The Project Gutenberg EBook of Histoire des Montagnards,
by Alphonse Esquiros

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Title: Histoire des Montagnards

Author: Alphonse Esquiros

Release Date: January, 2006 [EBook #9643]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on October 13, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DES MONTAGNARDS ***




Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders




HISTOIRE

DES

MONTAGNARDS



LIBRAIRIE DE LA RENAISSANCE

OEUVRES D'ALPHONSE ESQUIROS

HISTOIRE DES MONTAGNARDS



[Illustration: Alphonse Esquiros.]

[Illustration: Rouget de l'Isle.]





INTRODUCTION




I

MES T�MOINS


Au moment o� fut �crit l'_Histoire des Montagnards_ (1846-1847),
quelques acteurs du grand drame r�volutionnaire vivaient encore;
d'autres venaient de mourir. J'eus la bonne fortune de connaitre
Bar�re, auquel je fus pr�sent� par le sculpteur David, Lakanal,
Souberbielle, Rouget de l'Isle. Ce que j'attendais d'eux n'�tait point
des renseignements qui peuvent se retrouver dans les livres, les
journaux ou les brochures du temps; c'�tait l'�me d'une �poque qui n'a
jamais eu d'�gale dans l'histoire.

Il m'arriva souvent de recueillir dans ces entretiens des d�tails
curieux, des souvenirs personnels, des impressions tr�s-profondes sur
les �v�nements auxquels ces derniers t�moins d'un monde �vanoui avaient
plus ou moins particip�. Si la m�moire leur faisait quelquefois d�faut
sur les dates et les circonstances accessoires, le sentiment des choses
�tait rest� intact, et c'est ce sentiment qu'il m'importait surtout de
conna�tre. En un mot, n'�tait-ce point la source � laquelle on pouvait
retrouver la vie de la R�volution Fran�aise?

Il faut pourtant avouer que les hommes de 93 n'aimaient gu�re � parler
de ce qu'ils avaient vu ni de ce qu'ils avaient fait. On avait quelque
peine � les attirer sur ce terrain. Il semble que la gravit� des sc�nes
terribles auxquelles ils avaient assist� leur e�t pos� sur les l�vres
un sceau de plomb. Il est du moins certain que leurs convictions
n'�taient nullement �branl�es et qu'ils soumettaient leurs actes au
jugement de l'histoire avec une parfaite tranquillit� de conscience.

Les femmes se montraient naturellement plus communicatives que les
hommes; deux d'entre elles m'ont laiss� un vif souvenir. La premi�re
est madame Lebas, veuve du conventionnel, l'autre est la soeur de
Marat.

Madame Lebas devait avoir �t� jolie dans sa jeunesse. Elle avait l'oeil
noir, des mani�res distingu�es et une m�moire tr�s-s�re. C'est d'elle
que deux ou trois historiens de la R�volution Fran�aise ont appris des
d�tails int�ressants sur la famille Duplay et sur la vie priv�e de
Robespierre. Ses souvenirs ne d�passaient gu�re le cercle des relations
intimes; mais comme � dater de 93 la maison de Duplay devint le foyer
vers lequel convergeait toute la vie politique autour de Robespierre,
elle avait pass� sa jeunesse au coeur m�me de la R�volution. Elle avait
aim� son mari, comme elle disait elle-m�me, d'un amour patriotique;
mais par une r�serve et une d�licatesse de coeur que les femmes
comprendront, c'�tait celui dont elle parlait le moins. De Saint-Just,
de Couthon, de Robespierre jeune, elle citait de belles et de bonnes
actions qui l'avaient touch�e. Sa grande admiration �tait pour
Maximilien. L'int�rieur de la famille Duplay �tait une maison � la
Jean-Jacques Rousseau, une arche des vertus domestiques risqu�e sur un
d�luge de sang. Parlait-elle du 9 thermidor, son front s'assombrissait,
ses yeux se remplissaient de larmes. Malheureusement son fils assistait
� toutes nos conversations et la surveillait de pr�s, craignant sans
doute des indiscr�tions qui pussent blesser son amour-propre comme fils
d'un conventionnel et comme membre de l'Institut. Je n'oublierai jamais
l'expression constern�e de sa figure, un jour que cette respectable
veuve me confia l'�tat de d�tresse et de mis�re auquel elle avait �t�
r�duite apr�s la mort de son mari. Elle s'�tait faite blanchisseuse et
allait battre son linge sur les bateaux de la Seine. Pour le coup
c'�tait trop fort, et l'acad�micien p�lit. Raconter de pareilles
choses, passe encore, mais les �crire (et il savait bien que je les
�crirais plus tard), c'�tait selon lui d�roger � la dignit� classique
de l'histoire.

Entre la veuve de Lebas et la soeur de Marat, quel contraste!

Comme je tenais � recueillir et � contr�ler tous les t�moignages, je
m'acheminai vers la demeure de celle qui portait un nom si terrible,
mais qui, dit-on, avait refus� autrefois de se marier pour ne point
perdre ce nom dont elle se faisait gloire.

C'�tait un jour de pluie.

Rue de la Barillerie n� 32 (c'est l'adresse que m'avait indiqu�e le
statuaire David), je rencontrai une all�e �troite et sombre, gard�e par
une petite porte basse. Sur le mur, je lus ces mots �crits en lettres
noires: �Le portier est au deuxi�me.� Je montai.

Au deuxi�me �tage, je demandai mademoiselle Marat. Le portier et sa
femme s'entre-regard�rent en silence.

--C'est ici?

--Oui, monsieur, reprirent-ils apr�s s'�tre consult�s du coin de
l'oeil.

--Elle est chez elle?

--Toujours: cette malheureuse est paralys�e des jambes.

--A quel �tage?

--Au _cinti�me_, la porte � droite.

La femme du portier, qui jusque-l� m'avait observ� sans rien dire,
ajouta d'une voix goguenarde:

--Ce n'est pas une jeune et jolie fille, oui-d�!

Je continuai � monter l'escalier qui devenait de plus en plus raide et
gras. Les murs sans badigeon �talaient dans le clair-obscur la sale
nudit� du pl�tre. Arriv� tout en haut devant une porte mal close, je
frappai. Apr�s quelques instants d'attente, durant lesquels je donnai
un dernier coup d'oeil au d�labrement des lieux, la porte s'ouvrit. Je
demeurai frapp� de stupeur. L'�tre que j'avais devant moi et qui me
regardait fixement, c'�tait Marat.

On m'avait pr�venu de cette ressemblance extraordinaire entre le fr�re
et la soeur; mais qui pouvait croire � une telle vision de la tombe
pr�sente en chair et en os? Son v�tement douteux--une sorte de robe de
chambre--pr�tait encore � l'illusion. Elle �tait coiff�e d'une
serviette blanche qui laissait passer tr�s-peu de cheveux. Cette
serviette me fit souvenir que Marat avait la t�te ainsi couverte quand
il fut tu� dans son bain par Charlotte Corday.

Je fis la question d'usage:

--Mademoiselle Marat?

Elle arr�ta sur moi deux yeux noirs et per�ants:

--C'est ici: entrez.

Je la suivis et passai par un cabinet tr�s-sombre o� l'on distinguait
confus�ment une mani�re de lit. Ce cabinet donnait dans une chambre
unique, situ�e sous les toits, assez propre, mais triste et mis�rable.
Il y avait pour tous meubles trois chaises, une table, une cage o�
chantaient deux serins et une armoire ouverte qui contenait quelques
livres, entre autres une collection compl�te des num�ros de l'_Ami du
peuple_, dont on lui avait offert un bon prix, mais qu'elle avait
toujours refus� de vendre. L'un des carreaux de la fen�tre ayant �t�
bris�, on l'avait remplac� par une feuille de papier huileuse sur
laquelle pleuraient des gouttes de pluie et qui r�pandait dans la
chambre une lumi�re livide.

Voyant toute cette mis�re, j'admirai au fond du coeur le
d�sint�ressement de ces hommes de 93 qui avaient tenu dans leurs mains
toutes les fortunes avec toutes les t�tes, et qui �taient morts
laissant � leur femme, � leur soeur, cinq francs en assignats.

La soeur de Marat se pla�a dans une chaise � bras et m'invita �
m'asseoir � c�t� d'elle. Je lui dis mon nom et l'objet de ma visite,
puis je hasardai quelques questions sur son fr�re. Elle me parla, je
l'avoue, beaucoup plus de la R�volution que de Marat. Je fus surpris de
trouver sous les v�tements et les dehors d'une pauvre femme des id�es
viriles, une �tonnante m�moire des faits, des connaissances assez
�tendues, un langage correct, pr�cis et v�h�ment. Sa mani�re
d'appr�cier les caract�res et les �v�nements �tait d'ailleurs celle de
l'_Ami du peuple_. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui r�gnait
dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux
hommes de 93 me p�n�trait peu � peu. J'avais froid. Cette femme ne
m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je
l'�coutai en silence.

Les paroles qui tombaient de sa bouche �taient des paroles aust�res.

--On ne fonde pas, me disait-elle, un �tat d�mocratique avec de l'or ni
avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut _moraliser_ le
peuple. Une r�publique veut des hommes purs que l'attrait des richesses
et les s�ductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre
grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des
droits et l'observation des devoirs. Cic�ron est grand parce qu'il a su
d�jouer les desseins de Catilina et d�fendre les libert�s de Rome. Mon
fr�re lui-m�me ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaill� toute
sa vie � d�truire les factions et � �tablir le r�gne du peuple:
autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la
libert� d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la libert� de tous et
celle-ci ne s'acquiert dans un �tat que par des moeurs rigides. Il
faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes
sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon fr�re est mort �
l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa m�moire.

Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume.

--Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si
mon fr�re e�t v�cu, les t�tes de Danton et de Camille Desmoulins ne
seraient pas tomb�es.

Je lui demandai si son fr�re avait �t� vraiment m�decin de la maison du
comte d'Artois.

--Oui, r�pondit-elle, c'est la v�rit�. Sa charge consistait � soigner
les gardes du corps et les gens pr�pos�s au service des �curies. Aussi
fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses
qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient �
d�serter la cause du peuple. Le bruit courut m�me par la ville qu'il
s'�tait vendu pour un ch�teau....

--Monsieur, ajouta-t-elle en me d�signant d'un geste son mis�rabl�
r�duit,--je suis sa soeur et son unique h�riti�re: regardez, voici mon
ch�teau!

Et il y avait de l'orgueil dans sa voix.

L'humeur soup�onneuse de certains r�volutionnaires ne s'�tait point
endormie chez elle avec les ann�es. Plusieurs fois je la surpris �
fixer sur mon humble personne des regards m�fiants et inquisiteurs.
Elle m'avoua m�me �prouver le besoin de prendre des renseignements sur
mon _civisme_ aupr�s d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la
vis aussi s'emporter � chaque fois que je lui fis quelques objections:
c'�tait bien le sang de Marat.

Mes questions sur les habitudes de son fr�re, sur sa mani�re de vivre,
n'obtinrent gu�re plus de succ�s. Les d�tails de la vie intime
rentraient d'apr�s elle dans les conditions de l'homme, �tre calamiteux
et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne
devait point descendre jusqu'� ces futilit�s.

Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventuri�re
et d'une fille de mauvaise vie.

Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique.
Louis-Philippe venait d'�chapper � l'un des nombreux attentats qui
signal�rent son r�gne; on pense bien qu'elle d�testait en lui l'homme
et le roi.

--N'importe! s'�cria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se
d�faire des tyrans.

Je me levai pour sortir.

--Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous
communiquerai des renseignements biographiques sur mon fr�re, si je vis
encore; car dans l'�tat de maladie o� vous me voyez je m'�teindrai
subitement. Un jour, demain peut-�tre, en ouvrant la porte, on me
trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La
mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troubl�e. Moi,
qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on
quitte la vie sans regrets quand on n'a rien � se reprocher. Mon fr�re
est mort pauvre et victime de son d�vouement � la patrie; c'est l�
toute sa gloire.

Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur.

--Voil� des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanit�,
qui poursuivirent ce r�ve jusqu'� la mort avec un d�sint�ressement
h�ro�que, et qui ne sont gu�re arriv�s qu'� une renomm�e sanglante, �
une dictature �ph�m�re. On en est m�me � se demander s'ils n'ont point
compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez
que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne
d�savouent ni la raison ni la justice.

Marat se d�finissait lui-m�me le bouc �missaire qui se charge en
passant de tous les maux de l'humanit�. Il y avait dix si�cles
d'oppression, de mis�res, de tortures entass�s sur cet enfant du
peuple, laid et mal venu, qui, � bout de patience, se retourne contre
ses anciens ma�tres, furieux, �cumant. Ce petit homme sur les pieds
duquel toute une soci�t� a march�; ce m�decin qui porte dans son corps
malade la p�leur et la fi�vre des h�pitaux; ce journaliste inquiet,
ombrageux, m�fiant, l�ch� sur la place publique comme un dogue vigilant
dans une ville ouverte et peu s�re, pour y faire le guet; cet oeil du
peuple qui va r�dant �a et l� pour d�couvrir les tra�tres; cet
homme-anath�me, qui assume sur sa t�te maudite tout l'odieux des
mesures de sang, constitue bien un caract�re � part, une des maladies
de la R�volution.

Il a �t� trop l�g�rement trait� de charlatan et d'aventurier par les
�crivains royalistes. Avant d'entrer dans la carri�re politique, Marat
�tait un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses
premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de
l'influence de l'�me sur le corps et du corps sur l'�me, 1775] o� il
pla�ait le si�ge de l'�me dans les m�ninges. [Note: Nom collectif des
trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que
l'auteur �tait spiritualiste. Il publia ensuite diff�rents travaux sur
le feu, l'�lectricit�, la lumi�re, l'optique.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma
m�moire est fid�le) l'administration du Jardin des Plantes fit
l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un
hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi � Marat
pour faire ses exp�riences; l'autre avait appartenu au comte de
Provence, depuis Louis XVIII.

Un autre caract�re excentrique avec lequel me mit en relation cette
histoire des Montagnards �tait l'avocat Deschiens. Celui-l� n'avait
jamais demand� de t�tes; c'�tait l'indiff�rence politique, l'ordre et
l'urbanit� en personne. Il habitait Versailles o� il poss�dait
plusieurs chambr�es de brochures et de papiers publics, comme on disait
au temps de la R�volution. Tous ces documents �taient class�s,
�tiquet�s. A chaque grande �poque historique il se rencontre un homme
(un, c'est assez) qui s'isole du mouvement g�n�ral des esprits pour se
livrer � des go�ts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans
lui, o� trouverait-on les mat�riaux de l'histoire? C'est ce qu'on
appelle le collectionneur.

La question que s'adressait � lui-m�me l'avocat Deschiens, en
s'�veillant d�s l'aube (de 89 � 94) n'�tait pas du tout celle qui
pr�occupait alors tout le monde: �La cour triomphera-t-elle de
l'Assembl�e nationale ou est-ce au contraire l'Assembl�e nationale qui
aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la
Montagne ou de la Gironde? O� s'arr�tera la terreur? Les Dantonistes
d�livreront-ils la France des H�bertistes? Que pense et que fait le
Comit� de salut public? O� nous conduit la Commune de Paris?� Non, rien
de tout cela ne l'int�ressait tr�s-vivement. Sa question � lui �tait
celle-ci:

�Combien para�tra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de
pamphlets?� Alerte et cette pens�e dans la t�te, il parcourait aussit�t
les rues de Paris, �coutant les crieurs, s'arr�tant aux boutiques des
libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec
un soin minutieux. H� bien! cet homme particulier a rendu un grand
service. S'il se f�t laiss� entra�ner comme tant d'autres par
l'ambition de la tribune, nous compterions un p�le orateur de plus dans
un temps qui regorgeait d�j� de parleurs et d'hommes d'�tat; tandis que
la collection Deschiens � laquelle j'ai beaucoup puis� pour �crire
cette histoire �tait � peu pr�s unique dans le monde. Malheureusement,
si je ne me trompe, cette collection a �t� dispers�e, apr�s la mort de
celui qui l'avait form�e avec tant de z�le et de pers�v�rance.

Le second Empire ne tenait point du tout � enrichir notre Biblioth�que
nationale des archives de la R�volution Fran�aise.




II

LES GIRONDINS


L'_Histoire des Montagnards_ parut en m�me temps que le premier volume
de l'_Histoire de la R�volution Fran�aise_ par Louis Blanc, l'_Histoire
des Girondins_ par Lamartine et l'_Histoire de la R�volution Fran�aise_
par Michelet.

Pourquoi ce titre: _Histoire des Montagnards_?

Est-ce � dire que les Girondins ne comptent point dans le mouvement
r�volutionnaire? Aurions-nous par hasard �t� insensible aux charmes de
leur �loquence? N'aurions-nous rien compris au caract�re et aux
sublimes discours de Vergniaud, � l'esprit philosophique de Condorcet,
le r�v�lateur de la loi du progr�s, � la fougue patriotique d'Isnard, �
l'�nergie de Barbaroux, � la science politique de Brissot, �
l'honn�tet� de P�tion, � la grande �me de madame Roland? �tions-nous
tellement aveugl� que nous eussions le parti pris de d�nigrer les
hommes de la Gironde au profit des hommes de la Montagne? Non, rien de
tout cela.

Les Girondins repr�sentent un c�t� de la R�volution Fran�aise, les
Montagnards en repr�sentent un autre; c'est cet autre c�t� que nous
avons voulu mettre en lumi�re. Voil� tout.

Autre consid�ration: les Girondins n'ont jou�, dans le grand drame
r�volutionnaire, qu'un r�le de courte dur�e. Non-seulement la Montagne
leur a surv�cu, mais encore c'est de cette cime formidable, au milieu
des �clairs et des tonnerres, que se sont r�v�l�s les oracles de
l'esprit moderne. De ces hauteurs sont parties la force et la lumi�re.
A peine si les Girondins ont r�sist�; ils ont p�li devant les
�v�nements; ils se sont effac�s dans un rayon d'�loquence. Les
Montagnards au contraire ont renouvel� entre eux, avec le pays et avec
le monde entier, la lutte des Titans. Foudroy�s, ils ont enseveli la
R�volution dans les plis de leur drapeau, et apr�s eux la R�publique
n'a plus �t� qu'un fant�me.

Lamartine lui-m�me comprit tr�s-bien que les Girondins n'avaient point
tranch� le noeud gordien de la R�volution: aussi, en d�pit du titre,
continua-t-il son histoire jusqu'au 9 thermidor.

On est convenu de regarder les Girondins comme des mod�r�s et les
Montagnards comme des buveurs de sang. Fort bien; mais on oublie
peut-�tre que ce sont les Girondins qui ont d�clar� la guerre � toute
l'Europe et vot� la mort du roi. La v�rit� est qu'il faut �tre logique:
si la R�volution Fran�aise �tait, comme le croient encore certains
esprits faibles, une abominable lev�e de boucliers contre les dieux et
les lois �ternelles du genre humain, il faudrait condamner tous les
hommes qui y ont particip�, � quelque parti qu'ils appartiennent et
sous quelque banni�re qu'ils se soient ralli�s � l'esprit du mal.

Le crime des Girondins fut d'avoir allum� la guerre civile dans les
d�partements o� ils s'�taient r�fugi�s apr�s leur chute. Qu'on ait �t�
injuste envers eux, je le veux bien; que les accusations port�es contre
leur syst�me politique fussent ou fausses ou exag�r�es, je l'admets
encore; que leur expulsion de l'Assembl�e f�t un acte ill�gal, je n'y
contredis point; mais si pers�cut� que soit un parti, il n'a jamais le
droit d'armer les citoyens les uns contre les autres, surtout quand les
bataillons �trangers foulent sous leurs pieds le sol sacr� de la
patrie.

Quoi qu'il en soit, ce livre n'a point �t� dict� par un esprit
d'exclusion. Ne b�tissons point de petites �glises dans la grande unit�
de la R�volution Fran�aise. L'histoire de ces jours de luttes,
d'antagonismes terribles et de haines violentes demande � �tre �crite
avec amour. Ce n'est point ici un paradoxe. Oui, il y avait une
sympathie immense, un �lan passionn� vers l'id�al, dans cette fureur du
bien public qui immolait tout � un principe. Il faut donc embrasser
d'un point de vue �lev� cette �poque sinistre et glorieuse qui r�unit
tous les contrastes. Le moment est venu d'amnistier les uns pour leur
ardent amour de la patrie, les autres pour leur d�vouement �
l'humanit�. Ayons enfin le courage d'admirer ce qui fut grand dans tous
les partis et sous toutes les nuances. Parmi ceux que la Montagne
�leva, dans un jour de temp�te, jusqu'au gouvernement du pays, je
dirais presque jusqu'� la dictature, il y en a qui ont sauv� le
territoire de l'invasion �trang�re, renouvel� les institutions
sociales, �bauch� une constitution, �cras� les factions abjectes dont
le triomphe aurait amen� la perte de la France, assur� le respect de la
souverainet� nationale, r�tabli sur de larges bases les services
publics; apr�s avoir tout d�truit, ils essay�rent de tout reconstruire.
La vie de pareils hommes m�rite bien d'�tre racont�e et, quelles que
soient leurs fautes, la post�rit� les jugera en s'inclinant devant leur
m�moire.

[Illustration: Louis XIV]

Nous ne promettons pas toutefois une r�habilitation syst�matique de la
Terreur ni des Terroristes. Il y a tels de leurs actes que rien ne peut
justifier. A chacun d'eux sa responsalbilit� devant l'histoire. Loin de
nous cette froide th�orie de la souverainet� du but qui absout tous les
crimes au nom de la raison d'�tat. Nous n'admettrons jamais non plus
qu'on puisse rejeter sur les circonstances, sur la n�cessit� des
temps, le fardeau des oeuvres sanglantes. Pas de fatalit�: ce serait
une injure � la conscience humaine.

Ce que nous aimons chez les Montagnards, ce que nous d�fendrons, la
t�te haute, ce sont les vrais principes de la R�volution Fran�aise. Ils
ont secouru le pauvre, relev� le faible, prot�g� l'enfant, d�livr�
l'opprim� en frappant l'oppresseur; ils ont voulu r�g�n�rer les moeurs.

Agit�s dans l'opinion publique, comme ils l'avaient �t� eux-m�mes dans
la vie, les hommes de la Montagne n'ont pu jusqu'ici d�gager leur
m�moire de la tourmente qui les avait engloutis. Des voix
retentissantes insultent, depuis plus d'un si�cle, leurs ombres
proscrites, tandis que d'autres les acclament avec enthousiasme. Il n'y
a peut-�tre eu de mesure ni dans le bl�me ni dans l'�loge. Pour moi, je
me r�jouis d'�crire ces pages dans un moment calme (1847), o� l'opinion
se recueille et o� se pr�pare le jugement d�finitif de l'histoire.
Libre envers le pouvoir, libre m�me envers les partis, sans autre
passion qu'un ardent amour du peuple, je me crois � m�me de promettre
une chose grave et difficile � tenir, la v�rit�.




CHAPITRE PREMIER

PR�LUDES DE LA R�VOLUTION FRAN�AISE




I

Du sentiment religieux.--Principaux �v�nements de notre
histoire.--Comment les faits s'encha�naient les uns aux autres pour
amener un changement dans l'ordre politique et
social.--Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La
Saint-Barth�l�my.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV.


L'histoire de la Montagne se lie �troitement � l'histoire de la
R�volution, laquelle se rattache � toute notre histoire de France.

Il nous faut donc renouer le fil des �v�nements.

Le point de vue religieux, presque absent au XVIIIe si�cle des
sp�culations de l'esprit, a exerc�, dans ces derniers temps, une grande
influence sur la direction des �tudes historiques et sociales. Doit-on
s'en applaudir? doit-on s'en plaindre? Il faut du moins se tenir sur
ses gardes et se d�fendre contre les utopies. De nombreuses erreurs se
sont gliss�es dans les ouvrages qui ont trait � l'origine de la
d�mocratie en France, et comme ces erreurs tendent � obscurcir une des
questions dominantes de la philosophie politique, il est utile de
signaler le mal. Quelques historiens envisagent la d�mocratie moderne
comme le d�veloppement n�cessaire des id�es chr�tiennes; pour eux, la
R�volution Fran�aise est sortie tout arm�e de l'�vangile. [Note: Nous
avions en vue l'�cole de Buchez, dont l'importance �tait alors
considerable.]

Les soci�t�s antiques rapportaient presque toutes leur fondation � un
dieu ou au fils d'un dieu. Peu s'en faut que les th�od�mocrates
n'arrivent, par un effort d'imagination, � la m�me cons�quence. S'il
faut les en croire, c'est un dogme, une v�rit� de foi qui a pr�sid� au
berceau des nations modernes. J�sus-Christ a �t� le premier citoyen
fran�ais, le pr�curseur de la _D�claration des droits_.

D'o� vient cette mani�re de voir? Il existe assur�ment une certaine
conformit� entre les doctrines de l'�vangile et celles de la R�volution
Fran�aise.

Dix-sept cents ans avant Voltaire, le fils d'un charpentier, dans un
temps o� plus de la moiti� du genre humain �tait esclave, o� la soci�t�
s'appuyait sur une hi�rarchie de naissance, avait prononc� ces paroles
m�morables: �Vous �tes tous fr�res, et vous n'avez qu'un p�re qui est
l�-haut.� Cette relation entre les principes du christianisme et ceux
de la d�mocratie n'avait point �chapp� aux hommes de 93. L'abb� Maury
et l'abb� Fouchet en firent le texte de touchantes hom�lies. On conna�t
le mot de Camille Desmoulins devant le tribunal r�volutionnaire: �J'ai
l'�ge du sans-culotte J�sus, trente-deux ans.� L'un des hommes qu'on
s'attend le moins � rencontrer sur ce terrain, Marat, qui n'�tait point
d�vot, rend lui-m�me justice sur ce point aux croyances chr�tiennes.
�Si la religion, dit-il, influait sur le prince comme sur ses sujets,
cet esprit de charit� que pr�che le christianisme adoucirait sans doute
l'exercice de la puissance. Elle embrasse �galement tous les hommes
dans l'amour du prochain; elle l�ve la barri�re qui s�pare les nations
et r�unit tous les chr�tiens en un peuple de fr�res. Tel est le
v�ritable esprit de l'�vangile.� Oui, mais cet esprit a-t-il �t�
souvent appliqu� au gouvernement des affaires humaines?

L'alliance du sentiment religieux et des aspirations r�volutionraires
peut �tre s�duisante; elle flatte les entra�nements de l'esprit et du
coeur, elle convient � la jeunesse; mais nous trouvons cette th�orie �
la fois excessive et incompl�te. Le christianisme a �t� une grande
chose; la d�mocratie en est une autre; gardons-nous bien de m�ler ces
deux courants, si nous tenons � ne point tomber dans une confusion
d'id�es.

Toute la question est de savoir si le christianisme seul, abandonn� �
ses propres forces, e�t pu faire la R�volution Fran�aise; nous ne le
croyons pas. Il fallait la protestation de la dignit� humaine, viol�e
depuis des si�cles par l'insolente domination des classes privil�gi�es.
Il fallait le travail lent et souterrain de la raison humaine. Il
fallait la libert� d'examen. N'ayant � son service que des armes
spirituelles, le christianisme n'aurait jamais pu r�aliser un mouvement
national qui tenait � l'ordre philosophique par les principes, �
l'ordre moral par le droit et � l'ordre mat�riel par la force.

C'est donc dans un autre ordre de faits et d'id�es qu'il nous faut
chercher les racines de la R�volution Fran�aise.

Tout le monde sait que, issu de la conqu�te, le gouvernement de la
France fut � la fois militaire et th�ocratique. Le pouvoir �tait divis�
entre une foule de petits tyrans locaux. C'est ce qu'on appelle la
f�odalit�. La guerre �tait l'occupation des hommes libres: guerre entre
les �tats, guerre entre les provinces, guerre de ch�teau � ch�teau, de
seigneur � seigneur. Au milieu de ces troubles et de ces chocs
perp�tuels, que devenait le pauvre vassal? Son champ �tait ravag�, sa
famille sans cesse sur le qui-vive, le fruit de son dur travail pill�
par des bandes arm�es. Je glisse tr�s-rapidement sur ces origines bien
connues.

Le grand �v�nement du moyen �ge, c'est l'affranchissement des communes.
A l'ombre des ch�teaux forts s'�taient form�s dans les villes et les
bourgs populeux des groupes d'artisans qui avaient besoin d'une
certaine s�curit� pour exercer leur industrie. Avec le temps, et par
suite du mouvement naturel qui pousse les races asservies vers la
lumi�re et la libert�, ces conf�d�rations r�clam�rent quelques
garanties. Elles offrirent m�me d'acheter leurs franchises, soit du
roi, soit du haut et puissant seigneur dont elles d�pendaient. Aimant
mieux se priver d'un morceau de pain que de vivre sans droits, les
ouvriers, les petits d�bitants des villes s'impos�rent les plus durs
sacrifices, et m�me, dans quelques localit�s, se soulev�rent pour
conqu�rir la dignit� d'hommes. D'un autre c�t�, les nobles tenaient �
remplir leurs coffres-forts, et Louis le Gros avait int�r�t � favoriser
le d�veloppement des communes pour s'en faire un rempart contre les
entreprises de certains seigneurs f�odaux. Il importe surtout de
constater que le sentiment religieux fut tout � fait �tranger � ces
transactions; la politique seule y joua un r�le. A partir de ce jour,
les communes, ces associations libres et r�guli�res, jouirent d'une
juridiction � elles et tinrent de la sanction royale le droit d'avoir
un �chevin, un tribunal, un sceau, un beffroi, une cloche, une garde
mobile. En temps de guerre, elles ne devaient pr�ter qu'au roi de
France leurs soldats, qui, banni�re en t�te, rejoignaient les corps
d'arm�e.

Qui ne voit d'ici l'importance de cette r�volution accomplie sans
bruit, sans �clat, sans une goutte de sang vers�, par une sorte d'�lan
spontan�, mais dont les cons�quences devaient s'�tendre de si�cle en
si�cle! Avec le temps, en effet, l'industrie et le commerce, d�livr�s
de leurs entraves, purent se redresser; le pauvre s'enrichissait par
son ardeur � l'ouvrage, son adresse, son �conomie; les familles que le
hasard de la naissance avait d'abord plac�es au bas de l'�chelle
sociale s'�levaient peu � peu et contractaient quelquefois des
alliances avantageuses; c'est alors qu'entre la noblesse et la masse
obscure des pl�b�iens se forma une classe interm�diaire qui prit plus
tard le nom de tiers �tat ou de bourgeoisie.

L'affranchissement des communes peut se d�finir d'un mot: ce fut la
victoire du travail sur la guerre.

La tradition chr�tienne, fort obscurcie au milieu de ces luttes,
s'�loignait de plus en plus de la d�mocratie �vang�lique. Il se
rencontra, de si�cle en si�cle, des hommes qui protest�rent contre la
direction du clerg�; mais comme ils �taient en petit nombre, on les
d�clara h�r�tiques. �L'an 1320, dit Belleforest, on a vu des novateurs
qui sous le nom de _Fr�rots_ estoient venus en telles resveries qu'ils
disoient et pr�choient publiquement que les gens d'�glise ne devoient
rien tenir qui leur fust propre; que l'�glise estoit fond�e en pauvret�
telle que J�sus-Christ avoit et approuv� et institu�, veu qu'il n'avoit
jamais poss�d�.... Par l� ils inf�roiont que c'estoit abusivement
proc�der au pape, cardinaux, �vesques et autres preslats, d'�tre riches
et puissants.� Cette secte avait pour chef Jehan de La Rochetaillade,
�lequel, ajoute Froissard, proposoit des choses si profondes ... que
par aventure il oust fait le monde errer.... A tant que moult, souvent
les cardinaux en estoient esbahis et volontiers l'eussent � mort
condamn�.� A la lumi�re de cette tradition d�mocratique s'alluma le
flambeau de Wiclef, de Jean Huss et de J�r�me de Prague, qui voulaient
ramener l'Eglise � sa constitution primitive. La tentative �tait
g�n�reuse, mais elle �tait t�m�raire. L'�glise et l'�tat avaient
d�sormais si bien confondu leurs int�r�ts, qu'il devenait impossible de
toucher � l'une sans �branler l'autre; le pape �tait roi, le roi de
France �tait �clerc et homme d'�glise�. Aussi les nouveaux pr�dicateurs
furent-ils trait�s comme s�ditieux et punis de mort. On les frappa au
nom de l'Eglise avec un glaive aiguis� sur l'�vangile de celui qui
avait dit: �Remettez le glaive dans le fourreau.�

L'affranchissement des communes fut suivi plus tard de
l'affranchissement des serfs sur plusieurs points du royaume. Ce qu'il
y a encore de tr�s-remarquable, c'est que le clerg� n'intervint
nullement dans cet acte d'humanit�. Les �dits m�mes d'affranchissement
ne font aucune allusion au sentiment religieux ni � l'esprit chr�tien.
Que conclure de leur silence, sinon que le d�veloppement du droit
naturel et le respect de la dignit� humaine amen�rent, en dehors de
toute autre influence, l'abolition de la servitude corporelle? Elle
existait pourtant encore, cette servitude, dans certaines localit�s,
jusqu'� la veille de la R�volution. Un grand coup port� � l'�difice des
anciennes croyances religieuses fut le mouvement de la R�formation.
L'esprit de libre examen, foudroy� dans la personne de Jean Huss par la
puissance de l'orthodoxie �rig�e en concile, trouva dans Martin Luther
un vigoureux lutteur qui d�chira l'unit� de l'�glise. La libert� de
penser avait apparu dans le monde. Quoique Luther eut voulu limiter sa
r�volte � l'ordre de foi, bien autres devaient en �tre les
cons�quences. Tous les esprits s�rieux savent quelle �troite affinit�
relie la pens�e � l'action, l'h�r�sie � la guerre contre les pouvoirs
absolus. Ces deux courants se c�toyaient l'un l'autre et partaient du
m�me principe. L'h�r�sie en voulait � la t�te de l'�glise, de m�me que
la R�volution au chef de l'�tat. Les peuples qui avaient vu un ancien
moine jeter au feu la bulle du pape ne recul�rent plus devant la
majest� d'un roi; la lutte contre L�on X amena la r�sistance du
Parlement anglais contre Charles 1er. Luther appela Cromwell.

C'est une loi douloureuse, mais qu'y faire? Le progr�s s'�crit d'un
c�t� de la page avec la plume et de l'autre avec le glaive.

Le peuple anglais s'�tait ralli� � la noblesse contre la monarchie pour
conqu�rir certains droits octroy�s dans ce qu'on appelle la grande
charte, _magna charta_. Chez nous, au contraire, le populaire se
rattacha fortement � la royaut� en haine de l'aristocratie. C'est la
diff�rence des deux histoires. La France aspirait � l'imit�. C'est �
cet esprit d'unit� qu'il faut rapporter l'�rection des parlements en
cours permanentes et s�dentaires de justice. Cette institution rendit
des services, �en nous sauvant, dit Loyscau, d'�tre cantonn�s et
d�membr�s comme en Italie et en Allemagne�.

Les doctrines de Luther et de Calvin avaient mis le feu aux poudres. La
France n'�chappa pointe cet embrasement g�n�ral. La guerre civile �tait
imminente. Les Huguenots tenaient dans leurs mains une partie des
services publics. On les trouvait partout, m�me � la cour. La noblesse
�tait aussi bien atteinte que la classe moyenne par l'esprit de libert�
en mati�re de religion. La France allait-elle devenir protestante? Il
serait oiseux de rechercher quelle influence bonne ou mauvaise ce
changement de croyances aurait pu exercer sur ses destin�es.

Une femme, Catherine de M�dicis, superstitieuse faute de religion,
hautaine, vindicative, se chargea d'abattre l'hydre de l'h�r�sie. Ce
fut une oeuvre de t�n�bres. La nuit de la Saint-Barth�l�my ne saurait
�tre trop s�v�rement reproch�e � cette reine et � son fils Charles IX.
Les entrailles fr�missent d'horreur quand on songe � cet inf�me
massacre qui fut pourtant approuv� par la cour de Rome. Quelques
historiens n�ocatholiques ont cherch� � justifier cette oeuvre de sang
par les avantages qu'en aurait retir�s le pays. Ne jouons pas avec la
conscience et n'admettons jamais de pareilles excuses! Que me
parlez-vous de la raison d'�tat, du droit de l�gitime d�fense, de
certains progr�s couv�s dans la boue du crime? L'historien juge les
faits et ne saurait absoudre que ce qui est juste.

Cependant la royaut� gagnait chaque jour du terrain. Richelieu reprit
l'oeuvre et la politique de Louis XI, qui consistait � se d�barrasser
des grands seigneurs pour ramener toute l'autorit� � la couronne. La
f�odalit� s'�tait implant�e sur le sol avec l'�p�e, le cardinal-duc la
d�truisit par la hache. Non content de supprimer les grands vassaux,
les principaux de la noblesse de France, il effa�a en quelque sorte le
souverain lui-m�me. L'homme rouge se posa comme une goutte de sang sur
la lign�e bleue des rois de France. De Henri IV � Louis XIV, il y eut
une sorte d'interr�gne. Louis XIII avait disparu derri�re son ministre.
C'�tait l'ombre d'un roi; il ne mourut point, il s'�vanouit.

La concentration de tous les pouvoirs entre les mains de la royaut�
�tait d'ailleurs une oeuvre n�cessaire. D�composant � l'infini
l'autorit�, l'�miettant, si l'on ose ainsi dire, le r�gime f�odal
aurait in�vitablement conduit la France soit � l'anarchie, soit � la
domination d'une foule de ma�tres avides et d'autant plus ombrageux
qu'ils �taient plus faibles. Comment e�t-on pu extirper ces tyrannies
locales? Or voil� que la royaut� vint en aide au peuple; elle mit
environ quatre si�cles � fonder l'unit�, � r�primer toutes les
r�voltes, � briser toutes les r�sistances, et au moment o� elle croyait
avoir atteint son but �clat�rent les troubles de la Fronde.

Louis XIV sortit victorieux de la Journ�e des Barricades. La fraction
de l'aristocratie qui lui disputait les r�nes du gouvernement �tait
�cras�e. Ceci fait, il profita de l'humiliation de la noblesse pour la
fixer � la cour et lui enlever ainsi les moyens de nuire. Que pouvaient
contre le roi les grands seigneurs �loign�s de leur province? Il les
chargea de rubans et de cha�nes d'or, les fit asseoir autour de lui sur
des fauteuils ou des banquettes de velours, en un mot les enguirlanda
de servitude. Versailles devint un foyer de grandeur et de
magnificence. Ce n'�taient que f�tes, carrousels, spectacles, chasses,
galas.

Le roi-soleil attirait � lui tous les jeunes moucherons de
l'aristocratie, trop heureux de venir se br�ler les ailes � sa lumi�re.
Le pouvoir absolu �tant remont� tout entier � la couronne, on entoura
le chef de l'Etat d'une sorte de culte bien fait pour d�grader les
caract�res. Louis XIV assista vivant � son apoth�ose: il avait ainsi
trouv� un moyen qui valait mieux que d'exterminer les grands, c'�tait
de les avilir. Autour de cette idole s'organisa tout un syst�me de
f�tichisme, ayant le palais de Versailles pour temple, les courtisans
pour sacrificateurs et le peuple pour victime.

S'aper�ut-on alors du gouffre qui se creusait autour du tr�ne? En tout
cas, il �tait trop tard. La royaut� avait abaiss� toutes les barri�res
qui g�naient l'exercice du pouvoir arbitraire; elle avait domestiqu�
ces farouches barons qui �taient quelquefois les rivaux, mais le plus
souvent les soutiens de l'�difice monarchique; elle s'isolait ainsi
dans des hauteurs o� la foudre devait t�t ou tard l'atteindre.

Louis XIV mort, la France, un instant courb�e sous son fouet et ses
bottes � �perons, redressa superbement la t�te. Les parlements moins
soumis, et fortifi�s des armes de l'opinion, essay�rent �� et l�
quelque r�sistance. Vint la R�gence, qui engourdit dans la d�bauche ce
qui restait de vigueur � l'aristocratie. Sous Louis XV, le pays
s'accoutuma � ne plus avoir de ma�tres; il �tait gouvern� par des
ma�tresses qu'il m�prisait. Quand Louis XVI monta sur le tr�ne, les
esprits, �clair�s d�sormais sur les abus, �taient dans une horrible
agitation, et il ne fit rien pour les calmer. Alors le peuple vint se
pr�senter, la pique d'une main et la constitution de l'autre, sur les
marches du Louvre.--Ce visiteur-l� n'attend pas longtemps � la porte
des rois.

Telle est la s�rie des faits qui ont amen� la R�volution Fran�aise. Un
mot maintenant sur les doctrines.

Quoique le v�ritable esprit chr�tien ne fut nullement en contradiction
avec les principes de 89, il est tr�s-difficile de lui attribuer une
influence dans la D�claration des droits de l'homme et du citoyen. La
libert� dont on retrouve t�n�breusement les traces dans les �crits des
P�res de l'�glise n'avait rien de commun avec la libert� civile et
politique fond�e par la R�volution Fran�aise. Nous voyons au contraire
les doctrines de l'�glise aboutir partout � l'ob�issance passive. Lisez
dans Bossuet le chapitre intitul�: _Les sujets n'ont � opposer � la
violence des princes que des remontrances, sans mutinerie et sans
murmure, et des pri�res pour leur conversion._ Voila quoi �tait en
politique le sentiment du clerg� orthodoxe; les armes de la pri�re
�taient les seules que la libert� chr�tienne put forger dans son
arsenal. Nous doutons qu'avec ces armes-l� on e�t jamais pris la
Bastille, et nous trouvons que le peuple de 89 fit sagement d'y ajouter
un fer de lance.

Parmi les �l�ments qui pr�par�rent la R�volution Fran�aise, on n'a pas
assez tenu compte du vieil esprit gaulois dont on retrouve la trace
dans les fabliaux et dans quelques romans du moyen �ge, esprit
frondeur, satirique, riant sous cape de la noblesse et du clerg�. A
c�t� des �crivains orthodoxes se forma d'ailleurs, du XVe au XVIe
si�cle, une �cole de philosophes calmes, sto�ques, d�gag�s des luttes
religieuses, relevant plut�t de la tradition pa�enne que de l'�vangile,
d�non�ant avec une rare hardiesse tous les abus de leur temps: ce
furent Michel Montaigne, �tienne de La Bo�tie, Charron, Rabelais. Dans
leurs ouvrages, si diff�rents de verve et de style, s'�panouit la
v�ritable libert� d'examen. Apr�s eux vint Descartes, qui commen�a par
faire table rase de toutes les connaissances acquises, et d�pla�ant d�s
le premier coup la base de la certitude, mit dans le _moi_ le crit�rium
de l'erreur ou de la v�rit�. Pascal d�masqua les j�suites dans ses
_Lettres provinciales_. Les voies �taient ouvertes: le XVIIIe si�cle
s'y pr�cipita. Montesquieu, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Buffon,
Condorcet, d'Alembert, quelle pl�iade de g�nies! La th�ologie
chr�tienne s'�tait plac�e elle-m�me en dehors du monde et de la nature,
la philosophie intervient et fournit � l'humanit� ce qui lui manquait,
la notion de ses droits. Est-ce � dire que la R�volution Fran�aise soit
l'oeuvre d'une �cole de philosophes? Non. Les grands esprits du XVIIIe
si�cle exerc�rent sans doute une vaste influence sur le mouvement des
id�es; sans eux, le triomphe des libert�s publiques e�t �t� ajourn�
ind�finiment. Mais les penseurs excitent et dirigent les forces vives
de leur �poque, ils ne les cr�ent jamais. La source de toutes les
forces et de toutes les initiatives �tait dans le peuple.

[Illustration: Louis XVI.]

R�sumons-nous: La R�volution Fran�aise n'�mane point du sentiment
religieux; elle est fille du droit et de la justice.

Que r�pondre d'un autre c�t� � ceux qui lui reprochent de n'avoir point
fait surgir de l'autel de la patrie un Dieu nouveau? Elle n'�tait point
faite pour cela: essentiellement pratique et r�aliste, elle s'est
attach�e aux faits, � la loi, � la r�forme des institutions. Son oeuvre
fut de d�placer l'axe des soci�t�s modernes en substituant au r�gne de
la foi l'autorit� de la raison.




II

La R�volution en germe dans la cabale.--La franc-ma�onnerie.--Les
mystiques.--Les inventeurs.


On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition � l'ancien
r�gime th�ocratique et monarchique: cette source, c'est la science.

Il est bien vrai que la science n'existait gu�re au moyen �ge et m�me �
l'�poque de la renaissance des lettres et des arts. On ne d�couvre, �
cette �poque, que des syst�mes incoh�rents, vagues, entach�s de
merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est d�gag�e
la chimie et que l'astrologie a �t� l'embryon de l'astronomie.

L'�glise n'avait point en elle-m�me le principe de la science. L'homme,
d'apr�s elle, a �t� d�chu pour avoir voulu savoir; il ne se rel�ve que
par l'ignorance volontaire, c'est-�-dire par la soumission de l'esprit
� des dogmes r�v�l�s et � l'autorit� visible des conciles. Une telle
doctrine devait logiquement proscrire la libre pens�e et frapper d'une
r�probation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres
d'Aristote furent br�l�es par la main du bourreau. Condamn�e,
poursuivie par la justice eccl�siastique et s�culi�re, la science se
cacha, rentra sous terre. Envelopp�e de formes obscures, bizarres,
imp�n�trables, elle eut ses initiations, ses myst�res. Elle se fit
soci�t� secr�te et prit le nom de _cabale_.

La cabale �tait une contre-�glise.

Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues,
alchimistes, magiciens), on d�couvre les opinions les plus �tranges sur
l'�ternit� de la mati�re, la transmutation des min�raux,
l'engendrement des plantes et des animaux par une s�rie de
transformations naturelles, la cha�ne magn�tique des �tres, le tout
brouill� dans des r�veries et des mythes dont le secret n'�tait
accessible qu'aux initi�s. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre
pens�e ne se sentait point en s�ret� sous les formes vulgaires du
langage. Le livre �crit � style d�couvert courait grand risque d'�tre
condamn� aux flammes s'il contenait des opinions �quivoques [Note:
T�moin celui de Jean Scott qu'Honorius fit br�ler]. C'est pour �viter
cette menace perp�tuelle de destruction que les cabalistes couvrirent
opini�trement leurs id�es d'une obscurit� prudente. Ces pr�cautions ne
d�sarm�rent pas la surveillance de l'�glise. Elle ne tarda point �
d�couvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'�tait r�fugi�.
L'antagonisme de la science et de la foi �clata. Les cabalistes, sans
fronder ouvertement l'autorit� du dogme ni du myst�re, ouvraient aux
esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De l� conflit.
Et pourtant beaucoup d'eccl�siastiques mordirent, durant le moyen �ge,
� la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux
go�t�rent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe si�cle.

Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livr�s,
d'apr�s un auteur du temps, � la pratique des arts s�ditieux, _artibus
quibusdam seditiosis_, eussent sur la r�forme religieuse et politique
les m�mes id�es que nos p�res de 89. Non; mais ces hommes �taient des
dissidents. Leur opposition, relative au temps o� ils vivaient,
inqui�ta les ma�tres de la soci�t�. L'�glise et l'�tat condamn�rent la
cabale comme la racine am�re de toutes les h�r�sies et de toutes les
nouveaut�s. La v�rit� est que l'orthodoxie sentait par cette voie
t�n�breuse les meilleures intelligences du temps lui �chapper. Quoique
l'esprit des sciences occultes f�t tr�s-ind�termin�, le clerg� jugea
nettement que cet esprit n'�tait pas le sien. Qu'�tait-il donc? une
tendance � se rapprocher de la nature, cette grande excommuni�e que les
docteurs d�claraient �tre la fille de Satan.

Moins la science est avanc�e, plus elle se nourrit de chim�res et de
folles illusions, plus elle croit d�j� tenir sous sa main tous les
secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues
n'avait d'�gale que leur inexp�rience. Ils affichaient la pr�tention de
faire de l'or, de prolonger ind�finiment la vie au moyen d'un �lixir
dont ils disaient avoir la formule, de cr�er un homme �en dehors et
sans le secours du moule naturel�, de d�rober aux astres qui roulent
au-dessus de nos t�tes les arcanes de la destin�e et de pr�dire ainsi �
chacun les �v�nements futurs, la grandeur ou la d�cadence des royaumes.
Que ne promettaient-ils point � leurs adeptes? En agissant ainsi,
�taient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient
eux-m�mes. La base de la m�thode exp�rimentale leur manquant, ils
n'�chappaient au mysticisme chr�tien que pour se jeter dans les
r�veries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait
s�duire les imaginations et que le nombre des affili�s �tait
consid�rable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs
ouvrages) se montraient tr�s-pr�occup�s de paling�n�sie sociale. Ils
s'attendaient � de grands �v�nements, � des guerres durant lesquelles
le sang coulerait � flot, �� des mutations de royaume et � des
r�volutions,� apr�s lesquelles la paix et le repos retourneraient sur
la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits
inquiets, aspirant � un ordre de choses meilleur que celui sous lequel
ils vivaient.

Non contents de voiler leurs id�es sous les pages symboliques du
grimoire, les alchimistes les avaient fix�es dans la pierre. Il y avait
� Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la
science herm�tique; mais il fallait �tre initi� pour d�chiffrer le sens
des figures. C'�tait le cimeti�re des Innocents. Sur l'un des murs on
voyait un lion accroupi et enroul� d'une banderole avec ces mots:
_Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum?_ �Mon fils est
couch� comme un lion; qui le fera lever?�

Le lion s'est lev� le 14 juillet 1789; il a aiguis� ses ongles sur les
pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la
terre.

Mal vus, mais redout�s � cause de la puissance infernale dont le
vulgaire les croyait investis, les initi�s aux sciences occultes
exerc�rent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule
ignorante crut s'�galer � eux en se donnant au diable. Il y eut des
confr�ries de sorciers. Dans ces �ges d'ignorance et de superstition,
une id�e tourne tout de suite en �pid�mie morale. Le nombre de tels
insens�s devint consid�rable; Henri Boguet, grand juge en la terre de
Saint-Claude, propose qu'on coupe la t�te � trois cent mille, et
demande �que chacun pr�te la main � un si bon office�. Les moins
coupables �taient conduits �� la fosse� pour y faire p�nitence au pain
et � l'eau. [Note: J'ai trouv� une ancienne gravure sur bois qui
repr�sente bien les id�es du temps sur la Justice: une femme assise sur
un si�ge de fer, la t�te couverte d'un voile noir, les pieds envelopp�s
d'un suaire, la place du coeur vide et une balance � la main. C'est
cette Justice qui exp�diait les sorciers et les h�r�tiques.] La soci�t�
d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du
pacte qu'ils avaient, disait-on, jur� entre eux de d�truire les chefs
de l'�glise et de la monarchie.

�S'il advient, dit Juv�nal des Ursins, que... icieux _innovateurs_ de
diables idol�tres soient mis en prison, ils doivent �tre punys comme
_trahistes_ du roy et crimineux de _l�ze-majest�_.� Les magistrats, aux
XVe et XVIe si�cle, firent arr�ter un si grand nombre de ces
malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni
les ex�cuter, quoiqu'on y all�t tr�s-vite. De la mauvaise physionomie
d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour
l'appliquer � la question. Le fils �tait appel� � porter t�moignage de
ce crime contre le p�re, le p�re contre le fils. Le ch�timent des
sorciers �tait la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en
France, plus d'un l�giste, �tait de savoir s'ils devaient �tre br�l�s
tout vifs ou s'il convenait premi�rement de les �trangler. Ces deux
opinions r�unissaient des partisans.--Je recommande de tels faits aux
historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du
tribunal r�volutionnaire; les exc�s provoquent toujours, dans l'avenir,
d'autres exc�s; l'ab�me appelle l'ab�me; le b�cher appelle l'�chafaud.

Les aveugles �taient, jusqu'en 1450, prot�g�s par la loi: la peine de
mort passait muette et d�sarm�e devant cette grande infortune. Le
bourreau n'avait rien � faire l� o� la justice divine s'�tait arr�t�e
si rigoureuse et si implacable. Le parlement de Paris n'en condamna pas
moins au feu, pour crime de magie, un aveugle des Quinze-Vingts. Ce
parlement c�l�bre fit ex�cuter en moins de trois mois (c'est lui qui
s'en vante) un nombre presque innombrable, _numerum pene innumerum_, de
sorciers. Celui de Toulouse, voulant prouver son orthodoxie et son
attachement au roi, en jeta d'un seul coup plus de quatre cents dans
les flammes du b�cher. Ces faits ne sont pas seulement atroces, ils
sont f�conds en enseignements.

Si la magie n'e�t pas �t�, dans la pens�e des juges, une insurrection
contre l'ordre religieux et politique, elle n'e�t pas �t� soumise � de
semblables atrocit�s. Les d�lits relatifs aux institutions �tablies
�taient en effet les seuls que l'�tat, menac� dans sa forme, dans sa
dur�e, dans son repos, frappait � coups redoubl�s et � travers toutes
les lois humaines, _per fas et nefas_.

Les anciens cabalistes r�vaient l'ex�cution du _grand oeuvre_; ils
demandaient pour cela du feu, du m�tal et du sang. Pr�curseurs de la
science, vous serez satisfaits! Le grand oeuvre s'accomplira;
j'aper�ois un inconnu qui, le visage masqu�, les bras nus, la poitrine
haletante et pench�e sur la fournaise, remue les �l�ments d'une
transmutation future: cet alchimiste, c'est le Progr�s.

L'astrologie �tait une chim�re; mais elle n'en servit pas moins �
�largir pour l'homme la notion de l'univers. M�lange de fatalisme et de
chald�isme, elle reliait du moins notre globe � l'ensemble de la
m�canique c�leste: son erreur �tait d'y attacher aussi nos destin�es.
Les rois et les reines s'�taient fait longtemps tirer leur horoscope;
en 92, ce fut le tour de la R�publique Fran�aise.

�Heureuse France! s'�criait l'enthousiaste Loustalot, le soleil au
signe de la Balance entrait dans le point �quinoxial d'automne, quand
tu jurais l'�galit� et fondais la R�publique; une concordance parfaite
r�gnait, en ce moment, entre le ciel et la terre; c'est sous ces beaux
auspices que tu disais anath�me � la royaut� et donnais � la libert�
cette �galit� sainte, que le soleil, � pareille �poque, �tablit entre
les jours et les nuits. R�publique des Francs, tes hautes destin�es
sont �crites sur le livre m�me de la nature. Nation puissante et
fortun�e par-dessus toutes les autres, tous les ans � pareil jour tu
trouveras le soleil au signe de la Balance, symbole de l'�galit�.�

H�las! cet oracle ne fut gu�re plus vrai que ceux de Nostradamus; mais
si la R�publique meurt quelquefois �touff�e dans le sang de ses h�ros,
elle rena�t toujours.

Aux sciences occultes, � la soci�t� secr�te des cabalistes succ�da plus
tard la franc-ma�onnerie, poursuivant � peu pr�s le m�me but, mais par
des moyens beaucoup plus pratiques. R�duite durant des si�cles �
dissimuler sa marche, la libre pens�e prit successivement diff�rents
masques. Elle se cacha sous le boisseau, sachant bien que le moment
viendrait o� elle pourrait poser dessus la lumi�re. Un des chefs de la
franc-ma�onnerie, Thomas Crammer, se faisait appeler lui-m�me le fouet
des princes, _flagellum principum_. Les deux colonnes de cette grande
institution �taient l'�galit� et la fraternit�. Les signes, les
symboles, les initiations �taient autant de formes protectrices sous
lesquelles s'exer�aient sa propagande et son action bienfaisante. Dans
le temple s'effa�aient toutes les distinctions de naissance, de
couleur, de rang, de patrie. La ma�onnerie encourut � plusieurs
reprises les disgr�ces de l'�glise et de plusieurs gouvernements.
Laissons parler un inquisiteur romain: �Parmi ces assembl�es, form�es
sous l'apparence de s'occuper des devoirs de la soci�t� ou d'�tudes
sublimes, les unes professent une irr�ligion effront�e ou une licence
abominable, les autres cherchent � secouer le joug de la subordination
et � d�truire les monarchies. Peut-�tre, en derni�re analyse, est-ce l�
l'objet de toutes: mais ce secret ne se communique pas en m�me temps ni
� toutes les loges.� [Note: Extrait de la proc�dure instruite � Rome en
1790 contre Cagliostro. Les noms de Mesnier et de Cagliostro se
trouvent m�l�s, sur la fin du dix-huiti�me si�cle, aux pr�ludes de la
R�volution fran�aise. Ce n'est pas que ces deux hommes aient jamais
exerc� sur ce grand �v�nement une influence directe; mais la tournure
cabalistique de leurs id�es les fit ranger � tort ou � raison du c�t�
des novateurs.] Cette accusation ne manque pas d'un fond de v�rit�; la
R�volution serpenta durant des si�cles par des chemins obscurs,
jusqu'au jour o�, transmise de la cabale aux loges ma�onniques et des
loges ma�onniques aux clubs, elle apparut enfin la face d�couverte.

Tous les historiens royalistes qui ont �crit vers la fin du dernier
si�cle signalent d'ailleurs le r�le important que joua la ma�onnerie
dans le mouvement de 89. Presque tous les chefs r�volutionnaires
appartenaient � diff�rentes loges. De m�me que les francs-ma�ons, les
_illumin�s_, les _martinistes_, pr�paraient le monde aux f�tes de
l'�galit�, � cette c�l�bre conf�d�ration du Champ-de-Mars o� tous les
Fran�ais se r�unirent sous le soleil en un peuple de fr�res. Quels
transports de joie! Une m�me nation, un m�me coeur. L'�l�ment mystique
est ins�parable du travail de l'esprit humain et, cette fois du moins,
malgr� quelques �carts, il seconda l'�lan g�n�ral vers la v�rit�.

D'un autre c�t�, ne perdons point de vue qu'avec le temps la science
r�elle, positive, exacte, avait fait son chemin dans le monde. Elle
s'�tait d�livr�e des langes du merveilleux et de l'utopie. Apr�s bien
des t�tonnements et des essais malheureux, elle s'�tait enfin trouv�e
sur son terrain: la m�thode exp�rimentale. A chaque d�couverte qu'elle
faisait se dissipait une erreur, s'�vanouissait une superstition.

Galil�e, K�pler, Newton avaient trouv� la loi qui pr�side au mouvement
des corps c�lestes. Ce n'est point le soleil qui tourne, c'est la
terre. Que devenait alors la l�gende de Josu�? Harvey avait p�n�tr�
dans le myst�re de la circulation du sang. Descartes, Pascal, Leibniz
avaient de beaucoup recul� les bornes des connaissances humaines.
Chaque conqu�te sur la mati�re est une victoire pour l'esprit.
L'industrie, le commerce, la navigation avaient largement profit� des
progr�s de la chimie et de l'astronomie. Gr�ce aux recherches d'un
protestant fran�ais, Denis Papin, et d'un Anglais, Watt, la puissance
de la vapeur �tait presque conquise.

L'associ� de Watt assistait un jour au lever du roi d'Angleterre;
Georges III le reconnut.

--Ah! Boulton, s'�cria-t-il, voici longtemps qu'on ne vous a vu � la
cour; que faites-vous donc?--Sire, je m'occupe de produire une chose
qui est le grand d�sir des rois.--Et laquelle?--La force.

Les peuples en ont autant besoin que les souverains.

Il existe d'ailleurs un lien �troit entre la science et
l'affranchissement de l'esprit humain. Quand les intelligences
s'accoutument � chercher des lois dans la nature, elles en demandent
bient�t � la soci�t�. L'arbitraire ne peut se soutenir qu'en face de
l'ignorance. Aussi la R�volution fut-elle g�n�ralement salu�e avec
enthousiasme par les savants. Tous ceux qui avaient cherch� dans
l'univers un ordre appuy� sur les rapports naturels des choses ne
pouvaient logiquement souffrir, dans les institutions civiles et
politiques, un ordre impos� par la volont� d'un seul.




III

Les prisons d'�tat.--Le Pr�v�t de Beaumont.--D�cadence de l'ancien
r�gime.


On peut caract�riser l'�tat des institutions monarchiques d�s le milieu
du XVIIIe si�cle: une grande impuissance d'�tre.

Tous les rouages du gouvernement personnel s'usent; la royaut� est
salie; le peuple se d�saffectionne; la noblesse elle-m�me tourne aux
philosophes; le num�raire manque. Il n'y a que les prisons qui tiennent
encore; mais leur secret est d�couvert. Le voile s'est d�chir� sur
l'ab�me des iniquit�s de la justice humaine. Les ge�liers ont beau
faire, leurs victimes sont connues et pleur�es. La bouche comprim�e se
tait, les pierres crient.

Chaque r�gne a son prisonnier c�l�bre:--sous Louis XIV, le masque de
fer;--sous Louis XV ou plut�t sous madame de Pompadour, Latude;--sous
Louis XVI, Le Pr�v�t de Beaumont.

Le crime de ce dernier �tait d'avoir d�couvert par hasard l'existence
du pacte en vertu duquel on affamait la France. M. de Sartines le fit
incarc�rer. Transport� de la Bastille au donjon de Vincennes, de
Vincennes � Charenton, de Charenton � Bic�tre, il d�fia successivement,
dans une captivit� de vingt-deux ans et deux mois, l'horreur de quatre
prisons d'�tat. Couch� nu, les cha�nes aux pieds et aux mains, sur un
grabat en forme d'�chafaud, couvert d'un peu de paille r�duite en
fumier puant, la barbe longue de plus d'un demi-pied, condamn� � la
faim pour avoir d�nonc� les auteurs de la famine qui ravageait la
France, ne recevant que trois onces de pain par jour et un verre d'eau
pour tout aliment, il v�cut. La Providence, comme on dit, veillait sur
cet homme, car il devait un jour r�v�ler au monde un myst�re
d'iniquit�.

Vainement de Sartines, son successeur Lenoir, le directeur du donjon de
Vincennes, Rouge-Montagne,--quel nom de ge�lier!--s'�puisent � �touffer
cette bouche incorruptible. Possesseur d'un secret qui opprime sa
conscience, Le Pr�v�t de Beaumont �crit dans la nuit du cachot, �crit
toujours. On saisit les papiers; on les d�truit; il recommence. Les
pers�cutions des ge�liers redoublent; cet homme est une t�te de fer
incorrigible, on n'aura _plus de bont�s_ pour lui. On le change de
cachot; plus d'air, plus de jour. �De Sartines, raconte-t-il lui-m�me,
avait essay� de me faire p�rir, en ne me d�livrant tous les huit jours
que trois demi-livres de pain et un petit pot d'eau pour ce temps. Je
ne savais o� placer cette petite provision. Les rats la sentaient, et
je ne voulais point m'en plaindre, parce que d'ailleurs, plus officieux
que mon ge�lier, ils m'avaient, par leur travail, dessous les portes de
mon cachot, procur� un filon d'air qui m'emp�chait d'�touffer dans un
lieu herm�tiquement ferm�; car le d�faut d'air fait aussi promptement
p�rir que la faim.� Dieu et les rats aidant, ce prisonnier r�ussit
encore � vivre. Louis XV, sous le r�gne duquel il avait �t� arr�t�,
meurt; Louis XVI monte sur le tr�ne; les ministres se succ�dent. De
temps en temps l'un d'eux venait faire, par mani�re de c�r�monial, une
visite au donjon de Vincennes. Malesherbes y vint. Le prisonnier fit
retentir la prison de ses cris et de ses r�v�lations foudroyantes.

--Ce pacte existe, criait-il, je l'ai vu!

Malesherbes jugea un tel homme dangereux et s'�loigna. Sa famille
r�clamait au dehors, on lui r�pondait avec la brutalit� du laconisme
administratif:

--Rien � faire.

Il esp�rait, il attendait, il �crivait toujours du fond de sa fosse; il
accusait sans rel�che les affameurs de la France et les siens. Une
toile d'araign�e en fer obscurcissait la fen�tre de son cachot; l'encre
lui manquait; n'importe, il trouvait encore le moyen de tracer des
caract�res sur du linge avec du jus de r�glisse ou du sang. La soif ni
la faim n'ayant pu amortir cet indiscret t�moin des horreurs d'un tel
r�gne, on compta sur le scorbut: le voil� transport� � Bic�tre. Cet
homme �tait indomptable et immortel comme la conscience; rien n'y fit:
il avait vu, il devait r�v�ler. La v�rit�, celle surtout qui est
destin�e � faire r�volution dans le monde, a besoin de s'�purer au
creuset d'une adversit� pers�v�rante. Cependant les id�es marchaient;
un souffle de libert� avait p�n�tr� jusqu'aux pierres de la Bastille et
du donjon de Vincennes. Les ge�liers, Lenoir en t�te, sentaient le sol
chanceler sous eux. Comme les mauvais traitements n'�puisaient ni la
vie ni le courage de Le Pr�v�t, on capitula. Le nouveau lieutenant de
police, de Crosne, adoucit le sort du prisonnier et le fit transf�rer �
Bercy, dans une maison de force. Il esp�rait que le prisonnier, dont le
sort allait �tre am�lior�, finirait par s'oublier lui-m�me dans cette
nouvelle d�tention. C'�tait le moyen de d�rober son secret � la
connaissance du monde. Heureusement les pr�visions et les intrigues des
hommes de police furent d�jou�es. Il comptait les jours apr�s les jours
dans une fi�vreuse angoisse, trompant les heures de sa longue captivit�
(vingt-deux ans!) par le travail et par la foi in�branlable en la
justice de sa cause. N'�tait-il point appel� � rendre un grand service
aux malheureux qui mouraient de faim? Enfin il respire.--Le 11 juillet
1789, Le Pr�v�t aper�ut de Bercy, � l'aide d'une lunette, une fum�e
noire sur le faubourg Saint-Antoine; il vit le peuple foudroyer une
masse hideuse et sombre: c'�tait la Bastille qu'on prenait.

Pendant trois jours, il regarda tomber cette forteresse o� il avait
pass� treize sans air et presque sans nourriture. Quelle joie! La
Bastille �tait une ennemie personnelle dont on le d�livrait; chaque
pierre qui tombait, c'�tait un douloureux souvenir dont sa m�moire
�tait all�g�e.

[Illustration: Necker.]

La libert� de cet homme suivit de pr�s la ruine de son ennemie; les
verrous ne tenaient plus. Le Pr�v�t �tait un revenant qui accusait
l'ancien r�gime en face de la R�volution. Le terrible secret qu'on
avait voulu engloutir avec lui dans les cachots remontait � la lumi�re.
Qu'�tait donc ce secret qui, d�couvert par m�garde, avait co�t� � un
malheureux vingt-deux ans de martyre? Le voici: il existait un projet
arr�t�, sign� entre quelques hommes, ministres et directeurs g�n�raux,
�1re de vendre Louis XV dans le temps pr�sent, avec son autorit�, et
Louis XVI pour l'avenir; 2e de donner la France, � bail de douze
ann�es, � quatre millionnaires d�sign�s par noms, qualit�s et
domiciles, lesquels masquaient toute la ligne; 3e d'�tablir
m�thodiquement les disettes, la chert� en tout temps, et, dans les
ann�es de m�diocre r�colte, les famines g�n�rales dans toutes les
provinces du royaume, par l'exercice des accaparements et du plus grand
monopole des bl�s et des farines.� Ce pacte avait �t� conclu; les
auteurs en avaient re�u le prix,--le prix du sang.

Id�e infernale! organiser la disette, faire la faim! La terre, de son
c�t�, semble �puis�e comme la monarchie; elle ne donne qu'� regret. Une
mauvaise ann�e succ�de � une ann�e mauvaise; il para�t qu'on touche �
la fin du monde; l'abomination de la d�solation est dans les affaires
de l'�tat. Les abus d�bordent; l'argent passe aux lieutenants de
police, aux favorites et aux ge�liers. Un Lenoir se fait, par ses
machinations, 900,000 livres de revenu. A Vincennes, comme � la
Bastille, une compagnie de cent quatre hommes co�te, depuis
soixante-dix ans, trois millions et demi chaque ann�e, pour ne garder
dans ces deux prisons que les murailles et les foss�s.

Le commerce des lettres de cachet produit des b�n�fices �normes; les
arrestations, les translations d'une prison dans une autre, les
espionnages, les d�lations mangent la fortune publique et le bien des
familles; d'incroyables attentats se commettent chaque jour contre la
libert� des individus. On assure que Lenoir a vendu plusieurs fois des
Fran�ais, arr�t�s par lettres de cachet, � des marchands hollandais,
qui les emmenaient pour �tre revendus comme esclaves � Batavia. Ces
hommes de police se livraient � des monstruosit�s sous le voile de la
s�ret� de l'�tat; et quand plus tard le peuple indign� voulut mettre la
main sur ces accapareurs et ces tra�tres,--rien: ils s'�taient enfuis �
l'�tranger avec le fruit de leurs rapines.

Cependant les signes du temps et les pr�sages annon�aient une
catastrophe. Une maladie hideuse avait frapp� Louis XV, et ce galant
monarque n'�tait plus que la figure de la l�pre avec l'odeur du
s�pulcre. Les premiers-n�s des maisons royales mouraient. La moisson
�tait d�vor�e en herbe par la s�cheresse du sol et les grains par les
accapareurs qui se jetaient sur cette proie comme une nu�e de
sautereiles. Une main invisible renouvelait sur la France les plaies
d'Egypte, mais le coeur des grands �tait endurci. Il ne restait plus
qu'� changer en sang l'eau des puits. La catastrophe �tait in�vitable.
Les proph�tes ne manquaient pas: la R�volution �tait pr�dite, annonc�e
dans les termes les plus clairs. Rousseau �crivait en 1770: [Note:
_�mile_, livre III.] �Nous approchons de l'�tat de crise et du si�cle
de r�volution. Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de
l'Europe aient encore longtemps � durer; toutes ont brill�, et tout
�tat qui brille est sur son d�clin. J'ai de mon opinion des raisons
plus particuli�res que cette maxime; mais il n'est pas � propos de les
dire, et chacun ne les voit que trop..� Voltaire �crivait en 1762:
�Tout ce que je vois jette les semences d'une r�volution qui arrivera
immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'�tre t�moin. La
lumi�re s'est tellement r�pandue de proche en proche qu'on �clatera �
la premi�re occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens
sont bien heureux, ils verront bien des choses.� [Note: Lettre � M. de
Chauvelin.] Ainsi le voile qui couvrait l'avenir �tait transparent;
seuls les privil�gi�s s'obstinaient � ne pas voir.

La cogn�e �tait � la racine de la monarchie, que les classes nobles
s'enivraient encore follement, � l'ombre de cet arbre rong� par mille
abus. Les gentilshommes de la cour plaisantaient des cerveaux alarm�s.
Les oisifs reprochaient gaiement aux penseurs et aux �crivains de
d�tourner le peuple de son travail et de ses devoirs.

Cependant tout d�clinait. La beaut� elle-m�me �tait vieillotte: du fard
et de la poudre. L'�tat des moeurs rappelait la corruption des Romains
sous les Empereurs. On s'amusait aux petits vers et aux petits soupers.
La coquetterie rempla�ait la pudeur, le libertinage tuait l'amour. Les
abb�s effeuillaient des roses aux divinit�s de l'Op�ra: le br�viaire
�tait devenu dans leurs mains l'almanach des Gr�ces. Voil� de quelle
mani�re passait son temps cette soci�t� frivole, � la veille du jour o�
le ch�timent allait �clater, o� la Justice allait revendiquer ses
droits.

Ce ne fut pourtant pas sur les plus coupables que tomba la foudre de
l'irritation populaire. Cette parole de Mo�se fut une fois de plus
v�rifi�e: �Les p�res seront punis dans leurs enfants.� La noblesse
transmit � ses descendants la responsabilit� de ses actes, et Louis XV
fut guillotin� dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de
la Pompadour, le digne �l�ve de l'inf�me Dubois.

La foi n'existait plus que dans le clerg� inf�rieur, et �a et l� dans
quelques campagnes. Sorti d'une �table, le christianisme �tait retourn�
aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique
remettait en question tous les dogmes religieux. A c�t� des orgies
d'une soci�t� mourante, une �pre �cole de libres penseurs, avocats,
�crivains, rh�teurs, m�decins, tabellions, travaillaient dans le
silence � reconstituer les titres perdus de l'humanit�. La conscience
troubl�e r�v�lait ses inqui�tudes par des tressaillements infinis. On
sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir.




IV

La R�volution pouvait-elle �tre �vit�e?--Louis XVI et
Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que
dans la convocation des �tats g�n�raux.


Il y en a qui se demandent encore si la R�volution de 89 pouvait �tre
�lud�e par des r�formes. Turgot et Malesherbes l'ont essay�; l'un et
l'autre ont �chou� devant les obstacles. Le bras d'un homme n'�tait pas
assez fort pour s'opposer aux exc�s d'une caste puissante et nombreuse;
il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-�tre m�me
�tait-il in�vitable que cette r�formation du vieux monde f�t produite
par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la
soci�t� entra�nent des ch�timents exemplaires qui �pouvantent la
Justice elle-m�me. On ne d�racine pas les ch�nes sans remuer le sol
autour d'eux.

Au moment o� s'ouvre l'histoire de la R�volution, les deux derniers
r�gnes ont d�tromp� la France royaliste. Les prisons d'�tat, les
lettres de cachet, la censure, les imp�ts, livr�s au caprice d'une
courtisane ou d'un favori, ont cr�� dans les populations des villes
l'esprit de r�sistance. Les iniquit�s des droits f�odaux et des
justices f�odales, la corv�e, les aides, la d�me, la milice, avaient
soulev� les classes agricoles. Sans doute les abus �taient grands;
mais, il faut en convenir, la R�volution Fran�aise fut surtout
provoqu�e par les nouveaux instincts du peuple.

La premi�re moiti� de la vie des nations appartient au pouvoir et la
seconde moiti� � la libert�. A c�t� du sommeil de la cour et de la
molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces
filles du peuple, avaient march�: la parole mise au bout des doigts du
sourd-muet; la foudre d�rob�e aux nuages; l'a�rostat, ce vaisseau qui
semble fait pour dompter un jour l'oc�an de l'air; tout cela avait
donn� aux hommes, jusque-l� timides et soumis, une grande opinion de
leurs forces. La nation �touffait de pens�es; le moment de les �crire
�tait venu, et quand les id�es sont sem�es il faut qu'elles l�vent. Les
philosophes sortaient en g�n�ral de la classe inf�rieure ou moyenne. De
toutes parts les larges t�tes du peuple et de la bourgeoisie chassaient
devant elles les fronts bas et renvers�s des petits-ma�tres de la cour.

On touchait � l'ann�e m�morable qui devait d�cider la lutte. L'horizon
politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son
av�nement, avait essay� successivement � la France plusieurs minist�res
que des obstacles nouveaux et impr�vus venaient toujours renverser. Les
circonstances �taient insurmontables; elles usaient les hommes.
Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes
du tr�sor public, dans lequel les ma�tresses de Louis XV avaient puis�
� pleines mains. [Note: La Dubarry re�ut, en quinze mois, du tr�sor
public 2,400,000 fr.]

Comme l'or est, dans les �tats monarchiques, le soleil de la corruption
et l'instrument du pouvoir sur les consciences, _instrumentum regni_,
Calonne, en agitant les finances, avait r�veill� pour un instant autour
du tr�ne un �clat factice qui ne tarda pas � s'�teindre. On avait
d�pens� beaucoup trop d'argent; il crut que le rem�de �tait d'en
d�penser davantage. Illusions!--Bient�t le num�raire manqua dans les
caisses. Le cardinal de Brienne, �lev� au rang de premier ministre par
la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progr�s d'une
banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment
d'une calamit� prochaine. Le mauvais �tat des finances creusait de plus
en plus, sous les marches du tr�ne, un gouffre d�vorant, dans lequel
devait s'engloutir l'ancien r�gime. Dans le mauvais �tat o� �taient
les affaires, un grand roi e�t-il sauv� la monarchie en se mettant � la
t�te des r�formes? J'en doute. Les abus avaient d�pass� la mesure; la
coupe d�bordait; la r�action contre l'ancien r�gime devait donc
malheureusement �tre entach�e d'exc�s. En pareil cas, on n'arrive � la
mod�ration qu'apr�s un temps de violence. Louis XVI, d'un autre c�t�,
n'�tait pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les �v�nements.
Il ne savait pas vouloir. �lev� dans les traditions de la cour, il ne
comprenait absolument rien � l'�tat des esprits ni aux temp�tueuses
exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance s�rieuse avec
le tiers-�tat e�t peut-�tre �t� le moyen de tout sauver; il n'y songea
m�me point. Engag� comme roi par des liens s�culaires envers la
noblesse de France et le clerg�, il s'obstinait � compter sur leur
concours pour d�fendre la majest� du tr�ne. Ne sachant trop de quel
c�t� attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir
l'exercice du pouvoir arbitraire. Effray� du r�le que lui imposaient
les �v�nements, il se r�fugia dans les devoirs de la vie priv�e qui
sont apr�s tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le
R�gent, homme d'esprit, lib�ral, mais sceptique, et avec lequel Louis
XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure � une
table charg�e de montres, quand il e�t d� la demander au cadran de son
si�cle. Au milieu du r�veil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait
plus volontiers � des travaux manuels qu'� des plans de r�g�n�ration
politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit
et ex�cuta plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une
grille pour le palais de Versailles. Quelle d�rision! Quelle am�re
critique des institutions monarchiques! Le culte du tr�ne �tait en
France une v�ritable idol�trie. Le roi se montrait � distance comme une
sorte d'�tre surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour o� se
tournant vers ce f�tiche pour lui demander aide et protection, � la
place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron?

Cependant la nation, mal servie par ses ministres, m�contente du roi
qui demeurait irr�solu, entendait bien ne plus prendre conseil que
d'elle-m�me. Le voeu unanime r�clamait la convocation des �tats
g�n�raux. Ces grandes assembl�es �taient depuis longtemps suspendues:
la derni�re avait eu lieu en 1614. Form�s � la vie politique par les
�crits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire,
beaucoup d'orateurs et d'hommes d'�tat qui n'avaient point encore fait
leurs preuves, br�laient du d�sir d'attaquer en face les privil�ges et
les abus. N'�tait-on pas � bout d'exp�dients? N'avait-on pas eu recours
vainement � l'Assembl�e des notables (1787)? Quel autre moyen que la
convocation des �tats g�n�raux pour rem�dier aux embarras dans lesquels
les profusions des deux derniers r�gnes avaient jet� les finances?

On avait r�duit les Fran�ais � l'�tat de servitude et de silence en les
isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se
r�unir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop
r�fl�chir: le plus grand �v�nement que le monde ait encore vu, entrant
sur la sc�ne par la porte basse et �troite d'une question d'argent.
Sans le d�ficit l�gu� par Louis XIV � Louis XV et par Louis XV � son
successeur, il ne se f�t pas rencontr� de motif assez imp�rieux aux
yeux de la cour pour convoquer la nation et l'�riger en conseil. La
R�volution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu
s'�loigner et attendre encore un demi-si�cle. La royaut�, en somme, n'y
aurait pas beaucoup gagn�; mais Louis XVI aurait conserv� sa t�te.

Tout le monde tournait les yeux vers l'assembl�e future comme vers une
arche de salut. Le peuple affam� lui demandait du pain; la cour,
embarrass�e du poids des affaires, esp�rait y trouver des lumi�res pour
sortir d'une situation difficile; le tiers �tat y voyait un moyen de
ressaisir son existence politique.

A peine la d�claration du roi relative � l'assembl�e des �tats g�n�raux
(23 d�cembre 1788) fut-elle connue, qu'une joie universelle �clata.
Cette d�claration �tait arrach�e � Louis XVI par la n�cessit� des
circonstances. Il avait plusieurs fois �cart� le fant�me d'une
assembl�e nationale comme une ombre importune qui en voulait � son
autorit�. Pour ce que le pauvre roi faisait de cette autorit�, ce
n'�tait gu�re la peine de tant marchander, mais enfin il la tenait et
il ne voulait pas s'en d�faire. Le projet d'une convocation des �tats
g�n�raux, envisag� d'abord avec effroi, quitt�, puis repris, avait fini
par s'imposer. La R�volution, en germe dans ce projet, devait courber
bien d'autres obstacles que la r�sistance du faible monarque. Au fond,
ses craintes personnelles n'�taient pas chim�riques. Du jour o�
l'existence des �tats g�n�raux fut d�cid�e, le peuple fran�ais comprit
qu'il venait de se donner un souverain. Louis XVI n'avait jamais
beaucoup compt�; il ne comptait plus du tout. Ni aim� ni ha�, il
passait cependant pour bonhomme. Le roi est excellent, disait la cour;
le roi est bon, r�p�tait la bourgeoisie; le roi est tr�s-bon, s'avisa
de demander un jour le peuple: _mais � quoi?_

Il y avait quelqu'un de plus �tranger en France que le roi. Si Louis
XVI n'�tait pas l'homme qui convenait � la gravit� des circonstances,
la reine Marie-Antoinette s'accordait encore moins avec les id�es et
les tendances nouvelles. Quoique jolie, elle manquait de charmes. Se
montrait-elle en public, son air hautain soulevait dans la foule un
sentiment qui ressemblait � de l'aversion. Une aventure acheva de la
perdre: je parle de la vilaine affaire du collier. Coupable? Je
n'assure pas qu'elle le f�t; mais de tels scandales n'�clatent jamais
autour des femmes sur le compte desquelles il n'y a rien � dire. Le
cardinal de Rohan, esprit faible et ambitieux, grand d�pensier, �tait
tomb� en disgr�ce � la cour. La comtesse de La Motte lui persuada
qu'elle avait le moyen de le remettre � flot. Elle alla jusqu'� lui
promettre une entrevue de nuit avec Marie-Antoinette, dans le parc de
Versailles. Le cardinal donna dans le pi�ge. Une fille, dit-on, qui
ressemblait beaucoup � la reine, couverte d'un mantelet blanc et la
t�te envelopp�e d'une _th�r�se_, joua le r�le que madame de La Motte
lui avait appris, et de Rohan se crut au comble de la faveur.

L'intrigante insinua alors au cardinal que la reine avait grande envie
d'un collier de diamants et qu'elle le chargeait de l'acheter en
secret. De Rohan alla chez les joailliers de la couronne et en
rapporta ce pr�cieux talisman qui valait 1,600,000 livres. Le collier
passa par les mains de la comtesse qui devait le remettre � la reine,
mais qui se h�ta de le vendre � son profit. De jour en jour les
joailliers attendaient leur argent qui ne venait pas; c'est alors que
se d�couvrit le pot aux roses. Le cardinal fut envoy� � la Bastille
rev�tu de ses habits pontificaux, et le parlement fut saisi de
l'affaire. Cagliostro, impliqu� dans cette intrigue et confront� avec
madame de La Motte, nia intr�pidement toute participation � ces
coupables manoeuvres. Ne pouvant �branler la force des arguments qu'il
fit valoir pour sa d�fense, cette femme irrit�e lui jeta un chandelier
� la t�te en pr�sence des juges. Cagliostro fut acquitt� comme innocent
et le cardinal de Rohan comme dupe. La comtesse, condamn�e au fouet, �
la marque et � la r�clusion perp�tuelle, fut enferm�e � l'hospice de
Bic�tre, dans un quartier qui servait alors de prison d'�tat. Vers
1840, feuilletant dans cet hospice l'ancien registre des �crous, je
tombai sur la note suivante: _21 juin 1786, Jeanne de Valois, de
Saint-R�my de Luz, �pouse de Marc-Antoine-Nicolas de La Motte, �g�e de
29 ans, native de Fontette, en Champagne. Arr�t de la Cour: (�
perp�tuit�), fl�trie d'un_ V _sur les deux �paules._ Et plus bas, �crit
par une autre main: _�vad�e de la maison de force le 5 juin 1787._

Nous avons racont� cette scandaleuse histoire du collier, d'apr�s les
t�moignages des �crivains les plus favorables � la reine; mais
l'affaire ne reste-t-elle point charg�e de t�n�bres? Quoi! des lettres
fausses dans lesquelles l'�criture de la reine �tait imit�e � s'y
m�prendre, une entrevue derri�re une charmille, dans laquelle une
soubrette est prise pour la reine par un cardinal habitu� du ch�teau,
un grand seigneur ayant tous les moyens de v�rifier s'il a �t� dupe et
qui persiste dans son mutisme, une rose donn�e et re�ue sans que le
courtisan honor� d'une telle faveur ait cherch� � lever le masque qui
couvrait toute l'intrigue, tout cela peut �tre utile pour bien mener
l'action d'un roman ou d'une com�die; mais, quand il s'agit d'un
�pisode de la vie r�elle, l'histoire exige plus de vraisemblance. Aussi
l'opinion publique resta-t-elle partag�e en deux camps. A tort ou �
raison, Marie-Antoinette �tait d�j� fort d�cri�e; elle avait march�
d'un pied l�ger sur toutes les r�gles de l'�tiquette et se livrait �
mille caprices. Le Petit-Trianon �tait son s�jour favori. �Une robe de
percale blanche, un fichu de gaze, un chapeau de paille �taient la
seule parure des princesses. Le plaisir de voir traire les vaches, de
p�cher dans le lac enchantait la reine. On y jouait la com�die: _le
Devin du village_ de Rousseau, _le Barbier de S�ville_ de Beaumarchais
y furent repr�sent�s. La reine remplissait le r�le de Rosine.� [Note:
_M�moires de madame Campan._]

Tout cela �tait sans doute fort innocent; mais cette idylle
convenait-elle bien � la tragique solennit� des �v�nements qui d�j�
obscurcissaient l'horizon politique? Les excentricit�s de la reine
trouvaient du moins une excuse dans la froideur du roi � son �gard. Ce
gros homme �tait tr�s-peu voluptueux: il fallut cinq ans de mariage,
les murmures de la cour et une conversation secr�te entre lui et le
fr�re de Marie-Antoinette, avant qu'il s�t donner un dauphin au royaume
de France.

Dans la m�me ann�e o� s'�bruita l'affaire du collier (1786), une autre
aventure sentimentale se passait en haut lieu, qui ne fut point connue
du public et du moins ne d�shonora personne.

La lecture de _la Nouvelle H�lo�se_ avait gris� jusqu'aux princesses du
sang; la t�te disputait encore contre les id�es philosophiques, mais le
coeur �tait pris; quelques femmes de la cour furent, � leur insu, les
anges pr�curseurs de la R�volution. Elles allumaient dans leur propre
sein la flamme qui allait r�g�n�rer la France. Au moment o� le peuple
devait abattre l'�difice monstrueux de la noblesse, l'amour effa�ait de
son c�t� les in�galit�s sociales.

Louise de Bourbon, petite-fille du grand Cond�, belle et pieuse, avait
toujours men� une vie irr�prochable. Elle avait �t� �lev�e au couvent
(le couvent de Beaumont-lez-Tours) avec toutes les princesses de ce
temps-l�: mais, diff�rente de beaucoup d'entre elles, madame Louise
avait conserv� une r�putation sans tache et toute blanche comme sa robe
de pensionnaire. Quelle surprise et quel scandale, si l'on �tait venu
dire alors: Cette vertu, cette sainte, cette grande fille de
trente-deux ans a une affection dans le coeur que vous ne connaissez
pas; Son Altesse S�r�nissime la princesse de Cond� aime un homme que
son rang et sa naissance lui d�fendent d'�pouser.--Cet homme obscur
�tait le marquis de La Gervaisais. Leur liaison donna lieu � un
commerce de lettres tr�s-tendres qui demeur�rent secr�tes jusqu'apr�s
1830. Le marquis, simple officier de carabiniers, �tait grand
admirateur de _Werther_, de _la Nouvelle H�lo�se_ et de _Clarisse
Harlowe_. Imp�rieux, tracassier, original, grand discuteur, il
s'�loignait presque en tout des routes battues. Madame Louise l'adora
malgr� ou peut-�tre pour ses singularit�s. Le coeur de cette princesse
�tait excellent. �Comme il m'aime! s'�criait-elle dans ses lettres;
vraiment, si quelque chose pouvait me rendre orgueilleuse, ce serait
cela!� Fuir et s'unir � l'�tranger par les liens du mariage, on y
pensait quelquefois. Oh! combien dans ces moments-l� une petite maison
au bord d'une rivi�re, un bateau, une vigne et quelques pigeons
flattaient leur imagination troubl�e! Vains songes! Il fallait qu'elle
refoul�t son coeur, emprisonn�e dans la grandeur comme dans une cage
d'or, inqui�te et consol�e, heureuse et malheureuse � la fois du seul
sentiment naturel qui f�t entr� jusque-l� dans son �me: elle n'avait
pas connu sa m�re. Des scrupules de conscience interrompirent apr�s un
an cette correspondance si douce et si contraire aux r�gles de
l'�tiquette. Je vis le marquis de La Gervaisais en 1836: c'�tait un
grand vieillard, obs�d� par une id�e fixe. Dans son enthousiasme
n�buleux il parlait sans cesse d'_Elle_, de l'_�tre_, de l'_�me_; on
comprenait bient�t � qui s'appliquaient ces d�signations mystiques.

Apr�s la Restauration, la princesse se retira dans le couvent du
Temple! Tout enfant, je fus conduit dans cette chapelle par ma
grand'm�re. Au moment de l'�l�vation, un grand rideau qui voilait tout
le choeur s'ouvrait; on distinguait alors dans un clair-obscur des
t�tes de religieuses et de novices �tag�es dans des stalles de bois,
puis tout au fond, � genoux sur un prie-dieu, une figure immobile et
envelopp�e: c'�tait madame Louise. Triste temps que celui o� les
princesses du sang royal n'avaient � choisir qu'entre une cour frivole
ou le clo�tre!

[Illustration: Serment du Jeu de-Paume.]

Au d�but d'un �v�nement qui finit par inscrire sur son drapeau la
Terreur, je dois me demander une derni�re fois s'il n'y avait pas un
moyen de sauver la France sans traverser une mer de sang. J'ai beau
chercher, je ne vois que le clerg� dont la main aurait pu intervenir
d'une mani�re efficace. Si, renon�ant aux biens temporels, l'�glise
avait courageusement s�par� sa cause de celle des privil�gi�s et des
riches; si, pr�venant le tumulte des esprits, elle e�t elle-m�me ramen�
dans l'�tat l'�galit� qui est dans l'�vangile; si, abandonnant au
si�cle les parties us�es de son v�tement, elle e�t reconnu la n�cessit�
de r�g�n�rer le christianisme, de renouveler l'id�e de Dieu, j'estime
que son action sur la soci�t� aurait encore pu �tre f�conde. Au lieu de
cela, les pr�tres, s'embarrassant dans toutes sortes d'intrigues et de
complots, resserrant le lien qui les rattachait au temple vermoulu des
vieilles institutions, s'obstin�rent � mourir sous des d�bris. C'est
pour avoir manqu� � leur mission que la justice humaine les ch�tia si
cruellement et que la main du peuple s'appesantit sur eux.

Ministres de la paix, ils laiss�rent s'engager la guerre: la guerre les
tua. Et cependant ils n'avaient qu'� ouvrir les yeux. D�j� plusieurs
fois, du haut de la chaire chr�tienne, des avertissements leur avaient
�t� donn�s. J'entends gronder les murmures du peuple derri�re ces
paroles du P. Bridaine: �C'est ici o� mes regards ne tombent que sur
des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l'humanit�
souffrante, ou des p�cheurs audacieux et endurcis; c'est ici seulement
qu'il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de
son tonnerre, et placer avec moi, dans cette chaire, d'un c�t� la mort,
de l'autre mon grand Dieu qui vient vous juger.� Si cette voix e�t �t�
alors celle de tout le clerg� de France, l'�difice des privil�ges et
des abus qui s'�croula, quelques ann�es plus tard, sous la main du
peuple, serait tomb� sans le secours de la hache. L'�go�sme du haut
clerg� s'opposait � cet heureux d�nouement.

On se demande comment une R�volution n�e de la justice a pu, dans
l'ivresse de la col�re et du succ�s, reculer quelquefois jusqu'�
l'injustice m�me. Autant demander pourquoi le reflux succ�de au flux.
Les hommes de la Terreur avaient commenc� par vouloir presque tous
l'abolition de la peine de mort; les circonstances seules leur avaient
mis le glaive dans la main. Leurs entrailles saignaient sans doute des
blessures que la R�volution portait de temps en temps � l'humanit�;
mais comme ils croyaient sinc�rement cette R�volution n�cessaire au
bonheur du monde entier et qu'ils s'y d�vouaient eux-m�mes corps et
�me, ils se firent une volont� de fer.

La situation des affaires �tait d'ailleurs tellement extr�me que, d'une
part comme d'une autre, on poussait �galement aux violences. Le langage
des d�fenseurs de la cour ne diff�rait gu�re, en 1789, de celui de
Marat. Que disaient-ils au roi? _Un peu de sang impur vers� � propos
fait souvent le salut d'un empire._--Si le sang des r�volutionnaires
�tait impur aux yeux des royalistes, celui des royalistes ne devait pas
�tre plus sacr� pour les r�volutionnaires. De tous les c�t�s, je vois
les partis entra�n�s � l'agression et les �p�es � demi tir�es du
fourreau. Il faut donc nous r�soudre � un cataclysme. Les fl�aux
r�g�n�rateurs qui agitent, � un moment donn�, la vie des nations,
rentrent-ils dans les lois qui pr�sident aux destin�es du genre
humain?--Demandez aux crises g�ologiques qui ont pr�par� l'�conomie
actuelle du globe! De pr�s, ce ne sont que convulsions et ravages; il
semble que les �l�ments saisis de terreur se pr�cipitent vers une
grande ruine, et que la cr�ation touche � son dernier jour. Attendons.
A peine la face agit�e des choses s'est-elle repos�e, que les agents de
destruction se changent visiblement en des agents de formation et de
progr�s. Le d�pouillement douloureux du vieux monde laisse entrevoir,
apr�s les jours de d�chirement et d'angoisses, la figure d'un monde
nouveau qui lui succ�de. La mort, la f�conde mort, n'a fait que
renouveler encore une fois le spectacle de la vie; rien n'a fini que ce
qui devait finir. Par malheur, ces salutaires changements ne sont pas
tout de suite appr�ci�s; longtemps une grande voix sort du s�pulcre, et
l'on entend retentir dans l'�ge suivant comme un bruit d'ossements qui
s'agitent.

Que r�pondre aux �l�gies sentimentales des adversaires de la
R�volution? Ils ressemblent � Laban qui poursuivait Jacob et lui
reprochait de lui avoir vol� ses dieux: _Cur furatus es deos
meos?_--H�! bonnes �mes, le grand mal, si ces dieux �taient des idoles!
Depuis plus d'un si�cle, le ver du doute commen�ait � ronger vos
croyances monarchiques; vous aviez mis la Divinit� dans des images de
chair; la religion m�me du Christ expirait sous les cha�nes d'or d'une
politique ath�e. Le dix-huiti�me si�cle, sensuel et corrompu, avait
amen� le paganisme dans nos moeurs; l'esprit allait de nouveau ch�tier
la chair. Des hommes parurent qui, traitant la mati�re pour ce qu'elle
est, exag�r�rent envers les autres, comme envers eux-m�mes, le m�pris
du corps et de la vie. Entra�n�s par la tourmente � immoler les ennemis
de la R�volution et � s'immoler apr�s eux, ils se couvrirent
sto�quement de l'immortalit� de l'�me. �coutez Saint-Just: �Je m�prise
la poussi�re qui me compose et qui vous parle; on pourra la pers�cuter
et faire mourir cette poussi�re, mais je d�fie qu'on m'arrache cette
vie ind�pendante que je me suis donn�e dans les si�cles et dans les
cieux!� Quel langage! Fort de ces convictions, il mourut sur
l'�chafaud, bravant la calomnie et l'injure.

Parmi les adversaires syst�matiques de la R�volution Fran�aise, il en
est sans doute de consid�rables par le talent; leur jugement ne saurait
toutefois pr�valoir contre le sentiment national. A l'av�nement du
christianisme, ceux qui ont voulu contrarier la marche de la nouvelle
doctrine ont �t� bris�s. Le plus grand de tous, Julien, qui �tait
pourtant un sage et un penseur, n'a r�ussi qu'� fl�trir son nom d'une
�pith�te odieuse. La post�rit� traitera de m�me les hommes qui
r�sistent aux principes de la R�volution; lutter contre elle, c'est
lutter contre l'esprit moderne. Le jour viendra o�, bless�s � leurs
propres armes, ces ennemis de la lumi�re jetteront eux-m�mes leur sang
vers le ciel en s'�criant: �R�volution, tu as vaincu!�




V

Le clerg�, la noblesse et le tiers �tat.--La mission de la France, et
pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards.


