il fut �tonn� du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries: l'esp�rance et la gaiet� rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient � l'embellissement par les parures les plus �l�gantes. On sentait qu'on c�l�brait la f�te de l'Auteur de la nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle. On le voyait plong� dans l'ivresse de l'enthousiasme. _�Voil� la plus int�ressante portion de l'humanit�. L'univers est ici rassembl�. O Nature, que la puissance est sublime et d�licieuse! Comme les tyrans doivent p�lir � l'id�e de cette f�te!�_ �Ce fut l� toute sa conversation. �Maximilien resta jusqu'� midi et demi. Un quart d'heure apr�s sa sortie para�t le tribunal r�volutionnaire, conduit chez moi par le d�sir de voir la f�te. �Un instant ensuite vient une jeune m�re folle de gaiet�, brillante d'attraits, tenant par la main un petit enfant. Elle n'eut pas peur de se trouver au milieu de cette redoutable soci�t�. La compagnie commen�ant � d�filer, elle s'empara du bouquet de Robespierre qu'il avait oubli� sur un fauteuil.� Robespierre monta lentement les marches d'une tribune qui lui �tait r�serv�e: cette tribune �tait une chaire, l'orateur �tait un proph�te. Il parla de Dieu en termes simples et dignes. Sa p�le figure, ses traits heurt�s, se d�tachaient fermement sur le ciel bleu. Un vieux cordonnier, spectateur muet et perdu dans la foule, me racontait ainsi ses impressions: �Je ne suis ni plus sensible ni plus religieux qu'un autre; mais quand je vis cet homme lever la main, d'un air inspir�, vers le ciel, je sentis quelque chose remuer l� (il me montrait son coeur), et des pleurs d'attendrissement coul�rent sur mes joues. Allons, voil� que j'en suis encore tout �mu.� Et il essuya quelques larmes que lui arrachait le souvenir de cette journ�e m�morable. Le peuple entier partageait ces sentiments. Quelques d�bris vivants de la faction d'H�bert couvraient seuls d'un morne silence la nuit de leur �me. Il fallait plus que du courage � Robespierre pour affronter les t�n�bres, les col�res et les poignards de l'ath�isme. Tous les t�moignages des contemporains me d�montrent que Robespierre expira victime de sa foi. Son crime, aux yeux de ses ennemis, fut un acte de religion nationale; sa mort fut un martyre. Bourdon (de l'Oise), Vadier, Fouch�, Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes ne lui pardonn�rent point d'avoir os� croire en Dieu. Les membres de la Convention affect�rent d'�tablir une distance entre eux et leur pr�sident, comme pour se s�parer d'avance de Robespierre et pour faire croire � ses projets de dictature. Sa noble fiert�, dans ce jour solennel, fut signal�e comme de l'orgueil, sa joie comme de l'enivrement, son enthousiasme comme de l'ambition. Les femmes, c'est-�-dire le sentiment, �taient pour lui; les enfants, c'est-�-dire l'innocence et la v�rit�, lui tendaient leurs petits bras en criant: �Vive Robespierre!� Ses coll�gues seuls murmuraient. �Ne veut-il pas faire le Dieu?� disait l'un. �Nous l'avons par� de fleurs, r�pondait l'autre: mais c'est pour l'immoler.� On tournait tout en d�rision ou en crime, le panache flottant qui l'ombrageait, la mani�re dont il portait sa t�te, les regards de satisfaction qu'il promenait sur la multitude. Entendant bourdonner autour de lui toutes ces haines, il dit � demi-voix: �On croirait voir les Pygm�es renouveler la conspiration des Titans.� Ce mot le perdit. Une circonstance fit encore na�tre des pressentiments f�cheux. Au moment o� Robespierre br�la le voile sous lequel on devait voir para�tre la statue de la Sagesse, la flamme noircit enti�rement cette statue. La chose fut regard�e comme un pr�sage. On crut voir la sagesse m�me de Robespierre s'obscurcir. Le d�cret qui proclamait l'existence de l'�tre supr�me fut re�u dans les chaumi�res avec des larmes d'attendrissement et de joie. Apr�s cinq mois d'ath�isme et d'abolition des cultes, la France venait de retrouver Dieu. Ce fut un tressaillement dans toutes les consciences. On se demande depuis un demi-si�cle ce qui manquait � Robespierre pour avoir raison de ses ennemis et pour fonder dans le monde le r�gne de la d�mocratie: il lui manqua un symbole religieux moins incomplet que le d�isme. Son id�e de vouloir tout ramener � la nature comme � l'�tat de perfection �tait chim�rique et r�trograde. Quelques amis de Robespierre pr�tendent que cette f�te de l'�tre supr�me n'�tait qu'un premier pas dans une voie de r�action religieuse, et qu'apr�s avoir renou� avec Dieu Maximilien aurait ramen� la France vers le catholicisme. La mort interrompit ses desseins. Les politiques de fait attachent peu d'importance � de telles consid�rations; mais pour nous, qui ne s�parons jamais la soci�t� d'un principe de justice; nous croyons que toute la destin�e de Robespierre, comme celle de la France, �tait suspendue � l'�tablissement des rapports de l'homme avec ses semblables, c'est-�-dire de la morale. C'est faute d'avoir r�solu le probl�me d'une croyance sociale qu'il se montra dans la suite inf�rieur aux �v�nements. Et les t�tes tombaient. Robespierre, dont le coeur saignait � la vue de ces ex�cutions sans terme, con�ut le projet d'ensevelir la terreur et la mort dans un dernier supplice. Jusqu'ici la justice n'avait gu�re atteint que les faibles ou les vaincus; il voulut que la foudre remont�t pour frapper les chefs de la R�publique, ces hommes souill�s de rapines et de sang, qui avaient d�shonor� leur mission. Ce fut dans ce but que Couthon, le confident et l'ami de Robespierre, pr�senta, deux jours apr�s la f�te de l'�tre supr�me, la loi sur le tribunal r�volutionnaire, dite du 22 prairial. Le rempart derri�re lequel quelques membres impurs de la Convention abritaient leur infamie sous l'inviolabilit� se trouvait renvers� par cette loi. Les mis�rables virent la pointe du glaive qui les mena�ait. Tallien, qui avait bu l'or et le sang de Bordeaux; Bourdon (de l'Oise), qui s'�tait couvert de crimes dans la Vend�e; Dubois-Cranc�, dont les mani�res hautaines et dures, les exigences outr�es avaient soulev� la ville de Lyon; L�onard Bourdon, intrigant dont le cynisme �galait la l�chet�; Merlin, qui n'�tait pas sorti les mains pures de la capitulation de Mayence; Collot-d'Herbois, Fouch�, Carrier, qui avaient des taches partout, se r�unirent dans l'ombre pour pr�parer le 9 thermidor. La loi passa; mais les sc�l�rats que Robespierre avait en vue �chapp�rent au bras qui voulait les frapper. L'arme qui devait tuer la Terreur en tuant les terroristes retomba plus lourde et plus tranchante sur le cou des victimes. Robespierre alors sortit du Comit� de salut public, et cessa de participer aux actes du gouvernement. Cette neutralit� couvrait des projets de cl�mence et d'amnistie; mais le moment n'�tait pas encore venu de les d�couvrir. Robespierre, soit faiblesse, soit connaissance approfondie de la situation, suivait le syst�me dilatoire qui lui avait si bien r�ussi dans l'affaire des H�bertistes: il avait laiss� l'ath�isme s'user par ses propres exc�s; il lui semblait de m�me que l'�chafaud devait se noyer d'un jour � l'autre dans le sang des victimes et dans celui des pourvoyeurs. Il attendait. XXVI Confidence de Bar�re.--Robespierre veut arr�ter la Terreur.--Les petits Savoyards.--Puret� de moeurs de Robespierre.--Sa derni�re promenade.--Le 9 thermidor; s�ance de la Convention.--D�vouement de Robespierre jeune et de Lebas.--L�chet� de David.--Robespierre refuse d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et bless� � l'H�tel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intr�pidit� de Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre et de Saint-Just.--Ce que dira la post�rit�. Cependant les comit�s ne cessaient de surveiller la retraite de Robespierre. Voici une pr�cieuse confidence de Bar�re � son lit de mort: �Robespierre �tait un homme d�sint�ress�, r�publicain dans l'�me; son malheur vient d'avoir cherch� � se faire nommer dictateur; il croyait que c'�tait le seul moyen de comprimer le d�bordement des passions, qui, en d�passant les mesures �nergiques, ne furent utiles qu'� une �poque de la R�volution. Il nous en parlait souvent � nous, qui �tions occup�s � diriger les arm�es dans notre Comit� de salut public. Nous ne nous dissimulions pas que Saint-Just, taill� sur un plus grand patron pour faire un dictateur, aurait fini par le renverser et se mettre � sa place; nous savions aussi que nous, qui �tions contraires � ses id�es dictatoriales, il nous aurait fait guillotiner. Nous le renvers�mes. Voil� ce qui arriva alors. Depuis, j'ai r�fl�chi sur cet homme et j'ai vu que son id�e dominante �tait la r�ussite du gouvernement r�publicain; qu'il s'apercevait que les hommes, par leur opposition � ce gouvernement, entravaient les rouages de la machine; il les d�signait: il avait raison. �Nous �tions alors sur des champs de bataille; nous n'avons pas compris cet homme.� Saint-Just, qui avait effectivement l'�toffe d'un dictateur, �tait doux comme un enfant, timide et rougissant comme une jeune fille, terrible comme un lion; sa parole �tait un glaive. Il n'�pargnait ni son sang ni le sang des autres; il s'exposait lui-m�me au feu de l'ennemi; il se montrait froid dans le danger et sto�quement intr�pide. Apr�s l'action, il �vitait de faire parler de lui. Son �loquence avait le nerf et quelquefois l'obscurit� de Tacite. Il y avait de l'enthousiasme aust�re et comme un d�sordre lyrique dans le mouvement de ses id�es. Couthon, qui fermait le triumvirat, �tait un esprit droit et judicieux. Durant les s�ances de la Convention, il tenait sur ses jambes paralys�es un petit chien aux poils longs et soyeux, qu'il caressait doucement avec la main. Robespierre voulait arr�ter la Terreur; mais, semblable aux cr�ations fantastiques de l'alchimie, elle d�fiait la main qui lui avait donn� l'existence. Ce n'�tait qu'une procession sans fin sur la route de l'�chafaud. Attendre les pieds dans ce sang, attendre le retour incertain de la mod�ration et de l'humanit� �tait un supplice horrible. Robespierre souffrait mille morts, son �me �tait ulc�r�e des maux qu'il voyait s'accumuler sur ses r�ves de f�licit� prochaine. Il passa quelques jours � l'Ermitage, dans la vall�e de Montmorency. Maximilien aimait � respirer l'�me de son ma�tre dans ces lieux encore tout pleins de la pr�sence de Jean-Jacques Rousseau. Que se passait-il alors dans les m�ditations du l�gislateur? Nul n'a p�n�tr� les desseins profonds qu'enfant�rent, dit-on, ces jours de silence et de recueillement. L'avenir lui a manqu�. Assurer l'existence de la R�publique, faire cesser cet �tat d'incertitude qui livrait la fortune publique aux intrigants et les t�tes au couteau, renouer une alliance s�rieuse entre l'homme et Dieu, une sorte de concordat dont l'�vangile devait �tre le lien, telle �tait sans doute la pens�e intime de Robespierre. Cette pens�e, la mort la scella sur ses l�vres. Depuis quelques mois, la porte coch�re de la maison qu'habitait la famille Duplay �tait constamment ferm�e: la _chose_ dont on voulait d�rober la vue aux quatre filles du menuisier passait r�guli�rement tous les jours. Du reste, ce rideau une fois tir� sur la ville, rien ne troublait plus la paix int�rieure. Maximilien avait ramen�, d'un voyage dans l'Artois, un grand chien nomm� Brount, qu'il aimait. Ce chien faisait la joie des jeunes soeurs. C'�tait un alli� de plus dans la maison. L'animal, grave et penseur avec son ma�tre, �tait fol�tre avec Victoire et �l�onore. Quand Maximilien travaillait dans sa chambre, Brount, sage et s�rieux, le regardait en silence; de temps en temps, le chien avan�ait sa t�te caressante sur les genoux de son ma�tre; c'�tait entre eux une sympathie sans bornes. Peut-�tre ce chien repr�sentait-il au tribun soucieux et d�fiant l'image de la fid�lit�, si rare toujours, mais surtout dans les temps de r�volution. Pendant la belle saison, Maximilien allait se promener tous les soirs aux Champs-�lys�es, du c�t� des jardins Marbeuf, avec ses h�tes. De petits Savoyards qui le connaissaient pour le rencontrer tous les soirs dans les avenues accouraient au-devant de lui en jouant de la vielle et en chantant quelque air des montagnes. Il leur donnait des petits sous et leur parlait avec bont� de leur pays, de leur cabane, de leur vieille m�re. Les enfants l'appelaient entre eux le bon monsieur. L'un d'eux l'aborda un jour en pleurant. Maximilien lui demanda le motif d'une si grosse tristesse; alors l'enfant, pour toute r�ponse, entrouvrit sa bo�te qui �tait vide. �Je vois, r�pondit le bon monsieur; tu as perdu ta marmotte; voici pour en acheter une autre.� Et il lui glissa dans la main une pi�ce de monnaie. A la fin d'un si�cle qui avait profan� l'amour, Robespierre se distinguait par la puret� de ses moeurs et la d�licatesse de ses proc�d�s envers un sexe que la litt�rature du temps regardait comme n� presque uniquement pour le plaisir. Il respectait surtout le lit conjugal. Attir� par l'habitude, il entrait tous les jours chez une marchande de tabacs, madame Carvin, qui �tait fort jolie. Il aimait � causer avec elle, mais sans jamais s'�carter des formes les plus respectueuses. Sa figure exprimait la tristesse, quand il parlait des affaires du jour: �Nous n'en sortirons jamais; je suis bourrel�; j'en ai la t�te perdue.� On �tait aux premiers jours de thermidor; Maximilien continuait avec sa famille adoptive les excursions du soir aux Champs-�lys�es. Le soleil tomb� � l'extr�mit� du ciel ensevelissait son globe derri�re les massifs d'arbres ou nageait mollement �� et l� dans un fluide d'or sombre. Les bruits de la ville venaient mourir parmi les branches agit�es; tout �tait repos, silence et m�ditation; plus de tribune, plus de peuple, rien que l'enseignement paisible et solennel de la nature. Maximilien marchait avec la fille a�n�e du menuisier appuy�e � son bras; Brount les suivait. Que se disaient-ils? La brise seule a tout entendu et tout oubli�. �l�onore avait le front m�lancolique et les yeux baiss�s; sa main flattait n�gligemment la t�te de Brount, qui semblait tout fier de si belles caresses; Maximilien montrait � sa fianc�e comme le coucher du soleil �tait rouge. �C'est du beau temps pour demain,� dit-elle. Maximilien baissa la t�te comme frapp� d'une image et d'un pressentiment terrible. Cette promenade fut la derni�re. Le lendemain, Maximilien avait disparu dans un orage; le lendemain �tait le 9 thermidor. On n'a que trop �crit sur cette journ�e fameuse, qu'il faudrait, au contraire, couvrir de deuil et de silence. Les comit�s se soulev�rent contre l'homme qui mena�ait leur sc�l�ratesse et entra�n�rent la Convention dans un pi�ge. Robespierre fut �touff�. En vain Saint-Just, calme et intr�pide, agite la v�rit� sur la t�te des m�chants comme un flambeau ou comme un glaive; Tallien l'interrompt. Le sombre et atrabilaire Billaud-Varennes s'�crie: �La premi�re fois que je d�non�ai Danton au Comit�, Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. Tout cela m'a fait voir l'ab�me creus� sous nos pas.� Ainsi la justification de Robespierre �clatait dans la bouche m�me de ses accusateurs. Il s'�lance � la tribune; des cris formidables s'�l�vent: �A bas, � bas le tyran!