Un mot sur les trois ordres qui vont repr�senter la nation aux �tats
g�n�raux.

Au moyen �ge, le clerg�, �tant seul en possession des lumi�res,
jouissait d'une autorit� incomparable. Il perdit cette autorit� �
mesure que l'�ducation se r�pandit dans le royaume. �C'est la clergie
qui a fait le clerg�, �crivait Camille Desmoulins. Aujourd'hui que nous
savons tous lire, il ne peut plus y avoir que deux ordres, et chacun
doit rentrer dans le sien. Nous sommes tous clerg�.� Le titre
d'eccl�siastique avait disparu dans le sens de lettr�; il ne subsistait
plus que pour d�signer un ministre de la religion. Or, comme l'�glise
�tait alors menac�e, d'un c�t� par l'esprit sceptique du si�cle, de
l'autre par la corruption int�rieure des ordres religieux, il en
r�sulta que la puissance du clerg� n'avait plus de grandes racines dans
le pays. Il en est de m�me de toutes les institutions; elles se
d�truisent avec le temps et s'�vanouissent en inoculant leur
sup�riorit� morale � la nation tout enti�re.

On a beaucoup �crit sur l'origine militaire de la f�odalit�. A vrai
dire, ce n'est pas la noblesse qui est sortie du droit des armes, c'est
la conqu�te; mais la conqu�te fut suivie du partage des terres entre
les envahisseurs, et c'est sur la propri�t� fonci�re que
l'aristocratie f�odale s'est �tablie. Le cadre de notre travail nous
interdit toute excursion sur le terrain des premiers si�cles de la
monarchie. Il suffira donc de savoir que l'importance de chaque
seigneur �tait alors d�termin�e par le rang qu'occupaient ses anc�tres
dans la hi�rarchie sociale, et par l'�tendue des domaines qu'ils lui
avaient transmis. Se regardant comme d'une race sup�rieure � celle des
autres mortels, les nobles adopt�rent pour eux-m�mes le titre de
_gentilshommes_, par opposition aux roturiers qui furent appel�s
_vilains_. La division des classes s'appuyait donc, � l'origine, sur
des caract�res physiologiques. C'�tait du moins quelque chose de trac�
dans la nature. Avec le temps, les races se crois�rent, le sang des
conqu�rants fut m�l� � celui de la population conquise. Les privil�ges
de la noblesse n'eurent plus alors d'autres raisons d'�tre que la
force, l'usage et la tradition. Tout cet �difice s'appuyait sur
l'ignorance et la d�pendance des vassaux comme sur une base
in�branlable.

Ce qu'il nous importe surtout de conna�tre est l'histoire du tiers
�tat.

Gr�ce � une infatigable �conomie, la classe bourgeoise �tait arriv�e �
sortir de la situation humiliante que l'aristocratie lui avait faite.
�clair�e, avide, envahissante, elle se remuait pour saisir la part
d'influence qui lui revenait, en toute justice, dans les affaires de
l'�tat. Son seul tort fut de vouloir limiter les r�sultats de la
R�volution; elle voulait bien am�liorer le sort du peuple, mais non
l'admettre � la participation des droits qu'elle r�clamait pour
elle-m�me. Cet �go�sme de caste devait �tre puni. La borne qu'elle
avait marqu�e fut emport�e par le courant. L'isolement et la r�sistance
du tiers firent de plus avorter une partie des r�sultats moraux que la
R�volution Fran�aise devait produire.

Le peuple �tait cette masse obscure, laborieuse, f�conde, qui
alimentait depuis des si�cles l'agriculture, le commerce, l'industrie,
l'arm�e. Son origine remontait � la vieille couche celtique. Recouverte
par des invasions successives qui s'�taient superpos�es � la population
des Gaules, cette race forte se remontrait toujours et donnait ses
traits au caract�re national. Incomparablement plus nombreux que les
trois autres ordres, le peuple �tait la nation m�me. �C'est le peuple,
�crivait en 1760 Jean-Jacques Rousseau, qui compose le genre humain; ce
qui n'est pas peuple est si peu de chose, que ce n'est pas la peine de
le compter.� Ce _si peu de chose_ n�anmoins �tait tout dans l'�tat,
tandis que le reste n'�tait rien. Voil� l'injustice que le mouvement de
89 allait sans doute r�parer.

Le peuple servait d'assise � la Montagne; c'est par lui qu'elle domina
toute la R�volution; qu'elle a fait la loi, soutenu la guerre, dompt�
les factions. La France �tait � la veille de sa perte: les Montagnards
la sauv�rent; les ennemis du dedans furent comprim�s et les ennemis du
dehors furent repouss�s la ba�onnette dans les reins. Il y avait, comme
toujours, un troupeau d'hommes qui rapportent tout � eux-m�mes et � des
jouissances sensibles, indiff�rents pour la vertu et pour l'honneur
national, l�ches, �go�stes, avides; mais alors, du moins, ils se
cachaient. Des l�gislateurs moins convaincus auraient pris le genre
humain en piti�; ceux de la Montagne s'indign�rent. Comme Mo�se, ils
voulurent faire un peuple.

Des institutions monarchiques, fond�es sur la corruption et la
bassesse, aux institutions r�publicaines, assises sur le devoir et la
dignit� humaine, il y avait la distance d'un d�sert � traverser; aucun
obstacle ne les arr�ta. Le sol de la R�volution �tait br�lant; il
s'entr'ouvrait de lui-m�me sous les pieds des m�contents et des
tra�nards pour les engloutir. De regrettables exc�s ternirent cette
grande �poque; mais au-dessus et par del� les mauvais jours, les chefs
du mouvement r�volutionnaire entrevoyaient la terre du repos. Ils
marchaient � la fraternit� � travers la discorde et le ch�timent, mais
ils y marchaient; la peine de mort elle-m�me allait dispara�tre, quand,
arr�t�s dans leur r�ve sublime par la trahison et l'intrigue,
condamn�s, non jug�s, les Montagnards tomb�rent.

La R�volution Fran�aise ne ressemble � aucune des r�volutions qui ont
agit� le monde: les autres �taient des d�placements de la force;
celle-ci fut un av�nement d'id�es. Ce qu'il importe surtout de d�gager
dans cette grande tentative de r�g�n�ration morale, c'est la puret� des
motifs. Que parle-t-on de repr�sailles? Le sang de toute la noblesse de
France n'aurait point suffi � laver les plaies que l'ancien r�gime
avait faites au peuple et � la libert�. Non, l'ivresse de la col�re ni
de la vengeance n'a point dirig�, quoi qu'on en dise, les mesures
�nergiques (trop �nergiques souvent) dont la R�volution a frapp� ses
ennemis; la raison des coups terribles qu'elle leur porta est dans la
r�sistance qu'ils opposaient � ses principes et � ses droits.

Est-il plus vrai que la Convention ait ma�tris� par le glaive la
volont� du pays? Jamais gouvernement n'a d�montr�, au contraire, d'une
fa�on plus �clatante, l'impuissance de la force mat�rielle. O�
�tait-elle en effet, cette force? Dans la Vend�e, dans les d�partements
r�volt�s, surtout dans la coalition �trang�re. Sans doute l'Assembl�e
nationale a r�pondu au canon par le canon; � d�faut d'arm�e dans
l'int�rieur, l'�chafaud consterna les rebelles: qu'est-ce que cela
aupr�s du syst�me compliqu� d'armes offensives et d�fensives dont les
gouvernements dits r�guliers se servent pour assurer leur existence? La
puissance de la Convention, avant tout, appartenait � l'ordre moral;
elle envoya des arm�es sur les fronti�res,--pauvres arm�es de
volontaires, sans fusils et sans pain!--elle d�cr�ta la terreur dans le
pays soulev� par d'odieuses manoeuvres; mais ce fut bien plut�t
l'artillerie des id�es nouvelles qui foudroya au dehors l'�tranger, et
le poids de l'opinion qui accabla au dedans les conspirateurs et les
tra�tres.

Je repousse le syst�me historique de la force et de la n�cessit�. La
force ne donne pas le droit; la n�cessit� n'excuse que les consciences
douteuses. Il faut s'�lever vers un autre ordre d'id�es. Le peuple
fran�ais accomplit dans la R�volution Fran�aise une grande mission:
d�sign� par son caract�re au r�le d'initiateur du genre humain, il a
conquis, pour lui et pour les autres nations, � force de sacrifices et
de larmes, une v�rit�, une existence nouvelle. A sa t�te se sont
trouv�s, quand les circonstances l'exigeaient, des hommes
extraordinaires, des hommes pr�vus, qui, faisant taire dans leur coeur
les sentiments de la nature, �touffant jusqu'� la piti�, ont mis les
principes au-dessus de la vie. Ce sont ces principes, en effet, qui
devaient r�g�n�rer les institutions. Il en est des peuples comme des
hommes: les uns sont n�s pour l'�go�sme, les autres pour le d�vouement.
La France est dou�e d'une force d'expansion merveilleuse; elle
travaille, meurt et rena�t sans cesse pour le salut du monde. Voil� sa
destin�e, son devoir. Si les hommes de 93 ont d�fendu la patrie avec un
h�ro�sme qui tient du prodige, soit � la tribune, soit sur le champ de
bataille, c'est que la France �tait � leurs yeux le sol d'une id�e;
�tez cette id�e, et le territoire, malgr� les int�r�ts qui s'y
attachent, malgr� le sang martial de ses enfants, le territoire e�t �t�
envahi. Dira-t-on qu'ils combattaient _pro aris et focis_, ces
conscrits sans veste et sans souliers, qui opposaient leur poitrine nue
� la mitraille? Des autels? ils �taient renvers�s. Des foyers? ces
hommes-l� n'en avaient pas encore.--Pour qui donc combattaient-ils? Oh!
nous le savons tous, ils combattaient pour la R�volution. C'est
l'esprit de la libert� qui a gard� nos fronti�res.

La Montagne �tait le Sina� de la loi nouvelle; terrible et foudroyante,
avec des �clairs aux flancs, un peuple prostern� � ses pieds et Dieu au
sommet.

Au peuple fran�ais se rattachaient les destin�es des autres peuples, �
la R�volution, �tait li� le renouvellement de l'esprit humain. Qui
pouvait r�sister � cela? Trop pr�s des hommes et des choses pour voir
la main qui poussait les �v�nements, d'insens�s agitateurs demand�rent
au pass� et aux t�n�bres de les couvrir. Ils se plong�rent d'eux-m�mes
dans la mort. Quant aux chefs de la R�volution, ils lutt�rent jusqu'au
bout l'�p�e haute. D�positaires de la puissance, ils voulurent h�ter le
terme des douleurs, enfanter l'avenir. Ils p�rirent aussi dans
l'action; mais leur oeuvre ne p�rira pas. La R�volution d�sormais n'a
plus de violences � exercer; elle forcera l'entr�e des esprits par la
lumi�re et ouvrira les coeurs par l'amour. D�j� ses ennemis se sentent
fl�chir. Le moment viendra, je l'esp�re, o� nous nous r�concilierons
tous au pied de l'arbre de la libert� dont elle a enfonc� les racines
dans un sol nouveau et parmi des d�bris tach�s de sang.

Mais n'anticipons point sur la marche des �v�nements: nous n'en sommes
encore qu'aux d�buts de la R�volution Fran�aise. Louis XVI r�gne �
Versailles entour� du respect de son peuple; tout le monde le f�licite
d'avoir enfin convoqu� les �tats g�n�raux; Necker, son premier
ministre, est l'idole de la classe moyenne. Le ciel, nagu�re charg� de
nuages, s'est �clairci; tout le monde esp�re en l'avenir.




CHAPITRE DEUXI�ME

L'ASSEMBLE� CONSTITUANTE




I

Les �lections.--Convocation des Etats g�n�raux.--Serment du
Jeu-de-Paume.


L'�lection des d�put�s aux �tats g�n�raux fut la pr�face de la
R�volution Fran�aise; qui ne la trouve digne de l'oeuvre? Le pays, las
de l'arbitraire, r�clamait, par la voie des cahiers, une _mani�re fixe
d'�tre gouvern�_, une constitution. Les communes entendaient qu'on les
d�livr�t de ces formes surann�es qui classaient la nation en deux
esp�ces d'hommes: les oppresseurs et les opprim�s. Dans ces cahiers,
dits de _condol�ance_, on se plaignait des abus du syst�me f�odal, de
l'absence d'une juridiction fixe et uniforme, des privil�ges qui
pesaient sur l'industrie, de l'in�galit� des imp�ts et contributions
territoriales. Tout �tait incertain, abandonn� au hasard, c'est-�-dire
au caprice des puissants. Le moyen qu'on indiquait pour rem�dier � ce
mal dans la soci�t�, c'�tait de substituer la loi � l'arbitraire et
d'armer les volont�s g�n�rales d'une force r�elle, sup�rieure �
l'action de toute autre volont�. D�j� l'esprit de la R�volution �tait
m�r; sa marche �tait trac�e. L'autorit� se d�pla�ait naturellement et
sans bruit. De toutes parts, on sentait le besoin de limiter les
anciens pouvoirs et d'en cr�er de nouveaux dans la nation m�me.
Jusqu'ici le roi avait dit: �Nous voulons�; maintenant le pays
voulait. [Note: Voyez les _Cahiers de la R�volution_, par Chassin, et
le _Bonhomme Jadis_, par l'auteur des _Montagnards_ �diteur Dentu.]

Les obstacles � cette heureuse r�novation �taient grands, mais ils ne
semblaient point insurmontables. Les int�r�ts priv�s, en contradiction
ouverte avec l'int�r�t g�n�ral, �taient de plus divis�s entre eux. La
guerre �clatait au sein m�me des privil�ges et des privil�gi�s. La
noblesse comptait sur les �tats g�n�raux pour lier les mains du roi et
pour appauvrir le clerg�, qui, de son c�t�, songeait � humilier
l'aristocratie. Il y avait alors le haut et le bas clerg�: quel
contre-sens parmi les ministres de Celui qui n'admettait pas qu'on f�t
acception des personnes! Le haut clerg� voulait conserver tous les
abus; le clerg� inf�rieur consentait � certaines r�formes. Le tiers
�tat seul s'entendait pour d�truire les in�galit�s dans l'�glise et
dans l'aristocratie. Les cahiers du clerg� et de la noblesse
contiennent d'ailleurs quelques voeux significatifs; on se
reconnaissait mutuellement des torts. La conversion de l'ancien r�gime
devait commencer par un examen de conscience et par une confession
publique.

Ces importantes �lections se firent dans les circonstances les plus
critiques. L'ann�e 1788 avait afflig� la France d'une nouvelle disette.
La terre se resserrait comme le coeur des riches dans cette soci�t�
�go�ste. L'�t� avait �t� sec, l'hiver fut froid: ni pain, ni feu.
L'inactivit� des travaux entra�nait la baisse des salaires, qui,
combin�e avec la chert� des subsistances, r�pandait la tristesse et la
mis�re dans les familles. Il faut sans doute que toutes les grandes
choses germent dans le besoin et la pauvret�: la R�volution eut pour
langes le d�ficit et la disette.

Le peuple supportait h�ro�quement tous ces maux. En pr�sence de la
d�moralisation effroyable de la noblesse et du clerg�, il avait les
vertus qu'engendre le travail. Quelques troubles insignifiants, presque
tous suscit�s par l'aristocratie ou par la cour, travers�rent, dans les
provinces, les op�rations des �lecteurs. A Paris, R�veillon, ancien
ouvrier, fabricant de papiers peints, avait tenu des propos atroces. Il
se proposait de r�duire la paie des ouvriers � quinze sous par jour,
disant tout haut que le pain �tait trop bon pour ces gens-l�, qu'il
fallait les nourrir de pommes de terre. Sa maison fut saccag�e. Apr�s
un simulacre de jugement, il fut pendu lui-m�me en effigie sur la place
de Gr�ve. [Note: L'impartialit� veut que je recueille tous les avis;
voici celui de Bar�re: �Des intrigants excit�rent et ameut�rent les
ouvriers pour avoir le pr�texte de se plaindre officiellement des
troubles de Paris et provoquer le d�ploiement violent de la force arm�e
contre cette _�meute de fabrique_. On accusait alors un grand
personnage d'avoir voulu effrayer les d�put�s, produire une commotion
populaire pour amener des troubles et par suite l'impossibilit� de
convoquer les �tats g�n�raux.�]

Depuis quelques ann�es, en France, les esprits �taient malades, comme
il arrive presque toujours � la veille des transformations sociales.
L'annonce de la convocation des �tats g�n�raux fut pour tous un grand
soulagement, une d�tente. Le 4 mai eut lieu � Versailles la messe du
Saint-Esprit. Les d�put�s du tiers �tat, en modestes habits noirs, mais
acclam�s par la faveur publique; la noblesse en grande pompe, avec ses
chapeaux � plumes, ses dentelles et ses parements d'or, accueillie par
un morne silence; le clerg� divis� en deux classes: les pr�lats en
rochet et robe violette, puis les simples cur�s dans leur robe noire,
d�fil�rent devant une foule immense. Le roi fut applaudi; c'�tait pour
le remercier d'avoir convoqu� les �tats. Au passage de la reine
s'�lev�rent quelques murmures; des femmes cri�rent: �Vive le duc
d'Orl�ans!� Marie-Antoinette p�lit et chancela; la princesse de
Lamballe fut oblig�e de la soutenir.

Ce jour-l�, Versailles �tait Paris, la nation semblait �tonn�e d'avoir
recouvr� la parole apr�s un silence forc� de soixante-quinze ann�es.
L'enthousiasme ne peut se d�crire. Les vieillards pleuraient de joie,
les femmes agitaient leurs mouchoirs aux fen�tres et jetaient des
fleurs sur les d�put�s des communes. Tous les coeurs s'ouvraient � une
vie nouvelle. Les Fran�ais n'avaient �t� jusqu'ici que des sujets, le
moment �tait venu pour eux de se montrer citoyens. L'�v�que de Nancy,
M. de La Fare, fit un sermon politique. Il parla contre le luxe et le
despotisme des cours, sur les devoirs des souverains, sur les droits du
peuple. Les id�es de libert�, envelopp�es dans les formes chr�tiennes,
avaient je ne sais quoi d'attendrissant et de solennel qui p�n�trait
toutes les �mes. On appellerait volontiers ce 4 mai le jour de la
naissance morale d'une grande nation.

[Illustration: Camille Desmoulins.]

Le 5, les douze cents d�put�s se r�unirent dans la salle des Menus,
convertie en salle des s�ances.

Le clerg� fut assis � la droite du tr�ne, la noblesse � gauche et le
tiers en face. Le roi ouvrait d'une tremblante main l'antre des
discussions politiques; il craignait d'en d�cha�ner les vents et les
temp�tes. La frayeur per�ait dans son langage embarrass�, diffus,
ombrageux, et dans celui de son ministre, le garde des sceaux M. de
Necker. On avait convoqu� la nation, et on lui exprimait indirectement
le voeu d'�tre d�livr� de son concours. La France pr�tendait h�ter,
par l'assembl�e des �tats, les innovations n�cessaires; la couronne
comptait, au contraire, sur cette mesure pour les mod�rer. A des
hommes rassembl�s pour r�former et gouverner le pays, on ne parla que
de finances, on ne demanda que des subsides. La cour ne voulant pas
que la discussion s'�lev�t jusqu'aux id�es, elle lui tra�ait d'avance
un programme. Les repr�sentants de la nation �taient encore attach�s �
la personne du roi, mais ils se retranch�rent derri�re leur mandat pour
lui r�sister. Louis XVI avait une belle occasion de retremper ses
droits dans la souverainet� populaire: c'�tait d'abdiquer son pouvoir
en entrant dans la salle des s�ances, pour le recevoir ensuite du libre
consentement de l'Assembl�e. Il n'en fit rien.

Une question pr�occupait surtout les esprits: quelle serait enfin la
situation du tiers relativement aux deux autres ordres? Le voeu des
communes �tait formel: les Fran�ais devaient cesser d'appartenir �
diff�rentes classes; � l'avenir, l'ensemble des citoyens et du
territoire constituerait l'�tat. Il ne doit y avoir qu'un peuple,
qu'une Assembl�e nationale. Les �tats se trouv�rent r�duits, d�s le
d�but, � l'inaction. La noblesse et le clerg� voulaient qu'on vot�t par
ordres, et les communes par t�tes. La noblesse montrait pour ses
privil�ges un attachement intraitable; le clerg� ne voulait pas
abandonner ses pr�tentions; la vieille France h�sitait � se fondre dans
la France nouvelle. Compos�e d'�l�ments h�t�rog�nes, l'Assembl�e ne
pouvait vivre qu'en les ramenant � l'unit�. Le tiers �tat se trouvait
�tre le lien de cette unit� n�cessaire, le m�diateur des pouvoirs
particuliers qui allaient se r�unir dans un grand pouvoir national.

Je passe sur bien des lenteurs et des retards; je ne puis pourtant
omettre les r�sistances qui amen�rent la ruine de ce qu'on esp�rait
sauver. Ces fluctuations (on perdit tout un grand mois � n�gocier pour
la r�union des trois ordres) r�jouissaient la cour. Les d�fiances du
pouvoir souverain croissaient avec l'�nergie des communes. En m�me
temps, on serrait Paris de troupes. Le mauvais vouloir des conseillers
du roi �clatait par des actes significatifs: le _Journal des �tats
g�n�raux_, dont Mirabeau avait publi� la premi�re feuille, venait
d'�tre supprim�. Quel moment choisissait-on pour mettre le scell� sur
les id�es? Celui o� la nation, impatiente, s'�tait r�unie pour rompre
le silence violent qu'on lui imposait depuis des si�cles! La libert� de
la presse, m�re de toutes les autres libert�s, venait d'�tre frapp�e:
c'est toujours la premi�re � laquelle s'attaquent les r�actions.

La cour esp�rait rencontrer peu de r�sistance � l'ex�cution de ses
projets. Quels �taient ces projets? Louis XVI avait-il l'intention de
frapper un grand coup? Voulait-il attaquer ou se d�fendre? Mais se
d�fendre contre qui? Le peuple et l'Assembl�e tenaient encore pour le
roi. Cette conduite louche et t�n�breuse entretenait une inqui�tude
profonde. �Que la tyrannie se montre avec franchise, s'�criait
Mirabeau, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous
envelopper la t�te!� Mirabeau! qu'�tait cet homme?--Un monstre
d'�loquence.--Que venait-il faire?--D�truire. Il reprochait � la
soci�t� les meurtrissures qu'elle lui avait faites, et les vices dont
il �tait gangren�. Ses aventures scandaleuses avaient fait du bruit,
mais, comme les rugissements du lion imposent silence, dans la for�t,
aux cris lugubres du chacal et aux hurlements de la hy�ne, cet homme
allait �craser la m�disance sous la puissance de son organe.

Le jour o� il parut aux �tats g�n�raux fut pour lui, de m�me que pour
le pays, un jour de r�novation. Mirabeau avait eu � souffrir de la
tyrannie de la famille et de celle du pouvoir; il allait envelopper
son ressentiment dans la col�re d'un grand peuple.

La situation devenait p�rilleuse. La cour, livr�e � une agitation
extr�me, n'osait ni frapper ni c�der. Dans des conjonctures si
difficiles, l'Assembl�e sentait le besoin de lier son sort � celui du
peuple. �Que nos concitoyens nous entourent de toutes parts, s'�criait
Volney, que leur pr�sence nous anime et nous inspire!� D'un autre
c�t�, les royalistes r�p�taient � outrance que la soci�t� allait p�rir
sous le d�bordement de la d�mocratie. Au milieu de tant d'ennemis,
l'Assembl�e ne disposait que d'une force morale; � la v�rit�, cette
force commen�ait � �tre immense. La voix des d�put�s du tiers �tait
grossie par tous les �chos de l'opinion publique. Les t�tes
bouillonnaient, et le volcan dont on entendait d�j� les grondements
sourds et profonds ouvrait son crat�re � quatre lieues de Versailles.
La cour avait pour elle l'arm�e; l'Assembl�e avait Paris. L�,
l'exasp�ration �tait au comble: les aristocrates indignaient le peuple
par le retard qu'ils apportaient � l'organisation de l'Assembl�e. Au
milieu du jardin du Palais-Royal s'�levait une sorte de tente en
planches o� l'on discutait sur les affaires publiques. Chaque caf�
�tait un club; chaque club avait ses orateurs. Les plus hardis
d�claraient que si la cour persistait dans sa r�sistance, la noblesse
dans son refus de se joindre aux deux autres ordres et l'Assembl�e des
�tats dans son immobilit�, le peuple ferait bien d'agir par lui-m�me.
La disette contribuait � entretenir cette fermentation. Des nouvelles
inqui�tantes circulaient de bouche en bouche. Les troupes se massaient
entre Paris et Versailles. Pourquoi ce d�ploiement de forces? Pourquoi
dans l'�tat de d�tresse o� �taient les finances de la nation,
faisait-on venir des fronti�res, � grands frais, des trains
formidables d'artillerie? Il fallait du pain, on apportait des boulets!

A Versailles, le sentiment national �tait plus calme; mais il �tait
aussi ferme. On s'attendait � un acte d'autorit� royale, � un coup
d'�tat. La situation �tait telle qu'elle ne pouvait se prolonger.
L'ent�tement et la violence des conservateurs devait, d'un jour �
l'autre, provoquer la lutte. Le bien allait-il sortir de l'exc�s du
mal? Les Communes, entrav�es dans leur marche par la r�sistance passive
des deux autres ordres, le haut clerg� et la noblesse, envelopp�es par
les intrigues de la cour, � bout de patience, mettaient une lenteur
d�sesp�rante dans la v�rification des pouvoirs.

Les d�put�s du tiers, comme �tant les plus nombreux, avaient pris
possession de la grande salle. C'est l� qu'ils sommaient les deux
autres ordres de se r�unir � eux; mais toutes les tentatives de
rapprochement avaient �chou�. L'Assembl�e existait depuis un mois, et
elle n'avait pas encore de nom. On en proposa plusieurs qui furent
�cart�s. Enfin l'abb� Siey�s obtint qu'elle s'intitul�t ASSEMBL�E
NATIONALE. Pr�s de cinq cents voix consacr�rent cet acte de
hardiesse.--Qu'�tait l'abb� Siey�s? Un esprit profond, marchant droit
� son but par des voies souterraines, l'homme de la r�volution
bourgeoise, un grand logicien qui avait pos� le fameux axiome du tiers
�tat, entre _tout_ et _rien_. Contrari� par la volont� de ses parents,
dans le choix d'une carri�re, il se soumit � �pouser tristement
l'�glise. Ce fut un mariage de raison. Comme chez lui la passion �tait
dans la t�te, le jeune homme se livra tout entier aux charmes aust�res
de l'�tude. Il contracta dans ce commerce une m�lancolie sauvage et une
morne insensibilit�. Au sortir du s�minaire de Saint-Sulpice o� l'�tude
st�rile de la th�ologie n'avait point absorb� toutes ses forces, il se
livra � de profondes recherches sur la _marche �gar�e de l'esprit
humain_. Ses m�ditations se tourn�rent vers la politique. Quand les
vieilles institutions sociales furent attaqu�es, il se montra tout �
coup sur la br�che. Son caract�re �tait timide, effet in�vitable de la
solitude dans laquelle il avait v�cu; mais il poss�dait la hardiesse de
l'esprit. Taciturne, il gardait en lui-m�me ses pens�es, et quand le
moment de les dire �tait venu, il les ac�rait comme des fl�ches.

L'Assembl�e, r�duite au tiers �tat par l'absence volontaire de la
noblesse et du clerg�, poursuivait ses travaux. Cette marche inqui�ta
s�rieusement la cour, qui r�solut de suspendre les s�ances. Une mesure
aussi arbitraire �tait bien faite pour jeter la consternation dans
Versailles et la guerre civile dans Paris. On annon�a une s�ance royale
pour le 23 juin. Puis, sous pr�texte de travaux � faire pour la
d�coration du tr�ne, un d�tachement de soldats s'empare de la salle des
�tats, et en d�fend l'entr�e: la nation est mise � la porte de chez
elle.

O� aller?

Les d�put�s ahuris ouvrirent entre eux des avis diff�rents. D�j�
plusieurs brochures avaient �mis le voeu que l'Assembl�e nationale e�t
son si�ge � Paris. S'y transporterait-on? Les sages recul�rent devant
cette r�solution extr�me. Les uns voulaient s'assembler sur la place
d'Armes et d�lib�rer � ciel ouvert; invoquant en faveur de leur opinion
les souvenirs de notre histoire, ils proposaient de tenir un _champ de
mai_. D'autres criaient: �A la terrasse de Marly!� On flottait entre
ces avis contradictoires, quand on apprit que Bailly, d'apr�s le
conseil du d�put� Guillotin, avait choisi pour lieu de la s�ance la
salle du Jeu-de-Paume.--Bailly avait la figure longue, grave et
froide, un peu le profil calviniste. Son opposition � l'ancien r�gime
�tait aussi calme qu'inflexible. Il avait obtenu tr�s-longtemps le
_prix de sagesse_; on d�signait ainsi une pension accord�e aux
�crivains s�rieux et tranquilles. Astronome, il avait �tudi� la marche
de la R�volution tout en suivant le mouvement des corps c�lestes. De
m�me que les mondes observ�s dans l'espace, l'esprit humain est soumis
� des lois: c'est un �quivalent de ces lois que Bailly, homme d'ordre,
aurait voulu introduire dans la soci�t� de son temps. Revenons aux
d�put�s errants dans les rues de Versailles par une journ�e pluvieuse
et triste. Le peuple escorte avec respect et en silence ces
repr�sentants de la nation bless�s dans leurs droits et dans leur
dignit�. La salle du Jeu-de-Paume, triste et nue, convenait � la
circonstance. Tous les membres influents des commumes �taient r�unis.
On remarquait surtout parmi eux un ministre protestant, Rabaud
Saint-Etienne; un chartreux, dom Gerle; un cur�, l'abb� Gr�goire
[Note: Un jour le statuaire David accompagnait � Versailles l'abb�
Gr�goire. L'ancien membre de l'Assembl�e nationale voulait revoir cette
salle du Jeu-de-Paume, muet t�moin d'un si grand acte de courage. Il la
retrouve. Tel ses souvenirs l'oppressent, il garde un religieux silence
que son compagnon a la d�licatesse de respecter. Quand David leva les
yeux, il vit de grandes larmes rouler noblement sur les joues du
vieillard. �Si jamais mon amour de la libert� pouvait s'affaiblir,
s'�cria l'abb� Gr�goire, pour le rallumer, je tournerais les regards
vers cette salle!�]. Ce fut un mod�r�, Mounier, de Grenoble, qui
proposa le serment du Jeu-de-Paume: �Les membres de l'Assembl�e
nationale jurent de ne se s�parer jamais jusqu'� ce que la constitution
du royaume et la r�g�n�ration de l'ordre public soient �tablies et
affermies sur des bases solides.� Bailly, d'une voix distincte et
haute, lit la formule du serment, et en sa qualit� de pr�sident jure le
premier. Alors tous les bras se l�vent. L'ivresse du patriotisme �clate
de toutes parts; on s'embrasse; les mains cherchent les mains; tous les
coeurs palpitent, l'enthousiasme d�borde. Cependant le ciel fait
fureur; de larges gouttes de pluie tombent sur le toit de l'�difice; �
l'une des fen�tres d�fonc�es un rideau est tordu par l'orage; le jour
est si sombre qu'on y voit � peine dans la salle. Un �clair d�chire
cette obscurit� sinistre; le tonnerre gronde. Quel moment et quelle
grandeur! Un orage au dehors, une r�volution dans l'assembl�e. A peine
les d�put�s du tiers eurent-ils accompli cet acte de sagesse virile et
d'autorit�, qu'effray�s eux-m�mes de leur audace ils pouss�rent le cri
de _Vive le roi!_ L'illusion de la monarchie constitutionnelle n'�tait
point alors �vanouie. Quoi qu'il en soit, l'effet de cette s�ance fut
�lectrique; les curieux firent entendre au dehors leurs
applaudissements prolong�s qui all�rent se perdre dans les derniers
�clats de la foudre. Les repr�sentants s'�taient montr�s dignes de la
nation: tout �tait sauv�.




II

La s�ance royale--Paroles de Mirabeau--Necker--Troubles �
Paris--Conduite des d�putes--Pris de la Bastille.


Le lendemain (2l juin 1789) �tait un dimanche; on respecta le jour du
repos. Le lundi, l'Assembl�e n'avait point encore trouv� o� s'abriter;
la salle du Jeu-de-Paume ne convenait nullement comme lieu de r�union:
ni si�ges, ni banquettes. Le comte d'Artois l'avait d'ailleurs fait
retenir pour son agr�ment. Le tiers tint s�ance dans l'�glise
Saint-Louis.

L'Assembl�e des communes ne cessait de sommer le clerg�, au nom du Dieu
de paix, de se r�unir � elle. La noblesse �tait surtout attach�e � ses
titres, le clerg� � ses int�r�ts; mais il y a tels moments o� la force
des doctrines d�sarme l'amour-propre des plus obstin�s. L'abb�
Gr�goire, ce g�n�reux transfuge, qui avait assist� la veille � la
fameuse s�ance du Jeu-de-Paume, rejoignit son ordre dans l'intention de
la ramener. Vers une heure, la majorit� du clerg�, l'archev�que de
Bordeaux en t�te, fut introduite dans le choeur. La joie et les
applaudissements �clat�rent; lorsque l'on pronon�a le nom de l'abb�
Gr�goire, l'air retent�t d'acclamations universelles. L'Assembl�e fit
entendre, par la bouche de son pr�sident, des paroles d'union. Bailly
exprima en ces termes le regret de ne pas voir la noblesse si�ger avec
les communes et avec le clerg�: �Des fr�res d'un autre ordre manquent �
cette auguste famille.� Comment pouvait-on supposer des passions
haineuses et subversives chez des hommes qui tenaient un langage si
conforme � l'esprit �vang�lique? L'Assembl�e augmentait ses forces par
la lutte et les d�lais; la cour �puisait les siennes. C'est la seule
fois peut-�tre que l'inaction fut mise au service du progr�s. Quelques
semaines auparavant, le clerg� avait voulu forcer cette inaction
salutaire, en proposant � l'Assembl�e de s'occuper de la mis�re
publique et de la chert� des grains. Cette d�marche n'�tait qu'un
pi�ge; l'Assembl�e ne s'y trompa pas, et elle eut le courage d'y
r�sister. Le clerg� croyait le peuple dispos� � vendre son droit
d'hommes libres pour un morceau de pain; il se trompait. Les grandes
conqu�tes morales ne s'ach�tent que par le sacrifice; la France de la
R�volution pr�f�rait encore � la nourriture mat�rielle le pain de la
parole qui fait les justes, et le pain de la libert� qui fait les
forts.--Le 9, l'Assembl�e avait d'ailleurs institu� un Comit� de
subsistances.

La s�ance royale eut enfin lieu le 23 juin. On commen�a par humilier
les communes. Quelle est cette procession d'hommes noirs qui attendent
dehors, sous une pluie battante, l'ouverture de la salle?--Annoncez la
nation!

Le despotisme, banni depuis quelques mois des affaires du pays, reparut
tout � coup sous des formes si odieuses, que les plus mod�r�s furent
contraints d'ouvrir les yeux. Le roi tint un langage s�v�re,
inconvenant: il mena�a les d�put�s, et leur fit entendre qu'il se
passerait de leur concours, s'il rencontrait chez eux une r�sistance
in�branlable. Il cassa les arr�t�s de l'Assembl�e, qu'il ne reconnut
que comme l'ordre du tiers; les libert�s que la repr�sentation
nationale s'�tait donn�es depuis un mois se trouvaient violemment
reprises, confisqu�es. �Le roi veut, �tait-il dit, que l'ancienne
distinction des trois ordres de l'�tat soit conserv�e en entier, comme
essentiellement li�e � la constitution du royaume.� Ces d�clarations
furent accueillies comme elles devaient l'�tre, par le silence. Dans
les temps de r�volution, l'ombre du pass� marche � c�t� du pr�sent;
elle le d�passe m�me quelquefois, mais c'est pour s'�vanouir. �Je vous
ordonne, messieurs, avait dit le roi en finissant, de vous s�parer tout
de suite.� Presque tous les �v�ques, quelques cur�s et une grande
partie de la noblesse ob�irent; les d�put�s du peuple, mornes,
d�concert�s, fr�missant d'indignation, rest�rent � leur place. Ils se
regardaient, cherchant, dans ce moment-l�, non une r�solution, mais une
bouche pour la dire. Mirabeau se l�ve: �Messieurs, s'�crie-t-il,
j'avoue que ce que vous venez d'entendre pourrait �tre le salut de la
patrie, si les pr�sents du despotisme n'�taient pas toujours dangereux.
Quelle est cette insultante dictature? l'appareil des armes, la
violation du temple national, pour vous commander d'�tre heureux! Qui
vous fait ce commandement? votre mandataire! Qui vous donne des lois
imp�rieuses? votre mandataire, qui doit les recevoir de nous,
messieurs, qui sommes rev�tus d'un caract�re politique et inviolable;
de nous, enfin, de qui vingt-cinq millions d'hommes attendent un
bonheur certain, parce qu'il doit �tre consenti, donn� et re�u par
tous. Mais la libert� des voix d�lib�ratives est encha�n�e: une force
militaire environne les �tats! O� sont les ennemis de la nation?
Catilina est-il � nos portes? Je demande qu'en vous couvrant de votre
dignit�, de votre puissance l�gislative, vous vous renfermiez dans la
religion de votre serment: il ne nous permet de nous s�parer qu'apr�s
avoir fait la constitution.� Alors le grand-ma�tre des c�r�monies,
petit manteau, frisure � l'_oiseau royal_, surmont� d'un chapeau
absurde, s'avan�ant vers le bureau, prononce quelques mots d'une voix
basse et mal assur�e: _Plus haut!_ lui crie-t-on. �Messieurs, dit alors
M. de Br�z�, vous avez entendu les ordres du roi.� Bailly allait
discuter; mais Mirabeau: �Allez dire � votre ma�tre que nous sommes ici
par la volont� du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force
des ba�onnettes!� Il accompagna ces paroles d'un geste de majest�
terrible. Br�z� voulut r�pliquer; il balbutia, perdit contenance et
sortit. �Vous �tes aujourd'hui, ajouta Siey�s avec calme, ce que vous
�tiez hier; d�lib�rons...� Mirabeau, pour couronner la s�ance, propose
aux d�put�s de d�clarer inf�me et tra�tre envers la nation quiconque
pr�terait les mains � des attentats ordonn�s contre eux. Par cet
arr�t�, l'Assembl�e �levait une barri�re morale entre l'arbitraire des
ministres et sa s�ret� personnelle. L'inviolabilit�, ce caract�re
essentiel du souverain, passait aux �lus de la nation.

Necker n'assistait point � la s�ance royale. Cette absence le rendit
populaire. La nouvelle d'une disgr�ce, encourue par ce ministre,
augmenta le trouble des esprits. Il y eut �meute � Versailles.
L'apparition de bandes arm�es jetait la terreur dans les provinces. Des
hommes qui semblaient sortir de terre et y rentrer, tant leurs traces
se perdaient dans les t�n�bres, saccageaient les bl�s verts. La cour se
montrait toujours pr�te � agir; mais la difficult� de d�terminer le roi
�tait extr�me. La noblesse, abandonn�e du clerg�, r�sistait seule et
refusait encore de se r�unir au tiers. Son attachement � ce qu'elle
appelait ses droits �tait fortifi� chez elle par le sentiment de
l'h�r�dit� qui n'existait pas dans l'�glise. Le 25, une minorit� de la
noblesse vint prendre si�ge dans l'Assembl�e. Le 27, le roi �crivit
lui-m�me aux Ordres, les invitant � ne point se s�parer du noyau qui
s'�tait form� dans la grande salle des s�ances. On assure que la veille
Louis XVI avait fait appeler le duc de Luxembourg, pr�sident des
d�put�s de la noblesse. Celui-ci d�roula aux yeux du roi un plan de
d�fense. Le roi, frapp� de l'incertitude du succ�s, aurait r�pondu:
�Non, je ne souffrirai pas qu'un seul homme p�risse pour ma querelle.�
Ce mot, s'il est vrai, montre l'�tat d'isolement o� la couronne s'�tait
plac�e. Les intrigues de la reine et de sa cour n'avaient r�ussi qu'�
mettre le souverain � la t�te d'un parti. La noblesse ne se soumit �
l'invitation du roi qu'avec une r�pugnance extr�me. Quelques
gentilshommes affectaient de dire tout haut qu'il fallait pr�f�rer la
monarchie au monarque. La r�union s'op�ra n�anmoins; � chaque membre
de l'aristocratie qui allait se confondre, sur les banquettes, avec le
reste de l'Assembl�e, l'ancien r�gime s'�vanouissait comme un fant�me.

Les craintes, les soup�ons, les alarmes n'en continuaient pas moins
d'augmenter � la vue des pr�paratifs de guerre civile qui frappaient
les plus confiants dans la loyaut� de Louis XVI. La royaut�
songeait-elle � se d�fendre? Tout l'indique et pourtant elle n'�tait
pas encore attaqu�e; ce fut l� son erreur et l'une des causes de sa
perte. L'Assembl�e en masse �tait alors royaliste. L'historien
distingue bien �a et l�, dans les profondeurs de la salle, des acteurs
qui joueront tout � l'heure un autre r�le: pour les contemporains, cet
avenir �tait voil�. La Montagne �tait en formation dans l'Assembl�e
nationale, mais c'�tait une formation latente. Que font l�-bas ces
trente voix muettes qui parleront si haut dans la suite? Leur heure
n'est pas encore venue. Pour les partis comme pour les hommes
proph�tiques, il faut la pr�paration du silence. Alors les membres des
communes se croyaient d'accord, parce qu'ils attaquaient ensemble les
abus de l'ancienne soci�t�. Les dissentiments devaient sortir de la
victoire. En attendant, contentons-nous de r�sumer la situation
pr�sente. A peine les �tats g�n�raux furent-ils constitu�s, qu'il se
d�clara tout de suite trois pouvoirs en France: la cour, qui voulait
emp�cher la R�volution de s'organiser;--l'Assembl�e, qui marchait dans
la voie des r�formes avec cette lenteur prudente qu'exige la dignit�
repr�sentative;--l'opinion, qui, ma�tresse d'elle-m�me, �tait toujours
contre la cour et en avant de l'Assembl�e. Ces trois pouvoirs avaient
chacun leur si�ge: la cour tenait son quartier g�n�ral au palais de
Versailles; l'Assembl�e rayonnait en dehors des murs du ch�teau;
l'opinion tr�nait � Paris.

Necker, enivr� des suites de cette s�ance royale, o� son absence avait
obtenu tant de succ�s, faisait courir la nouvelle de sa retraite. La
cour s'�tait en effet tourn�e contre lui; chass�, puis rappel�, il
montrait une h�sitation factice � reprendre les r�nes embarrass�es du
gouvernement.

--Nous vous aiderons, s'�cria Target se donnant le droit de parler au
nom de tous, et pour cela m�me il n'est point d'efforts, de sacrifices
que nous ne soyons pr�ts � faire.

--Monsieur, lui dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous
aime point, mais je me prosterne devant la vertu.

--Restez, monsieur Necker, s'�cria la foule, restez, nous vous en
conjurons.

--Parlez pour moi, monsieur Target, dit le ministre sensiblement �mu,
car je ne puis parler moi-m�me.

--H� bien, messieurs, je reste! s'�cria alors Target; c'est la r�ponse
de M. Necker.

Il resta.

[Illustration: Camille Desmoulins au Palais-Royal.]

Le peuple de Versailles �tait tr�s-loin d'aimer l'ancien r�gime
monarchique, il l'avait vu de trop pr�s pour cela. Malgr� quelques
t�moignages de reconnaissance donn�s au roi, � la reine m�me, pour le
maintien du ministre, tout rentra dans une opposition taciturne. Chaque
jour les frayeurs augmentaient avec l'arriv�e continuelle des troupes.
Une arm�e pesait sur l'Assembl�e naissante. Celle-ci, de son c�t�,
�tait r�duite � l'impuissance. Elle ne pouvait sortir de cet �tat
critique sans l'intervention de la force.--Paris se leva.

Les mouvements commenc�rent le 30. Le peuple est femme,
_plebs_.--Accessible aux �motions, son premier acte est presque
toujours dirig� par le coeur. Cette r�volution, qu'on accuse d'avoir
peupl� les cachots, commen�a par en ouvrir les portes. Onze soldats du
r�giment des gardes-fran�aises �taient d�tenus � la prison de l'Abbaye,
comme faisant partie d'une soci�t� secr�te dont les membres avaient
jur� d'�pargner le sang de leurs concitoyens. Ils devaient �tre
transf�r�s, la nuit m�me, � Bic�tre, _ainsi que de vils sc�l�rats_. On
court � l'Abbaye, on les d�livre. Quelques autres prisonniers
militaires sont mis en libert�. On distinguait parmi eux un vieux
soldat qui, depuis plusieurs ann�es, �tait renferm� � l'Abbaye. Ce
malheureux avait les jambes extr�mement enfl�es et ne pouvait que se
tra�ner. On le mit sur un brancard et des bourgeois le port�rent.
Accoutum� depuis un grand nombre d'ann�es � n'�prouver que les rigueurs
des hommes:--Ah! messieurs, s'�cria le vieillard, je mourrai de tant
de bont�s!

Il y eut, d�s ce moment, les _soldats de la patrie_ (les
gardes-fran�aises) et les soldats du roi,--qui �taient pour la plupart
�trangers.

Le lendemain, une d�putation de jeunes gens se rendit � Versailles pour
r�clamer l'intercession de l'Assembl�e nationale en faveur des braves
qu'on venait de soustraire � la brutalit� de leurs chefs. Cette
d�marche �tait alors contraire � tous les usages de la monarchie.
C'�tait la premi�re fois que des citoyens, d�pourvus de tout caract�re
public, prenaient sur eux-m�mes l'initiative et la responsabilit� d'une
pareille d�marche. Il y eut des murmures. On promit n�anmoins
d'invoquer la cl�mence du roi. [Note: Les gardes-fran�aises obtinrent
en effet leur gr�ce du roi, apr�s s'�tre reconstitu�s d'eux-m�me
prisonniers.] La situation de l'Assembl�e �tait difficile, plac�e
qu'elle �tait entre une cour factieuse et un peuple � la veille de se
r�volter.

La contagion des id�es nouvelles avait gagn� l'arm�e. La cour ne
pouvait plus compter que sur les r�giments suisses, allemands; triste
et singulier spectacle que celui du Champ-de-Mars occup� par une milice
�trang�re! Paris �tait remu� d'un souffle inconnu. Les royalistes
constern�s, stup�faits, ne comprenant rien � ce soul�vement des grandes
eaux populaires, se livraient � mille terreurs chim�riques; les uns
accusaient le duc d'Orl�ans, les autres Mirabeau; leurs imaginations
malades voyaient partout des complots ourdis contre leurs privil�ges.
En fait de complots, il n'y en avait qu'un seul: la nation tout enti�re
conspirait au grand jour contre un r�gime d�cr�pit et abhorr�.

A Paris, la disette croissait toujours. La pr�sence des troupes
augmentait encore la raret� des subsistances. On s'arrachait avec une
sorte de rage, � la porte des boulangers, un morceau de pain noir,
amer, terreux. Des rixes fr�quentes �clataient entre les marchands et
la population affam�e. Les ateliers �taient d�serts.

Le 6 juillet, l'assembl�e des �lecteurs de Paris se r�unit � l'H�tel de
Ville. La situation devenait de plus en plus mena�ante. Trente-cinq
mille hommes �taient �chelonn�s entre Paris et Versailles. On en
attendait, disait-on, vingt autres mille. Des trains d'artillerie les
suivaient. Le mar�chal de Broglie venait d'�tre nomm� commandant de
l'arm�e r�unie sous les murs de la ville. Les ordres secrets, des
contre-ordres pr�cipit�s, jetaient l'alarme dans tous les coeurs.

Il se pr�parait visiblement une attaque � main arm�e contre les
citoyens. La st�rilit� avait d�j� d�sol� la terre des campagnes;
maintenant c'�tait la guerre qui allait promener la faux sur nos
villes. La main qui semait tous ces maux �tait connue. �Je demande,
disait l'abb� Gr�goire, qu'on d�voile, d�s que la prudence le
permettra, les auteurs de ces d�testables manoeuvres, qu'on les d�nonce
� la nation comme coupables de l�se-majest� nationale, afin que
l'ex�cration contemporaine devance l'ex�cration de la post�rit�.� On
nommait ouvertement la reine, le comte d'Artois, le prince de Cond�, le
baron de Bezenval, le prince de Lambesc. A l'exemple de cet insens�
despote qui faisait fouetter la mer, la cour voulait ch�tier la
R�volution.

Paris �tait dans la plus grande fermentation; un �crit avait paru qui
cherchait � calmer les esprits et � les armer de patience. �Citoyens,
s'�criait l'auteur, les ministres, les aristocrates soufflent la
s�dition; vous d�concerterez leurs perfides manoeuvres. Soyez
paisibles, tranquilles, soumis au bon ordre, et vous vous jouerez de
leur horrible fureur. Si vous ne troublez pas cette pr�cieuse harmonie
qui r�gne � l'Assembl�e nationale, la R�volution la plus salutaire, la
plus importante se consomme irr�vocablement, sans qu'il en co�te ni
sang � la nation, ni larmes � l'humanit�.� Cet �crit, plein de
mod�ration, sortait des mains d'un homme qui n'avait encore soulev� de
bruit que par ses livres de science, Marat.

La R�volution, faite sans une goutte de sang, �tait le r�ve de toutes
les �mes g�n�reuses; mais au point o� en �taient arriv�es les
animosit�s de la cour et celles de la ville, un conflit devenait
in�vitable. Du 11 au 12, le bruit court que les _brigands_ (lisez le
peuple) viennent de mettre le feu aux barri�res de la Chauss�e-d'Antin.
Des ouvriers, que la chert� des vivres r�duisait au d�sespoir,
croyaient abolir ainsi les droits d'entr�e. Des gardes-fran�aises,
envoy�s pour repousser les assaillants, rest�rent tranquilles
spectateurs du d�sordre. Le moyen de tirer sur des hommes qui, r�duits
� lutter depuis longtemps contre les horreurs de la faim, n'�taient
plus que des cadavres vivants!

La cour n'abandonnait pas ses projets sinistres. Des r�giments suisses
et des d�tachements du Royal-Dragon campaient au Champ-de-Mars avec de
l'artillerie! Provence et Vintimille occupaient Meudon; Royal-Cravate
tenait S�vres. Ainsi serr�, Paris ne bougerait pas. On esp�rait alors
profiter de son inaction pour casser les �tats g�n�raux. Les membres de
l'Assembl�e, enlev�s pendant la nuit, devaient �tre dispers�s dans le
royaume. Les plus mutins paieraient pour les autres. Une liste de
proscription �tait arr�t�e dans le comit� de la reine. Soixante-neuf
d�put�s, � la t�te desquels figuraient Mirabeau, Si�y�s, Bailly, Camus,
Barnave, Target et Chapellier, devaient �tre renferm�s dans la
citadelle de Metz, puis ex�cut�s comme coupables de r�bellion. [Note:
On trouva plus tard dans le cabinet du stathouder le texte d'une esp�ce
de jugement contre les d�put�s r�calcitrants que la cour avait d�cid�
de _pendre_, de _rouer_ et _d'�carteler_; ce sont les termes m�mes de
la sentence.]

Le signal convenu pour cette Saint-Barth�lemy des repr�sentants de la
nation �tait le changement de minist�re. Un �v�nement ne tarda point �
justifier ces bruits et � prouver qu'ils n'�taient pas d�pourvus de
fondement. Necker allait se mettre � table, quand il re�ut l'ordre de
quitter le royaume; il lut la lettre du roi et d�na comme �
l'ordinaire; apr�s d�ner, sans m�me avertir sa famille, il monta dans
sa voiture et gagna la route de Flandre. L'Assembl�e se trouvait tout �
fait d�couverte par la retraite du ministre constitutionnel. Assise au
milieu d'un camp, elle d�lib�rait sous les ba�onnettes. Un mouvement de
plus, et la repr�sentation allait p�rir. La nouvelle du renvoi de
Necker arriva le 12 � Paris.

Le Palais-Royal �tait rempli d'une foule agit�e. D'abord un triste et
long murmure, bient�t une rumeur plus redoutable s'y fit entendre.

--Qu'y a-t-il donc?

--Et que voulez-vous qu'il y ait de plus? M. Necker est exil�.

Le peuple est comme les femmes, il faut toujours qu'il aime quelqu'un;
Necker, le favori du moment, avait aux yeux de tous le m�rite tr�s-r�el
de sa disgr�ce. L'opinion depuis quelques jours grondait; la fatale
nouvelle mit le feu au volcan.

En ce moment, il �tait midi, le canon du palais vint � tonner. La foule
�tait tellement pr�par�e aux �v�nements extraordinaires que ce bruit
p�n�tra toutes les �mes d'un sombre sentiment de terreur. Un jeune
homme, Camille Desmoulins, monte sur une table. L'h�ro�sme de la
libert� est peint sur son visage. Les cheveux au vent, la t�te � demi
renvers�e, les yeux pleins d'une sainte indignation: �Citoyens,
s'�crie-t-il, nous allons tous �tre �gorg�s, si nous ne courons aux
armes!� A ces mots, il agite une �p�e nue et montre un pistolet. �Aux
armes!� r�p�te avec transport toute cette multitude entra�n�e. Il
fallait un signe de ralliement. L'orateur attache une feuille verte �
son chapeau. Tout le monde l'imite. En un moment, les marronniers du
jardin sont d�pouill�s. Voil� le peuple debout!

On envoie des ordres pour fermer les spectacles, les salles de danse.
En m�me temps, un groupe de citoyens se rend chez Curtius qui tenait un
cabinet de figures en cire. On enl�ve les bustes de Necker et du duc
d'Orl�ans, qu'on disait �galement frapp� d'un ordre d'exil. On les
couvre d'un cr�pe noir en signe d'affliction publique, et on les porte
dans les rues au milieu d'un nombreux cort�ge d'hommes arm�s de b�tons,
d'�p�es, de pistolets ou de haches. Cette sorte de procession
tumultueuse traverse les rues Saint-Martin, Gren�tat, Saint-Denis, la
Ferronnerie, Saint-Honor�, en d�sordre, mais avec une certaine
solennit�. On enjoint � tous les citoyens qu'on rencontre de mettre
chapeau bas. Cette marche, tout � la fois fun�bre, d�guenill�e et
mena�ante, �tait pr�c�d�e de tambours voil�s en signe de deuil. On
arrive sur la place Vend�me. En ce moment, un d�tachement de dragons,
qui stationnait devant les h�tels des fermiers g�n�raux, fond sur cette
foule. Le buste de Necker est bris�. Tout le monde se disperse: un
garde-fran�aise sans armes demeure ferme et se fait tuer.

Une autre foule ayant �t� charg�e, au milieu du jardin des Tuileries,
par le prince de Lambesc, alla porter l'effroi dans les rues et les
faubourgs. La ville n'eut plus qu'un cri: �Aux armes!� Dans la soir�e,
les gardes-fran�aises se r�unirent au peuple. Sous la blouse, sous
l'uniforme, n'�tait-ce pas le m�me coeur? L'incendie des barri�res
continua. Terrible spectacle que la capitale si violemment agit�e, et
entour�e d'une ceinture de feu! Quelle vision! Le Palais-Royal, cet
oeil vigilant des op�rations publiques, resta ouvert toute la nuit. On
d�fon�a quelques boutiques d'armuriers. Telle �tait, du reste, la
grandeur du sentiment national, que dans Paris, cette ville bloqu�e,
sans tribunaux, sans police, � la merci de cent mille hommes errant au
milieu de la nuit et la plupart manquant de pain, il ne se commit pas
un seul vol, un seul d�g�t. L'ordre venait de sortir du d�sordre; un
pouvoir nouveau naissait de l'insurrection: quelques patrouilles
bourgeoises se montraient dans les rues, et � six heures du soir les
�lecteurs de Paris s'�taient rendus � l'H�tel de Ville, o� ils tinrent
conseil. Un homme du peuple en chemise, sans bas, sans souliers, le
fusil sur l'�paule, montait bravement la garde � la porte de la grande
salle.

Le m�me soir, six ou sept cents d�put�s se r�unirent, � Versailles,
dans la salle des s�ances. En l'absence du pr�sident, l'abb� Gr�goire,
l'un des secr�taires, occupa le fauteuil. Les vastes galeries �taient
remplies de spectateurs; la nouvelle des troubles qui agitaient Paris
causait une inqui�tude indescriptible; la plupart des physionomies
�taient sombres. Gr�goire crut qu'il fallait rassurer tout ce monde par
une sortie vigoureuse contre les ennemis de la paix. �Le ciel,
s'�cria-t-il, marquera le terme de leurs sc�l�ratesses; ils pourront
�loigner la R�volution, mais, certainement, ils ne l'emp�cheront pas.
Des obstacles nouveaux ne feront qu'irriter notre r�sistance; � leurs
fureurs, nous opposerons la maturit� des conseils et le courage le plus
intr�pide. Apprenons � ce peuple qui nous entoure que la terreur n'est
pas faite pour nous.... Oui, messieurs, nous sauverons la libert�
naissante qu'on voudrait �touffer dans son berceau, fall�t-il pour cela
nous ensevelir sous les d�bris fumants de cette salle! _Impavidum
ferient ruinae!_� Un applaudissement g�n�ral couvrit ce discours. Il
fut aussit�t d�cid� que la s�ance serait permanente: elle dura
soixante-douze heures. Des vieillards pass�rent la nuit sur leurs
si�ges. A chaque instant, la salle pouvait �tre militairement envahie;
tous les membres de l'Assembl�e �taient d�cid�s � mourir plut�t que de
quitter leur poste. Il est bon de se reporter � ces nuits d'alarmes:
voil� pourtant ce que l'enfantement de la libert� co�ta d'angoisses, de
veilles et de d�vouement aux conscrits de 89!

La journ�e du 13, � son lever, �claire une ville mena�ante. Le tocsin
sonne, Paris demande toujours des armes; les serruriers forgent des
piques; les plombiers coulent des balles: mais o� sont les fusils? On
va en demander � l'H�tel de Ville, aux Chartreux: rien! on ne trouve
rien. Quelques-uns courent au garde-meuble et enl�vent les armes qu'on
y conservait: ces armes �taient en g�n�ral fort belles, mais en petit
nombre. L'�p�e de Turenne, l'arquebuse de Charles IX, les pistolets de
Louis XIV, passent aux mains obscures du peuple. Les engins du
despotisme se retournent contre les oppresseurs. [Note: Ces armes,
ainsi que celles qui avaient �t� prises dans la boutique des armuriers,
furent fid�lement remises apres le combat.] Les prisons de la Force
sont ouvertes et les prisonniers d�livr�s, except� les criminels. Du
fer et du pain, c'est tout le voeu de ces hommes qui courent les rues
en chemise et la manche retrouss�e. Un amas de bl� ayant �t� trouv� au
couvent des Lazaristes, on le fait conduire � la halle dans des
voitures.

L'�v�nement de la journ�e est l'organisation d'une garde bourgeoise
pour r�tablir la s�ret� dans la ville. �C'est le peuple, avait dit un
d�put�, qui doit garder le peuple.� Le cur� de Saint-�tienne-du-Mont
marche au milieu de ses paroissiens capables de porter les armes. �Mes
enfants, leur dit-il, cela nous regarde tous; car nous sommes tous
fr�res.� Un bateau charg� de poudre � canon ayant �t� d�couvert, un
autre abb� se charge d'en faire la distribution au peuple. Les cloches
m�mes des �glises servent � donner au mouvement un caract�re solennel:
ces grandes voix d'airain qui convoquaient les hommes � la pri�re les
appellent maintenant � la conqu�te de leurs droits et de leurs
libert�s.

La nuit descend sur Paris inquiet, �veill�. Des divisions de soldats du
guet, des gardes-fran�aises, des patrouilles bourgeoises parcourent les
rues; quelques bandes continuent � errer, demandant du pain et des
armes. La sombre attitude de ces hommes dont les desseins sont
inconnus, le bruit des crosses de fusil sur le pav�, les feux allum�s
sur les places publiques, tout redouble l'effroi des vieux royalistes.
Les mots d'ordre �chang�s �a et l� entre les patrouilles donnent
quelquefois lieu � des m�prises et � des fausses alertes qui se
transmettent d'un quartier de la capitale � l'autre. Tout s'�meut, puis
tout rentre dans le silence. Ce calme n'est plus interrompu que par le
sinistre hoquet du tocsin. Un rang de lampions pos�s sur les crois�es
du premier �tage borde toutes les maisons de chaque rue et aide �
surveiller les manoeuvres des tra�tres. De moment en moment, on entend
retentir ce cri; �Soignez vos lampions; l'ennemi est dans les
faubourgs.� Des signaux convenus indiquent quand il faut les �teindre
et quand il faut rallumer. Des hommes arm�s de leviers, de sabres, de
b�tons, de fourches, mont�s jusque sur le toit des maisons, guettent
l'ombre m�me d'un danger possible. Des femmes, des jeunes filles
presques nues, un jupon serr� autour de la taille, arrachent
p�niblement tous les pav�s de leur cour et, pliant sous le fardeau, les
transportent dans leur chambre. Gare aux soldats qui passeront sous
leurs fen�tres!

Que l'ennemi vienne maintenant, il trouvera une ville fermement r�solue
� se d�fendre!

L'Assembl�e, depuis deux jours, accusait hautement la cour et
l'invitait � �loigner cet appareil de guerre qui tenait la ville en
agitation; mais elle n'en obtenait que des r�ponses vagues ou
mena�antes.

�On nous fit attendre dans une salle, raconte Bar�re: le roi passa dans
son cabinet, dont les rideaux cramoisis, mal joints ou mal ferm�s, nous
laiss�rent voir le jeu des physionomies des ministres et les mouvements
des princes, qui semblaient port�s � des actes de s�v�rit�. Tous les
membres de la d�putation voyaient cette pantomime politique � travers
les grands verres de Boh�me qui sont � ces crois�es.� L'irr�solution du
roi tenait � son caract�re; l'obstination de la reine � un orgueil de
femme: l'ignorance o� ils �taient tous les deux des forces r�elles de
l'opinion publique acheva de les perdre. Louis XVI ne comprenait rien �
ce qui se passait, depuis deux mois, autour de lui: son insouciance ne
fut pas un instant �branl�e. Il �crivait un journal dont voici quelques
feuillets:

�Le 1er juillet 1789.--Mercredi. Rien. D�putation des �tats.

�Jeudi 2.--Mont� � cheval � la porte du Maine, pour la chasse du cerf �
Port-Royal. Pris un!

�Vendredi 3.--Rien.

�Samedi 4.--Chasse du chevreuil au Butard. Pris un et tu� vingt-neuf
pi�ces.

�Dimanche 5.--V�pres et salut.

�Lundi 6.--Rien.

�Mardi 7.--Chasse du cerf � Port-Royal. Pris deux.

�Mercredi 8.--Rien.

�Jeudi 9.--Rien. D�putation des �tats.

�Vendredi 10.--Rien. R�ponse � la d�putation des �tats.

�Samedi 11.--Rien. D�part de M. Necker.

�Dimanche 12.--V�pres et salut. D�part de MM. de Montmorin,
Saint-Priest et de la Luzerne.

�Lundi 13.--Rien.� Il avait pris m�decine.

Il est probable que le roi ne savait rien ou presque rien de ce qui se
passait dans la capitale. Averti par les d�put�s du tiers, il croyait
que ces hommes avaient int�r�t � le tromper, � grossir le caract�re des
�v�nements. De perfides conseillers profitaient de cette faiblesse
d'esprit pour obscurcir son jugement et lui d�guiser la v�rit�. Il se
trouva m�me un certain baron de Breteuil, qui, s'�rigeant en messie
royaliste, promit de raffermir, en trois jours, le temple de l'autorit�
�branl� par les factieux. Or, le troisi�me jour, le peuple �tait ma�tre
de Paris et du roi.

Le 14 juillet 1789, la grande ville poussa deux cris; �Aux
Invalides!--A la Bastille!� On alla d'abord � l'H�tel des Invalides o�
l'on savait qu'il y avait des armes. Les _volontaires_ du Palais-Royal,
des Tuileries, de la Basoche, de l'Arquebuse, marchaient en rangs
serr�s et le fusil sur l'�paule. La veille c'�tait une cohue,
aujourd'hui c'est une arm�e. Cette arm�e, assembl�e � la h�te,
connaissait mal sans doute les r�gles de la discipline; mais la
puissance invisible de l'esprit public la soulevait. Personne ne
commandait; tout le monde sut ob�ir. Ce n'�tait pas une exp�dition sans
danger: on savait que trois r�giments �taient camp�s au Champ-de-Mars;
le gouverneur des Invalides avait des armes, des munitions, et un fort
d�tachement du r�giment d'artillerie de Toul avec ses pi�ces. Qui prit
tout cela? L'opinion. Le soldat se sentait circonvenu, caress�,
suppli� par ces hommes du peuple qui �taient ses fr�res, par ces jeunes
filles qui �taient ses soeurs. L'ennemi n'�tait d�j� plus l'ennemi; il
riait, il buvait, il �tait charm�; les d�serteurs sont d�sormais ceux
qui restent sous le drapeau de la cour au lieu de se rallier aux
couleurs de la patrie. On enleva de l'H�tel 28 000 fusils et 20 pi�ces
de canon: tout ce qui n'�tait pas arme de guerre fut respect�. On
distribua sur-le-champ des fusils et de la poudre: voil� le peuple
arm�.

Vers onze heures, le ciel, jusque-l� voil�, se d�couvrit. Un soleil
r�volutionnaire chauffait toutes les t�tes. Alors sortit de la foule
une grande voix qui disait: �A la Bastille! A la Bastille!�

Cette forteresse �tait d�test�e. Le peuple se montra d�sint�ress� dans
la haine qu'il lui portait; car, apr�s tout, elle ne lui avait rien
fait � lui. Cette sombre prison d'�tat n'avait point �t� construite
pour des manants. Il fallait �tre � peu pr�s gentilhomme pour avoir
l'honneur d'y �tre renferm�, ou comme Voltaire, Mirabeau et tant
d'autres, avoir �crit pour la cause du peuple et de la libert�. C'�tait
un des motifs de la haine du peuple. Cette forteresse inqui�tait
d'ailleurs les Parisiens � d'autres titres. Du haut de ses huit grosses
tours ne pouvait-elle �craser la foule sous la mitraille de ses bouches
� feu, foudroyer certains quartiers de la ville? Le faubourg
Saint-Antoine avait cette citadelle-l� sur le coeur. L'importance de la
Bastille �tait grande au point de vue strat�gique, mais bien plus
grande encore �tait la signification qui s'y rattachait. Elle
repr�sentait la pr�rogative royale et l'ancien r�gime. C'�tait la
contre-r�volution �norme, massive et scell�e dans la pierre. La
destruction de tout autre �difice public n'eut �t� qu'un acte de
vandalisme; la Bastille renvers�e, tout ce qui restait en France du
pouvoir absolu s'�croulait. Cette v�rit� fut aussit�t comprise de tous:
le peuple a des �clairs de g�nie; il ne raisonne point, il devine.

Parmi les assaillants, quelques hommes d�termin�s avaient r�ussi �
rompre les cha�nes du pont-levis qui gardait l'entr�e de la premi�re
avant-cour de la Bastille; c'est alors que le feu commen�a. Tout le
monde se lan�a dans un tourbillon de fum�e. Devant ces remparts
h�riss�s de canons, les citoyens se confondirent dans un m�me �lan,
dans la m�me d�termination de vaincre ou de mourir. Des enfants (le
gamin de Paris existait d�j�), m�me apr�s les d�charges du fort,
couraient �a et l� pour ramasser les balles ou la mitraille. Furtifs et
pleins de joie, ils revenaient s'abriter et pr�senter ces munitions de
guerre aux gardes-fran�aises qui les renvoyaient, par la bouche du
canon, aux assi�g�s. Les femmes, de leur c�t�, secondaient les
op�rations avec une ardeur incroyable. On distinguait parmi elles, en
agile amazone, robe de drap bleu, chapeau � la Henri IV sur l'oreille,
large sabre au c�t�, deux pistolets � la ceinture, une jolie Li�geoise.
La fum�e de la poudre l'enivre; elle pousse, elle exalte les
assaillants. Son histoire �tait celle de toutes les femmes galantes:
aim�e, puis trahie. Dans ses emportements et ses fureurs de chatte,
elle jette mille impr�cations contre la Bastille. On voit � c�t�
d'elle, dans la foule, d'autres grandes p�cheresses, qu'un sentiment
nouveau, extraordinaire, immense, venait aussi de convertir.
Aujourd'hui, elles n'ont plus qu'un amant: le peuple. Leur coeur est
tout � la R�volution; et comme les anciennes Gauloises, elles inspirent
les combattants. Parmi ces derniers, il y a des gens sans aveu et �
figure livide: le feu purifie tout. La plupart se montrent h�ro�ques.
Frapp�s, ils tombent en criant: �Nos cadavres serviront du moins �
combler les foss�s!�

[Illustration: Robespierre.]

Au milieu de ce d�vouement g�n�ral et de cette ardeur, un trait
particulier de courage sur mille m�rite d'�tre signal� par l'histoire.
Les assaillants avaient cess� le feu; � un signal donn�, une planche
est jet�e sur l'un des foss�s qui entouraient la Bastille: un citoyen
s'�lance et tombe; un autre, le fils d'un huissier, Maillard, s'avance
sans broncher sur ce pont �troit et dangereux. Tout � coup un cri
s'�l�ve: �La Bastille se rend!� Elle, cette forteresse que Louis XI,
Louis XIV et Turenne jugeaient imprenable,--oui, la Bastille demande �
capituler.

Pendant ce temps-l�, les �lecteurs d�lib�raient � l'H�tel de Ville;
hommes de peu de foi, ils regardaient le si�ge de cette forteresse
comme une entreprise t�m�raire. Soudain un autre grand cri s'�l�ve dans
les airs: �La Bastille est prise!�

Hommes, femmes et enfants se pr�cipitent alors comme un torrent vers la
place de Gr�ve. Des citoyens bizarrement arm�s, noirs de poudre,
portent en triomphe dans leurs bras un jeune officier des
gardes-fran�aises, �lie, dont la conduite avait �t� magnanime. Les
vainqueurs affect�rent de d�filer devant le buste de Louis XIV qui
�tait alors sur la place, en face de l'H�tel de Ville. Lui absent, la
f�te n'e�t point �t� compl�te; il fallait � la monarchie, pour t�moin
de sa d�faite, le plus absolu des rois.

Bient�t toute cette temp�tueuse foule p�n�tre dans la salle o� un
comit� d'�lecteurs appartenant � la classe moyenne s'�taient r�unis:
les murs tremblent, les boiseries craquent. Un homme porte les clefs et
le drapeau de la Bastille; un autre, le r�glement de la prison pendu �
la ba�onnette de son fusil. A la pri�re de l'intr�pide Hullin, d'�lie
et des gardes-fran�aises, qui s'�taient signal�s pendant le si�ge, on
couvre les prisonniers d'un g�n�reux pardon.

Quelques repr�sailles avaient eu lieu dans l'int�rieur de la
forteresse: le mis�rable de Launay, gouverneur de la Bastille, qui
avait fait tirer sur le peuple, fut mis � mort; un tra�tre, Flesselle,
pr�v�t de Paris, qui avait amus� depuis deux jours les Parisiens, pour
se donner le temps de les surprendre, fut abattu dans la foule par une
main rest�e inconnue. L'horreur de ces ex�cutions disparut dans
l'ivresse de la victoire.

Un architecte, le citoyen Palloy, qui �tait au si�ge de la terrible
forteresse, fut charg� de d�truire _le repaire de la tyrannie_. Cet
homme, qui n'est gu�re connu, fit une grande chose dans sa vie, une
seule: il d�molit la Bastille.

La chute de cette c�l�bre prison d'�tat eut dans le monde un
retentissement prodigieux. En France, on crut entendre tomber, d'une
extr�mit� du territoire � l'autre, le pouvoir monstrueux de la force.
D�s que la nouvelle s'en r�pandit � Versailles, [Note: Dans la nuit du
14 juillet, une d�putation s'�tait rendue chez le roi sans rien
obtenir. Louis XVI fixa les yeux constamment sur M. de Mirabeau. Le roi
du pass� regardait tout �tonn� le roi de la R�volution.] la cour, qui
tenait encore ferme dans ses projets d'attaque, fut an�antie. La
terreur passa en un instant du peuple aux agresseurs. Les r�giments,
camp�s au Champ-de-Mars, d�guerpirent pendant la nuit et prirent la
fuite, comme si l'�p�e de la col�re divine s'�tait �tendue sur eux. On
ramena, de ces lieux occup�s nagu�re par une arm�e, plusieurs voitures
charg�es de tentes, de pistolets, de manteaux. Le succ�s au contraire
fit de tous les citoyens un peuple de fr�res. On s'embrassait, on �tait
heureux. Les religieux de divers couvents avaient pris la cocarde aux
couleurs de la nation, blanc, bleu et rouge; ils form�rent des
d�tachements; le temps de la Ligue et de la Fronde �tait revenu. Le
cur� de Saint-�tienne-du-Mont avait march� tout le temps � la t�te de
ses paroissiens. Ces guerriers, en soutane, en froc et en capuchon,
attestaient l'unanimit� de sentiments qui faisait agir toute la ville.
Il se trouvait l� des nobles, des bourgeois, des abb�s, des hommes du
peuple: ils n'avaient tous qu'une volont�, qu'une �me. Comme on n'�tait
pas encore rassur� sur les intentions de la cour, on d�pava les rues,
on �leva des barricades; pr�cautions tr�s-sages sans doute: mais que
pouvait d�sormais la faction royaliste en face d'une Assembl�e
souveraine, d'un peuple en insurrection, d'une arm�e �vanouie?

Pendant que l'on se battait encore � la Bastille, un nombreux
d�tachement de dragons et de cavalerie allemande, re�u dans Paris aux
acclamations de la multitude, venait de reconna�tre le quartier
Saint-Honor� et traversait le Pont-Neuf. Un chef d'escadron commande
alors � ses soldats de faire halte, pour haranguer les citoyens: il
annonce comme une bonne nouvelle la prochaine arriv�e du corps de
dragons, de hussards, et de Royal-Allemand, toute cavalerie qui vient,
dit-il, se r�unir au peuple. Un applaudissement, m�l� de cris de joie,
accueille son discours. Un seul assistant remue la l�vre en signe de
doute. Il s'�lance du trottoir, fend la foule jusqu'� la t�te des
chevaux, saisit par la bride celui de l'officier et somme celui-ci de
mettre pied � terre. L'officier interdit descend de cheval. L'inconnu,
quoique petit et gr�le, exige que le chef remette ses armes et celles
de ses soldats dans les mains du peuple. L'officier garde un silence
qui donne � penser. Ce refus tacite confirme dans ses soup�ons le
citoyen ombrageux, qui se met alors � semer l'alarme parmi les
assistants. Ses gestes et ses paroles r�pandent la m�fiance. La foule
enjoint sur-le-champ aux cavaliers de faire volte-face, et les conduit
� l'H�tel de Ville d'o� le comit� les renvoie tous � leur camp sous
bonne garde.

Cet homme, dont le coup d'oeil vigilant avait peut-�tre �vent� une ruse
et d�jou� une entreprise perfide des royalistes, �tait Jean-Paul Marat.

Le 14, Louis XVI avait �crit sur ses tablettes: �Rien.�

La nouvelle de la prise de la Bastille jeta dans le camp de
l'aristocratie un tel d�couragement que les choses � Versailles
chang�rent de face: le roi n'eut d'autre moyen de salut que de venir
lui-m�me au milieu de l'Assembl�e nationale. La Bastille prise, il se
rendait: l'insurrection de Paris consacra d�finitivement la victoire
des droits sur les privil�ges; sans elle, tout ce qui avait �t� fait
jusque-l� manquait d'une sanction d�cisive. Le serment du Jeu-de-Paume,
l'opposition � la fameuse s�ance royale �taient des actes courageux;
mais ces germes auraient pu �tre st�riles: il fallait le concours de
Paris pour les f�conder et pour leur donner les caract�res d'une
r�volution. L'Assembl�e avait mis dans sa r�sistance la force du
raisonnement; le peuple y mit celle du sentiment et de l'action: alors
tout fut dit. Les r�volutions se font encore plut�t par le coeur que
par la t�te.

Le roi vint � Paris. Il traversa une foule immense: deux cent mille
citoyens formaient sur son passage une haie h�riss�e de ba�onnettes, de
piques, de faux, de b�tons ferr�s: gardes-fran�aises, milice
bourgeoise, religieux, tous �taient confondus sous les armes, tous
�taient amis. On se traitait de fr�res: les riches accueillaient les
pauvres avec bont�; les rangs n'existaient plus, tous �taient �gaux.
Quel beau jour! les femmes du haut des balcons, des crois�es, jetaient
� pleines mains des cocardes patriotiques, des touffes de rubans. La
fraternit� respirait sur tous les visages. Le roi venait chercher la
paix dans cette ville, o�, quelques jours auparavant, il avait fait
entrer la guerre. Le peuple avait le droit de se montrer s�v�re; il fut
cl�ment. On re�ut d'abord Louis XVI dans un silence morne et solennel,
les armes hautes; mais quand il eut pris des mains de Bailly la cocarde
nationale, quand surtout il sortit de l'H�tel de Ville o� il �tait
entr� sans gardes et avec confiance, la s�r�nit� revint sur tous les
visages, et les armes s'abaiss�rent. Il fut reconduit avec tous les
honneurs militaires par les vainqueurs de la Bastille. Les femmes de la
halle cri�rent le long du chemin: Vive le roi!

Cependant il devenait clair que cet homme ind�cis, �pousant tour � tour
la cause de la noblesse par inclination, celle du peuple par raison et
par n�cessit�, �tait un grand obstacle � la marche des �v�nements. Or
les r�volutions n'ont qu'une mani�re d'agir avec les obstacles; elles
les suppriment.

Deux pouvoirs d�mocratiques �taient sortis de l'insurrection, la
municipalit� de Paris et la garde nationale; deux hommes avaient d�
leur �lection aux circonstances, Bailly et La Fayette.

La vieille France, rajeunie par le sentiment du droit, aimait � tourner
ses regards vers le Nouveau-Monde. Le marquis de La Fayette, qui avait
concouru � l'affranchissement des �tats-Unis, fut le h�ros du jour.
Triste rayon de popularit� qui p�lit bient�t sur son front!

L'�lan de Paris se communiqua comme l'�tincelle �lectrique aux
provinces; de toutes parts, les citoyens se r�unirent et
s'associ�rent.--Je m'arr�te: la France, depuis l'ouverture des �tats
g�n�raux, a fait une belle �tape dans la voie qui conduit � la libert�.
La R�volution est demeur�e pure d'exc�s. Sa premi�re victoire n'a point
co�t� une larme; en sera-t-il ainsi dans la suite?

Vain espoir! Ses ennemis ne n�gligent rien pour la provoquer et lui
mettre le glaive � la main.




III

Etat des esprits.--Premi�re �migration.--La disette.--Mort de Foulon et
de Bertier.--Conduite du clerg� fran�ais dans les premiers temps de la
R�volution.


Paris livr� � lui-m�me, Paris l�ch� dans l'ivresse de sa victoire,
inspirait de graves inqui�tudes � certains membres de l'Assembl�e
nationale. Le sentimental et larmoyant Lally fit une motion qui tendait
� calmer l'effervescence des habitants de la grande ville. R�primer
trop t�t l'esprit public, dans les temps de r�volution, c'est
quelquefois l'amollir. Robespierre se leva. On trouve, dans les
premiers mots qu'il fit entendre, les principaux traits de son
caract�re politique: respect et amour de la nation, horreur de
l'intrigue. Il la poursuit, cette intrigue, sous le masque du parti de
la cour, comme il la poursuivra dans la suite sous le masque des
Girondins. Cet homme arrivait � la R�volution, arm� de toutes pi�ces
par l'int�grit� de ses principes. Jusqu'ici du reste rien ne le d�signe
� l'attention; il se confond, il s'efface dans la p�le multitude des
orateurs. Le d�nouement de la R�volution �tait dans cet homme � part;
mais il se montrait encore trop couvert d'ombre pour qu'on p�t
distinguer toute sa valeur.

Un autre d�put�, alors inconnu, tour � tour ami et ennemi de
Robespierre, si�geait sur les m�mes bancs; son nom �tait Bar�re. Voici
le portrait qu'en trace madame de Genlis: �Il �tait jeune, jouissait
d'une tr�s-bonne r�putation, joignait � beaucoup d'esprit un caract�re
insinuant, un ext�rieur agr�able, et des mani�res � la fois nobles,
douces et r�serv�es. C'est le seul homme que j'aie vu arriver de sa
province avec un ton et des mani�res qui n'auraient jamais �t� d�plac�s
dans le grand monde et � la cour. Il avait tr�s-peu d'instruction, mais
sa conversation �tait toujours aimable et toujours attachante: il
montrait une extr�me sensibilit�, un go�t passionn� pour les arts, les
talents et la vie champ�tre. Ses inclinations douces et tendres,
r�unies � un genre d'esprit tr�s-piquant, donnaient � son caract�re et
� sa personne quelque chose d'int�ressant et de v�ritablement
original.� Enfant des Pyr�n�es, il aimait la _constitution de ces
montagnes, d�cr�t�e il y a des si�cles par la nature_, ces vall�es
embellies par des moeurs candides et pastorales; il aimait jusqu'aux
torrents et aux ours, car tout cela c'�tait le pays. Son enfance avait
�t� r�veuse; sa jeunesse fut m�lancolique. �On ne fait pas, �crit-il
lui-m�me, assez attention aux pr�liminaires des grands accidents de la
vie. Ce sont pourtant des avertissements que la Providence nous donne,
mais dont nous profitons rarement, soit qu'ils passent inaper�us, soit
qu'ils arrivent trop tard. Lors de mon mariage, en 1785, qui fut une
grande f�te de famille � Vic et � Tarbes, j'allais � l'autel avec ma
jeune fianc�e; c'�tait au milieu de la nuit; l'�glise �tait
resplendissante de lumi�res; une soci�t� nombreuse de parents et d'amis
nous entourait. Une profonde tristesse me serrait le coeur, et, lorsque
je pronon�ai le _oui_ solennel, des larmes coul�rent involontairement
sur mes joues d�color�es. Il n'y eut que ma m�re qui s'en aper�ut, et
qui, apr�s la messe des �pousailles, me prit la main et la serra contre
sa poitrine.� Ce mariage fut malheureux: attach�e � la cause de
l'aristocratie par go�t et par tradition de famille, la jeune femme ne
pardonna pas � son mari d'avoir embrass� la cause de la nation. Bar�re
exer�ait la profession d'avocat quand le mouvement de la France
l'envoya aux �tats g�n�raux. Il �tait alors pour la monarchie temp�r�e.
Dou� d'une imagination vive, mobile, chauff�e au soleil du Midi, il
avait essay� sa plume dans quelques ouvrages peu connus, couronn�s par
l'Acad�mie de Toulouse. A Paris, il r�digeait, depuis l'ouverture des
�tats, une feuille intitul�e _le Point du Jour_. Nature vive,
s�millante, la vari�t� des impressions s'opposait chez lui � la dur�e.
Bar�re avait dans l'esprit la grande qualit� des femmes, la
p�n�tration. Le mouvement rapide de ses id�es et de ses sentiments ne
lui permit point de se fixer � un principe. Fin, rus�, grand com�dien,
voulant � tout prix sauver sa t�te, cet homme d'�tat fut, selon le
cours des �v�nements, le cam�l�on des diverses nuances r�volutionnaires.

Dans son journal, _le Point du Jour_, il attaquait avec ardeur le parti
de la cour, d�non�ait � l'indignation publique les men�es et les
conduites occultes d'un parti qui pr�f�rait renoncer � la France que
d'abandonner ses pr�tentions et ses privil�ges. D�j�, en effet, le
mouvement de l'�migration avait commenc�. Le fr�re de Louis XVI, le
comte d'Artois, les Cond� et les Conti, les Polignac, les Vaudreuil,
les de Broglie, les Lambesc et d'autres �taient pass�s � l'�tranger.
Une lourde responsabilit� p�se sur la t�te de ces hommes. D�serter son
pays parce que la cause � laquelle on avait rattach� ses int�r�ts est
en p�ril, se faire �tranger par le coeur, se fermer volontairement la
France, quel triste exemple donnait alors la haute aristocratie! Ce
_sauve qui peut_ avait d'ailleurs une autre signification: ces princes,
ces nobles, passaient avec toute vraisemblance pour bien conna�tre la
pens�e de Louis XVI.

Le roi trompait-il donc le peuple de Paris quand il lui disait: �Vous
pouvez avoir confiance en moi?�

Revenons � Paris. La ville �tait calme � la surface, mais, sous le
repos m�me, on distinguait les derni�res agitations de l'orage. Une
circonstance souleva de nouveau toute cette masse d'hommes. Parmi les
accapareurs de bl�s, qu'on accusait d'�tre les auteurs de la mis�re et
de la disette, la clameur publique d�non�ait surtout un nomm� Foulon.
Abhorr� d�s le dernier r�gne, il n'avait v�cu jusqu'� soixante ans que
pour entasser sur sa t�te les accusations les plus graves. Ses
monopoles odieux le couvraient de l'indignation publique: c'�tait son
v�tement, sa chemise de soufre. Il fallait que cet homme se juge�t
lui-m�me bien coupable envers le peuple, puisqu'il avait fait r�pandre
partout le bruit de sa mort et enterrer, � sa place, le cadavre d'un de
ses domestiques. Bien vivant, il avait quitt� Paris le 19 juillet et
s'�tait cach� dans une terre de M. de Sartines, � Viry, petit village
situ� sur la route de Fontainebleau. C'est l� qu'il fut aper�u et saisi
par des paysans qui lui attach�rent sur le dos, par d�rision, une botte
de foin avec un bouquet de chardons. C'�tait une allusion � un propos
atroce qu'avait tenu le mis�rable: �Ces gens-l�, avait-il dit en
parlant de ses vassaux, peuvent bien manger de l'herbe, puisque mes
chevaux en mangent.� Il avait ajout� �qu'il ferait faucher la France�.

Conduit en cet �tat � l'H�tel de Ville de Paris, il fut confront�,
interrog�. On trouva sur lui les morceaux d'une lettre qu'il avait
d�chir�e avec ses dents. Pas une voix ne s'�leva pour le justifier,
Bailly, La Fayette, les membres du Comit� de l'H�tel de Ville, tout le
monde le jugeait tr�s-coupable; et d'un autre c�t� ces honorables
citoyens voulaient �viter l'effusion du sang. Il avait �t� d�cid� qu'au
tomber de la nuit il serait transf�r� secr�tement dans les prisons de
l'Abbaye-Saint-Germain.

--Foulon! nous voulons Foulon! N'a-t-il pas lui-m�me sign� sa sentence
en passant pour mort?

Voil� ce que la foule, accrue d'instant en instant, ne cessait de crier
sur la Gr�ve. Au milieu de cette multitude h�ve, affam�e, il y avait
des hommes qui avaient vu mourir une soeur, un enfant, une femme,
d'�puisement et de mis�re: la nature les rendait f�roces. Le malheureux
entendait gronder � ses oreilles ce mugissement terrible d'un peuple
justement irrit�.

Le Comit� de l'H�tel de Ville insistait toujours, et avec raison, pour
qu'il f�t jug�. �Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, jug� sur-le-champ
et pendu!� Un simulacre de tribunal s'improvisa; il �tait compos� de
sept membres; mais quelle impartialit� devait-on attendre de juges
d�lib�rant sous la pression de telles circonstances? La Fayette
intervint: il �tait encore dans tout l'�clat de sa popularit�.

--Je ne puis bl�mer, dit-il, votre indignation contre cet homme. Je ne
l'ai jamais aim�. Je l'ai toujours regard� comme un grand sc�l�rat, et
il n'est aucun supplice trop rigoureux pour lui.... Mais il a des
complices; il faut que nous les connaissions. Je vais le faire conduire
� l'Abbaye. L� nous instruirons son proc�s et il sera condamn� � la
mort inf�me qu'il n'a que trop m�rit�e.

Vains efforts! La foule grossissait toujours; l'impatience croissait;
bient�t des murmures, ensuite les fureurs. C'est sans r�sultat que des
citoyens, �mus de piti� et voulant qu'on respect�t les formes de la
justice, traversent les groupes et repr�sentent qu'il ne faut pas
verser le sang.

--Le travail du peuple est du sang aussi, reprend cette multitude
indign�e, et le tra�tre l'a bu; il s'est nourri, engraiss� de la faim
publique!

Des groupes nouveaux d�bordent du dehors; cette mar�e vivante pousse
devant elle la foule qui emplissait la salle. Tous s'�branlent, tous se
portent avec l'imp�tuosit� de l'oc�an vers le bureau et vers la chaise
o� Foulon �tait assis. La chaise est renvers�e.

--Qu'on le conduise en prison! commande La Fayette d'une voix qui
cherchait encore � dominer la temp�te.

Des mains implacables ont d�j� saisi le malheureux qui demandait gr�ce;
on lui fait traverser la place de l'H�tel de Ville. Arriv� sous le
r�verb�re qui se trouvait en face de l'�difice, il est attach� � une
corde. La corde casse: �Qu'on en cherche une autre!� On recommence
jusqu'� trois fois pour le hisser � ce gibet improvis�. Une bande de
furieux met � prolonger les horreurs du supplice cette sorte
d'obstination et d'acharnement qu'on d�ploie contre un fl�au public. Ce
qu'ils s'imaginaient pendre dans cet homme, c'�tait la famine.

Le m�me jour, Bertier, gendre de Foulon, intendant de Paris, arrivait
de Compi�gne par la porte Saint-Martin. Le peuple avait divers motifs
de haine contre lui. Bertier passait pour avoir donn� � Louis XVI le
conseil de faire avancer les troupes sur Paris. C'�tait en outre un
administrateur dur et hautain, un coeur de bronze. Il parut tout � coup
entour� d'un rassemblement formidable, assis dans un cabriolet dont on
avait bris� la capote, afin qu'il demeur�t expos� � la vue de tous. Un
�lecteur, �tienne de La Rivi�re, le prot�geait au p�ril de sa vie
contre l'indignation populaire. Des morceaux de pain noir tombaient
dans la voiture.

--Tiens, criaient des voix �touff�es par la col�re, tiens, brigand!
voil� le pain que tu nous as fait manger!

Il fut conduit � l'H�tel de Ville, o� Bailly l'interrogea. Sur l'avis
du bureau, le maire dit:

--A l'Abbaye!

Il �tait plus facile de donner un pareil ordre que de le faire
ex�cuter. Tra�n� sous la lanterne o� l'on avait pendu Foulon, Bertier
r�siste, saisit un fusil et tombe perc� de cent coups de ba�onnette.

Quoiqu'un affreux souvenir s'attache � ces deux ex�cutions sommaires,
il faut pourtant reconna�tre que les auteurs de ces actes � jamais
regrettables se montr�rent d�sint�ress�s. �Les meurtriers, dit Bailly,
respect�rent la propri�t� et les effets de ceux � qui ils s'�taient
permis d'�ter la vie. Tous ces effets, m�me les plus pr�cieux, et
l'argent, ont �t� rapport�s.� [Note: Ce qui �tonne est la froideur des
�crivains du temps vis-�-vis de ces ex�cutions sommaires. Voici tout ce
qu'elles inspirent � l'un d'entre eux: �En voyant ces restes
d�go�tants, je me disais: Qui croirait que ces corps (ceux de Foulon et
de Bertier), maintenant horribles, ont �t� tant de fois baign�s,
�tuv�s, embaum�s, et que ce qui r�volte la nature a si souvent prononc�
des actes d'autorit�, tant humili� d'honn�tes gens, et fait souffrir un
si grand nombre de malheureux!�]

L'ancien r�gime n'a-t-il point d'ailleurs, dans ces massacres, sa part
de responsabilit�? N'est-ce point lui qui avait entretenu le peuple
dans l'ignorance, m�re de toutes les barbaries? La vue des supplices
ordonn�s par les juges du roi n'�tait-elle point bien faite pour
endurcir le coeur des masses? Se souvient-on de Ravaillac et de tant
d'autres, tenaill�s en place de Gr�ve, aux mamelles et aux gras des
jambes, la main droite br�l�e, les plaies inject�es de plomb fondu,
d'huile bouillante, de poix r�sine et de soufre, puis reconduits en
prison, pans�s et m�dicament�s, jusqu'au jour o� leurs membres �tant
renouvel�s de mani�re � endurer de nouvelles tortures, on les ramenait
en Gr�ve pour y �tre rou�s vifs ou tir�s � quatre chevaux? Les douces
moeurs que devaient inspirer au peuple de tels spectacles!

D�tournons nos regards de ces sc�nes sanglantes et reportons-les sur la
France.

Il est un fait qu'il importe de bien �tablir, c'est que le bas clerg�
ne se montra point hostile � la R�volution naissante; des services
furent c�l�br�s dans les �glises pour les citoyens morts au si�ge de la
Bastille. L'abb� Fauchet leur prodigua les tr�sors de son �loquence. Il
avait choisi pour texte de son sermon ces paroles de saint Paul:
_Vocati estis ad libertatem, fratres_: �Fr�res, vous �tes tous appel�s
� la libert�.�

L'orateur faisant allusion � l'�tat g�n�ral des esprits s'�criait du
haut de la chaire: �C'est la philosophie qui a ressuscit� la nation....
L'humanit� �tait morte par la servitude; elle s'est ranim�e par la
pens�e; elle a cherch� en elle-m�me et elle y a trouv� la libert�. Elle
a jet� le cri de la v�rit� dans l'univers; les tyrans ont trembl�; ils
ont voulu resserrer les fers des peuples.... Ils auraient �gorg� la
moiti� du genre humain, pour continuer d'�craser l'autre.... Les faux
interpr�tes des divins oracles ont voulu, au nom du Ciel, faire ramper
les peuples sous les volont�s arbitraires des chefs. Ils ont consacr�
le despotisme; ils ont rendu Dieu complice des tyrans! Ces faux
docteurs triomphaient, parce qu'il est �crit: _Rendez � C�sar ce qui
appartient � C�sar_. Mais ce qui n'appartient pas � C�sar, faut-il
aussi le lui rendre? Or la libert� n'est point � C�sar, elle est � la
nature humaine.� Ce fier langage fut diversement appr�ci�; les princes
des pr�tres et les pharisiens modernes cri�rent au scandale; mais un
tel discours transporta d'enthousiasme tous ceux qui tenaient encore
pour l'alliance du christianisme et de la R�volution. Une compagnie de
garde nationale reconduisit l'abb� Fauchet jusqu'� sa sortie de
l'�glise. On portait devant lui une couronne civique.

[Illustration: Prise de la Bastille.]

Pr�tre jans�niste et mystique, il avait embrass� de bonne foi et avec
tout l'�lan d'une imagination ardente le nouveau dogme de la libert�,
de l'�galit� et de la fraternit�. Son tort, et il l'expia cruellement,
fut de croire qu'on put allier deux ordres d'id�es inconciliables.

L'influence de cette erreur propag�e par quelques autres
eccl�siastiques, tels que le cur� de Saint-�tienne-du-Mont, fit reculer
l'esprit public jusqu'aux formes les plus superstitieuses et les plus
na�ves. On mit la R�volution naissante sous la protection de sainte
Genevi�ve; on la voua au blanc. Chaque jour, c'�taient des processions
solennelles: le bataillon du quartier, avec de la musique, les femmes
du march�, les jeunes filles, allaient porter des actions de gr�ces et
un bouquet � la patronne de Paris. Au retour, elles se rendaient chez
le maire.

�Tous les jours, raconte Bailly, j'avais des compliments et des
brioches; j'�tais bien f�t� et bien bais� par toutes ces demoiselles.�

Les citoyens du district du faubourg Saint-Antoine se r�unirent quand
leur tour fut venu: � leur t�te marchaient les jeunes vierges v�tues de
blanc; tout le cort�ge allait faire b�nir un mod�le de la Bastille. Les
vainqueurs entouraient fi�rement ce simulacre d'une forteresse d�truite
par la main du peuple; quelques-uns portaient en troph�e les drapeaux
et les armes des vaincus. On ne doutait pas que ces d�pouilles ne
fussent agr�ables au dieu de la libert�.