� Tallien fait briller la lame d'un poignard dont il s'est arm�, dit-il, pour percer le sein du nouveau Cromwell, si la Convention nationale n'avait pas le courage de le d�cr�ter d'accusation. Les incertitudes tombent devant cette menace. L'Assembl�e se soul�ve tout enti�re comme frapp�e d'une commotion �lectrique. Robespierre, le chapeau � la main, p�le, mais non d�fait, n'avait point quitt� la tribune; il insiste de nouveau pour obtenir la parole. Un cri unanime: �A bas le tyran!� se fait entendre et couvre sa voix. Bar�re fait signe qu'il r�clame le silence; alors toute la salle: �La parole � Bar�re!� Ce d�put� avait, dit-on, deux discours dans sa poche, l'un pour, l'autre contre Robespierre; jugeant la victime abattue, il tira le glaive. �Tandis que je parlais, raconte-t-il lui-m�me dans ses _M�moires_, mon fr�re, qui �tait dans la tribune au-dessus du fauteuil du pr�sident, observait tous les mouvements de Robespierre. Celui-ci, toujours � la tribune, s'agitait continuellement. Mon fr�re m'a dit que lui et ses voisins craignaient qu'il n'en vint � l'extr�mit� d'attenter � ma vie, tant on le voyait en proie � une violente crise de col�re et de convulsion. [Illustration: Arrestation de Robespierre et de ses co-accus�s.] �Une appr�hension semblable �tait bien d'un fr�re, mais elle ne devait pas s'�lever contre Robespierre: cet homme �tait barbare avec le glaive des lois ou le fer des r�volutions, mais non d'individu � individu.� Robespierre ne quittait toujours pas la tribune. Le vieux sceptique Vadier provoque le rire hom�rique de la Convention en faisant de son ennemi le chef d'une bande de d�vots et d'illumin�s. TALLIEN.--Je demande la parole pour ramener la discussion � son vrai point. ROBESPIERRE.--Je saurai bien l'y ramener. Sa voix est refoul�e par les mouvements et les cris de l'Assembl�e qui ne veut pas l'entendre. Tallien calomnie impudemment l'homme sur la bouche duquel tout le monde appuie le b�illon. �Certes, s'�crie-t-il, si je voulais retracer les actes d'oppression particuli�re qui ont eu lieu, je remarquerais que c'est pendant le temps o� Robespierre a �t� charg� de la police g�n�rale qu'ils ont �t� commis.� Robespierre indign�: �C'est faux! je...� Murmures, cris, tr�pignements de rage. Des mains meurtri�res se l�vent et s'agitent de tous le coins de la salle. Robespierre porte de tous c�t�s ses yeux; il ne rencontre que la d�fection et la haine. A chaque fois qu'il ouvre la bouche, une agitation tumultueuse le suffoque. Se tournant alors du c�t� de Thuriot, auquel Collot-d'Herbois vient de c�der le fauteuil: �Pour la derni�re fois, pr�sident d'assassins, je te demande la parole!� Thuriot avait la taille et la voix d'un athl�te; c'est l'homme qu'il fallait aux Thermidoriens pour en finir avec leur ennemi. Alors Robespierre jeune: �Je suis aussi coupable que mon fr�re: je partage ses vertus; je veux partager son sort. Je demande aussi le d�cret d'accusation contre moi.� L'Assembl�e a le l�che courage d'accepter cette victime volontaire. On vote l'arrestation du _tyran_. Des cris de: _Vive la libert�! vive la R�publique!_ �clatent. Robespierre, avec une tristesse am�re: �La R�publique? Elle est perdue, puisque les intrigants triomphent.� Alors Lebas: �Je ne veux pas partager l'opprobre de ce d�cret! Je demande aussi l'arrestation.� Tout le monde respectait le caract�re sage et r�serv� de Lebas: les pans de son habit �taient enti�rement arrach�s par des mains officieuses qui, durant cette orageuse s�ance, avaient cherch� � retenir son ardeur et son d�vouement. [Note: Communiqu� par la famille Lebas.] Les d�put�s qui venaient d'�tre d�cr�t�s d'arrestation descendirent � la barre. Des t�moins rapportent que le visage de Robespierre exprimait un m�pris m�l� d'indignation; calme et impassible, Saint-Just �tait rest� ma�tre de sa figure; Robespierre jeune, Lebas et Couthon semblaient plus touch�s de l'injustice de la Convention envers Maximilien que de leur propre sort. Bar�re disait: �J'ai sauv� la t�te de David au 9 thermidor; je lui dis: �Ne viens pas � cette s�ance; tu n'es pas homme politique; tu te compromettras.� En effet, je suis s�r qu'il aurait voulu monter � la tribune pour d�fendre Robespierre. Souvent � Bruxelles, quand je me trouvais chez lui, il disait aux personnes pr�sentes: �Je dois la vie � Bar�re� [Note: Extrait des notes du M. David (d'Angers).] Ce grand peintre tenait donc bien � la vie, qu'il s'applaudissait de lui avoir sacrifi� l'honneur! Les prisons refusaient de recevoir Robespierre et ses amis. Vaincu dans la Convention, il ne l'�tait pas dans l'opinion publique. S'il se f�t alors empar� du lieu des s�ances, s'il e�t fait tomber dans la nuit une douzaine de t�tes, s'il e�t encourag� le peuple qui venait en foule pour le d�livrer et pour le soutenir, il se f�t relev� plus terrible et plus puissant que jamais. Il ne le voulut point. A ceux qui le pressaient d'agir contre la Convention nationale, Robespierre n'opposa qu'un mot: �Et au nom de qui?� Il mourut, comme on voit, martyr du dogme de la d�mocratie. Pendant que le fant�me du devoir s'�levait dans la conscience de Robespierre pour arr�ter sa main, ses ennemis remuaient de tous c�t�s. La Convention soulevait le peuple. Un d�cret qui mettait sa t�te et celle de ses amis _hors la loi_ �tait proclam� aux flambeaux, vers minuit, depuis les Tuileries jusqu'au quai de l'�cole. Robespierre �tait � l'H�tel de Ville avec les quatre d�put�s mis hors la loi; deux colonnes s'avancent, sous les ordres de Barras, droit � la Commune, aux cris de: _Vive la R�publique! Vive la repr�sentation nationale!_ Les citoyens qui tenaient pour Robespierre h�sitent; les bataillons de garde nationale qui se trouvaient sur la place se d�bandent; les canons se retournent; les commissaires de la Convention p�n�trent avec une force arm�e dans les salles. Robespierre re�oit dans la bouche un coup de feu, qui lui fait perdre beaucoup de sang et qui le livre sans d�fense aux gendarmes, entr�s les premiers dans la maison commune pour le saisir. Lebas s'�tait tu�. Robespierre jeune venait de se fracasser la jambe en se lan�ant d'une fen�tre. Saint-Just �tait demeur� calme et immobile sur son si�ge. On les conduisit tous au supplice. La rue Saint-Honor� regorgeait de citoyens pr�venus ou �gar�s, qui se r�jouissaient de voir punir ces hommes qu'ils croyaient �tre le syst�me de la Terreur. Toutes les crois�es �taient garnies de femmes par�es comme dans les jours de f�te. Robespierre, extraordinairement p�le, et couvert du m�me habit qu'il portait le jour o� il avait proclam� l'existence de l'�tre supr�me, semblait prendre les injures de la foule en piti�. Sa figure �tait envelopp�e d'un linge. Des applaudissements partirent de plus d'une fen�tre richement tendue. Tout le long de la route s'�levait une clameur immense. --C'est lui! Il s'est bless� d'un coup de pistolet � la m�choire! --Non, c'est le sang de Danton qui lui sort par la bouche. --C'est celui de Camille Desmoulins, --C'est celui de la France. Les injures pleuvaient; les femmes lui montraient le poing; les gendarmes eux-m�mes agitaient leur sabre en signe de r�jouissance ou pour le montrer � la multitude; un assistant s'avan�a vers la charrette, regarda en face Robespierre, et lui cria sous le nez: �Oui, mis�rable, il est un Dieu!� Robespierre ne donna aucun signe. Un membre de la Convention se distinguait entre tous par la fureur avec laquelle il poussait le cri de: _Mort au tyran!_ Ce Conventionnel, c'�tait... Carrier. On �tait arriv� devant la maison o� logeait Maximilien; les �nergum�nes qui suivaient le cort�ge oblig�rent les ex�cuteurs d'arr�ter. Un groupe de furies ex�cuta une danse autour de la charrette o� �tait Robespierre. En ce moment, une larme se forma lentement au bord de son oeil sec. Le souvenir de la vie douce et presque pastorale qu'il avait men�e dans cette maison, l'id�e de ses h�tes qu'il entra�nait dans sa perte venait de lui ouvrir le coeur. On allait se remettre en marche: alors une femme, v�tue avec une certaine recherche, fend la foule, saisit avec vivacit� d'une main les barreaux de la charrette et de l'autre, mena�ant Robespierre, lui crie: �Monstre! ton supplice m'enivre de joie; je n'ai qu'un regret, c'est que tu n'aies pas mille vies, pour jouir du plaisir de te les voir tontes arracher l'une apr�s l'autre. Va, sc�l�rat, descends au tombeau avec les mal�dictions de tontes les �pouses et de toutes les m�res de famille.� Robespierre tourna languissamment les yeux sur elle et leva les �paules. La classe moyenne affichait publiquement son triomphe par les insultes et les transports de joie qu'elle faisait �clater tout le long de la route. Le peuple, qui �tait personnifi� dans Robespierre, �tait au contraire peu nombreux et morne. Il se disait que, cet homme mourant, la R�publique allait mourir. Aussi gardait-il, sur le passage du fatal cort�ge, un silence constern�. Les proscrits, au nombre de vingt-deux, �taient tous mutil�s. En cherchant eux-m�mes la mort, ils n'avaient rencontr� que la souffrance et des contusions horribles qui les d�figuraient. Seul l'intr�pide Saint-Just �tait debout, promenant sur la foule un oeil tranquille. Au moment o� les charrettes d�bouch�rent sur la place de la R�volution, la multitude sembla retenir son haleine pour voir le d�nouement de cette procession tragique. Les charrettes s'arr�t�rent au pied de l'�chafaud. Henriot, cet ivrogne barbouill� de lie et de sang, dont la conduite insens�e avait perdu la cause du peuple, �tait le seul qui ne m�rit�t point, dans cette journ�e, les honneurs du sacrifice. Un de ses yeux �tait sorti de son orbite et ne tenait plus que par des filaments. Avant qu'il mont�t sur la guillotine, un des valets du bourreau lui arracha brutalement cet oeil; ce qui le fit fr�mir de douleur. Ils tomb�rent tous, l'un apr�s l'autre, sans faiblesse et en silence. Robespierre jeune, toujours impassible et serein, m�me envers la mort, pr�senta fi�rement sa t�te au couteau et sa pens�e � l'avenir. Couthon, qui n'avait plus que la t�te et le coeur de vivants, mourut tout entier sans p�lir. Maximilien voyait d'un c�t� les feuillages des Champs-Elys�es o� murmurait pour lui un souffle d'amour, et de l'autre le jardin des Tuileries o� il avait harangu� le peuple le jour de la f�te de l'�tre supr�me. Il avait montr� tout le long de la route et conserva devant l'instrument du supplice un courage inflexible. Le bourreau, avant de l'�tendre sur la planche o� il allait recevoir la mort, lui arracha brusquement l'appareil qui couvrait sa blessure. Alors Robespierre jeta un cri. On entendit un coup sourd: sa t�te venait de tomber. La joie f�roce des spectateurs �clata. Saint-Just alors parut, les pieds dans le sang, la t�te dans le ciel, grave sur l'�chafaud comme � la tribune ou sur les champs de bataille. On n'avait jamais vu tant de beaut� ni de g�nie luire sous le reflet de la hache. Il avait vingt-six ans. Il croyait � la vertu, � la probit�, au d�vouement; il mourut �gorg� par l'intrigue et par un vil �go�sme. Tous ces hommes n'avaient commis qu'un crime, celui de tirer le glaive contre les ennemis du peuple; ils p�rirent aussi par le glaive. Peut-�tre devaient-ils cette derni�re satisfaction � la justice sociale, pour que, les trouvant acquitt�s de la dette qu'ils avaient contract�e envers la mort, le monde p�t se prosterner un jour devant la m�moire de ces martyrs qui ont d�fendu la cause du genre humain souffrant, sauv� le territoire de l'invasion �trang�re et pr�par� � leurs descendants des destin�es meilleures. La post�rit�, qui d�j� danse sur les cadavres des vaincus et des victimes, dira: Il y eut un peuple qui, en moins de deux ann�es, jugea son roi, refit son gouvernement, changea ses moeurs, �crasa dans son sein toutes les factions, soutint le poids d'un continent tout entier devenu son ennemi, dispersa ses anciens ma�tres, d�truisit les nouveaux ambitieux ou les anarchistes, pour remonter par ses propres forces � la justice, � la morale, et ressaisir sa souverainet�. Ce peuple avait � sa t�te des hommes int�gres, d�sint�ress�s, inflexibles, qui s'�croul�rent avec leur r�ve. Paix � ces ombres terribles! XXVII La seconde Terreur.--D�sint�ressement des Montagnards.--Jugement de Bar�re sur Robespierre.--Billaud-Varennes � Cayenne.--Ses paroles.--Les lettres de sa femme.--Sa mort.--Consid�rations g�n�rales sur les Montagnards. La Terreur allait finir; les coeurs s'ouvraient � la piti�; les pav�s teints en rouge se soulevaient dans nos faubourgs contre le mouvement de la charrette qui servait aux ex�cutions, quand le 9 thermidor vint ramasser dans le sang de Robespierre et de Saint-Just le glaive �mouss� qu'ils voulaient d�truire. La hache se retourna furieuse. Les d�bris de la faction des mod�r�s se veng�rent cruellement. La justice du peuple avait �t� inflexible, celle de ses ennemis fut atroce. Il y eut une seconde Terreur, mille fois plus sanguinaire et plus implacable que l'autre. Des calculs exacts portent � huit ou dix mille le nombre des ennemis de l'�galit� qui tomb�rent sur l'�chafaud avant le 9 thermidor; selon des rapports faits par les contre-r�volutionnaires eux-m�mes, trente-cinq mille Robespierristes furent �gorg�s, apr�s le 9 thermidor, dans quatre d�partements. On voit d�j� de quel c�t� fut la violence. Il ne faut pas s'en �tonner: les premiers terroristes frappaient avec le fer d'une conviction et au nom d'un principe social, tandis que les seconds assassin�rent avec l'arme de l'�go�sme et de la peur. Les Montagnards eurent, presque tous, une vertu civile qui rach�te bien des fautes, le d�sint�ressement. Ceux-ci n'�taient du moins ni des sangsues du peuple ni des voleurs. Robespierre ne laissa pas un sou apr�s sa mort. Saint-Just, noble et riche, avait abandonn� tout son bien � la commune de Bl�rancourt. Envoy� en mission, l'abb� Gr�goire r�duisait ses d�penses, pour m�nager les deniers de l'�tat: �Devinez, �crivait-il � madame Dubois, combien mon souper de chaque jour co�te � la Nation: juste deux sous; car je soupe avec deux oranges.� Il rapporta au Tr�sor public le fruit de ses �conomies, une petite somme �pargn�e sur ses frais de voyage et nou�e dans un coin de son mouchoir. Cahors, p�re d'une famille nombreuse et membre de la Convention � l'�poque la plus florissante de cette assembl�e, mourut, sans rien dire, de mis�re... oui, de mis�re. Les d�put�s de la Montagne qui surv�curent � la Terreur thermidorienne parvinrent presque tous � l'extr�me vieillesse. Aucun d'eux ne se reprocha le sang de Louis XVI; mais ils auraient voulu laver leurs mains et leur conscience du sang de Robespierre. M. David (d'Angers) aborde un jour Bar�re sur son lit de douleur et lui t�moigne l'intention de couler en bronze le portrait des hommes les plus c�l�bres de la R�volution fran�aise; il lui nomme d'abord Danton... Bar�re se l�ve brusquement sur son s�ant; et, le visage inspir� par la fi�vre, il lui dit en faisant un geste d'autorit�: �Vous n'oublierez pas Robespierre, n'est-ce pas? Car c'�tait un homme pur, int�gre, un vrai et sinc�re r�publicain; ce qui l'a perdu, c'�tait son irascible susceptibilit� et son injuste d�fiance envers ses coll�gues... Ce fut un grand malheur!� Apr�s avoir dit, sa t�te retomba sur sa poitrine et il resta longtemps enseveli dans ses r�flexions. Billaud-Varennes, d�port� � Cayenne, pauvre, vieux et _devenu doux comme une jeune fille,_ [Note: Expression des femmes noires qui lui ont ferm� les yeux.] se reprochait le 9 thermidor, qu'il appelait sa d�plorable faute. �Je le r�p�te, disait-il, la r�volution puritaine a �t� perdue ce jour-l�; depuis, combien de fois j'ai d�plor� d'y avoir agi de col�re! Pourquoi ne laisse-t-on pas ces intempestives passions et toutes les vulgaires inqui�tudes aux portes du pouvoir?