Il est aujourd'hui permis de se demander si ces gages de sympathie
donn�s par le clerg� de 89, au r�veil d'un grand peuple, �taient bien
sinc�res. Nous avons mille motifs pour en douter. Un contemporain,
Rabaut-Saint-�tienne, ministre protestant, est d'ailleurs plus � m�me
que tout autre de nous renseigner � cet �gard. �Le clerg�, dit-il,
cherche encore, dans une religion de paix, des pr�textes et des moyens
de discorde et de guerre; il brouille les familles dans l'espoir de
diviser l'�tat: tant il est difficile � ce genre d'hommes de savoir se
passer de richesses et de pouvoir!�

Nous verrons d'ailleurs plus tard jusqu'o� le bas clerg� suivit la
R�volution Fran�aise et � quelle borne il s'arr�ta.




IV

Troubles et soul�vements dans les campagnes--Henri de Belzunce--Un
�pisode de la R�volution � Caen.


Une grande nouvelle se r�pandit, le 19 juillet, dans les rues de Paris:
les campagnes s'agitent; des bandes arm�es viennent de se montrer
jusque dans les districts ruraux qui avoisinent la capitale. �Les
paysans sont ici! ils sont l�!� On y courait; on battait les champs:
que d�couvrait-on? Rien. Pas m�me la trace des pieds nus ou des sabots.
C'�tait une arm�e invisible qui sortait de terre et qui rentrait sous
terre.

Ces bruits �taient-ils appuy�s sur des faits? Ces terreurs
�taient-elles chim�riques? Ces fausses alertes faisaient-elles partie
d'un plan qui consistait � tenir en haleine les forces de la r�pression
dans toute l'�tendue du royaume? Il est assez difficile de le dire.
Constatons seulement que l'esprit public �tait malade, par suite du
syst�me d'accaparement et de monopole qui avait trop longtemps pes� sur
les subsistances; chacun croyait d�couvrir partout une main qui br�lait
et ravageait les moissons; un tourbillon de poussi�re devenait tout �
coup, pour les imaginations hallucin�es, une bande de malfaiteurs. A la
moindre alarme, on sonne le tocsin dans les campagnes; les villes y
r�pondent par le cri de guerre, une garde nationale s'�lance tout
organis�e � la poursuite des brigands. En quelques jours, la France se
montre, d'une extr�mit� � l'autre, sous les armes.

Le syst�me f�odal avait trop longtemps lass� la France pour que
l'explosion r�volutionnaire ne f�t pas terrible envers quelques
privil�gi�s insolents. Comme un arbre courb� par la force qui, en se
relevant, se jette d'une secousse vigoureuse dans la direction oppos�e,
l'esprit public allait violemment du respect servile � une r�volte
impitoyable contre l'aristocratie. Dans quelques provinces, le peuple
tout entier formait une ligue pour d�truire les ch�teaux, briser les
armoiries, et surtout pour s'emparer des chartriers, o� les titres des
propri�t�s f�odales �taient en d�p�t. Ici, c'est une princesse de
Bauffremont qui a �t� oblig�e, par ses paysans, de d�clarer qu'elle
_renon�ait aujourd'hui et pour toujours_ � tous ses droits
seigneuriaux. L�, c'est un homme dur envers ses vassaux qui est
poursuivi par eux � coups de fourches. �Il est difficile, s'�criait
Loustalot dans ses _R�volutions de Paris_, de ne pas croire que les
ravages dont plusieurs ch�teaux viennent d'�tre les th��tres ne soient
pas les effets des vexations pass�es des seigneurs et de l'animosit� de
leurs tenanciers... Que l'on nous cite un seul seigneur humain,
charitable, qui ait �t� expos� � ces exc�s!� Le peuple montra en effet
un sens tr�s-s�r; il sut parfaitement distinguer entre les abus des
vieilles institutions et le caract�re des gentilshommes qui, n�s dans
les rangs de la noblesse, att�nuaient, par leur mani�re de vivre et
leur g�n�rosit�, l'injustice de leurs privil�ges.

Au plus fort de cette fi�vre de destruction, quelques seigneurs
recommandables, ayant visit� leurs terres, furent accueillis par leurs
paysans avec des marques de respect et d'estime personnelle. Les autres
nobles, maltrait�s, pill�s, injuri�s, furent g�n�ralement ceux qui
avaient t�moign� du m�pris pour la R�volution naissante. On cite le mot
d'une femme de qualit� qui, se trouvant � Paris, pendant que le peuple
faisait le si�ge de la Bastille, disait � ses domestiques:

--Conduisez-moi � mon donjon, que je voie s'�gorger celle canaille.

La caste privil�gi�e regardait les gens de la classe inf�rieure comme
appartenant � une autre esp�ce humaine.

L'aristocratie, depuis des si�cles, avait tenu les populations rurales
dans l'ignorance et la mis�re; elle avait sem� la haine dans leur
coeur, elle r�coltait la d�vastation, le meurtre. Ces hommes, endurcis
aux travaux ingrats de la terre, ne connaissaient qu'une loi, la loi du
talion; c'est celle de toutes les races barbares. Ils rendaient aux
ch�teaux oeil pour oeil, dent pour dent. Les pierres �taient ici
complices des abus qui s'y r�fugiaient. On se disait que, le nid
d�truit, le vautour ne reviendrait plus. Ce n'est pas que j'approuve
ces ravages; la destruction est un supplice trop doux pour les
monuments de la tyrannie; il faut les condamner � vivre.

Au milieu de ce soul�vement g�n�ral contre un ordre de choses maudit,
fixons nos yeux sur un point de la France qui servira plus tard de
quartier g�n�ral aux entreprises de la Gironde.

En ce temps-l�, deux r�giments stationnaient � Caen, dans la caserne
dite de Vaucelles; c'�taient le r�giment d'Artois et le r�giment de
Bourbon. L'un portait une m�daille qu'il avait re�ue quelques jours
auparavant comme signe de r�compense pour son d�vouement � la cause
commune: il tenait pour le peuple, dont il �tait aim�; l'autre, compos�
de jeunes officiers attach�s au parti royaliste et de soldats gagn�s,
inspirait dans la ville une grande d�fiance. [Note: On assure que des
soldats du r�giment de Bourbon auraient arrach� la m�daille nationale �
des soldats d'Artois qui �taient sans armes.] La haine et les soup�ons
des bourgeois portaient principalement sur Henri de Belzunce, major en
second du r�giment de Bourbon.

Les troubles qui avaient agit� Paris, dans les journ�es du 13 et du 14
juillet, avaient produit dans toute la France un �branlement g�n�ral.
La disette des bl�s tenait surtout la Normandie en rumeur. Le peuple de
Caen, persuad� que les accapareurs �taient cause de la famine, vint en
armes et avec menaces demander qu'on les lui livr�t. Les autorit�s de
la ville lui permirent de br�ler, s'il en trouvait, les magasins o� de
riches propri�taires entassaient les grains. Une bande de turbulents se
r�pandit alors dans tous les quartiers de la ville et incendia deux
maisons. Cela fait, la col�re du peuple se calma, et le conseil ayant
pourvu � l'approvisionnement des march�s, tout rentra dans l'ordre. Le
comte Henri de Belzunce, avec la t�m�rit� d'un jeune homme de dix-huit
ans, se montra, dans cette journ�e, pour les mesures violentes. La
conduite sage des autorit�s lui fit piti�; il e�t voulu que l'on
comprim�t du tels mouvements par la force des armes.

Une pyramide ayant �t� �lev�e � Caen, devant l'�glise Saint-Pierre, en
l'honneur du rappel de Necker, le ministre � la mode, toute la ville
vint assister � l'inauguration. Ce jour-l�, M. le comte de Belzunce
passa � cheval sur la place, et regarda la statue avec un sourire
insultant. Nargu� dans ses affections, le peuple poursuivit le comte
d'un long et sourd murmure; mais l'officier donna de l'�peron � son
cheval, et tint ferme, ce jour-l�, contre l'orage. Cette conduite ne
manqua pas cependant d'attacher au major du r�giment de Bourbon cette
terrible note qui s'�crivait d�s lors en lettres rouges: _Aristocrate!_

Quelques amis d'Henri de Belzunce engag�rent le comte d'Harcourt �
mettre cet imprudent aux arr�ts dans le ch�teau. C'�tait un moyen de
calmer le peuple. Le comte n'en fit rien. Il y a dans certains
�v�nements une force qui entra�ne fatalement les hommes vers une
catastrophe et que les plus sages conseils ne sauraient paralyser. Les
rivalit�s entre le r�giment de Bourbon et les bourgeois de la ville en
�taient venues � un point extr�me qui rendait le choc in�vitable.

Voici maintenant de quelle mani�re la lutte s'engagea: le 10 ao�t, �
dix heures et demie du soir, un habitant de la ville, commandant le
poste bourgeois, �tait de faction au pont de Vaucelles; un officier du
r�giment de Bourbon se pr�sente dans l'ombre. La sentinelle crie trois
fois: �Qui vive!�

Nuit et silence!

L'officier avait dans ses mains un fusil de chasse; il veut tirer, mais
le coup manque; il arme de nouveau. Avant qu'il ait eu le temps de
faire feu, une balle de la sentinelle bourgeoise l'abat la face contre
terre. A la vue de l'agresseur justement puni, le poste de la garde
nationale pousse un cri d'alarme; on sonne le tocsin; le tambour bat
dans toutes les directions; le canon tonne. Surprise au milieu de son
sommeil, la paisible population de Caen est bient�t sur pied. Les
lumi�res �toilent � toutes les fen�tres; une foule compacte encombre
d�j� toutes les issues.

Le bruit court que la garnison va faire un mouvement sur la ville et
qu'il faut la pr�venir. Le cri: �Aux armes!� se fait entendre de toutes
parts; on court au ch�teau dont les portes sont forc�es, et tout ce qui
s'y trouve, en poudre, fusils, sabres, pistolets, canons, passe dans
les mains du peuple. Le r�giment d'Artois se joint � la milice
bourgeoise; des torches servent � �clairer la marche. Cette foule arm�e
se dirige vers la caserne et arrive devant les grilles qu'elle trouve
soigneusement ferm�es. Le r�giment de Bourbon �tait rassembl� dans la
cour et d�j� sous les armes.

--Vive la nation! crie le peuple.

--Vive Bourbon! r�pond le r�giment.

Un silence de mort succ�da � ces deux cris; qu'allait-il se passer? La
caserne �tait domin�e sur ses derri�res par les hauteurs de la ville,
sur lesquelles on avait d�j� tra�n� des canons. Henri de Belzunce jugea
d'un coup d'oeil que la r�sistance �tait impossible; quelques-uns de
ses militaires commen�aient � se d�tacher; le comte se rendit.

Deux bourgeois furent laiss�s en otage au r�giment pour lui r�pondre de
son chef.

Il �tait une heure du matin. On conduit le comte � l'h�tel de ville; un
gros de garde bourgeoise le serrait �troitement: le peuple suivait.

Le comit� voulant mettre la t�te de Henri de Belzunce � l'abri des
fureurs de la multitude, et jugeant l'h�tel de ville trop peu fortifi�,
donna ordre de le conduire au ch�teau. Le ch�teau de Caen, b�ti par
Guillaume le Conqu�rant dans la seconde moiti� du XIe si�cle, �tait une
citadelle entour�e de gros murs, avec un pont-levis, un donjon et une
�glise.

Les t�tes s'�chauffaient de moment en moment. On parlait de
d�nonciations venues de Paris. Quelques soldats avaient d�pos� contre
leur chef; il s'en trouva m�me qui d�clar�rent avoir re�u du comte
l'ordre d'arracher la m�daille aux militaires du r�giment d'Artois qui
en �taient d�cor�s. Tous ces bruits �taient encore envenim�s par des
propos de femmes: une fille du quartier Saint-Sauveur d�clara tenir de
son amant, sergent au r�giment de Bourbon, que l'intention de leur chef
�tait depuis longtemps de faire un mouvement sur la ville. Les
familiarit�s du comte avec ses soldats �taient l'objet d'accusations
graves. Tous avou�rent qu'il couchait � c�t� d'eux, au corps de garde,
sur des bottes de paille, qu'il buvait m�me quelquefois � leur sant�,
et qu'il leur tenait des discours contre la R�volution.

Pendant ce temps, la sentinelle du pont de Vaucelles, qui avait tir�
sur l'officier, �tait port�e en triomphe comme un sauveur.

Le peuple serrait de plus en plus les abords du ch�teau; les flots
press�s et turbulents de celle mar�e humaine battaient � grand bruit
les portes solidement ferm�es. Il commen�ait � faire jour. Deux soldats
du r�giment de Bourbon, qui avaient sans doute pris le parti de leur
chef, furent amen�s sur ces entrefaites, et par ordre du comit�, dans
la prison du ch�teau. Il fallut leur entr'ouvrir les portes. Le peuple,
amass� � l'entr�e, profita de cette occasion pour faire irruption dans
la cour. Le cri: �A la prison! � la prison!� se d�tache alors de ce
r�le lugubre et confus qui est le bruit naturel de l'�meute. Toute
cette foule se pr�cipite dans le donjon du ch�teau.

Le comte Henri de Belzunce, p�le et d�fait par les horreurs d'une
pareille nuit, re�oit au fond de son cachot le choc imp�tueux de ce
courant qui a bris� ses �cluses. Il demande d'une voix ferme � �tre
conduit � l'h�tel de ville, devant le comit�. Le cri: �A l'h�tel de
ville!� ayant aussit�t gagn� toute la multitude, on y conduisit le
prisonnier. Arriv� sur la place Saint-Pierre, devant l'h�tel de ville,
le cort�ge s'arr�ta � cause de la foule qui grossissait toujours et
encombrait les voies. L'�glise, les maisons, la place �taient noires de
t�tes. L'h�tel de ville regardait avec ses fen�tres entr'ouvertes. Il
�tait dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait
d'o�; le comte Henri de Belzunce tomba. Au m�me instant, on d�pouille
le mort; on l'insulte, on lui crache � la face; sa t�te est coup�e et
mise au bout d'une pique; ses membres, divis�s et attach�s � des
b�tons, sont promen�s par ces furieux dans toutes les rues de la ville.
Une femme (c'�tait la haine d'un amour trahi) lui ouvr� la poitrine
avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglant�es et
l'emporte.

Si j'ai d�crit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques d�tails, c'est
que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard
dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves
historiens du temps ont pr�tendu avoir �t� arm� par le souvenir de
cette sanglante trag�die, et par l'horreur des citoyens de cette ville
pour les exc�s de la R�volution.

Passant, il y a quelques ann�es, � Caen, j'avisai dans la cour de
l'h�tel de ville une colossale statue de Judith.--Je songeai malgr�
moi, dans le moment, � une autre vengeance de femme.




V

Suite de l'�motion populaire.--La d�tente.--Nuit du 4 ao�t.--Quelle est
sa port�e.--Abolition des d�mes.--Conduite du roi et de la cour.


L'ancien r�gime avait sem� la servitude; il r�coltait la r�volte.

Seule l'Assembl�e constituante �tait � m�me de ramener le calme et la
paix: unique pouvoir dans lequel on e�t confiance, elle surnageait au
milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions.
Malheureusement, les membres de l'Assembl�e n'�taient gu�re d'accord
entre eux. Malgr� l'apparente fusion des ordres, il restait toujours
dans l'Assembl�e le parti des int�r�ts et le parti des id�es,
l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le r�gime
f�odal s'�croulait. Les droits pr�lev�s par la noblesse et le clerg�
sur le travail de la classe agricole avaient �t� d�nonc�s comme
injustes, dans les _cahiers de dol�ances_, et les d�put�s du Tiers
avaient re�u le mandat imp�ratif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit
public avait, comme toujours, devanc� l'Assambl�e: il finit par
l'entra�ner.

Nous sommes � la nuit du 4 ao�t. Quelques voix �loquentes et
d�sint�ress�es sonnent le tocsin d'une Saint-Barth�l�my des abus.
Bient�t l'enthousiasme et l'�mulation du renoncement gagnent tous les
coeurs. C'est � qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les
justices seigneuriales; celui-l�, les corv�es, les droits de chasse, de
p�che et de colombier, le droit de retrait f�odal, les banalit�s, les
cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes
personnelles est d�cr�t�: qui croirait que le nombre des serfs montait
encore � quinze cent mille? Un cur�, Thibault, apporte � la patrie le
denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il
ne s'agit encore que des privil�ges de la noblesse.

Les titres f�odaux �tant abolis, viennent les titres des provinces;
plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunit�s, de certains
avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle
immolation. Elles d�clarent se r�signer � rentrer dans le droit commun.
Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs d�put�s, elles
vinrent, l'une apr�s l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques
_chartres_. Ainsi l'arbre f�odal tombait feuille par feuille, branche
par branche; ainsi s'abaissaient les barri�res qui s'�taient oppos�es
trop longtemps � l'unit� nationale. Il n'y avait plus de classes ni de
provinces; il y avait une seule famille, une seule et m�me patrie.

La s�ance avait commenc� � huit heures du soir; elle se prolongea
jusqu'� deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme;
se d�munir, se d�vouer, tel �tait le v�ritable esprit de la R�volution
Fran�aise, et cet esprit souffla, celle nuit-l�, sur toutes les t�tes
de l'Assembl�e. C'�tait beau, c'�tait grand. La conscience des nobles
semblait soulag�e d'un poids �norme: ne venait-elle point de rejeter le
fardeau des anciennes iniquit�s sociales?

Tous les coeurs �taient attendris. L'archev�que de Paris demande qu'on
chante, dans quelques jours, un _Te Deum_ pour remercier Dieu d'avoir
inspir� aux �lus du peuple un tel acte de d�sint�ressement et de
justice.

Au moment o� tombait pierre � pierre l'�difice de la f�odalit�, un
vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: �Ils ne
laisseront rien debout!� Ce vieillard se trompait: ils ont laiss� apr�s
eux la France une et r�g�n�r�e.

Quand les d�bats de la s�ance du 4 ao�t furent connus, la France
enti�re tressaillit. �L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des
_R�volutions de Paris_, s'est aussit�t r�pandue dans tous les coeurs;
on se f�licitait r�ciproquement; on nommait avec enthousiasme nos
d�put�s les _P�res de la Patrie_. Il semblait qu'un nouveau jour allait
luire sur la France... Il s'est form� des groupes dans presque toutes
les grandes rues. Pr�s de tous les ponts, on attendait les passants
pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-�tre ignor� jusqu'au
lendemain. On �tait aise de partager sa joie, de la r�pandre. La
fraternit�, la douce fraternit� r�gnait partout. C'�tait surtout
lorsqu'on rencontrait quelques gardes-fran�aises que les d�monstrations
de joie �taient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les
serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des
peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des ann�es de
douleur et de calamit�.� On voit � quel degr� le sentiment national
�tait �mu. La R�volution Fran�aise fut par-dessus tout un
�panouissement du coeur.

La nuit du 4 ao�t n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les
seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdiqu� leurs privil�ges
avant la r�volte des paysans, avant le pillage des ch�teaux, avant les
attaques � main arm�e contre les armoires de fer dans lesquelles ils
conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'�clat�t
l'incendie pour qu'ils se d�cidassent � faire la part du feu? Ne
peut-on leur reprocher d'avoir l�ch� une proie qui leur �chappait?

D'un autre c�t�, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le
gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de r�paration
et d'humanit�. Lors de l'ouverture des �tats g�n�raux, Louis XVI,
faisant allusion au cri g�n�ral des communes et au voeu des cahiers,
disait, le 23 juin 1789: �Toutes les propri�t�s sans exception seront
constamment respect�es, et, sous le nom de propri�t�, nous comprenons
express�ment les d�mes, cens, rentes, droits et devoirs f�odaux et
seigneuriaux, et g�n�ralement tous les droits et pr�rogatives utiles
ou honorifiques attach�s aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux
personnes.�

Le roi, instruit par les �v�nements, avait-il depuis ce temps-l� chang�
d'avis?

[Illustration: Danton.]

Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse s�ance du 4 ao�t
porta le deuil et la consternation � la cour de Versailles. Quelques
nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des privil�ges contre
le bien public, crurent tout perdu, et ils appel�rent le monarque au
secours des institutions de l'ancien r�gime.

�J'invite l'Assembl�e nationale, d�clarait Louis XVI le 18 septembre
1789, � r�fl�chir si l'extinction des cens et des droits de lods et
ventes convient v�ritablement au bien de l'�tat.�

Ces paroles, bien claires, furent interpr�t�es comme un d�saveu des
r�solutions prises par l'Assembl�e nationale. Les intentions
personnelles du roi, ses sympathies secr�tes, se d�voilent encore mieux
dans une lettre �crite � l'archev�que d'Arles:

�Je ne consentirai jamais, lui disait-il, � d�pouiller mon clerg�, ma
noblesse. Je ne donnerai point une sanction � des d�crets qui les
d�poss�dent.�

Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence
pour jeter, comme on dit, des b�tons dans les roues. Elle voulait que
l'Assembl�e rev�nt sur ses d�clarations du 4 ao�t, ou tout au moins
qu'elle les modifi�t. Parmi les repr�sentants de la noblesse, plusieurs
avaient peut-�tre �t� dupes de leur g�n�rosit�; on esp�rait les ramener
au bon sens, � l'intelligence de leurs v�ritables int�r�ts. Les
r�solutions adopt�es dans un �lan d'enthousiasme devaient maintenant
passer par la longue fili�re des travaux l�gislatifs. Le syst�me f�odal
�tait bien mort; il restait toutefois � chercher les moyens de liquider
sa succession. Un comit� fut constitu�: il se composait des juristes
les plus vers�s dans le droit des fiefs. Apr�s bien des lenteurs sortit
enfin de leurs d�bats cette conclusion:

�Le r�gime f�odal est aboli en tant que constitutif des droits
seigneuriaux; mais ses effets sont maintenus en tant qu'ils d�rivent du
droit de propri�t�.�

Un d�cret des 3 et 4 mai 1790 d�terminait en cons�quence le mode et le
taux des rachats, pour certains droits qu'on devait croire abolis.
C'�tait une d�rision. Comment des paysans �cras�s, ruin�s, suc�s
jusqu'� la moelle des os par l'ancien r�gime, auraient-ils jamais pu se
racheter?

De tous les imp�ts, le plus lourd et le plus impopulaire dans les
campagnes �tait la d�me eccl�siastique. Ce fut pourtant celui que les
membres du clerg� d�fendirent � l'Assembl�e constituante avec le plus
d'opini�tret�. La discussion se rouvrit le 6 ao�t 1789. Siey�s parla
contre l'abolition de la d�me sans rachat. Un autre pr�tre, qu'on
s'�tonna de voir prendre en main les int�r�ts de l'�glise, fut l'abb�
Gr�goire.

Cur� d'Emberm�nil, petite commune rurale situ�e sur le ruisseau des
Amis (Meurthe), il avait appris � aimer les humbles, les paysans, �tant
n� lui-m�me de parents pauvres. Jans�niste, il avait souvent pleur� sur
les ruines de Port-Royal. Ses principes �taient ceux de Pascal et de
F�nelon. Il cherchait en quelque sorte des ennemis pour les envelopper
dans le pardon et dans la tol�rance. Tous les r�prouv�s de l'�glise
�taient ses enfants de pr�dilection. La solitude avait fortifi� les
m�ditations de cet esprit aust�re et droit. Il admirait, en d�sirant
l'imiter, la bont� du Cr�ateur, qui �tend sa pr�voyance aux oiseaux du
ciel et aux lis des champs. N'ayant d'autre richesse que celle de
l'esprit, il cherchait � communiquer ses lumi�res aux ignorants. Les
jours de f�te, sa simple et fra�che �loquence jetait plus de fleurs que
les pruniers sauvages, dont les rameaux entraient par les vitres
cass�es jusque dans l'�glise. Il avait form� une biblioth�que pour ses
paroissiens; aux enfants, il distribuait des ouvrages de morale; il
leur expliquait surtout le grand livre de la nature. L'alliance du
christianisme et de la d�mocratie lui semblait si naturelle qu'il ne
comprenait pas l'�vangile sans le renoncement aux privil�ges. Tout le
travail de son esprit �tait de mettre le sentiment religieux en
harmonie avec les institutions r�publicaines. Aim�, il l'�tait de tous
ses paroissiens, qu'il ch�rissait lui-m�me comme des fr�res. Quand le
moment de nommer des repr�sentants aux �tats g�n�raux fut venu, il
partit charg� de leurs recommandations et de leurs dol�ances. L'abb�
Gr�goire avait, dans sa d�marche et dans toutes ses mani�res, cette
rare distinction qui vient de la noblesse de l'�me. Assis sur les bancs
de l'Assembl�e, il s'effor�a d'am�liorer le sort des n�gres, des
enfants trouv�s, des domestiques. Allant avec un z�le h�ro�que
au-devant de tous les proscrits, il osa m�me d�fendre la cause des
Juifs: J�sus-Christ, par la bouche de son ministre, venait de pardonner
une seconde fois � ses bourreaux.

Comment donc se fait-il que la d�me n'inspir�t point � cet honn�te
homme la m�me horreur qu'aux autres citoyens? Gr�goire �tait pr�tre; il
avait �pous� l'�glise; le moyen d'�chapper aux noeuds des serpents qui
�touff�rent Laocoon!

Malgr� la r�sistance du clerg�, apr�s trois jours d'aigres discussions,
la d�me fut abolie sans rachat, pour l'avenir.

L'acte qui consacrait l'abolition des droits f�odaux et des d�mes fut
port� au roi par l'Assembl�e tout enti�re. Louis XVI l'accepta et
invita les d�put�s � venir avec lui _rendre gr�ces � Dieu, dans son
temple, des sentiments g�n�reux qui r�gnaient dans l'Assembl�e_.

�tait-il de bonne foi en parlant ainsi? peu nous importe. Les
privil�ges �taient abolis; la justice, exil�e depuis des si�cles,
venait de redescendre sur la terre.




VI

Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille
Desmoulins.--D�claration des droits de l'homme et du citoyen.--La
pr�rogative royale et le v�to.--Syst�me des deux Chambres.--Obstacles
que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton.


O R�volution! comment ont-ils pu te couvrir du masque de la haine, toi
dont le premier battement de coeur fut pour l'humanit� tout enti�re?
Non, tes ennemis ont beau dire, tu n'as point la premi�re tir� le
glaive du fourreau. Tu as commenc� par �clairer le monde, par lui
donner le baiser de paix; mais le monde ne t'a point connue. Les
ma�tres du pass� se sont cach�s dans leur ombre, pour ne point voir la
lumi�re de tes bienfaits; ils ont voulu te mettre � mort, parce que ta
clart� importune r�v�lait leurs actions mauvaises. Qu'ils soient
�clair�s � leur tour, et toi, R�volution, sois salu�e par la
reconnaissance de toutes les nations de la terre.

La R�volution avait en quelques mois renouvel� le caract�re fran�ais,
adouci les moeurs. Un criminel devait �tre ex�cut� � Versailles: d�j�
la roue �tait dispos�e; p�le, constern�, d�fait, le mis�rable �tait
d�j� �tendu sur l'�chafaud, lorsque des cris de: _Gr�ce! Gr�ce!_
s'�l�vent de toutes parts: voil� l'homme sauv�. On chercherait � tort
une contradiction entre cette d�mence du peuple et les actes de cruaut�
qui venaient de r�pandre l'effroi dans Paris. On appelait alors de
telles voies de fait des exemples, des justices arm�es qui passent,
comme la foudre, sans m�me laisser apr�s elles la trace du sang.

De l'agitation prodigieuse des esprits, tourn�s vers les affaires
publiques, un nouveau pouvoir venait de sortir, le journalisme. Deux
hommes s'y faisaient surtout remarquer, l'un par l'excentricit� de son
talent, l'autre de son caract�re, c'�taient Camille Desmoulins et
Marat.

Camille, nature flottante, mais qui s'appartient dans sa mobilit� m�me,
un peu femme, mais surtout homme du peuple. �crivain, il manie comme
admirablement l'arme � deux tranchants du sarcasme! Je vois errer sur
ses l�vres ondoyantes le rire d'une nation qui a souffert; son arbre
nerveux frissonne � tous les vents, vibre � toutes les �motions. Trop
d'esprit, pas assez de t�te.

�Mon cher Camille, lui �crivait l'Ami du peuple, vous �tes encore bien
neuf en politique. Peut-�tre cette aimable gaiet�, qui fait le fond de
votre caract�re, et qui perce sous votre plume dans les sujets les plus
graves, s'oppose-t-elle au s�rieux de la r�flexion. Je le dis � regret,
combien vous serviriez mieux la patrie si votre marche �tait ferme et
soutenue; mais vous vacillez dans vos jugements; vous bl�mez
aujourd'hui ce que vous approuverez demain; vous paraissez n'avoir ni
plan ni but.�

Cette l�g�ret� faisait � la fois le charme et le principal d�faut de
Camille, l'enfant g�t� de la R�volution:--elle le perdit.

N� de parents obscurs, Marat avait apport� en venant au monde, dans ses
membres faibles et maladifs, des souffrances inv�t�r�es. Voyageur, il
n'avait rencontr�, le long de son chemin, qu'esclaves fouett�s de
verges, que pauvres servant � essuyer les pieds des riches, que nations
pressur�es selon le bon plaisir d'un seul, comme la grappe sous la vis
du pressoir. Plong� au fond de l'Oc�an amer, sa nature molle et
absorbante s'emplit des mis�res du peuple comme l'�ponge de la bourbe
de l'eau. Son premier discours aux hommes fut un cri de douleur. Plus
tard, il secoua de ses mains crisp�es et rebelles les haillons de
l'indigent, pour en chasser la poussi�re sur le front des privil�gi�s;
m�decin, il rev�tit la chemise mouill�e de sueur froide et t�ch�e de
sang. Le journal et l'homme ne faisaient qu'un: dans l'_Ami du peuple_,
l'exag�ration du sentiment de la justice va quelquefois jusqu'� la
fureur. Un homme se portait-il � des violences contre son semblable
plus faible que lui, Marat e�t tout donn� pour punir de mort ce l�che
agresseur. Bonne ou mauvaise, sa feuille �tait n�cessaire: sans elle,
quelque chose aurait manqu� � la R�volution, et si le r�dacteur de
l'_Ami du peuple_ n'avait pas exist�, il aurait fallu l'inventer. Il
fallait � la crise sociale ce ph�nom�ne nerveux. In�gal, emport�, lui
seul avait la conscience de sa logique. [Note: On retrouva, en
fouillant dans les papiers du comte d'Artois, une lettre �crite en
1763, et adress�e � un Anglais: �Si la nation fran�aise, y dirait-on,
est avilie, c'est par le d�funt d'autrui; souvenez-vous, mylord,
qu'elle ne sera pas vile dans vingt ans.�--Qui avait �crit cette
lettre? Jean-Jacques Rousseau.]

�La chaleur de son coeur, �crivait-il en parlant de lui-m�me, lui donne
l'air de l'emportement; l'impossibilit� o� il est presque toujours de
d�velopper ses id�es et les motifs de sa d�marche l'a fait passer,
aupr�s des hommes qui ne raisonnent pas, pour une t�te ardente; il le
sait: mais les lecteurs judicieux et p�n�trants qui le suivent dans ses
bonds savent bien qu'il a une t�te tr�s-froide. La crainte extr�me
qu'il a de laisser �chapper un seul pi�ge tendu contre la libert� le
r�duit toujours � la n�cessit� d'embrasser une multitude d'objets, et �
les indiquer plut�t que de les faire voir.�

Apr�s la prise de la Bastille, apr�s la nuit du 4 ao�t, d'o� pouvaient
donc venir les alarmes des �crivains populaires? Le voici: le 14
juillet avait �t� le triomphe de la classe moyenne; la Constituante
�tait son assembl�e, la garde nationale sa force arm�e, la mairie son
pouvoir actif; il y avait en un mot une infusion de sang nouveau dans
les veines du gouvernement du pays; mais il n'y avait pas de peuple
souverain. Les ombrageux voyaient dans les institutions naissantes le
germe d'une aristocratie qui voulait se substituer � l'ancienne
noblesse. Qu'avait gagn� le peuple � la R�volution du 14 juillet? Le
travail, d�j� languissant, venait de tomber tout � coup; les principaux
consommateurs �tant pass�s � l'�tranger, le commerce se trouvait frapp�
de stupeur. On lit continuellement, dans les feuilles du temps, ces
paroles navrantes: �Il a �t� aujourd'hui tr�s-difficile de se procurer
du pain.� Au milieu de cette crise universelle, quelques corps d'�tat
s'agit�rent; la garde nationale, d'accord avec la municipalit�, dissipa
leurs mouvements par la force. Des patrouilles bourgeoises, enfl�es par
un premier succ�s, voulurent mettre la police dans le jardin du
Palais-Royal. Ces mesures d'ordre rencontr�rent des r�sistances,
soulev�rent des murmures. Les feuilles d�mocratiques rendirent
Lafayette et Bailly responsables des voies de fait qui avaient �t�
commises envers les citoyens. On cr�t voir dans les attaques de la
classe moyenne l'exercice d'un nouveau pouvoir qui s'essayait � la
domination. Le froid et doux Bailly n'avait � coup s�r rien d'un tyran;
la pauvre t�te de Lafayette fl�chissait d�j� sous son laurier; mais
leur autorit� n'en �veilla pas moins des d�fiances parmi les
sentinelles avanc�es de l'opinion publique.

L'Assembl�e nationale discutait, pendant ce temps, la D�claration des
droits. C'�tait le fondement de toute la Constitution. L'abb� Gr�goire
voulait qu'on pla��t en t�te le nom de la Divinit�. �L'homme,
disait-il, n'a pas �t� jet� au hasard sur le coin de terre qu'il
occupe, et s'il a des droits, il faut parler de celui dont il les
tient.� Il demandait aussi une d�claration des devoirs: �On vous
propose de mettre en t�te de votre Constitution une d�claration des
droits de l'homme: un pareil ouvrage est digne de vous; mais il serait
imparfait si cette d�claration des droits n'�tait pas aussi celle des
devoirs. Il faut montrer � l'homme le cercle qu'il peut parcourir et
les barri�res qui doivent l'arr�ter.�

En parlant ainsi, le cur� d'Emberm�nil �tait sans doute d'accord avec
son caract�re et avec ses convictions; mais ne poursuivait-il point une
chim�re? Nous avons d�j� dit ce qui manquait � l'esprit religieux pour
r�veiller chez l'homme le sentiment de l'ind�pendance.

�Le plaisir d'�tre libre, d�clare Bossuet, quand il s'attache �
nous-m�mes, �tant un fruit de notre amour-propre, le chr�tien doit
craindre de s'abandonner � cette douceur trop sensible.�

La th�ologie avait fait de l'homme un �tre d�pendant; masquant partout
les droits, elle ne lui parlait que de ses devoirs. Il fallait donc
reprendre les choses par un autre c�t�. La philosophie, s'appuyant sur
la nature, d�clarait, au contraire, l'homme un �tre dou� de forces
imprescriptibles: �tre, c'est pouvoir. De la notion des forces sortit
celle des droits. La R�volution Fran�aise consacra tout le travail de
l'esprit humain au XVIIIe si�cle; elle fut le triomphe de la
philosophie sur le mysticisme, des id�es sur les croyances, de l'avenir
sur le pass�. [Note: Le voeu de l'abb� Gr�goire fut n�anmoins r�alis�
en partie. �L'Assembl�e nationale, dit le pr�ambule de la D�claration,
reconna�t et d�clare, en pr�sence de l'�tre Supr�me, les droits
suivants de l'homme et du citoyen.�]

Une autre question divisait l'Assembl�e: il s'agissait de limiter les
pouvoirs, jusque-l� mal d�finis, de la repr�sentation nationale et ceux
de la couronne. Le parti monarchique voulait que le roi put opposer son
_v�to_ aux d�crets de l'Assembl�e qui n'auraient point son assentiment:
c'�tait simplement le droit de suspendre l'exercice de la puissance
l�gislative. Les deux souverains se trouvaient en pr�sence, je veux
dire le roi et la nation. Entre les deux, l'opinion publique n'h�sitait
pas: elle se disait que la volont� d'un seul ne peut pas balancer celle
de vingt-quatre millions d'hommes. C'�tait la doctrine du _Contrat
social_ qui s'�levait fi�re, mena�ante, contre les envahissements du
tr�ne constitutionnel: Jean-Jacques, du fond de sa tombe, pr�sidait aux
d�bats.

Le v�to �tait �videmment l'arme du despotisme. Aussi une lutte violente
�clata dans l'Assembl�e. D'un c�t� �taient ceux qui esp�raient regagner
par le roi ce qu'ils avaient perdu par la victoire du peuple. De
l'autre se rangeaient les ennemis d�clar�s de l'arbitraire. La
Constituante se d�chira en deux camps, et cette scission passa dans
tout le royaume.

Une autre question divisait les esprits: l'Assembl�e nationale
resterait-elle une et indivisible, ou aurait-on deux Chambres? Le haut
clerg� et une partie de la noblesse tenaient pour ce dernier syst�me.
Les uns r�clamaient un S�nat � vie, les autres un S�nat � temps, tir�
de la Constituante elle-m�me. Enfin l'Assembl�e d�cr�ta, � la majorit�
de neuf cents voix contre quatre vingt-dix-neuf, qu'il n'y aurait
qu'une seule Chambre. Elle statua, en outre, que le Corps l�gislatif se
renouvellerait tous les deux ans par de nouvelles �lections.

De pareilles discussions n'�taient point de nature � calmer l'opinion
publique. L'inqui�tude et la d�fiance persistaient malgr� les
assurances pacifiques du roi. A Paris, la fermentation augmentait
chaque jour en raison m�me des moyens employ�s pour r�tablir l'ordre.
La garde nationale montrait trop de z�le. Ce d�ploiement de forces
irritait les citoyens d�sarm�s; ces patrouilles de nuit, ces mesures
inutiles prises contre l'�meute absente, blessaient les susceptibilit�s
des esprits ombrageux. �Quand je rentre � onze heures du soir, �crivait
Camille Desmoulins, on me crie: _Qui vive?_--Monsieur, dis-je � la
sentinelle, laissez passer un patriote picard. Mais il me demande si je
suis Fran�ais, en appuyant la pointe de sa ba�onnette. Malheur aux
muets! Prenez le pav� � gauche! me crie une sentinelle; plus loin, une
autre crie: Prenez le pav� � droite! Et, dans la rue Sainte-Marguerite,
deux sentinelles crient: Le pav� � droite! le pav� � gauche! J'ai �t�
oblig�, de par le district, de prendre le ruisseau.� Les noms de
Lafayette et de Bailly se trouvaient m�l�s aux soup�ons du
m�contentement public. Les �crivains du parti d�mocratique demandaient
� la nation si elle avait d�truit les privil�ges de la noblesse pour
leur substituer les privil�ges de la bourgeoisie. �Le droit d'avoir un
fusil et une ba�onnette, ajoutait le s�millant Camille, appartient �
tout le monde.�

D'un autre c�t�, la famine s�vissait toujours: la porte des boulangers
�tait assi�g�e du matin au soir. Dans plusieurs quartiers de Paris, on
faisait des distributions de riz pour suppl�er au pain qui manquait.
L'Assembl�e nationale, sur laquelle la multitude s'�tait repos�e,
n'avait point am�lior� l'�tat des subsistances. �Le Corps l�gislatif,
�crivait Marat dans sa feuille, ne s'est occup� qu'� _d�truire_, sans
r�fl�chir combien il �tait indispensable de _construire_ le nouvel
�difice avant de d�molir l'ancien. Abolir �tait chose ais�e: mais
aujourd'hui que le peuple ne veut payer aucun imp�t qu'il ne connaisse
son sort, comment les remplacer? Et comment, dans ces jours d'anarchie,
pourvoir aux besoins pressants des vrais ministres de la religion?
Comment soutenir le poids des charges publiques? Comment faire face aux
d�penses de l'�tat? Un autre inconv�nient est d'avoir n�glig� le soin
des choses les plus urgentes: le manque de pain, l'indiscipline et la
d�sertion des troupes, d�sordres port�s � un tel degr� que, sous peu,
nous n'aurons plus d'arm�e, et que le peuple est � la veille de mourir
de faim.� Ces r�flexions tr�s-sages �taient sem�es par toute la France.
L'Assembl�e nationale, au milieu de ses embarras, montrait aux citoyens
la mauvaise humeur de l'impuissance irrit�e. La grande voix de Mirabeau
s'�tait-elle donc endormie? Le bruit courait d�j� que cet homme
d�bauch� �tait � la veille de vendre l'orateur. Des citoyens disaient
tout haut dans les groupes: �Il faut un second acc�s de r�volution.� Le
corps politique �tait malade de la division des volont�s; il ne pouvait
sortir de l� que par une crise.

Quelques accapareurs de l'ancien r�gime, furieux de voir la France leur
�chapper, ne cessaient de faire sur la mis�re publique des sp�culations
honteuses: ils esp�raient prendre la R�volution par la famine. Les
accaparements, les manoeuvres de l'industrie usuraire, d�solaient la
population aux abois. �Quoi! s'�criait Desmoulins, en vain le ciel aura
vers� ses b�n�dictions sur nos fertiles contr�es! Quoi! lorsqu'une
seule r�colte suffit � nourrir la France pendant trois ans, en vain
l'abondance de six moissons cons�cutives aura �cart� la faim de la
chaumi�re du pauvre; il y aura des hommes qui se feront un trafic
d'imiter la col�re c�leste! Nous retrouverons au milieu de nous, et
dans un de nos semblables, une famine, un fl�au vivant.�

A c�t� du mal �tait le bien. La d�tresse g�n�rale ouvrait les coeurs �
des actes continuels de d�sint�ressement. Les citoyens venaient en aide
� l'�tat, cet �tre de raison auquel la R�volution de 89 a v�ritablement
donn� naissance. Les dons patriotiques pleuvaient de tous les coins de
la France sur le bureau du pr�sident de l'Assembl�e nationale. Les
femmes d�tachaient leurs colliers pour en orner le sein de la patrie
nue.--La noblesse avait abdiqu�; maintenant, c'�tait le tour de la
coquetterie. Parmi ces pr�sents, il y avait quelquefois le denier de la
veuve, plus souvent encore les parures de la courtisane. L'une d'elles
envoya ses bijoux avec cette lettre:

�Messeigneurs, j'ai un coeur pour aimer; j'ai amass� quelque chose en
aimant: j'en fais, entre vos mains, l'hommage � la patrie. Puisse mon
exemple �tre imit� par mes compagnes de tous les rangs.�

L'esprit de la R�volution avait touch� ces nouvelles Madeleines: �mues,
elles venaient r�pandre � l'envi les parfums de la charit� sur la t�te
du peuple.

Deux des principaux acteurs de la R�volution, quoique dans des r�les
bien diff�rents, commen�aient d�s lors � se d�gager de l'obscurit� de
la foule: l'un �tait Brissot, l'autre Danton.

Dans les temps de r�volution, toute d�claration imprudente s'attache,
si l'on ose ainsi dire, � la chair et aux os de l'homme d'�tat. C'est
pour lui la robe de Nessus. Brissot, r�dacteur du _Patriote fran�ais_,
venait de communiquer aux commissaires de l'H�tel de Ville un plan de
municipalit�, avec un pr�ambule dans lequel on remarquait le passage
suivant:

�Les principes sur lesquels doivent �tre appuy�es ces administrations
municipales et provinciales, ainsi que leurs r�glements, doivent �tre
enti�rement conformes aux principes de la constitution nationale. Cette
conformit� est le lien _f�d�ral_ qui unit toutes les parties d'un vaste
empire.�

Pourquoi l'autour a-t-il soulign� lui-m�me le mot _f�d�ral_?--Nous nous
souviendrons de ce fait, quand Brissot sera devenu le chef du parti de
la Gironde.

Danton, lui, naquit � Arcis-sur-Aube le 26 octobre 1759. Son p�re �tait
procureur au bailliage de la ville. La plupart des r�volutionnaires
sortaient des mains du clerg�: le futur Conventionnel fit ses �tudes
chez les Oratoriens. On ne sait presque rien de son enfance, tr�s-peu
de sa jeunesse, sinon qu'il exer�ait la profession d'avocat. En 1787,
il se maria et, avec la dot de sa femme, acheta une charge aux conseils
du roi.

[Illustration: Bar�re.]

�Avocat sans cause,� dit madame Roland. Pourquoi pas? Son genre
d'�loquence n'�tait gu�re fait pour plaider en faveur du mur mitoyen. A
ce fougueux orateur, il fallait la tribune ou la place publique. Lors
des �lections aux �tats g�n�raux de 89, il avait �t� choisi comme
pr�sident par l'un des soixante districts de Paris. Ce district �tait
celui des Cordeliers qui faisait trembler les mod�r�s. Danton �tait
d�j�, dans son quartier, l'�me des hommes d'action. Tout en lui
respirait la force et l'audace: une crini�re de lion, une large face
ravag�e par la petite v�role, des �paules d'Atlas;--il est vrai qu'il
portait un monde!




VII

Orgie des gardes-du-corps.--La contre-r�volution second�e par les
d�esses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi �
Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine
au balcon.--Lafayette.--R�conciliation.--Retour � Paris.


L'esprit public �tait arriv� � ce degr� d'effervescence o� il suffit de
la moindre �tincelle pour allumer l'incendie. La provocation ne se fit
pas attendre. La cour m�ditait une seconde tentative de
contre-r�volution et l'appuyait encore sur l'arm�e. Depuis quelques
jours se montraient, au Palais-Royal, des cocardes noires, des
uniformes inconnus. L'aristocratie, invisible apr�s le 14 juillet,
relevait insolemment la t�te. Que se passait-il � Versailles? Le
r�giment de Flandre, re�u avec inqui�tude par les habitants, est f�t�
au ch�teau, caress�. On admet les soldats au jeu de la reine. Le 1er
octobre, un grand repas se pr�pare dans la magnifique salle de l'Op�ra,
qui ne s'�tait point ouverte depuis la visite de l'empereur Joseph II.
Au nom des gardes-du-corps, on invite les officiers du r�giment de
Flandre, ceux des dragons de Montmorency, des gardes-Suisses, des
cent-Suisses, de la Pr�v�t�, de la Mar�chauss�e, l'�tat-major et
quelques officiers de la garde nationale de Versailles. Dans cette
belle salle tout �tincelante de lumi�res, d'uniformes, de joie
militaire, les visages s'animent, les vins p�tillent, la musique joue
des airs entra�nants. Le moment vient o� les pens�es qui dormaient au
fond des coeurs doivent s'�veiller sous la clart� d'une pareille f�te.

D�s le second service, on porte avec enthousiasme les sant�s de toute
la famille royale. Et la sant� de la nation? omise, rejet�e. Des
grenadiers de Flandre, des gardes-Suisses, des dragons entrent
successivement dans la salle: ils sont �blouis, charm�s. Une
familiarit� insidieuse r�gne entre les chefs et leurs subalternes. Tout
� coup les portes s'ouvrent: le roi, la reine! Il se fait un silence de
quelques instants.

Louis XVI entre avec ses habits de chasse; Marie-Antoinette, v�tue
d'une robe bleu et or. Elle s'�tait ennuy�e, tout le jour, au ch�teau:
on voit encore errer dans ses yeux un l�ger nuage de m�lancolie
attendrissante. Le moyen de ne pas s'int�resser � cette femme: reine,
elle retient sa couronne qui tombe; m�re, elle porte son enfant dans
ses bras! A cette vue, les convives perdent la t�te. Une fureur
d'acclamations, de tr�pignements, � demi contenue par la pr�sence de
la famille royale, �branle toute la salle. L'�p�e nue d'une main, le
verre de l'autre, les officiers boivent � la sant� du roi, de la reine.
Au milieu de tous ces transports, Marie-Antoinette sourit en faisant le
tour des tables. Au moment o� la famille royale se retire, la musique
ex�cute l'air: _O Richard, � mon roi, l'univers t'abandonne..._

Cet appel � la vieille fid�lit� des soldats fran�ais ne retentit pas en
vain: on y r�pond par des cris insens�s. Les vins coulent; l'ivresse du
fanatisme �clate en des actes ridicules, coupables. Les uns prennent la
cocarde blanche, d'autres la cocarde noire, par amour de la reine. Les
voil� donc pass�s � l'Autriche.

La cocarde tricolore, c'est-�-dire le serment, la nation, est foul�e
aux pieds.

Au m�me instant, l'orchestre se met � jouer la marche des _Uhlans_.
Nouveaux transports. On sonne la charge: ici les convives ne se
connaissent plus. Ils s'�lancent tout chancelants, escaladent les
loges. Ces hommes, dans les fum�es du vin, r�vent qu'ils font le si�ge
de quelque chose, de Paris, sans doute, et de la R�volution. Bient�t
l'orgie ne peut se contenir dans la salle, elle d�borde, elle se r�pand
au grand air, dans la cour de Marbre. Tout le ch�teau s'agite.

Les jours suivants, des dames de la cour, des jeunes filles, coupent
les rubans qui ornent leurs robes, leurs chevelures, et les distribuent
aux soldats: �Prenez celle cocarde, disent-elles, c'est la bonne.�
Elles exigent de ces nouveaux chevaliers le serment de fid�lit�: � ce
titre, ceux-ci obtiennent la faveur de leur baiser la main. Ces jolies
t�tes encadr�es dans des fleurs et des �difices de plumes troublent
tous les sentiments autour d'elles: on boit � longs traits, dans leurs
yeux, le poison de la guerre civile. Comme ces nymphes du parc de
Versailles qui passent gracieusement la main sur le dos des monstres de
bronze, elles flattent et caressent les passions les plus meurtri�res,
les plus dangereuses, dans l'�tat actuel des esprits. Innocemment
terribles, elles s�ment par leurs charmes le germe de la discorde et du
carnage. On tremble � les voir si belles, si douces, � c�t� de la
reine: n'est-ce pas l� cette �trang�re, dont la bouche a des sourires
de miel et des paroles s�duisantes, mais dont les pieds, dit la Bible,
conduisent aux souterrains de la mort?

La nouvelle de l'orgie des gardes-du-corps fit p�lir les citoyens. Il y
avait donc r�ellement un complot ourdi contre la nation. Marat vole �
Versailles, revient comme l'�clair, fait � lui seul autant de bruit que
les quatre trompettes du jugement dernier, et crie: �O morts,
levez-vous!� Danton, de son c�t�, sonne le tocsin aux Cordeliers;
Camille agite la cr�celle. La fermentation s'accro�t d'heure en heure.
Le bateau qui apportait les farines du moulin de Corbeil arrivait matin
et soir, dans le commencement de la R�volution; il n'arriva dans la
suite qu'une fois par jour, puis il n'arrive plus que toutes les
trente-six heures. Ces retards pr�sagent le moment o� il ne viendra
plus du tout. Ne serait-il pas temps de pr�venir les projets sinistres
de l'ennemi, et de commencer l'attaque? Dans ces conjonctures
difficiles, les femmes, c'est-�-dire l'initiative, se charg�rent du
salut de la patrie.

L'Assembl�e discutait pesamment � Versailles sur le consentement
incertain, ambigu, que le roi venait de donner � la d�claration des
droits de l'homme. De moment en moment une inqui�tude sourde se
r�pandait dans la salle. L'air �tait charg� de pressentiments et de
terreurs confuses. Le sol tremblait sous la tribune. Plusieurs d�put�s
sentaient distinctement le souffle de quelqu'un qui allait venir. Les
pas assourdis d'une arm�e invisible agitaient devant elle le silence
m�me.

--Paris marche, disait Mirabeau � l'oreille de Mounier.

Tout � coup les portes s'ouvrent; une bande de femmes se r�pand dans
l'Assembl�e comme une nu�e de sauterelles.

--Femmes, que venez-vous demander?

--Du pain et voir le roi.

Voici ce qui �tait arriv�:

Une jeune fille entre, le 5 au matin, dans un corps de garde, s'empare
d'un tambour, et parcourt les rues en battant la g�n�rale. Quelques
femmes des halles s'assemblent. Apr�s de courtes explications, le
cort�ge se dirige vers l'H�tel de Ville, et grossit en marchant. On
ramasse dans les rues toutes les femmes qu'on rencontre, on p�n�tre
m�me dans les maisons.

�Accourez avec nous: les hommes ne vont pas assez vite; il faut que
nous nous en m�lions.�

Il n'�tait encore que sept heures du matin: la Gr�ve pr�sente un
spectacle extraordinaire. Des marchandes, des filles de boutique, des
ouvri�res, des actrices, couvrent le pav�. Quatre � cinq cents femmes
chargent la garde � cheval qui �tait aux barri�res de l'H�tel de Ville,
la poussent jusqu'� la rue du Mouton et reviennent attaquer les portes.
Elles entrent. Les plus furieuses allaient commettre quelques d�g�ts,
br�ler les papiers, quand un homme saisit le bras d'une d'entre elles
et renverse la torche. On veut le mettre � mort.

--Qui es-tu?

--Je suis Stanislas Maillard, un des vainqueurs de la Bastille.

--Il suffit!

Cependant les femmes ont enfonc� le magasin d'armes: elles sont
ma�tresses de deux pi�ces de canon et de sept � huits cents fusils.

--Maintenant, s'�crient-elles, marchons � Versailles! Allons demander
du pain au roi! Mais qui nous conduira?

--Moi, dit Maillard.

On l'accepte pour guide.

Jamais on n'avait vu une pareille affluence; sept � huit mille femmes
sont r�unies sur la place. Ces farouches amazones attachent des cordes
aux pi�ces d'artillerie: mais ce sont des pi�ces de marine, et elles
roulent difficilement. Les voyez-vous arr�tant des charrettes, et y
chargeant leurs canons qu'elles assujettissent avec des c�bles? Elles
portent de la poudre et des boulets, en tout peu de munitions. Les unes
conduisent les chevaux, les autres, assises sur les aff�ts, tiennent �
la main une m�che allum�e. Au milieu de toute cette foule que personne
ne dirige, mais qui para�t ob�ir au m�me mobile, on distingue �a et l�
de po�tiques figures. Voici la jolie bouqueti�re, Louison Chabry, toute
pimpante, toute fra�che de ses dix-sept ans. L�, c'est la fougueuse
Rose Lacombe; actrice, elle a quitt� le th��tre pour la R�volution, le
drame des tr�teaux et des papiers peints pour le grand drame de
l'humanit�. Mais o� donc est Th�roigne?--Son panache rouge au vent, le
sein gonfl�, la narine ouverte, elle proph�tise sur un canon.

�Le peuple a le bras lev�, s'�crie-t-elle; malheur � ceux sur qui
tombera sa col�re, malheur!�

A ces mots, nouvelle Vell�da, elle agite dans ses mains des faisceaux
d'armes qu'elle distribue � ses compagnes.

La colonne s'�branle, pr�c�d�e de huit � dix tambours, et suivie d'une
compagnie de volontaires de la Bastille, qui forme l'arri�re-garde.
Cependant le tocsin sonne de toutes parts; les districts s'assemblent
pour d�lib�rer; les grenadiers et un grand nombre de compagnies de la
garde sold�e se rendent � la place de l'H�tel de Ville. On les
applaudit.

�Ce ne sont pas, crient-ils aux bourgeois, des claquements de mains que
nous demandons: la nation est insult�e; prenez les armes et venez avec
nous recevoir les ordres des chefs.�

Au Palais-Royal, des hommes arm�s de piques formaient des groupes et
tenaient conseil: tels les anciens Gaulois d�lib�raient � ciel ouvert,
et les armes � la main, sur les affaires communes. En remuant la
population de Paris, la R�volution avait fait remonter � la surface la
vieille race celtique avec ses moeurs, et sa physionomie inalt�rable.

Il �tait sept heures du soir lorsque Lafayette, entra�n� par
l'impulsion g�n�rale, se laissa conduire, lui en t�te, � Versailles.
Les murmures avaient fini par vaincre sa r�sistance. Au moment o� il
s'avan�a, mont� sur son cheval blanc, des cris de: _Bravo! Vive
Lafayette!_ se firent entendre. Le bon g�n�ral sourit � ces cris de
satisfaction; il semblait dire:

�Ce n'est pas moi qui vais; c'est vous qui le voulez absolument,
j'ob�is.�

La joie nationale se soutint tant que l'on entendit battre les tambours
et que l'on vit flotter les �tendards; mais quand cette exp�dition se
fut �loign�e, l'inqui�tude et le silence tomb�rent lourdement sur la
ville de Paris.

Les femmes qui �taient parties le matin pour Versailles avaient
travers� sans obstacle le pont de S�vres. Maillard �tait toujours �
leur t�te; il avait su pr�server Chaillot du pillage et des d�sordres
qu'entra�ne d'ordinaire une marche pr�cipit�e. Au Cours, le cort�ge
rencontre un homme en habits noirs qui se rendait � Versailles; les
esprits �taient ouverts � tous les soup�ons: on le prend pour un espion
du faubourg Saint-Germain qui allait rendre compte de ce qui se passait
� Paris. Tumulte: on veut le retenir, le faire descendre de voiture.
L'inconnu protestait, se d�fendait.

--Mais enfin, qu'allez-vous faire � Versailles dans un pareil moment?

--Je suis d�put� de Bretagne.

--D�put�! ah! c'est diff�rent.

--Oui, je suis Chapelier.

--Oh! attendez.

Un orateur harangue les femmes:

--Ce voyageur est le digne M. Chapelier, qui pr�sidait l'Assembl�e
nationale pendant la nuit du 4 ao�t.

Alors toutes:

--Vive Chapelier!

Plusieurs hommes arm�s montent devant et derri�re sa voiture pour
l'escorter.

Versailles! voici Versailles!--Maillard arr�te ses femmes, les dispose
sur trois rangs.

--Vous allez, leur dit-il, entrer dans une ville o� l'on n'est pr�venu
ni de votre arriv�e ni de vos intentions: de la gaiet�, du calme, du
sang-froid. Toutes ces femmes lui ob�issent. Les canons sont rel�gu�s
� l'arri�re-garde. Les Parisiennes continuent leur marche pacifique,
entonnant l'air _Vive Henri IV_, et entrem�lant leurs chants des cris
de _Vive le roi!_ Grand spectacle pour les habitants de Versailles, que
cette arm�e de femmes et cet appareil extraordinaire! Ils accourent
au-devant d'elles en criant: _Vivent les Parisiennes!_

Elles se pr�sentent sans armes, sans b�tons, � la porte de l'Assembl�e
nationale; toutes veulent s'introduire: Maillard n'en laisse entrer
qu'un certain nombre. Ici s'engage un grand dialogue entre cet
intr�pide huissier et l'Assembl�e. Respectueux, calme, s�v�re, il somme
les d�put�s de pourvoir aux besoins urgents de la ville de Paris. Dans
la salle, une seule voix appuya bri�vement celle de Maillard, la voix
de Robespierre. Ces deux hommes se touchent, se r�pondent: l'un est le
repr�sentant du peuple; l'autre, c'est le peuple lui-m�me.

L'Assembl�e d�cide qu'une d�putat�on sera envoy�e au roi pour lui
mettre sous les yeux la position malheureuse de la ville de Paris.

Mais o� est le roi?

Ah! qui le sait? A la chasse, sans doute.

Cependant les d�put�s, Mounier en t�te, sortent de la salle des
s�ances.

�Aussit�t, raconte-t-il lui-m�me, les femmes m'environnent en me
d�clarant qu'elles veulent m'accompagner chez le roi. J'ai beaucoup de
peine � obtenir, � force d'instances, qu'elles n'entreront chez le roi
qu'au nombre de six, ce qui n'emp�cha point un grand nombre d'entre
elles de former notre cort�ge.

�Nous �tions � pied dans la boue, avec une forte pluie. Une foule
consid�rable d'habitants de Versailles bordait de chaque c�t� l'avenue
qui conduit au ch�teau. Les femmes de Paris formaient divers
attroupements entrem�l�s d'un certain nombre d'hommes, couverts de
haillons pour la plupart, le regard f�roce, le geste mena�ant, poussant
des cris sinistres; ils �taient arm�s de quelques fusils, de vieilles
piques, de haches, de b�tons ferr�s, ou de grandes gaules ayant � leur
extr�mit� des lames d'�p�es ou de couteaux.

�De petits d�tachements des gardes-du-corps faisaient des patrouilles,
et passaient au grand galop, � travers les cris et les hu�es. Une
partie des hommes arm�s de piques, de haches et de b�tons, s'approchent
de nous pour escorter la d�putation. L'�trange et nombreux cort�ge dont
les d�put�s �taient assaillis est pris pour un attroupement. Des
gardes-du-corps courent au travers: nous nous dispersons dans la boue;
et l'on sent bien quel exc�s de rage durent �prouver nos compagnons,
qui pensaient qu'avec nous ils avaient plus de droit de se pr�senter.
Nous nous rallions et nous avan�ons ainsi vers le ch�teau. Nous
trouvons, rang�s sur la place, les gardes-du-corps, le d�tachement de
dragons, le r�giment de Flandre, les gardes-Suisses, les invalides et
la milice bourgeoise de Versailles. Nous sommes reconnus, re�us avec
honneur; nous traversons les lignes, et l'on a beaucoup de peine �
emp�cher la foule qui nous suivait de s'introduire avec nous. Au lieu
de six femmes auxquelles j'avais promis l'entr�e du ch�teau, il fallut
en introduire douze.�

Une narration royaliste appelle ces femmes des cr�atures sans nom;
elles en avaient un: la Faim.

Quelques aristocrates, m�l�s au tumulte, profitent de la circonstance
pour tenter le peuple.

--Si le roi, lui dit-on, recouvrait toute son autorit�, la France ne
manquerait jamais de pain.

Les femmes r�pondent � ces insinuations perfides par des injures.

--Nous voulons du pain, ajoutent-elles, mais non pas au prix de la
libert�.

D�gageons, � ce propos, un fait g�n�ral: ce n'est pas le besoin qui a
�t� le nerf le plus �nergique des actes r�volutionnaires; c'est le
devoir. La disette ne figure qu'en seconde ligne dans les causes qui
d�termin�rent l'exp�dition du 5 octobre. Sans doute le pain manquait;
parmi les femmes qui �taient l�, un grand nombre n'avaient pas mang�
depuis trente heures: mais si l'instinct seul de la conservation avait
parl�, se seraient-elles expos�es, sur la place d'Armes, � �tre
�touff�es entre les chevaux? Dans cette cohue, sous la pluie, il y en
avait qui �taient grosses ou _incommod�es_, elles n'en suivaient pas
moins le courant; d'autres �taient jeunes, jolies, et ne souffraient
pas beaucoup de la disette; des musiciennes avec des tambours de
basque, des chanteuses, des artistes, des mod�les, quelques-unes un peu
follement v�tues, allaient et venaient dans les groupes. C'�taient les
plus anim�es contre la cour et les gardes-du-corps. Qui les lan�ait
ainsi sur le pav� de Versailles, entre les sabres et les mousquetons?
L'instinct du bien public, le d�vouement � un ordre d'id�es qu'elles ne
comprenaient pas tr�s-nettement, mais qu'elles devinaient par le coeur.

Au peuple de Paris, il fallait du pain sans doute; mais il lui fallait
aussi la Constitution, la parole vivante.

Cependant Louis XVI est de retour au ch�teau. Suivons les femmes chez
le roi: elles entrent. Louison Chabry, piquant orateur en bonnet fin et
en fichu de soie, est charg�e de pr�senter au roi les dol�ances des
Parisiens. Pour tout exorde, la voil� qui s'�vanouit. Louis XVI se
montre fort touch�. Il fait secourir la pauvre enfant, promet de
veiller � l'�tat des subsistances. En se retirant, Louison veut baiser
la main du roi; mais celui-ci avec bont�:

--Venez, mon enfant, vous �tes assez jolie pour qu'on vous embrasse.

Les femmes ont la t�te perdue; elles sortent en criant: _Vive le roi et
sa maison!_ La foule qui attend sur la place, et qui n'a pas vu le roi,
se montre tr�s-�loign�e de partager leur enthousiasme. On les accuse de
s'�tre laiss� gagner pour de l'argent. Quelques-unes passent d�j� leur
jarreti�re au cou de Louison pour l'�trangler. Babet Lairot, une autre
jeune fille, ainsi que deux gardes-du-corps, interviennent et la
d�livrent.

La garnison de Versailles �tait toujours sous les armes. Les soldats du
r�giment de Flandre et les dragons inspiraient des inqui�tudes. Les
femmes se jettent sans frayeur parmi eux, les enlacent.

--Ton nom?

--Citoyenne.

--Le tien?

--Fran�ais.

On s'entend. Les jolies mains des Parisiennes jouent avec les armes,
caressent les chevaux des cavaliers. Le soldat est pris; il s'excuse
d'avoir assist� au fameux banquet.

--Nous avons bu, dit-il, le vin des gardes-du-corps; mais cela ne nous
engage en rien; nous sommes � la nation pour la vie; nous avons cri�
_Vive le roi!_ comme vous le criez vous-m�mes tous les jours: rien de
plus.

Les femmes approuvent:

--Mais enfin, tirerez-vous sur le peuple, sur vos fr�res?

Pour toute r�ponse, les soldats lancent leurs baguettes dans les
fusils, et les font sonner, montrant ainsi que leurs armes ne sont
point charg�es. Quelques-uns offrent m�me de leurs cartouches aux plus
jolies.

La soir�e �tait noire et pluvieuse. Lafayette arrive avec la milice
bourgeoise; d'Estaing, commandant de la place, donne l'ordre aux
troupes de se retirer. Les gardes-du-corps ex�cutent leur retraite;
mais les t�n�bres, la foule compacte, et une vieille rancune aussi les
poussant, ils tirent �a et l� quelques coups de feu. Sans cette
malheureuse provocation, le sang n'e�t pas coul� dans Versailles. Les
gardes devaient pr�ter, le lendemain, serment � la nation et prendre la
cocarde tricolore. Leur horrible imprudence perdit tout. L'irritation
gagna aussit�t de proche en proche; la nuit �tait charg�e de t�n�bres
et de mauvais conseils. Au ch�teau, la reine voulait entra�ner le roi
dans une fuite qu'elle lui montrait comme le chemin du triomphe. Dans
la ville, la multitude fatigu�e, mouill�e, camp�e au hasard, r�vait �
l'attaque nocturne des gardes-du-corps. Ce demi-sommeil couvait des
col�res.

C'est cette nuit-l� qu'au dire des royalistes Lafayette dormit contre
son roi.--Le fait est qu'il dormit.

Les id�es se mat�rialisent dans les institutions, les institutions dans
les �difices. Le palais de Versailles, c'�tait l'image grandiose d'une
monarchie absolue; c'�tait Louis XIV n'ayant plus d'ennemis � craindre;
mais ce ch�teau ouvert de tous c�t�s ne pouvait pas tenir devant la
R�volution.

[Illustration: Un homme fut tu� par les gardes-du-corps.]

D�s la pointe du jour, le peuple se r�pand dans les rues. Il aper�oit
un garde-du-corps � une des fen�tres de l'aile droite du ch�teau;
hu�es, provocations, d�fis; un coup de fusil part; un jeune volontaire
tombe dans la cour.

Qui a tir�? c'est le garde-du-corps. Le peuple, bouillant de col�re, se
pr�cipite: la grille est escalad�e, le ch�teau envahi. On cherche
partout le coupable. Des forcen�s--d'autres disent des voleurs--
profitent de la circonstance pour s'introduire plus avant dans
les riches appartements. La reine avertie fuit toute tremblante et �
demi v�tue chez le roi. Les gardes-fran�aises arrivent, et poussent
devant leurs ba�onnettes toute cette foule, qui se retire en tumulte:
le ch�teau est �vacu�; deux gardes-du-corps ont �t� massacr�s pendant
l'attaque. Tout � coup le cri de _Gr�ce! Gr�ce!_ succ�de � cet acc�s de
fureur. Silence! voici le roi au balcon.

A cette vue, un cri immense, un seul, s'�l�ve, comme par inspiration,
de toute cette masse d'hommes: _Le roi � Paris! Le roi � Paris!_ Louis
XVI h�site; une oppression violente arr�te sa voix. �Mes enfants,
dit-il enfin, vous me demandez � Paris; j'irai, mais � condition que ce
sera avec ma femme et mes enfants.� On applaudit: le cri de _Vive le
roi_ frappe mille fois les airs. La reine para�t, � son tour, au
balcon: Lafayette la conduit et lui baise respectueusement la main.
Alors le peuple, pour la premi�re fois: _Vive la reine!_ La paix �tait
faite; non pas encore: Lafayette para�t une seconde fois avec un
garde-du-corps, au chapeau duquel il attache sa cocarde. Le peuple
s'�crie: _Vivent les gardes-de-corps!_ [Note: Au m�me moment, le peuple
embrasse les gardes-du-corps qu'il tient prisonniers dans la cour de
Marbre. �En les arr�tant, raconte Loustalot, plusieurs gardes nationaux
avaient re�u leurs �p�es, et leur avaient par �gard pr�sent� la leur.
Les gardes-du-corps, rassembl�s sur la place d'Armes, pr�tent le
serment national; alors on veut leur rendre leurs �p�es dont la poign�e
est d'un plus grand prix que celle de la garde nationale; plusieurs de
ces messieurs la refusent et demandent comme une gr�ce de marcher
indistinctement dans les rangs, tandis que le roi se rendrait �
Paris.�] Tout est pardonn�.

On a voulu rattacher aux �v�nements des 5 et 6 octobre certaines
manoeuvres odieuses: quelques historiens attribuent les violences
commises dans le ch�teau � la faction du duc d'Orl�ans, cet ambitieux
vulgaire qui n'osa jamais ni le crime ni la vertu. Il est possible
qu'une autre main travaill�t dans l'ombre. Quoi qu'il en soit, cette
manifestation populaire fut f�conde en r�sultats. Les deux journ�es
d�truisirent les anciens usages, autour desquels se ralliaient les
intrigues de l'aristocratie. Malgr� la R�volution, l'�tiquette du r�gne
de Louis XIV s'�tait toujours maintenue � Versailles. Les journ�es des
5 et 6 octobre dispers�rent la cour; le 10 ao�t d�tr�nera la royaut�.

La famille royale partit pour Paris, escort�e de toute cette cohue
nagu�re mena�ante, � pr�sent joyeuse. Les femmes criaient en chemin:
�Nous amenons le boulanger, la boulang�re et le petit mitron.� Dans
leur na�vet�, elles croyaient que tenir le roi, c'�tait avoir trouv�
les moyens de se procurer du pain. La marche fut lente. Louis XVI alla
coucher le soir m�me au ch�teau des Tuileries. En le pla�ant au milieu
de son peuple, on s'imaginait avoir soustrait le roi aux intrigues et
aux mauvaises influences de son entourage.

Les 5 et 6 octobre furent les journ�es des femmes de Paris. Le
sentiment venait en aide � la raison. Ce qui rendit la R�volution
irr�sistible, c'est que, dans les plis de son drapeau, elle enveloppait
toutes les souffrances, toutes les faiblesses, toutes les mis�res,
all�g�es par l'espoir d'un avenir meilleur.




VIII

L'Assembl�e nationale � Paris.--Ses travaux.--R�g�n�ration des
moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur
Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre
grandit.


Les �v�nements qui venaient de s'accomplir � Versailles, cette �meute
de femmes, la majest� royale forc�e dans ses derniers retranchements,
le roi gard� � vue, tout cela jeta la stupeur dans les rangs de
l'aristocratie. Les courtisans prirent aussit�t le parti des l�ches, la
fuite. Les demandes de passeports affluaient. La portion de l'Assembl�e
nationale qui se rattachait aux intrigues du ch�teau partagea les m�mes
alarmes. Lally-Tollendal et Mounier s'exil�rent; la ville �tait, au
contraire, livr�e � la joie: l'abondance parut rena�tre; la cour avait
laiss� tomber son faste; la curiosit� des habitants se portait en masse
au jardin des Tuileries, devant ce beau palais si longtemps inhabit�,
o� maintenant errait l'ombre d'une monarchie expirante. Louis XVI et
Marie-Antoinette t�moignaient une extr�me r�pugnance � fixer leur
s�jour dans la capitale. Il fallut pourtant s'y r�soudre. L'Assembl�e
suivit aussit�t le roi � Paris. Les d�put�s se r�unirent les premiers
jours dans la chapelle de l'archev�ch�.

�On les e�t pris, raconte Bar�re, pour un concile ou un synode plut�t
que pour une assembl�e politique, en jetant les yeux sur les banquettes
et les ornements de la salle des s�ances.�

C'�tait, en effet, le concile de la raison humaine au XVIIIe si�cle.

L'Assembl�e si�gea ensuite dans la salle de l'ancien man�ge des
Tuileries. Cette nouvelle r�sidence favorisait les communications avec
le ch�teau; l'Assembl�e et le roi formaient alors, dans les id�es
constitutionnelles, les deux moiti�s du souverain.

La classe moyenne avait int�r�t � croire la R�volution termin�e: elle
venait de prendre dans l'�tat toute la place que la d�faite de
l'aristocratie avait laiss�e vide. Ici se dressa, entre le vainqueur et
le vaincu, un nouveau r�clamant qu'on n'attendait pas, le peuple.

La bourgeoisie avait bien voulu du peuple pour prendre la Bastille et
pour porter un coup mortel � la domination de la cour; mais, � pr�sent
que le succ�s �tait obtenu, elle refusait de partager les fruits de la
victoire. On se sert, en pareil cas, d'un mot qui couvre tous les
envahissements: l'ordre. La bourgeoisie voulait mod�rer la R�volution
pour l'organiser � son profit. L'Assembl�e nationale, o� le Tiers �tait
en majorit�, commen�a par diviser la nation en deux classes de
citoyens, les uns _actifs_, les autres qui ne l'�taient point. Les
citoyens actifs faisaient partie de la garde nationale, �taient pourvus
de droits et de fonctions politiques; les autres non. Le pays
_actif_--nous dirions maintenant le pays l�gal--ne songea plus d�s
lors qu'� se constituer. La r�action bourgeoise s'annon�a en outre par
une loi contre les rassemblements, connue sous le nom de loi martiale.
Comme toujours, on se servit d'un pr�texte pour justifier les mesures
contre-r�volutionnaires.

Le boulanger Fran�ois venait d'�tre injustement massacr� par des
furieux; [Note: Ici des d�tails d'une f�rocit� r�voltante. On force un
autre boulanger qui passait dans la rue � donner son bonnet; on en
couvre la t�te coup�e du malheureux Fran�ois, qui est ensuite port�e de
boutique en boutique, pes�e dans des balances. Sa jeune femme, enceinte
de trois mois, accourt: des monstres lui pr�sentent cette t�te �
baiser, la malheureuse tombe �vanouie, le visage baign� de sang. Son
enfant meurt dans son sein.--Fran�ois avait sa boulangerie pr�s de
l'Archev�ch� o� l'Assembl�e nationale tenait encore ses s�ances. Un
assez grand nombre de pains saisis chez lui firent croire � un syst�me
d'accaparement.] une vengeance particuli�re, plus encore que la faim,
l'impitoyable faim, nous semble avoir d�termin� les circonstances
atroces d'un tel meurtre.

La v�rit� est qu'une bande tr�s-peu nombreuse de malfaiteurs trempa les
mains dans ce sang. La presse d�mocratique n'eut qu'une voix pour
fl�trir un si l�che assassinat.

�Des Fran�ais! des Fran�ais!... s'�criait Loustalot; non, non, du tels
monstres n'appartiennent � aucun pays; le crime est leur �l�ment, le
gibet leur patrie.�

On ne saurait �videmment rattacher un acte semblable ni au peuple, ni �
aucun des partis qui agitaient alors la R�volution: c'est le fait d'une
poign�e de mis�rables.

Est-il vrai, d'ailleurs, que, depuis la chute du r�gime absolu, Paris
f�t livr� au brigandage et � l'assassinat?

Au contraire; les propri�t�s se d�fendaient elles-m�mes par la saintet�
du droit. Il existait une v�ritable conspiration g�n�rale contre les
vices, les principes de la R�volution avaient moralis� toutes les
classes de la soci�t�. Quoiqu'il y e�t tr�s-peu de police, les
d�sordres avaient diminu�. �coutons le plus lu des journaux de cette
�poque:

�Les cabriolets, dit-il, n'�crasent plus personne; messieurs les
aristocrates ne rossent plus leurs cr�anciers; on entend tr�s-peu
parler de vols, et les inspecteurs des filles publiques n'enl�vent plus
des filles de treize ans des bras de leurs m�res pour les conduire dans
le lit d'un lieutenant de police.�

Cette r�forme morale contrastait singuli�rement avec les iniquit�s de
l'ancien r�gime que la presse r�v�lait de jour en jour. Au moment o� le
soleil de la monarchie vint � d�cliner, les abus des hautes fonctions
qui l'entouraient projet�rent une ombre plus grande, _altis de montibus
umbrae_. Le _Livre rouge_ d�voila le scandale des pensions.

�L'incomparable Pierre Lenoir, raconte Camille Desmoulins, s'�tait cr��
des pensions sur les huiles et sur les suifs, sur les boues et sur les
latrines: toutes les compagnies d'escrocs, tous les vices et toutes les
ordures �taient tributaires de notre lieutenant de police, qui, par sa
place, aurait d� �tre _magister morum_, le gardien des moeurs; enfin il
avait su mettre la lune � contribution et assigner � une de ses femmes
une pension connue sous le nom de _pension de la lune_. Je sais un
ministre qui a sign� � sa ma�tresse une pension de 12 000 livres, dont
elle jouit encore, sur l'entreprise du pain des gal�riens.�

A ces �normit�s, la d�mocratie naissante opposait la r�g�n�ration des
moeurs, la diminution des d�lits. En v�rit�, le moment �tait mal choisi
pour jeter le bl�me et l'injure � la face d'une population si
raisonnable.

Robespierre s'�leva �nergiquement contre le projet de loi qui s�parait
la nation en deux groupes; l'un exer�ant tous ses droits politiques,
l'autre exclu de toute participation aux affaires de l'�tat. Il parla
aussi contre la loi martiale.

�Les d�put�s de la Commune, dit-il, vous demandent du pain et des
soldats, pourquoi? pour repousser le peuple, dans ce moment o� les
passions, les men�es de tout genre cherchent � faire avorter la
R�volution actuelle.�

Cet homme avait la sagesse de ramener toujours la discussion aux
principes. Il �choua, quoique la raison et la justice fussent de son
c�t�. La th�se qu'il soutenait plut peut-�tre � Caton, mais elle d�plut
aux dieux de l'Assembl�e nationale. La promulgation de la loi martiale
se fit avec un grand appareil et au son des trompettes. Cette c�r�monie
avait quelque chose d'imposant, mais aussi de triste et de lugubre:
elle dura depuis huit heures du matin jusqu'� deux heures apr�s midi.
Des hommes rev�tus d'un costume antique et �trange, en manteau, �
cheval, suivis et pr�c�d�s de soldats, de tambours, s'arr�t�rent sur
toutes les places, et firent la lecture du d�cret, � haute voix. Loin
de calmer les habitants, une telle lecture, ce cort�ge th��tral,
laiss�rent dans les quartiers de la ville un profond sentiment de
col�re et d'impatience. Quant � la force arm�e, sans discipline, il est
vrai, mais toujours victorieuse, qu'on avait lanc�e deux fois, depuis
l'ouverture des �tats g�n�raux, sur la pr�rogative royale, il n'�tait
plus question maintenant que de l'an�antir. On venait, solennellement
et brusquement, de licencier le peuple. L'irritation de la masse des
citoyens fit craindre un mouvement insurrectionnel. La cour et la
municipalit� s'appr�t�rent � se servir de la loi martiale avant que les
vingt-quatre heures fussent �coul�es. Il suffisait de trois sommations,
apr�s lesquelles le canon d'alarme devait �tre tir�, le drapeau rouge
arbor� sur l'H�tel de Ville. Le maire marchait alors en t�te de la
force arm�e, et adressait aux groupes d'une voix haute et solennelle
cet avertissement:

--_On va faire feu! que les bons citoyens se retirent!_

Le parti d�mocratique voyait avec horreur cette violation de la
souverainet� du peuple. A ses yeux, il ne pouvait y avoir deux classes
de citoyens. La nation �tant indivisible, elle devait �tre admise tout
enti�re � l'exercice de ses droits politiques.

La garde nationale �tait compos�e de citoyens appartenant � la classe
moyenne. Aussi commen�ait-elle � devenir suspecte.

�Voici, s'�crie l'un des journaux du temps, tout le syst�me qui
convient � la France: la nation ne peut �tre assur�e de sa libert�
civile et politique qu'autant que les forces militaires, entre les
mains des citoyens, formeront la balance des forces de l'arm�e... On
voit � quoi tient l'existence de cette garde nationale, si brillante
d�s son aurore, et � laquelle je ne connais qu'un d�faut, c'est qu'elle
ne comprend pas la totalit� des habitants qui sont en �tat de porter
les armes.�

La distinction de citoyens _actifs_ et de citoyens _passifs_ r�voltait
les sinc�res partisans de la doctrine du _Contrat social_; �tre, c'est
agir; voil� donc plusieurs millions d'hommes rejet�s, de par la loi,
dans le n�ant. Toute restriction impos�e � la volont� g�n�rale des
citoyens limitait l'esprit m�me des institutions nouvelles. Quelques
districts de Paris r�clam�rent, au nom de ces principes, contre la _loi
martiale_: Danton plaida aux Cordeliers la cause de ces _gens de rien_,
que la R�volution avait promis de rendre � l'existence civile. La
doctrine de la souverainet� nationale, � laquelle se ralliaient les
d�mocrates sinc�res, n'�tait autre chose que le sens commun, ou, en
d'autres termes, le consentement universel appliqu� � la politique.

L'Assembl�e nationale continuait � discuter, et le compte rendu de ses
s�ances retentissait d'un bout � l'autre du pays. Apr�s de longs
d�bats, elle fixa les conditions d'�ligibilit�. La capacit� politique
fut �valu�e � un marc d'argent, c'est-�-dire � huit �cus de six livres
trois dixi�mes. Prieur de la Marne proposa un amendement:

�Substituez, dit-il, la _confiance_ au marc d'argent.�

Mirabeau appuya.

�Je demande la priorit� pour l'amendement de M. Prieur, parce que,
selon moi, il est le seul conforme au principe.�

Rejet�.

Robespierre fit entendre quelques v�rit�s incontestables.

�Rien n'est plus contraire, dit-il, � votre d�claration des droits,
devant laquelle tout privil�ge, toute distinction, toute exception
doivent dispara�tre. La Constitution �tablit que la souverainet� r�side
dans le peuple, dans tous les individus du peuple. Chaque individu a
donc droit de concourir � la loi par laquelle il est oblig�, et �
l'administration de la chose publique qui est la sienne. Sinon il n'est
pas vrai que tous les hommes soient �gaux en droits, que tout homme
soit citoyen.�

L'orage du sentiment public �clata surtout dans les journaux.

�Il n'y a qu'une voix dans la capitale, s'�criait l'incendiaire Camille
Desmoulins, il n'y en aura qu'une dans les provinces contre le d�cret
du marc d'argent: il vient de constituer en France un gouvernement
aristocratique, et c'est la plus grande victoire que les mauvais
citoyens aient remport�e � l'Assembl�e nationale. Pour faire sentir
toute l'absurdit� de ce d�cret, il suffit de dire que J.-J. Rousseau,
Corneille, Mably, n'auraient pas �t� �ligibles... Pour vous, � pr�tres
m�prisables, � bonzes fourbes et stupides, ne voyez-vous pas que votre
Dieu n'aurait pas �t� �ligible? J�sus-Christ, dont vous faites un Dieu
dans les chaires, dans la tribune, vous venez de le rel�guer parmi la
canaille! et vous voulez que je vous respecte, vous, pr�tres d'un Dieu
prol�taire et qui n'�tait pas m�me un citoyen _actif_! Respectez donc
la pauvret� qu'il a ennoblie. Mais que voulez-vous dire avec ce mot de
_citoyen actif_ tant r�p�t�? Les citoyens actifs, ce sont ceux qui ont
pris la Bastille; ce sont ceux qui d�frichent les champs, tandis que
les fain�ants du clerg� et de la cour, malgr� l'immensit� de leurs
domaines, ne sont que des plantes v�g�tatives, pareils � cet arbre de
votre �vangile qui ne porte point de fruits et qu'il faut jeter au
feu.�

Marat, Condorcet, Loustalot, attaquaient le marc d'argent avec moins de
verve que Camille, mais avec la m�me �pret� de raisonnements; ils y
voyaient tous le germe d'une f�odalit� nouvelle, un corps �lectoral
privil�gi�.

Au milieu de l'agitation de la presse, l'Assembl�e nationale
poursuivait ses travaux.

Le docteur Guillotin vint lire � l'une des s�ances un long discours sur
la r�forme du Code p�nal. Cette question pr�occupait d�j� les esprits;
car l'�chafaudage de la vieille Th�mis venait de s'�crouler.

L'orateur proposa d'�tablir un seul genre de supplice pour tous les
crimes qui entra�nent la peine de mort, et de substituer au bras du
bourreau l'action d'une machine. Il vantait fort les avantages de ce
nouveau syst�me d'ex�cution.

�Avec ma machine, dit gravement M. Guillotin, je vous fais sauter la
t�te en un clin d'oeil et vous ne souffrez point.�

L'Assembl�e se mit � rire.--Combien parmi ceux qui avaient ri devaient
plus tard faire l'�preuve du fatal couperet!

La philanthropie du docteur Guillotin obtint du succ�s dans le monde:
une machine qui vous tue sans vous faire souffrir, sans m�me vous
laisser le temps de dire merci, quel progr�s! Mais les hommes destin�s
� former un jour le parti de la Montagne �taient d'un autre avis; il ne
s'agissait pas tant, d'apr�s eux, de perfectionner l'instrument du
supplice que d'abolir la peine de mort. Marat, dans son _Plan de
l�gislation_, avait d�j� fait entendre sur ce sujet le langage de la
raison et du l'humanit�.

�C'est une erreur de croire, disait-il, qu'on arr�te toujours le
m�chant par la rigueur des supplices: leur image est sit�t effac�e!...
L'exemple des peines mod�r�es n'est pas moins r�primant que celui des
peines outr�es, lorsqu'on n'en conna�t pas de plus grandes. En rendant
les crimes capitaux, on a pr�tendu augmenter la crainte du ch�timent,
et on l'a r�ellement diminu�e. Punir de mort, c'est donner un exemple
passager, et il en faudrait de permanents. On a aussi manqu� le but
d'une autre mani�re: l'admiration qu'inspire le m�pris de la mort que
montre un h�ros expirant, un malfaiteur souffrant avec courage, inspire
ce m�me m�pris aux sc�l�rats d�termin�s... Pourquoi donc continuer,
contre les cris de la raison et les le�ons de l'exp�rience, � verser
sans besoin le sang d'une foule de criminels. Ce n'est pas assez de
satisfaire � la justice, il faut encore corriger les coupables. S'ils
sont incorrigibles, il faut tourner leur ch�timent au profit de la
soci�t�. Qu'on les emploie donc aux travaux publics, aux travaux
d�go�tants, malsains, dangereux.�

Robespierre et les plus inflexibles parmi les hommes de 93 avaient
commenc� par r�clamer l'abolition de la peine de mort et des peines
infamantes. Comment donc se fait-il, dira-t-on, qu'ils aient demand�
plus tard la t�te des grands coupables envers la nation? C'est qu'�
tort ou � raison ils regardaient les crimes politiques comme indignes
de toute piti�, et que la R�volution �tant pour la France une question
de vie ou de mort, ils crurent pouvoir s'affranchir des r�gles du droit
commun. �Le salut du peuple, a dit un ancien, est la loi supr�me.� Nous
appr�cierons cette doctrine dans le cours de l'ouvrage.

La motion du docteur Guillotin eut, en d�finitive, un grand r�sultat:
elle introduisit dans la loi l'�galit� du supplice quels que fussent le
rang et l'�tat du coupable. �Le criminel, ajoutait l'article 2, sera
_d�capit�_; il le sera par l'effet d'un simple m�canisme.� C'est ainsi
qu'on d�signait alors la guillotine.

Cette invention t�moignait du moins d'un certain adoucissement dans les
moeurs: la soci�t� n'osait plus tuer l'homme officiellement par le
minist�re de son semblable; elle employait pour cette horrible t�che
quelque chose de sans coeur et sans entrailles, une machine insensible,
aveugle, brutale comme la destin�e. D�sormais le bras qui frappe se
cache pour donner la mort; le couteau est cens� avoir tout fait. Gr�ce
� cet appareil fatal, le bourreau n'est plus une conscience, c'est la
force. La R�volution avait r�ellement remu� la nature humaine dans ses
profondeurs. La compassion envers le malheur s'�tait accrue. Les
anciens supplices, si cruels, si prolong�s, semblaient presque aussi
coupables que les crimes m�mes; ils les faisaient na�tre quelquefois en
mettant sous les yeux de la multitude des tableaux hideux et des
exemples de f�rocit� l�gale. �C'est, disait Loustalot, parce que M. le
pr�sident, M. le pr�v�t et M. le lieutenant-criminel assassinent dans
les formes une douzaine de personnes tous les ans, que le peuple a
assassin� Foulon et Bertier.� Les bons citoyens reconnaissaient
l'importance d'humaniser le peuple par un Code p�nal moins s�v�re. La
Vieille Th�mis �tait jug�e � son tour; et si l'�chafaud lui-m�me ne
s'�croula pas sous la mal�diction publique, ce fut plut�t alors la
faute des royalistes que celle des r�volutionnaires. La r�forme
politique sonna le r�veil de la conscience humaine: les sensibles, les
doux, les mis�ricordieux s'�levaient, au nom de la justice, contre un
r�gime de sang qui avait dur� des si�cles.

La r�action bourgeoise encourageait, sans le vouloir, les manoeuvres de
l'aristocratie. Il paraissait chaque jour des brochures sans nom
d'auteur, o� l'on ne revenait pas de l'audace du parti philosophique,
qui avait os� mettre l'Assembl�e nationale entre le roi et le pays. Ces
�crivains anonymes mena�aient la France d'un retour aux anciennes
institutions. �Tu nous cites toujours _la nation, la nation!_
Ignores-tu que notre gouvernement est monarchique, que le roi a le
droit de dissoudre les �tats, et que c'est ce qui peut nous arriver de
plus heureux?� L'opinion publique, de son c�t�, ne laissait �chapper
aucune circonstance pour fl�trir les intrigues de la cour et des
courtisans. Je ne parlerais pas du _Charles IX_ de M.-J. Ch�nier, si
cette pi�ce n'avait �t� un v�ritable �v�nement politique lors de son
apparition sur le th��tre. Elle avait rencontr� mille obstacles pour
arriver � la sc�ne: le succ�s fut orageux. C'�tait tout un pass� de
notre histoire que le public, ce soir-l�, �crasait, an�antissait, en
quelque sorte, sous les tr�pignements de l'enthousiasme. �Des allusions
fr�quentes et faciles � saisir, dit un critique du temps, toutes les
grandes maximes dont notre esprit se nourrit depuis six mois mises en
vers, voil� le secret du succ�s de cette pi�ce. Elle fait ex�crer le
despotisme minist�riel, les intrigues f�minines des cours; elle prouve
la n�cessit� de mettre un frein aux volont�s d'un roi, parce qu'il peut
�tre ou faible ou cruel; elle apprend que le clerg� et l'�tat ne sont
pas la m�me chose: elle est utile, tr�s utile dans le moment.� La
R�volution venait de trouver son po�te. M.-J. Ch�nier m�lait � la
passion du beau l'amour de la patrie r�g�n�r�e.

[Illustration: Le club des Cordeliers.]

L'Assembl�e nationale semblait sommeiller: cette imposante r�union de
talents, telle que le monde n'en a jamais vu, se troublait dans la
confusion m�me de ses lumi�res.

Une chose manquait � ces hommes, la foi: ils marchaient au milieu de
l'orage sur une mer soulev�e par la temp�te et de temps en temps ils se
sentaient faiblir; le d�couragement s'emparait de leur �me.

Un seul �tait fort comme le peuple: il croyait � la justice de la cause
dont il avait embrass� la d�fense. Cet homme �tait Robespierre. N� dans
la ville d'Arras, le 6 mai 1758 [Note: Il para�t que la maison o� il
naquit est encore debout. On lit dans l'excellente _Histoire de
Robespierre_ par Ernest Hamel: �A quelques pas de la place de la
Com�die, � Arras, dans la rue des Rapporteurs, qui d�bouche presque en
face du th��tre, on voit encore, gardant fid�lement son ancienne
empreinte, une maison bourgeoise de s�v�re et coquette apparence.
�lev�e d'un �tage carr� et d'un second �tage en forme de mansarde, elle
prend jour par six fen�tres sur la rue, sombre et �troite comme presque
toutes les rues des vieilles villes du moyen �ge...�] il perdit sa m�re
lorsqu'il n'avait encore que sept ans. Quelque temps apr�s, son p�re,
avocat au conseil d'Artois, mourut de chagrin. A neuf ans, Maximilien
�tait orphelin avec deux fr�res et une soeur; sa famille l'envoya
suivre les cours du coll�ge d'Arras. Dou� d'une m�moire heureuse et
d'un go�t tr�s prononc� pour l'�tude, il se trouva bient�t � la t�te de
sa classe. Ses ma�tres le regardaient comme un _bon �l�ve_, seulement
un peu concentr� en lui-m�me. Apr�s tout, les succ�s d'�cole ne
prouvent rien, et les parents sont trop souvent d��us par ces fleurs
pr�coces de l'intelligence. Maximilien eut bient�t appris tout ce qu'on
enseignait au coll�ge d'Arras; pour aller plus loin, il lui fallait
changer de milieu, entrer dans l'Universit� de Paris; mais o� trouver
de l'argent pour payer sa pension? Il existait alors dans la capitale
de l'Artois une abbaye c�l�bre, l'abbaye de Saint-Waast, qui disposait
de quatre bourses au coll�ge Louis-le-Grand. A la sollicitation des
parents et des amis du jeune Robespierre, l'�v�que du dioc�se, M. de
Conzi�, obtint l'une de ces bourses pour son prot�g�. En 1769,
Maximilien vint donc � Paris.

L'instruction du coll�ge Louis-le-Grand devait beaucoup �largir la
sph�re de ses id�es. Les souvenirs de l'antiquit� grecque et romaine
exer�aient alors une grande influence sur l'esprit de la jeunesse.
Robespierre redoubla d'ardeur au travail. Deux de ses camarades �taient
Camille Desmoulins et Fr�ron, l'_Orateur du peuple_.

Les �tudes classiques �tant termin�es, Robespierre se livra tout entier
� l'�tude du droit; son p�re lui avait trac� le chemin du barreau; a
vingt-quatre ans, il fut re�u avocat.

De tous les grands �crivains et philosophes du XVIIIe si�cle, celui que
Maximilien admirait le plus �tait J.-J. Rousseau. Il professait pour
l'auteur du _Contrat social_ et de l'_�mile_ une sorte de culte. Un
beau jour il se rendit � Ermenonville et frappa, le coeur serr�
d'�motion, � la porte de l'ermitage. Que se passa-t-il dans cette
entrevue? [Note: �Nul ne le sait,� r�pond M. Ernest Hamel auquel nous
devons le r�cit de cette anecdote.] Rousseau �tait alors vieux, cass�,
m�lancolique, ne sachant gu�re � qui il parlait ni ce que deviendrait
plus tard ce jeune homme; il �tait � coup s�r tr�s loin de se douter
qu'il avait devant les yeux le plus fervent et le plus redoutable de
ses disciples, celui qui, arm� du glaive de la terreur, devait
appliquer un jour ses doctrines et mourir sur l'�chafaud.

Robespierre revint dans sa ville natale o� il s'�tablit comme avocat.
[Note: �Ce jeune homme, avait �crit Ferri�re � l'un de ses amis, n'est
pas ce que vous pensez. Ses succ�s de coll�ge vous ont tromp�. Il ne
fera jamais plus que ce qu'il a fait; il ne saura jamais plus que ce
qu'il sait. Sa t�te n'est point bonne; il a peu de sens, nul jugement.
Il est d�pourvu de toute disposition non-seulement pour le barreau,
mais encore pour tout exercice d'esprit. Ne le laissez point � Paris.�
�videmment Ferri�re l'avait mal jug�.] Une occasion lui permit de
sortir de l'obscurit�. Franklin avait mis � la mode les paratonnerres;
mais cette merveilleuse invention rencontrait plus d'un obstacle dans
les pr�jug�s des d�votes et les t�n�bres de l'ignorance. Un riche
habitant de Saint-Omer avait fait �lever sur sa maison une de ces
pointes de fer. Une dame voulut le contraindre � renverser �la
machine�, sous pr�texte qu'un tel appareil mettait en danger les
maisons du voisinage. De l�, proc�s. L'affaire fit beaucoup de bruit.
Une �meute �clata presque dans la ville. Tout l'Artois prit parti dans
la querelle, les uns pour, les autres contre le paratonnerre.
Robespierre plaida en faveur de celui qui avait inaugur� � Saint-Omer
la d�couverte de Franklin, d�fendit fermement la cause de la science et
les vrais int�r�ts de la s�curit� publique. Il gagna son proc�s. Cet
esprit intr�pide avait bien quelque chose � d�m�ler avec la foudre.