� Il disait encore: �Nous avions besoin de la dictature du Comit� de salut public pour sauver la France. Aucun de nous n'a vu alors les faits, les accidents, tr�s-affligeants sans doute, que l'on nous reproche! Nous avions les regards port�s trop haut pour voir que nous marchions sur un sol couvert de sang. Parmi ceux que nos lois condamn�rent, vous ne comptez donc que des innocents? Attaquaient-ils, oui ou non, la R�volution, la R�publique? Oui! H� bien! nous les avons �cras�s comme des �go�stes, comme des inf�mes. Nous avons �t� _hommes d'�tat_, en mettant au-dessus de toutes les consid�rations le sort de la cause qui nous �tait confi�e.... Nous, du moins, nous n'avons pas laiss� la France humili�e et nous avons �t� grands au milieu d'une noble pauvret�. N'avez-vous pas retrouv� au Tr�sor public toutes nos confiscations?� Un profond chagrin pesait n�anmoins sur le coeur de Billaud. Apr�s sa condamnation, sa jeune femme, qu'il avait ador�e et qu'il aimait peut-�tre encore, profitant de la loi du divorce, s'�tait remari�e en France. Elle avait alors vingt ans, un nom terrible � porter et la mis�re pour toute ressource. Un homme vieux et riche, touch� de cette situation d�plorable, s'offrit � l'�pouser en secondes noces: elle consentit. Il mourut. H�riti�re d'une grande fortune et touch�e sans doute de remords, cette femme, qui �tait encore tr�s-belle, se souvint de Billaud qui vivait � Cayenne. Elle voulut consacrer sa richesse et ses soins � l'adoucissement d'un exil si amer. Un sentiment qui ne s'�tait jamais effac� de son coeur la ramenait, disait-elle, aupr�s de son premier mari. Elle lui �crivit lettre sur lettre, mais sans obtenir de r�ponse. S'�tant rendue elle-m�me sur les lieux, elle demanda, par la bouche d'un interm�diaire, la gr�ce de soulager la noble infortune de M. Billaud-Varennes. Le vieux et fier r�publicain �couta l'envoy� de sa femme avec une attention soutenue, laissa m�me �chapper quelques larmes, et ce fut tout. Il repoussa les services que venaient lui offrir ces mains tendres, mais profan�es. �Il est, dit-il, des fautes irr�parables. J'ai d�chir� toutes ses lettres sans les lire.� Une n�gresse, nomm�e Virginie, prit soin de sa vieillesse et de son malheur. Billaud rendit le dernier soupir en confessant, avec l'exaltation de la fi�vre, que, loin de se repentir, il mourait fier de l'utilit� et du d�sint�ressement de sa vie. Ses l�vres bleues et livides se ferm�rent en murmurant ces paroles terribles du dialogue d'Euchrate et de Sylla: _Mes ossements du moins reposeront sur une terre qui veut la libert�; mais j'entends la voix de la post�rit� qui me reproche d'avoir trop m�nag� le sang des tyrans de l'Europe_. Acceptons tout de ces hommes, moins le sang! La France rayonne encore dans le monde de l'�clat de leur dictature et de leurs batailles. La d�mocratie rena�tra t�t ou tard de leur cendre par la r�forme des moeurs et par la diffusion des lumi�res. Leur m�moire est la colonne de feu qui guide les g�n�rations errantes et ind�cises � la recherche d'une nouvelle terre promise. Le 9 thermidor ensevelit la R�publique dans un orage. La montagne se changea en volcan. Ce volcan a jet� les membres palpitants de la Convention dans toutes les parties de la terre et jusque dans les contr�e les plus sauvages. J'interroge alors l'univers qui a �t� t�moin des derni�res ann�es de leur vie, et l'univers me r�pond: �Le monde n'en a jamais vu ni n'en reverra jamais de semblables; ils sont tous morts convaincus et r�sign�s. On aurait dit des �tres sup�rieurs � l'esp�ce humaine.� Soyez donc tranquilles et fiers dans vos tombeaux, ossements �pars; l'heure de la r�surrection politique du globe avance. Vous serez enfin jug�s! Mais aujourd'hui que l'arme de la terreur est tomb�e de leurs mains et que le regard peut les consid�rer sans effroi, ces hommes nous apparaissent d�j� comme des g�ants. L'�bauche de d�mocratie qu'ils nous ont laiss�e ressemble, toute noircie qu'elle est par la foudre, � une de ces pierres druidiques qu'on rencontre dans les champs de la vieille Bretagne. Jeunes gens, oublions les pertes et les blessures de nos familles, pour ne plus voir que le r�sultat acquis � la cause du peuple; n'imitons pas leurs exc�s, car les exc�s font reculer la libert�. Vous-m�mes, ombres des victimes de la R�volution, maintenant que, d�gag�es des liens du corps et des int�r�ts de la vie, vous jugez plus sainement les questions humaines, reconnaissez que votre, mort a �t� utile au progr�s des g�n�rations futures, et r�jouissez-vous par del� le tombeau! TABLE DES MATI�RES INTRODUCTION I. Mes T�moins. II. Les Girondins. CHAPITRE PREMIER. Pr�ludes de la R�volution fran�aise. I Du sentiment religieux.--Principaux �v�nements de notre histoire.--Comment les faits s'enchainaient les uns aux autres pour amener un changement dans l'ordre po�tique et social.-- Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La Saint-Barth�lemy.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV. II La R�volution en germe dans la cabale.--La franc-ma�onnerie.--Les mystiques.--Les inventeurs. III Les prisons d'�tat.--Le Pr�v�t de Beaumont.--D�cadence de l'ancien r�gime. IV La R�volution pouvait-elle �tre �vit�e?--Louis XVI et Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que dans la convocation des �tats g�n�raux. V Le clerg�, la noblesse et le tiers �tat.--La mission de la France, et pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards. CHAPITRE DEUXI�ME. L'Assembl�e constituante. I Les �lections.--Convocation des �tats g�n�raux.--Serment du Jeu-de-Paume. II La s�ance royale.--Paroles de Mirabeau.--Necker.--Troubles � Paris.--Conduite des d�put�s.--Prise de la Bastille. III �tat des esprits.--Premi�re �migration.--La disette.--Mort de Foulon et de Berthier.--Conduite du clerg� fran�ais dans les premiers temps de la R�volution. IV Troubles et soul�vements dans les campagnes.--Henri de Belzunce.--Un �pisode de la R�volution � Caen. V Suite de l'�motion populaire.--La d�tente.--Nuit du 4 ao�t.--Quelle est sa port�e.--Abolition des d�mes.--Conduite du roi et de la cour. VI Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille Desmoulins.--D�clarations des droits de l'homme et du citoyen.--La pr�rogative royale et le v�to.--Syst�me des deux Chambres.--Obstacles que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton. VII Orgles des gardes-du-corps.--La contre-r�volution second�e par les d�esses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi � Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine au balcon.--Lafayette.--R�conciliation.--Retour � Paris. VIII L'Assembl�e nationale � Paris.--Ses travaux.--R�g�n�ration des moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre grandit. IX Apparition des Clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites exerc�es centre les journaux d�mocratiques.--Marat racont� par lui-m�me.--Favras.--Les biens de l'�glise.--Projets des �migr�s.--L'Ami du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat � cet �gard.--Division de la France en 83 d�partements.--Les juifs, les protestants et les com�diens. X Constitution civile du clerg�.--F�tes de le F�d�ration. XI Le parti des Indiff�rents.--Marat �clate.--Camille Desmoulins d�nonc� par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--D�sorganisation de l'ann�e.--Mort de Loustalot.--Une s�ance du club des Jacobins. --Mariage de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau. XII Les f�d�rations.--La bulle du pape.--Le clerg� r�fractaire.--Marat et Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la R�volution.--Les chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au ch�teau des Tuileries.--Th�roigne de M�ricourt. XIII Alarmes et soup�ons.--Marat proph�te.--Fuite du roi.--Lafayette risque d'�tre massacr� sur la place de Gr�ve.--Les armes et les insignes de la royaut� sont arrach�s et d�truits.--Le peuple entre au ch�teau des Tuileries.--Robespierre aux Jacobins. XIV Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de Drouet.--Fermet� de Sausse.--Retour � Paris.--La voie douloureuse.--Arriv�e au ch�teau des Tuileries.--Translation des cendres de Voltaire au Panth�on.--Discussion, � l'Assembl�e nationale, sur le sort de la royaut�.--Les clubs.--Robespierre et Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le tr�ne? XV Discussion sur la forme de gouvernement.--R�union des citoyens au Champ-de-Mars.--P�tition sign�e sur l'autel de la patrie.--D�ploiement de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette et Bailly.--Massacres.--Cons�quences de cette journ�e d�sastreuse. XVI Triomphe de la r�action.--Robespierre introduit dans la famille Duplay.--Sa mani�re de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la peine de mort propos�e par Robespierre, repouss�e par la majorit� conservatrice de l'Assembl�e.--Fin de la Constituante. CHAPITRE TROISI�ME. Assembl�e l�gislative. I En quoi l'Assembl�e l�gislative diff�rait de l'Assembl�e constituante.--Le parti des Girondins.--Quels �taient alors les r�publicains.--Troubles excit�s dans tout le royaume par les pr�tres r�fractaires.--Menaces des �migr�s.--Conduite ambigu� de Louis XVI. II Deux d�crets: l'un contre les �migr�s, l'autre contre les pr�tres r�fractaires.--D'o� est parti le syst�me de la Terreur.--Le roi tient pour le clerg� non asserment� et pour la noblesse r�volt�e contre la nation.--Les d�sastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomm� procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caract�re et sa profession de foi. III La guerre.--R�sistance de Robespierre � l'�lan g�n�ral.--L'avis de Danton.--Brissot se d�clare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre lui et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Minist�re girondin. IV Influence des femmes sur la R�volution fran�aise.--Mme Roland et Th�roigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacres dans le midi de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--D�claration de guerre. V La guerre d�bute mal.--Quelles �taient les causes de notre inf�riorit� passag�re.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de Valence.--L'ennemi est a l'int�rieur.--D�cret contre les pr�tres r�fractaires.--D�clin des croyances religieuses.--Le v�to royal.--Lettre de Roland.--Chute du minist�re girondin.--Changements que la n�cessit� de vaincre am�nent dans l'esprit public. VI Pr�ludes de la journ�e du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de la reine.--Lettre de Lafayette � l'Assembl�e.--Menaces d'un coup d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il p�n�tre dans l'Assembl�e.--Envahissement des Tuileries.--Conduite de Louis XVI.--A qui la victoire?--F�te du Champ-de-Mars. VII Lenteur calcul�e des op�rations militaires.--Lafayette � la barre de l'Assembl�e.--Manifeste de Brunswick,--Enr�lements volontaires.--Arriv�e des f�d�r�s marseillais.--R�le de Danton.-- Angoisses et d�couragement des chefs populaires.--Le 10 ao�t.--Une page du journal de Lucile.--P�rip�ties de la lutte.--Le roi se r�fugie dans l'Assembl�e l�gislative.--D�faite et massacre des Suisses.--Th�roigne et Sulean.--R�solutions vot�es par les repr�sentants de la nation. VIII Direction nouvelle imprim�e � la guerre.--La Commune de Paris.--Sa lutte avec l'Assembl�e l�gislative.--Marat � l'H�tel de Ville.--Qui l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Cr�ation du tribunal r�volutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au massacre des royalistes. IX Massacres de septembre.--Le Comit� de surveillance.--La prison de l'Abbaye.--Le pr�sident Maillard.--Les jugements.--Journiac de Saint-M�ard.--Ce qui se passait dans l'int�rieur de la prison et devant le tribunal.--Royalistes acquitt�s.--Mlle. Cazotte et Mlle. de Sombreuil.--L'abb� Sicard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la responsabilit� des massacres?--R�le de Danton.--Marat seul ose justifier les journ�es de septembre. X Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de Marat.--Affaire Duport.--�chec de la Commune.--Les �lections.--Fin de l'Assembl�e l�gislative. CHAPITRE QUATRI�ME. La Convention. I Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du bureau.--Abolition de la royaut�.--La situation politique jug�e par Danton.--La propri�t� est d�clar�e inviolable.--R�forme judiciaire. --Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les citoyens.--Vice original de la Convention.--Les Girondins ennemis de Paris.--Le parti qu'ils tirent des journ�es de septembre.--Pr�sages d'une lutte � mort entre la Gironde et la Montagne. II Une proposition malheureuse.--S�ance du 23 septembre.--D�nonciation de Lasource.--Discours de Danton.--Attaque contre Robespierre.--Sa d�fense.--D�menti donn� � Barbaroux par Paris. Accusation contre Marat.--L'Ami du peuple � la tribune.--Conclusion de cette journ�e.--D�faite des Girondins.--Paris veng�.--La R�publique une et indivisible. III �lan du la d�fense nationale.--La panique.--D�tente.--La patrie n'est plus en danger.--Arriv�e de Dumouriez � Paris.--Sa pr�sence au club des Jacobins.--Habilet� de Danton.--Une soir�e chez Talma.--Rabat-Joie. IV Ce qu'�taient alors les Girondins.--Leur r�le dans la Convention.--Leurs pr�jug�s contre Paris.--Encore l'affaire du _Mauconseil_ et du _R�publicain_.--La population lasse des divisions personnelles.--Danton conciliateur et repouss� par les Girondins.--Son mot sur Mme. Roland.--On lui demande des comptes.--Sa d�fense.--La Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--S�ance du 5 novembre.--D�route de la Gironde.--Robespierre et son fr�re chez Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat d�nonc� par Barboroux.--R�ponse de Marat.--�claircie.--La bataille de Jemmapes. V Louis XVI au Temple.--Pr�liminaires de son proc�s.--Quels sont les hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se r�v�le: son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des femmes.--Marat et Mlle. Fleury.--La question religieuse sous la Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le proc�s du roi r�clam� par les Montagnards, consenti par les Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proc�s est r�solue. VI Louis XVI et sa famille.--Proc�s-verbal d'Albertier.--Rapport du maire Cambon.--R�cit de Bar�re.--L'ex-roi devant la Convention.--Son attitude et ses r�ponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de s�duction en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie priv�e de Louis XVI dans sa captivit�.--La protestation de la vengeance. VII L'instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et la�que.--Apparition de l'ath�isme.--Sentiment de Robespierre sur la propri�t�.--Proc�s de Louis XVI.--Seconde comparation � la barre de l'Assembl�e nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi, Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assembl�e.--Discours de Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question de culpabilit�.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la ratification du jugement par le peuple.--Troisi�me appel nominal sur la peine � infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de Danton.--Le sursis.--Assassinat de Lepelletier de Saint-Fargeau. VIII Lutte entre la Convention et la Commune � propos de la libert� des th��tres.