Robespierre �tait avocat; mais il �tait aussi homme de lettres et
membre de l'Acad�mie d'Arras. Son _Eloge de Gresset_ (1788) montre
qu'il aimait alors la po�sie l�g�re. La R�volution l'entra�na bient�t
vers des sujets plus graves. A la veille des �lections, il �crivait une
_Adresse aux Art�siens_ sur la n�cessit� de r�former les �tats
d'Artois. Envoy� par le Tiers � l'Assembl�e nationale, il monta
plusieurs fois � la tribune, parla en faveur de la libert� individuelle
et de la libert� de la presse, demanda qu'� la nation seule appartint
le droit d'�tablir l'imp�t, combattit la loi martiale, s'�leva contre
le marc d'argent et r�clama l'application du suffrage universel; son
langage �tait clair et correct; ses raisons �taient p�remptoires; mais
� ses discours fort travaill�s manquait ce rayon qui illumine la parole
des grands orateurs.

Jusqu'ici Robespierre s'�tait fait surtout conna�tre de la nation par
une persistance inflexible dans sa ligne de conduite, une conviction
aust�re qui r�sistait � toutes les �preuves, � tous les froissements de
l'amour-propre bless�. Seul il plaide la cause de tous, la souverainet�
de la raison publique, l'unit� de la famille humaine. Inaccessible aux
passions de son auditoire, insensible aux murmures de toute une salle,
il n'�coute jamais que son id�e. Sa parole, son geste se d�gagent
p�niblement; on sent en lui l'effort de l'intelligence qui soul�ve le
couvercle d'une compression �norme. Rien n'�chappe � sa p�n�tration
obstin�e. Merlin de Thionville racontait que, pendant les s�ances,
Robespierre faisait usage de deux paires de lunettes; les verres de
l'une lui servaient � distinguer les objets �loign�s, les autres
�taient pour les objets rapproch�s. C'est aussi � l'aide d'un double
point de vue que son esprit fut � m�me de suivre les faits qui se
passaient � courte distance, tout en appr�ciant, dans le lointain, les
causes et les cons�quences probables des �v�nements.

Mirabeau disait de lui: �Cet homme ira loin, car il croit tout ce qu'il
dit.�

Laissons-le donc grandir dans la lutte et dans la temp�te.




IX

Apparition des clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites
exerc�es contre les journaux d�mocratiques.--Marat racont� par
lui-m�me.--Favras.--Les biens de l'�glise.--Projets des �migr�s.--L'Ami
du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat � cet
�gard.--Division de la France en 83 d�partements.--Les juifs, les
protestants et les com�diens.


Quelques d�put�s bretons avaient form� un club � Versailles, apr�s la
s�ance royale du 23 juin: on y admit Siey�s, les Lameth, le duc
d'Aiguillon, Duport et quelques autres d�put�s. Quand la repr�sentation
nationale se fut transport�e � Paris, le _club Breton_ choisit, pour
tenir ses s�ances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honor�.
On y pr�parait la discussion des mati�res qui devaient �tre soumises,
le lendemain, � la d�lib�ration de l'Assembl�e. �La liste des membres
de ce club, dit l'abb� Gr�goire qui en faisait partie, �tait orn�e de
noms recommandables, et ses s�ances �taient un cours de saine
politique.�

En avant de la nation et de la plupart des d�put�s, il �clairait la
marche des id�es r�volutionnaires. Quand une proposition �tait de
nature � effaroucher l'Assembl�e, on commen�ait par lui ouvrir l'entr�e
du club des Jacobins, o� elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en
attendant que l'heure f�t venue de se pr�senter au congr�s de la
nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence
orageuse ni le caract�re exclusif qu'il acquit dans la suite.

Une r�union bien autrement bruyante, originale et curieuse �tait celle
qui si�geait au district des Cordeliers. De m�me que le club des
Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom � un ancien couvent de
moines, dans lequel les r�unions populaires avaient succ�d� aux
exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils
devaient bien s'�tonner � chaque fois que les mots de libert�, progr�s,
souverainet� nationale, R�volution, retentissaient dans la salle.

Nul autre qu'un t�moin occulaire et un grand artiste ne pouvait
dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand r�le dans
l'histoire de la R�volution Fran�aise.

�La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet
enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi
fatigu�e que celle de l'Assembl�e nationale. Il y a quelquefois des
s�ances que prolongent bien avant dans la nuit l'int�r�t des mati�res
et l'�loquence des orateurs. Ce district a, comme le congr�s, ses
Mirabeau, ses Barnave, ses P�tion, ses Robespierre; _solemque suum sua
sidera n�runt_. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis
que j'�tais venu habiter dans cette terre de libert�, il me tardait de
prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre
district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique,
et saluer les p�res de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir
j'�crivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de bapt�me, qui ne
pouvaient nous d�fendre ni du despotisme pr�v�tal ni du despotisme
f�odal, et d'o� les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les
catins, vous effa�aient si ais�ment et sans laisser trace de votre
existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de
Pierre Duplain, sur ce v�ritable livre de vie, fid�le et incorruptible
d�positaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant
district. Je ne pus me d�fendre d'un sentiment religieux; je croyais
rena�tre une seconde fois; comme chez les Romains mon nom �tait inscrit
sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait
voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son
registre, me d�bitait, avec la gravit� d'un oracle, ces vers de Cyrano
de Bergerac:

  �Ces noms pour le tyran sont �crits sur le cuivre;
  Il ne d�chire point les pages de mon livre.�

�J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu,
sinon comme Panglosse d'�tre dans le meilleur des mondes, au moins
d'�tre dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle
appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au
pr�sident qu'une jeune dame veut absolument entrer au s�nat.

�On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des
Fran�ais et des Cordeliers, personne ne propose la question pr�alable;
mais c'�tait une opinante. C'�tait la jeune, la jolie, la c�l�bre
Li�geoise, Th�roigne de M�ricourt. Tout en elle respire l'�nergie, la
gr�ce et la sensibilit�. Elle s'avance avec un �clair dans les yeux;
comme les pythonisses de l'antiquit� qui avaient besoin, pour rendre
leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol charg� d'influences
volcaniques, elle s'inspire, mont�e sur une R�volution. A sa vue,
l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'�crie: �C'est la
reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!�

�--Oui, reprend Th�roigne, avec un petit accent li�geois qui donnait
encore plus de charme et d'originalit� � son discours, c'est la
renomm�e de votre sagesse qui m'am�ne au milieu de vous. Prouvez que
vous �tes Salomon; que c'est � vous qu'il �tait r�serv� de b�tir le
temple, et h�tez-vous d'en construire un � l'Assembl�e nationale: c'est
l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus
longtemps de voir le pouvoir ex�cutif log� dans le plus beau palais de
l'univers, tandis que le pouvoir l�gislatif habite sous des tentes, et
tant�t aux Menus-Plaisirs, tant�t dans un Jeu-de-Paume, tant�t au
Man�ge, comme la colombe de No� qui n'a point o� reposer le pied. La
derni�re pierre des derniers cachots de la Bastille a �t� apport�e au
pied du s�nat, et M. Camus la contemple tous les jours avec
ravissement, d�pos�e dans ses archives. Le terrain de la Bastille est
vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous?
H�tez-vous d'ouvrir une souscription pour �lever le palais de
l'Assembl�e nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France
enti�re s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal,
donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus
c�l�bres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les
c�dres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont
d� se mouvoir d'elles-m�mes, ce n'est pas pour b�tir les murs de
Th�bes, mais pour construire le temple de la Libert�. C'est pour
enrichir, pour embellir cet �difice qu'il faut nous d�faire de notre
or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la premi�re. On vous l'a
dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes
ext�rieurs auxquels s'attache son culte. D�tournez ses regards du
pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une
basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de
Londres. Le v�ritable temple de l'�ternel, le seul digne de lui, c'est
le temple o� a �t� prononc�e la D�claration des droits de l'homme. Les
Fran�ais, dans l'Assembl�e nationale, revendiquant les droits de
l'homme et du citoyen, voil� sans doute le spectacle sur lequel l'�tre
Supr�me abaisse ses regards avec complaisance.�

Camille �tait �bloui.

�On con�oit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si anim�,
et ce m�lange d'images emprunt�es du r�cit de Pindare et de ceux de
l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calm�e,
plusieurs honorables membres discut�rent la motion, l'examin�rent sous
toutes ses faces, et conclurent comme la pr�opinante, apr�s lui avoir
donn� de justes �loges, qu'on nomm�t des commissaires pour r�diger
l'arr�t� et une adresse aux 59 districts et aux 83 d�parrements. Sur la
demande de mademoiselle Th�roigne d'�tre admise au district avec voix
consultative, l'Assembl�e a suivi les conclusions du pr�sident, qu'il
serait vot� des remerciements � cette excellente citoyenne pour sa
motion; qu'un canon du concile de Ma�on ayant formellement reconnu que
les femmes ont une �me et la raison comme les hommes, on ne pouvait
leur interdire d'en faire un si bon usage que la pr�opinante; qu'il
sera toujours libre � mademoiselle Th�roigne, et � toutes celles de son
sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux � la patrie; mais
que sur la question d'�tat, si mademoiselle Th�roigne sera admise au
district avec voix consultative seulement, l'Assembl�e est incomp�tente
pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu � d�lib�rer.�

Le district des Cordeliers avait pour pr�sident Danton, qui fut renomm�
quatre fois, malgr� les efforts des royalistes. Cette pr�sidence
continu�e donna l'�veil � la calomnie: le bruit se r�pandit qu'une
telle �lection �tait entach�e de brigue. La susceptibilit� des
�lecteurs s'�mut des accusations qu'on faisait courir. L'Assembl�e tout
enti�re r�pondit par une d�lib�ration qui fut communiqu�e aux 59 autres
districts. On y d�clare �que la continuit� et l'unanimit� des suffrages
ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M.
d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donn�
les preuves les plus fortes et les plus �clatantes, comme militaire et
comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assembl�e pour ce
ch�ri pr�sident (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares
qualit�s, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des
suffrages � chaque r��lection, rejettent bien loin toute id�e de
s�duction et de brigue. L'Assembl�e se f�licite de poss�der dans son
sein un aussi ferme d�fenseur de la libert�, et s'estime heureuse de
pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.�

Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entra�ner:
Danton, lui, poss�dait une force d'attraction consid�rable. Le
magn�tisme de son regard, l'entra�nement de sa parole et de son geste,
�tait irr�sistible. Camille Desmoulins, Fabre d'�glantine, l'aimaient
comme un dieu, comme une ma�tresse. Un temp�rament sanguin et
bouillant, une voix tonnante, une �me accessible � toutes les passions
fortes, une �nergie quelquefois brutale, voil� l'homme. Des scrupules,
aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant
tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives.
Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la R�volution
Fran�aise, il repr�sentait l'animation robuste du peuple, Hercule avec
son �loquence pour massue. La R�gence avait mis la corruption dans la
noblesse, qui la transmit un instant aux classes inf�rieures et
moyennes: les vices de Danton avaient le caract�re des circonstances
troubl�es au milieu desquelles il v�cut; fougueux, emport� par ses
instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut
non-seulement un grand homme: il fut son �poque.

Le parti des mod�r�s ne tarda point � s'engager dans une voie de
poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors
la terre d'asile des �crivains, le rempart de la libert� de la presse.
Marat avait lanc� de terribles attaques contre le Ch�telet,--un
tribunal de sang qui �crasait le moucheron et m�nageait l'�l�phant.--Le
Ch�telet venait, en cons�quence, de d�cerner un mandat d'amener contre
l'Ami du peuple.

Laissons-le raconter lui-m�me ses tribulations: �Un bon citoyen vint
m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt
minutes apr�s, je vis d'une crois�e toute l'exp�dition.--A onze heures
et demie s'avanc�rent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Com�die,
par celle Saint-Andr�, plusieurs d�tachements de huit hommes tr�s-peu
�loign�s les uns des autres. Apr�s le mot d'ordre donn� � l'officier
qui commandait le corps de garde qui est � ma porte, ses d�tachements
s'y rassembl�rent, et, lorsque le dernier fut arriv�, ils en sortirent,
se firent ouvrir la porte coch�re, se r�pandirent dans la cour,
silencieusement et sur la pointe du pied, et se pr�sent�rent � la porte
de mon appartement qu'ils trouv�rent ferm�e, puis ils descendirent �
mon imprimerie, demand�rent � mes ouvriers o� j'�tais, prirent des
renseignements sur ma personne, sur les endroits o� je pouvais me
trouver, et enlev�rent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une
_D�nonciation en r�gle contre le minist�re des finances_, pr�te �
para�tre. Ils avaient certainement � leur t�te quelque espion bien au
fait des personnes qui sont � mon service et des chambres qu'elles
habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arriv�rent � la
porte de ma retraite, et je les aper�us par le trou de la serrure.
Ensuite ils entr�rent dans plusieurs pi�ces, firent d'exactes, mais
d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle
qui se trouvait chez le portier leur dit que j'�tais sans doute dans
mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous
� la fois, sans laisser un seul homme en arri�re. D�s qu'ils furent
�loign�s, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient pr�sent�
au corps de garde un d�cret du Ch�telet, portant ordre de m'enlever
partout o� je serais. Cet ordre �tait �crit sur un chiffon de papier
non timbr�. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un
ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs t�moins dignes de foi
vinrent m'avertir de ce qui s'�tait pass� rue du Vieux-Colombier. Ils
avaient forc� la porti�re de leur ouvrir mon appartement. F�ch�s de ne
rien trouver, on les a entendus dire: �_Ce b....., nous l'aurons mort
ou vif._�

Marat aurait sans doute succomb� dans sa lutte avec le Ch�telet, si le
district des Cordeliers ne f�t venu � son secours et n'e�t fait
suspendre les poursuites en interposant un arr�t� ainsi con�u:
�Consid�rant que dans ces temps d'orage, que produisent n�cessairement
les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la
Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par
cons�quent, de tous les districts de Paris, qui se sont d�j� signal�s
si glorieusement dans la R�volution, de veiller � ce qu'aucun individu
de la capitale ne soit priv� de sa libert� sans que le d�cret ou
l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait
acquis un caract�re de v�rit� capable d'�carter tout soup�on de
vexation ou d'autorit� arbitraire.�

L'affaire alla au Ch�telet, du Ch�telet � la Commune, de la Commune �
l'Assembl�e g�n�rale des repr�sentants. La r�sistance du district fut
jug�e ill�gale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers
tinrent ferme, et, dans la pr�vision d'une nouvelle tentative contre la
s�ret� d'un citoyen, ils pos�rent deux sentinelles � la porte de Marat.
Cependant une petite arm�e, infanterie et hommes � cheval, pr�c�d�e
d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout
le quartier s'agite. L'huissier somme le comit� civil du district de
remettre entre ses mains le citoyen d�cr�t� de prise de corps; refus.
Le comit� d�clare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa
protection, et d�pute quatre de ses membres � l'Assembl�e nationale.
L'Assembl�e improuve la conduite du district, d�clare ses pr�tentions
t�m�raires. Pendant ce temps, la cavalerie, divis�e en plusieurs corps,
se range sur la place du Th��tre-Fran�ais (aujourd'hui le caf� Procope)
et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy
et toute la rue des Foss�s-Saint-Germain-des-Pr�s; une r�serve de
cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voil� bien du monde sur
pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment
pour le d�fendre. Le district refuse de se rendre � l'arr�t� de
l'Assembl�e nationale et envoie une d�putation � Lafayette. Les t�tes
s'�chauffent; des figures mena�antes s'amassent autour de la force
arm�e, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes
surtout, �l�vent fortement la voix. �Si mon mari, qui est grenadier,
dit l'une d'elles, �tait assez l�che pour vouloir arr�ter l'Ami du
peuple, je lui br�lerais la cervelle moi-m�me.� Le bataillon du
district �tait tout entier sous les armes, pr�t � repousser les
attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les
huissiers, �coutant les conseils de la prudence, se retir�rent. Le
lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire:
Marat s'�tait �chapp�.

[Illustration: Marat.]

Le journal _l'Ami du peuple_ fut interrompu durant quatre mois.
Profitons de cette lacune et de ce silence pour �tudier le caract�re
d'un des hommes les plus �tranges, les plus calomni�s, les plus
influents de la R�volution. La conscience de Marat! qui osera regarder
dans cet ab�me? Rassurons-nous et voyons froidement.--Je le laisse
raconter lui-m�me son enfance: �N� avec une �me sensible, j'ai encore
re�u de ma m�re une �ducation parfaite; cette femme, tant aim�e et tant
regrett�e, m'inspira, quand j'�tais encore enfant, l'amour de la
justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des
secours aux malheureux. Elle me forma elle-m�me aux bonnes moeurs, et
�carta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'�tais vierge � vingt
ans. La seule passion qui d�vor�t alors mon �me �tait celle de la
gloire. A cinq ans, j'aurais voulu �tre ma�tre d'�cole, � quinze ans
professeur, auteur � dix-huit ans, g�nie cr�ateur avant ma vingti�me
ann�e. Pendant ma premi�re enfance, mon organisation �tait tr�s-d�bile;
aussi n'ai-je connu ni la p�tulance, ni l'�tourderie, ni l'amour du
jeu. Mes ma�tres obtenaient tout de moi par la douceur; je me r�voltais
au contraire devant un ch�timent injuste. Je ne fus puni qu'une fois,
et le ressentiment que j'en con�us fut ineffa�able. Vous allez juger de
la fermet� de mon caract�re: j'avais alors onze ans; on voulut me faire
rentrer � l'�cole, je r�sistai. On essaya de me dompter par la faim; je
je�nai deux jours entiers sans me rendre � la volont� de mes parents.
Ceux-ci, n'ayant pu me faire fl�chir par la faim, essay�rent de la
prison; ils m'enferm�rent dans une chambre o� il y avait une fen�tre.
Je ne pus alors r�sister � l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la
crois�e et me pr�cipitai dans la rue, o� je tombai le front sur un
caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le go�t
de l'�tude; � part le petit nombre d'ann�es que j'ai consacr�es �
l'exercice de la m�decine, j'ai pass� ma vie dans la retraite, �
m'�couter en silence, � chercher les destin�es de l'homme au del� du
tombeau, et � porter une inqui�te curiosit� sur l'histoire de la
nature.�

Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion �tait l'amour de la
gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers
ouvrages. Son livre sur l'homme est �crit dans un style d�color�, fade,
d�clamatoire, qui se r�chauffe de temps en temps au soleil de J.-J.
Rousseau. Son esprit mobile s'essayait � tout. Marat se livra p�le-m�le
� divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumi�re;
ses ambitieuses exp�riences n'allaient � rien de moins qu'� d�tr�ner
les id�es de Newton. Les Acad�mies d�daign�rent ses travaux: il se
r�cria; un des savants de cette �poque, M. Charles, le traita avec une
ironie m�prisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment.
Engag� dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de
son esprit n'�tait pas assez ouvert pour embrasser tous les �l�ments de
la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie
n'�tait pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un
inventeur malheureux. Le d�mon des d�couvertes le tourmentait. Ses
moeurs �taient r�gl�es; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du
riz et quelques tasses de caf� � l'eau lui suffisaient. Sa mani�re de
vivre �tait bizarre, son temp�rament volcanique. Il �crivait
continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouill�e
sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale � cause
de la concordance du titre avec le caract�re de l'homme: _Recherches
sur l'�lectricit� m�dicale_.--Marat fut dans la suite l'�tincelle
�lectrique de la R�volution.

Avant l'ouverture des �tats g�n�raux, Marat n'�tait point demeur�
�tranger � la politique. N� en Suisse, il se vit entra�n� tout jeune,
par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le
mouvement qui se pr�parait. Il avait plusieurs fois voyag�; l'�tude
qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des
peuples courb�s sous le poids de la mis�re et soumis � des lois
iniques, fortifia son horreur inn�e du despotisme. Il s'int�ressa d�s
lors � l'affranchissement de toutes les nations du globe.

En 1774, il avait couru en Angleterre. �J'avais �t�, dit-il, pour
influencer, au moyen d'un �crit, les �lections du Parlement; j'y
travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; � peine si
j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir �veill�, je fis un
usage si excessif de caf� � l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je
tombai dans une sorte d'an�antissement; toutes les facult�s de mon �me
�taient �tonn�es; je restai treize jours en ce triste �tat dont je ne
sortis que par le secours de la musique.� Cet ouvrage �tait intitul�
_les Cha�nes de l'esclavage_; mal �crit et d'une �rudition commune, il
�tait cependant plein d'aper�us.

Le champ de la discussion sur les r�formes sociales �tait ouvert: en
1778, Marat, toujours remuant, adressait � une soci�t� helv�tique le
plan d'une l�gislation criminelle. �A mesure, �crivait-il, que les
lumi�res se r�pandent, elles font changer l'opinion publique; peu � peu
les hommes viennent � conna�tre leurs droits; enfin ils veulent en
jouir; alors, alors seulement ils cherchent � devenir libres.� Marat se
montre surtout frapp�, dans cet ouvrage, de l'inconv�nient des
in�galit�s sociales qui s'opposent � l'exercice de la loi. La justice
humaine est comme la toile d'araign�e: elle retient le moucheron et
laisse passer le chameau; c'est-�-dire que les d�lits du pauvre sont
punis outre mesure, tandis que les crimes des riches �chappent � la
r�pression. Cet �crit est d'ailleurs un mod�le de raison et d'humanit�;
s'agit-il de _rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de
la nature g�missante, son coeur se serre, la plume lui tombe des
mains._ Marat �tait donc pr�par� � une r�novation politique et sociale:
il l'attendait depuis des ann�es.

�J'arrivai, dit-il, � la R�volution avec des connaissances tr�s-vari�es
et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le
spectacle d'une injustice sans me r�volter; la vue des mauvais
traitements exerc�s par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai
parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage
personnel. A Gen�ve, o� je suis n�; � Londres, o� j'ai demeur�
longtemps; � Bordeaux, o� j'ai v�cu dix ann�es; � Dublin, � Edimbourg,
� la Haye, � Utrecht, � Amsterdam, o� j'ai voyag�; � Paris, o� je
mourrai sans doute, j'ai toujours appel� de mes voeux une r�volution
qui remettrait le peuple en puissance de ses droits.� Elle vint, cette
R�volution tant d�sir�e.

�Le jour de l'ouverture des �tats g�n�raux, s'�crie-t-il, fut pour moi
un jour de d�livrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir
fr�res et mon coeur s'ouvrit � toutes les joies de l'esp�rance.
J'�crivis alors que la R�volution pouvait se faire sans verser une
goutte de sang.� L'organisation physique de Marat l'appelait bien
plut�t � la douceur et � la compassion qu'� la cruaut� bestiale. Il
avait la fibre d�licate, les joues tendues, les l�vres �paisses et
molles, les narines enfl�es, quelque chose d'un peu �gar� dans les
yeux, mais sans col�re.

�Marat, dit Fabre d'�glantine qui l'a connu, �tait fortement sensible,
et Marat �tait tr�s-faible.�

Comme toutes les natures ch�tives, il avait un caract�re cr�dule,
inquiet et soup�onneux; dispos� � l'amour du genre humain, il g�missait
sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se
rendent coupables. Il serait sans doute plus court de d�clarer ici,
avec la plupart des �crivains, que Marat �tait un _tigre alt�r� de
sang_; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans
faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine.

Dans les premiers temps de la R�volution, Marat avait fond� une tribune
pour y d�fendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprim�s.
Il plaida d'abord cette cause avec une �nergie mod�r�e par l'esp�rance
du succ�s: mais bient�t il crut voir le mouvement d�vier; des
obstacles, qu'il n'avait point pr�vus, surgirent l'un apr�s l'autre;
les nobles d�poss�d�s cherch�rent � entraver la marche de la R�volution
naissante: � cette vue, Marat, impatient et d�concert�, fr�mit. Il fit
alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilit� convulsive de
cet �tre fr�le donnait, par instants, aux articles de _l'Ami du peuple_
la couleur d'une feuille imprim�e avec du sang. On voudrait d�truire
ces pages que regrettait peut-�tre, le lendemain, l'auteur revenu au
calme et � la conscience de ses devoirs.

Aucun sacrifice ne lui co�ta pour assurer l'existence de son journal:
on en jugera. �Vous accusez le destin, �crivait-il au ministre Necker,
de la singularit� des �v�nements de votre vie. Que serait-ce si, comme
l'Ami du peuple, vous �tiez le jouet des hommes et la victime de votre
patriotisme! Si, en proie � une maladie mortelle, vous aviez, comme
lui, renonc� � la conservation de vos jours pour �clairer le peuple sur
ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, d�s l'instant de
votre gu�rison, vous lui aviez consacr� votre repos, vos veilles, votre
libert�! Si vous vous �tiez r�duit au pain et � l'eau pour consacrer �
la chose publique tout ce que vous poss�diez! Si, pour d�fendre le
peuple, vous aviez fait la guerre � tous ses ennemis! Si, pour sauver
la classe des infortun�s, vous �tiez brouill� avec tout l'univers sans
m�me vous m�nager un seul asile sous le soleil! Si, accus� tour � tour
d'�tre vendu aux ministres que vous d�masquiez, au despote que vous
combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'�tat
auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, d�cr�t� tour � tour par
les jugeurs iniques dont vous auriez d�nonc� les pr�varications, par le
l�gislateur dont vous d�masqueriez les erreurs, les iniquit�s, les
desseins d�sastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une
foule d'assassins arm�s contre vos jours, si, courant d'asile en asile,
vous vous �tiez d�termin� � vivre dans un souterrain pour sauver un
peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menac� d'�tre t�t ou
tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des
ambitieux que j'ai travers�s, des fripons que j'ai d�masqu�s; ignorant
le sort qui m'attend, et destin� peut-�tre � p�rir de mis�re dans un
h�pital, m'est-il arriv� comme � vous de me plaindre? Il faudrait �tre
bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours
ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'�l�vation
dans l'�me, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, � ce prix,
vingt-cinq millions d'hommes � la tyrannie, � l'oppression, aux
vexations, � la mis�re, et de les faire enfin arriver au moment d'�tre
heureux.�

Cette feuille �tait n�cessaire pour surveiller et d�masquer les
principaux acteurs de la contre-r�volution. Sans cesse sur la br�che,
Marat emp�chait de relever les pierres de l'ancien r�gime; ombrageux,
il se piquait de conna�tre les hommes; _d'un coup d'oeil, il lisait au
fond des coeurs_. La v�rit� est qu'il ne se m�prit gu�re sur les
intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les trait�s secrets de ce
tribun avec le ch�teau. Marat, c'�tait l'�me de la d�fiance populaire.

A c�t� du fanatisme r�volutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois
plus tard, le Ch�telet avait � juger le marquis de Favras, qui avait
form� le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les
conduire a P�ronne. Voici le plan du complot: rassembler les m�contents
des diff�rentes provinces, donner entr�e dans le royaume � des troupes
�trang�res, et se mettre ainsi � la t�te d'une contre-r�volution.
[Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'�tait m�l� sourdement et
timidement � cette conspiration contre l'�tat. Favras fit preuve de
courage et de fid�lit� en ne d�non�ant pas son _auguste_ complice. Les
papiers relatifs � cette affaire furent remis plus tard � Louis XVIII
par madame du Cayla, et br�l�s dans le t�te-�-t�te.]

Favras avait v�cu en aventurier, il mourut en h�ros. Lorsqu'il sortit
du Ch�telet, apr�s s'�tre confess�, la foule qui encombrait les rues
battit des mains. Arriv� � la principale porte de Notre-Dame, il prit
avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre
son arr�t de mort qu'il lut lui-m�me d'un ton de voix assur�, nu-pieds,
nu-t�te, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru
sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de
Notre-Dame, le condamn� avait p�li, mais sa contenance �tait toujours
ferme. De la Gr�ve, Favras monta � l'H�tel de Ville: il �crivit cinq �
six lettres et dicta lui-m�me son testament avec la tranquillit� d'un
homme qui ne toucherait pas � ses derniers moments. La nuit �tait
survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'H�tel de
Ville ne cessait de crier: _Favras! Favras!_ On distribua des lampions
sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamn�
descendit de l'H�tel de Ville, marchant d'un pas assur�. Au pied du
gibet, il �leva la voix, en disant: _Citoyens, je meurs innocent, priez
Dieu pour moi._ Arriv� � la moiti� de l'�chelle, il dit d'un ton aussi
�lev�:

_Citoyens, je vous demande le secours de vos pri�res, je meurs
innocent_. Au dernier �chelon, Favras r�p�ta une troisi�me fois:
_Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi_; alors, se tournant
vers le bourreau: _Et toi, fais ton devoir_.

Une question commen�ait � jeter le trouble dans le sein de l'Assembl�e
nationale, c'�tait celle des biens eccl�siastiques. D�j� plusieurs
membres avaient demand� qu'une partie des richesses du clerg� f�t
employ�e � l'am�lioration des finances de l'�tat: rien de plus conforme
que ce projet � l'esprit de d�sint�ressement et de sacrifice qui est
l'esprit m�me de l'�vangile. Tous les pr�tres de bonne foi le
reconnurent. �L'�glise, �crivait l'un d'eux, nous est repr�sent�e comme
arrachant son sein pour ses enfants; c'est l� notre mod�le. Allons
faire notre pri�re et disons: Grand Dieu, vous aviez donn� beaucoup de
biens � nos fr�res, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons
citoyens, nous les remettons � la nation de qui nous les tenons.� La
masse des eccl�siastiques se montrait fort �loign�e de partager ces
g�n�reux sentiments; la r�sistance venait surtout de la part des
�v�ques, entre les mains desquels �taient les richesses de l'�glise de
France. Jusque-l� le clerg� n'avait point trop ouvertement oppos� son
influence aux d�cisions de la majorit� du pays: la concordance des
principes chr�tiens et des id�es r�volutionnaires �tait assez manifeste
pour qu'on n'os�t pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progr�s de
l'esprit humain. Mais quand la R�volution eut tenu aux ministres du
culte le langage que J�sus lui-m�me tenait � un riche; quand elle leur
eut dit: �Laissez � l'�tat ce que vous poss�dez, puis venez et
suivez-moi,� oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clerg�
s'en alla triste, courrouc�.

La discussion sur les biens eccl�siastiques s'ouvrit le 31 octobre
1789.

Il y avait alors dans l'�glise une noblesse, une classe moyenne, un
peuple; des riches, des ais�s et des pauvres; tout cela contraire �
l'esprit de l'institution. Comment des pr�lats entour�s d'un faste
insultant, des abb�s coureurs de boudoirs, des moines oisifs et
endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur � un
nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de
riches abbayes, la possession de terres l�gu�es par les �ges
d'ignorance et de superstition? L'ambition des d�positaires infid�les
de l'�vangile ne savait pas m�me se renfermer dans le cadre des
dignit�s eccl�siastiques: ils avaient brigu� partout les premi�res
places. �La religion veut, au contraire, d�clarait Camille Desmoulins,
qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'�tain, apr�s
avoir cit� une foule de textes: _Que leur r�gne n'est pas de ce monde;
que s'ils veulent �tre les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient
les derniers dans celui-ci, etc._, leur fait ce dilemme admirable: Si
vous croyez � votre �vangile, mettez-vous � la derni�re place qu'il
vous assigne; soyez du moins nos �gaux; ou, si vous ne croyez pas un
mot de ce que vous dites, vous �tes donc des hypocrites et des fripons,
et nous vous donnons, tr�s-r�v�rendissime p�re en Dieu, monseigneur
l'archev�que de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer
de nous: _Quidquid dixeris argumentabor_.�

Le haut clerg� aima mieux se retirer de la R�volution que de rompre ces
fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amen� dans l'�glise
le d�clin des croyances et la corruption des moeurs.

Des hommes de loi, profond�ment vers�s dans la science des d�cr�tales
et des conciles; des abb�s jans�nistes, des eccl�siastiques connus par
la rectitude de leur jugement, d�montr�rent que le clerg� n'�tait pas
propri�taire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient �t�
donn�s au culte et non aux pr�tres; l'�tat pouvait donc en exiger la
restitution: mais quand m�me l'�glise e�t �t� r�ellement d�pouill�e,
ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'�tre all�g�e du fardeau de
ces richesses qui lui ali�naient le coeur des populations? Ne
devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas �crit dans
l'�vangile: �Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre
manteau?�

Le haut clerg� ne voulait rien c�der: il r�clama, protesta; au langage
irrit� des �v�ques, on e�t dit que rendre les biens, pour eux, c'�tait
rendre l'�me. J�sus se relevait � demi du tombeau tout charg� de liens,
et criait � ces indignes ministres: �Vous me d�shonorez! Je vous ai dit
que mon royaume n'�tait pas de ce monde, et vous avez �tabli un �tat
dans l'�tat. Je vous ai dit: N'amassez point de tr�sors, _nolite
thesaurisare_, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de
ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont
confi�. Je vous renie devant mon p�re comme vous m'avez reni� devant la
nation.�

Ce langage, quelques bons pr�tres le firent entendre � la tribune: �Qui
oserait me dire, s'�criait le cur� de Cuiseaux, que le tiers des biens
de l'�glise a �t� donn� aux pauvres; que l'autre tiers a �t� consacr� �
l'entretien des �glises; que les pr�tres du second ordre ont �t�
�quitablement salari�s? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le
clerg� a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'�tait pas
propri�taire.�

L'abb� Gouttes s'�criait au milieu des murmures: �Vous n'y gagnerez
rien; je dirai la v�rit�. Je dirai qu'on aurait moins calomni� le
clerg� et qu'on aurait b�ni la religion, si les eccl�siastiques se
fussent respect�s davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les
pers�cutions, les pr�tres, n'ayant pas l'administration de leur �glise,
�taient vraiment vertueux; mais les pers�cutions cess�rent. Alors ils
devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de
leur troupeau, et l'abandonn�rent aux loups... Quand les l�gislateurs
r�primeront les abus, quand ils supprimeront les b�n�fices simples,
quand ils r�duiront les eccl�siastiques � un traitement particulier...
les l�gislateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des
hommes, mais comme des anges envoy�s sur la terre pour r�tablir dans
l'�glise les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait
exil�es.�

La droite de l'Assembl�e interrompait, tr�pignait, murmurait... �O
hommes de peu de foi! s'�cria-t-il on se tournant de ce c�t� de
l'Assembl�e, prenez-vous donc J�sus-Christ pour un avare ou pour un
voleur, que vous liiez si fort sa cause � celle des int�r�ts mat�riels?
Je vous dis, moi, que votre cupidit� le d�go�te; vous faites rougir
Dieu!�

Les membres du haut clerg� s'indignaient qu'on compar�t leur richesse �
l'indigence des ap�tres: les temps, selon eux, �taient chang�s; autres
moeurs; il fallait suivre le courant des soci�t�s humaines.--Et
pourquoi donc alors nous opposez-vous toujours l'immuabilit� des
institutions de l'�glise, quand on vous presse de marcher avec le
si�cle?

A bout de raisons, le haut clerg� insinuait qu'on en voulait � la
racine m�me du christianisme. Ici Charles Lameth rapproche
tr�s-heureusement la R�volution et l'�vangile: il montre que l'une et
l'autre se rencontrent sur certains points: �Lorsque l'Assembl�e
s'occupe d'assurer le culte public, est-ce le moment de pr�senter une
motion (la motion de dom Gerle) [Note: Dom Gerle, chartreux, membre du
club des Jacobins, bon coeur, mais t�te faible, avait demand� que, pour
fermer la bouche � ceux qui calomniaient les sentiments religieux de
l'Assembl�e, on d�clar�t la religion catholique, apostolique et
romaine, religion de la nation.] qui peut faire douter de ses
sentiments religieux? Ne les a-t-elle pas manifest�s, quand elle a pris
pour base de ses d�crets la morale et la religion? Qu'a fait
l'Assembl�e nationale? Elle a fond� la constitution sur la fraternit�
et sur l'amour des hommes; elle a, pour me servir des termes de
l'�criture, �humili� les superbes�; elle a mis sous sa protection les
faibles et le peuple, dont les droits �taient m�connus, elle a enfin
r�alis�, pour le bonheur des hommes, ces paroles de J�sus-Christ
lui-m�me, quand il a dit: �Les premiers deviendront les derniers, les
derniers deviendront les premiers.� Elle les a r�alis�es; car,
certainement, les personnes qui occupaient le premier rang dans la
soci�t�, qui poss�daient les premiers emplois, ne les poss�deront
plus.�

L'abolition des ordres monastiques, la vente des biens de l'�glise et
la suppression des voeux furent d�cr�t�s; la nation se chargea des
frais de l'autel et de l'entretien des ministres. Il restait encore un
pas � faire; il fallait reconstituer l'�glise sur ses antiques bases.
Une refonte g�n�rale de la discipline eccl�siastique �tait devenue
n�cessaire. Les id�es avaient pris, depuis deux si�cles, une direction
nouvelle; les peuples avaient besoin d'une notion plus d�mocratique de
la Divinit�; la formidable hi�rarchie du clerg� catholique avait fini
par masquer le ciel comme l'�chelle de Jacob. Quel beau moment pour
l'�glise, si, au lieu d'associer la foi � ses ambitions, � ses
int�r�ts, et de m�ler Dieu dans sa querelle, elle e�t renouvel� de fond
en comble l'�difice religieux! Se renouveler par les institutions,
c'est vivre.

Une singuli�re recrue vint au secours de la philosophie et du bon sens.
Je parle de Suzette Labrousse, une pauvre fille du P�rigord; elle ne
venait pas, comme Jeanne d'Arc, sauver la France, mais l'�glise.
Visionnaire, un peu folle, elle avait pass� son enfance dans la
retraite et dans l'exaltation des pratiques religieuses: son coeur se
fondait au son des cloches, � un chant d'�glise ou � la vue d'un
crucifix. Elle entendait des voix qui l'avertissaient de sa mission. La
voil� qui abandonne tout, famille, pays; elle renonce � l'amour; elle
foule aux pieds les coquetteries et les d�licatesses de son sexe: plus
de moelleuses �toffes, de la bure; plus de parures, de la cendre. Elle
�teint sa beaut�, sa fraicheur, pour ne pas tenter les regards profanes
qui s'arr�teraient sur une enveloppe trop s�duisante.

[Illustration: Les Cordeliers avaient pos� deux sentinelles � la porte
de Marat.]

Cependant, que lui disait l'esprit? �L'�glise doit rentrer dans sa
v�rit� primitive: toutes les cours romaines et �piscopales, ouvrages de
la cupidit� des hommes, vont s'�crouler au premier jour. Dieu ne veut
plus tol�rer ce colosse qui a effray� les nations.� Les grands
�v�nements qui commen�aient � �tonner l'Europe remuaient depuis
longtemps son cerveau hallucin�. Elle arrive un jour � Paris, pieds
nus: �Le temps, dit-elle, o� il faut que toute justice se fasse est
arriv�. Il ne r�sultera d'autre destruction que celle des pr�jug�s et
de la cause des maux qui inondent toute la terre... Si on met du retard
� seconder mes vues, une saign�e cruelle s'ensuivra.�

Le prodige fit du bruit: les �v�ques de l'Assembl�e nationale, et
plusieurs membres du clerg� de France, consult�rent Suzette Labrousse.
�Pour savoir la marche � tenir, leur disait-elle, il ne faut point �tre
savant: il ne faut qu'�tre bon. Le moment est venu de renoncer aux
b�n�fices, aux d�mes, aux richesses, qui sont � l'�glise ce que
l'ivraie est au bon grain. R�chauffons tous nos coeurs sans d�lai pour
r��difier � l'�tre Supr�me un nouveau corps resplendissant de lumi�re.�
La foi na�ve de cette paysanne confondit l'orgueil et la sagesse des
docteurs.

Il s'agit bien de mysticisme! Pour juger sainement les faits, il faut
nous placer � un tout autre point de vue. La vente des propri�t�s
eccl�siastiques fut une question de droit. Les biens dont l'�glise
n'�tait que d�positaire devaient retourner � la nation qui avait fait
le d�p�t. De quel droit l'�tat s'emparait-il de ces biens? Les juristes
r�pondaient: _Du droit de d�sh�rence_. Le clerg� cessant d'�tre une
corporation avait perdu la qualit� de propri�taire; l'�tat lui
succ�dait. Le gouvernement fut donc autoris�, par un d�cret de la
Constituante, � vendre les domaines de l'�glise jusqu'� concurrence de
quatre cents millions. L'�tat s'engageait, de son c�t�, � pourvoir aux
besoins des ministres du culte et au soulagement des pauvres.

La France courait-elle � l'ab�me? La R�volution �tait entour�e
d'ennemis: les membres de l'aristocratie, d�truite et dispers�e,
cherchaient � se reformer au del� du Rhin en un corps d'arm�e. Trop
faibles pour agir seuls, les �migr�s pr�tendaient soulever en leur
faveur les puissances voisines et rentrer avec elles, en France, les
armes � la main. Leur plan �tait de d�livrer Louis XVI, qu'ils
affectaient de croire prisonnier de la R�volution: le pays insurg�
devait alors �tre s�v�rement puni et le gouvernement rendu � sa forme
primitive. Les mauvaises dispositions des princes et des souverains
�trangers envers les r�volutionnaires favorisaient beaucoup les
entreprises de la noblesse fran�aise. L'horizon diplomatique �tait
charg� de nuages. Un cordon _sanitaire_ se formait de tous c�t�s, sur
les fronti�res, pour emp�cher le d�veloppement du mal fran�ais; on
appelait ainsi cet enthousiasme de la libert� qui, pour des spectateurs
froids, avait les caract�res d'une v�ritable fi�vre. La France
cependant ne pouvait reculer. Un homme peut bien, quand la paix
g�n�rale du monde l'exige, retenir la v�rit� en lui-m�me; un peuple,
non. L'existence de la R�volution importait � l'univers; il fallait que
la France se sacrifi�t, au besoin, pour propager ses id�es. Les
peuples, en l'attaquant, s'attaqueraient eux-m�mes: mais il �tait �
craindre qu'une longue pratique de la servitude n'�touff�t dans leur
coeur la voix des int�r�ts les plus sacr�s.

Ces r�flexions roulaient dans la t�te des r�volutionnaires, quand
l'Assembl�e nationale ouvrit sa discussion sur le droit du d�clarer la
paix ou la guerre. A qui ce droit doit-il appartenir? Les courtisans
r�pondaient: Au roi; les d�mocrates disaient: A l'Assembl�e
l�gislative.

A la t�te de ceux qui professaient cette derni�re opinion �tait
Robespierre.

�Pouvez-vous ne pas croire, s'�cria-t-il, que la guerre est un moyen de
d�fendre le pouvoir arbitraire contre les nations? Il peut se pr�senter
diff�rents partis � prendre. Je suppose qu'au lieu de vous engager dans
une guerre dont vous ne connaissez pas les motifs, vous vouliez
maintenir la paix; qu'au lieu d'accorder des subsides, d'autoriser des
armements, vous croyiez devoir faire une grande d�marche et montrer une
grande loyaut�. Par exemple, si vous manifestiez aux nations que,
suivant les principes bien diff�rents de ceux qui ont fait le malheur
des peuples, la nation fran�aise, contente d'�tre libre, ne veut
s'engager dans aucune guerre et veut vivre, avec toutes les nations,
dans cette fraternit� qu'avait command�e la nature. Il est de l'int�r�t
des nations de prot�ger la nation fran�aise, parce que c'est de la
France que doivent partir la libert� et le bonheur du monde.�

Paix avec tous les peuples de la terre, tant que la France ne serait
point attaqu�e, tel �tait, comme on le verra plus tard, l'id�e fixe de
toute sa vie. La guerre offensive �tait contraire � tous les principes
de la d�mocratie. La France d'alors n'avait nulle intention d'�tendre
son territoire, nulle ambition de race; elle voulait se donner pour
forteresses la paix et la fraternit�.

La R�volution naissante voulait �tendre les principes de la justice aux
relations internationales. Les peuples doivent se traiter en fr�res;
l'un d'eux ne doit pas faire aux autres ce qu'il ne voudrait pas qu'on
lui fit.

Dans cette discussion solennelle, certains hommes mirent au jour leurs
pens�es secr�tes, et la discussion du droit de paix et de guerre eut
pour r�sultat de d�masquer Mirabeau. Ce grand homme indigne de ce nom
passa timidement � la cour et � la contre-r�volution. Les feuilles
publiques le d�nonc�rent; tout Paris fermenta. Camille Desmoulins, qui
l'avait le plus aim�, se d�cha�na contre lui: �Tu as beau me dire que
tu n'as pas �t� corrompu, que tu n'as pas re�u d'or, j'ai entendu la
motion. Si tu en as re�u, je le m�prise; si tu n'en as pas re�u, c'est
bien pis, je l'ai en horreur.� Pendant ce temps-l�, Mirabeau louait un
h�tel, achetait de l'argenterie et tenait table ouverte.

L'Assembl�e nationale avait eu la d�licatesse d'inviter Louis XVI �
fixer lui-m�me sa liste civile: il lui demanda 25 millions; _le pauvre
homme!_ Quatre d�put�s seulement os�rent, dans le vote par assis et
lev�, refuser une somme si exorbitante; l'un de ces quatre �tait l'abb�
Gr�goire.

La nuit du 4 ao�t avait mis la cogn�e � l'arbre du r�gime f�odal; mais
la noblesse se soutenait encore par le prestige de ses titres
nobiliaires, _stat magni nominis umbra_. Cette ombre m�me devait
dispara�tre devant la Constitution. L'aristocratie de l'ancien r�gime
l�gua, cette fois, un grand exemple � toutes les aristocraties futures:
elle s'ex�cuta elle-m�me simplement, gravement, et avec ce je ne sais
quoi d'exquis dans les formes que donne la pratique du monde. On vit un
de Noailles, un Montmorency, combattre les p�les arguments d'un petit
abb� Maury, avec toute la sup�riorit� que donne la dignit� du sacrifice
et du d�sint�ressement.

�An�antissons, s'�criait M. de Noailles, ces vains titres, enfants de
l'orgueil et de la vanit�. Ne reconnaissons de distinction que celle
des vertus. Dit-on le marquis de Franklin, le comte Washington, le
baron Fox? On dit Benjamin Franklin, Fox, Washington. Ces noms n'ont
pas besoin de qualification pour qu'on les retienne; on ne les prononce
jamais sans admiration. J'appuie donc de toutes mes forces les diverses
propositions qui ont �t� faites. Je demande en outre que d�sormais
l'encens soit r�serv� � la Divinit�. [Note: L'usage d'encenser le
seigneur du lieu �tait �tabli dans les paroisses.] Je supplierai aussi
l'Assembl�e d'arr�ter ses regards sur une classe de citoyens jusqu'�
pr�sent avilie, et je demanderai qu'� l'avenir on ne porte plus de
livr�e.�

Parmi les plus ardents r�volutionnaires, il y en avait d'engag�s
personnellement au maintien de ces titres. Ils ne daign�rent pas m�me
parler contre ces distinctions antisociales, qui �taient mortes depuis
longtemps dans leur coeur; ils laiss�rent faire. Le d�cret passa au
milieu des applaudissements. Il me semble entendre, parmi ces
claquements de mains, une voix qui retentit du bout du monde � l'autre.
�Elle est tomb�e, elle est tomb�e, la grande Babylone des nations,
cette f�odalit� qui buvait le vin et le sang du peuple, ce colosse aux
pieds d'argile, qui s'affaisse lui-m�me sous le poids de son
injustice!�

Un homme bl�ma pourtant la d�cision de l'Assembl�e, relative aux titres
nobiliaires, et, qui le croirait? cet homme �tait Marat.

Voici ses raisons: �C'�tait bien fait, sans doute, �crivait-il dans
_l'Ami du peuple_, d'an�antir les ordres privil�gi�s; rien de mieux que
de les avoir d�pouill�s de leurs pr�rogatives oppressives; mais il
fallait leur laisser leurs hochets, leurs titres, et les charger
seulement de fortes redevances. Qui doute que leur abolition n'ait �t�
d�cr�t�e pour entretenir dans l'�tat un foyer de discordes? C'est � la
prochaine l�gislature de l'�teindre en r�tablissant ces hochets. La
plupart des noms que portent aujourd'hui les jadis nobles sont des noms
de terres titr�es: ces noms sont � leurs yeux la plus ch�re portion de
l'h�ritage de leurs p�res; ils font leur gloire et leur consolation
dans l'adversit�; plut�t que de se soumettre � les quitter, ils
braveront mille morts. Ce que je dis de leur nom, je le dis de leurs
d�corations et de leurs titres. Quelle d�mence de vouloir les
contraindre � les abandonner! Quoi! l'Assembl�e nationale, avant que
les lumi�res de la philosophie aient p�n�tr� tous les esprits de la
vraie grandeur de l'homme, sape barbarement un �difice pompeux qu'a
�lev� la gloire et qu'a respect� le temps! Elle veut que, sans fr�mir
de honte et de fureur, un Montmorency reprenne le nom de B....., et
cesse de se qualifier du titre de premier baron chr�tien; elle veut
que, sans mourir de douleur, les descendants de ce Villars, qui sauva
la France du joug autrichien, se contentent d'un nom tout net, qui les
confond avec le vendeur de chandelles ou le crocheteur du coin! Non,
non! quoi qu'ils aient pu faire, ils ne d�truiront jamais ni les
rapports de la nature ni les rapports de la soci�t�. Un duc sera
toujours un duc pour ses valets. Sans doute la doctrine de l'�galit�
parfaite devait �tre re�ue avec enthousiasme de l'aveugle multitude,
toujours men�e par des mots; qu'on juge de l'ivresse d'un porteur
d'eau, qui se croit l'�gal d'un duc ou d'un mar�chal de France... Mais
ce que je ne puis concevoir, c'est qu'il ne se soit trouv� personne
dans le s�nat de la nation, qui ait senti les inconv�nients de cette
doctrine, et qui en ait pr�vu les funestes effets sur la s�ret� et la
tranquillit� publiques. Qu'y a gagn�, d'ailleurs, le pauvre peuple? Il
n'a cess� de ramper devant l'h�ritier d'un grand nom que pour ramper
devant un nouveau parvenu cent fois plus indigne... Ah! puisqu'il est
n� pour l'humiliation, mieux valait l'abaisser devant un mar�chal de
France qui avait re�u de l'�ducation que devant un grippe-sous par� de
son �charpe tricolore. Tout ce que la Constitution fait avec tyrannie,
elle pouvait le faire avec douceur et prudence. Au lieu d'an�antir les
ordres du roi et la noblesse, elle pouvait les laisser s'�teindre...
Voici ma profession de foi: La R�volution a rendu ennemis du peuple
tous les ordres privil�gi�s... Je dis qu'il faut les ramener par la
justice, qu'il faut emp�cher les jadis nobles de se regarder comme des
�trangers dans l'�tat, en cessant de les d�pouiller de leurs titres. Je
sais qu'en proposant ce conseil je m'expose � la d�faveur du peuple;
mais je serais indigne du glorieux titre de son d�fenseur, si un l�che
retour sur moi-m�me me fermait la bouche en pr�sence de la justice et
de la v�rit�.� Ce langage extraordinaire fit alors accuser Marat de
_royalisme_; ses ennemis r�pandirent m�me le bruit qu'il s'�tait vendu
� la cour. La v�rit� est que l'Ami du peuple, comme tous les �crivains
d�mocrates, voyait avec peine se former, sur les ruines du r�gime
f�odal, une aristocratie d'argent. Il r�clamait une fusion r�elle de
tous les citoyens en un corps de nation, non un simple d�placement des
anciens privil�ges.

L'Assembl�e nationale, nous devons le reconna�tre, ne perdait point son
temps en discussions frivoles: quelques mois lui avaient suffi pour
r�organiser la France; elle l'avait divis�e (15 janvier 1789) en 83
d�partements, qui tiraient leurs noms de la configuration m�me du sol,
des montagnes et des rivi�res; elle avait couvert le pays de
municipalit�s et d'assembl�es �lectorales, o� devaient �tre admis tous
ceux qui payaient, en contribution, la valeur de trois journ�es de
travail, cr�� un papier-monnaie pour faciliter la vente des biens
eccl�siastiques, d�truit les parlements, d�l�gu� le pouvoir judiciaire
� des juges salari�s par la nation. Au milieu de ces travaux, elle fut
plus d'une fois interrompue par les troubles des provinces; l'esprit
royaliste agitait le Midi; la lutte des croyances religieuses
commen�ait � remuer l'Ouest; de tous ces c�t�s, l'ancienne constitution
des provinces, encore mal effac�e, servait de ferment aux germes d'une
guerre civile. �A Montauban, dit Loustalot, l'aristocratie militaire,
eccl�siastique et judiciaire a fait p�rir, dans un quart d'heure, plus
de citoyens que vingt-trois millions d'hommes n'en ont immol� dans une
grande r�volution o� ils avaient � se venger de quatre si�cles de
malheurs et d'outrages.� Incroyable aveuglement des pr�jug�s: la France
se soulevait contre son propre bonheur.

Malgr� les maux ins�parables de tout enfantement politique, la
situation du plus grand nombre des citoyens s'�tait am�lior�e: dans
l'ordre civil, le paysan n'�tait plus un �tre taillable et corv�able �
merci; dans l'�glise, si les b�n�ficiers et les pr�lats avaient �t�
oblig�s de retrancher leur luxe, les cur�s de campagne jouissaient au
moins du n�cessaire: c'est la R�volution qui a donn� du pain au clerg�
inf�rieur. De toutes parts, les in�galit�s sociales, causes de la
mis�re et de l'ignorance, disparaissaient. La France courait � une
nouvelle distribution du territoire et de la fortune publique. Les
bornes des �tats ne limitaient m�me plus cette secousse vers l'unit�.
Franklin mourut: l'Assembl�e nationale porta le deuil pendant trois
jours. En s'associant � la douleur de l'Am�rique, les r�volutionnaires
fran�ais montr�rent qu'ils �taient citoyens du monde entier: un grand
homme n'appartient pas seulement � son pays mais au genre humain qu'il
�claire de ses lumi�res.

Comment s'expliquer qu'au milieu de cette diffusion de lumi�res on
continu�t de faire la guerre aux �crivains? Fr�ron �tait emprisonn�,
Marat traqu�, Loustalot inqui�t�; une amende de dix mille livres,
nouvelle �p�e de Damocl�s, �tait suspendue sur la t�te de Camille. Ne
pouvant les vaincre, on essaya de les s�duire. Les ouvriers de
corruption en furent pour leur peine; Camille, cette t�te si facile �
griser, r�sista aux narcotiques et aux promesses; ivresse pour ivresse,
il pr�f�ra celle de la R�volution. Jamais Desmoulins n'avait montr�
tant de verve, d'originalit�, d'assurance, qu'en face de cette
conspiration contre la presse. �Je vois bien, dit-il, que pour faire un
journal libre, et ne point craindre les assignations ni les juges
corrompus, il faut renoncer � �tre citoyen actif, suivre le pr�cepte de
l'�vangile, _donner ce qu'on a, ne tenir � rien_, et se retirer dans un
grenier ou dans un tonneau insaisissable, et je suis bien d�termin� �
prendre ce parti, plut�t que de trahir la v�rit� et ma conscience.
--Oui, je viens de prendre ce parti; je me suis d�barrass�
du peu que j'avais acquis par mes veilles, et d'un p�cule que je puis
bien appeler _quasi castrense_. A pr�sent, viennent les huissiers!
Quand ils viendront, j'�chapperai � l'inquisition, comme le moucheron �
la toile d'araign�e, en passant au travers. Je b�nis la temp�te qui m'a
fait jeter dans la mer les instruments de ma servitude; maintenant je
me sens libre comme _Bias_. Je r�v�lerai toute la corruption de
l'Assembl�e nationale. Je d�clare, je jure qu'ils m'ont offert une
place dans la municipalit�, qu'ils m'ont dit avoir la parole de Bailly
et de Lafayette. J'ai compris par leurs menaces qu'ils disposaient de
_Talon_ et de son Ch�telet, et, par leurs promesses, qu'ils disposaient
des places de la municipalit� et des gr�ces de la cour. Oui, citoyens,
je vous d�nonce que d�j� vous �tes � l'encan; on marchande le silence
ou l'appui de vos d�fenseurs. A la suite d'un repas o� l'on avait
affaibli ma raison, en prodiguant les vins, et amolli mon courage, en
m'offrant une image du bonheur qui n'est point sur la terre et dont ils
ne voient pas que le d�dommagement ne peut �tre que dans la probit�, le
t�moignage de la conscience et l'estime de soi-m�me; apr�s m'avoir
ainsi pr�par� � recevoir les impressions qu'on voulait me faire
prendre, n'osant pas me proposer de professer d'autres principes, on
m'a propos� une place de mille �cus, de deux mille �cus... Pardon,
chers concitoyens, si je ne me suis point lev� avec horreur, et si je
n'ai point d�nonc� ces offres. J'aurais trahi l'hospitalit�, la
saintet� de la table... Que le peuple soit averti qu'on marchande les
journalistes, qu'on dispose � l'avance des places de la municipalit�,
qu'on engage la parole de Bailly et de Lafayette.� Loustalot fit aussi
son manifeste. �Voyons qui de nous, s'�criait-il, sera le meilleur
citoyen?� Camille releva le gant: �Je veux lutter avec vous de civisme.
Il ne reste plus de sacrifices � faire apr�s ceux que j'ai faits; mais
je sacrifierais, s'il le faut, au bien public jusqu'� ma r�putation.
Qu'on m'assigne, qu'on me d�cr�te, qu'on m'outrage, qu'on me calomnie
indignement, j'immolerai jusqu'� l'estime des hommes, je ne craindrai
ni les coups d'autorit� ni le coup des lois; je serai au-dessus des
honneurs et de la mis�re; je ne cesserai d'abreuver l'esprit public de
la v�rit� et des bons principes; la l�che d�sertion de quelques
journalistes, la pusillanimit� du plus grand nombre, ne m'�branlera
pas, et je vous suivrai jusqu'� la cigu�.� Tel �tait alors le
d�vouement de quelques journalistes.

La R�volution avait promis de relever tous les abaissements. Ne
devait-elle point alors tendre la main aux juifs, aux protestants? ne
devait-elle pas �carter de la t�te des com�diens un pr�jug� funeste?
Talma ayant rencontr�, � propos de son mariage, de la part de l'�glise,
une r�sistance que n'avait pu vaincre le progr�s des id�es, saisit
l'Assembl�e nationale de sa plainte. �J'implore, lui �crivait-il dans
une lettre, le secours de la loi constitutionnelle et je r�clame les
droits de citoyen qu'elle ne m'a point ravis, puisqu'elle ne prononce
aucun titre d'exclusion contre ceux qui embrassent la carri�re du
th��tre. J'ai fait choix d'une compagne � laquelle je veux m'unir par
les liens du mariage; mon p�re m'a donn� son consentement; je me suis
pr�sent� devant le cur� de Saint-Sulpice pour la publication de mes
bans. Apr�s un premier refus, je lui ai fait faire une sommation par
acte extra-judiciaire. Il a r�pondu � l'huissier qu'il avait cru de sa
prudence d'en r�f�rer � ses sup�rieurs, qui lui ont rappel� les r�gles
canoniques auxquelles il doit ob�ir, et qui d�fendent de donner � un
com�dien le sacrement de mariage, avant d'avoir obtenu de sa part une
renonciation � son �tat... Je me prosterne devant Dieu; je professe la
religion catholique, apostolique et romaine... Comment cette religion
peut-elle autoriser le d�r�glement des moeurs?... J'aurais pu, sans
doute, faire une renonciation et reprendre le lendemain mon �tat; mais
je ne veux point me montrer indigne de la religion qu'on invoque contre
moi, indigne du bienfait de la Constitution, en accusant vos d�crets
d'erreur et vos lois d'impuissance.� Robespierre dans un excellent
discours d�fendit la cause des com�diens contre l'intol�rance
religieuse. �Il �tait bon, dit-il, qu'un membre de cette Assembl�e v�nt
r�clamer on faveur d'une classe trop longtemps opprim�e. Les com�diens
m�riteront davantage l'estime publique, quand un absurde pr�jug� ne
s'opposera plus � ce qu'ils l'obtiennent; alors les vertus des
individus contribueront � �purer les spectacles, et les th��tres
deviendront des �coles publiques de principes, de bonnes moeurs et de
patriotisme.� Ce langage �tait celui de la raison et contribua sans
doute � adoucir les pr�jug�s qui r�gnaient autrefois contre les
acteurs. Moli�re, du fond de sa tombe, dut remercier l'orateur et cette
grande R�volution qui venait rappeler tous les Fran�ais, tous les
habitants de la terre � la dignit� d'hommes et de citoyens.

Une question encore plus grave que la vente des biens eccl�siastiques
�tait la constitution civile du clerg�.




X

Constitution civile du clerg�.--F�te de la F�d�ration.


Une assembl�e la�que avait-elle le droit de modifier les institutions
religieuses, et de les mettre en harmonie avec les nouvelles
institutions du pays? Les uns disaient oui; les autres, non. Les
partisans de cette r�forme s'appuyaient sur un argument tr�s-fort:
l'�tat pouvait-il tol�rer, � c�t� de lui, une puissance rivale qui
�chappait � son contr�le? On crut tourner la difficult� en d�cidant que
la constitution civile du clerg� serait l'oeuvre du clerg� lui-m�me. Le
comit� charg� de r�diger le projet de loi se composait presque tout
entier d'eccl�siastiques, dont quelques-uns �taient jans�nistes. Ce
comit�, je dirais presque ce concile de la foi nouvelle, d�lib�rait
presque tous les jours. Les vivants et les morts illustres, F�nelon,
Pascal, Mably, assistaient en quelque sorte aux d�bats. De ce travail
pr�paratoire sortit un plan de constitution eccl�siastique, calqu� sur
la constitution politique du pays. Enfin la discussion s'ouvrit au mois
de juin 1790. Plusieurs membres du haut clerg� cherch�rent � d�placer
la question, en d�fendant des dogmes qui n'�taient point attaqu�s. Ces
casuistes s'envelopp�rent dans une discussion obscure: les fant�mes ne
soul�vent que des t�n�bres. Robespierre alors se leva: cet orateur
avait autant de rectitude dans l'esprit que de droiture dans le coeur.
Lui qu'on a souvent accus� d'avoir conserv� un faible pour le clerg� se
montra, dans cette circonstance, un v�ritable homme d'�tat,
parfaitement libre et d�gag� de tout esprit de secte. �Les pr�tres,
dit-il, sont, dans l'ordre social, de v�ritables magistrats destin�s au
maintien et au service du culte. De ces notions simples d�rivent tous
les principes; j'en pr�senterai trois qui se rapportent aux trois
chapitres du plan du comit�. Premier principe: toutes les fonctions
publiques sont d'institution sociale; elles ont pour but l'ordre et le
bonheur de la soci�t�; il s'ensuit qu'il ne peut exister, dans la
soci�t�, aucune fonction qui ne soit utile. Devant cette maxime
disparaissent les b�n�fices et les �tablissements sans objet. On ne
doit conserver en France que des �v�ques et des cur�s. Second principe:
les officiers eccl�siastiques �tant institu�s pour le bonheur des
hommes et pour le bien du peuple, il s'ensuit que le peuple doit les
nommer. Troisi�me principe; les officiers eccl�siastiques �tant �tablis
pour le bien de la soci�t�, il s'ensuit que la mesure de leur
traitement doit �tre subordonn�e � l'int�r�t et � l'utilit� g�n�rale,
et non au d�sir de gratifier et d'enrichir ceux qui doivent exercer ces
fonctions. Ces trois principes renferment la justification compl�te du
projet du comit�. J'ajouterai une observation d'une grande importance,
et que j'aurais peut-�tre d� pr�senter d'abord: quand il s'agit de
fixer la constitution eccl�siastique, c'est-�-dire les rapports des
ministres de cette public avec la soci�t�, il faut donner � ces
magistrats, � ces officiers publics, des motifs qui unissent plus
particuli�rement leur int�r�t � l'int�r�t public. Il est donc
n�cessaire d'attacher les pr�tres � la soci�t� par tous les liens,
en...

[Illustration: F�te de la F�d�ration au Champ-de-Mars.]

Ici l'orateur est interrompu par un m�lange de murmures et
d'applaudissements; il allait parler du mariage des pr�tres.

Robespierre prit part deux autres fois � la discussion des mati�res
eccl�siastiques: �Ni les assembl�es administratives ni le clerg� ne
peuvent concourir � l'�lection des �v�ques: la seule �lection
constitutionnelle, c'est celle qui vous a �t� propos�e par le comit�.
Quand on dit que cet article contrevient � l'esprit de pi�t�, qu'il est
contraire aux principes du bon sens, que le peuple est trop corrompu
pour faire de bonnes �lections, ne s'aper�oit-on pas que cet
inconv�nient est relatif � toutes les �lections possibles, que le
clerg� n'est pas plus pur que le peuple lui-m�me? Je vote pour le
peuple.�

Il faudrait citer tout au long ces deux discours, pour donner une juste
id�e de la mani�re dont le disciple de J.-J. Rousseau envisageait cette
d�licate question. Contentons-nous cependant de quelques extraits.

�L'auteur pauvre et bienfaisant de la religion, dit-il, a recommand� au
riche de partager ses richesses avec les indigents; il a voulu que ses
ministres fussent pauvres; il savait qu'ils seraient corrompus par les
richesses; il savait que les plus riches ne sont pas les plus g�n�reux,
que ceux qui sont s�par�s des mis�res de l'humanit� ne compatissent
gu�re � ces mis�res, et que par leur luxe et par les besoins attach�s �
leur richesse ils sont souvent pauvres au sein m�me de l'abondance.�

Robespierre, � la fin, fut simple et touchant; il s'agissait d'une
question d'humanit�. �J'invoque, s'�cria-t-il, la justice de
l'Assembl�e en faveur des eccl�siastiques qui ont vieilli dans le
minist�re et qui, � la suite d'une longue carri�re, n'ont recueilli de
leurs travaux que des infirmit�s. Ils ont aussi pour eux le titre
d'eccl�siastiques et quelque chose de plus, l'indigence. Je demande que
l'Assembl�e d�clare qu'elle pourvoira � la subsistance des
eccl�siastiques de soixante-dix-ans, qui n'ont ni pensions ni
b�n�fices.� La R�volution �tait tenue d'�tablir la justice et la
mis�ricorde dans l'�glise, comme dans la soci�t�.

La discussion fut orageuse: les �v�ques n'attendaient que ce moment
pour �clater. Ils cri�rent � l'h�r�sie, au scandale; mais l'abb�
Gouttes, au nom des membres du comit� eccl�siastique: �Je fais
profession d'aimer, d'honorer la religion, et de verser, s'il le faut,
tout mon sang pour elle.� Les cur�s de l'Assembl�e font la m�me
d�claration de foi. Au m�me instant, l'�v�que de Clermont, furieux,
sort de la salle � la t�te des autres �v�ques et de tous les membres
dissidents. �Je vote, dit alors l'abb� Gr�goire, sous l'oeil de Dieu.�
Le d�cret passa. �Nulle consid�ration, s'�crie aussit�t ce pr�tre
vertueux, ne peut suspendre l'�mission de notre serment. Nous formons
des voeux sinc�res pour que, dans toute l'�tendue de l'empire, nos
confr�res, calmant leurs inqui�tudes, s'empressent de remplir un devoir
de patriotisme, si propre � porter la paix dans le royaume, et �
cimenter l'union entre les pasteurs et les ouailles!� Rest� � la
tribune, il y prononce alors le premier, aux applaudissements de
l'Assembl�e, le fameux serment constitutionnel: �Je jure d'�tre fid�le
� la nation, � la loi et au roi.�

L'Assembl�e nationale venait de rappeler l'�glise � la simplicit� des
premiers temps, � l'�lection des �v�ques et des cur�s par les fid�les.
Elle n'avait touch� ni aux dogmes ni aux croyances, et pourtant une
grande agitation cl�ricale se r�pandit dans toute la France. Les
ministres d'une religion de paix ainsi, qu'ils s'intitulent eux-m�mes,
foment�rent dans l'�glise un schisme qui devait d�chirer l'unit� de
l'�tat. Un ab�me de dissentiments s�parait les pr�tres asserment�s des
pr�tres inasserment�s. Les �v�ques sonn�rent l'alarme dans leurs
dioc�ses. Un assez grand nombre de pr�lats �migr�rent � l'�tranger. Des
cur�s abandonn�rent leurs fonctions, aimant mieux vivre d'aum�nes que
de recevoir la r�tribution accord�e par le gouvernement
constitutionnel. La piti� des femmes les accompagna dans leur retraite;
elles suivaient avec attendrissement ces vieillards r�duits � dire la
messe dans le creux des rochers, dans les maisons particuli�res, au
coin des bois. On en est m�me � se demander si la constitution civile
du clerg� ne fut pas une des fautes de la R�volution Fran�aise. Sans
doute l'�tat avait le droit de courber sous sa main toutes les
r�sistances; mais il s'attaquait, cette fois, � des hommes qui
regardaient leurs croyances comme ant�rieures et sup�rieures � tous les
droits politiques. R�concilier le clerg� avec les principes de 89 �tait
un r�ve; intervenir dans ses affaires �tait un danger. Y avait-il une
autre solution? personne alors ne la proposa.

Au moment o� cette querelle du clerg� semait la discorde dans les
villes et dans les campagnes, tous les esprits vraiment philosophiques
tendaient, au contraire, vers l'unit�. Une sc�ne �trange et curieuse se
passa au sein m�me de l'Assembl�e constituante. Au moment o� l'on s'y
attendait le moins, les portes de la salle s'ouvrent: c'est une
d�putation d'Anglais, de Prussiens, de Siciliens, de Hollandais, de
Russes, de Polonais, d'Allemands, de Su�dois, d'Italiens, d'Espagnols,
de Braban�ons, de Li�geois, d'Avignonnais, de Suisses, de Genevois,
d'Indiens, d'Arabes, qui tous viennent, conduits par l'�toile de la
libert�, adorer la R�volution au berceau.--Ces �trangers, � la t�te
desquels marche l'orateur Clootz, demandent la faveur d'�tre admis � la
f�te qui se pr�pare dans le Champ-de-Mars, pour l'anniversaire du 11
juillet; �La trompette, dit Clootz, qui sonne la r�surrection d'un
grand peuple, a retenti aux quatre coins du monde, et les chants de
vingt millions d'hommes libres ont r�veill� les peuples ensevelis dans
un long esclavage.� Ainsi s'accomplissait le mot de Volney, dans la
discussion du droit de paix et de guerre: �Jusqu'� ce moment vous avez
d�lib�r� dans la France et pour la France: aujourd'hui vous allez
d�lib�rer pour l'univers et dans l'univers.�

Ce cosmopolitisme n'�tait peut-�tre pas de tr�s-bon aloi. Avant de
constituer l'unit� du genre humain, ne fallait-il point fonder l'unit�
national? Aussi la deputation fut-elle accueillie froidement.

Quel �tait pourtant le caract�re de la grande solennit� qui se
pr�parait au Champ-de-Mars?

Depuis quelque temps, on avait con�u l'id�e d'une conf�d�ration
g�n�rale, qui devait r�unir les drapeaux de toutes les gardes
nationales du royaume.

Ce mouvement �tait parti des provinces: l'�go�sme de localit� c�dait
dans toute la France � l'entra�nement de l'esprit public: les citoyens
r�g�n�r�s avaient besoin de se voir, de se conna�tre; ils se
cherchaient; plus de divisions; une grande famille li�e par les m�mes
sentiments. On avait choisi le Champ-de-Mars pour le th��tre de la
f�te; mais ce th��tre �tait lui-m�me � construire. Quinze mille
ouvriers travaillaient depuis quelques jours � relever les terres, de
chaque c�t� du Champ, en vastes talus qui devaient supporter la masse
des spectateurs. Cependant le bruit circule que l'ouvrage n'avance pas;
l'inqui�tude se r�pand dans tous les quartiers de la ville. On se
transporte aussit�t sur les lieux. Il n'y a qu'un cri: �Mettons-nous-y
tous.�

A l'instant m�me, une arm�e de cent cinquante mille travailleurs
accourt; le Champ est transform� en un immense atelier national. Les
bataillons de la garde nationale, les citoyens de tout rang, de tout
�ge, arrivent arm�s de pelles et de pioches. Les invalides, auxquels il
reste un bras, une jambe, remuent vaillamment la terre; ceux d'entre
eux qui sont aveugles aident � tirer les tombereaux. Les femmes, que
l'oisivet� du dimanche avait amen�es sur le th��tre de ces joyeux
travaux, oublient tout � coup leur sexe, leurs atours; elles disputent
aux hommes les instruments p�nibles; de blanches et fines mains
enfoncent la b�che, poussent la brouette. La nuit s�pare cette
laborieuse famille, mais l'aurore qui suit la trouve d�j� rassembl�e.
Les femmes reviennent; d�j� leur teint est l�g�rement bruni au service
de la patrie; elles mettent de la gr�ce dans leur ardeur � l'ouvrage;
leur simple vue repose des fatigues, leur exemple encourage. Des
pr�tres, des moines se m�lent dans les bandes: les chartreux
transportent la terre en silence et avec un pieux recueillement; les
enfants font, � travers tout cela, l'�cole buissonni�re; leurs bras
tremblants ou d�biles aident � charger les fardeaux; leur gaiet� trompe
la longueur des heures de travail.

Le nombre de travailleurs augmente d'heure en heure: les outils
manquent; tout � coup les chapeaux, les tabliers suppl�ent aux
brouettes; l'�mulation du d�vouement invente des instruments nouveaux.
Au milieu de cette population ouvri�re, on distingue les bras rompus
depuis longtemps � la fatigue, les mains de fer cr��es par l'industrie.

Les imprimeurs avaient inscrit sur leur drapeau: _Imprimerie, premier
flambeau de la libert�!_ Ceux de Prudhomme s'�taient fait, pour se
reconna�tre, des bonnets de papier avec les couvertures des
_R�volutions de Paris_; ils sont accueillis � leur arriv�e par des
applaudissements. Les riches apportent le sacrifice de leur mollesse et
de leur oisivet�, les femmes de leur beaut� craintive et douillette: le
pauvre, chose plus grave, chose sainte! apporte son temps.

�Je n'oublierai pas les colporteurs, dit Camille Desmoulins. Voulant
surpasser les autres corps, et vou�s plus particuli�rement � la chose
publique, ils avaient arr�t� de consacrer toute une journ�e �
l'am�lioration des travaux. Paris s'�tonna de ne point entendre, d�s le
matin, les cris familiers de ces douze cents r�veille-matin, et ce
silence avertit la ville et les faubourgs que ces patriotes piochaient
dans la plaine de Grenelle.�

Un ordre admirable, supr�me, r�gne dans toute cette foule: trois cent
mille bras, une seule �me! Les outils remuent, bouleversent le
Champ-de-Mars; le gazon du milieu est soulev�, les tertres lat�raux se
dessinent en amphith��tre. Nulle police; � quoi bon? Un jeune homme
arrive, �te son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche
et va travailler au loin.--Mais vos deux montres?--Oh! l'on ne se
d�fie pas de ses fr�res!--Et ce d�p�t, laiss� au sable et aux cailloux,
est gard� par la moralit� publique. Les jeux se m�lent de temps en
temps au travail: le tombereau qui part plein de terre revient orn� de
branchages, et charg� de groupes de jeunes gens et de jolies femmes qui
auparavant aidaient � le tra�ner. Il pleut: l'eau du ciel, tout
abondante qu'elle soit, ne refroidit pas l'enthousiasme. Le soir, on se
rassemble avant de se retirer; une branche d'arbre sert d'�tendard, un
tambour, un fifre ouvre la marche. Les f�tes de Saturne et de Rh�e
�taient revenues: � la veille de jurer le pacte f�d�ral, les citoyens
fran�ais contractent une alliance utile et sacr�e, l'alliance avec la
terre.

La presse, toujours ouverte aux alarmes, ne partageait qu'� demi la
joie et la confiance des travailleurs. �Surtout, leur disait-elle,
n'adorez pas!� Cette recommandation s'adressait au caract�re idol�tre
des Fran�ais, qui, soit par enthousiasme, soit par facile entra�nement
du coeur, se montrent trop souvent enclins � se prosterner devant
quelqu'un ou quelque chose. L'idole, ici, c'�tait la cour, le roi, la
reine. Il �tait � craindre que ces f�d�r�s, venus du fond de leur
province, ne se laissassent tout � coup s�duire.

La reine �tait belle; elle avait des yeux et des sourires de sir�ne. Un
mot, et l'�p�e de la France, l'�p�e de la R�volution allait peut-�tre
tomber entre les mains de cette Autrichienne. La v�rit� est que d�j�
les t�tes s'enflammaient pour elle; la garder dans son ch�teau,
l'escorter � la promenade, veiller la nuit pr�s de son sommeil, il y
avait l� plus qu'il n'en faut pour mettre aux champs des imaginations
neuves et romanesques. D'un autre c�t�, des rancunes farouches
paraissaient survivre, chez quelques citoyens, � l'abolition de la
noblesse: ces sentiments, la presse d�mocratique eut la g�n�rosit� de
les calmer. �Une chose, s'�criait Loustalot en rendant compte des
travaux du Champ-du-Mars, une seule chose pourrait affliger un
observateur patriote dans ces beaux jours. Les pelles de beaucoup de
citoyens �taient orn�es de devises mena�antes contre les aristocrates.
Fr�res et amis, le caract�re d'un peuple libre est de _dompter les
superbes et de pardonner aux vaincus!_ Les aristocrates ne sont pas
dignes de votre courroux. Que ce beau jour ne soit troubl� par aucune
haine, par aucun exc�s, par aucune vengeance publique ni priv�e: vous
go�terez le bonheur et vos ennemis seront assez punis.�

Enfin parut l'aube du 14 juillet. Le ciel ne r�pondait pas � la
s�r�nit� du sentiment public: c'�tait une matin�e sombre et charg�e de
nuages. D�s le point du jour, tous les f�d�r�s r�pandus dans la ville
se r�unirent; ils avaient re�u la plus cordiale hospitalit� dans les
couvents, les casernes, les maisons bourgeoises: depuis quelques jours,
les citoyens n'avaient plus qu'un toit et qu'une table. Le monde
n'avait jamais rien vu de semblable. A dix heures, une salve
d'artillerie annon�a l'arriv�e du cort�ge, qui traversait la Seine sur
un pont de bateaux. Et quel cort�ge! La France enti�re, la France avec
ses anciennes provinces qui, tout � coup, immolant leurs droits, leurs
privil�ges, leur amour-propre local, venaient se rallier au m�me
symbole.

La foule �tait imposante: quatre cent mille spectateurs, hommes et
femmes, tous d�cor�s de rubans aux couleurs de la nation, s'�tageaient
sur des gradins qui, partant d'un triple arc de triomphe, d�crivaient
un cintre inclin� dont le haut se mariait avec les branches des all�es
d'arbres, et dont les pieds s'appuyaient sur une immense plate-forme au
milieu de laquelle s'�levait un autel � la mani�re antique. Quatre
cents pr�lats rev�tus d'aubes flottantes, avec des ceintures
tricolores, couvraient les marches de _l'autel de la patrie_, et
attendaient la fin du cort�ge, la face tourn�e vers la rivi�re.

De temps en temps, la pluie tombait par rafales. Une immense galerie
couverte, orn�e de draperies bleu et or, occupait le c�t� du
Champ-de-Mars o� se trouve l'�cole militaire; au milieu de la galerie
s'�levait le pavillon du roi. Les vainqueurs de la Bastille �taient �
la f�te: il y �tait, ce brave et g�n�reux Hulin, qui, par esprit de
renoncement � toutes les distinctions honorifiques, avait d�tach� de sa
boutonni�re le ruban et la m�daille accord�e par la Commune. [Note: Je
rencontrai Hulin en 1811, ce m�me 14 juillet; il se promenait au
Champ-de-Mars par un beau soleil; mais ce soleil qui _br�le les
bastilles_, Hulin ne le voyait plus; il �tait aveugle.]

A trois heures et demie, le cort�ge acheva d'entrer dans le
Champ-de-Mars; une seconde salve d'artillerie se fit entendre... on
commen�a la messe. L'�v�que d'Autun, Talleyrand, monta sur l'autel en
habits pontificaux, au milieu de son clerg�: la messe se c�l�bra au
bruit des instruments militaires; l'officiant b�nit ensuite les
banni�res des quatre-vingt-trois d�partements. Le roi assistait � cette
c�r�monie sans sceptre, sans couronne, sans manteau; en homme qui se
respecte, non en com�dien.

Le moment solennel �tait venu: M. de Lafayette, nomm� ce jour-l�
commandant g�n�ral de toutes les gardes nationales du royaume, traverse
les rangs au milieu des acclamations, appuie son �p�e nue sur l'autel,
et dit d'une voix �lev�e, en son nom, au nom des troupes et des
f�d�r�s: �Nous jurons d'�tre fid�les � la nation, � la loi et au roi;
de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution d�cr�t�e par
l'Assembl�e nationale et accept�e par le roi, et de demeurer unis �
tous les Fran�ais par les liens de la fraternit�.� Au m�me instant, les
trompettes sonnent, les tambours battent, l'obus �clate; le ciel,
jusque-la voil�, se d�couvre; et le soleil, ce Verbe de la nature,
para�t pour recevoir le serment de quatre cent mille hommes.

L'Assembl�e, le roi, le peuple, s'unissent dans le m�me �lan national.
Quel moment! Au bruit de la bombe et du tambour, les habitants rest�s
dans Paris, hommes, femmes, enfants, l�vent la main du c�t� du
Champ-de-Mars, et s'�crient aussi: �Oui, je le jure!� La France r�p�te
ce serment avec transport. Qui dira la joie et les embrassements de
tout un peuple venant de na�tre � la libert�? Ah! ce fut un grand
spectacle! Comment d�crire l'effet produit par ces drapeaux qui
flottent dans les airs, comme pour se confondre d�sormais en un seul,
le drapeau de la France, les armes qui brillent comme une moisson de
fer dans cette plaine nue, les cris qui courent avec des frissons
d'enthousiasme sur toutes les t�tes, la terre qui s'�branle, le ciel
qui semble lui r�pondre par une clart� subite, les formidables accents
d'une joie orageuse, la voix tonnante du peuple, et le g�nie de la
Libert� qui plane dans les airs?

�O si�cle! � m�moire! s'�criait alors Carra, nous avons entendu ce
serment, qui sera bient�t, nous l'esp�rons, le serment de tous les
peuples de la terre; vingt-cinq millions d'�lus l'ont r�p�t� � la m�me
heure dans toutes les parties de cet empire; les �chos des Alpes, des
Pyr�n�es, des vastes cavernes du Rhin et de la Meuse en ont retenti au
loin; ils le transmettent sans doute aux bornes les plus recul�es de
l'Europe et de l'Asie. Divine Providence! je me prosterne devant toi,
en regardant avec d�dain tous les rois qui se croient des dieux et
demandent l'amour des mortels; je leur dis: Qu'�tes-vous? Qu'avez-vous
fait pour le bonheur des hommes? C'est aux nations assembl�es � faire
leurs propres lois et leur propre bonheur. Peuples de l'Europe, en
�coutant ce r�cit, tombez � genoux devant la divine Providence, et
puis, vous relevant avec la fiert� de l'homme et l'enthousiasme du
r�publicain, renversez le tr�ne de vos tyrans; soyez libres et heureux
comme nous.�

Pour se faire une id�e des sentiments qui dictaient � la nation enti�re
de telles paroles, il faut se reporter en esprit � ces jours de foi et
d'esp�rance, o� tous les hommes n'eurent qu'un nom, celui de fr�res. La
libert� �tait une mer dont on ne connaissait pas encore les orages.
Avec quelle joie on voyait le vaisseau de la France manoeuvrer sur cet
oc�an tranquille! Pendant une semaine, ce ne furent que chants et
illuminations jusque sur les ruines de la Bastille; � la porte, on
avait mis cette inscription heureuse par les contrastes qu'elle faisait
na�tre: _Ici l'on danse_. Tout en transformant ce lieu d'horreur en une
salle de plaisirs, on avait pris le soin de ne point enlever le
caract�re de la primitive forteresse. Dans les anciens foss�s, o� la
danse �tait fort anim�e, des restes de cachots, �clair�s d'une sombre
lumi�re, projetaient sur la f�te des souvenirs bien faits pour
entretenir le peuple dans l'horreur du despotisme dont cette forteresse
avait �t� le rempart.

Les craintes qu'avaient con�ues les �crivains d�mocrates furent en
partie confirm�es: l'enthousiasme des f�d�r�s les emporta bien au del�
des bornes de la r�serve et de la convenance. Malgr� ses querelles avec
le roi et avec le clerg�, la France �tait encore royaliste et
catholique, Lafayette avait �t� enlev� dans les bras, �touff�; on avait
bais� ses mains, ses bottes, son cheval blanc. Pendant huit jours, le
peuple ne se livra plus qu'aux danses et aux divertissements; il
s'abandonna, avec une facilit� imprudente, � l'ivresse d'une joie sans
mesure; la tribune �tait oubli�e; il fallait que l'idol�trie populaire
f�t bien prononc�e pour que Mirabeau lui-m�me s'en indign�t. �Que
voulez-vous faire, dit-il, d'une nation qui ne sait que crier: Vive le
roi?� Dans une revue des gardes nationales, la reine avait donn� sa
main � baiser aux f�d�r�s, sa belle main. Il para�t, au reste, que nos
provinciaux laiss�rent d�chirer leur civisme et leur morale � des
fl�ches moins d�licates: on les vit rechercher publiquement les
attraits des h�ro�nes du Palais-Royal.

Le puritanisme d�mocratique ne cessait de g�mir sur ces d�sordres, sur
les prodigalit�s scandaleuses de la f�te, et sur cette fureur de
spectacles et de nouveaut�s, si contraire � la dignit� d'un peuple
libre. Les �crivains se plaignaient surtout des offenses faites �
l'�galit�: le peuple figurait bien au Champ-de-Mars, mais comme
spectateur; les citoyens _actifs_ avaient seuls l'uniforme, portaient
les armes; on aurait d�sir� voir les formidables piques des faubourgs
m�l�es aux ba�onnettes. Cette f�te n'en laissa pas moins, dans la
m�moire nationale, une trace que le temps n'a point effac�e. Le vieux
sang de nos p�res se r�chauffe quand on leur parle, � cette heure, de
la F�d�ration et du 14 juillet.

Si incompl�te que par�t alors aux r�volutionnaires cette f�te
philosophique, elle n'en fut pas moins le signe de la reconstitution de
l'unit� nationale. La po�sie est presque toujours impuissante �
traduire ces grandes �motions. M.-J. Ch�nier et Fontanes essay�rent
pourtant: Ch�nier seul trouva quelques accents heureux:

Dieu du peuple et des rois, des cit�s, des campagnes,
De Luther, de Calvin, des enfants d'Isra�l,
Dieu que le Gu�bre honore au pied de ses montagnes,
  En invoquant l'astre du ciel;

Ici sont rassembl�s sous ton regard immense,
De l'empire fran�ais les fils et les soutiens.
C�l�brant devant toi leur bonheur qui commence,
  �gaux � leurs yeux comme aux tiens!

Ces deux strophes obtinrent un succ�s inou�, d'abord parce qu'elles
sont r�ellement belles, ensuite parce qu'elles sont l'expression de la
philosophie de la R�volution.

Les f�tes et les r�jouissances se prolong�rent durant quelques jours;
les th��tres furent fr�quent�s par les cent mille f�d�r�s venus de
leurs provinces. Le Th��tre-Fran�ais donna une pi�ce en deux actes de
Collot-d'Herbois, la _Famille patriote ou la F�d�ration_. Cette com�die
de circonstance n'eut qu'un succ�s d'allusion et de patriotisme. La
R�volution avait commenc� par la litt�rature; Voltaire, Diderot,
Beaumarchais �taient reconnus au th��tre pour les pr�curseurs de la
r�g�n�ration morale et politique, mais au moment o� la secousse se
d�clara les grands �crivains avaient disparu. Au milieu de cette
disette de beaux-esprits, la R�volution regarda en arri�re: elle
retrouva toute une cha�ne de grands hommes qui l'avaient annonc�e et
pr�par�e. Il y en a surtout un parmi eux qu'elle reconnut pour sien.
Moli�re n'�tait gu�re connu jusqu'alors que de l'aristocratie et des
hommes lettr�s; 89 le r�v�la au peuple.

Lisez les journaux du temps: l'acteur que Louis XIV avait fait enterrer
la nuit dans un coin de cimeti�re se trouve, sur-le-champ, port� aux
nues. La vengeance que l'auteur a voulu exercer devient palpable pour
tout le monde; ses pi�ces sont des satires qui attaquent tous les
ridicules des grands seigneurs d�chus. Le peuple, � la fin du XVIIIe
si�cle, aime � mesurer la distance qui le s�pare de Sganarelle, fin,
intelligent, plein de m�pris envers la noblesse, mais gag�,
pusillanime, cauteleux, servile, n'osant pas regarder son ma�tre en
face, ni lui dire tout haut ce qu'il pense tout bas. La catastrophe du
cinqui�me acte de _Don Juan_ est comprise de tous, et appliqu�e aux
�v�nements. Cette statue du commandeur qui, � la fin du souper, saisit
avec une majest� sombre et terrible le bras du seigneur libertin
qu'elle entra�ne, figure bien la R�volution apr�s la R�gence.
Entendez-vous retentir les pas lourds de ce fant�me de marbre? C'est le
peuple qui s'avance!

[Illustration: Fabre d'Eglantine]

La nouvelle division de la France en d�partements n'avait point �t�
�trang�re � la f�te de la F�d�ration. Les anciennes provinces s'�taient
effac�es et avec elles avaient disparu les privil�ges du clerg� et de
la noblesse, abolis de droit, mais non de fait, dans la nuit du 4 ao�t.

On s'arr�terait volontiers � ce beau jour d'enthousiasme, de confiance
et d'�lan patriotique; beau jour sans lendemain! Mais la marche des
�v�nements nous entra�ne. Qu'il vive cependant � jamais dans
l'histoire, le souvenir de ce moment trop court o� le coeur de tout un
peuple battit d'amour pour la Justice et pour la Libert�!




XI

Le parti des indiff�rents.--Marat �clate.--Camille Desmoulins d�nonc�
par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--D�sorganisation de
l'arm�e.--Mort de Loustalot.--Une s�ance du club de Jacobins.--Mariage
de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau.


Sous tous les gouvernements et � toutes les �poques, quelle que soit la
gravit� des circonstances, quels que soient les troubles qui agitent le
pays, il se rencontre des hommes qui se font une r�gle de conduite de
demeurer �trangers aux �v�nements, de rester insensibles aux plus
nobles enthousiasmes; ils ne s'arr�tent jamais � une d�termination
qu'apr�s avoir pris conseil de leur amour-propre ou de leurs int�r�ts
personnels: � qui les comparerons-nous, sinon � ces anges neutres, dont
parle Dante, �qui n'ont voulu prendre parti ni pour Dieu ni pour Satan,
�tres sans infamie comme sans gloire, mais dont la vie est si basse,
que la justice et la mis�ricorde les d�daignent �galement�? Ces
hommes-l� se nomm�rent alors, eux-m�mes, les impartiaux. Toute leur
impartialit� n'�tait qu'un masque, sous lequel se couvrit le royalisme.
Nuls principes! ces hommes ramenaient tous les devoirs � l'�go�sme;
c'est assez dire qu'ils n'en reconnaissaient aucun. �L'�go�ste
vertueux, lit-on dans une de leurs brochures, n'est d'aucun parti,
d'aucune faction, d'aucun complot. Ses sup�rieurs le consid�rent, ses
�gaux l'aiment, ses inf�rieurs le respectent: il est heureux.�

Toute cette morale �picurienne contraste singuli�rement avec l'esprit
et le langage des r�volutionnaires. Je lis, dans un discours prononc� a
l'assembl�e f�d�rative de Valence, les paroles suivantes:

�Quelque assur�e que paraisse la conqu�te de notre libert�,
gardons-nous de penser qu'il ne nous reste que des jouissances �
satisfaire; c'est, au contraire, par des privations qu'il nous faudra
la consolider.�

Qu'on compare ces deux mani�res de voir, et qu'on juge!

Toute passion, si noble qu'elle soit, a pourtant ses exc�s: l'amour de
la libert� se montre jaloux, ombrageux, alarm� comme tous les autres
amours. Marat �tait ainsi fait, que le moindre bruit d'infid�lit� � la
patrie le jetait dans des fureurs. Toujours traqu�, il avait pris le
parti de s'�vanouir comme l'air. Il faut lire le journal de Camille
Desmoulins, pour se faire une id�e de l'existence fabuleuse de cet �tre
bizarre, qui semblait avoir d�rob� l'anneau de Gyg�s. Pour se
soustraire � la nuit des cachots, il s'�tait r�duit � vivre au fond
d'une cave; l� du moins il pouvait �crire, continuer la r�daction de
l'_Ami du peuple_. Ce qui l'effrayait le plus �tait l'id�e du repos.

Marat luttait contre le Ch�telet, contre la Municipalit�, contre
l'Assembl�e nationale. Aux poursuites, il r�pondait par des d�fis. Tout
derni�rement, nouvel esclandre; grande perquisition chez l'invisible
Marat; � d�faut du coupable, on saisit ses papiers, les num�ros de son
journal, et une pauvre vieille femme qui pliait les feuilles. A minuit,
on emm�ne le tout chez Bailly. Qu'y a-t-il donc? Marat avait, dit-on,
lanc� un nouveau pamphlet anonyme: _C'en est fait de nous_. Rien de
plus irrit� que l'auteur de cet �crit; il d�passe toutes les bornes;
mais, il faut bien le dire, les journaux �taient presque tous mont�s,
depuis quelque temps, au diapason de la violence la plus
extraordinaire. Marat, dont on a voulu faire la personnification de la
d�mence, se montrait souvent plus mod�r� que Fr�ron et autres.
Peut-�tre cette exag�ration �tait-elle n�cessaire pour r�veiller
l'esprit public; on ne sonne pas le tocsin d'alarme avec un grelot. Or
nous verrons plus loin que la R�volution courait alors des dangers
r�els. Il est toujours mal, sans doute, de provoquer au d�sordre; la
vie de l'homme est inviolable et sacr�e dans tous temps: mais l'Ami du
peuple voulait-il r�ellement qu'on pr�t ses provocations � la lettre?
On peut en douter. Dans son adresse aux citoyens, je d�couvre moins de
conseils r�fl�chis que de v�h�mentes hyperboles.

�Citoyens de tout �ge et de tout rang, s'�crie-t-il, les mesures prises
par l'Assembl�e nationale ne sauraient vous emp�cher de p�rir; c'en est
fait de vous pour toujours, si vous ne courez aux armes, si vous ne
retrouvez cette valeur h�ro�que, qui, le 14 juillet et le 5 octobre,
sauv�rent deux fois la France. Volez � Saint-Cloud [Note: Il para�t que
Louis XVI habitait alors, pour quelques jours, le ch�teau de
Saint-Cloud.], s'il en est encore temps; ramenez le roi et le dauphin
dans vos murs; tenez-les sous bonne garde, et qu'ils vous r�pondent des
�v�nements; renfermez l'Autrichienne et son beau-fr�re: qu'ils ne
puissent plus conspirer; saisissez-vous de tous les ministres et de
leurs commis; mettez-les aux fers; assurez-vous du chef de la
municipalit� et des lieutenants de mairie; gardez � vue le g�n�ral;
arr�tez l'�tat-major; enlevez le parc d'artillerie de la rue Verte;
emparez-vous de tous les magasins et moulins � poudre; que les canons
soient r�partis entre tous les districts, que tous les districts se
r�tablissent et restent � jamais permanents; qu'ils fassent r�voquer
les funestes d�crets. Courez, courez, s'il en est encore temps, ou
bient�t de nombreuses l�gions ennemies fondront sur vous: bient�t vous
verrez les ordres privil�gi�s se relever, le despotisme, l'affreux
despotisme, repara�tra plus formidable que jamais. Cinq � six cents
t�tes abattues vous auraient assur� repos, libert� et bonheur; une
fausse humanit� a retenu vos bras et suspendu vos coups: elle va couler
la vie � des millions de vos fr�res; que vos ennemis triomphent un
instant, et le sang coulera � grands flots; ils vous �gorgeront sans
piti�, ils �ventreront vos femmes; et, pour �teindre � jamais parmi
vous l'amour de la libert�, leurs mains sanguinaires chercheront le
coeur dans les entrailles de vos enfants.� Ce style est atroce; ces
soup�ons et ces conseils font horreur, � nous surtout qui lisons de
pareilles lignes avec sang-froid et � distance des �v�nements. Mais
alors les esprits �taient enflamm�s par la lutte; le langage se
chargeait de teintes sinistres; la d�fiance colorait tout en noir; et
l'esprit public �tait assi�g� de fant�mes. Marat �tait le type de
l'hypocondrie sociale. Son esprit se nourrissait d'alarmes, son
imagination effar�e donnait aux �v�nements la figure glaciale de la
trahison et de la perfidie; il repr�sentait r�ellement l'inqui�tude de
tous les nouveaux affranchis, qui croient partout revoir le bout de la
cha�ne. La lecture du _C'en est fait de nous_ souleva l'Assembl�e
nationale. D�nonc� par Malouet, Marat rendit guerre pour guerre. Voici
le curieux manifeste qu'il lan�a au plus fort de l'orage:

�J'ai un si souverain m�pris pour ceux qui ont rendu le d�cret qui me
d�clare criminel de l�se-nation, et plus encore pour ceux qui ont �t�
charg�s de l'ex�cuter, j'ai tant de confiance dans le bon sens du
peuple, qu'on s'est efforc� d'�garer, et tant de certitude de
l'attachement qu'il a pour son _ami_, dont il conna�t le z�le, que je
suis sans la plus l�g�re inqui�tude sur les suites de ce d�cret
honteux, et que je ne balancerais pas � aller me remettre entre les
mains des jugeurs du Ch�telet, si je pouvais le reconna�tre pour
tribunal d'�tat, si j'avais l'assurance de ne pas �tre emprisonn�, et
d'�tre interrog� � la face des cieux, certain qu'ils seraient plus
embarrass�s que moi. S'ils n'�taient pas mis en pi�ces, avant que l'Ami
du Peuple e�t achev� de plaider sa cause, ils apprendraient de lui ce
que c'est que d'avoir affaire � un homme de t�te, qui ne s'en laisse
point imposer, qui ne pr�te point le flanc � la marche de la chicane,
qui sait relever des juges pr�varicateurs, les ramener au fond de
l'affaire, et les montrer dans toute leur turpitude; ce que c'est que
d'avoir affaire � un homme de coeur, fier de sa vertu, br�lant de
patriotisme, [Note: Une circonstance risible vint croiser cette
boutade: �Le pr�sident, raconte Camille Desmoulins, annon�a que Marat,
le criminel de l�se-nation, faisait hommage � l'Assembl�e de son plan
de l�gislation criminelle. On crut d'abord que c'�tait un tour de
Marat, qui envoyait ses �lucubrations patriotiques, enrichies de son
portrait, pour persiffler les noirs (les membres du c�t� droit) et le
Ch�telet, qui ne pouvaient pas mettre la main sur l'original. Mais il
faut entendre _l'Ami du Peuple_ dans son num�ro suivant se d�fendre de
cet envoi. �Il y a dix ou douze jours, dit-il, que ce plan fut remis �
une dame pour te faire passer au pr�sident de l'Assembl�e. Je regrette
beaucoup qu'il ait �t� pr�sent� dans une conjoncture pareille. Je ne
sais point faire de platitudes; loin de rendre dor�navant �
l'Assembl�e aucun hommage, je n'aurai pour elle que justice s�v�re; je
ne lui donnerai aucun �loge.� Marat concluait en d�clarant, � son tour,
l'Assembl�e _criminelle de haute trahison_, le tout au grand amusement
de Camille, qui s'�gayait de son ami Marat comme d'un _ph�nom�ne
politique_.] exalt� par le sentiment de la grandeur des int�r�ts qu'il
d�fend, connaissant les grands mouvements des passions et l'art
d'amener les sc�nes tragiques.�

L'un des moindres d�fauts de Marat �tait de faire, sans cesse, l'�loge
de lui-m�me.

Camille Desmoulins avait, lui aussi, �t� d�nonc� par Malouet, comme le
_digne �mule_ de Marat. Il r�clama par voie de p�tition. �S'il y a
quelque reproche � me faire, disait Camille, ce serait plut�t d'�tre
idol�tre de la nation et non d'�tre criminel envers elle.� Alors
Malouet: �Camille Desmoulins est-il innocent? il se justifiera. Est-il
coupable? je serai son accusateur et celui de tous ceux qui prendront
sa d�fense. Qu'il se justifie, s'il l'ose.� A ces mots, une voix
s'�l�ve des tribunes: �Oui, je l'ose.� Tumulte: une partie de
l'Assembl�e surprise se l�ve. Le pr�sident donne l'ordre d'arr�ter
l'interrupteur, qui n'�tait autre que Camille. Robespierre prend une
grave initiative: �Je crois que l'ordre provisoire donn� par M. le
pr�sident �tait indispensable: mais devez-vous confondre l'imprudence
et l'inconsid�ration avec le crime? Il s'est entendu accuser d'un crime
de l�se-nation; il est alors difficile � un homme sensible de se taire.
On ne peut supposer qu'il ait eu l'intention de manquer de respect au
corps l�gislatif. L'humanit�, d'accord avec la justice, r�clame en sa
faveur. Je demande son �largissement et qu'on passe � l'ordre du jour.�
Pendant ce temps, Camille avait fil� d'une tribune � l'autre, et les
inspecteurs de la salle annoncent qu'il s'est �chapp�.

On oublie l'incident pour continuer la d�lib�ration sur l'adresse.
Robespierre revient plusieurs fois � la charge. P�tion pr�sente fort
adroitement un projet de d�cret qui annule celui de la veille: Camille
est except� de la d�nonciation qui se trouve maintenue seulement contre
Marat. Il faut entendre Camille raconter lui-m�me, dans son style
charivarique, l'issue de cette affaire: �Victor Malouet avait assez
bien arrang� son plan de proc�dure, mais il n'a pas joui longtemps de
sa victoire. Il avait saisi habilement l'avantage

  �D'une nuit qui laissait peu de place au courage.�

M. Dubois de Cranc� a ralli� les patriotes, et j'ai eu la gloire
immortelle de voir P�tion, Lameth, Barnave, Cottin, Lucas, Decroix,
Biauzat, etc., confondre les p�rils d'un journaliste fam�lique avec la
libert�, et livrer pendant quatre heures un combat des plus opini�tres,
pour m'arracher aux noirs qui m'emmenaient captif; maints beaux faits
surtout ont signal� mon cher _Robespierre_. Cependant la victoire
restait ind�cise, lorsque _Camus_, qu'on �tait all� chercher au poste
des archives, accourant sans perruque et le poil h�riss�, se fit jour
au travers de la m�l�e, et parvint enfin � me d�gager des aristocrates,
qui, malgr� l'in�galit� des forces et les embuscades inattendues de
_Dubois_ et de _Biauzat_, se battaient en d�sesp�r�s. Il �tait onze
heures et demie; _Mirabeau-Tonneau_ �tait tourment� du besoin d'aller
rafra�chir son gosier dess�ch�, et je fus redevable du silence
qu'obtint _Camus_, moins � la sonnette du pr�sident, qui appelait �
l'ordre, qu'� la sonnette de l'office, qui appelait les ci-devant et
les minist�riels � souper, et qui, depuis plus d'une heure, sonnait la
retraite. Ils abandonn�rent enfin le champ de bataille, je fus ramen�
en triomphe; et � peine ai-je go�t� quelque repos, que d�j� un chorus
de colporteurs patriotes vient m'�veiller du bruit de mon nom, et crie
sous mes fen�tres: _Grande confusion de Malouet; grande victoire de
Camille Desmoulins_; comme si c'�tait la victoire de celui qui, les
mains charg�es de cha�nes, ne pouvait combattre, et non pas la victoire
de cette cohorte sacr�e des amis de la Constitution, de cette foule de
preux Jacobins, qui ont culbut� _les Malouet, les Desmeuniers, les
Murinais, les Foucault_, et cette multitude de noirs et de gris,
d'aristocrates v�t�rans et de transfuges du parti populaire.�

Camille, tir� d'un mauvais pas, n'en devint gu�re plus sage: cet
�colier de g�nie �coutait plut�t son immense m�moire, son amour de la
plaisanterie et du trait que sa s�ret� personnelle, et m�me que la
dignit� de la R�volution.

Un nouveau caract�re allait entrer sur la sc�ne, et prendre une part
active aux �v�nements.

Le 19 ao�t 1790, Robespierre re�ut de Bl�rancourt, pr�s de Noyon, une
lettre; l'�criture en �tait nette et hardie, il lut:

�Vous qui soutenez la patrie chancelante contre le torrent du
despotisme et de l'intrigue, vous que je ne connais que comme Dieu, par
des merveilles, je m'adresse � vous, monsieur, pour vous prier de vous
r�unir � moi pour sauver mon triste pays. La ville de Couci s'est fait
transf�rer (ce bruit court ici) les march�s francs du bourg de
Bl�rancourt. Pourquoi les villes engloutiraient-elles les privil�ges
des campagnes? Il ne restera donc plus � ces derni�res que la taille et
les imp�ts! Appuyez, s'il vous pla�t, de tout votre talent, une adresse
que je fais par le m�me courrier, dans laquelle je demande la r�union
de mon h�ritage aux domaines nationaux du canton, pour que l'on
conserve � mon pays un privil�ge sans lequel il faut qu'il meure de
faim. Je ne vous connais pas, mais vous �tes un grand homme. Vous
n'�tes pas seulement le d�put� d'une province, vous �tes celui de
l'humanit� et de la r�publique. Faites que ma demande ne soit pas
m�pris�e.

�_Sign�_: SAINT-JUST,

��lecteur au d�partement de l'Aisne.�

Robespierre demeura longtemps absorb�; l'�motion s'empara de tout son
�tre, il lui sembla que son �me se s�parait de la mati�re et se
trouvait en contact avec une �me soeur: ces deux hommes s'�taient
compris � distance.

Au moment o� venait de se former, entre Robespierre et ce jeune
inconnu, un lien que le fer seul de leurs ennemis devait trancher plus
tard, Marat rompait avec un des hommes qui devaient l'entra�ner dans
une lutte � mort. �Monsieur Brissot, �crivait-il, m'avait toujours paru
vrai ami de la libert�: l'air infect de l'H�tel de Ville, et plus
encore le souffle impur du g�n�ral (Lafayette), influ�rent bient�t sur
ses principes; son plan d'aristocratie municipale, qui a servi de
canevas � celui de Desmeuniers, ne me laissa plus voir en lui qu'un
petit ambitieux, un souple _intrigant_, et la voix du patriotisme
�touffa dans mon coeur la voix de l'amiti�.� Intrigue et intrigants,
c'est le fer rouge dont la Montagne marquera, plus tard, tout le parti
de la Gironde.

Il existait dans l'arm�e un principe de dissolution: Mirabeau proposa
de la licencier pour la r�organiser sur de nouvelles bases. On n'osa
prendre cette mesure. Dans l'ancien syst�me, l'arm�e �tait une simple
machine de guerre; elle n'agissait pas, elle fonctionnait. Compos�e,
comme le clerg�, d'une noblesse et d'un peuple, elle consacrait, sous
l'uniforme, la plus enti�re s�paration des castes: d'un c�t�, les
officiers; de l'autre, les sous-officiers et les soldats. Quand
les bases de l'ancienne soci�t� s'�branl�rent, toutes les
institutions avaient �t� oblig�es de s'ouvrir � l'�l�ment
d�mocratique: il n'en fut pas de m�me de l'arm�e. Abattue partout
ailleurs, l'aristocrati levait encore la t�te sous les drapeaux.
Appuy�e sur l'ob�issance passive qu'imposent les lois militaires, elle
bravait, en quelque sorte, le torrent des id�es nouvelles. Les opinions
�taient d�termin�es par la place que chacun occupait dans cette
formidable hi�rarchie: les officiers, tous d'origine noble, se
montraient g�n�ralement oppos�s � la R�volution; les sous-officiers et
les soldats se d�claraient, au contraire, tr�s-favorables au mouvement:
de l� deux partis dans l'arm�e comme dans la nation. Les soldats,
quoique gard�s � vue par leurs chefs, lisaient et commentaient entre
eux les �crits publics; l'esprit de libert� p�n�trait � travers
l'uniforme.

Telle �tait la situation, lorsqu'une �tincelle mit le feu aux poudres.
A Nancy �clata un soul�vement g�n�ral qui faillit d�g�n�rer en une
guerre civile. Trois r�giments s'insurg�rent; Bouill� marcha sur eux, �
la t�te de la garnison et des gardes nationales de Metz; il les soumit.
Le sang avait coul�: cette victoire fit horreur � ceux m�mes que la loi
de la subordination mettait dans la n�cessit� de vaincre. Quand cette
nouvelle arriva sur Paris, elle causa une exasp�ration terrible.
Quarante mille hommes entourent la salle du Man�ge, et poussent des
cris d'impr�cations contre Bouill�, jusque dans les Tuileries; ils
veulent arr�ter le ministre de la guerre. L'Assembl�e nationale n'en
d�cerne pas moins des remerciements � M. de Bouill� et � l'arm�e
victorieuse, et des honneurs fun�bres aux citoyens morts pour le
maintien de la discipline.

Un conseil de guerre, compos� d'officiers appartenant aux divisions de
Vigier et de Castella, avait condamn� vingt-trois soldats de
Ch�teau-Vieux � la peine de mort, quarante et un aux gal�res; soixante
et onze furent renvoy�s � la justice de leur r�giment. Robespierre fit
un appel � la cl�mence de l'Assembl�e. Remontant des effets aux causes,
il accusa les mauvais traitements dont l'arm�e �tait victime de la part
de ses chefs. �Il ne faut pas seulement, ajouta-t-il, fixer votre
attention sur la garnison de Nancy; il faut, d'un seul coup d'oeil,
envisager la totalit� de l'arm�e. On ne saurait se le dissimuler, les
ennemis de l'�tat ont voulu la dissoudre: c'est l� leur but. On a
cherch� � d�go�ter les bons; on a distribu� des cartouches jaunes;
[Note: C'�tait une punition et une marque d'infamie.] on a voulu aigrir
les troupes pour les forcer � l'insurrection, faire rendre un d�cret,
et en abuser en leur persuadant qu'il est l'ouvrage de leurs ennemis.
Il n'est pas n�cessaire de plus longs d�veloppements pour vous prouver
que les ministres et les chefs de l'arm�e ne m�ritent pas votre
confiance.�

Signalons un trait de d�vouement et d'humanit�: la femme Humberg,
concierge de la porte de Stanislas, � Nancy, voulant �teindre le feu de
la guerre civile, prit un seau d'eau et le renversa sur la lumi�re d'un
canon, malgr� l'opposition des canonniers.

La nouvelle des massacres de Metz et de Nancy eut un retentissement
sinistre dans les feuilles publiques. Marat ne se conna�t plus; il
s'emporte, il d�lire.

�Juste ciel! s'�crie-t-il. Tous mes sens se r�voltent, et l'indignation
serre mon coeur. L�ches citoyens! verrez-vous donc, en silence,
accabler vos fr�res? Resterez-vous donc immobiles, quand des l�gions
d'assassins vont les �gorger? Oui, les soldats de la garnison de Nancy
sont innocents; ils sont opprim�s, ils r�sistent � la tyrannie; ils en
ont le droit, leurs chefs sont seuls coupables, c'est sur eux que
doivent tomber vos coups: l'Assembl�e nationale elle-m�me, par le vice
de sa composition, par la d�pravation de la plus grande partie de ses
membres, par les d�crets injustes, vexatoires et tyranniques qu'on lui
arrache journellement, ne m�rite plus votre confiance.�

Ces acc�s de col�re qui faisaient affluer tout son sang vers le coeur,
� la vue de l'injustice, avaient, plus d'une fois, valu � Marat une
r�putation de folie; il ne s'en laissa pas �branler. Toute la vengeance
qu'il exer�a fut de renvoyer la m�me accusation � ses ennemis.

�Rien n'�gale, poursuit-il, l'horreur que j'ai pour les noirs projets
des ennemis de la R�volution, si ce n'est le m�pris que m'inspir� leur
d�mence! Qu'un prince ou des ministres accabl�s de regrets d'avoir, par
leurs concussions et leur tyrannie, amen� les choses au point o� elles
en sont, et furieux de ne pouvoir les r�tablir, perdent la t�te, et se
conduisent en insens�s, il n'y a rien l� d'�trange. Mais qu'un s�nat
nombreux imite leurs folies, c'est ce qu'on refuserait de croire, si
l'on ignorait que ses membres sont presque tous agit�s des m�mes
passions. Comment, toutefois, ne s'est-il pas trouv�, parmi eux, un
seul homme qui les ait rappel�s � la raison, � la prudence? Quel
aveuglement impardonnable de vouloir suivre aujourd'hui, avec les
troupes r�gl�es, les maximes de l'ancien r�gime! Sont-ce des hommes,
dont les �crits patriotiques ont ouvert les yeux, dont le sentiment de
la libert� a �lev� l'�me, et qui craignent moins la mort que le
d�shonneur, que l'on peut encore traiter en serfs? Est-ce en cherchant
� couvrir les anciennes vexations par de nouvelles, en employant la
violence � l'appui de l'injustice, en ajoutant outrage � outrage, que
l'on peut esp�rer de les rendre dociles � la voix de leurs oppresseurs?
Est-ce par des traitements iniques et honteux qu'on peut se flatter de
les plier au devoir? Non, jamais!�

Quelques jours apr�s, le journalisme fit une perte cruelle. Loustalot,
le r�dacteur des _R�volutions de Paris_, venait de mourir � l'�ge de
vingt-huit ans. C'�tait un grand coeur et un �crivain de talent, d�vor�
par le feu sacr� du patriotisme. Sa feuille se tirait � un nombre
consid�rable d'exemplaires, et, toute palpitante de l'�motion de la
semaine, elle exer�ait une �norme influence dans les faubourgs. Il
tomba au champ d'honneur, ferme, vaillant, la plume � la main: certes,
cette plume valait bien une �p�e. Il se rencontre des hommes chez
lesquels se r�sume l'instinct et le bon sens des masses; Loustalot
�tait de ceux-l�. Au moment o� le journalisme, ce nouveau pouvoir,
succ�dait � la royaut�, l'auteur des _R�volutions de Paris_ fit mieux
encore que de gouverner le peuple: il l'�claira. La presse devint,
alors, un v�ritable sacerdoce.

[Illustration: Une s�ance du club des Jacobins.]

Le 4 septembre 1790, Necker se retira du minist�re. Sa retraite eut
tous les caract�res d'une fuite; la popularit� l'avait s�duit; elle le
trompa. On lisait sur la porte de son h�tel: _Au ministre ador�_;
l'inscription est enlev�e; une d�faveur g�n�rale succ�de � l'ancienne
idol�trie. Ces retours de l'opinion ne doivent pas nous �tonner; dans
les temps de r�volution, les id�es sont tout, les hommes rien.

Necker n'avait jamais �t� que le masque de la volont� nationale, � un
moment donn�; il s'�vanouit avec la circonstance. Seuls les Montagnards
se fortifiaient et grandissaient � chaque pas; c'est qu'ils avaient
derri�re eux le peuple.

La lutte des croyances continuait, quoique la R�volution ne cess�t
d'appeler � elle les membres d�sint�ress�s du clerg�.--La r�sistance
des eccl�siastiques �tait en raison inverse du rang qu'ils occupaient
dans la hi�rarchie; les �v�ques se montr�rent plus oppos�s � la r�forme
que les cur�s, les cur�s que les simples vicaires. Il y eut �a et l�,
dans le bas clerg�, des exemples remarquables d'adh�sion au nouvel
ordre de choses; un pr�tre de Saint-Sulpice, M. Jacques Roux, fit
entendre du haut de la chaire les paroles suivantes: �Interdit des
fonctions sacr�es du minist�re, par les vicaires g�n�raux de Saintes,
pour m'�tre d�clar� l'ap�tre de la R�volution; forc� de quitter mon
dioc�se et mes foyers, pour �chapper � la fureur des m�chants qui
avaient mis ma t�te � prix, la joie que je ressens de pr�ter le serment
d�cr�t� le 27 novembre dernier, par la loi sur la constitution civile
du clerg�, cette consolation inappr�ciable me fait oublier que, depuis
seize ans, je n'ai v�cu que de mes infortunes et de mes larmes. Je jure
donc, messieurs, en pr�sence du ciel et de la terre, que je serai
fid�le _� la nation, � la loi et au roi_, qui sont indivisibles.
J'ajouterai m�me que je suis pr�t � verser jusqu'� la derni�re goutte
de mon sang, pour le soutien d'une r�volution qui a chang� d�j�, sur la
face du globe, le sort de l'esp�ce humaine, en rendant les hommes �gaux
entre eux, comme ils le sont de toute �ternit� devant Dieu.�

Pour la pl�be du clerg�, le serment exig� par la loi �tait un rempart
contre la tyrannie des grands-vicaires et des �v�ques, ils pleuraient
d'attendrissement et de joie en le pronon�ant en face de l'autel. Les
citoyens les entouraient de leur affection. Cependant, en beaucoup
d'endroits, les �glises �taient d�sert�es par les ministres du culte: �
Paris, des cur�s, pour int�resser le peuple � leur cause, avaient fait
vendre leurs meubles � la porte de l'�glise; d'autres s'�taient
coalis�s pour faire manquer les offices. A la paroisse de
Saint-Jean-en-Gr�ve, il ne s'�tait pas trouv� un seul pr�tre pour
commencer les v�pres. On fait venir un religieux, et les gardes
nationaux, de service � la maison commune, accourent en grand nombre
pour chanter les v�pres. Les paroissiens affluent: depuis longtemps on
n'avait pri� d'aussi bon coeur.

On n'a point assez appuy� sur un fait singulier: c'est que la
R�volution naissante, bien loin d'�teindre le sentiment religieux chez
les la�ques, l'avait au contraire raviv�.

Le m�me jour, � Saint-Gervais, � Saint-Roch, � Saint-Sulpice, des
citoyens sans armes entouraient le lutrin, et chantaient � voix
d�ploy�e les louanges du Cr�ateur.

D'un autre c�t� se d�veloppait un mouvement en dehors des anciens
cultes. A la t�te d'une des loges ma�onniques de Paris figuraient
quelques philosophes; la loge se changea en club, sous le nom de
_Cercle social_. Les membres de cette association se distinguaient par
des sentiments de bienveillance r�ciproque et par la pratique de la
charit� universelle.

Les hommes fr�res, les hommes rattach�s � toutes les cr�atures, qui
forment elles-m�mes le lien de la vie, les hommes unis d'esprit et de
sentiment au souverain ordonnateur des �tres, � l'Architecte de
l'Univers, tel �tait leur id�al, leur r�ve philosophique. La
cons�quence de cette doctrine, qui avait le tort de flotter un peu dans
les nuages, �tait le changement de toutes les existences, de toutes les
relations sociales. Le devoir de l'homme, comme celui du citoyen,
�tait, d'apr�s eux, de joindre sa volont� � celle de l'�tre Supr�me,
pour cr�er, de concert avec lui, un monde nouveau, un monde conforme au
dessein primitif, un monde o� r�gneraient la justice et la v�rit�.

Toute grande r�forme politique ou sociale tra�ne � sa suite une nu�e de
m�taphysiciens, de r�veurs, de mystiques. Le peuple, en 90, eut le bon
esprit de ne pas les suivre, de s'attacher fermement, comme � un roc,
aux faits positifs, � la loi, aux principes. Il avait un amour
passionn� pour la discussion; mais il la voulait nette, pr�cise. Ses
h�ros �taient les hommes pratiques, ceux qui cherchaient � incarner le
vrai et l'utile, dans les institutions nouvelles. Ce n'est pas lui qui
aurait l�ch� la proie pour l'ombre.

De jour en jour, les opinions se d�gagent: les clubs se multiplient;
celui des Jacobins s'�tait d�membr�. Siey�s, Lafayette, Bailly,
Chapelier, Larochefoucauld, en se retirant, avaient fond� �
l'extr�mit� du Palais-Royal, pr�s le passage Radziwil, une soci�t�
connue sous le nom de _Club de 89_. Les d�put�s s'y r�unissaient pour
lire les journaux et pour faire d'excellents d�ners, au sortir des
s�ances de l'Assembl�e. Dans la soir�e, on pr�parait, par une
discussion r�guli�re et paisible, les travaux l�gislatifs. L'ancien
club des Jacobins avait gagn�, � la retraite des mod�r�s, de
s'accro�tre en force et en influence; il devint plus nombreux et plus
tumultueux; les Lameth et Barnave le dirigeaient, mais leur autorit�
tendait � d�cro�tre. Mirabeau, quoique ha�, �tait �galement recherch�
des deux clubs, o� sa parole remuait des passions bien diff�rentes.

Derri�re ces notabilit�s commen�ait � poindre l'opini�tre g�nie de
Robespierre. Appuy� au dehors sur la presse, il n'attendait qu'une
occasion pour s'imposer lui-m�me � la faveur populaire. Cette occasion
se pr�senta: l'Assembl�e nationale venait de rendre un d�cret, portant
que les citoyens actifs seraient seuls inscrits sur le r�le des gardes
nationales. L'indignation ouvrit la veine oratoire de Robespierre; il
fit, au club, un discours trouv� admirable par Camille. Les
applaudissements �clat�rent. Mirabeau, pr�sident des Jacobins, rappela
l'orateur � l'ordre. Cette interruption excita un soul�vement orageux.
Vainement l'athl�te aux poumons d'airain usait les forces de sa voix
contre le tumulte; le bruit m�me de la sonnette �tait �touff�.

�Mirabeau, raconte Desmoulins, voyant qu'il ne pouvait parler aux
oreilles, et pour les frapper par un mouvement nouveau, au lieu de
mettre son chapeau, comme le pr�sident de l'Assembl�e nationale, monta
sur son fauteuil. �Que tous mes confr�res m'entourent!� s'�cria-t-il,
comme s'il e�t �t� question de prot�ger le d�cret en personne. Aussit�t
une trentaine des honorables membres s'avancent et entourent Mirabeau.
Mais, de son c�t�, Robespierre, toujours si pur, si incorruptible, et �
cette s�ance si �loquent, avait autour de lui tous les vrais Jacobins,
toutes les �mes r�publicaines, toute l'�lite du patriotisme. Le silence
que n'avait pu obtenir la sonnette et le geste th��tral de Mirabeau, le
bras en �charpe de Charles Lameth [Note: Lameth s'�tait battu en duel
avec un membre du c�t� droit, M. de Castries. Barnave s'�tait
auparavant rencontr� avec Cazel�s. Le peuple, irrit� des provocations
qu'on adressait depuis quelque temps � ses d�put�s, s'�tait mis en
mouvement pour exercer une vengeance. Ayant couru en force � l'h�tel de
Castries, il brisa les meubles, mit le linge en pi�ces et jeta tout par
les fen�tres. Ces luttes personnelles alarm�rent la conscience des
r�volutionnaires; ils engag�rent fortement les bons citoyens � r�server
toutes leurs forces pour la grande lutte nationale. Camille Desmoulins
donna lui-m�me l'exemple en refusant un duel; les �crivains de son
parti le f�licit�rent d'avoir le coeur de para�tre l�che. Ainsi le
sentiment puritain de la d�mocratie condamnait ce pr�jug� barbare de
l'assassinat par les armes et devant t�moins.] parvint � le ramener. Il
monte � la tribune o�, tout en louant Robespierre de son amour pour le
peuple, et en l'appelant son ami tr�s cher, il le colaphisa un peu
rudement et pr�tendit, comme M. le pr�sident, qu'on n'avait pas le
droit de faire le proc�s � un d�cret, sanctionn� ou non. Mais M. de
Noailles concilia les deux partis, en soutenant que le d�cret ne
comportait point le sens qu'on lui pr�tait, qu'il s'�tait trouv� au
Comit� de constitution lorsqu'on avait discut� cet article, et qu'il
pouvait attester que ni lui ni le comit� ne l'avaient entendu dans le
sens de M. Charles Lameth et de Mirabeau. La difficult� �tant lev�e, la
parole fut rendue � Robespierre, qui acheva son discours au milieu des
applaudissements, comme il l'avait commenc�.

Ainsi croissait, au milieu des interruptions et des murmures, cette
puissance formidable que Robespierre devait bient�t exercer aux
Jacobins.

La r�g�n�ration politique entra�na la r�g�n�ration des moeurs. Avant la
R�volution, la femme �tait avilie, le lien conjugal fort rel�ch�. La
r�forme des id�es fit de l'amour un sentiment qui s'�pure en se
r�glant, et rendit au mariage la dignit� qui lui est propre.

Le mercredi 29 d�cembre 1790, une c�r�monie touchante �tait c�l�br�e
dans l'�glise Saint-Sulpice: Camille Desmoulins s'unissait � Lucile
Duplessis. Il faut reprendre les choses de plus haut. Un �tudiant en
droit, ma�tre �s arts, rencontre un soir, dans le jardin du Luxembourg,
deux femmes, dont l'une, la m�re, avait les traits nobles et empreints
d'une majest� tragique; l'autre �tait une jeune fille de douze ans,
fort gracieuse et fort bien �lev�e. Ce jeune homme �tait tr�s
modestement v�tu, point beau; la parole h�sitait sur ses l�vres comme
embarrass�e d'un l�ger b�gaiement, ses politesses semblaient un peu
gauches: tel qu'il �tait, il plut d'abord � la m�re, puis � la jeune
fille. Camille se trouvait redevable de son �ducation au chapitre de
Laon; sa famille �tait sans fortune, et les chanoines l'avaient fait
entrer, comme boursier, au coll�ge Louis-le-Grand, o� il avait achev�
ses �tudes pour entrer � l'�cole de droit.

Tous les soirs, Camille allait courtiser ses chers feuillages; ce coin
de nature, encadr� dans le faubourg Saint-Germain, �tait le pays de son
coeur; les deux femmes y revinrent aussi... par hasard. La conversation
�tant tomb�e sur quelques id�es qui commen�aient d�s lors � fermenter,
Camille b�gaya des paroles �loquentes; on lui trouva l'esprit orn�;
l'acc�s de la maison lui fut donn�. Le coeur a ses troubles comme la
vue: Camille avait d'abord cru aimer la m�re; mais, de jour en jour,
ses sentiments se d�tournaient d'elle pour se porter sur la fille, sur
la petite Lucile, dont les perfections croissantes jetaient d�j�, parmi
ses jeux, un parfum de tendresse et de sensibilit� d�licate. C'�tait
une �me charmante; toute troubl�e, elle ignorait la cause et l'objet de
ces soupirs s�ditieux, qui soulevaient, par instants, sa poitrine �mue.
Elle accusait alors la chaleur du ciel des subites rougeurs qui lui
montaient au visage. Le secret de Lucile ne fut pas trop bien gard�;
rien de bavard comme des yeux de seize ans; sa m�re lut dans ces
yeux-l�. Il y avait des obstacles de fortune. Le jeune bachelier en
droit avait �t� re�u avocat au parlement de Paris, mais, jusqu'ici,
quel espoir fonder sur son avenir? D'un autre c�t�, Lucile avait
quelque fortune. Cependant la R�volution avait fait son chemin dans le
monde, et Camille s'�tait pouss� avec elle; il �tait alors une des voix
les plus �cout�es du pays. Aim� de la France, pour le tour incisif de
son esprit original et p�tulant, les qualit�s de son esprit et de son
coeur en firent l'idole de la femme qu'il recherchait.

�Aujourd'hui d�cembre, �crivait-il � son p�re, je me vois enfin au
comble de mes voeux. Le bonheur, pour moi, s'est fait longtemps
attendre; mais enfin il est arriv�, et je suis heureux autant qu'on
peut l'�tre sur la terre. Cette charmante Lucile, dont je vous ai tant
parl�, et que j'aime depuis huit ans, enfin ses parents me la donnent,
et elle ne me refuse pas. Tout � l'heure, sa m�re vient de m'annoncer
cette nouvelle en pleurant de joie... Quant � Lucile, vous allez la
conna�tre par ce seul trait. Quand sa m�re me l'a donn�e, il n'y a
qu'un moment, elle m'a conduit dans sa chambre; je me jette aux genoux
de Lucile; surpris de l'entendre rire, je l�ve les yeux; les siens
n'�taient pas en meilleur �tat que les miens; elle �tait tout en
larmes, elle pleurait m�me abondamment, et cependant elle riait encore.
Jamais je n'ai vu de spectacle aussi ravissant, et je n'aurais pas
imagin� que la nature et la sensibilit� pussent r�unir � ce point ces
deux contrastes!� O pressentiment! rire � travers les larmes, n'est-ce
pas toute la vie?--Ce fut celle de Lucile.

Rien ne manquait � leur bonheur que la c�r�monie du mariage. L'abb�
Denis B�rardier, grand-ma�tre du coll�ge de Louis-le-Grand, fit la
c�l�bration � Saint-Sulpice. Les t�moins furent P�tion, Robespierre,
Sillery, Brissot et Mercier. B�rardier, qui �tait membre de l'Assembl�e
constituante, pronon�a un discours dans lequel il recommandait �
Camille de respecter la religion dans ses �crits. �Si l'on peut, lui
dit-il, �tre assez pr�somptueux pour se flatter de pouvoir se passer
d'elle, dans toutes les infortunes ins�parables de cette vie, ce serait
un meurtre que d'enlever ce secours � tant de malheureux, qui n'ont
d'autre ressource, dans leurs peines, que la consolation qu'elle leur
procure, et d'autre espoir que les r�compenses qu'elle promet. Si ce
n'est pas pour vous, ce sera au moins pour les autres que vous
respecterez la religion dans vos �crits; j'en serais volontiers le
garant; j'en contracte m�me ici, pour vous, l'engagement au pied des
autels, et devant Dieu qui y r�side. Monsieur, vous ne me rendrez pas
parjure... Votre patriotisme n'en sera pas moins actif; il n'en sera
que plus �pur�, plus ferme, plus vrai; car si la loi peut forcer �
para�tre citoyen, la religion oblige � l'�tre.�

La voix du bon abb� s'�tait attendrie, en s'adressant � son ancien
�l�ve; les larmes coul�rent. Lucile, cependant, attirait tous les
regards; il n'y avait qu'une voix dans l'�glise: �Qu'elle est
belle!�--�Je vous assure, �crivait Camille quelques jours plus tard,
que cette beaut� est son moindre m�rite. Il y a peu de femmes qui,
apr�s avoir �t� idol�tr�es, soutiennent l'�preuve du mariage; mais plus
je connais Lucile, et plus il faut me prosterner devant elle.� Le
charme et la mollesse enfantine des sentiments n'excluaient pas chez
elle l'�nergie. Lucile appartenait bien � la race des femmes de la
R�volution, douce et terrible, la gr�ce du cygne avec des r�veils de
lionne.

Soul�verons-nous ici les voiles du sanctuaire domestique? Oh! le
charmant nid risqu� au milieu de l'orage! On jouait avec la politique,
comme les enfants des p�cheurs d'�tretat avec la mer. Camille avait
d'ailleurs abrit� sa vie des temp�tes du forum. Lucile, quand son mari
avait termin� son num�ro de journal, voulait qu'on le lui l�t; aux
endroits plaisants, c'�taient des �clats de rire et des folies qui
animaient encore la verve satirique de Camille. Quelquefois elle le
mettait en col�re: les femmes n'aiment point sans cela. Au beau milieu
du travail, qui prenait � Camille les plus longues heures du jour,
Lucile, ennuy�e du silence, lui jouait quelquefois un charivari, en
faisant aller sur le piano les pattes de sa chatte, laquelle finissait,
tout en jurant, par l'�gratigner en _ut, r�, mi, fa_.

Comme ces gracieux enfantillages se d�tachent en lumi�re, sur le fond
s�rieux d'une R�volution! Quelle douce et charmante insouciance! H�las!
la fureur des �v�nements allait emporter bien loin ces jours de
bonheur. Quand il raconte de tels enfantillages, Camille ressemble � un
po�te qui, menac� lui-m�me par les dangers de l'�ruption, s'amuserait �
jeter des fleurs dans la bouche du V�suve.

Il avait de la po�sie dans l'�me, mais il avait surtout la verve de la
critique, l'esprit satirique de Voltaire. Il ne tarda point �
plaisanter sur le serment qu'avait exig� de lui l'abb� B�rardier, de
_ne point toucher au spirituel_. �C'�tait, dit-il, g�ner un peu la
libert� des opinions religieuses, et porter atteinte � la d�claration
des droits; mais qu'y faire? Je n'�tais point venu l� pour dire non.
C'est ainsi que je me trouvai pris et oblig�, par serment, � ne me
m�ler, dans mes num�ros, que de la partie politique et d�mocratique, et
� en retrancher l'article th�ologie. Sans avoir approfondi la question,
je me doute bien que ce serment, accessoire au principal, n'est pas
d'obligation �troite comme l'autre.� Voil� l'homme; chez lui, le
premier mouvement venait du coeur et le second de l'esprit.

Ce tour d'esprit railleur l'a fait accuser de scepticisme; il est vrai
que Camille lan�a plus d'une fois ses fl�ches contre les ordonnances de
l'�glise, et contre les abus du clerg�: mais les vrais sceptiques sont
ceux qui acceptent tout sans s'attacher � rien, couvrant ainsi du
manteau des formes, et du respect ext�rieur, le n�ant de leurs
convictions.

�Mirabeau est mort!� Telle fut la grande nouvelle qui, le 2 avril 1791,
courut d'un bout � l'autre de Paris. Ses relations avec la cour, ses
intrigues, ses manoeuvres honteuses, ne sont plus, aujourd'hui, un
secret pour personne. L'armoire de fer a parl�; des confidences, des
�crits authentiques, ont trahi le myst�re de sa conduite, dans les
derniers temps de sa vie. Il avait propos� � la cour un plan de
conspiration d'o� devait sortir la guerre civile, et � l'aide de la
guerre civile il esp�rait que le roi recouvrerait son autorit�. Les
contemporains n'avaient gu�re sur son compte que des soup�ons. Marat
l'avait bien d�nonc� comme tra�tre; mais qui Marat n'avait-il point
accus�? On oublia, un instant, ses faiblesses, ses vices, pour ne se
souvenir que du grand orateur. Quel malheur que son caract�re ne f�t
point � la hauteur de son g�nie!

La mort refit Mirabeau. Le linceul couvrit les taches trop r�elles de
son existence d�prav�e. Le directoire du d�partement proposa de lui
donner pour tombe la nouvelle �glise de Sainte-Genevi�ve; l'Assembl�e
nationale d�lib�ra sur-le-champ; Robespierre alors, qui avait plusieurs
fois essuy� les d�mentis et les col�res oratoires de Mirabeau,
Robespierre se leva: �Ce n'est pas, dit-il, au moment o� l'on entend,
de toutes parts, les regrets qu'excite la perte de cet homme illustre
qui, dans les �poques les plus critiques, a d�ploy� tant de courage
contre le despotisme, que l'on pourrait s'opposer � ce qu'il lui f�t
d�cern� des marques d'honneur. J'appuie cette proposition de tout mon
pouvoir ou plut�t de toute ma sensibilit�.� De ces deux hommes,
Mirabeau et Robespierre, l'un �tait le premier, l'autre le dernier mot
de la R�volution.

L'�difice de Sainte-Genevi�ve, transform� en Panth�on, devait r�unir
les d�pouilles de tous les grands hommes. Pens�e sublime, qui fut
r�pudi�e plus tard comme tant d'autres, quand la France s'affaissa sur
elle-m�me:--�Convoquer les ombres, faire un concile de morts, leur
demander, en mettant sous leurs yeux la Constitution de 89; �tes-vous
contents de notre oeuvre?�--Place � Voltaire, � J.-J. Rousseau, aux
grands hommes du XVIIIe si�cle, dans ce temple �lev� � la philosophie,
m�re de la R�volution! Mirabeau ouvrit la marche et leur montra le
chemin.

Le peuple, qui aime les grands hommes malgr� leurs faiblesses, suivit
les fun�railles de l'orateur en pleurant. On se figure difficilement
que ces hommes-l� doivent p�rir; tant l'id�e de l'�me et du g�nie
s'allie intimement � celle de l'immortalit�!

La rumeur publique fit circuler mille contes invraisemblables. On parla
vaguement de poison; il n'y en avait d'autre que celui de la d�bauche �
laquelle se livrait cette orageuse nature. Le travail et la tribune
firent le reste. Mirabeau commen�ait � avoir peur de la R�volution; sa
tonnante voix criait aux flots de reculer; les flots se brisent, mais
ne reculent pas. Emport� dans cette lutte avec un �l�ment sourd et
inexorable, il se raidit contre les d�bris du dr�me; il se fit de la
royaut� une ancre � laquelle, d'une main d�sesp�r�e, il cherchait �
rattacher sa fortune et celle de la France. Vains efforts!

Comme ses besoins �taient �normes et que la cour �tait riche, il vendit
sa parole.--L'�loquence de Mirabeau? Une grande prostitu�e!--Longtemps
son audace le couvrit; sa d�fection, entour�e d'abord des obscurit�s de
l'incertitude, ne se d�voila que quand il n'�tait plus l� pour se
d�fendre. Le voici donc couch� dans les t�n�bres du s�pulcre, cet
homme, digne des g�monies par sa conduite, digne du Panth�on par ses
vastes talents! La po�sie, qui s'amuse aux contrastes, a voulu
rehausser chez lui l'�clat des lumi�res par l'opposition des ombres:
pas de ces jeux-l�, s'il vous pla�t! ayons le courage de dire que la
probit� est le seul pi�destal du vrai g�nie.

Le jour de sa mort, tous les spectacles furent ferm�s. L'accablement,
la consternation, la stupeur �taient sur presque tous les visages. La
voix des journaux exprima des sentiments divers, mais, en g�n�ral, les
regrets et l'admiration pour les talents de l'orateur firent oublier
l'immoralit� de l'homme. Marat seul tint ferme dans ses diatribes:
�Peuple, s'�criait-il, rends gr�ces au ciel! ton plus redoutable
ennemi, Riquetti, n'est plus.�

La nouvelle destination donn�e � l'�glise Sainte-Genevi�ve fut encore,
pour Marat, l'objet de vives critiques; il ne vit dans cet �difice,
consacr� � honorer les lumi�res sans les vertus, qu'un monument de pure
ostentation nationale. Ce qu'il y a de plus remarquable, et j'oserais
dire de proph�tique, c'est la d�claration suivante: �Si jamais la
libert� s'�tablissait en France, et si jamais quelque l�gislature, se
souvenant de ce que j'ai fait pour la patrie, �tait tent�e de me
d�cerner une place dans Sainte-Genevi�ve, je proteste ici hautement
contre ce sanglant affront.� (Marat entendait dire par l� qu'il y
serait en trop mauvaise compagnie.) �Oui, j'aimerais mieux cent fois ne
jamais mourir que d'avoir � redouter un si cruel outrage.� Ce dernier
trait est assez beau: �J'aimerais mieux cent fois ne jamais
mourir!�--Marat, quoi qu'il en ait dit, alla plus tard au Panth�on; il
est vrai que ce fut pour en chasser Mirabeau.

Les plus acharn�s contre Mirabeau �taient alors les royalistes, soit
qu'ils ignorassent ses engagements avec la cour, soit qu'ils ne
voulussent point lui pardonner d'avoir, d�s le principe, mis son
�loquence au service de la temp�te r�volutionnaire. Au milieu du deuil
g�n�ral, quand sa cendre �tait encore ti�de, ils l'attaqu�rent avec
fureur dans leurs journaux. Apr�s l'avoir trait� d'_escroc_, de
_coureur de filles_, de _gredin_, l'un de ces pamphl�taires m�le � ses
injures des anecdotes assez piquantes:

�Log� en chambre garnie, rue et h�tel Coq-H�ron, en proie � la plus
affreuse mis�re, Mirabeau est r�duit � la triste ressource de voler son
gar�on perruquier; pendant que celui-ci lui arrangeait son toupet, il
prend sa montre et la lui emprunte sous le pr�texte d'en acheter une
pareille le m�me jour; et, quand le coiffeur a voulu la r�clamer,
Riquetti nie l'avoir vue, s'emporte, et roue de coups le pauvre gar�on.
Voici comment il se d�faisait de ses domestiques, apr�s qu'il leur
avait mang� le fruit de leurs �pargnes et de vingt ann�es de servitude.
La veille de son d�part pour Bruxelles, il affecte une transe cruelle
sur un oubli de papiers qu'il a laiss�s � Bignon. Il caresse son
domestique, � qui il devait d�j� quatorze cents livres, le conjure, le
presse tendrement de vouloir bien monter sur un cheval qu'il fait louer
par lui-m�me, et, d�s que le domestique est parti, Riquetti d�valise la
malle de ce cr�dule serviteur, et d�rampe.--Une autre fois, il
s'appropria une bague de cent louis, de la m�me fa�on qu'il avait
escamot� la montre...--Sa valeur est parfaitement connue dans le
r�giment de Royal-Comtois, et c'est cette valeur qui lui inspira le
dessein de d�guerpir, tandis que l'arm�e �tait aux prises avec les
Corses.�

[Illustration: Brissot]

Ce manifeste de la haine se termine par un curieux mouvement oratoire:

�Ombres immortelles des Ravaillac, des Cartouche, des Mandrin, des
Desrues; reprenez vos d�pouilles humaines, et accourez si�ger aux
�tats-g�n�raux; accourez, vous tous dont le front est couvert d'un
triple airain, vous que souill�rent tous les forfaits, venez vous
asseoir au milieu de cette assembl�e d'�lite o� doit pr�sider le comte
de Mirabeau. Ah! sans doute, vous avez tous autant de droits que lui;
vous n'avez pas plus d�m�rit� que lui d'�tre � votre poste de citoyens;
vous ne f�tes que des sc�l�rats, Riquetti fut quelque chose de pis.�

Vendez-vous donc au parti des _honn�tes gens_, pour en �tre trait� de
la sorte apr�s votre mort!

On assure que Mirabeau aurait dit: �J'emporte avec moi la monarchie.�
Notre ferme conviction est que, vivant, il ne l'e�t point sauv�e. Il ne
faut ni amoindrir ni exag�rer la part d'influence de certains hommes,
dans le grand drame de la R�volution Fran�aise. Ceux qui parlent de
mener les �v�nements s'abusent ou veulent en imposer; les �v�nements
ont leurs phases, leur �poque de maturit�. Ils sont r�gl�s d'avance par
la logique et par la force des choses. Toutes les r�sistances sont
impuissantes contre les lois de la nature, la marche des id�es, et les
impulsions de la volont� nationale.




XII

Les f�d�rations.--La bulle du pape.--Le clerg� r�fractaire.--Marat et
Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la R�volution.--Les
chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au ch�teau des
Tuileries.--Th�roigne de M�ricourt.


Au moment o� Mirabeau disparut de la sc�ne, tout �tait � r�organiser,
le clerg�, la magistrature, l'arm�e. Pour entreprendre cette oeuvre
gigantesque, il fallait des forces immenses; ces forces, on les
trouvera dans le patriotisme de l'Assembl�e nationale et dans l'union
de tous les citoyens fran�ais.

En quelques mois, la France tout enti�re se couvrit d'un r�seau de
fraternit�. Les villes se reli�rent aux villes pour assurer la
circulation des grains, d�fendre leurs droits, r�primer les exc�s. Ce
fut la ligue du bien public. L'union fait la force: d�sormais, cette
nation trop longtemps morcel�e, divis�e, n'avait plus qu'une �me et
qu'un coeur.

Le grand �cueil auquel venait sans cesse se heurter la R�volution �tait
le clerg�. Les historiens qui ont n�glig� ce point de vue ont trop
souvent cherch� les obstacles l� o� ces obstacles n'�taient point.

Les 10 mars et 13 avril 1791, le pape Pie VI lan�a une bulle, dans
laquelle il d�clarait nulles et illicites les nouvelles �lections de
cur�s et d'�v�ques faites par des la�ques. Ces luttes de croyances
report�rent l'esprit fran�ais aux farces du moyen �ge et aux moeurs de
la R�forme. Luther, condamn� par Rome, avait br�l� la bulle du pape sur
un b�cher. La R�volution accueillit le bref de Sa Saintet� avec le m�me
sans-fa�on; elle y mit seulement moins de col�re et plus d'ironie. En
89, les r�les �taient chang�s; le pape n'�tait plus qu'un faible
vieillard, tandis qu'une jeunesse vaillante p�n�trait � la fois dans
l'�glise et dans la soci�t�. On fit un mannequin qui repr�sentait Pie
VI, et qui fut transport� au Palais-Royal; l� un membre de quelque
soci�t� patriotique lit, � haute voix, un r�quisitoire dans lequel,
apr�s avoir notifi� les intentions criminelles de Joseph-Ange Braschi,
Pie VI, il conclut � ce que son effigie soit br�l�e, apr�s qu'on lui
aura arrach� la croix et l'anneau, et � ce que ses cendres soient
jet�es au vent. A peine dit, l'effigie du pape, son bref dans une main,
un poignard dans l'autre, un �criteau sur la poitrine avec ce mot:
_Fanatisme_, est livr�e aux flammes.--Cette sc�ne burlesque se passait
au milieu des acclamations de nombreux spectateurs.

La bulle du pape donna encore lieu � une caricature qui obtint du
succ�s; le saint-p�re, en grand costume, �tait repr�sent� assis sur sa
chaire pontificale, � l'un des balcons de son palais. Devant lui
s'�levait un large b�nitier rempli d'eau de savon que l'abb� Royou, un
des chefs de la r�sistance eccl�siastique, faisait mousser avec un
goupillon. Le pape, un chalumeau � la bouche, soufflait vers la France
des bulles auxquelles il donnait sa b�n�diction. Pr�s de l� �taient
Mesdames, tantes du roi [Note: Les tantes du roi s'�taient enfuies �
Rome, malgr� les justes plaintes du peuple de Paris qui avait cherch� �
les retenir.], et plusieurs cardinaux. Ceux-ci, avec leurs chapeaux
rouges, et Mesdames, avec leur �ventail, agitaient l'air et dirigeaient
les saintes bulles. Dans le lointain se montrait la France, assise sur
un nuage, entour�e de son nouveau clerg�. Appuy�e sur le livre de sa
Constitution, elle recevait les bulles, et d'une chiquenaude elle les
faisait dispara�tre.

Ne devait-on point s'attendre � cette r�sistance de la cour de Rome? La
constitution civile du clerg� rompait les vieux liens de l'unit�
hi�rarchique, d�cr�tait l'ind�pendance du clerg� vis-�-vis du
saint-si�ge, sinon en mati�re de dogme, du moins, en mati�re de
discipline, cr�ait, en un mot, une v�ritable �glise gallicane dont le
chef ne serait plus le roi, mais qui fonctionnerait sous la main du
peuple.

Ce n'est point ici le lieu ni le moment pour �crire une histoire de la
papaut�; il est n�anmoins permis de se demander si elle n'a point
contribu�, elle-m�me, au d�clin des croyances. En prot�geant le
mouvement de la Renaissance, L�on X favorisa, sans le savoir,
l'av�nement de l'esprit nouveau. L'antiquit� reparut et devant son
soleil se dispers�rent les nuages du mysticisme. La recherche du beau
�tait un premier pas vers la recherche du vrai. Dans la marche du genre
humain, les progr�s s'encha�nent avec une logique admirable. Aussi la
renaissance des lettres et des arts ne fut-elle �trang�re ni � la
philosophie ni � la R�volution Fran�aise.

Quoi qu'il �a soit, le bref du pape ne fit qu'envenimer les divisions
entre le clerg� r�fractaire et le clerg� asserment�. Les la�ques
prirent naturellement parti pour l'un ou pour l'autre. Des courtisans
ath�es, de grandes dames sans moeurs, d'anciens esprits forts qui se
vantaient nagu�re d'avoir, dans un coin de leur biblioth�que, _la
Pucelle_ et l'_Encyclop�die_, tinrent � honneur de fr�quenter
immod�r�ment les �glises clandestines, entra�nant apr�s eux de bonnes
femmes et des hommes simples fermement attach�s � la tradition. Les
int�r�ts de l'aristocratie, les passions les plus �trang�res au
sentiment religieux, se couvrirent du masque de l'orthodoxie.

D'un autre c�t�, � Paris, dans les grandes villes et m�me dans quelques
campagnes, la majorit� des habitants se d�clara en faveur des pr�tres
qui avaient pr�t� serment � la nation; les inserment�s, autour
desquels se rangeaient, par esprit d'opposition et de contraste, les
ennemis de la chose publique, furent, au contraire, l'objet de
sarcasmes, d'insultes, et bient�t de voies de fait. Le peuple voyait
avec tristesse la solitude des �glises r�put�es schismatiques, tandis
que la foule dor�e s'empressait autour des autels que la loi ne
reconnaissait plus comme l�gitimes. A Paris, il y eut des d�sordres
regrettables: on for�a l'entr�e de clo�tres et de communaut�s
religieuses; la virginit� de quelques saintes filles fut livr�e aux
verges, et � d'autres outrages plus abominables encore. Tr�s peu de
personnes prirent part � ces exc�s, qui d'ailleurs ont d�shonor�, dans
tous les temps, les guerres de religion.

Il importe de bien �tablir que Marat et les autres r�volutionnaires
extr�mes, qui servaient alors presque tous dans la presse militante,
demeur�rent �trangers � toute provocation d'actes semblables. Le sage
Robespierre alla plus loin: � propos de troubles tr�s-graves qui
venaient d'�clater � Douai, et dans lesquels des pr�tres inserment�s
avaient, disait-on, jou� un r�le, il fit entendre ces dignes paroles:
�Il est houteux de vouloir porter contre les eccl�siastiques une loi
qu'on n'a pas encore os� porter contre tous les citoyens; des
consid�rations particuli�res ne doivent jamais pr�valoir sur les
principes de la justice et de la libert�. Un eccl�siastique est un
citoyen, et aucun citoyen ne peut �tre soumis � des peines pour ses
discours; il est absurde de faire une loi uniquement dirig�e contre les
discours des ministres de l'�glise... J'entends des murmures, et je ne
fais qu'exposer l'opinion des membres qui sont les plus z�l�s partisans
de la libert�; ils appuieraient eux-m�mes mes observations, s'il
n'�tait pas question des affaires religieuses.� Ces sentiments, je
n'h�site pas � le dire, �taient ceux de la majorit� des vrais
r�volutionnaires: s'il leur arriva jamais de frapper sur la religion,
c'est que derri�re cette figure auguste se cachaient alors
l'hypocrisie et l'ath�isme aristocratique.

Une autre consid�ration qu'il ne faut point perdre de vue, sous peine
de ne rien comprendre � la suite des �v�nements, c'est qu'� cette
�poque (avril et mai 1791) la plupart des d�mocrates �taient encore
royalistes. Marat, malgr� ses boutades contre Louis XVI, engageait
fort � le conserver sur le tr�ne. �J'ignore, disait-il, si les
contre-r�volutionnaires nous forceront � changer la forme du
gouvernement; mais je sais bien que la monarchie tr�s limit�e est celle
qui nous convient le mieux aujourd'hui, vu la d�pravation et la
bassesse des supp�ts de l'ancien r�gime, tous si port�s � abuser des
pouvoirs qui leur sont confi�s. Avec de tels hommes, une r�publique
f�d�r�e d�g�n�rerait bient�t en oligarchie. On m'a souvent repr�sent�
comme un mortel ennemi de la royaut�, et je pr�tends que le roi n'a pas
de meilleur ami que moi. Ses mortels ennemis sont ses parents, ses
ministres, les pr�tres factieux et autres supp�ts du despotisme; car
ils l'exposent continuellement � perdre la confiance du peuple, et ils
le poussent par leurs conseils � jouer la couronne, que j'affermis sur
sa t�te en d�voilant leurs complots, et en le pressant de les livrer au
glaive des lois. Quant � la personne de Louis XVI, je crois bien qu'il
n'a que les d�fauts de son �ducation, et que la nature en a fait une
excellente p�te d'homme, qu'on aurait cit� comme un digne citoyen, s'il
n'avait pas eu le malheur de na�tre sur le tr�ne. Tel qu'il est, c'est,
� tout prendre, le roi qu'il nous faut. Nous devons b�nir le ciel de
nous l'avoir donn�; nous devons le prier de nous le conserver: avec
quelle sollicitude ne devons-nous pas le retenir parmi nous! Je vais
lui donner une marque d'int�r�t, qui vaudra mieux que le serment de
fid�lit� prescrit par l'Assembl�e tra�tresse, et dont on ne suspectera
pas la sinc�rit�, car je ne suis pas flagorneur. On sait que les
courtisans contre-r�volutionnaires maudissent tout haut la bonhomie de
Louis XVI, qu'ils regardent comme un obstacle � la r�ussite de leurs
projets d�sastreux: eh bien! cette bonhomie, devenue la qualit� la plus
pr�cieuse du monarque, est � mes yeux d'un si grand prix, qu'une fois
que la justice aura son cours, je ferai des voeux pour que Louis XVI
soit immortel.�

Le 23 avril, � propos d'une lettre �crite par le ministre des affaires
�trang�res � toutes les cours de l'Europe, et dans laquelle il
d�clarait que Sa Majest� avait librement accept� la nouvelle forme du
gouvernement Fran�ais, des cris de _Vive le roi_ retentirent dans la
salle des s�ances de l'Assembl�e.

Alexandre Lameth proposa l'envoi d'une d�putation charg�e d'offrir des
remerciements � Louis XVI. Biauzat voulait que l'Assembl�e se rendit,
en corps, aupr�s du souverain. Robespierre crut bon de rappeler les
repr�sentants de la nation au sentiment des convenances; mais il n'en
affirma pas moins, dans ce discours, son respect pour la royaut�
constitutionnelle. �Il faut, dit-il, rendre au roi un hommage noble et
digne de la circonstance. Il reconna�t la souverainet� de la nation et
la dignit� de ses repr�sentants, et sans doute il verrait avec peine
que l'Assembl�e nationale, oubliant cette dignit�, se d�pla��t tout
enti�re. Je ne m'�loigne pas de la proposition de M. Lameth, je me
borne � une l�g�re modification. Il vous a propos� de remercier le roi;
mais ce n'est pas de ce moment que l'Assembl�e doit croire � son
patriotisme, elle doit penser que depuis le commencement de la
R�volution il y est rest� constamment attach�. Il ne faut donc pas le
remercier, mais le f�liciter du parfait accord de ses sentiments avec
les n�tres.�

Il �tait m�me arriv� � quelques �crivains du parti d�mocratique d'en
appeler � Louis XVI contre l'Assembl�e nationale. Loustalot engageait
le roi � faire usage du _v�to_ suspensif que lui accordait la
Constitution, pour paralyser l'effet des lois dict�es par
l'aristocratie bourgeoise: �'aurait �t� le moyen de rendre quelque
popularit� � un pouvoir affaibli. La v�rit� est que ces �crivains
attachaient alors peu d'importance � la forme du gouvernement. Le roi
�tait en outre, � leurs yeux, l'otage de la R�volution. De l� les
efforts du peuple pour le retenir � Paris; et quand Louis XVI voulut,
par des motifs qu'il est difficile d'�claircir, se rendre �
Saint-Cloud, un commencement d'�meute lui fit comprendre qu'il devait
renoncer � tout projet de d�part.--Ainsi les r�volutionnaires tenaient
� garder le roi.

Et c'�tait le moment o�, d'accord avec Marie-Antoinette, Louis XVI
(nous le savons aujourd'hui) recherchait l'alliance de tous les rois de
l'Europe, pour attirer en France les arm�es �trang�res.

Un mot sur les doctrines �conomiques de la R�volution. Il y avait deux
�coles: la premi�re r�sumait ainsi ses tendances: �Honorables
indigents! malgr� les injustices et les d�dains de la classe opulente,
contentez-vous de lui avoir inspir� un moment la terreur. Pers�v�rez
dans vos travaux; ne vous lassez point de porter le poids de la
R�volution; elle est votre ouvrage; son succ�s d�pend de vous; votre
r�habilitation d�pend d'elle. N'en doutez pas, vous rentrerez un jour,
et peut-�tre bient�t, dans le domaine de la nature, dont vous �tes les
enfants bien-aim�s. Vous y avez tous votre part. Oui, vous devez tous
devenir propri�taires, un jour, mais pour l'�tre il vous faut acqu�rir
des lumi�res que vous n'avez pas. C'est au flambeau de l'instruction �
vous guider dans ce droit sentier, qui tient le juste milieu entre vos
droits et vos devoirs.� Honorables indigents! qui ne reconna�trait � ce
langage une magnifique r�paration des in�galit�s sociales? Messeigneurs
les pauvres! cette �cole voulait l'augmentation du bien-�tre individuel
par le travail, par des lois justes, par la transformation r�guli�re du
travailleur �conome en propri�taire �clair�.

L'autre �cole, � la t�te de laquelle se pla�a l'ancienne loge
ma�onnique des _Amis de la V�rit�_, contenait en germe la doctrine du
communisme socialiste, moins les mots, qui n'�taient pas encore
trouv�s: elle r�clamait, comme une cons�quence de la R�volution, la
_propri�t� pour tous_. Cette proposition, quoique confuse, d�plut aux
Jacobins, qui accus�rent les _Amis de la V�rit�_ de vouloir la loi
agraire: on n'avait pas alors d'autre terme pour d�signer une
r�partition �gale de la richesse publique. Le sort de la classe
ouvri�re �tait, aux deux points de vue, l'objet d'une active
sollicitude. Dans la presse, un homme s'occupait ardemment du rapport
des questions politiques � la question du travail et des salaires;
c'�tait Marat. L'_Ami du Peuple_ devait sans doute � ces articles, o�
il osait se parer fi�rement des guenilles de la mis�re, une influence
que d'autres feuilles beaucoup mieux r�dig�es n'acqu�raient pas alors.
Il rev�tit le sac et le cilice de la classe d�sh�rit�e pour laquelle il
r�clamait des droits, des soulagements et une justice. Le d�dain avec
lequel les �crivains royalistes parlaient de la classe inf�rieure
l'entra�nait quelquefois � se faire leur avocat officieux. Voici l'un
de ces plaidoyers:

�Toute la canaille anti-r�volutionnaire s'est accord�e � traiter de
_brigands_ les citoyens de la capitale arm�s de piques, de lances, de
haches, de b�tons; c'est une infamie: ils faisaient partie de l'arm�e
parisienne. Aux yeux des hommes libres, ils n'�taient pas moins soldats
de la patrie que les citoyens en uniforme; et, aux yeux du philosophe,
ils �taient la fleur de l'arm�e. Je le r�p�te, la classe des
infortun�s, que la richesse insolente d�figure sous le nom de
_canaille_, est la partie la plus saine de la soci�t�; la seule qui,
dans ce si�cle de boue, aime encore la v�rit�, la justice, la libert�;
la seule qui, consultant toujours le simple bon sens, et s'abandonnant
aux �lans du coeur, ne se laisse ni aveugler par les sophismes, ni
s�duire par les cajoleries, ni corrompre par la vanit�; la seule qui
soit inviolablement attach�e � la patrie, et dont ma�tre Motier
(Lafayette) n'e�t jamais fait des cohortes pr�toriennes. Lecteurs
irr�fl�chis, qui voudriez savoir pourquoi la classe des infortun�s
serait la moins corrompue de la soci�t�, apprenez que, forc�e de
travailler continuellement pour vivre, et n'ayant ni les moyens ni le
temps de se d�praver, elle est rest�e plus pr�s que vous de la nature.�

C'�tait, dira-t-on, provoquer � la guerre des pauvres contre les
riches. Je n'en disconviens pas; mais dans les �crits de Marat lui-m�me
on ne d�couvre rien qui ressemble � la th�orie du communisme.

Mirabeau mort, plusieurs membres de l'Assembl�e nationale se
disput�rent son influence. Robespierre, qu'on avait surnomm� la
_chandelle d'Arras_, par allusion au flambeau qui venait de s'�teindre,
n'avait, dans son �loquence, ni l'�clat ni la chaleur de Mirabeau; mais
la conscience de l'homme d'�tat concourt souvent plus que le g�nie au
salut des nations. Cette parole qu'on affectait de rabaisser �tait
d'ailleurs forte, solide, carr�ment taill�e dans le marbre. A propos du
droit de p�tition, l'orateur s'�leva � la v�ritable �loquence. �Plus un
homme est faible et malheureux, s'�cria-t-il, plus il a besoin du droit
de p�tition; et c'est parce qu'il est faible et malheureux que vous le
lui �teriez! Dieu accueille les demandes, non seulement des plus
malheureux des hommes, mais des plus coupables.� Robespierre fut
soutenu par l'abb� Gr�goire: �Le mot p�tition signifie _demande_. Or,
dans un �tat populaire, que peut demander un citoyen quelconque qui
rende le droit de p�tition dangereux? Ne serait-il pas �trange qu'on
d�fend�t � un citoyen non actif de provoquer des lois utiles, qu'on
voul�t se priver de ses lumi�res? Qu'on ne dise pas qu'il n'y a de
citoyens non actifs que les vagabonds. Je connais, � Paris, des
citoyens qui ne sont pas actifs, qui logent � un sixi�me, et qui sont
cependant en �tat de donner des lumi�res, des avis utiles.�

L'Assembl�e murmure; les tribunes applaudissent. Le parti des
courtisans voulait refuser au malheureux la facult� de faire entendre
ses plaintes, il niait � la brebis qu'on �gorge le droit de geindre
sous le couteau. Robespierre reparut trois fois � la tribune, au milieu
de la rage des mod�r�s: �Je demande, s'�cria-t-il, je demande �
monsieur le pr�sident que l'on ne m'insulte pas continuellement autour
de moi, lorsque je d�fends les droits les plus sacr�s des citoyens.� La
sonnette �tait impuissante � r�tablir l'ordre. Au milieu de ces
violences, qui partaient du milieu de la salle, Robespierre �tait
appuy� par les tribunes: sa parole allait plus loin que l'enceinte
l�gislative; ce qui faisait surtout la force de ce d�put�, c'est qu'il
s'adressait toujours � la nation. Il n'y avait plus gu�re de discussion
� laquelle Maximilien ne m�l�t sa parole obstin�e. Il s'�tait form�, �
Paris, une soci�t� d'_Amis des noirs_, qui travaillait � l'abolition de
l'esclavage et de la traite des n�gres. Quand la question des colonies
s'agita devant l'Assembl�e nationale, Gr�goire, qui �tait membre de
cette soci�t� philanthropique, �leva la voix en faveur des hommes de
couleur. Malonet d�clara que si l'Assembl�e persistait � vouloir �lever
un troph�e � la philosophie, elle devait s'attendre � le composer des
d�bris de vaisseaux, et du pain d'un million d'ouvriers.

Le tour de Robespierre �tait venu; jamais il ne se montra ni plus libre
de pr�jug�s, ni mieux inspir� par un sentiment de justice. �S'il
fallait, s'�cria-t-il, s'il fallait sacrifier l'int�r�t ou la justice,
il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe... D�s le
moment o�, dans un de vos d�crets, vous aurez prononc� le mot
_esclave_, vous aurez prononc� votre d�shonneur. (Nombreux murmures;
l'orateur continue impassible.) L'int�r�t supr�me de la nation et des
colonies est que vous ne renversiez pas, de vos propres mains, les
bases de la libert�! P�rissent les colonies (nouvel orage dans la
salle), s'il doit vous en co�ter votre bonheur, votre gloire, votre
ind�pendance! Je le r�p�te, p�rissent les colonies, si les colonies
veulent, par des menaces, nous forcer � d�cr�ter ce qui convient le
plus � leurs int�r�ts! Je d�clare que nous ne leur sacrifierons ni la
nation ni l'humanit� enti�re.�

Ces mots: �P�rissent les colonies plut�t qu'un principe,� ont �t�
souvent reproch�s � Robespierre. Il faut pourtant se dire que nul ne
pr�voyait alors les massacres de Saint-Domingue. Les horreurs de
l'esclavage n'ont-elles point, d'ailleurs, amen� ces �pouvantables
repr�sailles? Il existe deux sortes d'hommes d'�tat: ceux qui
s'accommodent aux circonstances, et ceux qui poursuivent un syst�me.
Maximilien �tait de ces derniers. Les ruines d'un monde peuvent frapper
le citoyen arm� d'une conviction; elles ne l'�branlent point.

La nation, malgr� la vente des biens du clerg�, qui ne pouvait se faire
que successivement, se trouvait alors sans argent et sans arm�e! Les
caisses vides, les fronti�res ouvertes, o� allions-nous? Cet �tat de
choses d�sastreux se trouvait �troitement li� au travail de destruction
et de recomposition qui s'op�rait alors dans la soci�t�. La discipline
militaire �tait � reconstruire sur de nouvelles bases. Les partisans de
l'immobilit� voulaient, au contraire, qu'on conserv�t les abus de
l'ancien syst�me. Ce fut encore Robespierre qui domina toute la
discussion: �L�gislateurs, dit-il, gardez-vous de vouloir avec
obstination des choses contradictoires, de vouloir �tablir l'ordre sans
justice. Ne vous croyez pas plus sages que la raison, ni plus puissants
que la nature.� On avait parl� de lier les soldats � l'ancien r�gime
militaire par un serment sur l'honneur. �Quel est, s'�cria-t-il, cet
honneur au-dessus de la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais
gloire de ne pas conna�tre un pareil honneur.� L'oratear proposait le
licenciement de l'arm�e. Un membre du c�t� droit, Cazal�s, lui succ�de
� la tribune et injurie brutalement le discours de Robespierre, qu'il
traite de diatribe calomnieuse. Ici des cris _� l'ordre! � l'Abbaye_ un
vacarme horrible du c�t� gauche.--Le souffle des hommes forts se
reconna�t � cela, qu'il soul�ve des orages.

[Illustration: Collot-d'Herbois.]

Cependant la contre-r�volution faisait chaque jour des progr�s, � la
cour et dans certaines classes de la soci�t�. Le ciel se montrait
charg� de nuages. A l'int�rieur du pays, le clerg� r�fractraire, ce ver
rongeur de la Constitution, annon�ait avec triomphe le retour de
l'ancien r�gime; les �migr�s adressaient, de l'�tranger, des sommations
mena�antes. La reine cherchait un appui dans l'intervention de
l'Autriche. L'�pid�mie de la libert� commen�ait � gagner les nations
voisines; les monarques le savaient et, autour de la France, se nouait,
� petit bruit, le _cordon sanitaire_ qui devait l'�trangler.

Dans le ch�teau m�me des Tuileries, la garde nationale s'�tait trouv�e,
plusieurs fois, aux prises avec une garde secr�te, dont les membres
furent plus tard surnomm�s les _Chevaliers du Poignard_. Ces don
Quichotte de la monarchie guettaient l'heure et l'occasion de faire
quelque coup de t�te. Une circonstance se pr�senta qui favorisait leurs
desseins. Le 28 f�vrier, le faubourg Saint-Antoine se porte au ch�teau
de Vincennes et veut d�truire le donjon de ce fr�re de la Bastille.
Lafayette accourt, dissipe le rassemblement et fait une soixantaine de
prisonniers qu'il ram�ne � l'H�tel de Ville.

Au retour de son exp�dition, le g�n�ral apprend que les appartements du
roi sont remplis de gens arm�s de cannes � �p�e, de pistolets et de
poignards. C'�taient des hobereaux et des ch�telains qu'on avait
appel�s de la Bretagne et des provinces m�ridionales, au secours de la
monarchie. D�j� M. de Gouvion, major de la garde nationale, avait
pr�venu le roi. Louis XVI ayant demand� pourquoi plus de quatre cents
personnes se trouvaient ainsi rassembl�es dans son ch�teau, avec des
armes secr�tes, on lui r�pondit que la noblesse, effray�e de
l'�v�nement de Vincennes, s'�tait ralli�e autour de Sa Majest� pour la
d�fendre. Il d�sapprouva, mais faiblement, _le z�le indiscret de ces
messieurs_. La garde les fouillait, les d�sarmait, les huait, les
chassait, quand Lafayette arrive, qui termine cette com�die de
d�vouement provincial par une compl�te d�route. Le g�n�ral lan�a fort
rudement les ducs de Villequier et de Duras, que le lendemain, dans un
ordre du jour, il qualifia de �chefs de la domesticit� du ch�teau.�

Que signifiait pourtant la conduite ambigu� de Louis XVI? O� voulait-on
en venir? Quel t�n�breux dessein, quelle intrigue se cachait sous le
manteau des conspirateurs royalistes? Le temps va d�voiler ce secret.

Les mains pleines de v�rit�s, la France les avait courageusement
ouvertes; elle inondait le monde de ses lumi�res. A la diffusion des
principes de 89, elle avait m�me sacrifi�, pour un temps, cette ardeur
belliqueuse qui �tait un des apanages de notre vieille race celtique.
�La nation fran�aise, disait la Constitution, renonce � entreprendre
aucune guerre, dans la vue de faire des conqu�tes, et n'emploiera
jamais ses forces contre la libert� d'aucun peuple.� D'o� vient donc
que, non contentes de se tenir sur leurs gardes, les monarchies
�trang�res avaient form� entre elles une ligue offensive et d�fensive?
Pourquoi appuyaient-elles ouvertement les desseins et les manoeuvres
des �migr�s?--Elles craignaient encore plus les id�es de la R�volution
que ses arm�es.

D�j� plusieurs �trangers, nous l'avons vu, �taient accourus en France
et se ralliaient, de toute leur �me, � un mouvement qui, t�t ou tard,
devait affranchir leur patrie. Parmi ces �trangers se distinguait au
premier rang une jeune fille, une Li�geoise.

Th�roigne de M�ricourt voyait, avec fr�missement, le pays o� elle �tait
n�e, sa bonne ville de Li�ge, sous le joug des pr�jug�s et de
l'arbitraire; elle r�solut, un peu follement, de courir les chances
d'une lutte en faveur des principes r�volutionnaires. Ce r�le lui
souriait; hirondelle du printemps de la libert�, elle irait annoncer,
aux peuples du Nord, que le moment de soulever les glaces du despotisme
�tait venu. Peut-�tre s'exag�rait-elle (Th�roigne �tait toujours femme)
ses moyens d'influence; elle comptait secr�tement sur ses yeux noirs,
sur sa taille de f�e, sur sa main petite et d'une perfection
incroyable, pour gagner le coeur du peuple. Elle avait une �loquence
naturelle et toute d�bordante; son babil amusait, charmait, tournait
les t�tes; c'est ainsi qu'elle avait d�sarm� le r�giment de Flandre.
Th�roigne �tait partie avec Bonne-Carr�re, secr�taire au club des
Jacobins; ils arriv�rent � Bruxelles et dans le pays de Li�ge.
Jusqu'ici tout allait bien: mais nos z�l�s �missaires �taient suivis �
la piste par deux Fran�ais, dont les projets masqu�s �vent�rent le
complot. Carr�re fut assez heureux pour s'�vader; Th�roigne tomba au
pouvoir de l'Autriche et fut conduite � Vienne, dans la forteresse de
Kulstein, sous la double accusation de propagande et de r�gicide; on
entendait ainsi fl�trir la conduite qu'avait tenue Th�roigne �
Versailles, dans les journ�es des 5 et 6 octobre.

Cette h�ro�ne des faubourgs, si horriblement d�cri�e pour ses moeurs,
s'�tait renouvel�e dans l'amour de la R�volution. Avant son d�part de
Paris, elle n'avait plus que de chastes rapports avec les principaux
meneurs; Th�roigne faisait sa soci�t� intime du rigide abb� Siey�s et
du r�publicain Gilbert Romme, une esp�ce de quaker affectant la plus
aust�re modestie, la malpropret� m�me, et d'une figure � faire peur. Ce
Romme �tait un m�taphysicien obscur, un alchimiste politique, dont les
dissertations bizarres s'�chappaient comme les fum�es d'un cerveau en
�bullition. Rien n'�tait plus amusant que de voir la petite Th�roigne
l'�couter d'un air grave, et rench�rir encore sur la mysticit� de son
ma�tre, dans son aimable jargon moiti� flamand moiti� fran�ais: ils
travaillaient ainsi, l'un et l'autre, � la d�couverte de la nouvelle
pierre philosophale. L'amour de la R�volution lui refit une virginit�:
elle vendit ses parures, ses meubles et ses bijoux, et jeta tout dans
le tronc de la patrie. A Kulstein, au milieu du silence et de
l'obscurit�, les id�es, les destins, les mouvements de la France,
pesaient sur son �me opprim�e. Elle subit plusieurs mois d'une
captivit� tr�s-dure.

Cependant Louis XVI ne pouvait se consoler des pertes que faisait,
chaque jour, son autorit� souveraine. La reine lui soufflait
secr�tement la haine et le m�pris de la Constitution; elle ne cessait
de mettre sous ses yeux l'inutilit� des sacrifices consentis depuis le
14 juillet, les exigences toujours plus imp�rieuses de l'opinion
dominante, les conseils qu'avait donn�s Mirabeau lui-m�me, �pouvant�
des dangers que courait la monarchie, et pay� d'ailleurs pour lui
pr�ter son appui. M�re, elle parlait surtout de l'amour qu'elle portait
� son fils, de ses perp�tuelles alarmes. Toutes ces raisons �taient de
nature � faire impression sur l'esprit du roi. Louis XVI n'avait cess�
d'entretenir, depuis quelques mois, une correspondance secr�te avec les
cours �trang�res. Il intriguait, intriguait, intriguait. Depuis
longtemps, il cherchait un endroit du royaume d'o� lui et sa famille
pussent communiquer en s�ret� avec les puissances du Nord et dicter des
lois � l'Assembl�e nationale. Il lui fallait un homme d�vou�, qui
entr�t dans le complot, et une arm�e qui servit de point d'appui pour
r�agir sur la R�volution. Cet homme �tait trouv�: M. de Bouill�,
l'impitoyable h�ros de Nancy, avait �t� charg� de r�unir des troupes,
sous son commandement, autour de la forteresse de Montm�dy. C'est l�
que, toutes r�flexions faites, le roi et la famille royale avaient
d�cid� de se rendre. On touchait, par ce point, aux mouvements
militaires de l'Autriche. De cette mani�re, tout �tait sauv�: la cour
n'�tait plus �loign�e de l'accomplissement de son r�ve que par la
distance qui s�pare Paris de la fronti�re. Des pr�paratifs de d�part
furent concert�s dans le plus grand myst�re; ce n'�tait pas une l�g�re
entreprise que d'enlever, sans bruit, le trousseau de la reine, ses
parures, ses bijoux favoris et tout ce monde de coquetterie f�minine,
_mundus muliebris_, dont le poids et le volume compliquaient la
difficult� de l'�vasion. Il y eut bien du temps consum� dans ces
appr�ts de fuite; la famille royale crut enfin n'avoir rien oubli�,
rien n�glig� pour s'ouvrir clandestinement le chemin de l'exil ou du
triomphe. Vaine esp�rance! Elle n'avait pas tenu compte de l'impr�vu,
qui d�joue les calculs de la prudence humaine, au moment m�me o� les
projets les mieux con�us touchent � leur ex�cution, et o� paraissent
s'abaisser tous les obstacles.




XIII

Alarmes et soup�ons.--Marat proph�te.--Fuite du roi.--Lafayette risque
d'�tre massacr� sur la place de Gr�ve.--Les armes et les insignes de la
royaut� sont arrach�es et d�truites.--Le peuple entre au ch�teau des
Tuileries.--Robespierre aux Jacobins.


Quelques jours avant le 21 juin 1791, des bruits �tranges circulaient
dans Paris. Des mouvements inusit�s, dans le ch�teau des Tuileries,
avaient fait soup�onner des projets d'�vasion.

Lafayette et Bailly furent pr�venus par lettres, et invit�s � redoubler
de surveillance; mais la parole de Louis XVI, dans laquelle on avait
encore foi, leur fit �carter tous les soup�ons.

Un homme qui s'�tait donn� le r�le de la proph�tesse Cassandre, Marat
seul, veillait dans l'ombre. �C'est un fait constant, �crivait-il, que,
le 17 de ce mois, une personne anciennement attach�e au service du roi
l'a surpris fondant en larmes, dans son cabinet, et s'effor�ant de
cacher ses pleurs � tous les regards. D'o� venait cette affliction? De
ce que, la veille, on avait tent� de le faire fuir; car on veut, �
toute force, l'entra�ner dans les Pays-Bas, sous pr�texte que sa cause
est celle de tous les rois de l'Europe, et dans l'espoir qu'une
contre-r�volution soudaine sera aussi facile, en France, que dans les
provinces Belges. Avant quinze jours, dit hier Bergasse, l'Assembl�e
nationale sera dissoute. Ce qui afflige Louis XVI, ce sont les assauts
multipli�s que lui livre sa famille, et surtout l'Autrichienne, pour le
d�terminer � une d�marche dont il pr�voit les suites funestes. Obs�d�
sans rel�che, il ne peut se r�soudre � �touffer la voix du sang et de
la nature; il fr�mit � l'aspect de tous les malheurs pr�ts � fondre sur
sa maison, s'il �tait assez faible pour se d�shonorer par une fuite
criminelle, au m�pris de tant de serments. Il s'efforce de r�sister aux
instances d'une femme perfide, qui sera, toute sa vie, l'ennemie
mortelle des Fran�ais. Pour triompher de sa r�sistance, on change
l'attaque; on s'efforce de l'intimider par l'id�e de la perte de sa
couronne et de sa vie! On affecte de lui rappeler les derniers moments
de Charles 1er. Que doit-il r�sulter de cette p�nible lutte entre le
monarque et d'inf�mes courtisans? La guerre civile; et un instant
suffit pour la d�cider! vous �tes assez imb�ciles pour ne pas pr�venir
la fuite de la famille royale. Je suis las de vous le r�p�ter, insens�s
Parisiens; ramenez le roi et le dauphin dans vos murs; gardez-les avec
soin; renfermez l'Autrichienne, son beau-fr�re et le reste de sa
famille. La perte d'un seul jour peut �tre fatale � la nation, et
creuser le tombeau � trois millions de Fran�ais.�

De son c�t�, M. de Bouill� �chelonnait des d�tachements sur la route
qui conduit de Montm�dy � la fronti�re. Comme il fallait un motif � ces
dispositions, il pr�texta la n�cessit� de prot�ger la caisse contenant
l'argent destin� au paiement de ses troupes.

--Nous attendons un tr�sor, r�pondaient les cavaliers aux bourgeois que
la pr�sence des uniformes intriguait.

Ce tr�sor, comme on le devine bien, c'�tait le roi et la famille
royale.

Louis XVI ne n�gligeait aucun subterfuge pour dissimuler ses desseins:
il avait promis d'assister, le jeudi suivant, avec la reine et une
d�putation de l'Assembl�e nationale, � la procession de la F�te-Dieu;
press� de donner aux puissances �trang�res une d�claration de ses
sentiments sur la R�volution, il chargea Montmorin, comme on l'a vu, de
leur �crire que le roi des Fran�ais �tait heureux et libre; �
Lafayette, il r�it�ra des assurances positives, solennelles, qu'il ne
partirait pas.

Dans la nuit du 20 au 2l juin, Paris dormait tranquille; la confiance
de Bailly et du g�n�ral charg� de veiller sur les Tuileries �tait
parfaite. La cour aurait-elle renonc� � ses t�n�breux projets? Le
remords, la honte, la crainte, auraient-ils arr�t� ce roi fugitif sur
le bord de l'ab�me?

Le 2l, un bruit courut avec le jour de quartier en quartier:

--Il est parti!

Consternation et stupeur. La royaut�, qui inspirait si peu du crainte
sur le tr�ne, se montra redoutable par son absence. Le myst�re,
l'inconnu qui avait pr�sid� � ce d�part, redoublaient les alarmes. On
assurait que les portes avaient �t� fid�lement gard�es toute la nuit:
le roi �tait pourtant de grosseur � ne point passer invisible. Tout
�tait obscur dans cette fuite, les intentions, les moyens. Qu'y
avait-il � craindre? O� �tait le danger? Existait-il une mine sous ce
d�part inqui�tant? et par quel c�t� �claterait-elle? Cependant les
citoyens s'abordent, se rassemblent:

�Eh bien! vous savez la nouvelle?--Voil� donc comme il nous trompait!
--L'honn�te homme!--C'est inf�me!--Mais ses serments?--Trahison et
mensonge!--Fiez-vous donc aux rois!--C'est ainsi qu'ils sont tous.--Il
a sans doute, en partant, organis� la guerre civile?--Je le crains.�

D'autres visages plus sombres se montraient avec l'apparence du calme
et du sang-froid:

--Qu'avez-vous donc � vous troubler ainsi? Un roi de moins, peu de
chose! Cela ne vaut pas la peine de faire tant de bruit. Des rois, nous
le sommes tous. Depuis notre R�volution, la monarchie n'�tait plus
qu'un fant�me; le fant�me s'est �vanoui. Ce n'est pas le moment d'avoir
peur; signifions, au contraire, nos volont�s par la force des piques.

Tous les partis se disputaient la situation; mais les mod�r�s tenaient
un tout autre langage.

--Qu'allons-nous devenir? Pourquoi, au lieu de faire le bonheur de la
France par des r�formes sages et graduelles, s'est-on jet� aussi
inconsid�r�ment dans tous ces syst�mes nouveaux, qui ont mis la
division entre la nation et le roi, entre tous les ordres de la
soci�t�?--Tant mieux! nous aurons la r�publique, r�pondaient �� et l�
quelques sombres figures.

Au milieu de ces conversations agit�es, la ville conservait un calme
imposant et fier. Tout le monde s'accordait � regarder la fuite du roi
comme une abdication furtive et honteuse. �Le roi parti, disaient les
groupes, c'est le peuple qui succ�de. Vive le roi! Montrons de la
dignit�, de la grandeur: �crasons nos ennemis sous la sagesse de notre
conduite.�

Toutefois les soup�ons erraient vaguement sur les nobles de cour, sur
les pr�tres, sur les ministres, sur Lafayette et sur Bailly.

--Cette fuite n'est pas naturelle, disait-on; il faut que le g�n�ral
ait mis les mains dans le complot.

--Imprudent ou tra�tre, cet homme est coupable.

--_Je r�ponds sur ma t�te de la personne du roi!_ disait, � qui voulait
l'entendre, M. de Lafayette, le jour du d�part pour Saint-Cloud.

--G�n�ral, vous avez prononc� votre arr�t.

Tous les citoyens ne s'arr�taient point � d�lib�rer sur les places,
devant les portes des maisons, au coin des rues; les gardes nationaux
s'arment et courent au lieu de rassemblement de leur bataillon; les
autres gagnent leurs clubs ou leurs districts; la masse des habitants
se porte devant la maison commune et devant les Tuileries. Ici une id�e
subite calme toutes les inqui�tudes: cette foule tourment�e tourne d'un
seul mouvement ses yeux vers la salle de l'Assembl�e nationale.

--Le souverain est l�-dedans, se dit-elle; Louis XVI peut aller o� il
voudra.

A dix heures, la nouvelle de l'�v�nement du jour fut confirm�e par
trois coups du canon: ces trois coups retentirent dans les coeurs,
comme l'annonce de la d�ch�ance de la royaut�. On aurait cru que la
monarchie devait avoir jet� de profondes racines dans la nation: il
n'en �tait rien. La foule se montra curieuse de visiter les
appartements �vacu�s; on y trouve des sentinelles; on les questionne:
�Mais par o� et comment a-t-il pu fuir? comment ce gros individu royal,
qui se plaint de la mesquinerie de son logement, est-il venu � bout de
se rendre invisible aux factionnaires, lui dont la corpulence devait
obstruer tous les passages?

--Nous ne savons que r�pondre, disent les soldats de garde.

Les visiteurs insistent.

--Vos chefs �taient du complot... Et tandis que vous �tiez � vos
postes, Louis XVI quittait le sien � votre insu et tout pr�s de vous.

--Nous ne savons.

Au m�me instant, Lafayette s'avan�ait, � cheval, sans escorte, au
milieu d'une foule prodigieuse, vers l'H�tel de Ville. La tranquillit�
semblait peinte sur son visage. A la place de Gr�ve, l'accueil fut
terrible: Lafayette p�lit. Une seule chose le sauva dans ces
conjonctures difficiles: il �tait honn�te. Complice, non; dupe, oui. On
n'a qu'� regarder sur ses bustes le front bas et d�couronn� de ce
_h�ros des deux mondes_ pour se convaincre (phr�nologie � part) de la
faiblesse de ses moyens de d�fense morale. Un tel homme �tait incapable
de r�agir contre les complots de la cour: chevaleresque, il n'en
appelait qu'� ses serments et � son �p�e. Entour� de tout ce monde, il
d�buta par une plaisanterie.

--Chaque citoyen, dit-il, gagne vingt sous de rente par la suppression
de la liste civile.

Les fronts charg�s de soup�ons et de col�res ne se d�ridaient point.
Des hommes, des femmes se lamentaient sur le malheur qui venait
d'arriver et tenaient des propos mena�ants contre le g�n�ral.

--Si vous appelez cela un malheur, reprit Lafayette, je voudrais bien
savoir quel nom vous donneriez � une contre-r�volution qui vous
priverait de votre libert�.

Son sang-froid et sa pr�sence d'esprit le mirent hors de danger; la
famille royale, en prenant la fuite, avait pr�vu, dit-on, que M. de
Lafayette serait massacr� par le peuple.

Gr�ce � la sagesse des citoyens, cette supposition charitable ne se
trouva pas confirm�e.

Retournons aux Tuileries: la foule s'�tait empar�e du ch�teau; tout ce
luxe royal, toute cette pompe, qui avaient si longtemps soumis les
respects, ne faisaient plus qu'irriter les d�dains.

�Le peuple, dit Prudhomme, se montrait so�l du tr�ne...� Le portrait du
roi fut d�croch� de la place d'honneur et suspendu � la porte; une
fruiti�re prit possession du lit d'Antoinette, pour y vendre des
cerises, en disant:

--C'est aujourd'hui le tour de la nation de se mettre � son aise.

Une jeune fille ne voulut jamais souffrir qu'on la coiff�t d'un bonnet
de la reine; elle le foula aux pieds avec indignation et m�pris. On
respecta davantage le cabinet d'�tudes du dauphin... Le peuple aime
les enfants, lui qui a leur candeur, avec la force de plus.

La ville offrait un autre spectacle. La force nationale arm�e se
d�ployait en tout lieu d'une mani�re imposante, comme au 14 juillet. Le
peuple, masqu� depuis quelque temps par les uniformes, trouait partout
la r�sistance bourgeoise; les bonnets de laine, origine du bonnet
rouge, reparurent, �clips�rent les bonnets d'ours. Un brasseur, le gros
Santerre, enr�lait, pour sa part, deux mille piques de son faubourg.
Les femmes disputaient aux hommes la garde des portes de la ville, en
leur disant:

--C'est nous qui avons amen� le roi � Paris; c'est vous qui l'avez
laiss� �vader.

--Mesdames, ne vous vantez pas tant, vous ne nous aviez pas fait l� un
grand cadeau.

Ainsi l'ironie populaire ne cessait de ronger les bases du tr�ne
vacant.

La vieille royaut� montrait encore par toute la ville son effigie et
ses armes; on les effa�a. A la Gr�ve, on fit tomber en morceaux le
buste de Louis XIV, qu'�clairait la c�l�bre lanterne � laquelle on
avait pendu les ennemis de la R�volution.

�Quand donc, s'�crie Prudhomme, quand donc le peuple fera-t-il justice
de tous ces rois de bronze, monuments de notre idol�trie?�

Rue Saint-Honor�, on ex�cuta, dans la boutique d'un marchand, une t�te
de pl�tre � la ressemblance de Louis XVI; dans un autre magasin, on se
contenta de lui poser sur les yeux un bandeau de papier, signe
d'aveuglement.

Les mots de _roi, reine, royale, Bourbon, Louis, cour, Monsieur, fr�re
du roi_ furent arrach�s partout, sur les boutiques et les enseignes. Le
Palais-Royal devint le palais d'Orl�ans. Les couronnes peintes furent
proscrites.

La gaiet� fran�aise jetait � pleines mains son gros sel: comme on
effa�ait partout ces embl�mes, le peuple remarqua rue de la Harpe une
enseigne au _Boeuf couronn�_; l'allusion fut tout de suite saisie; on
d�truisit l'image. Les promeneurs lisaient, dans les Tuileries, cette
affiche triviale! �On pr�vient les citoyens qu'un gros cochon s'est
enfui des Tuileries, on prie ceux qui le rencontreront de le ramener �
son g�te; ils auront une r�compense modique.� La motion suivante fut
faite en plein vent au Palais-Royal:

�Messieurs, il serait tr�s-malheureux, dans l'�tat actuel des choses,
que cet homme perfide nous f�t ramen�: qu'en ferions-nous? Il
viendrait, comme Thersite, nous verser ces larmes grasses dont parle
Hom�re. Si on le ram�ne, je fais la motion qu'on l'expose pendant trois
jours � la ris�e publique, le mouchoir rouge sur la t�te; qu'on le
conduise ensuite, par �tapes, jusqu'aux fronti�res, et qu'arriv� l� on
lui donne du pied au cul.�

Qui n'entend �clater ici le rire de Camille Desmoulins, cet ancien rire
gaulois? La royaut�, par sa mauvaise foi, s'�tait tellement
d�consid�r�e et �tait descendue si bas, que le peuple marchait sur elle
avec des hu�es. Un piquet de cinquante lances fit des patrouilles
jusque dans les Tuileries, portant, pour banni�re, un �criteau sur
lequel on lisait: _Vivre libre ou mourir. Louis XVI s'expatriant
n'existe plus pour nous._

[Illustration: Santerre]

Mais qu'�tait devenu le roi? Apercevez-vous, roulant dans la direction
de la Champagne, un tourbillon de poussi�re? Le nuage s'entr'ouvre par
instants; il en sort une grosse berline et un cabriolet de suite. Cela
s'avance assez vite, quoique pesamment; les chevaux soufflent et suent;
la route est belle et, jusqu'ici, d�serte. Des courriers, en livr�e
chamois, filent devant et derri�re la voiture. Qui voyage, dans des
circonstances si critiques, avec ce train inusit�? De par le roi,
laissez passer madame la baronne de Korf, qui se rend � Francfort avec
ses deux enfants, une femme et un valet de chambre, et trois
domestiques.--Un gros homme, en habit gris de fer, coiff� d'un chapeau
rond qui lui cache presque tout le visage, emplit un des coins de la
voiture, et �touffe. La chaleur est extr�me. La baronne de Korf,
quoique, selon toute probabilit�, femme d'un riche banquier de
Francfort, ne donne aux relais que des _pourboires_ ordinaires. Nul du
reste, ne pr�te trop d'attention � cette �paisse machine roulante qui
rappelle un peu, par la forme, l'id�e de l'arche de No�: seulement
l'arche devait, dit-on, sauver une famille choisie, tandis que ce grand
coche entra�ne toute une dynastie royale au fond de l'ab�me.

D�s l'instant o� le d�part du roi fut connu, l'Assembl�e nationale
sentit que le poids de la couronne retombait tout entier sur elle, et
elle se montra digne de la porter, dans ces circonstances difficiles.
Louis XVI avait fui, dans la R�volution, une ennemie et une rivale. De
par le droit de la nation, cette Assembl�e lui succ�dait et prenait
naturellement sa place. Il ne tenait qu'� elle de se d�clarer
souveraine et de d�cr�ter la d�ch�ance de la monarchie. Les d�put�s,
n�anmoins, s'arr�t�rent � un parti tout contraire, et imagin�rent une
fiction pour couvrir l'inviolabilit� du chef de l'�tat. Le roi,
dirent-ils, a �t� enlev�. C'�tait peut-�tre conserver le monarque, mais
c'�tait en faire un mannequin, derri�re lequel s'exercerait, �
l'avenir, la puissance r�elle du pays.

Apr�s avoir pris toutes les dispositions pour faire face aux
circonstances inattendues o� elle se trouvait engag�e, avoir donn� ses
instructions aux hommes dont elle avait besoin pour agir, avoir refus�,
par d�licatesse, d'ouvrir une lettre adress�e � la reine et trouv�e
dans ses appartements, l'Assembl�e passa majestueusement _� l'ordre du
jour_. L'effet de cet ordre du jour fut prodigieux: la royaut� venait
de tomber silencieusement dans l'oubli. Au moment o� la cour s'�tait
�loign�e du ch�teau, elle avait cru laisser derri�re elle la guerre
civile; il lui semblait qu'un tr�ne ne pouvait pas s'�branler sans
produire un bouleversement g�n�ral. L'orage aurait �t� du moins une
consolation pour les fugitifs: la reine surtout esp�rait courroucer son
peuple; elle n'eut pas m�me ce plaisir. On passa.

Lecture fut donn�e du manifeste que Louis XVI--comme le Parthe qui
lance sa fl�che en fuyant--d�cochait, par-dessus l'�paule, contre la
nation. Un passage de cette curieuse diatribe souleva surtout les
murmures et les ris�es. �Le roi, disait-il, c�dant au voeu manifest�
par l'arm�e des Parisiens, vint s'�tablir, avec sa famille, au ch�teau
des Tuileries. Rien n'�tait pr�t pour le recevoir; et le roi, bien loin
de trouver les commodit�s auxquelles il �tait accoutum� dans ses autres
demeures, n'y a pas m�me rencontr� les agr�ments que se procurent les
personnes ais�es.� Cet �go�sme royal, qui consultait si fort ses aises,
parut r�voltant, dans un moment surtout o� la nation s'imposait tous
les genres de sacrifices. L'Assembl�e nationale se d�clara en
permanence, pour se donner la force d'une volont� et d'une action
continues.