--Danton incline vers la Commune.--Ex�cution de Louis XVI.--Derni�re entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison Duplay durant le passage du lugubre cort�ge.--L'�chafaud.--Derni�res paroles de Louis.--Le soir du 21 janvier.--Embarras que la royaut� l�guait � la R�volution. IX Mort de la premi�re femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La r�union des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique �vacu�e par nos troupes.--Avis de Danton sur l'�tat des choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame.--Sublime discours de Danton.--Accusations contre sa probit�.--�tablissement du tribunal r�volutionnaire.--�largissement des d�tenus pour dettes.--Envoi de commissaires aux d�partements.--D�claration de guerre a l'Angleterre. X Marat rit.--Pillage des boutiques.--D�nonciation de Bar�re et de Salles.--D�cret d'arrestation contre Marat.--Il �chappe.--Sa lettre � la Convention.--Il est d�cr�t� d'accusation � la suite d'un appel nominal.--D�fection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les intrigues orl�anistes.--La Vend�e.--Marat devant le tribunal r�volutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentr�e � la Convention.--Marat chez Simonne �vrard. XI Parall�le entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux Girondins.--�loquence des orateurs.--Camille Desmoulins r�primand� par Prudhomme.--Causes de la d�cadence des Girondins.--Ils n'�taieut point de leur temps. XII Installation du Comit� de salut public.--Son caract�re.--Appel � la conciliation et � la fraternit�.--Les frais de la guerre pay�s par les riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille soulev�s contre la Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Verguiand sur l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la libert� des cultes.--La Convention si�ge aux Tuileries.--Isnard pr�sident.--Histoire des Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'H�bert.--Invective d'Isnard.--Agitation de Paris. XIII Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon d'alarme.--l'�v�ch�.--La Convention envahie.--La Commission des douze est cass�e.--Promenade aux flambeaux.--L'insurrection recommence le 2 juin.--Mauvaises nouvelles de la Vend�e et du th��tre de la guerre.--Le tocsin de Notre-Dame et la g�n�rale.--Ce qui se passe � la Convention.--Henriot et ses canonniers.--Mise en accusation des vingt-deux.--Fin de Th�roigne de M�ricourt. XIV Incapacit� des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la Convention apr�s le 2 juin.--Lettre de Marat.--D�clin de l'Ami du peuple.--Syst�me de bascule adopt� par Robespierre.--Activit� de la Convention apr�s la chute des Girondins.--Fondation du Mus�um d'histoire naturelle--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde avec les royalistes--Ce qui se passait dans le Calvados. XV Marat alit�.--Le docteur Charles.--D�putation du club des Jacobins.--Mort de l'Ami du peuple.--�motion des patriotes.--Les fun�railles.--Le tableau de David.--Les honneurs posthumes rendus � Marat.--Son entr�e triomphale au Panth�on. XVI Second mariage de Danton.--Il propose � la Convention un gouvernement r�volutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse mesure.--Opposition de Robespierre.--Soul�vement des enrag�s contre Danton.--R�organisation du Comit� de salut public.--Les souvenirs de Bar�re. XVII La f�te du 10 ao�t 1793.--L'�ducation publique par les beaux-arts.--Retour � la nature.--La fontaine de la R�g�n�ration.--David et H�rault de S�chelles.--D�fil� du cort�ge sur les boulevards.--�galit� des rangs et des conditions humaines.--Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-Trouv�s, aux Vieillards.--Deuxi�me station: l'arc de triomphe �lev� en l'honneur des citoyennes.--Troisi�me station: la statue de la Libert�.--Quatri�me station: les Invalides.--Cinqui�me station: le Temple fun�bre. XVIII Si�ge de Lyon.--D�cret de la Convention nationale.--Cl�mence de Couthon.--Atroce conduite de Collot d'Herbois et Fouch�.--Le Girondin Rebecqui � Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur blanche.--Si�ge et prise de la ville par l'arm�e r�publicaine.--Origine de la r�volte � Toulon.--Les royalistes, cach�s derri�re les Girondins, se rendent ma�tres des sections et fondent un Comit� g�n�ral.--Leur tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la Vierge.--Pam�la.--Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la r�action.--La guillotine et le gibet.--Arriv�e de l'arm�e de Cartaux.--Attaque et victoire des Montagnards.--Panique des royalistes.--Incendie de nos arsenaux.--Noble conduite des for�ats. XIX Le r�gne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoqu�.--Comment il s'est form� par une sorte d'incubation lente.--S�ance du 5 septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Bar�re.--Aggravation du Tribunal r�volutionnaire.--Institution d'une arm�e sp�ciale charg�e de contenir Paris.--Consid�rations g�n�rales sur les mesures prises par la Convention.--Ce qui serait arriv� si les Montagnards eussent faibli.--Ne pas confondre le syst�me avec ses exc�s.--La Terreur compar�e � l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels. XX. Proc�s et mort de Custine.--Proc�s et mort de Marie-Antoinette.--Proc�s des Girondins.--Robespierre arrache � la mort soixante-treize d�put�s.--Condamnation � mort des Vingt-et-un.--Suicide de Valaz�.--Ex�cution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres Girondins.--Mort de Mme. Roland.--Supplice de Bailly et de Barnave.--Ch�timent de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal r�volutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire ranime tous les courages. XXI La ligue des philosophes de la Convention pour propager les lumi�res.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier r�publicain.--Chappe inventeur du t�l�graphe.--Deux ans de fer contre quiconque d�gradera les monuments publics.--Progr�s du Mus�um d'histoire naturelle--Les �coles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abb� Sicard ami de Couthon.--Le docteur Pinel.--�tat des fous jusqu'en 1793.--Visite de Couthon � Bic�tre.--Lib�ration des fous.--Le Conservatoire de musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanit�. XXII La R�volution est partout ma�tresse.--Indignes successeurs de Marat.--Ath�isme d'H�bert et de Chaumette.--L'ev�que Gobel, � l'instigation d'Anacharsis Clootz, d�pose l'exercice de son culte entre les mains de la Nation.--R�sistance de l'abb� Gr�goire.--F�te de la d�esse Raison. Pallnodie d'H�bert.--Ronsin, Carier, Fouch� de Nantes. XXIII Retraite de Danton, son m�pris pour les H�bertistes.--Camille Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre H�bert et le Comit� de salut public.--Sa mod�ration, ses id�es de cl�mence et ses rapports avec Robespierre.--Accusation port�e contre Danton.--Son insouciance.--Inqui�tudes de Lucile.--S�ance des Jacobins.--Mort des H�bertistes. XXIV La perte des indulgents est d�cid�e.--Arrestation de Camille Desmoulins et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derni�re lettre de Camille.--Proc�s et d�fense des Dantonistes.--Ils sont conduits � l'�chafaud.--Mort de Lucile Desmoulins. XXV La R�volution veut transformer le th��tre et les arts.--Projet de David.--H�ro�sme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David (d'Angers).--Gaiet� et commerce dans Paris.--D�crets et institutions de la Convention.--Id�al de Robespierre diff�rent de celui de la R�volution.--F�te du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et consid�rations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de Robespierre. XXVI Confidence de Bar�re.