Les clubs s'agitaient: celui des Cordeliers r�clamait hautement la
R�publique. Marat vomissait des flammes. �Citoyens, s'�criait-il, amis
de la patrie, vous touchez au moment de votre ruine! Un seul moyen vous
reste pour vous retirer du pr�cipice o� vos dignes chefs vous ont
entra�n�s, c'est de nommer, � l'instant, un chef militaire, un
dictateur supr�me, pour faire main basse sur les principaux tra�tres
connus. Vous �tes perdus sans ressource, si vous pr�tez l'oreille � vos
chefs actuels, qui ne cesseront de vous cajoler et de vous endormir,
jusqu'� l'arriv�e des ennemis devant vos murs. Que, dans la journ�e, le
tribun soit nomm�; faites tomber votre choix sur le citoyen qui vous a
montr� jusqu'il ce jour le plus de lumi�re, de z�le et de fid�lit�.�

Les autres Cordeliers, Desmoulins, Danton, Fabre d'�glantine, Fr�ron,
parlaient du _ci-devant roi_ comme d'un transfuge qui avait sign�,
lui-m�me, son ostracisme: �Je voulais, disait Camille, �crire le nom de
l'hu�tre royale sur sa coquille: mais elle m'a devanc� en prenant la
fuite.�

En �tait-il de m�me aux Jacobins? Non: ces derniers avaient pris le nom
d'Amis de la Constitution; on comptait parmi eux des membres vou�s au
maintien de la monarchie. Ce fut pourtant vers ce club que se dirigea
l'attention. Au tomber de la nuit, Robespierre occupait la tribune. La
salle �tait m�lancoliquement �clair�e, les visages �taient sombres; il
r�gnait un silence imposant. L'orateur enveloppa sa pens�e de certains
nuages; si la R�publique �tait alors dans son coeur, elle y �tait �
l'�tat latent. Il tint n�anmoins � d�cliner toute responsabilit� dans
les malheurs qui allaient fondre sur le pays. Il fut vague,
sentimental, path�tique.

Pour la premi�re fois, il s�para ouvertement ses opinions et sa
conduite de l'Assembl�e nationale. �Je sais, ajouta-t-il, qu'en
accusant ainsi la presque universalit� de mes confr�res, les membres de
l'Assembl�e, d'�tre contre-r�volutionnaires, les uns par ignorance, les
autres par terreur, d'autres par ressentiment, par un orgueil bless�,
d'autres par une confiance aveugle, beaucoup parce qu'ils sont
corrompus, je soul�ve contre moi tous les amours-propres, j'aiguise
mille poignards, et je me d�voue � toutes les haines; je sais le sort
qu'on me garde; mais si dans les commencements de la R�volution, et
lorsque j'�tais � peine aper�u dans l'Assembl�e nationale, si lorsque
je n'�tais vu que de ma conscience, j'ai fait le sacrifice de ma vie �
la v�rit�, � la libert�, � la patrie; aujourd'hui que les suffrages de
mes concitoyens, qu'une bienveillance universelle, que trop
d'indulgence, de reconnaissance, d'attachement, m'ont bien pay� de ce
sacrifice, je recevrai, comme un bienfait, une mort qui m'emp�chera de
voir des maux que je crois in�vitables.�

L'orateur est applaudi; les larmes coulent; huit cents personnes,
religieusement �mues, se l�vent: �Robespierre, nous mourrons tous avec
toi!�

Cependant les membres du Club de 89, qui s'�taient s�par�s, comme nous
l'avons vu, des Jacobins, annoncent qu'ils viennent se r�unir aux Amis
de la Constitution pour conjurer les maux dont la patrie est menac�e.
Alors Danton: �Si les tra�tres se pr�sentent dans cette Assembl�e, je
prends l'engagement formel de porter ma t�te sur l'�chafaud ou de
prouver que la leur doit tomber aux pieds de la nation qu'ils ont
trahie.� Lafayette entre avec d'autres d�put�s; Danton s'�lance � la
tribune; il tonne, il �clate contre le g�n�ral en paroles accusatrices.
Point de r�ponse ou, qui pis est, une r�ponse molle, �vasive, �court�e.
Lafayette p�lit, balbutie quelques mots et redescend de la tribune.
Depuis cet �chec, il n'osa jamais repara�tre � la soci�t� des Jacobins.

Comme Paris �tait beau dans ces jours d'interr�gne o� il se gouvernait
lui-m�me! La ville ne cessait de se montrer calme et tranquille; le
peuple sentait sa force et se faisait un point d'honneur de la r�gler;
les spectacles s'�taient rouverts; les processions de la F�te-Dieu
avaient eu lieu, comme � l'ordinaire, dans les �glises; le commerce et
le travail commen�aient � reprendre leur cours; depuis quarante-huit
heures que la capitale avait perdu son roi de vue, elle l'avait presque
oubli�. Le d�part clandestin du chef de l'�tat apprit aux citoyens � se
passer de la monarchie. La d�fection de Louis XVI �tait jug�e, par les
r�volutionnaires, comme un acte d'hypocrisie et de l�chet�. Ainsi,
quand cet homme jurait, au Champ-de-Mars, d'�tre fid�le � la
Constitution, il mentait; quand il assurait l'Assembl�e de la puret� de
ses sentiments, et de sa confiance envers elle, il mentait; quand il
donnait, � la garde nationale, sa parole d'honneur de ne point d�serter
la R�volution, il mentait. Cette fuite mis�rable acheva de d�truire les
restes d'idol�trie que le sentiment public attachait, en France, � la
royaut�. On avait autrefois �lev� le tr�ne entre le ciel et la terre:
mais le moyen d'adorer maintenant un tr�ne vide! Jamais d�sertion ne
fut si coupable.

Mais quel est cet homme que j'aper�ois, � cheval, sur la route de
Varennes, et courant � toute bride? Une illumination soudaine l'a
saisi, une voix, la voix du patriotisme, lui a dit: �Cours, tu prendras
le roi!--Moi, Drouet, le simple fils d'un ma�tre de poste, je prendrai
le roi de France!--Va, te dis-je!� Et il va, et la terre fuit sous
l'�lan de sa monture. Cet homme, ce galop, ce vertige, ce nuage de
poussi�re, tel est le tourbillon dans lequel s'agitent les destin�es de
la famille royale et du pays.




XIV

Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de
Drouet.--Fermet� de Sausse.--Retour � Paris.--La voie
douloureuse.--Arriv�e au ch�teau des Tuileries.--Translation des
cendres de Voltaire au Panth�on.--Discussion, � l'Assembl�e nationale,
sur le sort de la royaut�.--Les clubs.--Robespierre et
Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le tr�ne?


�Il est arr�t�!� C'est la nouvelle qui arriva � Paris le 23 juin 1791,
et qui se r�pandit, dans les diff�rents quartiers, avec la rapidit� de
l'�clair.

Les vicissitudes de ce malencontreux voyage sont longues et
compliqu�es; j'abr�ge. La famille royale �tait sortie des Tuileries,
dans la nuit du 21, apr�s la c�r�monie du coucher; elle �tait sortie
par l'appartement de M. de Villequier, s�par�ment et � diverses
reprises. Les pr�paratifs de cette fuite avaient occasionn� un retard
d'un jour; ce retard fit avorter l'entreprise. Le roi avait dans sa
voiture 13 200 livres en or et 56 000 livres en assignats. Monsieur
(Louis XVIII) partait, la m�me nuit, du palais du Luxembourg, en
prenant une autre route qui le conduisit hors de France. Le voyage de
Louis XVI ne fut pas aussi heureux. De Paris � Ch�lons, nul accident, �
part une roue de la voiture qui se rompit; il fallut la r�parer; ce fut
un retard d'une heure. Le roi, qui �touffait dans la berline, voulut
descendre une ou deux fois; il monta � pied, en tenant son fils par la
main, une c�te assez rude. �tant tr�s-ob�se, il marchait lentement;
cependant les heures s'enfuyaient et avec elles les chances d'atteindre
la fronti�re. Le long de la route, tout �tait calme. M. de Bouill�
avait pris des mesures pour assurer le passage; seulement ses
dispositions pr�vinrent d'un jour l'arriv�e de la famille royale.

Un d�tachement de hussards, qui avait ordre d'attendre le roi au del�
de Ch�lons, ne voyant rien para�tre au jour et � l'heure marqu�s, se
retira; un second d�tachement, post� � Sainte-Menehould, n'ayant pas
re�u les instructions que le premier devait lui transmettre, resta dans
l'inaction. Le roi, que l'inqui�tude commen�ait � gagner, ayant mis
imprudemment la t�te � la porti�re de sa voiture, pour demander des
chevaux, fut reconnu. Louis XVI �tait l'homme du royaume le plus
difficile � d�guiser; son volume et l'empreinte bourbonnienne de son
visage le r�v�laient � ceux-l� m�me qui ne l'avaient jamais vu; son
portrait, frapp� en relief sur les pi�ces de monnaie, fournissait
d'ailleurs un moyen de contr�le, � la port�e de tout le monde.
Plusieurs personnes eurent des soup�ons, mais elles gard�rent le
silence.

Drouet, fils du ma�tre de poste de Sainte-Menehould, ancien dragon au
r�giment de Cond�, crut de son devoir d'en agir tout autrement. Il vit
arriver, le 21 juin � sept heures et demie du soir, deux voitures et
onze chevaux � la poste de Sainte-Menehould. Pendant qu'on relayait, il
crut reconna�tre la reine, et apercevant un homme dans le fond de la
voiture, � gauche, il fut frapp� de sa ressemblance avec l'effigie
imprim�e sur les assignats de cinquante livres. Ce train de chevaux,
une double escorte de dragons et de hussards qui pr�c�daient et
suivaient la voiture, tout cela lui donna � penser. Un instant, la
crainte d'exciter de fausses alarmes lui conseilla de se taire; que
pouvait-il, d'ailleurs, seul contre les deux d�tachements de cavaliers?
Il laissa donc partir les voitures qui, apr�s avoir demand� des chevaux
pour Verdun, se mirent en mouvement sur la route de Varennes.

C'est alors que, foulant aux pieds toute prudence humaine, Drouet se
d�cide � faire son devoir. Il selle le meilleur cheval des �curies de
son p�re, et prend, avec son camarade Guillaume, ancien dragon au
r�giment de la reine, un chemin de traverse qui les conduit � Varennes.
Il �tait onze heures du soir; il faisait nuit profonde; tout le monde
�tait couch�. La famille royale, qui s'attendait � trouver un relais �
la ville haute, errait, de porte en porte, livr�e � l'inqui�tude et au
d�couragement. Les postillons voulaient qu'on fit au moins reposer et
rafra�chir les chevaux. Les voyageurs, qu'alarmaient les retards, le
silence, la nuit noire et l'absence du relais, prodiguaient l'or et les
instances pour qu'� tout prix on br�l�t l'�tape.

L� ville dort. Drouet veille. S'adressant � son camarade Guillaume:
�Es-tu bon patriote?--N'en doute pas.--H� bien, le roi est � Varennes;
il faut l'arr�ter.� Les deux amis descendent de cheval et vont
reconna�tre les lieux. Entre la ville haute et la ville basse, il y
avait un pont, et sur ce pont une vo�te surcharg�e d'une tour; c'est
par l�, sous cette vo�te, que la berline devait poursuivre son chemin.
Drouet et son compagnon d�cident qu'il faut barrer le passage. Le
hasard avait plac�, tout pr�s de ces lieux, une voiture charg� de
meubles. Ils la tra�nent � force de bras et la culbutent; voil� une
barricade toute construite. Cela fait, Drouet s'en va chercher quelque
renfort dans la ville; il r�veille Paul Leblanc, Joseph Poussin, et
d'autres jeunes patriotes, en tout huit hommes de coeur et de bonne
volont�. C'est par le minist�re de ces bras obscurs, qu'allait
s'accomplir un des �v�nements de notre histoire qui eurent les plus
graves cons�quences.

Cette petite troupe, s'�tant r�unie, se place en embuscade derri�re la
charrette renvers�e. Le bruit de la voiture du roi, lanc�e au trot,
grossit de moment en moment. La berline s'approche, elle a d�j� franchi
l'entr�e de la vo�te, lorsqu'une voix crie: �Halte!� Le cocher fouette
ses chevaux qui s'arr�tent et se cabrent. Au m�me instant, huit hommes
arm�s se pr�sentent. Surpris, les gardes-du-corps qui �taient sur le
si�ge font un mouvement de r�sistance; ils sortent et rentrent leurs
armes; la v�rit� est qu'ils avaient peur; le roi avait encore plus peur
qu'eux; tous se rendirent.

Louis XVI, la reine, madame Elisabeth voulurent d'abord nier leur
qualit�; le moment �tait venu o� les rois et les princesses allaient
dire aux t�n�bres: Couvrez-nous! On conduit les fugitifs chez le
procureur de la commune de Varennes, un �picier nomm� Sausse. La reine
exhibe son passeport. Quelques personnes ayant entendu la lecture de
cette pi�ce disent que cela devait suffire. Drouet se montra plus
difficile. �Le passeport, fit-il observer, n'est sign� que du roi; il
devrait l'�tre aussi par le pr�sident de l'Assembl�e nationale. Si vous
�tes une �trang�re (en s'adressant � la reine), comment avez-vous assez
d'influence pour faire partir apr�s vous un d�tachement?�

Mme la baronne de Korf n'opposait, � ces objections, que de grands airs
d�pit�s: elle �tait, disait-elle, press�e de continuer son voyage.
Cette impatience la perdit. On d�cida, apr�s avoir d�lib�r�, que les
voyageurs ne se remettraient en route que le lendemain. Ce lendemain
fut terrible. La troupe de d�termin�s qui, le sabre et le pistolet � la
main, venait de fondre sur la voiture, se r�pand dans la ville et jette
partout l'alarme. Un chirurgien de Varennes, Mangin, r�veill� par ce
bruit, entre dans la maison du procureur-syndic et reconna�t dans les
cinq personnes arr�t�es toute la famille royale qu'il avait vue � Paris
durant les f�tes de la F�d�ration; il sort et va faire part de sa
d�couverte � ses concitoyens. Alors la cloche de l'�glise s'�branle; au
bruit du tocsin r�pondent, de villages en villages, des tocsins
�loign�s. Le d�tachement de hussards qui �tait � Varennes veut faire un
mouvement, les citoyens lui montrent quelques canons qu'on avait
trouv�s dans la ville et sur lesquels s'�tend d�j� une m�che allum�e;
il rend les armes. Toujours r�dant, Drouet ne cesse de veiller sur sa
proie.

Louis XVI n'avait plus qu'un moyen de s'ouvrir le chemin de la
fronti�re, c'�tait de fl�chir, par la douceur, les hommes qui le
retenaient prisonnier. Le roi se jette dans les bras de M. Sausse, en
l'implorant; la reine, demi-agenouill�e, lui pr�sente le dauphin; le
procureur est in�branlable. Marie-Antoinette tente alors de fl�chir le
coeur de Mme Sausse: celle-ci se retranche derri�re ses devoirs de
m�re, d'�pouse et de citoyenne.--�Sire, je voudrais vous obliger,
reprend le marchand de chandelles; mais la nation passe avant le roi.
Si vos infortunes et vos larmes me touchent, je redoute aussi pour le
pays les suites de ce voyage; les calamit�s publiques et la guerre
civile me remuent encore plus le coeur que les d�sastres d'une famille.
Quelle serait cette sensibilit� aveugle, cruelle, qui aurait des yeux
et des entrailles pour quelques augustes personnes, et qui ne
regarderait pas au sort de plusieurs millions d'hommes? Je suis sujet
de la Constitution; elle m'ordonne de vous arr�ter.�

Le jour, si matinal au mois de juin, commen�ait � �clairer la mis�rable
�choppe qui avait servi de Louvre, cette nuit-l�, � un roi fuyard et �
une dynastie vagabonde. Les enfants dormaient d'un mauvais sommeil,
durant lequel retentissaient, � travers leurs r�ves, des pas de
chevaux, des cris, des cliquetis d'armes. Toutes les cloches du canton
r�pandaient dans les airs leurs tintements redoubl�s. La reine, que
cette sombre musique impatientait, s'�cria: �Quand auront-ils donc fini
leurs bruits d�testables?--Madame, r�pondit Sausse gravement, c'est le
bruit de toute la France!�

Cependant un des affid�s de Bouill�, voyant les hussards m�l�s � la
foule qui couvre la place, tente une derni�re fois de faire appel �
leur d�vouement: �Hussards, leur crie-t-il, tenez-vous pour la nation
ou pour le roi?--Pour la nation!� r�pondent d'une seule voix les
soldats. La question ainsi pos�e d�cidait du sort de la monarchie: le
roi de France n'�tait plus qu'un �tranger dans son royaume.

Louis XVI, le coude appuy� sur une table, attendait encore sa
d�livrance de l'arriv�e soudaine des troupes de Bouill�. Les heures
tombaient avec le froid de l'acier sur les angoisses mortelles du
captif; rien ne venait. Quelques curieux cherchaient � p�n�trer dans la
maison de M. Sausse, pour voir la famille royale. Louis �tait d'une
construction massive; il avait le visage bl�me et les yeux bleu�tres.
Indolent, lymphatique, son temp�rament �tait celui de toutes les races
d�grad�es et ab�tardies. Il mangeait fort et aimait le vin. La chasse,
surtout la chasse au tir, �tait le seul exercice o� il mit quelque
passion. Une rusticit�, que l'�ducation royale avait mal recouverte,
l'�loignait du commerce des femmes. Cette rudesse de moeurs et de
caract�re l'avait d'abord rendu cher � la R�volution et au peuple, qui
voyait en lui un bon ouvrier; mais ses complots avec l'�tranger, ses
continuelles intrigues, ses rapports secrets avec les �migr�s, plus que
tout cela, l'autorit� qu'il laissait prendre � la reine, lui avaient
ali�n� les coeurs. Par une singularit� de nature, il voyait � peine les
objets qui �taient pr�s de lui, et distinguait tr�s-bien ce qui se
passait � longue distance. Il en �tait de m�me de son jugement: le
malheureux Louis XVI, durant toute sa vie, aper�ut l'�chafaud dans le
lointain; mais il ne sut jamais faire usage des moyens simples et
faciles qui �taient, pour ainsi dire, sous sa main pour l'�viter. Le
costume de domestique, sous lequel il avait imagin�, dans cette
circonstance, de cacher un roi de France, faisait encore ressortir la
vulgarit� de ses mani�res.

Marie-Antoinette �tait d'une taille ordinaire; elle avait l'oeil un peu
dur, les l�vres minces et serr�es, les cheveux tirant sur le roux; mais
un air naturel de distinction, la finesse et la r�gularit� de ses
traits, l'�clat de son teint, donnaient � l'ensemble de sa personne un
caract�re s�duisant. Son tort fut de vouloir faire la reine, quand pour
r�gner sur les coeurs il lui suffisait de rester femme. Un go�t effr�n�
des plaisirs, l'attention qu'elle marquait aux jeunes gens dou�s d'une
jolie figure et de talents ext�rieurs la firent soup�onner de
galanterie: elle aimait, en outre, �perdument le jeu et les spectacles.
La fiert� du sang lui rendit la R�volution odieuse, le peuple
d�sagr�able; ses r�ponses courtes et froides, dans toutes les
solennit�s nationales, annon�aient un coeur sec. Les horreurs, les
transes, les assauts de cette nuit affreuse avaient fl�tri l'�clat de
son visage; ses cheveux, assure-t-on, avaient chang� de couleur.
Marie-Antoinette sentait venir la mort de la monarchie.

Plus de quatre mille gardes nationaux couvraient la campagne. La
famille royale cherchait � gagner du temps; il fallut se mettre en
marche. Un cort�ge de ba�onnettes cernait la voiture. Le secours
qu'attendait Louis XVI arriva, mais trop tard: le roi avait quitt�
Varennes depuis une heure, quand M. de Bouill� se montra devant la
ville � la t�te d'un r�giment de cavalerie. Les chevaux �taient
fatigu�s, les hommes montraient de l'ind�cision, et refusaient d'aller
plus avant. Le moment pr�dit �tait venu: �Le roi m�nera deuil; les
principaux se v�tiront de d�solation et les mains des soldats du pays
tomberont de frayeur.�

Il fallait maintenant retourner � Paris, et � travers combien
d'humiliations! Tout le long de la route, le peuple des campagnes,
accouru au-devant du cort�ge, ne cessa de prof�rer les injures dont il
abreuve les rois tra�tres ou abus�s. Marie-Antoinette trouva, dans son
coeur, assez de haine et de fiert� pour se faire, contre cette temp�te
d'outrages, un front d'airain.

[Illustration: P�tion.]

L'Assembl�e avait envoy� trois commissaires pour prot�ger les jours de
la famille royale; ils rejoignirent le cort�ge � �pernay. Barnave et
P�tion mont�rent dans la voiture du roi. Ce fut durant ce voyage que
Barnave, touch� des infortunes de Louis XVI, des pr�venances de
Marie-Antoinette, et du sort de ces enfants, qui n'avaient pas m�rit�
tant d'humiliations, se rattacha de coeur � la cause de la monarchie.
P�tion se montra, au contraire, dogmatique et froid. Ses discours,
aussi libres que ses mani�res �taient brusques, lui attir�rent les
aigreurs de la reine. P�tion tenait, entre ses genoux, le petit
dauphin; il se plaisait � rouler dans ses doigts les beaux cheveux
blonds du l'enfant, et, parlant avec action, il tirait quelquefois une
des boucles assez fort pour le faire crier. �Donnez-moi mon enfant, lui
dit s�chement la reine; il est accoutum� � des soins, � des �gards,
qui le disposent peu � tant de familiarit�s.�

Louis XVI montrait un sang-froid apathique. On l'accusa, plus tard,
d'avoir bu et mang� tout le long de la route: ce bon roi �tait dou�
d'un app�tit �norme. Par instants, il t�moignait quelque inqui�tude au
sujet de l'accueil que lui feraient les habitants de Paris. Cet accueil
fut sinistre. On avait placard�, au faubourg Saint-Antoine, un ordre du
jour ainsi con�u: �Quiconque applaudira le roi sera b�tonn�; quiconque
l'insultera sera pendu.� Un long silence improbateur fut, en effet, la
le�on qu'il re�ut � son entr�e dans les Champs-�lys�es; par instants,
ce sombre silence se d�chirait comme un nuage, et il en sortait un
tonnerre de murmures bient�t r�prim�s.

On avait d�cid� que les t�tes resteraient couvertes: les gardes
nationaux eux-m�mes criaient: �Enfoncez vos chapeaux; il va para�tre
devant ses juges.� Il parut; dans quel �quipage, grand Dieu! Une foule
de grenadiers l'entourait; chaque cheval de l'attelage en portait un;
le devant, le derri�re, les c�t�s de la voiture en �taient charg�s. Un
voile de poussi�re couvrait, par instants, l'humiliation de cette
famille. Les stores de la voiture �taient baiss�s � demi; le dauphin,
enfant aux cheveux blonds, se montrait quelquefois � la porti�re, et
son �ge, sa figure int�ressante, semblaient demander gr�ce pour les
coupables, pour ce roi de France, surpris par son peuple, en flagrant
d�lit d'�vasion.

O abaissement! qui sondera jamais l'ab�me des d�ch�ances royales? Les
armes demeur�rent immobiles, en pr�sence du monarque; les drapeaux ne
salu�rent pas; les canons firent mine de ne le point reconna�tre.
C'�tait un spectacle imposant et terrible, vu des Champs-�lys�es, que
ces vingt mille ba�onnettes parsem�es de lances, escortant avec
gravit�, � travers une population de quatre cent mille curieux, un roi
cach� dans le fond de sa voiture, et cherchant � se d�rober �
l'embarras d'une situation cruelle. Un �clatant soleil le livrait,
comme par ironie, � tous les regards. A la plupart de ces ba�onnettes
et de ces fers de lances, dont les pointes dardaient des �clairs
mena�ants, �tait embroch� un pain, comme pour faire entendre � Louis
XVI que l'absence d'un roi ne cause pas la famine. Ceux qui faisaient
le mouvement d'�ter leur chapeau, sous pr�texte de chaleur, �taient �
l'instant somm�s de le remettre. Autrefois, la noblesse avait seule le
droit de se couvrir devant le monarque; le tiers �tat avait pris,
derni�rement, cette libert�, et maintenant c'�tait tout le peuple.

Au moment o� le cort�ge entrait par la place Louis XV, tous les glaives
s'agit�rent dans les mains des gens � cheval, en signe de fraternit�.
Un sourire, m�l� d'indignation et de m�pris, fut le seul accueil que
re�urent les membres de la famille royale. Plusieurs jeunes gens
group�s sur le pi�destal de la statue de Louis XV band�rent les yeux de
la statue en attendant l'arriv�e du cort�ge. Au moment o� passa la
voiture de Louis XVI, ils arrach�rent le bandeau et essuy�rent les yeux
de ce marbre royal, comme s'il devait verser des larmes, � la vue d'un
roi de France aussi d�grad�. Ce jour, bien plus encore que le 21
janvier, fut un jour d'ex�cution et de supplice; l'insurrection et
l'�chafaud sont moins terribles pour les rois que l'humiliation, le
ridicule et le m�pris public.

Derri�re les voitures qui contenaient la famille royale venait un
chariot d�couvert, entour� de branches de lauriers: Drouet et
Guillaume, couronn�s de feuilles de ch�ne et debout, y recevaient,
comme h�ros de la f�te, les applaudissements et les hommages du peuple.
On criait: _�Vive la nation! vive Drouet et Guillaume! vive la brave
garde nationale de Varennes!�_--�L'entr�e de Drouet, dit tr�s-bien
Ferri�res, �tait le triomphe d'un g�n�ral victorieux qui am�ne devant
lui un grand captif.� Cet homme avait cru; il avait eu foi en lui-m�me
et en la nation. Son nom, obscur la veille, courait maintenant sur
toutes les l�vres.

Aucun outrage ne fut �pargn� � la famille royale: une femme lan�a,
contre la voiture, un linge tremp� de l'eau du ruisseau. La figure de
la reine faillit �tre atteinte. Des filles publiques, m�l�es � la
foule, la regardaient d'un air insultant. �J'aime encore mieux, disait
l'une d'elles, me voir ce que je suis que d'�tre Antoinette.�

Quand le cort�ge arriva par le pont tournant, en face des Tuileries,
les domestiques, post�s aux fen�tres du ch�teau, se d�couvrirent, du
plus loin qu'ils aper�urent leur ma�tre: la garde nationale, les
couchant en joue, leur ordonna de garder leurs chapeaux sur la t�te,
aussi bien que les autres citoyens: ils ob�irent. Les femmes de chambre
et d'honneur de la reine s'�taient mises, de leur c�t�, � battre des
mains pour saluer le retour de leur ma�tresse: on r�prima ces
t�moignages de fid�lit� servile. L'instant o� les voitures touch�rent
le sol des Tuileries fut m�me le plus dangereux de tous; une foule
indign�e se porta autour des roues avec des hu�es, des sifflets, des
cris, des impr�cations terribles.

L'Assembl�e nationale, dans la crainte de quelque accident funeste,
envoya trente commissaires, pour prot�ger le roi et sa famille, depuis
l'entr�e du jardin jusqu'au ch�teau. La mission �tait p�rilleuse, �
cause de l'exaltation g�n�rale des esprits; mais, d�s que les d�put�s
se pr�sent�rent, cette foule immense et furieuse se s�para en deux
rangs pour les laisser parvenir jusqu'aux voitures. Il leur suffit de
se nommer et de pr�senter leurs m�dailles: ce fut comme un talisman. On
fit d�filer les voitures une � une; mais lorsqu'elles mont�rent sur la
terrasse du ch�teau, pour d�poser le roi et sa famille � la grande
porte de l'Horloge, l'indignation du peuple �clata de nouveau; les
invectives et les reproches s'adressaient surtout � la reine, avec une
effrayante unanimit�.

Les _augustes_ voyageurs (cette ancienne formule du respect �tait, dans
la circonstance actuelle, une sanglante ironie) mirent pied a terre,
dans un costume aussi ridicule qu'affligeant. La violence des insultes
et des menaces redoublait. Bar�re et Gr�goire se charg�rent du dauphin,
qu'ils emport�rent entre leurs bras dans les appartements. Le roi
sortit ensuite, accompagn� par quinze d�put�s: les quinze autres
rest�rent aupr�s de la reine, qui les priait avec larmes de l'assister
de leur pr�sence: �Surtout, leur criait-elle, ne me laissez pas seule!�

Apres avoir d�pos� Louis XVI dans son ch�teau, les repr�sentants qui
l'avaient suivi coururent chercher Antoinette. Ce fut alors qu'ils
rencontr�rent le plus d'obstacles pour revenir jusqu'� la voiture; il
�tait tr�s-difficile de se frayer un passage au milieu de cette foule
compacte et de se reconna�tre dans ce tumulte, o� l'on n'entendait que
des cris confus. Le peuple ne voulait pas que la reine entr�t aux
Tuileries.

Apr�s une demi-heure pass�e � r�tablir l'ordre, les trente d�put�s se
r�unirent et form�rent deux haies, depuis la voiture jusqu'� la porte
du ch�teau; la reine sortit alors tout effray�e, et gagna les
appartements au bras d'un d�put� de la droite.

La juste col�re du peuple �tait sur le point d'�clater, contre les
trois gardes-du-corps qui avaient servi de courriers durant le voyage,
et qui occupaient encore les si�ges de la berline. Les malheureux
allaient �tre saisis � la gorge. P�tion se montre; il annonce que les
coupables seront mis en �tat d'arrestation; la foule s'apaise aussit�t.
Les trois gardes sont conduits sans aucun obstacle. Un attroupement
tr�s-consid�rable se formait d�j� devant l'une des portes du ch�teau;
P�tion s'y pr�sente pour arr�ter le d�sordre: un garde national le
prend au collet; le d�put� se fait conna�tre, et la multitude
ob�issante se retire. �Nous attend�mes, ajoute Bar�re, que la foule f�t
diminu�e dans les Tuileries, et que les sentiments du peuple fussent
plus calmes, afin de n'avoir rien � redouter pour le roi et sa famille,
quand nous aurions quitt� le ch�teau.�

Quelques jours apr�s celui o� Louis XVI �tait forc� de r�trograder
honteusement sur Paris, le 11 juillet, les cendres de Voltaire, ce roi
de l'opinion, traversaient la capitale, au milieu d'une affluence
consid�rable et avec des honneurs extraordinaires. Tra�n� par douze
chevaux blancs, et se dirigeant vers le Panth�on, le char fun�bre
s'arr�ta devant la maison o� le grand homme avait fini ses jours, le 30
mai 1778. _Belle et bonne_, Mme de Villette, la fille adoptive de
Voltaire, accompagn�e de son enfant, et les deux demoiselles Calas,
rendirent hommage aux restes de l'illustre philosophe et pay�rent leur
tribut � la douleur. La pluie tombait � torrents; le cort�ge brava le
mauvais temps et ne se retira que lorsque le cercueil eut pris sa
place, dans le temple que la patrie avait d�di� aux grands hommes.

Voltaire avait pr�par� la R�volution par son esprit, comme Jean-Jacques
Rousseau par son coeur. L'ami du roi de Prusse devait �tre le h�ros des
constitutionnels de 91; le citoyen de Gen�ve fut le dieu des
r�publicains de 93. L'un convenait � la bourgeoisie, l'autre �tait
l'idole du peuple.

M. de Bouill�, apr�s le mauvais succ�s de son entreprise, s'�tait enfui
vers la fronti�re. Il �crivit, du Luxembourg, � l'Assembl�e nationale,
une lettre dans laquelle il mena�ait la France de la vengeance des
arm�es �trang�res, si elle ne se h�tait de faire amende honorable aux
pieds du roi. �Croyez-moi, lui disait-il, tous les princes de l'univers
reconnaissent qu'ils sont menac�s par le monstre que vous avez enfant�
(la R�volution), et bient�t ils fondront sur notre malheureuse patrie.
Je connais vos forces: toute esp�ce d'espoir est chim�rique, et bient�t
votre ch�timent servira d'exemple m�morable � la post�rit�... Cette
lettre n'est que l'avant-coureur du manifeste des souverains de
l'Europe.� L'Assembl�e fit � cet insolent m�moire l'accueil qu'il
m�ritait; elle se contenta de rire.

Par un d�cret, M. de Bouill� fut suspendu de ses fonctions militaires;
c'�tait tout le ch�timent qu'on p�t lui infliger. Le roi fut aussi
provisoirement suspendu.

Quelle devait �tre la solution de cet �tat de crise? Louis XVI
devait-il �tre maintenu sur le tr�ne, malgr� sa fuite? La nation
pouvait-elle avoir d�sormais confiance en lui? Serait-il jug�? O�
prendrait-on ses juges? Telles �taient les questions qui agitaient
l'Assembl�e, les clubs, le peuple.

Le parti tr�s-influent des Lameth, de Barnave, de Dupont, de Lafayette,
voulait conserver Louis XVI sur le tr�ne. Des commissaires furent
nomm�s pour interroger le roi et la reine; mais ces commissaires furent
choisis dans le sein m�me de l'Assembl�e, malgr� la r�clamation de
Robespierre: �Il n'y a, dit-il, aucune raison pour qu'il en soit ainsi.
Nous ne m�riterions plus la confiance du pays, si nous violions les
principes, si nous faisions une exception pour le roi et la reine.
Qu'on ne dise pas que l'autorit� royale sera d�grad�e. Un citoyen, une
citoyenne, un homme quelconque, � quelque degr� qu'il soit �lev�, ne
peut jamais �tre d�grad� par la loi. La reine est une citoyenne; le
roi, dans ce moment, est un citoyen comptable � la nation; et, en
qualit� de premier fonctionnaire public, il doit �tre soumis � la loi.�

La question de la d�ch�ance �tait surtout � l'ordre du jour: les
royalistes constitutionnels cherch�rent � masquer les torts de Louis
XVI derri�re la fiction de l'enl�vement et de l'inviolabilit� royale;
au lieu d'accuser le chef, ils accus�rent les conseillers et les
instruments de la fuite; il n'y avait, selon eux, dans cet acte
criminel, que des complices et pas de coupable. On voulait ainsi
couvrir les attentats contre la Constitution, de la Constitution
elle-m�me. Robespierre attaqua cette �trange doctrine: �Je ne viens
pas, dit-il, provoquer des dispositions s�v�res contre un individu,
mais combattre une proposition � la fois faible et cruelle, pour
substituer une mesure douce et favorable � l'int�r�t public. Je
n'examinerai pas si la fuite de Louis XVI est le crime de quelques
individus, s'il s'est enfui volontairement et de lui-m�me, ou si, de
l'extr�mit� du royaume, un citoyen audacieux l'a enlev� par la force de
ses conseils; si les peuples en sont encore � croire qu'on enl�ve les
rois comme des femmes. Je n'examinerai pas si, comme l'a pens� le
rapporteur, le d�part du roi n'�tait qu'un voyage sans objet, si son
absence �tait indiff�rente. Je n'examinerai pas si elle est le but ou
le compl�ment de conspirations toujours impuissantes et renaissant
toujours. Je n'examinerai pas m�me si la d�claration donn�e par le roi
n'attente point aux serments qu'il a faits, d'un attachement sinc�re �
la Constitution. Je ne veux m'occuper que d'une hypoth�se g�n�rale. Je
parlerai du roi de France comme d'un roi de Chine; je discuterai
uniquement l'inviolabilit� dans sa doctrine.�

Il conclut par ces fermes paroles: �Les mesures que l'on vous propose
ne peuvent que vous d�shonorer; si vous les adoptez, je demanderai � me
d�clarer l'avocat de tous les accus�s. Je veux �tre le d�fenseur des
trois gardes-du-corps, de la gouvernante du dauphin, de M. Bouill�
lui-m�me. Dans les principes de vos comit�s, il n'y a pas de d�lit;
mais partout o� il n'y a pas de d�lit, il n'y a pas de complices.
Messieurs, si �pargner un coupable est une faiblesse, immoler le
coupable faible, en �pargnant le coupable tout-puissant, c'est une
l�chet�. Il faut ou prononcer sur tous les coupables, ou prononcer
l'absolution enti�re.� En bonne logique, il n'y avait rien � r�pondre;
l'Assembl�e ne r�pondit pas: elle vota.

Elle vota quoi? Le r�tablissement de Louis XVI sur le tr�ne! Pouvait-on
imaginer un d�nouement plus illogique et plus ridicule? Que signifiait
cette fiction d'un roi �enlev� par les ennemis du bien public�?

Les d�clarations de Louis XVI pour expliquer les motifs et le but de
son voyage �taient si entach�es de mauvaise foi, qu'elles faisaient
sourire les plus mod�r�s. A quoi bon ce roi? La monarchie ne s'est-elle
pas suicid�e? Avant l'�chauffour�e de Varennes, des hommes plus ou
moins conseill�s par leurs int�r�ts avaient pu croire qu'il �tait
possible d'�lever la nation sans abaisser la royaut�; mais, apr�s
l'humiliation dont la famille royale venait d'�tre abreuv�e, un tel
r�ve ne devenait-il point tout � fait chim�rique? Conserver, de force,
un roi qui se regardait toujours comme le gal�rien du tr�ne
r�volutionnaire, n'�tait-ce point jeter un mensonge vivant entre la
Constitution et le pays?

A c�t� des hommes pratiques, dont les motifs s'appuyaient sur des
raisons d'�tat, quelques philosophes s'accordaient � regarder la
r�publique comme la forme la plus parfaite de gouvernement. Tel �tait
aussi l'id�al de Brissot et de son parti, connu plus tard sous le nom
de parti des Girondins. C'�tait l'avis de Condorcet. Robespierre, lui,
croyait utile au succ�s de la cause d�mocratique de se couvrir de
prudence, et de ne point alarmer les esprits par le fant�me des mots.
Marat �tait malade; Marat se taisait.

Il importe surtout de bien conna�tre l'opinion des clubs. Le plus
avanc� de tous �tait alors celui des Cordeliers (Soci�t� des droits de
l'homme). Danton y r�gnait. Dans une s�ance m�morable, il tra�a la
ligne de conduite � suivre. �La Soci�t� des amis des droits de l'homme,
s'�cria-t-il, pense qu'une nation doit tout faire, ou par elle-m�me, ou
par des officiers amovibles et de son choix; elle pense qu'aucun
individu, dans l'�tat, ne doit raisonnablement poss�der assez de
richesses, assez de pr�rogatives pour pouvoir corrompre les agents de
l'administration politique; elle pense qu'il ne doit exister dans
l'�tat aucun emploi qui ne soit accessible � tous les membres de
l'�tat; elle pense enfin que plus un emploi est important, plus sa
dur�e doit �tre courte et passag�re. P�n�tr�e de la v�rit�, de la
grandeur de ces principes, elle ne peut donc plus se dissimuler que la
royaut�, la royaut� h�r�ditaire surtout, est incompatible avec la
libert�. Telle est son opinion; elle en est comptable � tous les
Fran�ais.� Pouvait-on d�signer plus clairement la R�publique sans la
nommer?

Danton ne sortait point de ce dilemme: Ou criminel, ou imb�cile; si
criminel, que Louis soit jug�; si imb�cile, qu'il soit interdit!

Aux Jacobins (Soci�t� des amis de la Constitution), les d�bats sur la
d�ch�ance du monarque amen�rent le d�membrement du club. Les royalistes
constitutionnels se s�par�rent des vrais d�mocrates. Une telle
�puration centupla les forces de ces derniers. Appuy�e sur des milliers
de soci�t�s semblables et affili�es entre elles, r�pandues d'un bout �
l'autre de la France, la soci�t�-m�re s'�rigea plus tard en une sorte
de dictature. Ce fut la plus grande puissance de la R�volution, gr�ce �
l'esprit organisateur de Robespierre.

Que devait-on faire du roi? Cette question fut agit�e au club des
Jacobins. Maximilien n'osa pas ou ne voulut pas conclure.
Billaud-Varennes ayant parl� d'en finir avec la monarchie, des murmures
�touff�rent sa voix.

Et pourtant avaient-ils tort, ceux qui, � l'exemple de Danton,
r�clamaient hautement la d�ch�ance de Louis XVI? On se demande si, dans
son int�r�t et dans l'int�r�t m�me de la nation, il n'e�t pas beaucoup
mieux valu qu'il gagn�t tranquillement la fronti�re. Drouet, tout en
croyant bien faire, n'avait-il point rendu un mauvais service au pays?
C'est ce qu'il nous faut examiner.

L'Assembl�e nationale comptait, en 91, assez d'hommes capables et
honn�tes pour saisir, d'une main ferme, les r�nes du gouvernement.
N'avait-elle point lanc� elle-m�me, lors du d�part de Louis XVI, une
proclamation invitant les citoyens de Paris � maintenir l'ordre public
et � d�fendre la patrie? n'avait-elle point somm� les ministres
d'assister � ses s�ances, de se r�unir et de mettre ses d�crets �
ex�cution? Mais la sanction royale? Bah! on s'en passera; et en effet
elle n'ajoutait plus rien � l'autorit� des lois... La Constituante
�tait donc � m�me de gouverner, ou, si elle redoutait la confusion du
pouvoir ex�cutif et du pouvoir l�gislatif, il ne tenait qu'� elle de
nommer un pr�sident.

D'un autre c�t�, si Louis XVI, et il est difficile d'en disconvenir,
�tait un obstacle � la marche des r�formes, une cause de guerre
�trang�re, ne se montrait-il point beaucoup plus dangereux �
l'int�rieur qu'� l'ext�rieur? Au del� des fronti�res, ce n'�tait plus
qu'un simple �migr�. Et quelle r�putation, grand Dieu! emportait-il �
l'�tranger? Celle d'un roi fourbe, infid�le � ses serments.

Une question d'humanit� domine toutes ces consid�rations. La mort du
roi, quoique vot�e par les Girondins et par les Montagnards, alluma
entre eux des inimiti�s implacables. Ce sang vers� au nom de la raison
d'�tat ne fut point �tranger au r�gime de la Terreur. De tels malheurs
pouvaient-ils �tre �vit�s? Oui, le roi absent, c'�tait peut-�tre
l'�chafaud de moins dans l'histoire de la R�volution.

Apr�s l'�v�nement du 21 juin, la royaut� n'�tait plus � conserver en
France; elle �tait � reconstruire. Les r�publicains avaient le droit de
profiter de la circonstance; � quoi bon relever ce qui s'�tait �croul�
de soi-m�me? Remettant sous les yeux de la nation les maux, les abus,
les actes de mauvaise foi dont le pouvoir monarchique s'�tait souill�,
depuis quatorze si�cles, ils lui demandaient d'en finir. Citoyens,
voulez-vous donc reprendre dans vos murs la trahison et le despotisme?

On ne saurait donc trop condamner les conservateurs � vue courte, ou
dirig�s par des int�r�ts f�roces, qui voulurent, � tout prix, r�tablir
Louis XVI sur le tr�ne. Ne cherchaient-ils point � maintenir un rouage
inutile, la monarchie constitutionnelle, pour se m�nager, le moment
venu, le moyen d'�craser leurs adversaire? Je ne sais pas si, dans
cette journ�e d�cisive, les _exalt�s_ auraient sauv� la R�volution;
mais ce que je sais bien, c'est que les _mod�r�s_ la perdirent.




XV

Discussion sur la forme de gouvernement.--R�union des citoyens au
Champ-de-Mars.--P�tition sign�e sur l'autel de la patrie.--D�ploiement
de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette
et Bailly.--Massacres.--Cons�quences de cette journ�e d�sastreuse.


Le premier usage que Louis XVI fit de sa libert� fut de renouer des
rapports occultes avec les cours �trang�res. Comment n'en e�t-il point
�t� ainsi? Son amour-propre n'�tait-il point bless� au vif par les
outrages qu'il avait essuy�s? N'avait-il point le droit de se
consid�rer d�sormais comme le prisonnier, l'otage de la R�volution?

La question de monarchie ou de R�publique avait �t� soulev�e; or ces
questions-l� se montrent sans piti� pour le repos des nations, jusqu'au
jour o� elles sont r�solues.

Au club des Jacobins, La Clos proposa de r�diger une p�tition sign�e
par tous les citoyens, et dans laquelle on demanderait que l'Assembl�e
f�t appel�e � statuer de nouveau sur la forme du gouvernement.
L'Assembl�e ayant d�cid� que le roi �tait inviolable, cette motion
effraya quelques citoyens faibles ou ind�cis. Danton s'�lance alors �
la tribune et d'une voix tonnante: �Si nous avons de l'�nergie,
montrons-la... Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le
front de l'homme libre se dispensent de signer notre p�tition.
N'avons-nous pas besoin d'un scrutin �puratoire? Le voil� tout trouv�.�
On ne signa rien; mais quatre mille personnes, hommes et femmes,
s'�tant tout � coup r�pandues dans la salle, on convint de se r�unir le
17 juillet au Champ-de-Mars, autour de l'autel de la patrie.

Est-il vrai que la municipalit� de Paris cherch�t, alors, l'occasion
d'une lutte � main arm�e, pour �craser les clubs et les soci�t�s
populaires? Tout semble du moins l'indiquer.

Le 15 juillet �tait un dimanche. On s'attendait � quelque
manifestation. La municipalit� se tenait sur ses gardes. Au point du
jour, les trompettes sonn�rent, les tambours battirent dans toutes les
directions; la garde nationale prit les armes. Un z�le sauvage animait
la bourgeoisie contre l'insurrection absente. Depuis le retour du roi,
les constitutionnels de l'Assembl�e ne cessaient d'exciter sourdement
les boutiquiers contre les clubs. On avait effray� les int�r�ts.
L'industrie, � laquelle le d�part de Louis XVI venait de porter un
dernier coup, se montrait affam�e de calme et de tranquillit� publique;
elle avait raison, sans doute; mais, avant de mettre l'ordre dans la
rue, ne fallait-il pas l'introduire dans les organes et les fonctions
du gouvernement? La ville �tait h�riss�e de ba�onnettes; la r�sistance
se montrait partout, l'agression nulle part. Ce d�ploiement de force
arm�e, autour d'une monarchie repl�tr�e � la h�te par un d�cret de
l'Assembl�e nationale, jetait le m�contentement et l'alarme dans la
population qu'on voulait calmer. O� donc �tait l'ennemi? Les
patrouilles se croisaient dans un morne silence.

[Illustration: La d�putation des petitionnaires du Champ-de-Mars quitte
l'H�tel de Ville, terrifi�e d'avoir vu arborer le drapeau rouge.]

Les soci�t�s patriotiques s'�taient donn� rendez-vous, pour onze heures
du matin, sur la place de la Bastille; elles devaient se rendre de l�,
en un seul corps, vers le Champ-de-Mars. La place de la Bastille fut
occup�e d�s le matin par des troupes sold�es, afin de s'opposer au
rassemblement. A la vue de cet appareil militaire, les groupes se
dispersent, chacun se retire. Le Champ-de-Mars, ce th��tre de la
joyeuse f�te de la F�d�ration, �tait encore d�sert; c'est l� qu'on se
rend isol�ment, la r�union projet�e sur la place de la Bastille n'ayant
pu avoir lieu; c'est l�, devant l'autel de la patrie, qu'une
d�termination sera prise.

Ici un incident malheureux: deux invalides, dont l'un avait une jambe
de bois, s'�taient cach�s sous l'autel construit en planches; ils sont
d�couverts. Que faisaient-ils? quel �tait leur dessein? Voil� ce qu'on
se demande, et l'�pouvante succ�de bient�t � la curiosit�. Le bruit
court que l'autel est min�; un tonneau d'eau que ces malheureux avaient
roul� dans leur retraite, pour leur provision de la journ�e, est
bient�t transform�, par la rumeur publique, en un tonneau de poudre. Le
motif bas et vulgaire qui les a fait agir (ils s'�taient mis l�,
dirent-ils, _pour voir les jambes des femmes_) se transforme en un
complot contre la vie des citoyens. Aussit�t saisis par la multitude,
ils sont pendus � un r�verb�re, et leurs t�tes coup�es sont port�es au
bout d'une pique. Un tel acte du brutalit� fait fr�mir; mais une
poign�e seulement d'imb�ciles ou de monstres, fl�tris par tous leurs
contemporains, tremp�rent leurs mains dans ce sang.

Il para�t bien que les royalistes avaient besoin d'un pr�texte pour
d�charger leur col�re sur les agitateurs; car la nouvelle du meurtre
des deux invalides fut sur-le-champ d�natur�e et port�e dans l'enceinte
de l'Assembl�e nationale. On raconta que deux bons citoyens venaient
d'�tre pendus, au Champ-de-Mars, pour avoir pr�ch� l'ex�cution de la
loi. Ce mensonge fit fortune, et pr�para les esprits � des mesures de
violence. Sur les lieux, tout fut bien vite effac�, et le
Champ-de-Mars, qui n'avait pas m�me �t� t�moin de cet atroce
assassinat, rentra dans sa majestueuse tranquillit�.

Vers midi, la foule d�bouche par toutes les ouvertures; la garde
nationale venait d'entrer dans le Champ-de-Mars avec du canon; mais,
voyant la r�union paisible, elle se retirait. Les citoyens affluent
autour de l'autel de la patrie; on attend avec impatience les
commissaires de la Soci�t� des Jacobins, pour avoir de nouveau lecture
de la p�tition et la signer. Un envoy� du club para�t enfin; on
l'entoure.

�La p�tition, dit-il, qui a �t� lue hier ne peut plus servir
aujourd'hui, l'Assembl�e nationale ayant d�cr�t�, dans sa s�ance du
soir, l'innocence ou l'inviolabilit� de Louis XVI; la Soci�t� va
s'occuper d'une autre r�daction qu'elle vous soumettra.�

Tous ces retards n'�taient pas du go�t de la foule, qui aime � faire
vite ce qu'elle fait.

Quelqu'un propose de r�diger, � l'instant m�me, une seconde p�tition
sur l'autel de la patrie. Adopt�. La foule cherche alors des yeux ses
chefs et ses meneurs. O� �tes-vous, Danton, Desmoulins, Fr�ron?
Absents. Ne les trouvant pas, le peuple se d�cide � agir par lui-m�me.
On nomme quatre commissaires; l'un d'eux prend la plume; les citoyens
impatients se rangent autour de lui; il �crit: �_Sur l'autel de la
patrie, le 17 juillet an III_... Le d�sir imp�rieux d'�viter l'anarchie
� laquelle nous exposerait le d�faut d'harmonie entre les repr�sentants
et les repr�sent�s, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de
la France enti�re, de revenir sur votre d�cret, de prendre en
consid�ration que le d�lit de Louis XVI est prouv�, que ce roi a
abdiqu�; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau pouvoir
constitutionnel pour proc�der, d'une mani�re vraiment nationale, au
jugement du coupable, et surtout � son remplacement et � l'organisation
d'un nouveau pouvoir ex�cutif.�

La foule grossissait d'heure en heure. La p�tition r�dig�e, on en fait
lecture � haute voix; cette lecture est couverte d'applaudissements. On
commence d�s lors par signer des feuilles volantes, � huit endroits
diff�rents, sur les angles de l'autel de la patrie. Plus de deux mille
gardes nationaux de tous les bataillons de Paris et des villages
voisins, des hommes, des femmes, des enfants d�posent religieusement
leur nom sur ces feuillets sacr�s, d'autres une croix ou tout autre
signe de leur volont� libre.

�Le nombre des signatures, dit M. Buchez, d�passe certainement six
mille. Le plus grand nombre est de gens qui savaient � peine �crire...
Quelquefois la page est divis�e en trois colonnes; d'�normes taches
d'encre en couvrent plusieurs; les noms sont au crayon sur deux. Des
femmes du peuple sign�rent en tr�s-grand nombre, m�me des enfants, dont
�videmment on conduisait la main... La plus jolie �criture de femme est
sans contredit celle de _mademoiselle David, marchande de modes, rue
Saint-Jacques, n� 173_. Quelques belles signatures apparaissent de loin
en loin; on les compte. Un feuillet fut garni par un groupe de
cordeliers; ici l'�criture est fort lisible. On voit en haut une
signature � lettres longues, l�g�rement courb�es en avant; c'est celle
de _Chaumette, �tudiant en m�decine, rue Mazarine, n� 9_. On lit
ensuite celles de _E.-J.-B. Maillard_, de _Meunier, pr�sident de la
Soci�t� fraternelle s�ante aux Jacobins_. On ne trouve nulle part le
nom de _Momoro_; il fut cependant accus�, plus tard, d'avoir fait grand
bruit au Champ-de-Mars, le 17; mais on voit celui d'_H�bert, �crivain,
rue Mirabeau_; celui d'_Henriot_, et la signature du _P�re Duch�ne_.�

Trois officiers publics, en �charpe, envoy�s par la Commune, s'�taient
avanc�s vers l'autel: on les re�oit avec l'�nergie et la tranquillit�
qui conviennent � des hommes libres. Ce spectacle, la joie grave qui
rayonne sur la figure des p�titionnaires, le caract�re pacifique de
cette foule o� l'on voyait des enfants, des femmes, des vieillards,
tout para�t les rassurer sur le caract�re de la r�union. �Messieurs,
disent-ils, nous sommes charm�s de conna�tre vos dispositions; on nous
avait dit qu'il y avait ici du tumulte, on nous avait tromp�s: nous ne
manquerons pas de rendre compte de ce que nous avons vu, de la
tranquillit� qui r�gne au Champ-de-Mars. Si vous doutez de nos
intentions, nous vous offrons de rester en otage parmi vous jusqu'� ce
que toutes les signatures soient appos�es.� Un citoyen leur donne
lecture de la p�tition; ils la trouvent conforme aux principes. �Nous
la signerions nous-m�mes, ajoutent-ils, si nous n'�tions pas maintenant
en fonctions.�

De telles assurances de paix augmentent la confiance. On leur demande
l'�largissement de deux citoyens arr�t�s; les officiers municipaux
engagent � nommer une d�putation qui les suive � l'H�tel de Ville.
Douze commissaires partent. On continuait � couvrir la p�tition de
signatures. Le Champ-de-Mars �tait tranquille et libre; les troupes
s'�taient repli�es sur la ville. Toute id�e de p�ril �tant �cart�e, le
rassemblement grossissait � vue d'oeil. Les jeunes gens qui ont sign�
se livrent � des danses; ils forment des rondes en chantant. Survient
un orage; on le brave. La pluie cesse, le ciel redevient calme et bleu;
en moins de deux heures, il se trouve pr�s de cent mille personnes dans
le Champ-de-Mars; c'�taient des m�res, d'int�ressantes jeunes filles,
des habitants de Paris qui, enferm�s toute la semaine, se livraient �
la promenade du dimanche. Aux yeux des r�volutionnaires, p�n�tr�s
qu'ils �taient alors des r�miniscences de l'antiquit�, ce rassemblement
de citoyens libres ressemblait � ceux qui se formaient jadis dans le
Forum. Il y avait l� un grand nombre d'hommes et de femmes qui avaient
aid� � construire le champ de la F�d�ration, d'autres avaient �tendu
leurs mains vers l'autel de la patrie: imprudents! vous ne vous doutiez
pas alors que cet autel d�t �tre rougi par des sacrifices humains!

Les commissaires d�put�s vers l'H�tel de Ville reviennent. Leur visage
est morne, ils ont vu des choses sinistres.

--Nous sommes trahis! murmure l'un d'eux d'une voix sombre.

On les presse de s'expliquer.

--Nous sommes parvenus, disent-ils, � la salle d'audience � travers une
for�t de ba�onnettes; les trois officiers municipaux qui nous
accompagnaient en nous assurant de leurs bonnes intentions nous prient
d'attendre; ils entrent dans une autre salle et nous ne les revoyons
plus. [Note: Ils firent, � ce qu'il para�t, un rapport faux sur
l'attitude de la r�union, disant qu'ils avaient trouv� le champ de la
F�d�ration couvert d'un grand nombre de personnes de l'un et de l'autre
sexe, qui se disposaient � r�diger une p�tition contre le d�cret du 27
juin, qu'ils leur avaient d�montr� que leur d�marche et leur
r�clamation �taient contraires � l'ob�issance � la loi, et tendaient
�videmment � troubler l'ordre public. �Si la France redevient libre,
s'�crie Camille Desmoulins, il faut que les noms de _Jacques_, _Renaud_
et _Hardi_ (les trois membres du conseil municipal) soient affich�s
dans toutes les villes, � toutes les rues, pour �tre � jamais vou�s �
l'ex�cration publique.�] Le corps municipal sort.

�--Nous sommes compromis, dit un de ses membres, il faut agir
s�v�rement.�

�Un d'entre nous, chevalier de Saint-Louis, annonce au maire que
l'objet de notre mission �tait de r�clamer en faveur d'honn�tes
citoyens qu'on nous avait promis de rendre � la libert�. Le maire
(Bailly) r�pond _qu'il n'entre pas dans ces promesses, et qu'il va
marcher au Champ-de-Mars pour y mettre la paix..._ Sur ces entrefaites,
un capitaine du bataillon de Bonne-Nouvelle vient dire que le
Champ-de-Mars n'�tait rempli que de brigands; un de nous lui r�pond
qu'il en impose. L�-dessus la municipalit� ne veut plus nous entendre.
Descendus de l'H�tel de Ville, nous apercevons, � une des fen�tres, le
drapeau rouge; ce signal du massacre, qui devait inspirer un sentiment
de douleur � ceux qui allaient marcher � sa suite, a produit un effet
tout contraire sur l'�me des gardes nationaux qui couvraient la place
(ils portaient � leur chapeau le pompon rouge et bleu). A l'aspect du
drapeau couleur de sang, ils ont pouss� des cris de joie en �levant en
l'air leurs armes qu'ils ont ensuite charg�es. Nous avons vu un
officier municipal en �charpe aller de rang en rang, et parler �
l'oreille des officiers. Glac�s d'horreur, nous sommes retourn�s au
champ de la F�d�ration avertir nos fr�res de tout ce dont nous avions
�t� les t�moins.�

Ce r�cit est suivi d'un profond silence. L'inqui�tude peinte sur le
visage des commissaires soul�ve d'abord quelques nuages; cependant la
r�union se rassure. De quel droit la municipalit� interviendrait-elle
et disperserait-elle, par la force arm�e, des citoyens qui signent
l�galement leur profession de foi sur l'autel de la patrie? La foule
est compacte, mais inoffensive; la nuit approche. D'instant en instant,
des nouvelles alarmantes courent sur la multitude, comme un vent
d'orage sur un champ de bl�, et la font tressaillir.

Le bruit court que l'Assembl�e nationale, pour faire croire qu'il
existe un projet de mouvement contre elle, s'est formidablement
entour�e de ba�onnettes et de canons. Elle a, dit-on, transmis � la
municipalit� des ordres s�v�res. Depuis longtemps on guettait
l'occasion de d�clarer la guerre aux adversaires de la monarchie
constitutionnelle; le jour �tait venu. La loi martiale �tait comme un
arc tendu, il fallait que le trait partit.

Quelques nouveaux citoyens arrivent: ils ont rencontr� l'arm�e de
Lafayette sur les quais; les gardes nationaux marchaient avec un
entra�nement farouche; la cavalerie surtout paraissait anim�e de
sentiments de col�re et de violence. On avait vu des grenadiers sortir
tout le long de la route, un � un, des maisons voisines, charger leurs
fusils � balle, devant le peuple, et se joindre � l'arm�e qui
s'avan�ait vers le Champ-de-Mars.

--Nous allons, disaient-ils brutalement, envoyer des pilules aux
Jacobins.

Le jour �tait tomb�; il faisait assez sombre pour l'ex�cution des
mauvais desseins. A huit heures et demie du soir, on entend le bruit du
tambour et le roulement lointain des pi�ces d'artillerie; on se
regarde; quelques personnes sont d'avis de se retirer; d'autres
rappellent que, le but de la r�union �tant l�gal, il serait l�che de
fuir; on demeure. Les troupes d�bouchent dans le Champ-de-Mars par
trois entr�es � la fois, par l'avenue de l'�cole militaire, par le
passage entre les glacis du c�t� du Gros-Caillou et par l'ouverture qui
fait face � la Seine; c'est par celle-ci que se montre le drapeau
rouge.

On conna�t le Champ-de-Mars et on se repr�sente ais�ment cette vaste
plaine avec l'autel de la patrie au milieu. La colonne � la t�te de
laquelle s'avance Bailly, par l'ouverture du bord du fleuve, soul�ve
une indignation universelle et les cris: �A bas le drapeau rouge! Honte
� Bailly! Mort � Lafayette!�

Cependant plus de quinze mille personnes environnaient l'autel; elles
se pressaient l� comme autour des anciens lieux d'asile et de refuge. A
peine avait-on vu flotter au loin le drapeau rouge, qu'on entend
retentir une d�tonation d'armes � feu:

--Ne bougeons pas; on tire � blanc; il faut qu'on vienne ici publier la
loi.

On avait en effet tir� en l'air. Tout � coup une seconde d�charge
�clate, mais r�elle et meurtri�re. Les colonnes s'�branlent, la
cavalerie charge, les canons ouvrent sur le devant leur bouche charg�e
� mitraille. Le dernier feu avait trac� un cercle de victimes; hommes,
femmes, enfants, vieillards, �taient tomb�s p�le-m�le. Aux plaintes et
aux cris succ�de le silence plus terrible encore que les g�missements.

Bailly et Lafayette se donnaient sans doute, � eux-m�mes, les raisons
qu'on invoque toujours en pareil cas: l'ordre public, le salut de la
soci�t�, le besoin de faire un exemple, le devoir d'ob�ir � la lettre
de la loi... Vaines excuses! La loi au-dessus de toutes les autres
lois, c'est l'inviolabilit� de la vie humaine.

Au plus fort de la m�l�e, des citoyens s'�lancent sous le feu, �
travers les charges de la cavalerie, pour recueillir les feuilles
volantes qui portent �crite la volont� du peuple; cette p�tition est le
drapeau d'une id�e, elle ne doit pas demeurer aux mains de l'ennemi. On
la sauve. �Oui, s'�crie l'auteur des _R�volutions de Paris_, oui, la
p�tition reste; elle est accompagn�e de six mille signatures; de
g�n�reux patriotes ont expos� leur vie pour la sauver du d�sordre, et
elle repose aujourd'hui dans une arche sainte, plac�e dans un temple
inaccessible � toutes les ba�onnettes, et elle en sortira quelque jour;
elle en sortira rayonnante.� L'oracle n'a point menti; celle p�tition
conserv�e existe encore aux Archives de la ville; la R�publique,
qu'elle contenait en germe, est sortie, le 10 ao�t, des plis de cette
pi�ce m�morable. Quand une fois les id�es ont �t� baptis�es avec du
sang, elles ne meurent plus.

La nuit �tait tomb�e sur le Champ-de-Mars comme un linceul. De toutes
parts, des citoyens sans armes fuient devant des citoyens arm�s; ils se
pressent, se poussent, se renversent. Des femmes, des enfants avaient
�t� �touff�s entre les chevaux ou sous les pieds de la foule. La garde
nationale, Lafayette en t�te, rentre dans la ville. La nouvelle de
cette sanglante tuerie se propage lugubrement de quartier en quartier.
Les rues sont d�sertes, les visages mornes. Il est facile de voir qu'on
revient d'une ex�cution. Il y avait des vainqueurs et des vaincus, mais
pas de victoire.

Cet �v�nement a �t� jug� diversement, selon les partis. Toute la
question se r�duit � savoir si le roi n'avait point volontairement
abdiqu� en prenant la fuite; car, s'il en est ainsi, ceux qui
proposaient de remplacer la monarchie par la r�publique �taient dans la
logique; ils avaient pr�vu la marche fatale des �v�nements. On les tua,
je l'avoue, avec toutes les formes l�gales; mais que me font vos
sommations pr�alables, votre �charpe, votre drapeau? Une guenille rouge
au bout d'un b�ton ne donne point le droit d'attenter � la vie de
citoyens d�sarm�s et paisibles.

Combien de morts? La nuit le taira et demain le sable du Champ-de-Mars
l'aura oubli�; mais il y a dans les choses une justice qui n'oublie
pas. La classe moyenne sera cruellement ch�ti�e pour avoir la premi�re
fait couler le sang des hommes d�vou�s � la R�volution. On a, dit-on,
exag�r� le nombre des personnes qui tomb�rent frapp�es par les balles:
soit; mais la responsabilit� d'une aussi triste journ�e ne se mesure
point au chiffre des victimes; elle se mesure aux lois �ternelles de
la conscience humaine. Cette responsabilit� terrible p�se lourdement
sur Lafayette et sur Bailly.




XVI

Triomphe de la r�action.--Robespierre introduit dans la famille
Duplay.--Sa mani�re de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la
peine de mort propos�e par Robespierre, repouss�e par la majorit�
conservatrice de l'Assembl�e.--Fin de la Constituante.


En politique, on n'a jamais vu un parti vainqueur user mod�r�ment de sa
victoire. Les royalistes constitutionnels profit�rent de la journ�e du
Champ-de-Mars, du trouble et de l'�motion que la nouvelle du massacre
avait r�pandus dans les rangs des citoyens, pour faire un essai de
terreur. Les repr�sentants de la classe moyenne en voulaient surtout
aux journalistes et aux orateurs des clubs. Des mandats d'amener
furent lanc�s contre les plus connus d'entre eux. Danton, se jugeant
fort compromis, et trouvant que les ombrages de Fontenay-sous-Bois ne
le couvraient point suffisamment, se sauva dans sa ville natale,
Arcis-sur-Aube. Fr�ron s'�clipsa. Camille Desmoulins, riant et mordant
� la fois, envoya au g�n�ral Lafayette sa d�mission de journaliste,
dans une lettre p�tillante de verve. Quant � Marat, il �tait rentr�
dans sa cave. Beaucoup d'autres �crivains compromis cherch�rent dans
la fuite, selon le langage du temps, �un asile contre les assassins�.
C'�tait une panique g�n�rale.

Quelques amis de Robespierre craignirent m�me pour sa s�ret�. Il
logeait en garni dans le Marais, rue Saintonge, et venait � pied tous
les jours de chez lui jusqu'� l'Assembl�e nationale. Aussi simple dans
ses go�ts que rigide dans ses principes, il d�nait pour trente sous
chez un traiteur. Le 17 juillet, � l'issue de la s�ance, aux Jacobins,
un des membres du club, Maurice Duplay, menuisier de son �tat,
tremblant pour les jours de Maximilien, qu'il admirait, vint lui offrir
un asile chez lui. Il demeurait dans une maison portant alors le
num�ro 366 et situ�e presque en face de la rue Saint-Florentin.
Robespierre accepta la proposition qui lui �tait faite de si bon
coeur.

Duplay �tait alors un homme d'une cinquantaine d'ann�es. Ouvrier
d'abord, puis entrepreneur en menuiserie, il avait acquis, par le
travail, une petite fortune. Ses cheveux commen�aient � grisonner;
mais dans l'�ge m�r il avait conserv� tout le feu et toute l'ardeur de
la jeunesse. Les patriotes de ce temps-l� �taient des natures de fer.
Le petit nombre des Conventionnels et des citoyens connus que
l'�chafaud a �pargn�s ont prolong� leurs jours au del� des limites
ordinaires de la vie humaine.

Quel fut l'�tonnement de la famille Duplay, quand, cette nuit-l�, le
menuisier rentra chez lui, conduisant par la main un inconnu d'une
trentaine d'ann�es, v�tu, avec une certaine recherche, d'un gilet �
grands revers, d'un habit couleur marron et d'une culotte de soie!
Duplay �tait p�re d'un gar�on et de quatre filles dont l'une �tait
mari�e � un avocat d'Issoire, en Auvergne. S'adressant � sa femme et �
ses enfants:

--Je vous am�ne, dit-il, un grand et brave citoyen que les
contre-r�volutionnaires veulent faire arr�ter. Cette maison lui servira
d'asile. Vous le connaissez d�j� de nom, c'est Maximilien
Robespierre...

La femme, les jeunes filles, le fils �g� d'une douzaine d'ann�es, qui
avaient lu ce nom-l� dans les papiers publics et qui l'avaient souvent
entendu prononcer avec enthousiasme par leur p�re, entour�rent
l'illustre pers�cut� de soins et d'�gards.

Robespierre n'avait accept� cet asile que pour une nuit; mais le
lendemain, quand il voulut prendre cong� de ses h�tes et retourner rue
Saintonge, toute la famille le pria de rester.

--Vous �tes ici chez vous, lui dit Duplay; mon fils sera votre fr�re.

Puis lui montrant le groupe des jeunes filles dans les yeux desquelles
on lisait autant de respect que de sympathie pour le grand citoyen:

--Mon ami, voici vos soeurs.

Le moyen de ne pas c�der � de telles instances? Robespierre se rendit;
la maison de Duplay devint la sienne.

De cette maison, il ne reste rien ou presque rien. Le temps a tout
d�truit et tout reconstruit. En face de l'�glise de l'Assomption se
trouve, il est vrai, sur le m�me terrain, une autre maison dont l'all�e
assez �troite conduit dans une petite cour; mais la configuration
actuelle des lieux ne saurait donner aucune id�e de ce qu'ils �taient
en 1791. La rue elle-m�me �tait � peine une rue: c'�tait un groupe
d'une dizaine d'habitations. Dans le voisinage, alors tranquille et
silencieux, s'�levait le couvent des religieuses de la Conception. La
maison de Maurice Duplay avait � l'ext�rieur une bonne apparence
bourgeoise. Une porte coch�re donnait entr�e dans une assez grande cour
o� �taient des planches et des ateliers de menuiserie. Au fond, dans un
petit b�timent, demeuraient le ma�tre menuisier et sa famille. Il y
avait du logement de reste. On pria Maximilien de choisir lui-m�me sa
chambre. Il se d�cida pour une qui �tait s�par�e du corps de logis et
situ�e sous les toits, une simple et modeste chambre que l'on tapissa,
selon ses go�ts, d'une tenture de damas bleu � fleurs blanches.

Les habitudes de Robespierre furent bient�t connues; il soignait
beaucoup sa toilette, �tait d'une propret� fort d�licate, aimait le
linge blanc et recherchait l'�l�gance dans ses habits. Un coiffeur
allait tous les matins friser et poudrer ses longs cheveux. Sa toilette
termin�e, il se r�unissait � la famille du menuisier pour le repos du
matin. Maximilien �tait d'une sobri�t� de Spartiate: il d�jeunait avec
du pain chaud et du laitage.

[Illustration: Massacre du Champs-de-Mars.]

Quoique sans luxe, la maison �tait charmante. Il y avait dans un coin
de la cour un tr�s-petit jardin, entour� d'un l�ger treillage et orn�
de fleurs que la main des jeunes filles s'occupait � cultiver. Un jour
de souffrance s'ouvrait sur les vastes ombrages de tilleuls et de
marronniers qui masquaient le couvent de la Conception, o� les filles
de Duplay avaient �t� �lev�es. Du matin au soir, un atelier de six �
huit ouvriers en menuiserie animait tout l'entourage, par le bruit du
rabot, du marteau et des chansons. N'�tait-ce point l'int�rieur
qu'aurait r�v� J.-J. Rousseau?

Robespierre sortait r�guli�rement vers le milieu du jour. O� allait-il?
A l'Assembl�e Constituante. Duplay disait � sa femme et � ses filles:
�Maximilien va travailler au bonheur public. Tant qu'il sera notre
d�fenseur, la nation n'a rien � craindre. Quel honneur de l'avoir chez
nous!�

La paix et le calme le plus inalt�rable r�gnaient dans cette maison
retir�e, isol�e des rumeurs de la grande ville. Le soir, quand
s'endormaient le bruit de la scie et du rabot, et le dernier chant des
petits oiseaux dans les arbres du couvent, venait l'heure de la
r�flexion et des �panchements intimes. Au fond de cette solitude, les
filles du menuisier avaient contract� une simplicit� de moeurs qui
s'alliait bien � l'�lan du patriotisme.

Maximilien revenait � six heures pour souper. Au sortir de table, il
suivait le menuisier et ses filles dans le salon; c'�taient de
charmantes r�unions de famille, pleines de gr�ces et de s�v�rit�; les
jeunes filles, group�es en cercle autour de leur m�re, travaillaient,
avec elle, � divers ouvrages d'aiguille. On se s�parait � neuf heures,
en se donnant le bonsoir. Le jeudi seulement, ces soir�es prenaient un
caract�re de c�r�monie; quelques invit�s, tous amis de la maison, se
rassemblaient ce jour-l�: c'�taient David, le peintre; Buonarotti,
descendant de Michel-Ange et qui n'�tait point alors communiste; Lebas,
qui recherchait en mariage une des filles de la maison, et quelques
autres intimes. De gros fauteuils d'acajou, recouverts d'un velours
couleur cerise, formaient, en se rapprochant, un cercle �troit, mais
sympathique. On parlait quelquefois de litt�rature: Maximilien tenait
pour le tendre Racine, son auteur favori. Comme il disait bien les
vers, on le priait de r�citer quelques tirades de _B�r�nice_ ou
d'_Andromaque_; il s'en acquittait avec tant d'�me, qu'il tirait des
larmes de tous les yeux.

Les filles du menuisier, assises en groupe autour de leur m�re,
�coutaient la lecture sans cesser leur travail; les yeux modestement
baiss�s et les pieds sur leur tabouret, elles renfermaient en
elles-m�mes leur �motion. Ensuite Buonarotti, qui �tait grand musicien,
se mettait au piano; c'�tait une �me r�veuse et ardente; il touchait
des airs path�tiques, dont l'effet triste ou gai �tait in�vitable; il
semblait que la vie s'�chapp�t sous ses doigts des notes fr�missantes
de l'instrument: on rapprochait alors des fen�tres pour regarder le
ciel, tant cette musique �levait les coeurs. Cependant le ciel �tait
plein d'�toiles, et les coeurs �taient pleins d'amour. On croyait � la
famille, � l'humanit�, � l'avenir. Voyant cet int�rieur si grave et si
uni, cette douce religion du foyer, ce culte des cheveux gris autour
des vieillards et de la pudeur autour des jeunes filles, on comprenait
que les anciens eussent �lev� des autels aux dieux lares. Ces r�unions
ne se prolongeaient pas tr�s-avant dans la nuit; Maximilien se retirait
� onze heures, dans sa chambre, pour travailler; souvent, jusqu'� la
blancheur du matin, on voyait briller � sa vitre une petite lumi�re.

C'est l� qu'il �crivait ses grands discours, dont quelques-uns sentent
un peu trop l'huile de la lampe. Le plus souvent vers huit heures du
soir il se rendait au club des Jacobins. Telle �tait en 1791 sa mani�re
de vivre.

Nous avons perdu de vue, depuis longtemps, l'Ami du peuple.--Dans une
cave de l'ancienne rue des Cordeliers (aujourd'hui rue de
l'�cole-de-M�decine), il y avait, au mois de septembre 1791, debout
devant un tonneau charg� de papiers, et une plume � la main, un
journaliste qui �crivait. Quelquefois il jetait sa plume, quittait sa
chaise, et se promenait � grands pas, en proie � une agitation
fi�vreuse; si le roulement d'une voiture sur le pav� de la rue
prolongeait par hasard son bruit sourd le long des vo�tes basses et
humides du caveau, il relevait la t�te et �coutait avec une attention
fixe; son oreille inqui�te semblait chercher dans ce bruit le roulement
lointain du canon. Quand la voiture �tait pass�e, et que le souterrain
rentrait dans le silence, le bonhomme agitait la t�te avec d�sespoir et
se remettait � �crire. Or ce souterrain, qui recevait un peu de jour
par un soupirail �tait la cave de l'ancien couvent des Cordeliers. Le
journaliste �tait Marat.

Par quelle �chelle fatale ce docteur, passionn� pour la lumi�re et pour
les d�couvertes, comme son a�eul Faust, �tait-il descendu dans ce
r�duit obscur? Ses id�es excentriques avaient soulev� contre lui, dans
la soci�t�, les m�mes orages que ses syst�mes avaient d�cha�n�s jadis
dans le monde de la science. Ce petit homme, ch�tif et irritable,
souffrait plus que tout autre de la dure captivit� � laquelle le
condamnaient, depuis quelques mois, les poursuites de ses ennemis.
Traqu� de repaire en repaire, comme une b�te fauve, ne pouvant coucher
deux fois dans le m�me lit, harcel� � toute heure et en tout lieu par
les limiers de la police, il ne trouvait un peu de repos que dans la
profondeur des t�n�bres. La privation de la douce lumi�re du jour, qui
avait �t� toute sa vie l'objet de son admiration et de ses �tudes,
l'affligeait encore plus que tout le reste. Les lieux sombres qu'il
habitait, depuis trois ans, faisaient passer dans son �me un monde de
t�n�bres. Nuit et jour flamboyait, devant ses yeux, l'�p�e de la
contre-r�volution, qui mena�ait la France. Son esprit plein de pens�es
lugubres se d�battait dans les affres et les hallucinations de la mort.
Les passions de la place publique soutenaient seules son enveloppe
d�bile au-dessus de l'an�antissement ou de la folie. Quand cette
excitation morale faiblissait, il demandait au caf�, dont il prenait
jusqu'� trente-deux tasses par jour, des forces artificielles pour
lutter contre l'abattement et le sommeil. Infatigable, il r�digeait �
lui seul, depuis le commencement de la R�volution, une foule de
pamphlets et sa feuille _l'Ami du peuple_. Marat travaillait vingt-deux
heures de suite: cette prodigieuse tension irritait toutes les cordes
de son esprit. Sa mani�re de vivre, extraordinaire, ouvrait son coeur �
tous les soup�ons comme � toutes les cr�dulit�s. Il s'emportait par
bourrasques contre ses meilleurs amis.

�Tu as raison, lui r�pondait Camille outrag�, de prendre sur moi le pas
du l'anciennet� et de m'appeler d�daigneusement _jeune homme_,
puisqu'il y a vingt-quatre ans que Voltaire s'est moqu� de toi; de
m'appeler injuste, puisque j'ai dit que tu �tais celui de tous les
journalistes qui a le plus servi la R�volution; de m'appeler
malveillant, puisque je suis le seul �crivain qui ait os� te louer...
Tu as beau me dire des injures, Marat, comme tu fais depuis six mois,
je te d�clare que, tant que je te verrai extravaguer dans le sens de la
R�volution, je persisterai � te louer, parce que je pense que nous
devons d�fendre la libert�, comme la ville de Saint-Malo, non-seulement
avec des hommes, mais avec des chiens.� Marat avait beau dire et crier,
il aimait ce jeune homme.

Apr�s la fatale journ�e du Champ-de-Mars, le souterrain lui-m�me ne fut
plus tenable; il fallut partir. Depuis quelque temps, Marat n'avait
plus d'imprimerie; il occupait celle d'une demoiselle Colombe; on vint
saisir les caract�res et les presses. Les citoyens ardents, les
lecteurs de l'_Ami du Peuple_, regardaient avec une fureur concentr�e
ce cort�ge de trois ou quatre voitures, s'acheminant vers la maison
commune, environn�es de ba�onnettes, et charg�es de tout l'attirail
d'une imprimerie; des colporteurs garrott�s fermaient la marche.
�Convient-il, murmurait-on d'une voix sourde, convient-il � des
citoyens arm�s, qui ont tu� nos fr�res, de venir mettre � la raison des
�crivains accus�s d'avoir conseill� le meurtre? Les �pres diatribes de
Marat, les figures de rh�torique de l'_orateur du peuple_, n'ont point
fait verser depuis trois ann�es deux gouttes de sang; un seul ordre de
Lafayette en a fait r�pandre une large tache.� Ainsi l'opinion publique
fr�missait dans l'ombre; mais ses chefs �taient dispers�s ou captifs,
ses orateurs muets, ses esp�rances ajourn�es, sinon d�truites.

Cependant l'Assembl�e constituante touchait au terme de ses travaux.
Fatigu�e, �nerv�e, soup�onn� de trahison et de connivence avec la cour,
depuis les massacres du Champ-de-Mars, elle avait cess� d'�tre le foyer
auquel se r�chauffait en 89 l'opinion publique. Ses dissensions
int�rieures, son peu de foi dans la dur�e de la Constitution qu'elle
venait d'�baucher, ses illusions sur la possibilit� d'�tablir en France
le r�gime de la monarchie constitutionnelle, tout la condamnait � un
dernier sacrifice. Elle eut du moins le m�rite de se retirer � temps.
Il est vrai que, depuis quelques mois et � diverses reprises,
quelques-uns de ses orateurs lui avaient conseill� de se dissoudre.
Robespierre fit une motion plus courageuse encore: il proposa �
l'Assembl�e de d�cr�ter que ses membres ne pourraient �tre r��lus � la
prochaine l�gislature.

L'Assembl�e constituante, malgr� ses d�fauts et ses passions, avait du
moins une qualit� h�ro�que, dont elle fit preuve dans toutes les
occasions: c'�tait le d�sint�ressement. Robespierre s'adresse
uniquement � cette g�n�rosit� bien connue. �Ceux qui fixent les
destin�es des nations, s'�crie-t-il, doivent s'isoler de leur propre
ouvrage.� Sans rabaisser la mission de l'Assembl�e, ni ses lumi�res, il
ose lui rappeler que la source de toute grandeur et de toute
inspiration est dans le sentiment g�n�ral. �Je pense, dil-il, que les
principes de la Constitution sont grav�s dans le coeur de tous les
hommes et dans l'esprit de la majorit� des Fran�ais; que ce n'est point
de la t�te de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein m�me
de l'opinion publique qui nous a pr�c�d�s et qui nous a soutenus; c'est
� la volont� de la nation qu'il faut confier sa dur�e et sa perfection,
et non � l'influence de quelques-uns de ceux qui la repr�sentent en ce
moment.� Ces belles paroles, quoique prof�r�es par un seul, r�pondaient
� la conscience de tous.

L'Assembl�e d�cr�te, � la presque unanimit�, la proposition de
Robespierre. Quelques historiens ont avanc� que si la Constituante ne
s'�tait point d�capit�e elle-m�me, et n'avait point exclu ses membres
de la prochaine Assembl�e, il n'y aurait pas eu de r�publique. Pour
celui qui cherche constamment la logique des faits, une telle
conclusion n'est pas admissible. Il fallait que la R�volution se fit et
qu'elle �puis�t toutes ses cons�quences: le tr�ne �tait un obstacle �
sa marche, elle le franchit. L'Assembl�e constituante aurait eu beau
rena�tre sous un autre nom, qu'elle n'e�t point emp�ch� la monarchie de
courir � sa perte, ni le peuple fran�ais de revendiquer sa
souverainet�.

La Constitution qu'elle avait vot�e �tait l'oeuvre de la classe
moyenne, et laissait en dehors de la vie politique, c'est-�-dire de
l'�lection, un assez grand nombre de citoyens. Sur quel droit
pouvait-on �tablir ces restrictions et tracer des limites au suffrage
universel? Il �tait bien question de droit! La v�rit� est que la
bourgeoisie, effray�e des envahissements de la masse, voulait lui
fermer l'acc�s des urnes. Vainement objecterait-on que les gens exclus
du droit de voter �taient des pauvres.

�Ces gens dont vous parlez, r�pondait avec beaucoup du raison
Robespierre, sont apparemment des hommes qui vivent, qui subsistent au
sein de la soci�t�, sans aucun moyen de vivre et de subsister. Car
s'ils sont pourvus de ces moyens-l�, ils ont, ce me semble, quelque
chose � perdre ou � conserver. Oui, les grossiers habits qui me
couvrent; l'humble r�duit o� j'ach�te le droit du me retirer et de
vivre en paix; le modique salaire avec lequel je nourris ma femme, mes
enfants; tout cela, je l'avoue, ce ne sont point des terres, des
ch�teaux, des �quipages; tout cela s'appelle _rien_, peut-�tre, pour le
luxe et pour l'opulence, mais c'est quelque chose pour l'humanit�;
c'est une propri�t� sacr�e, aussi sacr�e sans doute que les brillants
domaines de la richesse.� [Note: J'ai us�, abus� peut-�tre de la
citation,--j'en serai plus sobre � l'avenir.--Mais si les �v�nements
ont une voix, comme je le pense, c'est dans les �crits et les discours
du temps qu'il faut la chercher.]

L'ensemble de la Constitution (89-91) pr�sente n�anmoins un caract�re
imposant: c'est tout un pass� qui se bouleverse, c'est toute une
soci�t� nouvelle qui s'�l�ve. Il serait trop long de r�capituler les
importants travaux de cette Assembl�e m�morable, ses d�crets sur la
s�ret� des personnes et des propri�t�s, l'abolition des privil�ges, la
libre circulation des grains, la libert� des opinions religieuses,
l'�ligibilit� des non-catholiques, la division du royaume en
d�partements, l'interdiction des voeux monastiques, la r�organisation
de l'arm�e et du pouvoir judiciaire, l'ali�nation des biens nationaux,
l'�mission des assignats, le progr�s de l'�ducation publique, la
suppression des ma�trises et des jurandes, la r�forme du Code p�nal.
L'Assembl�e adoucit la rigueur des supplices; mais elle n'osa point
abolir la peine de mort, et pourtant Robespierre l'y exhortait de
toutes ses forces. Le 30 mai 1791, il s'�criait � la tribune: �Effacez
du Code des Fran�ais les lois de sang qui commandent des meurtres
juridiques et que repoussent nos moeurs et notre Constitution
nouvelle.� Cet appel � la raison, � la justice, � l'humanit�, cette
voix de la cl�mence se perdit dans le d�sert. A ceux qui lui reprochent
aujourd'hui d'avoir fait couler le sang, Maximilien pourrait r�pondre:
�J'ai trouv� dans votre loi le glaive lev�; je vous ai propos� de le
briser, vous n'avez pas voulu; cette arme est tomb�e plus tard entre
mes mains, je m'en suis servi.�

La terreur constitutionnelle durait toujours; on arr�tait les
discoureurs en plein vent; le drapeau rouge flottait � l'H�tel de
Ville; un silence morne r�gnait au Palais-Royal et dans les caf�s.
L'Assembl�e profita de cette stupeur pour _r�viser_ la Constitution,
c'est-�-dire pour la modifier. La R�publique semblait vaincue, et, ce
qui est le dernier degr� de la d�faite, elle �tait tomb�e sans
combattre.

Commenc�e le 17 juin 1789, la Constitution fut termin�e le 3 septembre
1791. Louis XVI l'accepta. �Convaincu, disait-il, de la n�cessit�
d'�tablir cette Constitution et d'y �tre fid�le,� il se rendit
solennellement au sein de l'Assembl�e nationale. Au milieu des cris
d'enthousiasme qu'excitaient parmi les d�put�s la pr�sence et le
serment du roi, l'abb� Gr�goire fit entendre ces sombres paroles: �Il
jurera tout et ne tiendra rien.� Cette Constitution fut proclam�e par
le maire de Paris, dans le Champ-de-Mars, au bruit du canon. Lafayette
fit d�cr�ter une amnistie g�n�rale pour les d�lits relatifs aux
affaires politiques du 15 juillet; l'amnistie ne rel�ve pas les morts!

Enfin ils sont partis!--Ce furent les adieux que re�urent les d�put�s
de la Constituante, si bien venus et si bien f�t�s � leur arriv�e; les
l�gislatures s'usent d�s qu'elles ne contiennent plus l'esprit de la
R�volution. Finissons. Les hommes, les faits, les id�es qui ont pr�par�
la Montagne nous sont d�sormais connus; nous avons vu construire
laborieusement et pi�ce � pi�ce le th��tre de la lutte: viennent
maintenant les gladiateurs de la libert�!




CHAPITRE TROISI�ME

ASSEMBL�E L�GISLATIVE




I

En quoi l'Assembl�e l�gislative diff�rait de l'Assembl�e
constituante.--Le parti des Girondins.--Quels �taient alors les
r�publicains.--Troubles excit�s dans tout le royaume par les pr�tres
r�fractaires.--Menaces des �migr�s.--Conduite ambigu� de Louis XVI.


Il en est des grandes Assembl�es comme des grands hommes: on s'aper�oit
de leur sup�riorit� alors qu'elles ne sont plus. La Constituante, en
disparaissant, avait creus� un ab�me. Comment combler ce vide? o�
trouver, parmi les nouveaux venus, des candidats capables de succ�der
aux Mirabeau, aux Siey�s, aux Duport, aux Barnave, aux Robespierre? Les
r�volutions s�ment les dents du dragon: il en na�t des hommes, des
citoyens.

La L�gislative fut une Assembl�e de transition, une sorte de lien entre
la R�volution et la R�publique. Elle ouvrit ses s�ances le 1er octobre
1791. Cette nouvelle Assembl�e nationale n'avait plus l'�clat imposant
de la Constituante: ni grands noms, ni grandes distinctions naturelles
ou acquises. Soixante des nouveaux d�put�s n'avaient pas encore
accompli leur vingt-sixi�me ann�e. C'�tait l'Assembl�e des jeunes. A
part Condorcet, Brissot et quelques autres, ses membres �taient
inconnus. Parmi eux, on s'�tonnait de ne point trouver Danton; les
intrigues et la violence de ses ennemis avaient fait �chouer sa
candidature.

Le premier acte de la L�gislative fut un t�moignage de d�f�rence et de
respect pour les travaux de l'Assembl�e qui venait de finir. Le livre
de la Constitution fut apport� en triomphe par douze vieillards, comme
un livre saint; l'archiviste Camus le pr�senta solennellement aux
nouveaux d�put�s, qui le re�urent debout et la t�te d�couverte. Ainsi
l'Assembl�e l�gislative parut se tenir dans une humble contenance,
devant l'ombre m�me de la Constituante. Quoique sinc�re, sans doute,
cet hommage rendu � l'un des plus grands monuments de l'esprit humain
ne pouvait �tre, de la part des nouveax venus, un engagement durable.
La Constitution, quoique salu�e avec enthousiasme, n'allait d�j� plus �
la taille de la R�volution, qui grandissait toujours; les premiers
mouvements de la L�gislative devaient la faire �clater comme un
v�tement trop court et trop �troit.

D�s le d�but de la session, la vieille �tiquette royale vint se heurter
au roc des id�es d�mocratiques. �Nous n'�tions pas douze r�publicains
en 89,� dit quelque part Camille Desmoulins. Depuis la fuite du roi et
le massacre du Champ-de-Mars, le nombre s'en �tait beaucoup accru. Le
duel entre les deux principes s'engagea � propos d'un incident.

Couthon, dont les paupi�res molles, le teint bl�me, les joues creuses,
annon�aient une constitution faible et un esprit taciturne, proposa de
r�former le c�r�monial qui avait �t� suivi par la Constituante, dans
les r�ceptions du pouvoir ex�cutif. Plus de tr�ne,--un fauteuil; plus
de titre de _sire_,--monsieur; plus de d�put�s debout et d�couverts
devant leurs ma�tres,--tous assis. �La Constitution, disait l'orateur,
qui nous rend tous �gaux et libres, ne veut point qu'il y ait d'autre
majest� que la majest� divine et la majest� du peuple.� L'Assembl�e
vota d'abord ces dispositions; puis, effray�e elle-m�me de son audace,
elle revint le lendemain sur le d�cret, et an�antit son propre ouvrage.
Le coup n'en �tait pas moins port�. Le roi constitutionnel devenait,
aux yeux de la loi, ce qu'il devait �tre d'apr�s l'esprit m�me de
l'institution, le serviteur de son peuple, et encore un serviteur �
gages, c'est-�-dire r�vocable.

Elle eut lieu pourtant, cette s�ance royale. Louis XVI lut un discours
dans lequel il faisait semblant de croire la R�volution termin�e; elle
commen�ait. Des cris de _vive le roi_ l'accu�illirent � son entr�e et
l'accompagn�rent � sa sortie.

La Constituante s'�tait distingu�e par l'exp�rience, la maturit�, les
lumi�res de ses hommes d'�tat; la L�gislative, elle, apportait un
�l�ment nouveau, l'enthousiasme.

Un groupe se faisait remarquer par son accent bordelais, son ardeur, sa
verve m�ridionale: c'�tait celui des d�put�s de la Gironde, Vergniaud,
Guadet, Gensonn�, Ducos, Fonfr�de et autres. La plupart d'entre eux
avaient fait de bonnes �tudes classiques. Ils �taient sortis du
coll�ge, fort ignorants, mais l'�me remplie des souvenirs de
l'antiquit�. Le sentiment pa�en de la forme et de la beaut� ext�rieure
les saisissait: ils avaient vou� un culte � la R�publique d'Ath�nes. Le
discours latin d�veloppa chez eux la facult� d'imitation, le forum
bordelais affermit et enfla leur voix. Il y avait du soleil dans leur
�loquence. Ces jeunes gens appartenaient en g�n�ral � la classe
moyenne, � cette envahissante bourgeoisie qui avait depuis si longtemps
attaqu� les privil�ges de la noblesse. La majest� royale, comme on
disait alors, n'exer�ait sur leur esprit aucun prestige. Ils avaient
secou� le joug des pr�jug�s religieux et ne croyaient qu'� la puissance
de la raison. D'ailleurs l�gers, remuants, grands parleurs, ils avaient
plus de forme que de fond. Le chef de ce groupe, ou du moins le centre
autour duquel ils ne tard�rent point � se r�unir, �tait Brissot _dit_
de Warville, esprit s�rieux, poss�dant les connaissances qui manquaient
� ses jeunes amis, sachant manier les hommes et les affaires, mais
h�las! d'une probit� douteuse. Brissot croyait, depuis longtemps, que
la nation fran�aise �tait assez avanc�e pour se gouverner elle-m�me.
Les Girondins adopt�rent sa mani�re de voir; ils se ralli�rent, par
n�cessit�, au simulacre de la monarchie constitutionnelle; mais leur
id�al �tait la R�publique.

[Illustration: Couthon.]

Par une contradiction qui �tonna, les d�mocrates, d'un autre c�t�, se
montraient bien moins pr�occup�s de changer la forme du gouvernement
que de r�aliser certaines conqu�tes politiques et sociales.
Robespierre, on le sait, ne faisait point partie de la L�gislative;
mais il n'avait point cess� pour cela de parler et d'�crire. Quelle
�tait alors son attitude? Il se couvrait de la Constitution comme d'un
manteau. Pourvu qu'on tra��t autour de la monarchie de sages limites,
c'�tait la forme de gouvernement qu'il acceptait encore au mois de
septembre 1791.

�Je n'ai point partag�, �crivait-il dans une adresse aux Fran�ais,
l'effroi que le titre de roi a inspir� � presque tous les peuples
libres. Pourvu que la nation f�t mise � sa place, et qu'on laiss�t un
libre essor au patriotisme que la nature de notre R�volution avait fait
na�tre, je ne craignais pas la royaut�, et m�me l'h�r�dit� des
fonctions royales dans une famille; j'ai cru seulement qu'il ne fallait
point abaisser la majest� du peuple devant son d�l�gu�, soit par des
adorations serviles, soit par un langage abject. J'ai cru qu'il ne
fallait point se h�ter de lui procurer ni assez de forces pour tout
opprimer, ni assez de tr�sors pour tout corrompre, si on ne voulait
point que la libert� p�rit avant m�me que la Constitution f�t achev�e.
Tels furent les principes de toutes mes opinions sur les parties
principales de l'organisation du gouvernement: elles peuvent n'�tre que
des erreurs; mais, � coup s�r, elles ne sont point celles des esclaves
ni des tyrans.� Comme il ne se r�tracte point, comme il d�fend au
contraire toute sa conduite, on est autoris� � dire qu'il pers�v�rait
dans la m�me mani�re de voir.

Pour �tablir la R�publique, il faut des principes, des vertus et des
lumi�res; les Girondins n'avaient qu'un syst�me.

L'Assembl�e constituante l�guait � la L�gislative des embarras �normes:
la raret� des subsistances, la r�sistance du clerg�, l'�migration, la
guerre civile et la guerre ext�rieure. Devant ces obstacles accumul�s,
les Constituants avaient quelquefois manqu� de pr�voyance et d'�nergie.
Les politiques du fait, hommes � vue courte, n'avaient pas su calculer
l'importance de la question religieuse. La R�v�lation ne s'attendait
qu'� la guerre des rois; elle vit se dresser devant elle la guerre des
pr�tres et des croyances. Contre toute pr�vision, elle rencontra, dans
le clerg�, un ennemi dont les armes tenaient encore de l'enchantement.
Exercer sur les �mes un empire invisible, couvrir leurs complots d'un
voile sacr�, troubler la terre au nom du ciel, telle fut la tactique
des pr�tres factieux. Parmi ces derniers, beaucoup ne songeaient qu'�
gu�rir la plaie faite � leurs int�r�ts mat�riels; d'autres s'agitaient
par esprit de fanatisme: c'�taient les plus dangereux. Les hommes de la
Constituante s'�taient content�s de tonner contre le pharisa�sme de
l'ancien clerg�, et d'opposer aux artifices des r�fractaires un
tranquille m�pris. Cette conduite �tait impolitique et l�g�re. Il y
avait plus de foi dans le peuple que les pr�tres eux-m�mes n'osaient
l'esp�rer. D'un autre c�t�, des plaisanteries maladroites et ind�centes
contre les id�es religieuses venaient en aide � la fureur du clerg� en
alarmant les consciences. La philosophie a le droit de succ�der aux
cultes qui meurent; elle n'a pas le droit de les tourner en ridicule.