--Robespierre veut arr�ter la Terreur.--Les petits Savoyards.--S�ret� de moeurs de Robespierre.--Sa derni�re promenade.--Le 9 thermidor, s�ance du la Convention.--D�vouement de Robespierre jeune et de Lebas.--L�chet� de David.--Robespierre refuse d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et bless� � l'H�tel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intr�pidit� de Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre et de Saint-Just.--Ce que dira la post�rit�. XXVII La seconde Terreur.--D�sint�ressement des Montagnards.--Jugement de Barere sur Robespierre.--Billaud-Varennes � Cayenne.--Ses paroles.--Les lettres de sa femme.--Sa mort.--Consid�rations g�n�rales sur les Montagnards. TABLE DES GRAVURES Frontispiece.--Portrait de l'auteur. Rouget de l'Isle. Louis XIV. Louis XVI. Necker. Serment du Jeu-de-Paume. Camille Desmoulins. Camille Desmoulins au Palais-Royal. Robespierre. Prise de la Bastille. Danton. Bar�re. Un homme est tu� par les gardes-du-corps. Le club des Cordeli�rs. Marat. Les Cordeliers avaient pose deux sentinelles � la porte de Marat. F�te de la F�d�ration au Champ-de-Mars. Fabre-d'�glantine. Une s�ance du club des Jacobins. Brissot. Collot-d'Herbois. Santerre. P�tion. La d�putation des p�titionnaires du Champ-de-Mars quitte l'H�tel de Ville, terrifi�e d'avoir vu arborer le drapeau rouge. Massacres du Champ-de-Mars. Couthon. Verguiaud. Dumouriez. Madame Roland. Chaumette. Les p�titionnaires du 20 juin. H�bert. L'abb� Sicard, instituteur des sourds-muets. Int�rieur de l'Abbaye aux journ�es de Septembre. Massacres dans les prisons. Massacre des Carmes. Barras. Marat � la tribune de la Convention: S�ance orageuse. S�ance du 25 septembre. Boissy-d'Anglas. Saint-Just. Louis XVI et la famille royale au Temple. Louis XVI donnant une le�on de g�ographie � son fils. Louis XVI fait construire une caisse en fer. Cambon ordonne � Louis XVI de se rendre � la barre de la Convention. Gensonn�. L'abb� Gr�goire. Logement de Marat rue des Cordeliers. Fouquier-Tinville, accusateur public. Carrier. Comit� de salut public. Assassinat de Marat. Provocation d'Isnard, pr�sident de la Convention. D�fil� du cort�ge sur les boulevards. Fontaine de la R�g�n�ration. Merlin de Douai donne lecture de son rapport. Rassemblements devant l'H�tel de Ville. Valaz�. Le g�n�ral Custine est conduit devant le tribunal r�volutionnaire. Les H�bertistes � la Conciergerie. Derni�re entrevue de Danton et de Robespierre. Les Dantonistes devant le tribunal r�volutionnaire. Les Dantonistes au Luxembourg. Arrestation de Robespierre et de ses co-accus�s. End of Project Gutenberg's Histoire des Montagnards, by Alphonse Esquiros *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS *** This file should be named 8hmnt10.txt or 8hmnt10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8hmnt11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8hmnt10a.txt Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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This is also a good way to get them instantly upon announcement, as the indexes our cataloguers produce obviously take a while after an announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 Just search by the first five letters of the filename you want, as it appears in our Newsletters. Information about Project Gutenberg (one page) We produce about two million dollars for each hour we work. The time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our projected audience is one hundred million readers. If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. Here is the briefest record of our progress (* means estimated): eBooks Year Month 1 1971 July 10 1991 January 100 1994 January 1000 1997 August 1500 1998 October 2000 1999 December 2500 2000 December 3000 2001 November 4000 2001 October/November 6000 2002 December* 9000 2003 November* 10000 2004 January* The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. We need your donations more than ever! As of February, 2002, contributions are being solicited from people and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West Virginia, Wisconsin, and Wyoming. We have filed in all 50 states now, but these are the only ones that have responded. As the requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund raising will begin in the additional states. Please feel free to ask to check the status of your state. In answer to various questions we have received on this: We are constantly working on finishing the paperwork to legally request donations in all 50 states. If your state is not listed and you would like to know if we have added it since the list you have, just ask. While we cannot solicit donations from people in states where we are not yet registered, we know of no prohibition against accepting donations from donors in these states who approach us with an offer to donate. International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made deductible, and don't have the staff to handle it even if there are ways. Donations by check or money order may be sent to: Project Gutenberg Literary Archive Foundation PMB 113 1739 University Ave. Oxford, MS 38655-4109 Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment method other than by check or money order. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN [Employee Identification Number] 64-622154. Donations are tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising requirements for other states are met, additions to this list will be made and fund-raising will begin in the additional states. We need your donations more than ever! You can get up to date donation information online at: http://www.gutenberg.net/donation.html *** If you can't reach Project Gutenberg, you can always email directly to: Michael S. Hart <hart@pobox.com> Prof. Hart will answer or forward your message. We would prefer to send you information by email. **The Legal Small Print** (Three Pages) ***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START*** Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers. They tell us you might sue us if there is something wrong with your copy of this eBook, even if you got it for free from someone other than us, and even if what's wrong is not our fault. So, among other things, this "Small Print!" statement disclaims most of our liability to you. It also tells you how you may distribute copies of this eBook if you want to. *BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm eBook, you indicate that you understand, agree to and accept this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive a refund of the money (if any) you paid for this eBook by sending a request within 30 days of receiving it to the person you got it from. If you received this eBook on a physical medium (such as a disk), you must return it with your request. ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks, is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart through the Project Gutenberg Association (the "Project"). Among other things, this means that no one owns a United States copyright on or for this work, so the Project (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth below, apply if you wish to copy and distribute this eBook under the "PROJECT GUTENBERG" trademark. Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market any commercial products without permission. To create these eBooks, the Project expends considerable efforts to identify, transcribe and proofread public domain works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any medium they may be on may contain "Defects". 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