La situation des eccl�siastiques asserment�s devint intol�rable. Leurs
faux fr�res excitaient contre eux les populations ignorantes et
aveugl�es. Dans les campagnes, on ravageait leurs petites cultures, on
tuait leurs pigeons, on d�nichait les oeufs dans leurs poulaillers.
[Note: Extrait d'une note curieuse qui existe aux Archives du royaume.]
R�duits � la famine, ils avaient encore � souffrir les insultes des
enfants qui les pourchassaient � coups de fourche. Plusieurs
eccl�siastiques distingu�s et soumis � la loi occup�rent alors les
si�ges �piscopaux devenus vides par la retraite des anciens �v�ques;
ils rencontr�rent dans leur dioc�se des obstacles �normes. A Caen,
l'abb� Fauchet, nomm� �v�que du Calvados, s'agitait contre la ligue
formidable des nobles et des pr�tres. Deux ou trois cents femmes d'une
paroisse de Caen poursuivirent le cur� constitutionnel, lui jet�rent
des pierres, le chass�rent jusque dans son �glise, o� elles
descendirent le r�verb�re du choeur pour le pendre devant l'autel. La
m�me ville fut bient�t le th��tre de d�sordres plus graves encore: dans
l'�glise Saint-Jean, on vit reluire les armes devant l'autel, des coups
de feu furent tir�s par d'anciens nobles qui avaient fait de la maison
de pri�re un antre de s�dition et une caverne de brigands.

Faisant allusion � ces d�sordres, � ces actes de barbarie et aux
pr�tres rebelles qui les excitaient, l'abb� Fauchet s'�criait indign�:
�En comparaison de tels pr�tres, les ath�es sont des anges.... Allez,
ont-ils dit aux ci-devant nobles. Allez, �puisez l'or et l'argent de la
France; combinez les attaques au dehors, pendant qu'au dedans nous vous
disposerons d'innombrables complices: le royaume sera d�vast�, tout
nagera dans le sang; mais nous recouvrerons nos privil�ges! _Ab�mons
tout plut�t, c'est l'esprit de l'�glise._--Dieu bon, quelle �glise! ce
n'est pas la n�tre; et si l'enfer peut en avoir une parmi les hommes,
c'est de cet esprit qu'elle doit �tre anim�e. Et ils osent parler de
l'�vangile, de ce code divin des droits de l'homme qui ne pr�che que
l'�galit�, la fraternit�, qui dit: Tout ce qui n'est pas contre nous
est avec nous; annon�ons la nouvelle de la d�livrance � toutes les
nations de la terre: malheur aux riches et aux oppresseurs! N'invoquons
pas les fl�aux contre les cit�s qui nous d�daignent; appelons-les au
bonheur de la libert� par le doux �clat de la lumi�re.�

L'Assembl�e l�gislative, instruite de ce qui se passait � Caen et
ailleurs, h�sitait elle-m�me entre la tol�rance et les mesures de
rigueur, contre des hommes qui fomentaient la guerre civile sous le
manteau de la religion. Merlin de Douai proposa de charger sur des
vaisseaux les pr�tres inserment�s. On �carta pour l'instant toute
pers�cution. Cependant l'incendie des croyances religieuses se
propageait et s'�tendait de jour en jour. Quelques provinces du Midi,
le G�vaudan, la Bretagne suivirent l'exemple du Calvados. Les pays de
montagnes r�sistent plus longtemps que les autres au d�luge des eaux et
des id�es. Il en est des renouvellements du monde social comme de ces
grands cataclysmes qui ont chang� plusieurs fois la face du globe
terrestre. C'est toujours sur les hauteurs que se retirent les derniers
repr�sentants de l'ordre de choses qui va finir; c'est l� qu'ils
luttent � outrance contre la destruction g�n�rale.

Les provinces soulev�es par la lutte des pr�jug�s religieux �taient, en
outre, isol�es du reste de la France par des barri�res naturelles, des
rivi�res, des fleuves, des routes impraticables, un langage et des
moeurs � part. Les habitants de quelques provinces �taient habitu�s �
vivre dans une ind�pendance farouche, bien diff�rente de celle que la
Constitution voulait fonder. La libert� du citoyen n'est pas celle du
sauvage: la volont� particuli�re se trace � elle-m�me des limites en se
rattachant � la volont� g�n�rale. La R�volution, qui �tait en r�alit�
une d�livrance, leur parut, en raison des sacrifices qu'elle exigeait,
une tyrannie. Les eccl�siastiques, les nobles d�chus, profit�rent de
ces instincts et de ces germes de m�contentement pour inspirer aux
paysans la haine des institutions nouvelles. Les paisibles campagnes se
chang�rent, sous leur main, en champs de bataille o� l'ignorance
agitait des t�n�bres et des armes. Cette puissance myst�rieuse des
pr�tres tenait moins encore � leur habilet� personnelle qu'� l'empire
des croyances sur le coeur de l'homme.

La raret� et, par suite, la chert� des subsistances �taient
ins�parables d'un �tat de choses aussi troubl� et qui n'avait pas
encore permis � la fortune publique de se rasseoir. La domination des
riches sur les pauvres survivait � l'aristocratie d�truite. L'habit des
citoyens actifs causait de l'impatience aux hommes en blouse, qu'on
avait priv�s des droits politiques. Les gardes nationaux, depuis
l'affaire du Champ-de-Mars, �taient d�sign�s sous le nom de Janissaires
de l'ordre. D'un autre c�t�, les int�r�ts alarm�s se coalisant contre
la mis�re, il se trouva des sp�culateurs pour op�rer la hausse factice
des denr�es; des mouvements eurent lieu dans le faubourg Saint-Marceau,
� l'occasion de la chert� subite du sucre. Au milieu du d�n�ment des
classes laborieuses, la R�volution jetait �a et l� quelques sentences
�conomiques:--Tous les hommes ont droit � la subsistance.--Si l'habit
du pauvre a des trous, les habits du riche ont des taches.--La nature
donne des vivres, et les hommes font la famine.

Un pr�tre conformiste faisait entendre de sages et utiles paroles. �La
R�volution n'est pas faite, �crivait-il, si habituellement le pain
n'est pas � meilleur march� qu'il n'est aujourd'hui... Le bois, le
linge, les maisons diminuant de prix avec le temps, nous n'aurons plus
de mendiants, et j'aurai le plaisir de voir s'accomplir � la lettre
cette proph�tie de David: _Les pauvres mangeront et seront rassasi�s._�

L'�tat se trouvait lui-m�me aux abois; il avait bien les mains pleines
de papier-monnaie; mais ses caisses �taient vides de num�raire. La
confiance manquait, la vente des biens du clerg� rencontrait un
obstacle dans certains scrupules religieux. Le cultivateur achetait,
mais en tremblant. Marchait-on bien sur un terrain solide? L'ancien
r�gime ne pouvait-il pas revenir? Et, dans ce cas, ces terres, quoique
l�gitimement acquises, ne seraient-elles pas violemment arrach�es des
mains du paysan? Heureux encore s'il ne payait pas de sa t�te le crime
d'avoir sold� la terre avec le fruit de ses �conomies et de la f�conder
chaque jour par son travail! L'�tat se reposait sur le cr�dit; le
cr�dit, c'est l'id�al de la fortune. Toutes ces causes r�unies
produisaient une masse de souffrances incessamment accrues. Si quelque
chose �tonne, c'est qu'au milieu de circonstances si graves la
R�volution ait pu se maintenir.

Les pr�tres non-asserment�s en appelaient aux foudres du pape, les
nobles � l'�p�e des souverains �trangers; leurs esp�rances se portaient
ainsi de tous c�t�s, et toujours au del� des fronti�res. Les classes
qui, jusqu'en 1789, �taient � la t�te de la soci�t� se mirent
violemment hors la nation. Ces hommes, pour lesquels le sol fran�ais
�tait peu de chose � c�t� de leurs int�r�ts personnels, auraient compt�
pour rien les ravages de leur entreprise et la vie des citoyens, � la
condition de r�tablir la monarchie. Avec l'�migration, le num�raire
s'enfuyait; il se formait de jour en jour, sur la fronti�re, ce qu'on
nommait alors la _France ext�rieure_. Tandis que les tron�ons de
l'aristocratie, coup�e par le glaive de la R�volution, s'agitaient
ainsi pour se rejoindre � Coblentz ou � Bruxelles; les souverains du
Nord armaient sur toute la ligne.

Les �migr�s trompaient les rois de l'Europe par les r�ves dont ils
s'abusaient eux-m�mes; ils leur disaient qu'une fois le pied des arm�es
�trang�res sur le sol de la France, la nation, comprim�e par une
poign�e de r�volutionnaires, se soul�verait elle-m�me et chercherait
son salut du c�t� de l'�tranger. Le but des puissances conf�d�r�es
�tait d'ailleurs conforme aux projets et au langage des �migr�s
fran�ais: soutenir la partie saine de la nation contre la partie
d�lirante, �teindre au sein du royaume le volcan du fanatisme
r�volutionnaire dont les �ruptions successives mena�aient les empires
circonvoisins.

Chaque jour, des lettres arrivaient du camp de Coblentz ou de Worms;
une arm�e, dont presque tous les soldats �taient gentilshommes, se
tenait pr�te � agir; l'argent abondait. Voici une de ces lettres,
retrouv�e par nous aux Archives du royaume: �On attaquera sur cinq
points;... je ne sais si les esprits changent en France; mais le peuple
des fronti�res adopte nos principes. Vous ne pouvez vous faire une id�e
du degr� de chaleur o� les esprits sont mont�s. Tous les jours des
officiers arrivent, surmontant tous les dangers et tous les obstacles;
dix-huit se sont jet�s � la nage, devant les gardes nationales, pour
passer de l'autre c�t�; d'autres traversent la rivi�re � cheval... Les
princes nous ont assur� qu'ils n'�couteraient aucune proposition ni
accommodement. Vaincre ou mourir sera la devise de l'arm�e. Le mois o�
nous entrons sera bien int�ressant; croyez que nous vous rosserons de
main de ma�tre, et que l'on ne punira personne sans un jugement. Les
parlements sont tant � Coblentz qu'� Bruxelles. Les princes leur ont
donn� l'ordre de ne pas s'�carter. M. S�guier aura bien de la besogne.
Malheur � ceux qui feront de la r�sistance!� [Note: Lettre d'une
�migr�e trouv� dans les papiers de M. Lemounier, m�decin du roi.]

Ce rassemblement convulsif, tout �lectris� de contre-r�volution et
d'aristocratie, inqui�tait � juste titre les l�gislateurs. Chaque jour,
l'arm�e se d�sorganisait par la fuite des officiers. Le plus grand tort
que les ennemis de la R�volution pouvaient lui faire, c'�tait de la
pousser aux exc�s; les nobles et les pr�tres n'�pargn�rent aucun moyen
pour amener ce r�sultat d�sastreux; l'absence mena�ante des uns, la
pr�sence occulte et les complots des autres concouraient � souffler le
feu de la guerre civile. L'Assembl�e l�gislative voyait le mal; elle ne
voyait pas le rem�de. Condorcet avait propos� de lier les nobles � la
Constitution par un serment: �Ils le pr�teront, lui r�pondit Isnard,
mais ils jureront d'une main, et de l'autre ils aiguiseront leur �p�e.�

Dans ces conjonctures difficiles, que faisait le roi? Louis XVI n'avait
point encore perdu l'espoir de raffermir son tr�ne �branl�. Quelques
p�les rayons de popularit� lui revenaient, par intervalles, comme les
derni�res caresses d'un soleil d'automne. Le soir du jour o� il s'�tait
rendu � l'Assembl�e nationale, il alla au Th��tre-Italien avec la
reine, Madame �lisabeth et ses enfants. La famille royale fut re�ue
avec des marques d'attendrissement.

--Le bon peuple, s'�cria la reine, il ne demande qu'� aimer!

Pourquoi donc, madame, n'avez-vous pas su gagner son coeur?...

Les ci-devant nobles ne manqu�rent point d'attribuer ces retours �
l'humeur l�g�re des Fran�ais, qui s'�taient �loign�s du tr�ne par
�tourderie et par bravade, mais qui seraient bient�t forc�s d'y revenir
� genoux et dans l'attitude du repentir. La mobilit� du caract�re
fran�ais est, au contraire, comme celle de la mer qui repousse
continuellement les cha�nes dont on voudrait la charger. Cependant
Louis XVI, conseill� par Barnave, ne cessait de donner des gages
apparents � la Constitution. Rome avait prononc� d'avance l'absolution
de cette conscience royale, qui fl�chissait sous la force majeure des
�v�nements. Tromper la R�volution, c'�tait un moyen de la soumettre: on
comptait sur cette sainte hypocrisie pour lasser ce qu'on nommait la
fureur des partis extr�mes; ses solennels serments n'emp�chaient
d'ailleurs pas Louis XVI de porter ses regards et ses intrigues au del�
du Rhin.




II

Deux d�crets: l'un contre les �migr�s, l'autre contre les pr�tres
r�fractaires.--D'o� est parti le syst�me de la Terreur.--Le roi tient
pour le clerg� non asserment� et pour la noblesse r�volt�e contre la
nation.--Les d�sastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans
journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomm�
procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caract�re et sa
profession de foi.


Une conduite si ondoyante n'�tait pas seulement dans la politique du
ch�teau; elle �tait surtout dans le caract�re faible de ce malheureux
prince. La reine avait, disait-on, plus de force d'�me; mais la volont�
n'est une puissance que si elle s'appuie sur un grand dessein; or,
Marie-Antoinette n'avait dans le coeur que des rancunes d'ambition
froiss�e, et dans l'esprit que des plans d�cousus. D'un autre c�t�, les
soutiens du tr�ne constitutionnel allaient manquer � la royaut� de 89:
Lafayette et Bailly atteignaient le terme de leurs fonctions, tandis
que l'Assembl�e l�gislative voulait enfin percer � jour les vraies
intentions de Louis XVI et lui imposer des hommes nouveaux.

Tel �tait l'�tat de trouble des esprits; tels �taient les embarras et
les difficult�s de la situation; l'Assembl�e nationale allait-elle
trouver le moyen d'en sortir?

L'Assembl�e l�gislative crut que le moment �tait venu de renoncer � un
syst�me d'impunit� dont on voyait chaque jour se d�velopper les
funestes cons�quences. La tol�rance des hommes d'�tat envers les
pr�tres r�fractaires et les nobles qui s'�taient sauv�s � l'�tranger
n'avait fait qu'encourager le schisme et l'�migration. Si l'on
pers�v�rait dans cette voie, ne courait-on pas � la perte de toutes les
conqu�tes r�volutionnaires? Ce fut Brissot qui, le 30 octobre 1791,
suivant une expression vulgaire, attacha le grelot. Dans un discours
fort �tudi�, il demanda que si, pass� un certain d�lai, les princes et
les fonctionnaires �migr�s ne rentraient pas dans le royaume, ils
fussent poursuivis criminellement et leurs biens confisqu�s. Quant aux
autres (le menu fretin) on se contenterait de frapper leurs propri�t�s
d'une triple imposition. Ces moyens d'intimidation parurent trop doux �
Vergniaud. �Avec ces mis�rables pygm�es, parodiant l'entreprise des
Titans contre le ciel, il n'est point besoin de preuves l�gales.� Le
lendemain, le fougueux Isnard s'�lance � la tribune: �Il est
souverainement juste, s'�crie-t-il, d'appeler au plus t�t, sur ces
t�tes coupables, le glaive des lois... Il est temps que ce grand niveau
de l'�galit� qu'on a plac� sur la France libre prenne enfin son
aplomb... Ne vous y trompez pas, c'est la longue impunit� des grands
criminels qui a pu rendre le peuple bourreau... Si nous voulons �tre
libres, il faut que la loi, la loi seule, nous gouverne; que sa voix
foudroyante retentisse dans le palais du grand comme dans la chaumi�re
du pauvre, et qu'aussi inexorable que la mort lorsqu'elle tombe sur sa
proie, elle ne distingue ni les rangs ni les personnes.� Ces images
fun�bres, la voix assombrie de l'orateur, soulev�rent des
applaudissements.

Pour le coup, ce fut Marat qui se d�clara charm�; il croyait avoir
enfin trouv� son homme. Qu'invoquaient pourtant Brissot, Vergniaud,
Isnard pour justifier ces mesures de rigueur? La raison d'�tat.
N'est-ce point au nom du m�me sophisme que les Montagnards s'arm�rent
plus tard de l'�chafaud? Les uns et les autres n'ont donc rien � se
reprocher. Le syst�me de la Terreur a m�me �t� invent� par les
Girondins.

Apr�s les �migr�s, ce fut le tour des pr�tres r�fractaires. Le 14
novembre, Isnard, s'adressant aux hommes de la R�volution, dit cette
v�rit� sinistre: �Il faut que vous les vainquiez ou que vous soyez
vaincus.� Puis se retournant vers les pr�tres r�fractaires: �Il faut,
poursuivit-il, ramener les coupables par la crainte ou les soumettre
par le glaive. Une pareille rigueur ferait peut-�tre couler le sang;
mais il est n�cessaire de couper la partie gangren�e pour sauver le
reste du corps.� Toujours la m�me doctrine: c'�tait celle de
l'Inquisition.

Le 29 novembre, l'Assembl�e vota un d�cret qui prescrivait � tous les
eccl�siastiques de pr�ter le serment civique, dans le d�lai de huit
jours, sous peine d'�tre priv�s du tous traitements ou pensions,
d�clar�s suspects de r�volte envers la loi et soumis � la surveillance
de toutes les autorit�s constitu�es.

Les priver de leur traitement �tait un acte de justice. Mais au nom du
salut public, les d�clarer suspects, les placer en dehors du droit
commun, n'�tait-ce point faire un grand pas vers le syst�me de 93?

Ces deux d�crets, l'un contre les �migr�s, l'autre contre les
eccl�siastiques r�fractaires, furent frapp�s plus tard de deux vetos
cons�cutifs. Le premier, disent les royalistes (le d�cret contre les
�migr�s), offensait le coeur de Louis XVI, sinc�rement d�vou� � sa
bonne noblesse, dont il avait re�u tant de gages de sympathie et de
d�vouement; le second (celui contre les pr�tres) r�voltait ses
croyances religieuses. Pouvait-il en �tre autrement? Le roi n'admettait
au ch�teau que des pr�tres non asserment�s; Madame Elisabeth, fort
d�vote et peu �clair�e, mais exer�ant une assez grande influence sur le
roi, contribuait � affermir ses scrupules. Louis XVI se contenta
d'inviter les �migr�s � rentrer en France; cette mesure �tait
insuffisante; �tait-elle m�me bien sinc�re?

La note suivante, extraite d'une liasse d�pos�e aux Archives du
royaume, me permet d'en douter. �Quoique �migr�, Lambesc a continu�,
jusqu'en janvier 1792, � faire les fonctions de grand-�cuyer, de
l'approbation de Capet; le ministre Latour du Pin correspondait avec
lui en cette qualit�. On a fait faire � Paris et exp�di� � Tr�ves des
uniformes de gardes-du-corps (en gravure ou en nature?) de soldats
prussiens, et des habits de livr�e de valets de pied; les �tats de
d�pense des grandes et petites �curies �taient envoy�s � Tr�ves, d'o�
Lambesc les renvoyait apr�s les avoir sign�s.�

Les fonctions de grand-�cuyer exerc�es � distance, par un homme qui
�tait hors du royaume; l'assentiment plus ou moins direct que Louis XVI
donnait � cette conduite, tout montre bien qu'il existait alors un lien
entre le cabinet des Tuileries et l'�migration. Les anciens nobles
avaient fui une patrie qu'ils ne pouvaient plus dominer; ce n'est donc
pas une simple invitation du roi qui pouvait les rappeler � leurs
devoirs. Ils ne manqu�rent pas de mettre en doute la libert� de leur
souverain, ni d'abriter leur d�sob�issance soi-disant fid�le derri�re
une fiction de contrainte et de captivit� morale.

Cependant l'Assembl�e nationale voyait avec impatience son autorit�
mur�e par deux vetos. Le peuple s'indignait; la col�re des citoyens se
montrait d'autant plus grande que les deux d�crets, surtout celui
contre les eccl�siastiques insoumis, �taient r�ellement empreints de
sagesse et de mod�ration. L'Assembl�e se contentait, selon le mot de
Camille, d'exorciser le d�mon du fanatisme par le je�ne, c'est-�-dire
de retirer la pension aux pr�tres qui persisteraient � ne point pr�ter
le serment civique. La L�gislative avait bien prononc� des peines
s�v�res contre les ci-devant nobles, qui intimidaient le pays par une
fuite s�ditieuse, et contre les pr�tres convaincus d'avoir provoqu� la
d�sob�issance aux lois; mais cette peine, purement comminatoire, devait
expirer devant les barri�res de l'�tranger et devant le refus de la
sanction royale.

La conduite du roi, dans ces circonstances extr�mes ne fut approuv�e
que par les _Feuillants_; on nommait ainsi les successeurs du club de
89. Un jeune �crivain du plus grand talent exposa les doctrines de ces
conservateurs dans une longue lettre sur _les dissensions des pr�tres_.
Andr� Ch�nier--c'�tait son nom--s'avouait alors royaliste.

[Illustration: Vergniaud.]

Les d�mocraties se montrent g�n�ralement peu favorables aux po�tes;
elles regardent sans cesse � l'int�r�t de tous, � la grandeur
nationale, bien plus qu'� certains dons de la nature. Qu'arrive-t-il
pourtant en pareil cas? Ces esprits fr�les et d�licats, mais jaloux de
notori�t�, qui voudraient soulever le monde avec une aile de papillon,
s'irritent, accusent les �v�nements de d�tourner d'eux la renomm�e,
regrettent le bon vieux temps et maudissent le progr�s. Avons-nous en
vue Andr� Ch�nier? non vraiment, mais une foule de beaux esprits qui
rimaient alors contre la R�volution. Ce n'�taient ni des �crivains ni
des po�tes qu'il fallait � la nation en danger, c'�taient des citoyens.

Guerre aux blancs! c'est le cri que poussait alors Saint-Domingue et
qui traversa les mers. Comme toujours, l'insurrection avait �t�
pr�c�d�e par le martyre. Un noir, le brave et malheureux Oger, avait
p�ri sur l'�chafaud des esclaves; les id�es ressemblent aux herbes des
champs, il faut les faucher pour qu'elles croissent. On sait
aujourd'hui que les premiers troubles de Saint-Domingue furent
provoqu�s par la r�sistance des colons et par leur injustice; ces
hommes durs repouss�rent le d�cret qui accordait les privil�ges
civiques aux hommes de sang m�l�, c'est-�-dire � leurs propres enfants.
Ils furent ch�ti�s; l'incendie et le meurtre couvrirent la colonie. Les
n�gres invent�rent des supplices qui font fr�mir d'horreur: les blancs
leur avaient si bien appris � �tre cruels! T�t ou tard, les armes de la
pers�cution et de la tyrannie se retournent contre la main qui s'en est
servie. C'�tait maintenant le tour des ma�tres de manger leur pain dans
l'agitation et la terreur. Nulle piti�: �tre blanc, c'�tait �tre
coupable; le crime ne faisait qu'un avec la peau.

Cette nouvelle excita en France des �motions diverses: si la perte de
nos colonies affligeait le sentiment national, si la conduite des noirs
�tait r�voltante, la conscience saluait, du moins avec tristesse, deux
grandes choses, l'�mancipation des esclaves et l'unit� de l'esp�ce
humaine. Les voil� donc, ces n�gres, ces hommes de couleur trop
longtemps trait�s comme des animaux, qui, eux aussi, r�clament au nom
de la libert�! D'o� leur venait cette audace, sinon de la D�claration
des droits de l'homme? D'un bout du monde � l'autre, les esclaves
r�pondaient � la R�volution Fran�aise par un tressaillement de coeur.
Au milieu de ces d�sastres, l'attitude de la nation fut sublime. �Il
n'y a pas � balancer, s'�cria-t-elle; les lois de la justice avant
celles des convenances commerciales, et nos int�r�ts apr�s ceux de
l'esp�ce humaine.� O enthousiasme de la g�n�rosit�! Quand avait-on vu
un peuple frapp� b�nir sa blessure? Quand une nation, tout en donnant
des larmes aux victimes, s'�tait-elle consol�e de la perte d'une de ses
plus belles colonies par amour des principes et de l'humanit�?

Camille avait donn� sa d�mission de journaliste, mais non celle de
citoyen. Aux Cordeliers, aux Jacobins, il ne cessait de r�pandre sa
verve intarissable; comme il se d�fiait de sa voix, il faisait
quelquefois lire ses discours. Sans principes bien arr�t�s, Camille
s'abandonnait toujours � la providence de son esprit; il allait avec le
flot, mais ce flot allait lui-m�me du bon c�t�. R�publicain, il
attaquait sans cesse le _Monstre politique_ de la Constitution. Les
partisans de la royaut� l'accusaient d'exag�rer les maux de la
situation actuelle, sans indiquer de rem�de; il se contenta de les
tourner, le plus joliment du monde, en ridicule: �Que signifient, leur
r�pondit-il, ces questions captieuses et pharisa�ques et toutes ces
m�taphores de rem�des et de maladies d�sesp�r�es, en parlant des
nations? A un malade, il ne suffit pas pour �tre gu�ri d'en avoir la
volont�, au lieu que vous reconnaissez tous que, pour qu'un peuple soit
libre, il suffit qu'il le veuille; pour gu�rir une nation paralys�e par
le despotisme ou l'aristocratie, il suffit de lui dire comme au
paralytique de la porte du temple de J�rusalem: _Levez-vous et
marchez_; car c'est votre Lafayette lui-m�me qui l'a dit: _Pour qu'un
peuple soit libre, soit gu�ri, il suffit qu'il le veuille_. Ainsi,
messieurs, ceux d'entre vous qui sont de bonne foi ne peuvent r�pondre,
� ce discours, rien de raisonnable, si ce n'est de dire comme les
goujons des _Mille et une Nuits_, � qui l'auteur de la _Feuille du
Jour_ vient de comparer si plaisamment les Fran�ais, et qui r�pondaient
dans la po�le � frire: _Nous sommes frits, mais nous sommes contents_.�

Camille Desmoulins demeurait alors rue du Th��tre-Fran�ais; mais il
passait les derniers beaux jours de l'automne � Bourg-la-Reine, dans
une maison de campagne de sa belle-m�re. Lucile �tait toujours
resplendissante de jeunesse et de gaiet�; elle aimait la R�volution
pour elle-m�me et pour son Camille: jamais sentiment plus noble ne
souleva le sein d'une femme. L'enthousiasme civique ne l'emp�chait pas
de descendre aux amusements champ�tres. Fr�ron, l'ami de la maison,
venait souvent les joindre � Bourg-la-Reine; on passait gaiement de la
politique aux moeurs famili�res de l'intimit�. Fr�ron aimait � jouer
avec les animaux de la garenne, et Lucile l'appelait pour cela
Fr�ron-Lapin. Camille souriait � ces propos innocents: �J'aime Lapin,
disait-il, parce qu'il aime Rouleau.� C'est ainsi qu'il appelait sa
femme.

Le coeur humain est toujours le m�me; comme ces charmants badinages se
d�tachent avec m�lancolie sur le fond triste et s�v�re d'une R�volution
qui devait d�vorer ses plus beaux enfants!

Camille reprit du service dans le barreau, mais non sans regretter sa
tribune de journaliste. �J'exerce de nouveau, �crivait-il � son p�re,
mon ancien m�tier d'homme de loi, auquel je consacre � peu pr�s tout ce
que me laissent de temps mes fonctions municipales ou �lectorales et
les Jacobins, c'est-�-dire assez peu de moments. Il m'en co�te de
d�roger � plaider des causes bourgeoises apr�s avoir trait� de si
grands int�r�ts et la cause publique � la face de l'Europe. J'ai tenu
la balance des grandeurs; j'ai �lev� ou abaiss� les principaux
personnages de la R�volution. Celui que j'ai abaiss� ne me pardonne
point, et je n'�prouve qu'ingratitude de ceux que j'ai �lev�s; mais ils
auront beau faire, celui qui tient la balance est toujours plus haut
que celui qu'il �l�ve. C'est une grande sottise que j'ai faite d'avoir
cess� mon journal. C'�tait une puissance qui faisait trembler mes
ennemis, qui aujourd'hui se jettent l�chement sur moi, me regardant
comme le lion � qui Amaryllis a coup� les ongles.� Cette derni�re
phrase ne nous dit-elle pas que l'adoucissement de la gr�ce et de la
beaut�, toujours pr�sentes dans la personne de sa femme, avait d�sarm�
pour un temps la verve satirique de Camille?

On se souvient de l'affaire de Nancy; le z�le aristocratique de Bouill�
avait laiss� des victimes: quarante soldats furent tir�s des gal�res;
on fit de leur retour l'objet d'une f�te � laquelle le peuple assista.
Le sentiment public s'�levait avec la R�volution. A Libourne, un
supplici� pour cause d'assassinat restait depuis quelques jours, priv�
de s�pulture; les pr�jug�s civils et religieux �cartaient de cette
d�pouille avilie les mains les plus charitables; six membres du club
des Jacobins all�rent lever le corps pour le porter au lieu des
inhumations. L'adoucissement des moeurs se poursuivait! � Paris, les
combats de taureaux furent d�fendus, ainsi que les sc�nes atroces de
boucherie qui se passaient dans le quartier des halles; en r�primant
les mauvais traitements envers les animaux, on voulait bannir toute
cruaut� du coeur des hommes libres. La presse r�volutionnaire
continuait � regarder la peine de mort comme injuste, en ce que la
soci�t� n'a pas le droit de priver un citoyen de ce qu'elle ne lui a
pas donn�.

Les pi�ces de th��tre d�voilaient une nouvelle tendance philosophique
et sociale; on joua successivement _Caius Gracchus_, de J. Ch�nier, la
_Mort d'Abel_, de Legouv�, et _Robert, chef de brigands_, par
Lamartelli�re. Ce vers de Ch�nier fut surtout applaudi:

  S'il est des indigents, c'est la faute des lois.

Les arts, quoique masqu�s sans doute par l'importance de la question
politique, n'�taient point d�laiss�s absolument. Il y eut, vers la fin
de l'an 1791, une exposition de peinture; on y remarqua les portraits
de l'abb� Maury, de Lafayette et de Robespierre; au bas de ce dernier
se lisait l'inscription suivante: _l'Incorruptible_. Le buste de
Mirabeau figurait � c�t� du buste de Louis XVI. Il y avait beaucoup de
paysages: au milieu des sc�nes les plus path�tiques de l'histoire,
l'oeil et le coeur de l'homme cherchent toujours quelques riantes
�chapp�es pour retourner � la nature.

�Ce genre touchant, �crivait alors un critique, doit n�cessairement
gagner � la R�volution. Nos campagnes, devenues plus fortun�es,
offriront d'aimables sujets aux pinceaux qui s'y consacreront.�

A cette exposition de tableaux, le public se portait surtout vers le
_Serment du Jeu de Paume_.

L'esprit humain, soit qu'il cherche le vrai, soit qu'il cherche le
beau, suit toujours des voies parall�les. Cette constante relation ne
saurait �tre bris�e qu'aussit�t l'unit� morale ne se trouble et que la
signification des diverses �coles ne s'alt�re. Il en r�sulte qu'une
histoire de l'art est forc�ment une histoire des dogmes, des
r�volutions, des philosophies qui ont, de si�cle en si�cle, renouvel�
la face du monde. Sans foi, il n'y a pas d'art; mais cette foi change
de forme et d'objet, selon les courants d'id�es qui transforment la
soci�t�. A la peinture religieuse de Lesueur avait succ�d�, en France,
la peinture philosophique du Poussin. La d�cadence des moeurs avait
ensuite pouss� l'art dans les aff�teries et les nudit�s du boudoir.
Cependant, au sein de l'ancienne soci�t� o� toutes les croyances
d�clinaient, s'�leva tout � coup un de ces souffles de l'esprit qui
agitent les ossements arides. La R�volution parut, et avec elle le
peintre David.

Ce qu'il faut chercher dans ses toiles magistrales, d'un style beaucoup
trop acad�mique, ce sont de grands exemples et de grandes le�ons. Les
_Horaces_, la _Mort de Socrate_, _Brutus_, _L�onidas aux Thermopyles_
sont autant de proclamations adress�es au peuple fran�ais; le pinceau
n'en avait jamais sign� de semblables. Chez David, le peintre n'est que
la personnification du civisme; inspir� par les �v�nements, il pr�che
ici le d�vouement � la patrie, l� le sacrifice de l'homme � une id�e,
ailleurs la haine de la tyrannie qui force un p�re � ensanglanter ses
mains dans la mort tragique de ses fils. David imprime � toutes ses
oeuvres la figure de ses convictions politiques. Sous son _B�lisaire
demandant l'aum�ne_, qui n'a devin� la sollicitude du r�volutionaire
pour ces vieux soldats de la patrie, dont les haillons contrastent
am�rement avec des services glorieux? Ainsi envisag�es, les peintures
de Louis David ne sont pas seulement des tableaux; ce sont des actes;
l'artiste est plus qu'un homme, c'est le sentiment national d�calqu�
sur la toile. Le _Serment du Jeu de Paume_, cette grande page de la
R�volution Fran�aise, allait � l'�me et au talent du peintre; la foudre
qui tombe sur le ch�teau royal nous montre dans l'�loignement le
tonnerre du 10 ao�t; o� les Constituants n'avaient vu qu'une r�sistance
� la cour, David avait aper�u la chute de la royaut�.

Au milieu de ces oeuvres d'art et de litt�rature, l'_Almanach du
bonhomme G�rard_, par Collot-d'Herbois, marque l'origine des almanachs
politiques.

Danton venait d'�tre nomm� substitut-adjoint du procureur de la
Commune. Cet homme, auquel la nature avait donn� en partage des formes
athl�tiques et des poumons d'airain, avait pr�vu que la R�volution ne
s'accomplirait pas dans l'Assembl�e des repr�sentants de la nation;
qu'il fallait que le peuple s'agit�t, et que la force si�ge�t surtout
dans les faubourgs. Il se fit le tribun des masses, le Jupiter tonnant
de la place publique. Son �loquence � coups de canon retentissait
surtout dans le club des Cordeliers, o� elle donnait le signal de
l'attaque. On n'agite pas pour agiter: sous ce tourbillon, il y avait
une justice. Danton aimait sinc�rement les classes pauvres et
malheureuses, il voulait les affranchir; son coeur �tait bon, mais ses
besoins �taient �normes. A tort ou � raison (nous reviendrons plus tard
l�-dessus), on l'accusait de march�s et du transactions d�shonorantes
avec Philippe d'Orl�ans.

Qu'y avait-il de vrai dans ces vagues rumeurs?

Danton recevait-il d'une main et se vengeait-il de l'autre, en �crasant
les fourbes, les tra�tres et les ennemis du peuple? Drap� dans son
audace, il se couvrait contre toutes ces m�disances ou toutes ces
calomnies d'une confiance d�mesur�e en lui-m�me.

Danton avait �t� nomm� substitut-adjoint du procureur de la Commune par
1 162 voix. Le jour de son installation, il adressa au maire et aux
autres membres du conseil municipal un discours qui �tait une
profession de foi: �Je dois prendre place au milieu de vous, messieurs,
puisque tel est le voeu des amis de la libert� et de la Constitution;
je le dois d'autant plus que ce n'est pas dans le moment o� la patrie
est menac�e de toutes parts qu'il est permis de refuser un poste qui
peut avoir ses dangers.� L'orateur parle ensuite des calomnies dont il
a �t� assi�g�, de ce qu'il a fait pour la R�volution. �La nature,
dit-il, m'a donn� en partage les formes athl�tiques et la physionomie
�pre de la libert�. Exempt du malheur d'�tre n� d'une de ces races
privil�gi�es, suivant nos vieilles institutions, et par cela m�me
presque toujours ab�tardies, j'ai conserv�, en cr�ant seul mon
existence civile, toute ma vigueur native, sans cependant cesser un
seul instant, soit dans ma vie priv�e, soit dans la profession que
j'avais embrass�e, de prouver que je savais allier le sang-froid de la
raison � la chaleur de l'�me et � la fermet� du caract�re... Si d�s les
premiers jours de notre r�g�n�ration j'ai �prouv� tous les
bouillonnements du patriotisme, si j'ai consenti � para�tre exag�r�,
pour n'�tre jamais faible, si je me suis attir� une premi�re
proscription pour avoir dit hautement ce qu'�taient ces hommes qui
voulaient faire le proc�s � la R�volution, pour avoir d�fendu ceux
qu'on nommait les �nergum�nes de la libert�, c'est que je vis ce qu'on
devait attendre des tra�tres qui prot�geaient ouvertement les serpents
de l'aristocratie... Voil� quelle fut ma vie. Voici, messieurs, ce
qu'elle sera d�sormais...�

Danton promettait alors de concourir au maintien de la Constitution,
_rien que la Constitution_. Son opinion sur la royaut� �tait � peu pr�s
celle de Robespierre. �Apr�s avoir bris� ses fers, continuait-il, la
nation fran�aise a conserv� la royaut� sans la craindre et l'a �pur�e
sans la ha�r. Que la royaut� respecte un peuple dans lequel de longues
oppressions n'ont point d�truit le penchant � �tre confiant, et souvent
trop confiant; qu'elle livre elle-m�me � la vengeance des lois tous les
conspirateurs, sans exception, et tous ces valets de conspiration, qui
se font donner par les rois des �-compte sur des contre-r�volutions
chim�riques, auxquelles ils veulent ensuite recruter, si je puis parler
ainsi, des partisans � cr�dit; que la royaut� enfin se montre
sinc�rement l'amie de la libert� sa souveraine: alors elle s'assurera
une dur�e pareille � celle de la nation elle-m�me, alors on verra que
les citoyens qui ne sont accus�s d'�tre au _del� de la Constitution_
que par ceux m�mes qui sont �videmment en _de��_, on verra, dis-je, que
ces citoyens, quelle que soit leur th�orie arbitraire sur la libert�,
ne cherchent point � rompre le pacte social; qu'ils ne voulaient, pour
un mieux id�al, renverser un ordre de choses fond� sur l'�galit�, la
justice et la libert�. Oui, messieurs, je dois le r�p�ter, quelles
qu'aient �t� mes opinions individuelles, lors de la r�vision de la
Constitution, sur les choses et sur les hommes, maintenant qu'elle est
jur�e, j'appellerai � grands cris la mort sur le premier qui l�verait
un bras sacril�ge pour l'attaquer, f�t-il mon fr�re, mon ami, f�t-il
mon propre fils. Tels sont mes sentiments.�

Les id�es de Danton s'�taient-elles modifi�es au contact de ses
nouvelles fonctions? On serait tent� de le croire. Cette riche nature
abondait d'ailleurs en contrastes. R�volutionnaire par temp�rament,
homme d'action, il lui fallait le bruit, le mouvement, le forum, et
pourtant il aimait les champs, la nature. S'il faut en croire Fabre
d'�glantine, les go�ts de Danton l'entra�naient � la campagne, aux
bains, � la vie de fermier. Avec le remboursement d'une charge qui
n'existait plus, il avait achet�, � Fontenay-sous-Bois, une petite
m�tairie qu'il surveillait lui-m�me. Sa physionomie, f�roce � la
tribune, devenait, dans l'intimit�, bonne, enjou�e, quelquefois
souriante. Ses discours, violents jusqu'� la fureur, ne donnent aucune
id�e de sa conversation, qui �tait instructive et agr�able. Il aimait
v�ritablement le peuple qui l'avait tir�, comme il disait, �de
l'abjection du n�ant�. Malheureusement il �tait esclave de ses plaisirs
et du ses passions. Avec ses amis, il tenait souvent des propos
cyniques; mais chez lui il ne se montrait �tranger � aucun des
sentiments d�licats. Ce tribun, dont les col�res faisaient p�lir le
front des rois, avait pr�s de sa femme des attendrissements de lion
amoureux.

Mais est-ce bien le moment de nous occuper des hommes et de leur vie
priv�e? L'�clair brille, le sol tremble: la R�volution vient
d'emboucher la trompette guerri�re.




III

La guerre.--R�sistance de Robespierre � l'�lan g�n�ral.--L'avis de
Danton--Brissot se d�clare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre lui
et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais
marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Minist�re girondin.


Des bruits de guerre grondaient depuis quelque temps d'un bout de la
France � l'autre. D�s le mois de mars 1791, Marseille demandait �
marcher vers le Rhin. L'�lan patriotique �tait irr�sistible. D'o�
venait � la nation fran�aise ce souffle belliqueux? De la provocation
constante des puissances �trang�res. Un mur de fer entourait la France,
mur mouvant qui se rapprochait chaque jour de nos fronti�res. Tous les
rois de l'Europe se sentaient menac�s par la R�volution, dans la
personne de Louis XVI, et cette R�volution, ils avaient jur� de la
vaincre. C'�tait la lutte entre le vieux droit divin et la souverainet�
du peuple. La gravit� de la situation n'�chappait point au bon sens des
masses. On se demandait seulement si la France devait attendre d'�tre
attaqu�e, ou s'il ne valait pas mieux pr�venir l'agression.

Le 29 novembre 1791, l'Assembl�e l�gislative avait somm� Louis XVI
d'adresser aux cours �trang�res une d�claration dont les termes �taient
en m�me temps fermes et mod�r�s: �Dites-leur que partout o� l'on
souffre des pr�paratifs contre la France, la France ne peut voir que
des ennemis; que nous garderons religieusement le serment de ne faire
aucune conqu�te; que nous leur offrons le bon voisinage, l'amiti�
inviolable d'un peuple libre et puissant; que nous respectons leurs
lois, leurs usages, leurs constitutions, mais que nous voulons que la
n�tre soit respect�e. Dites-leur enfin que si des princes d'Allemagne
continuent de favoriser des pr�paratifs dirig�s contre les Fran�ais,
les Fran�ais porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la
Libert�! C'est � eux de calculer quelles peuvent �tre les suites de ce
r�veil des nations.�

Le roi fit, en apparence, ce qu'on lui demandait; mais les cours
�trang�res affectaient de ne point le croire libre. N'�tait-ce point
pour lui d'ailleurs qu'elles travaillaient en marchant contre la
R�volution? Aussi, quand Louis XVI les invita noblement � retirer leurs
troupes des fronti�res, lui oppos�rent-elles �la l�gitimit� de la ligue
des souverains, r�unis pour la s�ret� et l'honneur des couronnes�.

Divis�es par d'anciennes rancunes, la Prusse et l'Autriche se
rapprochaient dans la haine des id�es nouvelles. C'�tait donc bien une
coalition qui se formait contre la France! Comment d�jouer les
sinistres projets de toutes ces t�tes couronn�es? Quel moyen de
conjurer le danger? Comment dissiper ce point noir qui grossissait de
jour en jour � l'horizon?

Les esprits en �taient � ce degr� de fermentation, quand Brissot se
d�clara ouvertement pour la guerre. Apr�s avoir �num�r� les dangers que
courrait le pays, d�voil� le plan des puissances �trang�res, leur
syst�me d'�touffement, leur projet bien arr�t� d'imposer � la France
les institutions anglaises par la force des armes; �H� bien! si les
choses en viennent l�, concluait-il, il faut attaquer vous-m�mes.�

Un homme r�sistait � l'entra�nement g�n�ral, et cet homme �tait
Robespierre. Dans une m�morable s�ance du club des Jacobins, il
r�pondit au discours de Brissot. Apr�s avoir constat� lui-m�me que
l'�lan de la nation �tait tourn� vers la guerre, il se demanda s'il ne
fallait point d�lib�rer m�rement avant de prendre une r�solution
d�cisive. Le salut de l'�tat et la destin�e de la Constitution
d�pendaient du parti auquel on allait s'arr�ter. N'�tait-ce point � la
pr�cipitation et � l'enthousiasme du moment qu'�taient dues plusieurs
des fautes commises depuis l'ouverture des �tats g�n�raux? Le r�le de
ceux qui veulent servir leur patrie est de semer dans un temps pour
recueillir dans un autre, et d'attendre de l'exp�rience le triomphe de
la v�rit�. Si la guerre est n�cessaire, on la fera; mais si la paix
peut �tre maintenue, pourquoi se jeter dans une aventure qui, sous
pr�texte de d�fendre la libert�, est de nature � l'an�antir?

Il faudrait tout citer pour donner une id�e de l'�loquence nouvelle de
Robespierre:

�Je d�courage la nation, dites-vous: je l'�claire... et n'euss�-je fait
autre chose que de d�voiler tant de pi�ges, que de r�futer tant de
fausses id�es et de mauvais principes, que d'arr�ter les �lans d'un
enthousiasme dangereux, j'aurais avanc� l'esprit public et servi la
patrie.--Vous avez dit encore que j'avais outrag� les Fran�ais en
doutant de leur courage et de leur amour pour la libert�. Non, ce n'est
point du courage des Fran�ais dont je me d�fie, c'est la perfidie de
leurs ennemis que je crains... Vous avez �t� �tonn�s, avez-vous dit,
d'entendre un d�fenseur du peuple calomnier et avilir le peuple.
Certes, je ne m'attendais pas � un pareil reproche. D'abord apprenez
que je ne suis pas le d�fenseur du peuple; jamais je n'ai pr�tendu � ce
titre fastueux. Je suis du peuple, je n'ai jamais �t� que cela, je ne
veux �tre que cela; je m�prise quiconque a la pr�tention d'�tre quelque
chose de plus. S'il faut tout dire, j'avouerai que je n'ai jamais
compris pourquoi l'on donnait des noms pompeux � la fid�lit� constante
de ceux qui n'ont point trahi sa cause. Serait-ce un moyen de m�nager
une excuse � ceux qui l'abandonnent, en pr�sentant la conduite
contraire comme un effort d'h�ro�sme et de vertu? Non, ce n'est rien de
tout cela; ce n'est que le r�sultat naturel de tout homme qui n'est
pas d�grad�. L'amour de la justice, de l'humanit�, de la libert�, est
une passion comme une autre. Quand elle est dominante, on lui sacrifie
tout; quand on a ouvert son �me � des passions d'une autre esp�ce,
comme la soif de l'or et des honneurs, on leur immole tout, et la
gloire, et la justice, et l'humanit�, et le peuple, et la patrie. Voil�
le secret du coeur humain, voil� toute la diff�rence qui existe entre
le crime et la probit�, entre les tyrans et les bienfaiteurs de leur
pays.--Que dois-je r�pondre au reproche d'avoir avili et calomni� le
peuple? Non, on n'avilit point ce qu'on aime, on ne se calomnie pas
soi-m�me. J'ai avili le peuple! Il est vrai que je ne sais point le
flatter pour le perdre et que j'ignore l'art de le conduire au
pr�cipice par des routes sem�es de fleurs; en revanche, c'est moi qui
sus d�plaire � tous ceux qui ne sont pas du peuple, en d�fendant
presque seul les droits des citoyens les plus pauvres et les plus
malheureux contre la majorit� des l�gislateurs. C'est moi qui opposai
constamment la d�claration des droits � toutes ces distinctions
calcul�es sur la quotit� des impositions qui laissaient une distance
entre des citoyens et des citoyens. C'est moi qui d�fendis, non
seulement les droits du peuple, mais son caract�re et ses vertus; qui
soutins, contre l'orgueil et les pr�jug�s, que les vices ennemis de
l'humanit� et de l'ordre social allaient toujours d�croissant avec les
besoins factices de l'�go�sme, depuis le tr�ne jusqu'� la chaumi�re;
c'est moi qui consentis � para�tre exag�r�, opini�tre, orgueilleux
m�me, pour �tre juste.�

[Illustration: Dumouriez]

Danton, qu'on repr�sente toujours comme ayant pouss� � la guerre,
faisait aussi ses r�serves: �Ce n'est point contre l'�nergie que je
viens parler, dit-il en faisant allusion au discours de Brissot. Mais,
messieurs, quand devons-nous avoir la guerre? N'est-ce pas apr�s avoir
bien jug� notre situation, apr�s avoir tout pes�? n'est-ce pas,
surtout, apr�s avoir bien scrut� les intentions du pouvoir ex�cutif qui
vient vous proposer des mesures belliqueuses?... Quand j'ai dit que je
m'opposais � la guerre, j'ai voulu dire que l'Assembl�e nationale,
avant de s'engager dans cette d�marche, doit faire conna�tre au roi
qu'il doit d�ployer tout le pouvoir que la nation lui a confi� contre
ces m�mes individus dont il a disculp� les projets et qu'il a dit
n'avoir �t� entra�n�s hors du royaume que par les divisions
d'opinion...�

Ainsi, ceux qu'on appellera plus tard les Montagnards, se d�fiaient
alors de la guerre, parce qu'ils croyaient que le roi et ses ministres
la d�siraient, que la cour et les �migr�s la voyaient d'un oeil
favorable, qu'ils tenaient � vaincre les ennemis du dedans avant
d'attaquer les ennemis du dehors. A la suite des d�faites de nos
arm�es, ils voyaient l'invasion et le c�sarisme.

Le parti de la guerre se composait d'�l�ments tr�s divers. Il y avait
d'abord la faction des anciens nobles qui, d�s le commencement de la
R�volution, poussaient aux mesures externes et ne voyaient plus de
salut pour eux que dans une conflagration g�n�rale. Venait ensuite le
groupe des royalistes mod�r�s, qui croyaient encore � la possibilit� de
faire r�trograder le mouvement, et qui voulaient donner � la France la
constitution anglaise, �dans l'esp�rance, disait joyeusement Danton, de
nous donner bient�t celle de Constantinople�. Il leur fallait pour
l'ex�cution d'un tel dessein l'appui de l'�tranger. Quant aux
Girondins, on les accusait de vouloir la guerre afin de se glisser dans
le minist�re � la faveur du d�sarroi de la cour. Le peuple n'entrait
�videmment dans aucune de ces combinaisons; mais il est volontiers,
pour les mesures �nergiques. Il se regardait d'ailleurs comme le
d�positaire des vrais principes, et la v�rit� doit �tre d�fendue au
prix du sang par ceux qui ont l'honneur de la poss�der.

Le 30 d�cembre 1791, second discours de Brissot, en faveur de la
guerre; le 2 janvier 1792, nouvelle r�futation de Robespierre. La lutte
se poursuivait, s'envenimait. Ce qui enlevait beaucoup d'autorit� � la
parole de Brissot, c'�tait le caract�re de Brissot lui-m�me.--M�l� dans
toutes sortes d'intrigues, il avait laiss� de son honneur aux
broussailles d'une vie nomade et besogneuse.

Maximilien, au contraire, revenait � Paris, d'un voyage � Arras, sa
ville natale, avec une r�putation d'int�grit� � l'abri de tout soup�on.
Opini�tre et convaincu, on le savait pr�t � sceller de son sang tout ce
qu'il �crivait. Les motifs de guerre tir�s de la situation ext�rieure
le touchaient moins que les principes. Il ne voyait pas sans effroi la
direction des forces militaires du pays remises entre les mains du
pouvoir ex�cutif. Et � quel chef confier la d�fense nationale? Les
anciens g�n�raux �taient tous compromis. D'un autre c�t�, l'agression,
venant de la part de la France, ne mettrait-elle point du c�t� des
cours �trang�res les apparences du droit et de la justice? O�
Robespierre se montra vraiment homme d'�tat, c'est quand il combattit
certaines illusions. Quelques braves patriotes se figuraient que les
nations allaient accourir au-devant des arm�es fran�aises, adopter nos
lois et notre Constitution, embrasser nos soldats. �Le gouvernement le
plus vicieux, r�pondait-il avec beaucoup de raison, trouve un puissant
appui dans les pr�jug�s, dans les habitudes et dans l'�ducation des
peuples.� Il eut beau dire: sa voix ne fut point �cout�e, le vent �tait
� la guerre.

Dans sa lutte contre les partisans des hostilit�s imm�diates,
Robespierre s'�tait fermement tenu sur le terrain des principes,
�vitant toute allusion personnelle et blessante. Mais voici que des
r�v�lations foudroyantes tombent sur la t�te de Brissot. Cet homme
d'�tat, tel est le titre que le groupe de la Gironde affectait de lui
donner, s'essayait depuis quelque temps � une certaine aust�rit� de
moeurs; mais c'�tait une vertu tardive et accommod�e aux circonstances.
Les personnes qui l'avaient connu refusaient de croire � la sinc�rit�
de ce changement. Dans une lettre sign�e du baron de Grimm on lit:
�Vous me dites que Brissot de Warville est un bon r�publicain; oui,
mais il fut l'espion de Lenoir, � 150 francs par mois. _Je le d�fie de
le nier_, et j'ajoute qu'il fut chass� de la police, parce que
Lafayette, qui d�s lors commen�ait � intriguer, l'avait corrompu et
pris � son service.� Ce qui ajoutait � la vraisemblance de cette
accusation, c'est que Brissot avait tant�t attaqu�, tant�t d�fendu la
police, qu'il regardait dans un temps comme une _institution
admirable_. Camille Desmoulins d�cocha contre _l'homme d'�tat_ de la
Gironde un de ces pamphlets qui p�n�trent dans le vif.

�En vous entendant, l'autre jour, � la tribune des Jacobins, �crivit
Camille, vous proclamer un Aristide et vous appliquer le vers d'Horace:

  Integer vitae, scelerisque porus,

je me contentai de rire tout bas, avec mes voisins, de votre
patriotisme sans tache et de l'immacul� Brissot. Je d�daignai de
relever le gant que vous jetiez si t�m�rairement au milieu de la
soci�t�; car, loin de chercher � _calomnier le patriotisme_, je suis
plut�t las de m�dire de qui il appartient. Mais puisque, non content de
vous pr�coniser � votre aise et sans contradicteur � la tribune des
Jacobins, vous me diffamez dans votre journal, je vais remettre chacun
de nous deux � sa place. Honn�te Brissot, je ne veux pas me servir
contre vous de t�moins que vous pourriez r�cuser comme not�s
d'aristocratie. Ainsi je ne produirai point l'envoy� extraordinaire de
Russie, M. le baron de Grimm, dont le t�moignagne a pourtant quelque
gravit�, � cause du caract�re dont il est rev�tu... Je ne vous citerai
point non plus Morande, avec qui votre proc�s criminel reste toujours
pendant et ind�cis, et qui va disant partout assez plaisamment � qui
veut l'entendre: �Je conviens que je ne suis pas un honn�te homme; mais
ce qui m'indigne, c'est de voir Brissot se donner pour un saint...�

�Je ne produirai pas m�me ici le t�moignage de Duport-Dutertre, que je
trouvai l'autre jour furieusement en col�re contre vous, dans un moment
o� ma profession m'appelait chez lui. Il ne vous traitait pas plus
respectueusement que ne fait Morande, et me disait �que vous et C....
�tiez deux _coquins_ (c'est le mot dont j'atteste qu'il s'est servi);
que s'il n'�tait pas ministre, il r�v�lerait des choses...� Il n'acheva
pas; mais il me laissa entendre que ces choses n'�taient pas d'un
saint, ni surtout d'un Jacobin. Dites que M. Duport est un
anti-Jacobin, r�cusez son t�moigagne, j'y consens. Cependant, J.-P.
Brissot, pour pr�tendre asservir tout le monde � vos opinions, pour
d�crier le civisme le plus pur dans la personne de Robespierre, comme
vous faites, vous et votre cabale, depuis six semaines; pour vous
flatter de perdre ses amis dans l'opinion publique, de d�pit de n'avoir
pu seulement l'y �branler; pour vous �riger en dominateur des Jacobins
et de leurs comit�s, vous m'avouerez que ce n'est pas un titre
suffisant que l'honneur d'�tre trait� d'_espion_, de _fripon_ et de
_coquin_ par des ambassadeurs et par le ministre de la justice, et
qu'il n'y a pas l� de quoi �tre si fier de voir votre nom devenu
proverbe.�

On avait, en effet, invent� un mot: _brissoter_ voulait dire intriguer.

Je laisse de c�t� ces accusations si graves et je m'adresse aux �crits
de l'homme. Un auteur se r�v�le par ses oeuvres comme l'arbre par ses
fruits. Qu'est-ce que Brissot �crivain? Un trafiquant d'id�es, qui
passe d'un camp � l'autre, selon les int�r�ts de son commerce
litt�raire. Il avait bassement flatt� le _sublime_ Necker, _le Sully du
si�cle_, quand ce ministre �tait en place; il le poursuivit d'un vil
acharnement quand le Genevois se retira des affaires. Cette versatilit�
fit tour � tour de Brissot l'ennemi et l'ami de la R�volution, le
flagorneur et le critique impitoyable des ministres, l'apologiste et le
d�tracteur de la police, le partisan et l'adversaire de la royaut�.

Quoique Brissot e�t soin de se couvrir maintenant d'une vertu affect�e,
la philosophie qu'il avait profess�e dans ses ouvrages t�moignait du
plus abject �go�sme; je cite au hasard: �Deux besoins essentiels
r�sultent de la constitution de l'animal, la nutrition et
l'�vacuation...--Les hommes peuvent-ils se nourrir de leurs semblables?
Un seul mot r�sout cette question, et ce mot est dict� par la nature
m�me: les �tres ont droit de se nourrir de toute mati�re propre �
satisfaire leurs besoins. Si le mouton a droit d'avaler des milliers
d'insectes qui peuplent les herbes des prairies, si le loup peut
d�vorer le mouton, si l'homme a la facult� de se nourrir d'autres
animaux, pourquoi le mouton, le loup et l'homme n'auraient-ils pas
�galement le droit de faire servir leurs semblables � leurs app�tits?�

On ne s'attendait gu�re � trouver, dans le chef des Girondins, un
d�fenseur de l'anthropophagie; mais revenons � la th�orie du _besoin
d'�vacuation_:

�C'est dans l'animal une fois d�velopp� que na�t ce besoin terrible:
l'amour, besoin de l'homme, comme le sommeil et la faim, que la nature
lui ordonne imp�rieusement de satisfaire. Le taureau vieux et us�, qui
ne sent plus l'aiguillon de l'amour, combat-il encore pour des g�nisses
qu'il ne saurait satisfaire? Non. La nature a dit � ses animaux comme �
l'homme sauvage: Ta propri�t� finit avec tes besoins; mais l'homme
social n'�coute point la nature, il �tend sa propri�t� au del� de ses
besoins, il se cantonne, il s'isole, et il a l'audace d'appeler cette
propri�t� sacr�e.--Homme de la nature, suis son voeu, �coute ton
besoin: c'est ton ma�tre, ton seul guide. Sens-tu s'allumer dans tes
veines un feu secret � l'aspect d'un objet charmant? �prouves-tu ces
heureux sympt�mes qui t'annoncent que tu es homme? La nature a parl�,
cet objet est � toi, jouis: tes caresses sont innocentes, tes baisers
sont purs. L'amour est le seul titre de la jouissance, comme la faim
l'est de la propri�t�.�

Que penser d'un homme qui ram�ne tous les droits aux besoins? L'amour
n'est pour lui qu'une fonction bestiale, une...--Ma plume se refuse �
transcrire le mot.

Ces extraits et quelques autres, cit�s par les feuilles du temps,
donn�rent lieu � une pol�mique tr�s-vive. Andr� Ch�nier s'en m�la: �Le
sieur Brissot, �crivit-il, a dit que l'on fait de ses �crits des
_dissections minist�rielles_. Cela veut-il dire qu'elles sont infid�les
et fausses? Voil� ce qu'il faudrait prouver. Au nom de Dieu, monsieur
Brissot, avez-vous ou n'avez-vous pas �crit les infamies qu'on vous
attribue? Oui ou non! Si vous ne les avez pas �crites, alors vous avez
raison de vous plaindre, et ceux qui vous attaquent sont en effet des
calomniateurs. Si vous les avez �crites, alors vous _mentez_
effront�ment, quand vous assurez que de tout temps vous �criviez contre
les despotes avec la m�me �nergie qu'� pr�sent, et vous seul �tes un
calomniateur. De gr�ce, monsieur Brissot, un mot de r�ponse � ce
dilemme, et ne faites plus bouillonner notre sang; cessez de nous
importuner de votre �loge auquel personne ne r�pond que par le silence
du m�pris et de l'indignation, et �pargnez-vous ce plat pathos qui
vous rend aussi ridicule que vous vous �tes d�j� rendu odieux.�

Brissot s'emporta; il ne r�pondit pas. L'�crivain incrimin� ne nia ni
l'exactitude des citations ni les arguments qu'on en pouvait tirer
contre lui; il contesta seulement les dates. �Il ne peut avoir eu pour
but en cela, r�pondait un r�dacteur anonyme du _Journal de Paris_, que
de faire mettre au nombre des p�ch�s et des ignorances de la jeunesse
un ouvrage extravagant et immoral. Mais pour cela l'�poque n'est pas
assez recul�e; car M. Brissot, �tant aujourd'hui �g� de quarante-six �
quarante-huit ans, en avait trente-quatre ou trente-six en 1778 ou en
1780, et � cet �ge on n'est plus un enfant.�

Accabl� sous ses propres �crits, Brissot se retrancha derri�re les
services qu'il avait rendus � la R�volution; Camille Desmoulins le
poursuivit sur le terrain d'une discussion que l'_homme d'�tat_ de la
Gironde cherchait, comme on voit, � d�placer. Il lui reprocha ses
liaisons avec Lafayette.--�Apr�s la Saint-Barth�lmy du Champs-de-Mars,
r�pliqua Brissot, je voyais Lafayette une fois tous les mois, _c'�tait
pour soutenir en lui quelque souffle de libert�._ Il m'a tromp�;
depuis, je ne l'ai point revu. Il m'est �tranger, il me le sera
toujours.� �--Si tu voyais, reprenait Camillle, que la libert� �tait
expirante dans son coeur, pourquoi donc nous disais-tu que sa d�mission
�tait une _vraie calamit�_? Tra�tre, pourquoi trompais-tu la nation?
pourquoi remettais-tu sa destin�e entre des mains si incertaines? Je
n'ai besoin que de tes �crits pour te confondre.�

Les Girondins, de leur c�t�, ne cessaient d'attaquer Robespierre, de
lui reprocher son langage, dans lequel revenaient sans cesse les mots
de vertu, de principes, de probit�. Ils l'accusaient d'�tre d�fiant,
envieux, malade d'orgueil. Ainsi la grande question de la paix ou de la
guerre d�g�n�rait, de part et d'autre, en questions personnelles.

Il y eut pourtant, au club des Jacobins, une sorte de r�conciliation
entre Robespierre et Brissot. Le vieux Dussaulx, le traducteur de
Juv�nal, le Nestor de la d�mocratie, fit l'�loge de l'un et l'autre
adversaires, de ces �deux g�n�reux citoyens�, et exprima le d�sir de
les voir terminer leur querelle par un embrassement. Ils se donn�rent
aussit�t l'accolade fraternelle au grand attendrissement de
l'assembl�e. Cet oubli des injures �tait-il bien sinc�re? Suffisait-il
du baiser de paix pour effacer de pareils dissentiments?

�Je viens, dit alors Robespierre, de remplir un devoir de fraternit� et
de satisfaire mon coeur; il me reste encore une dette plus sacr�e �
acquitter envers la patrie. Le sentiment profond qui m'attache � elle
suppose n�cessairement l'amour de mes concitoyens et de ceux avec
lesquels j'ai des affections plus �troites; mais toute affection
individuelle doit c�der � l'int�r�t de la libert� et de l'humanit�; je
pourrai facilement le concilier ici avec les �gards que j'ai promis �
tous ceux qui ont bien servi la patrie et qui continueront � la bien
servir. J'ai embrass� M. Brissot avec ce sentiment, et je continuerai
de combattre son opinion dans les points qui me paraissent contraires �
mes principes, en indiquant ceux o� je suis d'accord avec lui. Que
notre union repose sur la base sacr�e du patriotisme et de la vertu;
combattons-nous, comme des hommes libres, avec franchise, avec �nergie
m�me, s'il le faut, mais avec �gards, avec amiti�.�

Les deux adversaires reprirent en effet leur position, l'un comme
partisan, l'autre comme ennemi d�clar� de la guerre offensive. Ce
n'�tait point la lutte avec l'Europe arm�e que redoutait Robespierre,
c'�taient les cons�quences de ce conflit, et les dangers qu'allait
courir la R�volution. Il n'avait ni les grands mouvements oratoires de
Danton, ni le langage imag� de Vergniaud, ni l'ardeur m�ridionale
d'Isnard; mais il �tait l'homme du sang-froid et de la raison. Dans
cette discussion, il se montra sup�rieur � lui-m�me. �Le talent de
Robespierre, �crivait alors Camille Desmoulins, s'est �lev� � une
hauteur d�sesp�rante pour les ennemis de la libert�; il a �t� sublime,
il a arrach� des larmes.�

Bar�re, � son lit de mort, laissait lomber ces m�lancoliques paroles:

�Robespierre avait le temp�rament des grands hommes d'�tat, et la
post�rit� lui accordera ce titre. Il fut grand, quand tout seul, �
l'Assembl�e constituante, il eut le courage de d�fendre la souverainet�
du peuple; il fut grand, quand plus tard, � l'assembl�e des Jacobins,
seul contre tous, il balan�a le d�cret de d�claration de guerre �
l'Allemagne.�

Un tel langage ne saurait �tre suspect de partialit� dans la bouche de
celui qui avait trahi Robespierre au 9 thermidor.

Vains efforts! La pr�diction de Danton allait s'accomplir: �Nous aurons
la guerre; oui, les clairons de la guerre sonneront; oui, l'ange
exterminateur fera tomber ces satellites du despotisme.�

Plusieurs amis de Robespierre lui reprochaient m�me de froisser cet
instinct martial qui est au fond du caract�re fran�ais, de risquer sa
popularit� dans une lutte inutile, de se s�parer, de s'isoler...

�On n'est pas seul, leur r�pondait-il fi�rement, quand on est avec le
droit et la raison.�

Cependant le Midi �tait en feu. Dans quelques localit�s o� ils se
sentaient les plus forts, les pr�tres et les nobles exerc�rent des
pers�cutions odieuses contre les vrais citoyens. Le 5 mars 1792 parut �
la tribune du club des Jacobins Barbaroux, de Marseille, celui qu'on
comparait alors pour la beaut� � la statue d'Antino�s. Il venait
annoncer la marche des Marseillais sur Arles, l'un des repaires de la
r�action, et demandait qu'on aid�t ses braves concitoyens � refouler
l'audace de l'aristocratie.

D'un autre c�t�, le groupe de la Gironde ne n�gligeait rien de ce qui
peut exciter l'enthousiasme des masses. Ainsi que tous les hommes dont
les convictions ne sont pas tr�s-solides, ils comptaient beaucoup sur
les signes et les formes ext�rieures pour se gagner le coeur du peuple.

Fils d'une �poque de r�action (1814), nous avons partag� dans notre
enfance les pr�jug�s de l'�poque contre le bonnet rouge; unis nous
�tions alors bien loin de nous douter que cette coiffure, devenue le
symbole des exc�s et des fureurs de la plus vile populace, fut une
invention des brillants Girondins, ces _hommes de go�t_. �Ce sont les
pr�tres, �crivait Brissot dans son journal, ce sont les pr�tres et les
despotes qui ont introduit le triste uniforme des chapeaux, ainsi que
la ridicule et servile c�r�monie d'un salut qui d�grade l'homme, en lui
faisant courber, devant son semblable, un front nu et soumis.
Remarquez, pour l'air de la t�te, la diff�rence entre le bonnet et le
chapeau. Celui-ci, triste, morne, monotone, est l'embl�me du deuil et
de la morosit� magistrale; l'autre �gaie, d�gage la physionomie, la
rend plus ouverte, plus assur�e, couvre la t�te sans la cacher, en
rehausse avec gr�ce la dignit� naturelle, et est susceptible de toutes
sortes d'embellissements.� Cette diatribe contre les chapeaux ne
manquait pas d'un fond de v�rit�; mais ce qu'on proposait de leur
substituer valait-il mieux?

A Paris, une mode nouvelle fait bien vite son chemin; le bonnet rouge
courut sur toutes les t�tes. Robespierre r�sista cette fois �
l'entra�nement populaire; il trouvait dans l'inalt�rabilit� de sa
conscience des armes pour combattre les exag�rations, les fausses
mesures, les innovations pu�riles ou frivoles. Ses plus grands ennemis
lui rendent cette justice, qu'il n'adopta jamais les livr�es
excentriques dont les faux patriotes se plaisaient � couvrir un z�le
ridicule et dangereux. On ne le vit jamais laisser cro�tre ses ongles,
n�gliger ses cheveux, ni porter des v�tements hideux, par mani�re de
patriotisme. Il avait m�me horreur de ce qu'on appelait alors le
d�braill� r�volutionnaire. Maximilien croyait qu'on pouvait aimer le
peuple et porter du linge blanc. Il t�moigna pour le bonnet rouge une
sympathie m�diocre: �Je respecte, s'�cria-t-il aux Jacobins, tout ce
qui est l'image de la libert�; mais nous ayons un signe qui nous
rappelle sans cesse le serment de vivre libres ou de mourir, et ce
signe le voici. (Il montre sa cocarde.) En d�posant le bonnet rouge,
les citoyens, qui l'avaient pris par un patriotisme louable, ne
perdront rien. Les amis de la libert� continueront � se reconna�tre
sans peine au m�me langage, au signe de la raison et de la vertu,
tandis que tous les autres embl�mes peuvent �tre adopt�s par les
aristocrates et les tra�tres. Il faut, dit-on, employer de nouveaux
moyens pour exciter le peuple. Le peuple n'a pas besoin d'�tre excit�;
il faut seulement qu'il soit bien d�fendu. C'est le d�grader que de
croire qu'il est sensible � des marques ext�rieures. Elles ne
pourraient que le d�tourner de l'attention qu'il donne aux principes de
libert� et aux actes des mandataires auxquels il a confi� sa
destin�e... Ils voudraient, vos ennemis, vous faire oublier votre
dignit�, pour vous montrer comme des hommes frivoles et livr�s � un
esprit de faction.� Ces raisons pr�valurent, et le bonnet rouge
disparut alors du club des Jacobins.

Le parti de la Gironde ne cessait n�anmoins de frapper l'esprit de la
multitude par des coups de th��tre. �Des piques! des piques! des
piques!� s'�crient les acteurs de la libert�; on forge aussit�t
plusieurs milliers de piques pour en armer des citoyens passifs. Dans
leur pr�occupation du costume, les Girondins glorifient le titre de
_sans-culotte_ qu'ils opposent fi�rement � celui d'aristocrate. Et
voil� ces grands politiques, dont quelques historiens ont tant exalt�
les vues larges et f�condes! Ils voulaient, dit-on, l'alliance de la
bourgeoisie avec la multitude: soit; mais celle alliance n'�tait pas
une fusion des int�r�ts; mais l'accord qu'ils r�vaient d'�tablir entre
la classe moyenne et le peuple �tait un lien superficiel qui devait se
briser apr�s la victoire.

Les Girondins avaient pris l'initiative de la guerre, et cette guerre
�tant sur le point d'�clater, le roi ne pouvait plus refuser leur
concours ni r�sister au voeu de la nation. C'�tait une nouvelle couche
sociale qui arrivait au pouvoir. Quand Roland vint pour la premi�re
fois � la cour, il s'y pr�senta en chapeau rond avec des cordons aux
souliers. A la vue de cette figure de quaker et de ce n�glig�
bourgeois, le ma�tre des c�r�monies ne pouvait en croire ses yeux. �a,
un ministre! Il fallut pourtant lui livrer passage. Se tournant alors
vers Dumouriez: �Eh! monsieur, point de boucles � ses souliers!--Ah!
monsieur, tout est perdu,� r�pondit Dumouriez avec le plus grand
sang-froid.

Tout �tait effectivement perdu pour l'ancien r�gime. La R�volution
entrait en gros souliers dans les conseils du roi.

[Illustration: Madame Roland.]




IV

Influence des femmes sur la R�volution Fran�aise.--Mme Roland et
Th�roigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacre dans le midi
de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--D�claration de
guerre.


La nymphe, l'�g�rie des nouveaux l�gislateurs, �tait Mme Roland. Jeune
encore, belle d'une beaut� � elle, mari�e � Roland, un honn�te
bourgeois, elle avait au coeur une passion qui domina, r�duisit toutes
les autres,--elle aimait la R�publique. Quand le roi fut arr�t� �
Varennes, elle devina tout de suite qu'il fallait suspendre Louis XVI,
abolir en France la royaut�. Cette R�publique, cette idole, Mme Roland
la voyait un peu � travers le prisme du sentiment. Elle la voulait pure
d'exc�s, drap�e � l'antique, groupant autour de son char les plaisirs
et les beaux-arts. Elle avait �t� l'amie de quelques d�fenseurs du
peuple � la Constituante; mais peu � peu ses pr�f�rences s'�taient
tourn�es du c�t� des Girondins, qui r�pondaient mieux � son id�al de
gouvernement. Comme eux, elle cherchait le beau en politique; dans des
temps de trouble, au milieu des circonstances exceptionnelles qu'on
traversait, il e�t fallu surtout y chercher le vrai... Mais o� trouver
le courage de lui reprocher ses illusions, quand on pense au sort qui
l'attendait?...

Th�roigne �tait de retour � Paris. Que d'anecdotes, que d'aventures ne
tenait-elle point en r�serve! Curieux de conna�tre cette femme, sur
laquelle on lui racontait les choses les plus romanesques, l'empereur
d'Autriche s'avisa de la faire venir dans son cabinet; quand il l'eut
vue et entendue, il lui donna sa libert�, mais avec ordre de sortir
d'Autriche. Th�roigne parut � la tribune des Jacobins; elle s'�tendit
sur les p�rip�ties de son voyage, sa captivit�, les actes de tyrannie
que l'empereur avait exerc�s contre elle, et annon�a l'intention
d'�crire ses M�moires. Manuel dit: �Vous venez d'entendre une des
premi�res amazones de la libert�; je demande que, pr�sidente de son
sexe, assise aujourd'hui � c�t� de notre pr�sident, elle jouisse des
honneurs de la s�ance.�

Th�roigne demeurait alors rue de Tournon; les principaux Cordeliers,
Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'�glantine, M.-J. Ch�nier,
fr�quentaient son salon converti en un v�ritable club. Elle y d�clamait
des sc�nes de _Brutus_ ou de toute autre trag�die o� l'auteur
invectivait les _tyrans_; la flamme de l'enthousiasme qui s'allumait
dans ses yeux, sa beaut� piquante, ses poses m�les et fi�res donnaient
aux vers r�cit�s par elle une puissance d'enivrement irr�sistible; ce
n'�tait pas une actrice, c'�tait la Libert� personnifi�e.

On raconte qu'un �tranger, un Russe de grande famille, masqu� sous le
pseudonyme d'Otcher, fut conduit par Romme chez Mlle de M�ricourt. Il y
revint une fois, deux fois, il y revint toujours; son bonheur �tait de
la voir, de l'entendre, d'effeuiller en silence et � l'�cart les fleurs
m�lancoliques d'un sentiment qu'elle ignorait.--Cette intrigue s'arr�ta
tout court: un ordre de rappel enleva le jeune Otcher au danger qu'il
courait; sa famille trembla longtemps sur les suites qu'auraient pu
avoir de telles relations avec une femme s�duisante et qui joua un si
grand r�le dans les sc�nes r�volutionnaires. Cet Otcher n'�tait autre
que le comte de Strogonoff, qui devint, par la suite, l'ami intime
d'Alexandre et son ministre de l'int�rieur.

La renomm�e de Th�roigne lui attira des critiques et des sarcasmes. Les
�crivains royalistes la d�chir�rent dans leurs pamphlets. Ils lirent
d'ind�centes plaisanteries sur le mariage de Th�roigne avec Populus; il
existait un d�put� de ce nom, �g� de cinquante-sept ans. Une caricature
du temps repr�sente Th�roigne dans un boudoir, aupr�s d'une toilette
sur laquelle tra�nent un pot de rouge v�g�tal, un poignard, quelques
boucles de cheveux �pars, une paire de pistolets, l'_Almanahc du P�re
G�rard_, une toque, la _D�claration des droits de l'homme_, un bonnet
de laine rouge, un peigne � chignon, une fiole de vinaigre de la
composition du sieur Mailhe, un fichu fort chiffonn�, la _Chronique de
Paris_ et le _Courrier de Gorsas_. Dans le fond se d�couvre un lit de
sangle d�cor� d'une paillasse; � c�t� de la paillasse, une pique
�norme, pr�s de laquelle s'�tale un superbe habit d'amazone en velours
d'Utrecht; les murs sont orn�s de tableaux agr�ables, tels que la
_Prise de la Bastille_, la _Mort de Foulon et Berthier_, la _Journ�e du
6 octobre 1789_, les meurtres commis � N�mes, Montauban, la Glaci�re,
et autres jolis massacres constitutionnels. Mlle Th�roigne est dans le
n�glig� le plus galant: elle a des pantoufles de maroquin rouge, des
bas de laine noire, un jupon de damas bleu, un pierrot de bazin blanc,
un fichu tricolore et un bonnet de gaze couleur de feu, surmont� d'un
pompon vert.--Toutes ces fadaises, entrem�l�es de calomnies atroces,
faisaient bouillonner le sang de la jolie Th�roigne; elle en �tait, du
reste, bien veng�e par l'influence qu'elle exer�ait; aux clubs, sa
pr�sence inspirait les orateurs, et les plus s�v�res cherchaient
quelques-unes de leurs id�es dans ses yeux noirs.

On se tromperait si l'on croyait qu'il y e�t alors une rupture d�clar�e
entre les Girondins et les Jacobins. Les uns et les autres continuaient
de se voir, de se serrer la main; ils assistaient aux m�mes r�unions
publiques; mais de graves dissentiments, des froissements
d'amour-propre, des questions personnelles tendaient de plus en plus �
les s�parer en deux groupes. La division �clata sur le terrain des
croyances religieuses.

L'empereur L�opold venait de mourir presque subitement; Robespierre
crut voir dans cet �v�nement le doigt de la Providence. �Craignons,
disait-il, craignons de lasser la bont� c�leste qui s'est obstin�e
jusqu'ici � nous sauver malgr� nous.� Ce langage de la _superstition_
indigne le sceptique Guadet qui se l�ve, et r�clame contre une id�e ��
laquelle il ne voit, dit-il, aucun sens�. Robespierre reprend la parole
au milieu du bruit:

�Je ne viens point combattre un l�gislateur distingu� (interruption),
mais je viens prouver � M. Guadet qu'il m'a mal compris. Je viens
combattre pour des principes communs � M. Guadet et � moi; car je
soutiens que tous les patriotes ont mes principes.... Quand j'aurai
termin� ma courte r�ponse, je suis s�r que M. Guadet se rendra lui-m�me
� mon opinion; j'en atteste _son patriotisme et sa gloire_, choses
vaines et sans fondement, si elles ne s'appuyaient sur les _v�rit�s
immuables_ que je viens de proposer. L'objection qu'il m'a faite tient
trop � mon honneur, � mes sentiments et aux principes reconnus par tous
les peuples du monde et par les Assembl�es de tous les peuples et de
tous les temps, pour que je ne croie pas mon honneur engag� � les
soutenir de toutes mes forces.... La superstition, il est vrai, est un
des appuis du despotisme; mais ce n'est pas induire les citoyens dans
la superstition que de prononcer le nom de la Divinit�. J'abhorre
autant que personne toutes ces sectes impies qui se sont r�pandues dans
l'univers pour favoriser l'ambition, le fanatisme et toutes les
passions, en se servant du pouvoir sacr� de l'�ternel qui a cr�� la
nature et l'humanit�; mais je suis bien loin de le confondre avec les
imb�ciles dont le despotisme s'est arm�. Je soutiens, moi, ces �ternels
principes sur lesquels s'�taie la faiblesse humaine pour s'�lancer � la
vertu. Ce n'est point un vain langage dans ma bouche, pas plus que dans
celle de tous les hommes illustres, qui n'en avaient pas moins de
morale pour croire � l'existence de Dieu. (A l'ordre du jour!
Brouhaha.)

�Non, messieurs! vous n'�toufferez pas ma voix: il n'y a pas d'ordre du
jour qui puisse �touffer cette v�rit�... Je ne crois pas qu'il puisse
jamais d�plaire � aucun membre de l'Assembl�e nationale d'entendre ces
principes, et ceux qui ont d�fendu la libert� � l'Assembl�e
constituante ne doivent pas trouver d'opposition au sein des amis de la
Constitution. Loin de moi d'entamer ici aucune discussion religieuse
qui pourrait jeter la division parmi ceux qui aiment le bien public,
mais je dois justifier tout ce qui est attach� sous ce rapport �
l'adresse pr�sent�e � la Soci�t�. Oui, invoquer la Providence et
admettre l'id�e de l'�tre �ternel qui influe essentiellement sur les
destins des nations, qui me para�t, � moi, veiller d'une mani�re toute
particuli�re sur la R�volution Fran�aise, n'est point une id�e trop
hasard�e, mais un sentiment de mon coeur, un sentiment n�cessaire �
moi, qui, livr� dans l'Assembl�e constituante � toutes les passions et
� toutes les viles intrigues, et environn� de si nombreux ennemis, me
suis toujours soutenu. _Seul avec mon �me_, comment aurais-je pu
suffire � des luttes qui sont au-dessus de la force humaine, si je
n'avais point _�lev� mon �me � Dieu_? Sans trop approfondir cette id�e
encourageante, ce sentiment divin _m'a bien d�dommag�_ de tous les
avantages offerts � ceux qui voulaient trahir le peuple. Qu'y a-t-il
dans cette adresse? Une r�flexion noble et touchante, adopt�e par ceux
qui ont �crit avec l'inspiration de ce sentiment sublime. Je nomme
Providence ce que d'autres aimeront peut-�tre mieux appeler hasard;
mais ce mot Providence convient mieux � mes sentiments... Oui, j'en
demande pardon � tous ceux qui sont plus �clair�s que moi, quand j'ai
vu tant d'ennemis avancer contre le peuple, tant d'hommes perfides
employ�s pour renverser l'ouvrage du peuple, quand j'ai vu que le
peuple lui-m�me ne pouvait agir, et qu'il �tait oblig� de s'abandonner
� des tra�tres, alors, plus que jamais, j'ai cru � la Providence... Je
conclus, et je dis que c'�tait pour l'�tablissement de la morale de la
politique que j'avais �crit l'adresse que j'ai lue � la Soci�t�. Je
demande qu'elle d�cide si les principes que j'annonce sont les siens.�

Ce qui manque aujourd'hui � un tel discours, c'est l'orateur, la p�leur
concentr�e de son visage, les accents de sa voix la plus aigre, et
l'agitation de l'auditoire. Maximilien se montra bravement, dans cette
circonstance, ce qu'il fut toute sa vie, un d�iste convaincu, le
disciple de Jean-Jacques Rousseau, un chr�tien � la mani�re du _Vicaire
Savoyard_. Quoi qu'il en soit, la question religieuse �tait pos�e, et
c'est ce sol br�lant qui devait d�vorer plus tard les Girondins; apr�s
les Girondins, les H�bertistes; apr�s les H�bertistes, les Dantonistes;
apr�s les Dantonistes, Robespierre lui-m�me... Effroyable engendrement
de supplices!

Les ennemis de Robespierre voulurent profiter de cette profession de
foi pour d�truire son influence. Ils comptaient sur l'incr�dulit� qui
commen�ait � se r�pandre dans les classes populaires. La lutte avec
Guadet avait eu lieu le 26 mars 1792, aux Jacobins: le 2 avril,
nouvelle attaque en r�gle. De sourdes rumeurs d�signaient Maximilien
comme un hypocrite, qui ne s'�tait oppos� � la guerre que par des vues
d'ambition personnelle. On ne pronon�ait point encore le mot de
dictature; personne n'y croyait; mais on jalousait d�j� sa popularit�.

--Si quelqu'un a des reproches � me faire, dit-il hardiment, je
l'attends ici: c'est ici qu'il doit m'accuser et non dans des soci�t�s
particuli�res. Y a-t-il quelqu'un qui se l�ve?

--Oui, moi! s'�cria R�al.

--Parlez, r�pondit Robespierre.

Une partie de l'assembl�e applaudit R�al; l'autre, appuy�e par les
tribunes publiques, le couvre de murmures. �Je vous accuse, monsieur
Robespierre, non de minist�rialisme (une voix: C'est bien heureux!),
mais d'opini�tret�, mais d'acharnement � avoir tent� tous les moyens
possibles pour faire changer dans la question de la guerre l'opinion
que la Soci�t� s'�tait form�e. Je vous accuse d'avoir exerc� ici,
peut-�tre sans le savoir, et s�rement sans le vouloir, un despotisme
qui p�se sur tous les hommes libres qui composent la soci�t�.� Les
attaques se succ�d�rent. �Je d�nonce � M. Robespierre, s'�crie Guadet,
un homme qui, par amour pour la libert� de sa patrie, devrait peut-�tre
s'imposer � lui-m�me la peine de l'ostracisme, car c'est servir le
peuple que de se d�rober � son idol�trie. Je lui d�nonce un autre homme
qui, ferme au poste o� sa patrie l'aura plac�, ne parlera jamais de
lui, et y mourra plut�t que de l'abandonner. Ces deux hommes, c'est
lui, c'est moi.�

Alors Robespierre:

�Quant � l'ostracisme auquel M. Guadet m'invite � me soumettre, il y
aurait un exc�s de vanit� � moi de me l'imposer, car c'est la punition
des grands hommes, et il n'appartient qu'� M. Brissot de les
classer.--On me reproche d'assi�ger sans cesse cette tribune; mais que
la libert� soit assur�e, que le r�gne de l'�galit� soit affermi, que
tous les intrigants disparaissent, alors vous me verrez empress� � fuir
cette tribune et m�me cette Soci�t�. Alors, en effet, le plus cher de
mes voeux serait rempli: heureux de la f�licit� de mes concitoyens, je
passerais des jours paisibles dans le sein d'une douce et sainte
intimit�... Ah! ce sont les ambitieux et les tyrans qu'il faudrait
bannir. Pour moi, o� voulez-vous que je me retire? Quel est le peuple
chez lequel je trouverai la libert� �tablie, et quel despote voudra me
donner asile? Ah! on peut abandonner sa patrie heureuse et triomphante;
mais menac�e, mais d�chir�e, mais opprim�e, on ne la fuit pas, on la
sauve, ou l'on meurt pour elle.--Le ciel qui me donna une �me
passionn�e pour la libert� et qui me fit na�tre sous la domination des
tyrans; le ciel qui prolongea mon existence jusqu'au r�gne des factions
et des crimes, m'appelle peut-�tre � tracer de mon sang la route qui
doit conduire mon pays au bonheur... J'accepte avec transport cette
douce et glorieuse destin�e. Exigez-vous de moi un autre sacrifice?
Oui, il en est un que vous pouvez demander encore, je l'offre � ma
patrie: c'est celui de ma r�putation. Je vous la livre; r�unissez-vous
tous pour la d�chirer; unissez, multipliez vos libelles p�riodiques. Je
ne voulais de r�putation que pour le bien de mon pays. Si, pour la
conserver, il faut trahir, par un coupable silence, la cause de la
v�rit� et du peuple, je vous l'abandonne; je l'abandonne � tous les
esprits faibles et versatiles que l'imposture peut �garer, � tous les
m�chants qui la r�pandent. J'aurai l'orgueil encore de pr�f�rer � leurs
frivoles applaudissements le suffrage de ma conscience et l'estime de
tous les hommes �clair�s et vertueux. J'attendrai le secours tardif du
temps, qui doit venger l'humanit� trahie et les peuples opprim�s...
Voil� mon apologie: c'est vous dire assez, sans doute, que je n'en
avais pas besoin.�

On ne s'est point assez demand� comment Robespierre finit par s'imposer
aux �v�nements. D'autres �taient plus �loquents que lui; �crivain et
philosophe, il n'atteignait pas � la hauteur de Condorcet; mais il
avait un plan, une ligne de conduite, une doctrine. Nul ne devient
vraiment homme d'�tat qu'� cette condition. Patient, tenace, il
marchait droit vers son but, sans jamais d�tourner la t�te. Ces
caract�res-l� sont rares, et quand ils se trouvent, rien ne leur
r�siste: pour les arr�ter, il faut un �v�nement qui d�passe les forces
des pr�visions humaines.

Pendant que les Jacobins et les Girondins se disputaient entre eux, il
venait chaque jour, du Midi, des nouvelles alarmantes. Avignon nageait
dans le sang. Un infortun�, un Fran�ais qui avait arrach� des murs de
la ville les d�crets pontificaux, avait �t� assassin� sur le marchepied
de l'autel. Des repr�sailles avaient eu lieu, � la Glaci�re; au
meurtre, on avait r�pondu par le meurtre. La porte sanglante des
massacres de septembre �tait ouverte.

Encore un d�cret d'accusation contre Marat!--Depuis assez longtemps, la
voix de l'Ami du peuple manquait aux �v�nements. Nous l'avons laiss�,
apr�s les massacres du Champ-de-Mars, se d�battre contre une
pers�cution furieuse. Marat est le premier en France qui ait �lev� le
journal � l'�tat de puissance; ce chiffon de papier � sucre, mal
imprim�, �crit � la h�te, distribu� au hasard dans les rues, faisait
�v�nement; cela remuait plus de curiosit� qu'une proclamation de la
cour; la plume de cet �crivain atrabilaire exer�ait plus d'autorit� que
le sceptre d'or aux mains languissantes de Louis XVI. Cette feuille,
compos�e dans les caves, avait le prestige d'un mal�fice. Quoique
influent, Marat �tait toujours proscrit, mis�rable, enseveli. Les
porteurs de sa feuille engageaient chaque jour, sur la voie publique,
des luttes � coups de poing avec les agents de l'autorit�; les
royalistes montraient, sur la place de Gr�ve, le r�verb�re auquel on
devait pendre Marat.

Une descente d'alguazils ayant eu lieu dans la cave du couvent des
Cordeliers, Marat s'�tait �chapp� par une issue secr�te et s'�tait
dirig�, de nuit, sur Versailles. Il errait, sans trouver d'asile auquel
il os�t confier sa t�te; il errait dans les rues t�n�breuses, lorsque,
vaincu par la marche et par le froid, il se laissa tomber, de
d�couragement, contre une borne. Dans ce moment, un pr�tre passa � c�t�
de lui dans l'ombre; il avait pour v�tement une simple soutane de drap
noir, de gros souliers � cordons de cuir et des gu�tres; il venait de
porter le viatique � un mourant. C'�tait le cur� Bassal. Il avait eu
beaucoup � souffrir de l'intol�rance de l'ancien clerg�, � cause de ses
opinions avanc�es.

Ce cur�, qui avait �t� membre de l'Assembl�e nationale, reconnut Marat
et le recueillit dans son modeste presbyt�re, une petite maison
recouverte en tuiles, au milieu d'une rue d�serte, avec une treille qui
laissait tomber au vent d'automne les derni�res feuilles. Marat, apr�s
avoir dormi sous le toit hospitalier d'un ministre de l'�glise
asserment�e, prit le chemin de la Normandie.

Son intention �tait de gagner les bords de l'Oc�an; il esp�rait trouver
sur la c�te une barque ou un vaisseau qui le jetterait en Angleterre.
Son voyage fut une suite d'alertes et de p�rils. Il logea secr�tement
dans la ville de Caen, rue du Rempart, chez une femme qui le coucha
pour l'amour de Dieu et de la R�volution. Le lendemain, il se rendit �
Courcelles, o� il rencontra la mer, et fit prix avec un batelier pour
la travers�e. Il �tait six heures; les brumes du soir descendaient sur
l'�tendue immense; Marat, � cette vue, songea peut-�tre � cet autre
Oc�an, Paris, qu'il allait quitter et sur lequel il soufflait les
temp�tes. D�j� il avait un pied dans la barque, quand, se retournant
vers la terre, la poitrine pleine de sanglots: �Non, s'�cria-t-il, �
R�volution! je ne l'abandonnerai pas.� Et il revint.

Le reste de son voyage ne fut qu'une suite de tribulations dont il prit
assez gaiement son parti, et qu'il raconta lui-m�me en ces termes. �Ne
sachant � qui m'adresser � Amiens, pour avoir un asile, je gagnai la
prairie pr�s des bords de la Somme; je m'assis derri�re une haie vive
sur un monceau de pierres, et l�, comme Marius sur les ruines de
Carthage, je me mis � r�ver tristement. Un berger �tait � quelques pas;
j'allai vers lui pour m'informer des sentiers de d�tour qui pouvaient
me jeter sur la route de Paris. Je lui demandai ensuite de m'indiquer
un guide. Il me d�signa un ancien grenadier aux gardes-fran�aises dont
il me lit l'�loge. Je l'envoyai chercher. Arrive un grand homme sec et
d�charn�, ayant � peine trente ans et en montrant plus de quarante,
tant la mis�re l'avait vieilli! Il me conduit dans sa chaumi�re. Je lui
propose de me servir de guide pendant la nuit pour gagner Beauvais par
des sentiers d�tourn�s. En attendant le coucher du soleil, je me mis �
�crire un num�ro de ma feuille; puis j'endossai un habit rustique, et
me voil� en route. Nous allions � travers champs. Chemin faisant, j'eus
le malheur de me blesser au pied. Il fallait trouver une voiture ou
rester en place. Je me tra�nai jusqu'au village le moins �loign�, et
montai dans une charrette dont le mauvais cheval, d�j� fatigu� des
travaux de la journ�e, fut bient�t sur les dents. Il fallut prendre la
poste jusqu'� Beauvais, d'o� un cabriolet me ramena dans Paris.�

Quand Marat revit la grande ville, ce centre des �branlements
r�volutionnaires, il faisait nuit profonde; il traversa avec un de ses
amis la place de Gr�ve. Le poteau du r�verb�re auquel on devait pendre
l'Ami du peuple d�tachait au clair de lune sa sombre et fantastique
silhouette; Marat voulut passer dessous par bravade. �La grandeur de la
cause que je d�fends, dit-il � son compagnon, �l�ve mon coeur au-dessus
de la crainte des supplices.�

Vers cette m�me �poque, Marat et Robespierre eurent une entrevue chez
un ami commun. Ces deux hommes d�fendaient � peu pr�s les m�mes
doctrines sans se conna�tre; mais ils les soutenaient par des armes
bien diff�rentes. L'un �tait la logique m�me, le sang-froid, la
puissance de la volont�; l'autre �tait la fureur r�volutionnaire. L'Ami
du people avait toujours parl� du d�put� d'Arras avec estime.--�M. de
Robespierre, le seul d�put� qui paraisse instruit des grands principes,
et peut-�tre le seul patriote qui si�ge dans le s�nat...� Ils
s'abord�rent avec une politesse affect�e. Robespierre ne dissimula
rien. Apr�s avoir donn� de justes �loges aux motifs qui faisaient agir
Marat, il finit par lui reprocher les exc�s de sa feuille, exc�s qui
pouvaient obscurcir, aux yeux de certaines gens, les services rendus
par lui � la R�volution.

--Il vous �chappe, �a et l�, dit-il en insistant, des _paroles en
l'air_, qui viennent, j'aime � le croire, d'une intention droite, mais
qui n'en compromettent pas moins notre cause. Je vous engage � calmer
ces col�res immod�r�es, qui fournissent des pr�textes � nos ennemis
pour calomnier votre coeur.

--Apprenez, reprend Marat en se redressant avec fiert�, que l'influence
de ma feuille tient � ces exc�s m�mes, � l'audace avec laquelle je
foule aux pieds tout respect humain, � l'effusion de mon �me, aux �lans
de mon coeur, � mes r�clamations violentes contre l'oppression, � mes
sorties imp�tueuses, � mes douloureux accents, � mes cris
d'indignation, de fureur et de d�sespoir... Ces cris d'alarmes, ces
coups de tocsin que vous prenez pour des paroles en l'air sont les
expressions na�ves de mes sentiments, les sons naturels que rend mon
coeur agit�.

--Mais, reprit Robespierre, vous avouerez qu'en servant la cause du
peuple vous avez r�clam� quelquefois, au nom de la libert�, des mesures
contraires � la libert�.

--Que venez-vous parler de libert�? Cinq cents espions me cherchent
jour et nuit; s'ils me d�couvrent et s'ils me tiennent, ils me
jetteront dans un four ardent et je mourrai victime de la libert� que
vous m'accusez de contrarier. Dieu d�sarm�es, si jamais j'ai d�sir� un
instant pouvoir me saisir de ton glaive, ce n'�tait que pour r�tablir,
� l'�gard des indigents, les saintes lois de la nature! Croyez-moi,
nous venons tout simplement essayer aux hommes des destin�es nouvelles.
Ce que nous faisons, nous sommes fatalement pouss�s � le faire, et
notre R�volution est une suite continuelle de miracles. Chaque �ge a
son courant d'id�es qu'on ne peut ni d�terminer ni tarir; quand les
obstacles se rencontrent devant ces courants, il y a lutte, et les
tr�nes, et les soci�t�s, le pass�, en un mot, se trouve emport� par une
force insurmontable. C'est l� toute l'histoire de notre R�volution. Il
y a des moments, je le confesse, o�, au milieu des difficult�s et des
p�rils d'un �tat de choses agit�, je regrette moi-m�me le r�gime
ancien, mais il nous faut subir la n�cessit� d'un renouvellement: nous
ram�nerions plut�t la mer sur les bords laiss�s � sec que le temps sur
les hommes et les institutions qu'il � quitt�s. Puisque les
Constituants de 89 ont provoqu� et commenc� une R�volution, il faut la
finir � tout prix; ils l'ont commenc�e au milieu des f�tes et des
embrassements de joie, nous l'ach�verons dans le sang et dans les
larmes; c'est la loi des r�volutions. Nous serons probablement bris�s �
l'oeuvre; mais qu'importe! nous travaillons, et nos fils recueilleront
seuls le fruit de nos travaux et de nos sueurs; la g�n�ration actuelle
doit dispara�tre. On ne fait pas des hommes libres avec d'anciens
ma�tres et de vieux esclaves. De m�me que l'amant d'une prostitu�e ne
saurait appr�cier une honn�te femme, de m�me l'amant d'un r�gime
oppresseur ne saurait aimer ni reconnaitre la nature d'un r�gime libre
et raisonnable.�

[Illustration: Chaumette.]

Robespierre �coutait avec effroi; il p�lit et garda quelque temps le
silence.

--Vous �tes donc, reprit-il enfin, pour les mesures de sang! Si vous
pr�tendez frapper tous ceux qui ont inflig� le joug et tous ceux qui
l'ont subi, la moiti� de la France y succombera.

--Vous savez bien, r�pondit Marat, que notre R�volution est environn�e
d'obstacles et de r�sistances; dans un temps calme et quand le syst�me
r�gnant est bien assis, on ram�ne les dissidents par la mod�ration, par
la patience, et on les rattache au maintien de la Constitution par les
bienfaits qui en d�coulent; mais au milieu des factions, des guerres
civiles et des principes de ruines qui menacent de toutes parts notre
libert� naissante, nous n'avons ni le temps ni le loisir d'en agir
ainsi. Il faut �craser tout ce qui r�siste et r�pondre � la guerre par
la guerre. Les r�volutions commencent par la parole et finissent par le
glaive. Je n'avais pas pr�vu moi-m�me, en 89, que nous serions amen�s
forc�ment � couper des t�tes; mais c'�tait un tort et un aveuglement:
vous verrez que nous serons oblig�s d'en venir l�. Tout changement
cr�e, parmi ceux dont il d�range les anciens privil�ges, des haines
irr�conciliables. Une lutte s'engage, lutte � mort, o� le nouveau
gouvernement doit n�cessairement frapper ou �tre frapp�. Vaincus ou
dispers�s sur un point, nos ennemis se montrent aussit�t sur un autre;
pour s'en d�faire, il faut les d�truire. Vous savez ces choses aussi
bien que moi, mais vous n'osez pas les avouer.

Robespierre baissa la t�te.

--Aucune r�volution, continua Marat, n'aura �t� plus �conome que la
n�tre du sang des peuples. Nous ne faisons pas la guerre, nous la
subissons. La sainte �pid�mie de la libert� gagne partout avec
diligence; c'est elle qui nous d�livrera bient�t de tous nos ennemis en
renversant les tr�nes et en faisant dispara�tre la servitude.

�Voil� qui vaut mieux que du canon. Nous ne sommes durs qu'envers les
ennemis du dedans, parce que, avec eux, il n'y a ni trait� ni amnistie
� esp�rer. Il faut qu'ils tombent sous nos coups ou que nous tombions
sous les leurs. Si nous les manquons, ils ne nous manqueront pas. Mais,
encore une fois, cet �tat de violence ne peut durer; c'est le passage
d'un r�gime ancien � un r�gime nouveau. Nos principes feront bient�t de
tous les Fran�ais les enfants d'une m�me famille; alors se formera un
spectacle nouveau, inconnu jusqu'� ce jour, et le plus beau qu'ait
jamais �clair� le soleil. On me repr�sente comme un esprit brouillon et
agitateur. L'_Ami du peuple_, au contraire, n'est pas moins ennemi de
la licence que passionn� pour l'ordre, la paix et la justice. Mais,
tant que la R�volution n'est pas faite, je regarde comme un devoir
d'exciter le peuple et de le tenir en �veil contre les perfidies de ses
anciens ma�tres. La monarchie essaie � chaque instant de rena�tre sous
des formes nouvelles et d�guis�es; je vois percer une autre
aristocratie � travers le masque des Girondins. On m'accuse encore de
flatter le bas peuple et de descendre jusqu'� ses caprices, afin de
mieux le pousser � mes volont�s: mensonge! Lisez ma feuille et vous
verrez comme je traite, au contraire, cette portion aigrie et remuante
du peuple qu'on nomme la populace; si je m'en suis quelquefois servi,
c'est qu'on a besoin d'elle dans les r�volutions pour exciter la masse
� se soulever; on ne fait pas de pain sans levain. Du reste, ce n'est
pas le gouvernement d'une classe de Fran�ais que je d�sire fonder,
c'est le gouvernement de tous. Au triomphe de notre libert� me semble
attach� celui des autres peuples de la terre, le bonheur du genre
humain.

�Ne vous �tonnez plus maintenant si je m'emporte contre ceux qui
contrarient ce noble dessein et retardent, par leurs complots, le r�gne
de la justice. Il faut que ce r�gne vienne ou que je meure. De l� ces
paroles en l'air, ces transports et ces cris d'indignation que vous
bl�mez, mais que m'arracheront toujours malgr� moi la vue des mis�res
du genre humain et le sentiment de son oppression. Je ne suis pas de
ces �mes de glace qui regardent souffrir les autres sans s'�mouvoir; un
tel spectacle me jette dans des acc�s de courroux dont je ne suis plus
ma�tre. Je m'�crie alors: Vengez-vous, mes amis, vengez-vous! Tuez et
br�lez, et ne vous arr�tez pas que le genre humain tout entier ne soit
hors des mains de ses bourreaux.�

Robespierre se retira terrifi�.

Cette entrevue eut des suites f�cheuses; Robespierre, aux Jacobins,
r�pudia toute connivence avec Marat, dont il bl�ma le z�le dangereux et
les extravagances. Marat d�savoua, d'un autre c�t�, Robespierre pour
son dictateur. �Je d�clare, �crivit-il dans sa feuille, que Robespierre
ne dispose pas de ma plume, quoiqu'elle ait souvent servi � lui rendre
justice; une entrevue que je viens d'avoir avec lui me confirme dans
mon opinion qu'il r�unit aux lumi�res d'un sage s�nateur l'int�grit�
d'un v�ritable homme de bien, mais qu'il manque �galement et des vues
et de l'audace d'un homme d'�tat.�

La voix du canon allait couvrir ces discussions personnelles. Il faut
rendre justice � l'Assembl�e l�gislative: jamais proposition de guerre
ne fut discut�e avec plus de talent et de conscience. La nation put
savoir exactement � quoi s'en tenir sur les raisons qu'elle avait de
prendre l'initiative de l'attaque. Le bouillant Isnard lui-m�me
n'entraina point une d�cision pr�matur�e. Quand les d�put�s se
d�clar�rent pr�ts � tirer le glaive et � en jeter le fourreau, tout le
monde put juger la situation telle qu'elle �tait. Ni surprise ni
d�guisement.

Le 20 avril 1792, Louis XVI pronon�a solennellement devant l'Assembl�e
la d�claration de guerre contre l'empereur d'Autriche. En entrant dans
la salle des s�ances, il regardait � droite et � gauche avec cette
sorte de curiosit� vague qui caract�rise les personnes � vue
tr�s-basse. Sa physionomie n'exprimait point sa pens�e. Il proclama la
guerre du m�me ton qu'il e�t pris pour promulguer le d�cret le plus
insignifiant du monde.

Mme de Sta�l assistait � cette s�ance.

�Lorsque Louis XVI et ses ministres furent sortis, raconte-t-elle,
l'Assembl�e vota la guerre par acclamation. Quelques membres ne prirent
point part � la d�lib�ration; mais les tribunes applaudirent avec
transport; les d�put�s lev�rent leurs chapeaux en l'air, et ce jour, le
premier de la lutte sanglante qui a d�chir� l'Europe pendant
vingt-trois ann�es, ce jour ne fit pas na�tre dans les esprits la
moindre inqui�tude. Cependant, parmi les d�put�s qui ont vot� cette
guerre, un grand nombre a p�ri d'une mort violente, et ceux qui se
r�jouissaient le plus venaient � leur insu de signer leur arr�t de
mort.�

La guerre �tait peut-�tre in�vitable; � coup s�r elle �tait alors
populaire; mais elle fit d�vier la R�volution, la poussant d'abord vers
la Terreur et ensuite vers le despotisme.




V

La guerre d�bute mal.--Quelles �taient les causes de notre inf�riorit�
passag�re.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de
Valence.--L'ennemi est � l'int�rieur.--D�cret contre les pr�tres
r�fractaires.--D�clin des croyances religieuses.--Le v�to
royal.--Lettre de Roland.--Chute du minist�re girondin.--Changements
que la n�cessit� de vaincre am�nent dans l'esprit public.


La guerre commen�a par des revers. Le ministre influent, l'homme de la
situation, Dumouriez, comptait enlever ais�ment les Pays-Bas, mal
soumis, m�contents, presque r�volt�s contre la maison d'Autriche. Des
ordres furent donn�s pour entraver ce plan de campagne; le 29 avril au
matin, le g�n�ral Th�obald Dillon se porta de Lille sur Tournai. Les
soldats se sauvent devant l'ennemi, en criant � la trahison, rentrent �
Lille furieux, accusent leurs chefs d'avoir voulu les livrer �
l'ennemi, et massacrent Dillon dans une grange.

On apprit en m�me temps qu'un autre g�n�ral fran�ais, Biron, venait
d'essuyer un semblable �chec devant les murs de Mons, et que ses
troupes s'�taient d�band�es.

Grand effroi � Paris. O� �tait la cause de nos deux premi�res d�faites?
Tout le monde vit tr�s bien qu'il n'existait aucune confiance entre les
soldats et les officiers. Les uns �taient le sang nouveau de la
R�volution; les autres sortaient de l'ancien r�gime et avaient conserv�
des attaches avec la noblesse.

Qu'attendre d'une guerre entreprise dans de telles conditions? D'un
autre c�t�, le roi pouvait-il d�sirer le succ�s de nos armes, sachant
que chacun de ces succ�s devait consolider le nouvel ordre de choses?
Qui dirigeait alors les hostilit�s? La cour. Qui avait int�r�t � ce que
nos troupes fussent battues? La cour. O� devait-elle trouver les moyens
de relever les d�bris du tr�ne? Dans les victoires de l'�tranger.

On agissait sans vigueur, sans ensemble, sans d�termination; les chefs
de nos arm�es, Rochambeau, Luckner et le mou Lafayette, inspiraient aux
Jacobins de justes d�fiances. Il fallait recourir � des mesures
�nergiques; la France ne pouvait balancer les forces mat�rielles de
l'Europe qu'en faisant appel � l'enthousiasme, au patriotisme, au
devoir des citoyens libres. Le jour du d�vouement supr�me �tait venu;
mais d'o� partirait l'�clair?--La reine voyait nos revers avec une
satisfaction secr�te. La L�gislative �tait r�duite, comme la
Constituante, dans les derniers temps, � une impuissance fatale. Les
clubs �taient d�sunis.

Cette fois, comme dans toutes les situations d�sesp�r�es, il fallait
que le peuple interv�nt. D�j� les provinces du Midi avaient donn� le
signal; plus anciennement fix�es au sol, ces populations �taient aussi
les plus avanc�es du royaume. Elles donn�rent aux �v�nements le
caract�re d'imp�tuosit� qui est dans leur nature. La commune de
Marseille prit l'initiative; voici la copie d'une lettre conserv�e aux
Archives et adress�e aux citoyens de Valence: �Fr�res et amis, la
libert� est en danger; elle serait an�antie si la nation enti�re ne se
levait pour la d�fendre. Les Marseillais ont jur� de vivre libres; ils
n'aiment, ils ne connaissent plus pour Fran�ais et pour fr�res que ceux
qui, ayant jur� comme eux, se l�veront comme eux pour vaincre ou
mourir. Cinq cents d'entre eux, bien pourvus de patriotisme, de force,
de courage, d'armes, bagages et munitions, partiront dimanche ou lundi
pour la capitale. Alimentez ce feu, fr�res et amis, joignez vos armes
et votre courage � celui des Phoc�ens; que l'aristocratie et le
despotisme tremblent, il n'est plus temps d'�couter leur langage; c'est
la patrie qui parle seule, elle vous demande la libert� ou la mort. Nos
citoyens passeront dans votre ville, ils vous offriront de partager
avec vous l'honneur de la victoire; ils vous diront que Marseille vous
aime, parce qu'elle est s�re que vous suivrez son exemple; ils vous
demandent en son nom l'asile et l'hospitalit�.� Avant de partir, les
Marseillais avaient mis � la raison la ville d'Arles, qui �tait
infect�e d'aristocratie. Ils y �taient entr�s le 28 mars, au nombre de
cinq mille, par une br�che faite � coups de canon; ils se seraient
facilement d�cid�s � la d�molir pour effacer, disaient-ils, la honte de
l'avoir fond�e.

Excit�e par l'�lan g�n�ral de la nation, l'Assembl�e l�gislative
d�clara la patrie en danger et, le 8 juin, vota la formation d'un camp
de vingt mille hommes aux portes de la capitale.

L'ennemi s'avan�ait sur nos fronti�res; mais n'�tait-il point aussi au
coeur de la France? La question religieuse soulevait de plus en plus
les populations; des troubles �clataient au Nord et au Midi, excit�s
par les intrigues des pr�tres r�fractaires. Avant de tourner toutes ses
forces contre l'�tranger, ne fallait-il point pacifier le pays, se
d�barrasser des agitateurs, en les intimidant par la s�v�rit� des lois?

D�s le 6 avril, l'Assembl�e nationale vota un d�cret qui supprimait
tout costume religieux, hors des �glises et de l'exercice des fonctions
eccl�siastiques.

Le 27 mai fut adopt� d'urgence un autre d�cret en vertu duquel pouvait
�tre condamn� � la d�portation tout pr�tre qui avait refus� de pr�ter
serment, si cette mesure de rigueur �tait demand�e par vingt citoyens
actifs (c'est-�-dire payant une contribution), approuv�e par le
district, prononc�e par le d�partement. Le d�port� devait recevoir
trois livres par jour comme frais de route jusqu'� la fronti�re.

Le roi refusa de donner sa sanction � ce dernier d�cret: nouveau v�to,
nouvelle irritation dans les faubourgs. Le peuple �tait las de cette
r�sistance inerte qui paralysait toutes les d�terminations vigoureuses.

L'acte de la L�gislative a �t� fort critiqu�. Quoi! s'�crie-t-on,
livrer la libert� d'un citoyen � des d�nonciations qui reposaient le
plus souvent sur ses opinions pr�sum�es? Il est bon de faire observer
que cette d�portation �tait un simple exil et que le despotisme n'y
regarde pas � deux fois avant de lancer un pareil d�cret. Si la gravit�
des circonstances ne justifie pas enti�rement des mesures aussi
arbitraires, elle suffit du moins � les expliquer. Or la France
r�volutionnaire n'avait alors � choisir qu'entre le suicide ou
l'expulsion de ses plus mortels ennemis.

Un fait important � noter, c'est que l'esprit d�mocratique, favorable
en 89 aux id�es religieuses, s'�tait peu � peu d�tourn� des �glises,
quand on vit la conduite que tenait le clerg�. Les pr�tres asserment�s
eux-m�mes reconnaissaient en 92 le besoin de certaines r�formes dans
les pompes du culte catholique, si l'on tenait � sauver le peu qui
restait encore des anciennes croyances.

�Que signifie, disait M. Tolin, membre de la L�gislative, vicaire
�piscopal de Loir-et-Cher, cette mitre d'argent entre les mains d'un
clerc assez b�at pour la porter gravement et processionnellement devant
l'�v�que d�j� couvert d'une mitre d'or!... Que veut dire cette crosse
si ridiculement promen�e par un autre clerc fort et vigoureux?...
Pourquoi ce lourd b�ton qu'il faut faire tra�ner devant soi?... En
vertu de quel canon d�pouille-t-on le calice, ce vase pr�cieux o� va
reposer le sang de l'agneau, pour couvrir les genoux de l'�v�que?
Quelle ind�cence!... Pourquoi ces gants pendant la c�l�bration des
saints myst�res? Cette t�te couverte, lors m�me que le Saint-Sacrement
est expos�? Quels impudents privil�ges! Un tr�ne, dont la magnificence
rivalise avec celui du Tr�s-Haut, forme un second autel, o� chacun
porte ses voeux de pr�f�rence au premier, autour duquel des cierges,
constamment allum�s, semblent demander les m�mes hommages; tout cela
surprend la foi des fid�les, et lui donne le change!... Ce clerg�
nombreux, toujours bassement prostern� devant l'homme, le dos tourn� au
tabernacle, s'embarrasse autour de ce tr�ne... s'agenouille pour baiser
un diamant... c'est une sorte d'idol�trie, ou au moins une bassesse...
Peut-on estimer des hommes qui, loin de savoir rougir de ces viles
complaisances, ont eu la faiblesse de les rendre? Ils sont plus
coupables que ceux qui les re�oivent. Ceux-ci (les �v�ques) sont
s�duits par l'amour-propre... par l'espoir de captiver l'attention du
peuple, de le contenir, de l'amuser, comme un enfant, de ces hochets.�

Mais l'attention publique se portait alors vers des sujets beaucoup
plus graves: la d�fense nationale et les vrais moyens de l'organiser.

Avant tout, il s'agissait d'�tablir l'union entre les citoyens et les
soldats. La garde du roi inspirait de justes d�fiances. Ce corps �tait
compos� en grande partie de _coupe-jarrets_ et de _chevaliers
d'industrie_. Ils avaient, disait-on, fait �clater leur joie apr�s
l'�chec de Mons et de Douai. Leurs illusions planaient au del� des
fronti�res: que l'�tranger vienne jusqu'� Paris, et le r�tablissement
des droits de la couronne �tait assur�. Le 29 mai, dans la s�ance du
soir, l'Assembl�e ordonna le licenciement imm�diat de ce corps et la
remise des postes des Tuileries � la garde nationale.

Une lettre de Roland, �crite, dit-on, par sa femme et s'adressant
plut�t � la France qu'au roi, fut lue tout haut au conseil des
ministres, puis envoy�e aux quatre-vingt-trois d�partements. Que disait
cette lettre? Elle prouvait nettement, en termes francs et durs, que
tout le mal de la situation �tait dans les d�fiances r�ciproques de
Louis XVI et de l'Assembl�e. Le roi profita-t-il des sages conseils que
lui donnait son ministre? Il le destitua.

Fid�le � son syst�me, il exp�dia vers le m�me temps un agent secret,
Mallet du Pan, aux rois coalis�s. [Note: On connait la d�claration de
l'entrevue de Piluitz: �L'empereur d'Allemagne et le roi de Prusse, sur
les repr�sentations des fr�res de Louis XVI, s'engagent � employer les
moyens n�cessaires pour le roi de France en vue d'affirmer les bases du
gouvernement monarchique.� (27 ao�t 1792.)]

Les Girondins tomb�rent du pouvoir. Leur passage aux affaires ne fut
marqu� ni par des victoires ni par de grandes mesures politiques. Et
pourtant leur av�nement ne fut point inutile. Pour la premi�re fois, on
avait vu la R�volution monter jusqu'aux marches du tr�ne, des hommes
nouveaux manier les r�nes du gouvernement, des parvenus faire la loi �
un pays qui n'avait ob�i depuis des si�cles qu'� une certaine classe
dirigeante. Maintenant la nation ne pouvait-elle pas tout attendre de
l'impr�vu?

La nouvelle de nos d�sastres, la lenteur des op�rations militaires
jet�rent un nouvel �l�ment de fermentation dans les masses, d�j� si
profond�ment agit�es.

En France, la d�faite est toujours coupable; on chercha partout des
complots et des trahisons; les Girondins accus�rent la cour, la cour
accusa les Jacobins.

Le besoin de se trouver mutuellement des torts ne fit qu'aigrir les
ressentiments. Le peuple sentit tout de suite par o� la situation le
blessait; en vain quelques Constitutionnels, � la t�te desquels se
pla�a Lafayette, essay�rent-ils de refouler la R�volution et de
pourvoir au salut du roi; il �tait �vident pour tous que ce roi �tait
un obstacle au libre d�ploiement de la force populaire. Le tr�ne
barrait l'�lan de la France; il fallait ou le briser ou consentir � une
soumission honteuse. Les Girondins avaient cru faire plier la royaut�
et la r�duire � son v�ritable r�le dans un �tat libre; mais de tels
hommes n'avaient point la main assez forte ni l'esprit assez convaincu
pour r�agir sur la cour, ce foyer perp�tuel de contre-r�volution. La
Gironde fut repouss�e du minist�re; sa disgr�ce lui ramena la confiance
du pays. Les mod�r�s s'aveuglaient, d'un autre c�t�, sur les mesures �
prendre pour constituer la d�fense; l'�nergie �tait d�sormais � l'ordre
du jour; un ciel si rempli d'�lectricit� que l'�tait alors le ciel de
la R�volution ne pouvait se d�charger que par plusieurs orages
successifs. La guerre, repouss�e au d�but par les Jacobins, devait
dicter d�sormais des conditions nouvelles; il fallait voiler les
statues de la Libert� et de la Justice, pour d�couvrir celle du Salut
public. Le point de vue moral et politique de la R�volution Fran�aise
changea tout � coup avec l'apparition de l'ennemi. La temp�te battait
les flancs du navire; dans cette situation extr�me, on jeta
provisoirement � la mer tout le bagage des id�es constitutionnelles. Le
besoin de se couvrir du patriotisme comme d'un bouclier entra�na la
France � des mesures de rigueur: la monarchie entravait la d�fense
nationale! on lui signifia d'avoir � suivre le mouvement ou �
dispara�tre.




VI

Pr�ludes de la journ�e du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de
la reine.--Lettre de Lafayette � l'Assembl�e.--Menaces d'un coup
d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il p�n�tre dans
l'Assembl�e.--Envahissement des Tuilleries.--Conduite de Louis XVI.--A
qui la victoire?--F�te du Champ-de-Mars.


Louis XVI tenait toujours l'Assembl�e nationale bloqu�e par ses v�tos.
Les faubourgs s'indignaient, tr�pignaient.

Peuple, en marche!

Quelques mots sur les incidents qui pr�par�rent la journ�e du 20 juin.
Les griefs qui s'�levaient d�j� contre le ch�teau, la d�mission du
minist�re girondin, la r�sistance du roi � un d�cret de l'Assembl�e
frappant des pr�tres rebelles, tout cela suffisait bien pour exciter
les m�fiances. D�s soup�ons, qui ont acquis depuis le caract�re de la
certitude, planaient sur les manoeuvres de la reine. Le _comit�
autricien_, form� autour d'elle et par elle, communiquait sans cesse
avec l'ennemi.

Danton avait perc� � jour ces intrigues de femme. D�s le 4 juin, il
proposa deux mesures pour d�sarmer l'influence de la cour et d�jouer
ses sinistres projets. La premi�re �tait d'asseoir l'imp�t sur de
nouvelles bases, d'exon�rer le pauvre et de charger le riche; par ce
moyen, l'Assembl�e s'attacherait les sympathies de la classe la plus
nombreuse. La seconde loi forcerait Louis XVI �� r�pudier sa femme et �
la renvoyer � Vienne avec tous les �gards et tous les m�nagements dus �
son rang�.

Pendant que la situation ext�rieure �tait alarmante, on faisait courir
� l'int�rieur des bruits de coup d'�tat. Pour frapper un coup d'�tat,
il faut une arm�e et un chef. Ce chef existait-il? Le 16 juin, du camp
de Maubeu, Lafayette �crivit � l'Assembl�e l�gislative une lettre dure,
insolente, contenante les reproches les plus amers. Le nom de Cromwell
fut prononc� et courut sur quelques bancs. Lafayette e�t fait un pauvre
Cromwell; telle n'�tait d'ailleurs pas son ambition. Il e�t plus
volontiers jou� le r�le d'un Monk honn�te homme. Quoique d�test� de la
cour, son r�ve �tait de relever les d�bris du tr�ne constitutionnel et
de l'asseoir sur l'union de la noblesse avec la classe moyenne.

[Illustration: Les p�titionnaires du 20 Juin.]

Cette lettre maladroite souleva d'abord une temp�te dans l'Assembl�e;
puis, apr�s un moment de r�flexion, on d�cida qu'il n'y avait pas lieu
� d�lib�rer. C'�tait r�pondre � la menace par le m�pris. De quel droit,
d'ailleurs, un g�n�ral s'immis�ait-il en ma�tre dans les affaires du
pays?

Les d�fiances populaires s'accrurent; on commentait surtout ce passage
de la lettre: �Que le r�gne des clubs, an�antis par vous, fasse place
au r�gne de la loi, leurs usurpations � l'exercice ferme et ind�pendant
des autorit�s constitu�es, leurs maximes d�sorganisatrices aux vrais
principes de la libert�, leur fureur d�lirante au courage calme et
constant...� �tait-ce clair? On en voulait au droit de r�union; mais ce
droit avait jet�, en deux ann�es, de trop profondes racines dans les
moeurs pour qu'on l'en arrach�t sans rencontrer de r�sistance.

On attribue � Danton une part consid�rable dans les �v�nements qui vont
suivre; il faut pourtant avouer qu'� cet �gard les preuves nous
manquent. On a beau fouiller dans les journaux et les M�moires du
temps, on n'y trouve aucune trace de son influence directe. S'il fut
l'�me du mouvement, ce fut d'ailleurs le peuple seul qui marcha.

Deux pr�textes servirent � masquer les desseins des meneurs: une
p�tition qu'on irait pr�senter � l'Assembl�e; un arbre de la libert�
qu'on planterait sur la terrasse des Feuillants, en m�moire du serment
du Jeu-de-Paume.

Le 20 juin, un rassemblement d'environ vingt mille hommes, dans lequel
les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Marceau, Saint-Jacques avaient vers�
leurs habitants, se dirigea vers la salle du Man�ge. Le mouvement
reconnut tout de suite ses meneurs: c'�taient le brasseur Santerre,
Legendre, le terrible marquis de Saint-Huruge. Ce dernier avait dissip�
sa fortune et sa r�putation dans des aventures scandaleuses; prisonnier
sous le r�gne de Louis XVI, il avait amass� dans son coeur un tr�sor de
vengeance contre l'aristocratie et contre la cour. Sa formidable voix
�voquait sans cesse le fant�me de la Bastille, cette prison d'�tat o�
il avait �t� renferm�. D'une force physique extraordinaire, il se fit
le chef des _Enrag�s_ et des _Hurleurs_. La foule enflait de moment en
moment. Le rendez-vous �tait fix� sur la place de la Bastille. Les
colonnes en d�sordre s'�branlent; des inscriptions, parsem�es �� et l�
dans la longueur du cort�ge, annoncent l'esprit et les desseins du
rassemblement. Hommes, femmes, enfants, s'avancent, pr�c�d�s de la
D�claration des droits et de quelques canons. Ils suivent
processionnellement la rue Saint-Honor�, au milieu des acclamations et
du tumulte. Cette multitude h�riss�e de piques, de faux, de fourches,
de croissants, de leviers, de b�tons garnis de couteaux, de scies, de
massues dentel�es, se meut comme une for�t vivante. Les femmes m�l�es
au cort�ge marchent gravement le sabre au poing. Voil�, il faut en
convenir, de singuliers p�titionnaires! Le peuple ayant �puis� les
voies de r�clamations pacifiques, le peuple d�daign� et foudroy�, le
peuple avait fini par mettre un bout de fer sur sa signature.

Il �tait deux heures quand on arriva sur la place Vend�me. Les
terribles visiteurs s'�taient annonc�s par leurs cris, par leur marche
sonore et par le cliquetis de leurs armes. De violents d�bats
s'�lev�rent dans l'Assembl�e Nationale entre la gauche, qui �tait
d'avis de les recevoir, et la droite qui voulait qu'on leur refus�t
l'entr�e de la salle. Cependant les portes commen�aient � �tre
secou�es: que faire? Allez donc d�sarmer vingt mille hommes! Les portes
s'ouvrent; les p�titionnaires se rangent dans la salle du Corps
l�gislatif; l'orateur d�sign� par la d�position s'avance et dit d'une
voix �nergique: �L�gislateurs, le peuple fran�ais vient aujourd'hui
vous pr�senter ses craintes et ses inqui�tudes. Nous ne sommes d'aucun
parti; nous n'en voulons adopter d'autre que celui qui sera d'accord
avec la Constitution. Le pouvoir ex�cutif n'est pas d'accord avec vous;
nous n'en voulons d'autres preuves que le renvoi des ministres
patriotes. C'est donc ainsi que le bonheur d'un peuple libre d�pendra
du caprice d'un roi! Mais ce roi ne doit avoir d'autre volont� que
celle de la loi. Le peuple veut qu'il en soit ainsi, et sa t�te vaut
bien celle des despotes couronn�s. Cette t�te est l'arbre g�n�alogique
de la nation, et devant ce ch�ne robuste le faible roseau doit
plier.... Nous nous plaignons, messieurs, de l'inaction de nos arm�es.
P�n�trez-en la cause, et si elle d�rive du pouvoir ex�cutif, qu'il soit
an�anti!... Nous avons d�pos� dans votre sein une grande douleur. Le
peuple est l�; il attend dans le silence une r�ponse digne de sa
souverainet�.�

L'Assembl�e r�pondit, mais faiblement: elle avait peur. Le cort�ge
d�fila solennellement, les armes hautes et les banni�res d�ploy�es; on
lisait �� et l�:

R�sistance � l'oppression!
Avis � Louis XVI.
Le peuple las de souffrir
Veut la libert� tout enti�re
Ou la mort!
A bas le v�to!

Aux Tuileries! aux Tuileries! On tourne la t�te du rassemblement vers
le ch�teau. Vergniaud lui-m�me n'avait-il pas dit: �La terreur est
souvent sortie de ce palais funeste; qu'elle y rentre au nom de la
loi?...� Elle allait y rentrer cette fois au nom du peuple. Les piques,
suivies ou pr�c�d�es du canon, se pr�sentent sur la place du Carrousel.
Les abords de la demeure royale �taient gard�s par des forces assez
consid�rables et flanqu�s d'artillerie; mais les armes ne tiennent pas
longtemps, quand les coeurs sont atteints; tout ce simulacre de
r�sistance s'�vanouit pi�ce � pi�ce. Il y eut pourtant deux ou trois
fausses alertes; la foule, resserr�e �� et l� par quelque mouvement des
troupes, s'enflait et allait �clabousser les murs des maisons voisines.
Tous ces flots dispers�s revenaient bien vite dans le courant qui
montait, montait toujours. La foule d�vora successivement les
intervalles et les obstacles qui la s�paraient du ch�teau. Les grilles,
les cours int�rieures �taient forc�es: la multitude tenta tous les
passages. Elle h�sitait, toutefois, � violer la demeure royale. �C'est
le domicile du roi, lui criait un municipal, vous n'y pouvez entrer en
armes. Il veut bien recevoir votre p�tition, mais seulement par
l'entremise de vingt d�put�s.� Ces paroles firent quelque impression
sur la foule; mais bient�t elle pousse des cris de joie � la vue d'un
canon que des hommes d�termin�s montaient sur leurs �paules jusque dans
la salle des gardes, au sommet du grand escalier. Une porte r�siste
encore: on la travaille � coups de hache. Au m�me instant, une voix
crie: �Ouvrez!�

Louis XVI avait d'abord compt� sur la troupe et sur ses fid�les
gentilshommes pour garantir l'inviolabilit� de la demeure royale; mais,
averti de moment en moment par des clameurs et des soubresauts furieux,
il avait fini par se pr�senter lui-m�me au-devant de l'orage. Silence
et respect: le flot populaire recula. Toule cette multitude avait bon
coeur; elle voulait avertir la royaut�, lui montrer de quel c�t� �tait
la force; elle ne tenait point � avilir le roi. L'�meute poussant
l'�meute, hommes, femmes, enfants, se r�pandirent bient�t dans les
appartements. Quel spectacle! Cette apparition de la mis�re arm�e sous
le toit pompeux des souverains, au milieu des glaces, des marbres et
des dorures, pr�sentait un contraste qui serrait le coeur. Ces
brigands, comme on les nommait � la cour, ces sans-culottes, comme ils
s'appelaient eux-m�mes fi�rement, ces malheureux �puis�s par le travail
ou exalt�s par les privations et les souffrances.... Sire, voici votre
peuple!--Cet homme faible, domin� par une femme et par un parti
d'incorrigibles, ce pauvre aveugle qui ne sait o� appuyer sa main....
Peuple, voil� ton roi!

Les tables des droits de l'homme furent plac�es en face de Louis XVI,
qui occupait l'embrasure d'une fen�tre; la loi devant le roi. Les flots
de citoyens se portaient, l'un apr�s l'autre, au-devant de lui:
�Sanctionnez les d�crets, lui criait-on de toutes parts; chassez les
pr�tres; choisissez entre Coblentz et Paris.� Louis XVI tendait la main
aux uns, agitait son chapeau pour satisfaire les autres; mais sa voix
ne pouvait dominer le tumulte. De nouvelles clameurs ayant demand� la
sanction des d�crets, il r�pondit fermement: �Ce n'est ni la forme ni
le moment pour l'obtenir de moi.� Le mot le plus dur de la journ�e fut
dit par Legendre: s'adressant au roi, il l'appela �monsieur�, lui
reprocha d'avoir toujours tromp� le peuple, d'�tre un perfide, et
prof�ra des menaces inconvenantes. Louis XVI se contenta de r�pondre:
�Je ferai ce que m'ordonnent de faire les lois et la Constitution.�

Cette foule �tait orageuse, passionn�e, mais non malveillante; elle
voulait que le roi donn�t un gage � la libert�. Un homme du peuple lui
tendit un bonnet rouge au bout d'une pique; Louis XVI accepta le bonnet
et s'en couvrit. La vue de ce signe d�magogique sur la t�te du roi
produisit un effet immense: la foule sourit, elle �tait d�sarm�e.
Apercevant alors une femme qui portait � son �p�e une cocarde
tricolore, il demanda la cocarde et l'attacha au bonnet rouge. Cet acte
de patriotisme enivra la foule qui se mit � crier: �Vive le roi! vive
la nation!�--�Vive la nation!� r�pondit le roi en agitant son bonnet.

Louis XVI, debout sur une banquette plac�e pr�s d'une fen�tre,
�touffait de chaleur et de soif; un sans-culotte lui tendit une
bouteille, en lui disant: �Si vous aimez le peuple, buvez � sa sant�.�
Le roi prit la bouteille sans h�siter et but � la nation. Des
applaudissements �clal�rent alors de toutes parts.

Il y avait cinq heures que durait cette revue de l'opinion et de la
mis�re parisienne; le roi �tait fatigu�; de grosses gouttes de sueur
coulaient sous son bonnet rouge. L'Assembl�e avait enfin appris ce qui
se passait aux Tuileries; c'est alors qu'arriv�rent deux ou trois
d�putations de l'Assembl�e nationale. Elles furent accueillies avec des
marques de respect et de confiance; la foule s'ouvrit pour leur livrer
passage. Isnard et Vergniaud parl�rent successivement au peuple, et
l'engag�rent � se retirer; puis trouvant le roi entour� de toute cette
multitude arm�e, furieuse de n'avoir rien obtenu, et dont toute la
fougue bruyante venait se briser contre l'impassibilit� d'un homme qui
r�p�tait sans cesse: �Je ne peux pas.... ma conscience me le d�fend....
--Sire, n'ayez pas peur, lui dirent-ils.--Moi, craindre! r�pondit le
roi; non, je suis tranquille;� puis saisissant la main d'un garde
national: �Tiens, grenadier, mets ta main sur mon coeur, et dis s'il
bat plus vite qu'� l'ordinaire.� P�tion survint vers six heures du soir
et balaya d'un signe les tra�nards.--Ainsi se termina cette journ�e que
les journaux royalistes du temps ne manqu�rent pas de repr�senter comme
une journ�e de deuil et d'abomination. La violation du domicile royal
leur parut un attentat; mais les r�volutionnaires leur r�pondaient:
�L'Europe enti�re saura que Louis XVI n'a couru aucun danger, puisqu'il
est encore plein de vie et de sant�, qu'il n'a pas m�me �t� press� par
ceux qui l'entouraient; elle saura qu'il n'a point �t� avili ni
contraint, puisqu'il n'a rien sign� ni promis. Quoiqu'il ait �t�
pendant cinq heures � la discr�tion de vingt mille hommes, venus expr�s
pour lui demander la sanction de deux d�crets salutaires, le roi n'a
subi aucune violence. Le peuple venait faire ses repr�sentations � son
d�l�gu�; il est maintenant tranquille et satisfait.�

Qui sortait vainqueur de cette journ�e? �videmment le roi. A la force,
il avait oppos� la patience, les droits que lui donnait la
Constitution. On l'avait vu admirable de calme, de sang-froid, de
courage. Il avait montr� un certain esprit d'�-propos; mais la
difficult� restait toujours pendante entre lui et la nation.

Lorsque le ch�teau fut rentr� dans le calme, la famille royale ne
s'occupa qu'� compter les outrages et les plaies faites � son
inviolabilit�; elle visita les boiseries endommag�es, les meubles
d�truits, les glaces bris�es par le passage des barbares. Louis XVI
mettait ses mains sur sa figure comme pour cacher l'humiliation que
venait de subir la royaut�. Un voile de rougeur couvrait le visage
enflamm� de la reine et un souffle de col�re gonflait son nez
l�g�rement aquilin. Les familiers du ch�teau gardaient un silence
abattu. On voyait sur le parquet les traces insolentes de gros souliers
ferr�s. L'�meute avait laiss� �� et l� des vestiges de son passage,
comme le torrent qui jette son �cume sur les bords. Le mouvement du 20
juin ne fut pas une insurrection, ainsi que l'ont dit avec une mauvaise
foi �vidente les royalistes: il n'y eut de port� � la monarchie qu'une
offense morale, et encore cette offense �tait-elle provoqu�e par les
circonstances en face desquelles se trouvait alors le pays. Il fallait
renverser les derni�res esp�rances de la monarchie et d�truire ce mur
d'inviolabilit� derri�re lequel se cachait la trahison. Le tort de
cette journ�e fut d'�tre l'ouvrage d'un parti; elle flatta
l'amour-propre des Girondins dont le peuple demandait le retour au
pouvoir. Aussi cette entreprise, quoique appuy�e sur des griefs
s�rieux, provoqu�e par l'indignation qu'excitait dans le pays la longue
r�sistance du roi, fut-elle d�pourvue de r�sultat. Les p�titionnaires
n'obtinrent pas la sanction qu'ils demandaient, et le roi souffrit
tout, mais n'accorda rien, ne promit rien.

La royaut�, d�consid�r�e, poursuivie par les faubourgs jusque dans son
palais des Tuileries, humili�e, non soumise, allait-elle se relever en
se montrant � son peuple? Le sentiment, qui joue un si grand r�le dans
les affaires humaines, n'�tait-il pas en sa faveur? La haine qu'on
portait � la reine ne c�derait-elle point le terrain � la piti� pour la
femme? Digne et touchante, n'avait-elle point oppos� au flot populaire
la meilleure des d�fenses, son fils, le jeune dauphin, qu'elle serrait
dans ses bras? Une occasion se pr�senta de sonder � cet �gard les
dispositions de la multitude.

Une f�te se pr�parait au Champ-de-Mars pour c�l�brer l'anniversaire du
14 juillet, le jour de la prise de la Bastille. En t�te du cort�ge
militaire figurait le bataillon des Marseillais, arriv� � Paris le 20
juin. On les reconnaissait � leur teint bruni, � leur mine vaillante.
Avant la journ�e du 20 juin, ils avaient envoy� � l'Assembl�e une
adresse violente �sur le r�veil du peuple, ce lion g�n�reux qui allait
enfin sortir de son repos.� Le jour de leur entr�e dans Paris, tout le
faubourg Saint-Antoine, Santerre en t�te, s'�tait port� � leur
rencontre. Le 14 juillet 1792, ils pass�rent devant l'estrade sur
laquelle �tait plac�e la famille royale en criant: �Vive P�tion! P�tion
ou la mort!� Le maire de Paris venait d'�tre destitu� de ses fonctions.
Ce cri de _vive P�tion!_ �tait donc un reproche adress� au pouvoir
ex�cutif. A peine si quelques voix faisaient entendre, comme un adieu �
la monarchie expirante, le cri de _vive le roi!_

L'expression du visage de la reine �tait navrante. Ses yeux �taient
ab�m�s de pleurs; la splendeur de sa toilette contrastait avec le
cort�ge dont elle �tait entour�e: une haie de gardes nationaux la
s�parait � peine de la masse compacte des citoyens arm�s de piques. Le
roi se rendit � pied du pavillon sous lequel �tait la famille royale
jusqu'� l'autel �lev� � l'extr�mit� du Champ-de-Mars. C'est l� qu'il
devait une fois de plus pr�ter serment � la Constitution. Quelques
gamins de Paris suivaient le roi en riant et en applaudissant. Sa t�te
poudr�e se d�tachait au milieu de la multitude � cheveux noirs ou
blonds; son habit brod� tranchait sur les v�tements des hommes du
peuple qui se pressaient autour de lui et dont quelques-uns �taient
fort d�penaill�s. Il redescendit les degr�s de l'autel de la Patrie,
et, traversant de nouveau les rangs en d�sordre, il revint s'asseoir
aupr�s de la reine et de ses enfants.

�Depuis ce jour, dit m�lancoliquement Mme. de Sta�l, le peuple ne l'a
plus revu que sur l'�chafaud.�




VII

Lenteur calcul�e des op�rations militaires.--Lafayette � la barre de
l'Assembl�e.--Manifeste de Brunswick.--Enr�lements
volontaires.--Arriv�e des f�d�r�s marseillais.--R�le de
Danton.--Angoisses et d�couragement des chefs populaires.--Le 10
ao�t.--Une page du journal de Lucile.--P�rip�ties de la lutte.--Le roi
se r�fugie dans l'Assembl�e l�gislative.--D�faite et massacre des
Suisses.--Th�roigne et Sulcan.--R�solutions vot�es par les
repr�sentants de la nation.


Depuis l'ouverture de la guerre, les op�rations tra�naient en longueur.
L'�lan national �tait comprim� par les craintes qu'inspiraient les
sourdes manoeuvres des royalistes. Des hommes dont l'avenir fl�trira la
m�moire appuyaient ouvertement � l'int�rieur les mouvements de
l'�tranger. Louis XVI, de son ch�teau, tendait la main aux arm�es
�trang�res; la nation se trouvait de la sorte entre une conspiration et
une guerre, entre l'ennemi de l'int�rieur et celui de l'ext�rieur. La
cour paralysait tous nos moyens d'attaque ou de d�fense. Les cadres de
nos arm�es �taient vides ou mal remplis, nos fronti�res d�couvertes,
nos places fortes d�pourvues. Il semblait que Louis XVI eut dit � la
France: �Je te d�fends de vaincre!� Le pays n'�tait plus d'humeur �
tol�rer une pareille situation; les lenteurs calcul�es des g�n�raux qui
devaient marcher en avant furent attribu�es � la trahison et �
l'influence du ch�teau.

La d�ch�ance du roi �tait ouvertement r�clam�e par les d�partements,
les feuilles publiques, les clubs et les sections: quelques citoyens
engageaient charitablement Louis XVI � se d�mettre de la couronne et �
rentrer dans la vie obscure pour laquelle il �tait n�. �Ce n'est qu'en
France, avait dit Robespierre, que l'on force les gens � �tre rois
malgr� eux.� Cette question de la d�ch�ance s'�leva bient�t jusqu'�
l'Assembl�e nationale, o� elle fut soutenue par les Girondins.
Vergniand et Brissot tourn�rent leurs batteries contre le ch�teau des
Tuileries, o� si�geait la force de la coalition �trang�re. Ils
accus�rent hautement Louis XVI de couvrir la ligue des rois contre la
France. Les avis �taient d'ailleurs partag�s: les uns voulaient annuler
la monarchie en la dominant, les autres voulaient la d�truire; ceux-ci
craignaient une d�faite, et ceux-l� tremblaient dans la pr�vision d'une
victoire trop compl�te.

Le dimanche 22 juillet, on tira le canon d�s le matin; des charges
d'artillerie continu�rent d'heure en heure pendant tout le jour. Les
officiers municipaux � cheval, divis�s en deux bandes, sortirent � 10
heures de la maison commune, faisant porter au milieu d'eux par un
garde national une grande banni�re tricolore sur laquelle �tait �crit:
_Citoyens, la patrie est en danger!_ Devant et derri�re le cort�ge
roulaient plusieurs canons. De nombreux d�tachements de garde nationale
et quelques piques les accompagnaient. Une musique appropri�e � ces
tristes circonstances faisait entendre, de moment en moment, ses
lugubres accords. Des amphith��tres �taient dress�s sur les places
publiques pour recevoir les enr�lements volontaires. Une tente
s'�levait, couverte de guirlandes et de feuilles de ch�ne, charg�e de
couronnes civiques et flanqu�e de deux piques avec le bonnet de la
libert�; le drapeau de la section, plant� en avant, flottait au-dessus
d'une table pos�e sur deux tambours; le magistrat du peuple, avec son
�charpe, enregistrait les noms des volontaires qui se pressaient en
foule autour de l'estrade; les balustrades, les deux escaliers, le
devant de l'amphith��tre �taient d�fendus par deux canons, et toute la
place inond�e d'une jeunesse ardente qui venait offrir son sang � la
patrie. Quelle diff�rence entre le concours enthousiaste de cette
multitude et les sc�nes affligeantes que pr�sentaient sous l'ancienne
monarchie les n�cessit�s du recrutement militaire! Il n'y avait ici
d'autre racoleur que le d�vouement, et tout le monde voulait partir.
Quelques vieux royalistes, t�moins de cette ardeur h�ro�que, disaient
entre eux; �C'est bien; mais comment ces jeunes soldats feront-ils pour
battre, maintenant qu'ils n'ont plus de nobles � leur t�te pour les
commander?�

Or, c'�tait le moment o� s'enr�laient comme volontaires les Hoche, les
Championnet, les Marceau, les Kl�ber et tant d'autres qui ont fait la
gloire de nos arm�es.

Paris ne r�pondit pas seul au cri d'alarme. L'�lan de la province fut
admirable. Les quatre-vingt-trois d�partements tressaillirent. Les
f�d�r�s accouraient pour former le camp sous Paris. Tous �taient pleins
d'ardeur; tous br�laient du d�sir de marcher vers la fronti�re.

Ainsi, du peuple, rien � craindre; il fera son devoir. Ma�s en est-il
de m�me de la part des g�n�raux? Lafayette quitta son corps d'arm�e et
vint, le 28, � la barre de l'Assembl�e l�gislative, demander justice de
la journ�e du 20 juin. Beaucoup parmi les d�put�s d�sapprouvaient
hautement la violation du palais des Tuileries et les familiarit�s dont
on avait us� envers le roi. Aussi un d�cret parut le 2l juin, d�fendant
� aucune r�union de citoyens arm�s de se pr�senter � la barre de
l'Assembl�e ni devant aucune autorit� constitu�e.

Lafayette voulait qu'on all�t plus loin, qu'on poursuiv�t les
coupables. L'attitude du g�n�ral fut aussi provocante que son
intervention dans les affaires de l'�tat �tait insolite et dangereuse.
Ce qu'il y avait de plus grave, c'est que cette d�marche �tait un
sympt�me. Lafayette parlait au nom de ses compagnons d'armes, au nom de
l'affection de ses soldats. O� en �tait-on si les hommes charg�s de
fermer le passage � l'ennemi ne marchaient point d'accord avec la
nation? L'Assembl�e sembla pourtant donner raison � Lafayette par une
majorit� de 339 voix contre 231.

Le pays avait perdu confiance dans ses repr�sentants; tous les pouvoirs
publics se d�sorganisaient; le d�couragement �tait profond, quand, le
27 juillet, tomba sur Paris le foudroyant manifeste du duc de
Brunswick.

Une coalition formidable s'avan�ait, pr�c�d�e de menaces et de
bravades. O France, tu es perdue, si tu n'appelles � toi toute ton
�nergie! Je vois tes ennemis qui t'environnent de toutes parts; je vois
les aigles des arm�es du Nord fondre sur ta t�te comme sur une proie
certaine; je vois reluire les �p�es derri�re les �p�es et l'alliance
des tyrans r�unis s'�tendre jusque par del� le Caucase.

[Illustration: H�bert.]

�coute plut�t ce que te dit le duc de Brunswick: �La ville de Paris et
tous ses habitants sans distinction seront tenus de se soumettre
sur-le-champ et sans d�lai au roi, de mettre ce prince en pleine et
enti�re libert�, et de lui assurer, ainsi qu'� toutes les personnes
royales, l'inviolabilit� et le respect auxquels le _droit de la nature
et des gens_ oblige les sujets envers les souverains; Leurs Majest�s
Imp�riale et Royale rendent personnellement responsables de tous les
�v�nements, sur leurs t�tes, pour �tre militairement ch�ti�s, sans
espoir de pardon, tous les membres de l'Assembl�e nationale, du
_district_, de la municipalit� et de la garde nationale de Paris, les
juges de paix et tous autres qu'il appartiendra; d�clarent, en outre,
Leurs dites Majest�s, sur leur foi et parole d'empereur et de roi, que
si le ch�teau est forc� ou insult�, que s'il est fait la moindre
violence, le moindre outrage � Leurs Majest�s le roi, la reine et la
famille royale, s'il n'est pas pourvu imm�diatement � leur s�ret�, �
leur conservation et � leur libert�, elles en tireront une _vengeance
exemplaire et � jamais m�morable, en livrant la ville de Paris � une
ex�cution militaire et � une subversion totale, et les r�volt�s,
coupables d'attentats, aux supplices gu'ils auront m�rit�s.�_ Le
manifeste �tait dat� de Coblentz, le quartier g�n�ral des �migr�s.
Plusieurs le crurent �man� des Tuileries.

Eh bien! ce coup de foudre r�veilla la nation comme en sursaut. Ces
menaces, bien loin de jeter la terreur dans les esprits, firent courir,
d'un bout de la France � l'autre, un fr�missement de rage.

--Qui ose nous parler ainsi? Ne sommes-nous pas cinq � six millions
d'hommes en �tat de porter les armes; renvoyons la terreur � ceux qui
veulent nous intimider. Tous debout!

La R�volution �tant devenue une question d'existence nationale, la
France lia ses armes � la d�fense des principes. Une id�e nouvelle
soulevait le sein de la France, et c'est cette id�e qui la rendait
indomptable.

Les soup�ons augment�rent avec l'approche de l'ennemi; � chaque pas
qu'on marquait en avant sur les fronti�res pour les d�fendre, on
retournait la t�te derri�re soi, vers le ch�teau. La s�ret� int�rieure
n'inqui�tait pas moins que la s�ret� ext�rieure. Les volontaires qui
s'enr�laient sur les places publiques �taient abord�s par des citoyens
au visage sombre:

--O� courez-vous? leur disait-on. L'ennemi n'est pas sur la fronti�re,
il est dans nos murs. Les Tuileries correspondent avec Coblentz;
Coblentz a des intelligences avec toutes les cours �trang�res. Le
centre des op�rations de l'ennemi �tant aux Tuileries, c'est l� qu'il
faut porter d'abord vos forces et vos armes.

Ce langage �tait r�p�t� dans les faubourgs.

Robespierre exprimait dans son journal, le _D�fenseur de la
Constitution_, les m�mes d�fiances: �D�j� une cour parjure se pr�pare �
voler sous les drapeaux des tyrans de l'Europe. Voil� la situation o�
nos ennemis nous ont plac�s; voil� notre cause; que les peuples de la
terre la jugent! ou, si la terre est le patrimoine de quelques
despotes, que le ciel lui-m�me en d�cide. Dieu puissant, cette cause
est la tienne! D�fends toi-m�me ces lois �ternelles que tu gravas dans
les coeurs; absous ta justice accus�e par le triomphe du crime et par
les malheurs du genre humain, et que les nations se r�veillent du moins
au bruit du tonnerre dont tu frapperas les tyrans et les tra�tres!�

L'erreur de Lafayette et de son parti �tait de croire que l'on p�t
alors faire la guerre, repousser l'ennemi, d�border sur son territoire
par les seules forces de la discipline et de la vieille tactique
militaire; non, il fallait l'enthousiasme, le feu sacr� de la
R�volution.

�Si le ch�teau est forc�,� disait le fameux manifeste: parole
maladroite et imprudente! C'�tait d�signer au peuple de Paris le point
sur lequel il devait frapper. Tout le monde voyait distinctement se
former l'orage. Le 17 juillet, les f�d�r�s r�clamaient dans une
audacieuse adresse � l'Assembl�e la suspension de Louis XVI et des
poursuites contre Lafayette; quelques jours apr�s, Brissot demandait la
d�ch�ance du monarque; le 3 ao�t, P�tion accusait le roi d'avoir
conspir� contre le peuple et proposait l'abolition de la royaut�. Ainsi
tout le monde �tait d'accord pour regarder le ch�teau comme l'obstacle
supr�me au succ�s de nos armes; mais d'o� partirait l'�tincelle qui
mettrait le feu � cette train�e de poudre?--De Marseille et des
faubourgs de Paris.

Le 30 juillet, Danton propose aux Cordeliers de signer la r�solution
suivante: �La section du Th��tre-Fran�ais d�clare que, la patrie �tant
en danger, tous les hommes fran�ais sont de fait appel�s � la d�fendre;
qu'il n'existe plus ce que les aristocrates appelaient des citoyens
passifs, que ceux qui portaient cette injuste d�nomination sont appel�s
tant dans le service de la garde nationale que dans les sections et
dans les assembl�es pour y d�lib�rer.� Notez que c'est aux Cordeliers
et non aux Jacobins que Danton s'adresse. Pourquoi? Parce que, compos�
d'hommes � lui, d'hommes d'action, le club des Cordeliers �tait bien
son quartier g�n�ral.

On attendait de Marseille cinq cents nouveaux f�d�r�s, choisis parmi
les plus braves, �cinq cents hommes qui sussent mourir�. [Note: Lettre
de Barbaroux] Ils arrivent sur Paris. Barbaroux et R�becqui vont les
recevoir � Charenton. Les Marseillais sont aussit�t acclam�s, choy�s.
Santerre, Marat, Danton, Camille Desmoulins et bien d'autres les
f�tent, se disputent l'honneur de les faire asseoir � leur table. C'est
vers ces rudes enfants du soleil et de la libert� que se tourne tout
l'espoir de la nation.

Cependant les chefs de l'opinion publique h�sitaient. Brissot et
Vergniaud, quoique r�publicains, n'approuvaient point une entreprise �
main arm�e contre le ch�teau; ils craignaient une d�route, les suites
toujours effroyables d'une insurrection vaincue, la ruine de
l'Assembl�e nationale, le r�tablissement de la vieille monarchie. De
son c�t�, Robespierre se plongea dans la retraite: son oeil fixe
n'envisageait pas sans crainte les cons�quences de la chute du roi.
Tout lui semblait myst�re et t�n�bres derri�re ce tr�ne renvers�. A
tout prendre, si les �v�nements n'avaient pas exig� ce dernier
sacrifice � la R�volution, il e�t pr�f�r� s'en tenir � la Constitution
de 91; mais la cour avait perdu la royaut�, et alors que faire? On
raconte que Danton lui-m�me s'�tait retir� � Arcis-sur-Aube, d'o� il ne
revint � Paris que le 9 ao�t. Ainsi la R�volution, tout en sachant bien
qu'elle n'avait que des obstacles et des r�sistances � attendre de la
part du pouvoir ex�cutif, tremblait devant l'id�e de le renverser.

Un comit� insurrectionnel s'�tait form�; Barbaroux et Carra pr�paraient
les voies au soul�vement. La cour, de son c�t�, se tenait en �tat de
d�fense. Elle comptait avec raison sur une partie de la garde
nationale, sur une garnison d�vou�e, sur les grilles, les murs, le
pont-levis du ch�teau, dont la configuration ext�rieure n'�tait point
du tout alors ce qu'elle est aujourd'hui. Une police secr�te s'�tait
organis�e dans le cabinet des Tuileries; des rapports faits par des
espions instruisaient la famille royale des mouvements et des propos de
la ville. Voici l'un de ces rapports, dat� du 5 ao�t: �Le nomm�
Nicolas, batelier sur le pont Saint-Paul, demeurant rue de la
Mortellerie, � c�t� de la rue du Long-Pont, doit assassiner... (le nom
est en blanc), � l'instigation de la Soci�t� des Amis des droits de
l'homme.� Nous ne nous perdrons pas en conjectures sur l'objet du
crime; il y a tout lieu de croire que la personne d�sign�e au poignard
de ce fanatique �tait la reine. L'auteur du _Rapport_ d�signe ensuite
�le sieur Fournier l'Am�ricain, demeurant rue de Mirabeau; le sieur
Rossignol, demeurant rue Dauphine; le nomm� Nicolas la Pipe, fort du
port, comme devant seconder les projets contre la famille royale et
marcher � la t�te des f�d�r�s.� Les principaux traits de l'insurrection
prochaine se trouvent esquiss�s dans ce rapport, quoique d'une mani�re
un peu vague. L'espion assure que �les sieurs Santerre, Rossignol et
Dijon distribuent chaque jour 800 francs au faubourg Saint-Marcel...,
que le sieur Balzac, demeurant place de la Bastille, et le sieur Clin
se sont promen�s le 6 au soir, du Louvre � la Gr�ve, par le pont Double
et le faubourg Saint-Antoine, en criant qu'ils portaient le sabre pour
mettre � bas les t�tes du roi et de la reine.� [Note: Cette pi�ce
curieuse a �t� extraite par nous des cartons des Archives.]

On voit par l� que la famille royale �tait pr�venue: elle avait
d'ailleurs pris ses pr�cautions et faisait coucher dans l'int�rieur du
ch�teau des gentilshommes arm�s jusqu'aux dents. Un instant elle se
crut � la veille non-seulement de r�sister, mais de vaincre et de
r�tablir ses pouvoirs abolis. Le 8, tout �tait en grande fermentation;
les Tuileries ressemblaient � une place forte menac�e par des
assaillants. Les nobles �taient accourus de toutes les provinces et
remplissaient le ch�teau jusqu'aux combles. Des sabres, des �p�es, des
pistolets, encombraient les corridors. La cour en m�me temps tramait le
complot de transf�rer le corps l�gislatif � Rouen, o� il y avait une
r�union de troupes suisses; mais les d�put�s s'y oppos�rent. Pour
vaincre leur r�sistance, on insinua aux membres de l'Assembl�e que leur
vie n'�tait pas en s�ret� � Paris. Ils refus�rent absolument de
d�placer le si�ge de la repr�sentation nationale.

D'un autre c�t�, Mme Roland, Barbaroux, Servan, d�courag�s par les
lenteurs de l'insurrection ou pr�voyant une d�route, avaient form� le
projet d'une R�publique du Midi dont Marseille serait le centre. C'est
l� qu'ils comptaient se retirer en cas d'insucc�s.

A Paris, on parlait ouvertement d'en finir avec le parti du roi. �Il
s'agit de savoir, disaient les citoyens, s'il y a, oui ou non, une
patrie et une Constitution. La France n'a pas le droit d'abdiquer sa
nationalit�. Il faut couper cette main que la royaut� des Tuileries
tend aux monarchies europ�ennes.� Les soup�ons d'intelligence avec
l'�tranger, soup�ons qui ont �t� confirm�s depuis, �teignaient toute
compassion dans le coeur des masses. Le 9 au soir, Danton jeta l'alarme
aux Cordeliers: �Qu'attendez-vous? La Constitution est impuissante,
l'Assembl�e nationale h�site; il ne vous reste plus que vous-m�mes pour
vous sauver! H�tez-vous donc; car cette nuit m�me des satellites,
cach�s dans le ch�teau, doivent faire une sortie sur le peuple et
l'�gorger avant de quitter Paris, pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous
donc vous-m�mes! Aux armes! aux armes!� Danton appuya ce discours d'un
mouvement de t�te colossal et de gestes terribles; cet homme avait en
lui du dogue et du lion; il aboyait et rugissait � la fois; sa main
lev�e foudroyait le ch�teau. La multitude, appel�e � donner son avis,
opina par des cris et par un tumulte effrayant. Un frisson d'armes
courut de faubourg en faubourg. Quand le moment est venu de porter son
intervention dans les destin�es de l'�tat, le peuple dont on veut
�touffer la voix, le peuple vote � coups de canon.

De part et d'autre, une d�claration de guerre en r�gle pr�c�da
l'attaque et la d�fense. Il n'y eut point de surprise. La cour
connaissait les pr�paratifs de l'insurrection; le peuple n'ignorait
point les manoeuvres de la cour. Dans la nuit du 4 au 5 ao�t, on avait
fait venir de Courbevoie au ch�teau des Tuileries les bataillons des
Suisses. Ces soldats �trangers �taient ceux sur la fid�lit� desquels la
famille royale pouvait le mieux s'appuyer. De son c�t�, la mairie
venait de faire distribuer des cartouches aux Marseillais. Ainsi une
collision �tait imminente.

Le 10 ao�t, � minuit, le tocsin sonna. Le premier coup de cloche partit
du district des Cordeliers o� �taient les Marseillais. C'est sur eux
qu'on comptait pour former la t�te du mouvement. Qui dira les angoisses
de cette nuit sinistre? La plupart des r�volutionnaires connus jouaient
leur t�te sur un coup de d�. Comment, � distance des �v�nements,
d�crire l'inqui�tude, les transes de leurs m�res, de leurs enfants, de
leurs femmes? Un document pr�cieux nous vient en aide. Lucile
Desmoulins tenait pour elle-m�me un _Journal_ �o� elle se racontait les
impressions de son �me�. Citons l'une des pages les plus �mouvantes et
les plus na�ves qui soient jamais sorties de la plume d'une femme:

�Qu'allons-nous devenir, s'�crie-t-elle, � mon pauvre Camille? Je n'ai
plus la force de respirer... Mon Dieu, s'il est vrai que tu existes,
sauve donc des hommes qui sont dignes de toi!... Nous voulons �tre
libres; � Dieu, qu'il en co�te!... Le 8 ao�t, je suis revenue de la
campagne; d�j� tous les esprits fermentaient bien fort. Le 9, j'eus des
Marseillais � d�ner; nous nous amus�mes assez. Apr�s le d�ner, nous
f�mes tous chez M. Danton. La m�re pleurait; elle �tait on ne peut plus
triste; son petit avait l'air h�b�t�; Danton �tait r�solu; moi, je
riais comme un folle. Ils craignaient que l'affaire n'e�t pas lieu:
quoique je n'en fusse pas du tout s�re, je leur disais qu'elle aurait
lieu. �Mais peut-on rire ainsi?� me disait Mme Danton. �H�las! lui
dis-je, cela me pr�sage que je verserai bien des larmes ce soir.� Il
faisait beau; nous f�mes quelques tours dans la rue; il y avait assez
de monde. Plusieurs sans-culottes pass�rent en criant: Vive la Nation!
Puis des troupes � cheval; enfin des troupes immenses. La peur me prit:
je dis � Mme Danton: �Allons-nous-en.� Elle rit de ma peur; mais �
force de lui en dire, elle eut peur aussi. Je dis � sa m�re: �Adieu;
vous ne tarderez pas � entendre le tocsin...�

�Arriv�s chez Mme Danton, nous la trouv�mes fort agit�e. Je vis que
chacun s'armait. Camille, mon cher Camille, arriva avec un fusil. O
Dieu! je m'enfon�ai dans l'alc�ve, je me cachai avec mes deux mains et
me mis � pleurer. Cependant, ne voulant pas montrer tant de faiblesse
et dire tout haut � Camille que je ne voulais pas qu'il se m�l�t de
tout cela, je guettai le moment o� je pouvais lui parler sans �tre
entendue, et lui dis toutes mes craintes. Il me rassura en me disant
qu'il ne quitterait pas Danton. J'ai su depuis qu'il s'�tait expos�.
Fr�ron avait l'air d'�tre d�termin� � p�rir. �Je suis las de la vie,
disait-il, je ne cherche qu'� mourir.� A chaque patrouille qui venait,
je croyais les voir pour la derni�re fois. J'allai me fourrer dans le
salon qui �tait sans lumi�re, pour ne point voir tous ces appr�ts...
Nos patriotes partirent; je fus m'asseoir pr�s du lit, accabl�e,
an�antie, m'assoupissant parfois; et lorsque je voulais parler, je
d�raisonnais. Danton vint se coucher; il n'avait pas l'air fort
empress�, il ne sortit presque point. Minuit approchait; on vint le
chercher plusieurs fois; enfin il partit pour la Commune; le tocsin des
Cordeliers sonna, il sonna longtemps. Seule, baign�e de larmes, �
genoux sur la fen�tre, cach�e dans mon mouchoir, j'�coutais le son de
cette fatale cloche...

�Danton revint. On vint plusieurs fois nous donner de bonnes et de
mauvaises nouvelles; je crus m'apercevoir que leur projet �tait d'aller
aux Tuileries; je le leur dis en sanglotant. Je crus que j'allais
m'�vanouir. Mme Robert demandait son mari � tout le monde. �S'il p�rit,
me dit-elle, je ne lui survivrai pas. Mais ce Danton, lui, ce point de
ralliement! si mon mari p�rit, je suis femme � le poignarder.� Camille
revint � 1 heure; il s'endormit sur mon �paule... Mme Danton semblait
se pr�parer � la mort de son mari. Le matin, on tira le canon. Elle
�coute, p�lit, se laisse aller et s'�vanouit... Jeannette criait comme
une bique. Elle voulait rosser la M. V. Q., qui disait que c'�tait
Camille qui �tait la cause de tout cela. Nous entend�mes crier et
pleurer dans la rue; nous cr�mes que tout Paris allait �tre en sang...
Cependant on vint nous dire que nous �tions vainqueurs. Mais les r�cits
�taient cruels. Camille arriva et me dit que la premi�re t�te qu'il
avait vue tomber �tait celle de Suleau. Robert avait eu sous les yeux
l'affreux spectacle des Suisses qu'on massacrait... Le lendemain, 11,
nous v�mes le convoi des Marseillais... Le 12, en rentrant, j'appris
que Danton �tait ministre.�

Ainsi les larmes des femmes se m�laient � la col�re du peuple, comme
les gouttes de pluie au grondement du tonnerre.

Aux approches du 10 ao�t, Marat, libre depuis quelque temps, rentra
dans son souterrain. D�sign� d'avance � tous les coups de la r�action,
dans le cas o� la cour l'emporterait, il n'avait ni gr�ce ni merci �
esp�rer. L'issue de la lutte lui semblait douteuse; les cons�quences
pouvaient �tre mortelles pour la libert�: les privil�ges, en se
renversant, avaient r�pandu �� et l� bien des col�res; les
amours-propres offens�s, les int�r�ts d�chus allaient-ils se rallier
autour du tr�ne dans un dernier espoir de succ�s et de vengeance? Les
f�d�r�s, mal arm�s, mal disciplin�s, �taient-ils de taille � se mesurer
avec de vieilles troupes exerc�es au m�tier des armes?

Dans la soir�e du 9, Marat �tait particuli�rement triste. Une main,
sans doute connue, frappa trois coups contre la porte du caveau; Marat
leva la t�te avec d�fiance; alors une voix de femme, douce et claire:
�Ouvrez, Marat, c'est moi.� Il ouvrit. Une jeune fille blonde, svelte
et jolie, entra avec un petit sourire aux l�vres. Elle portait � son
bras un panier en jonc gonfl� de quelques provisions de bouche, du riz,
des fruits secs et une bouteille de caf� � l'eau: c'�tait le souper du
proscrit. Marat avait eu peu de rapports dans sa vie avec les femmes.
Celle-ci �tait la com�dienne Fleury; l'Ami du peuple l'avait connue �
Versailles; pauvre fille, abandonn�e au th��tre d�s ses plus jeunes
ann�es, elle avait beaucoup ri et beaucoup souffert; il lui en restait
une piti� intarissable pour les malheureux. Mme Fleury trouvait un
charme triste et doux � venir de temps en temps d�faire son masque de
th��tre, ce masque rose et joyeux, sous lequel il y avait des larmes,
aupr�s du masque de fer de Marat. Opprim�e sous le fardeau du m�pris
qui s'attachait � la profession, cette actrice h�tait de tous ses voeux
le d�nouement d'une r�volution juste, raisonnable et humaine, qui
devait bannir du monde tous les pr�jug�s.

Marat lui demanda des nouvelles de la ville. Paris ne remuait pas
encore.

--C'est fini, dit-il, notre cause est perdue. Je vais partir pour
Marseille avec Barbaroux; nous irons planter ensemble des oliviers, et
nous consoler, au sein de la nature, de l'ingratitude et de la b�tise
des hommes. Puisqu'ils tiennent � �tre esclaves et � baiser la verge
qui les fouette, nous les laisserons � leur servitude.�

Et il frappait du pied la terre, et il se promenait de long en large
sous les vo�tes moines du souterrain, en proie � une horrible
agitation.

Que se passait-il au dehors? Le tocsin sonnait dans tout Paris. Les
faubourgs descendirent lentement. Au petit jour, on battit la g�n�rale.
L'arm�e de l'insurrection s'�branla. L'avant-garde se composait de cinq
cents f�d�r�s marseillais [Note: L'attitude de ces Marseillais, d'apr�s
le t�moignage de tous les contemporains, �tait vraiment admirable. La
R�publique, form�e depuis longtemps dans le coeur des Phoc�ens par
l'exercice des libert�s municipales, jaillit, pour ainsi dire, en bloc
sous l'influence de la R�volution. �On distinguait, raconte Robespierre
dans son journal, l'immortel bataillon de Marseille, c�l�bre par ses
victoires remport�es dans le Midi. Cette l�gion �galement imposante par
le nombre, par la diversit� infinie des armes, et surtout par le
sentiment sublime de la libert� qui respirait sur leurs visages,
pr�sentait un spectacle qu'aucune langue ne peut rendre.� O Marseille,
Marseille, si Paris est la t�te de la France, tu en es le coeur!] et de
trois cents f�d�r�s bretons. Derri�re eux venait une masse arm�e de
piques et de fusils. Des hommes de toutes classes, ouvriers et
bourgeois, marchaient � l'assaut des Tuileries. Il est 9 heures du
matin, les deux partis, celui de la cour et celui de l'insurrection,
sont en pr�sence; les bouches � feu sont point�es de part et d'autre;
les r�giments suisses (1330 hommes) se rangent en bataille derri�re
les grilles du ch�teau. Quelques bataillons de la garde nationale,
entre autres celui des Filles-Saint-Thomas, se tiennent immobiles avec
de l'artillerie. Le combat va commencer. C'est alors qu'on put juger
des dangers de l'entreprise et que les assaillants virent combien il
serait difficile d'enlever cette forteresse de la royaut�. Leur courage
n'en fut point �branl�.

La lutte s'engage. Le ch�teau se d�fend; les boulets trouent le front
des colonnes insurg�es; la fusillade abat de part et d'autre un assez
grand nombre de combattants. Les citoyens, parmi lesquels on comptait
beaucoup d'anciens militaires, reculent et reviennent � la charge avec
une intr�pidit� terrible.

On ignorait au dehors ce qui se passait dans l'int�rieur des Tuileries.
Mal conseill�, le roi s'�tait montr� dans les cours aux gardes
nationaux: il avait �t� accueilli par les cris de _vive la nation_! La
d�fection faisait � chaque instant des progr�s. Mandat, auquel avait
�t� confi�e la d�fense du ch�teau, venait d'�tre massacr�. Roederer
accourt:

--Sire, dit-il au roi, Votre Majest� n'a pas cinq minutes � perdre; il
n'y a de s�ret� pour elle que dans l'Assembl�e nationale.

Il ajouta que tout Paris s'avan�ait contre le ch�teau et que la
r�sistance �tait impossible.

La reine h�sitait; elle comptait encore sur les forces qui
l'entouraient, sur la vieille �p�e des gentilshommes.

--Marchons! dit le roi.

Il sortit avec toute la famille royale et traversa � pas lents le
jardin des Tuileries jonch� de feuilles mortes.

Au moment o� Louis XVI quitta le ch�teau, on �tait au fort de l'action:
arriv� dans le plus grand d�sordre � la salle du Man�ge, il se pla�a
sous la sauvegarde de l'Assembl�e nationale. L'infortune de cet homme
qui n'avait pas su conserver le pouvoir toucha les coeurs. Chabot fit
n�anmoins observer que la Constitution d�fendait de d�lib�rer devant le
roi; un d�cret d�cide que Louis XVI et sa famille passeront dans la
loge du logographe. Lorsqu'il est entr� dans cette loge, les officiers
g�n�raux suisses demandent � Sa Majest� quels ordres elle veut leur
donner:

--_Retournez � votre poste et faites votre devoir_, r�pond froidement
Louis XVI.

En maintenant la r�sistance du ch�teau, du fond de sa retraite, le roi
couvrait sa t�te et se m�nageait en m�me temps les chances d'une
victoire.

--Nous allons revenir, avait dit de son c�t� la reine � l'une de ses
femmes.

Donc on esp�rait encore; donc, tout en demandant asile au toit sous
lequel si�geait la souverainet� nationale, on comptait bien rentrer
victorieux dans le ch�teau. Ce calcul amena tous les malheurs de la
journ�e.

L'orage qui grondait sur les Tuileries retentissait jusque dans la
salle o� l'Assembl�e nationale tenait ses s�ances. Les vitres
cr�pitaient sous le sifflement des balles, les pierres craquaient, les
portes s'�branlaient; on e�t dit un vaisseau agit� par la temp�te.

Le bruit courut que les Suisses, profitant d'un semblant de victoire,
marchaient vers le Man�ge. Ils venaient, disait-on, enlever le roi,
d�truire la repr�sentation nationale. Ce bruit �tait-il tout � fait
d�pourvu de fondement? On sait aujourd'hui que telle �tait l'intention
de quelques officiers de ce corps. La fusillade semblait se rapprocher
de moment en moment. On crut un instant que le feu �tait dirig� sur la
salle des s�ances. Les d�put�s se montr�rent ce jour-l� dignes du
mandat qui leur �tait confi�. En face du danger, la repr�sentation
nationale tout enti�re se leva, jura avec des �lans d'enthousiasme de
mourir � son poste.

[Illustration: L'abb� Sicard, instituteur des sourds-muets.]

On aurait pu croire que la fuite du roi allait suspendre les
hostilit�s. Abandonn�s de celui pour lequel ils se battaient, les
Suisses ne consentiraient-ils point � d�poser les armes? Ceux qui
raisonnaient ainsi comptaient sans la toute-puissance qu'exerce sur de
vieilles troupes la discipline militaire. Apr�s le d�part du roi, la
lutte recommen�a de part et d'autre, furieuse, acharn�e. Ces soldats en
habit rouge combattaient pour l'honneur du drapeau, pour ex�cuter
l'ordre que leur avait transmis Louis XVI: �Faites votre devoir.� Avec
un h�ro�sme digne d'une meilleure cause, ils tinrent jusqu'au bout et
se firent massacrer.

L'Assembl�e attendait, en proie � une extr�me anxi�t�, des nouvelles du
dehors, quand le procureur g�n�ral Roederer annon�a que _le ch�teau
�tait forc�_. Le dernier espoir de la monarchie s'�vanouissait. Alors
le roi avertit le pr�sident qu'il venait de faire donner l'ordre de
cesser le feu. N'�tait-il pas bien tard?

Que faisait-il d'ailleurs, au milieu d'�v�nements si graves, celui dont
la couronne tombait en poussi�re? Il mangeait.

Cette journ�e fut une des plus sanglantes de la R�volution. Des
contemporains �valuent � plus de quatre mille le nombre des morts. Les
abords des Tuileries pr�sentaient un spectacle affreux. Les bras
manquaient pour emporter les cadavres; ils furent trouv�s, le
lendemain, tout couverts de mouches et d�j� dans un �tat de
d�composition tr�s avanc�. Quand les bataillons, �claircis par un feu
meurtrier, rentr�rent dans les faubourgs � la nuit, il manquait �a et
l� un p�re, un �poux, un fr�re; le deuil voilait l'�clat et la joie de
la victoire, comme un cr�pe jet� sur un drapeau.

Ne devait-on point s'attendre � des repr�sailles? Il y en eut de tr�s
regrettables. Les Suisses et quelques vieux serviteurs de la cour
furent cruellement immol�s. Mais en revanche on cite de beaux traits
d'humanit�.

L'un des vainqueurs am�ne � la barre de l'Assembl�e un Suisse qu'il
vient d'arracher � la mort, l'embrasse et s'�vanouit. Puis revenant �
lui-m�me:

--Il me faut une vengeance. Je prie l'Assembl�e de me laisser emmener
ce malheureux: je veux le loger et le nourrir.

Un acte tout � fait inexcusable, parce qu'il eut lieu avant la
bataille, fut le meurtre de Suleau.

Quelque temps avant l'attaque du ch�teau, Th�roigne avait annonc� le
projet d'enr�ler sous ses ordres deux mille piques. Le 10 ao�t, au
point du jour, elle se trouva sous son costume d'amazone sur la
terrasse des Feuillants, o� l'on venait de conduire des prisonniers.
Quelques gardes nationaux du parti de la cour, instruits des �v�nements
qui se pr�paraient, avaient aussi pris les armes. Une de ces fausses
patrouilles fut arr�t�e. Onze prisonniers sur vingt-deux, ayant �t�
plac�s dans une salle s�par�e, trouv�rent le moyen de se sauver, en
sautant par la fen�tre, dans un jardin dont ils s'ouvrirent les issues.
Parmi ceux qui n'avaient pu s'�vader, on remarquait un jeune homme d'un
ext�rieur �l�gant, en bonnet de police et en uniforme de garde
national. C'�tait Suleau: �crivain royaliste, il s'attachait
particuli�rement � tourner en ridicule les personnages de la
R�volution. L'un des plus furieux agents de l'aristocratie, r�dacteur
d'une feuille intitul�e les _Actes des ap�tres_, il adressait chaque
jour � Th�roigne de ces injures �crites qu'une femme n'oublie ni ne
pardonne. [Note: Elle avait contre lui un autre grief. Suleau avait
publi� � Bruxelles le _Tocsin des rois_, un journal qui combattit la
R�volution des Pays-Bas, et dans lequel la ville de Li�ge �tait sans
cesse insult�e.] Le hasard voulut que le nom de ce pamphl�taire f�t
prononc� devant elle:

--Quoi! c'est Suleau!

Et courant droit � son ennemi:

--Ah! c'est vous, s'�crie Th�roigne, qui me calomniez ainsi! Ah! je
suis vieille! ah! je suis laide! ah! je suis la ma�tresse de Populus!

En disant ces mots, elle l�ve le sabre nu; son oeil �tincelle; une
sombre et subite vengeance couvre son visage d'un voile de feu. Suleau
oppose une r�sistance intr�pide; il arrache une arme des mains de ceux
qui veulent l'�gorger, mais au m�me instant Th�roigne le pr�vient; d'un
bond furieux, elle se pr�cipite sur son adversaire et lui plonge son
sabre en pleine poitrine.

Il tombe. Ceci fait, Th�roigne court � l'assaut des Tuileries o� elle
se distingue par sa bravoure et obtient, malgr� son sexe, un grade
militaire.

Th�roigne s'�tait d'abord attach�e au parti des Jacobins; mais
Robespierre ayant dit �que la femme devait demeurer gardienne des
vertus domestiques et r�server pour le foyer sa douce influence�,
Th�roigne d�clara qu'elle _lui retirait son estime_. Elle appartenait
maintenant � la Gironde.

Une autre femme se montra vraiment h�ro�que. Sous le feu, sous une
gr�le de balles, la fougueuse Rose Lacombe fut bless�e au poignet d'un
�clat d'obus; les Marseillais, �merveill�s de son courage, lui
d�cern�rent apr�s la victoire une couronne civique.

Retournons � l'Assembl�e l�gislative. Ses membres montr�rent plus de
r�solution qu'on ne pouvait en attendre de leur conduite depuis le 20
juin. La grande majorit� �tait royaliste; mais il y a tel moment dans
l'histoire des Assembl�es o� les �v�nements s'imposent aux majorit�s
elles-m�mes. Au nom d'une commission extraordinaire cr��e tout expr�s
pour d�lib�rer sur la gravit� des circonstances, Vergniaud proposa la
suspension du pouvoir ex�cutif, un d�cret pour donner un gouverneur au
prince royal, l'installation du roi et de sa famille au Luxembourg, la
convocation d'une Assembl�e nouvelle qui s'appellerait la Convention.
Le peuple voulait la d�ch�ance; mais la L�gislative d�cida qu'elle
�tait li�e par la Constitution et qu'� la Convention nationale seule
appartenait le droit de se prononcer sur la forme du gouvernement.

Les Girondins Roland, Servan et Clavi�re furent rappel�s � leurs
anciennes fonctions minist�rielles; mais ne fallait-il point au pouvoir
un homme qui personnifi�t l'insurrection victorieuse? Tous les regards
se tourn�rent vers Danton.

Le lendemain, Danton couchait � l'h�tel du ministre de la justice, et
Louis XVI � la tour du Temple.

Le 10 ao�t a �t� diversement jug�. Ceux qui repr�sentent la prise du
ch�teau comme le triomphe de la vile multitude se trompent ou veulent
nous tromper. Presque tout Paris marcha, et parmi ceux qui ne prirent
point une part directe au mouvement, beaucoup y consentirent. La
royaut� avait fait son temps; elle �tait un obstacle � l'essor de la
d�fense nationale. Une seule question; si Louis XVI e�t triomph� le 10
ao�t, les �trangers ne seraient-ils point accourus jusqu'� Paris? n'y
auraient-ils point r�tabli l'ancien r�gime, un despotisme d'autant plus
odieux qu'il e�t �t� impos� par les ba�onnettes prussiennes et
autrichiennes? Mme de Sta�l elle-m�me, une royaliste constitutionnelle,
r�pond:

�Il est possible que les choses fussent arriv�es � cette extr�mit�.�

Le 10 ao�t fut donc un jour de d�livrance. Ma�tresse de ses destin�es,
responsable de ses actes, oblig�e de vaincre ou de mourir, la France,
dans cette m�morable journ�e, br�la le vaisseau de la royaut� pour
sauver le territoire national.

La stricte discipline militaire, le point d'honneur, un malentendu,
d'aveugles vengeances, amen�rent de part et d'autre l'effusion du sang.

La conscience en g�mit; mais ne faut-il pas aussi envisager la
situation tout enti�re? Le tr�ne ne fut pas renvers�, comme on l'a dit,
par une faction; il fut broy� entre les rivalit�s terribles des classes
nouvellement affranchies qui se disputaient le terrain. Sans le 10
ao�t, il n'y e�t point eu de R�volution, car il n'y e�t point eu de
justice ni d'�galit� entre les citoyens libres. La guerre confi�e aux
mains des constitutionnels aurait manqu� de d�termination et d'�nergie:
en jetant un sceptre rompu entre Paris et Coblentz, les hommes du
mouvement couvrirent la France contre l'�tranger frapp� de tant
d'audace. Toutes ces vues �taient alors confuses et envelopp�es; mais
elles se d�gag�rent apr�s la victoire.




VIII

Direction nouvelle imprim�e � la guerre.--La Commune de Paris.--Sa
lutte avec l'Assembl�e l�gislative.--Marat � l'H�tel de Ville.--Qui
l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Cr�ation du tribunal
r�volutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement
de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au
massacre des royalistes.


Elles s'avancent sur Paris, ces hordes du Nord, portant la d�vastation
et le carnage. Aux armes! Peuple fran�ais, l�ve-toi!

La monarchie, en s'�croulant, l�guait � la France une situation
lamentable: la fortune publique an�antie; un papier-monnaie qui, de
jour en jour, mena�ait de s'�vanouir; nos fronti�res d�garnies; nos
ann�es livr�es au d�couragement, conduites par des chefs peu s�rs et
battues partout; l'ennemi ma�tre d'une de nos meilleures places fortes;
l'administration sans nerf et le gouvernement sans vigueur; toutes les
forces du pays inactives ou d�sorganis�es, l'indiff�rence dans les
coeurs, la corruption dans les consciences, telles �taient les
cons�quences du syst�me de monarchie constitutionnelle qu'on avait
voulu essayer � la nation. L'�nergie seule, une �nergie colossale,
pouvait sauver le pays, dans des circonstances si critiques. Le peuple,
�voqu� par le canon du 10 ao�t, se leva tumultueusement pour d�fendre
la R�volution ou mourir. Cette forte race celtique ne conna�t que le
devoir farouche; attach�e au sol par toutes les myst�rieuses sympathies
de sa nature, elle verse sur la terre nationale ou sa sueur ou son
sang. L'ennemi, je veux dire Louis XVI, �tant tomb� � l'int�rieur, tous
les yeux se tourn�rent avec tous les bras vers l'ennemi ext�rieur.

L'une des cons�quences imm�diates du 10 ao�t fut, en effet, de changer
le syst�me de la guerre contre l'�tranger.

Danton, l'homme de la temp�te, avait �t� port� au minist�re; avec lui,
la force pl�b�ienne venait de faire irruption dans le gouvernement. Son
premier soin fut de pr�parer une r�sistance gigantesque. Danton, ce
Cerb�re de la R�volution, jura de d�fendre contre l'ennemi l'entr�e de
la France: il le lit avec des fureurs et des aboiements sublimes:

�Le pouvoir ex�cutif provisoire, dit-il le 28 ao�t � la tribune de
l'Assembl�e nationale, m'a charg� d'entretenir l'Assembl�e des mesures
qu'il a prises pour le salut de l'empire. Je motiverai ces mesures en
ministre du peuple, en ministre r�volutionnaire. L'ennemi menace le
royaume; mais l'ennemi n'a pris que Longwy. Si les commissaires de
l'Assembl�e n'avaient pas contrari�, par erreur, les op�rations du
pouvoir ex�cutif, d�j� l'arm�e, remise � Kellermann, se serait
concert�e avec celle de Dumouriez. Vous voyez que nos dangers sont
exag�r�s. Il faut que l'Assembl�e se montre digne de la nation. C'est
par une convulsion que nous avons renvers� le despotisme, ce n'est que
par une grande convulsion nationale que nous ferons r�trograder les
despotes. Jusqu'ici nous n'avons fait que la guerre simul�e de
Lafayette; il faut faire une guerre plus terrible. Il est temps de dire
au peuple qu'il doit se pr�cipiter en masse sur les ennemis. Telle est
notre situation, que tout ce qui peut mat�riellement servir � notre
salut doit y concourir. Comment les peuples qui ont conquis la libert�
l'ont-ils conserv�e? ils ont vol� � l'ennemi et ne l'ont point attendu.
Que dirait la France si Paris, dans la stupeur, attendait l'arriv�e des
ennemis? Le peuple fran�ais a voulu �tre libre, il le sera. On mettra �
la disposition des municipalit�s tout ce qui sera n�cessaire, en
prenant l'engagement d'indemniser les possesseurs. Tout appartient � la
patrie quand la patrie est en danger.�

L'Assembl�e n'osa point se montrer sourde � ces vigoureux accents du
patriotisme.

Elle adopta la plupart des mesures que proposait Danton et que
commandait la n�cessit�. Quels �taient ces moyens de d�fense nationale?
Le pouvoir ex�cutif nommerait des commissaires charg�s d'exercer dans
les d�partements l'influence de l'opinion. L'Assembl�e nationale devait
de son c�t� en choisir d'autres dans ses membres, afin que la r�union
des repr�sentants des deux pouvoirs produisit un effet plus salutaire
et plus prompt. Chaque municipalit� serait autoris�e � prendre l'�lite
des hommes bien �quip�s qu'elle poss�dait. Le gouvernement de la
R�volution aurait le droit de faire des visites domiciliaires pour
saisir les armes cach�es chez les particuliers. On soup�onnait qu'il y
avait � Paris quatre-vingt mille fusils, en bon �tat, d�rob�s par la
malveillance, au service de la patrie en danger. Ces mesures
rigoureuses, arbitraires, n'�taient-elles point justifi�es par la
gravit� tout exceptionnelle des circonstances?

Un nouveau pouvoir �tait sorti de l'insurrection du 10 ao�t et de la
victoire du peuple. La Commune de Paris fut avec le Comit� de salut
public, qui s'�tablit plus tard, un des deux principaux organes de la
R�volution. A peine �tait-elle install�e qu'elle joua tout de suite un
r�le important et caract�ristique. C'est elle qui s'opposa d'abord �
ce que Louis XVI f�t enferm� au Luxembourg, ch�teau peu s�r et d'o�
l'�vasion �tait facile. La Commune lui assigna pour prison la tour du
Temple, un vieux donjon, laid, massif, mais facile � garder. C'est l�
qu'�tait autrefois le tr�sor de l'ordre des Templiers, d�truits par
Philippe le Bel. On y d�posa la royaut� vaincue, ruine sur ruine.

Cette Commune se composait d'�l�ments divers, mais en somme le parti
des exalt�s y dominait.

Tallien, l'orateur atrabilaire; Panis, ami de Robespierre, de Danton
et de Marat, beau-fr�re de Santerre; Chaumette, �tudiant en m�decine
et journaliste; H�bert, le _P�re Duchesne_ � l'�tat d'embryon; L�onard
Bourdon, un p�dagogue qui r�vait l'application des lois de Lycurgue;
Collot-d'Herbois, acteur et auteur dramatique siffl�; Billaud-Varennes,
nature sombre et violente, tel �tait avec d'autres hommes peu connus
le groupe qui tendait � se faire le centre de l'action r�volutionnaire.

Marat lui-m�me, Marat, le Sim�on Stylite de la d�mocratie, �tait sorti
de sa nuit, avait bris� la cha�ne qui l'attachait au pilier de sa cave
et s'�tait un jour r�veill� en pleine lumi�re, couronn� de lauriers,
assis sur un si�ge d'honneur � l'H�tel de Ville. Sans �tre pr�cis�ment
membre de la Commune, il �tait admis aux s�ances comme _r�dacteur des
�v�nements_ et exer�ait sur le conseil une influence incontestable.

--Marat, disait le peuple des faubourgs, est la conscience de l'H�tel
de Ville. Tant qu'il veillera, tout ira bien.

Une lutte s'�tait engag�e d�s le d�but entre la Commune de Paris et
l'Assembl�e l�gislative, sur le terrain juridique.

Le 10 ao�t, on s'en souvient, avait fait de nombreuses victimes.

Des veuves �plor�es, des orphelins venaient chaque jour demander la
punition des Suisses qui avaient tir� sur le peuple, des tra�tres qui
avaient attis� le feu de la guerre civile, des gentilshommes qui, par
leur pr�sence et leurs discours, avaient fortifi� la r�sistance du
ch�teau.

Divers incidents ajoutaient � l'animosit� des citoyens contre les
anciens partisans de la cour. Gohier avait lu son rapport sur les
papiers trouv�s dans l'armoire de fer au 10 ao�t. En face de preuves
�crites, de documents irr�futables, le moyen de nier qu'il n'y e�t un
complot organis� contre la R�volution et contre les patriotes? L'une
des pi�ces saisies dans cette cachette royale disait: �Nous avons
voulu avancer la punition des Jacobins, nous ferons justice: l'exemple
sera terrible.�

Le 10 ao�t avait humili�, dispers� les chevaliers errants de la
monarchie; les avait-il r�duits � l'impuissance, leur avait-il surtout
enlev� les moyens de nuire et de conspirer? Pas le moins du monde. Ils
�taient m�me d'autant plus dangereux qu'ils cachaient leurs armes et
leurs sinistres desseins. �Il ne faut pas, disait un placard, il ne
faut pas, par un respect superstitieux pour la Constitution, laisser
paisiblement le roi et ses perfides conseillers d�truire la libert�
fran�aise.�

Le pouvoir ex�cutif avait ordonn� � la h�te des visites domiciliaires.
On avait s�par� tant bien que mal l'ivraie du bon grain. Les
arrestations avaient frapp� sur les deux classes les plus envenim�es
contre la R�volution: le clerg� dissident et la noblesse. La n�cessit�
imp�rieuse d'organiser � la fois la d�fense du territoire national et
la s�ret� int�rieure du pays avait fait passer dans plus d'un cas sur
les formes ordinaires de la loi. Les prisons �taient gorg�es. Qui
ch�tiera les coupables? L'Assembl�e l�gislative penchait vers la
cl�mence; la Commune de Paris r�clamait la vengeance. Danton saisit le
joint: il fut pour la justice.

D�s le 11 ao�t, il monte � la tribune et s'�crie: �Dans tous les temps
o� commence l'action de la justice, l� doivent cesser les vengeances
populaires. Je prends devant l'Assembl�e nationale l'engagement de
prot�ger les hommes qui sont dans son enceinte; je marcherai � leur
t�te et je r�ponds d'eux!�

Cette justice, il la voulait prompte, s�v�re, impartiale. Mme Roland,
dans ses _M�moires_, accuse Danton d'avoir n�glig� le minist�re de la
justice pour celui de la guerre o� il allait sans cesse et cherchait �
placer ses cr�atures. La v�rit� est que ce grand citoyen �tait alors
partag� entre deux devoirs: d�livrer la France de l'invasion �trang�re
et pr�venir le massacre des prisonniers par des jugements qui fussent
de nature � calmer l'indignation publique.

Il avait pour secr�taires Fr�ron et Camille Desmoulins. Tous les deux
�taient surcharg�s de travail. Cent quatre-vingt-trois d�crets et des
adresses aux d�partements sortirent en quelques jours du minist�re de
la justice. Danton inspirait, dictait et n'�crivait pas.

Tout fier d'�tre log� dans le palais des Maupeou et des Lamoignon, en
sa qualit� de secr�taire g�n�ral, Camille �crivait alors � son p�re:

�Malgr� toutes vos proph�ties, que je ne ferais jamais rien, je me vois
mont� au premier �chelon de l'�l�vation d'un homme de notre robe, et
loin d'en �tre plus vain, je le suis beaucoup moins qu'il y a dix ans,
parce que je vaux beaucoup moins qu'alors par l'imagination, le talent
et le patriotisme, que je ne distingue pas de la sensibilit�, de
l'humanit� et de l'amour de ses semblables, que les ann�es
refroidissent... La v�sicule de vos gens de Guise, si pleins d'envie,
de haine et de petites passions, va bien se gonfler de fiel contre moi
� la nouvelle de ce qu'ils vont appeler ma fortune, et qui n'a fait que
me rendre plus m�lancolique, plus soucieux, et me faire sentir plus
vivement tous les maux de mes concitoyens et toutes les mis�res
humaines.� Le p�re lui r�pond qu'il se r�jouirait de la nouvelle
position de son fils, �si Camille ne la devait pas � une crise qu'il ne
voyait pas encore finie, et dont il redoutait toujours les suites;
qu'il pr�f�rerait peut-�tre le voir succ�der � la place paisible que
lui-m�me occupait � Guise, plut�t qu'� la t�te d'un grand empire d�j�
bien min�, bien d�chir�, bien d�grad�, et qui, loin d'�tre r�g�n�r�,
sera peut-�tre, d'un moment � l'autre, ou d�membr� ou d�truit.�

Ainsi les p�res, nourris dans les traditions de l'ancien r�gime, ne
comprenant rien � ce qui se passait autour d'eux, aigris par l'�ge et
se d�fiant des nouveaut�s, ils cherchaient � jeter de l'eau froide sur
l'enthousiasme ou, si l'on veut, sur les illusions de la jeunesse.

La question revenait sans cesse sur le tapis; quel tribunal jugera les
Suisses, officiers et soldats, accus�s d'avoir tir� sur le peuple?
L'Assembl�e l�gislative, par l'organe du d�put� Lacroix, proposait une
cour martiale qui aurait �t� compos�e d'anciens officiers, peut-�tre
m�me de f�d�r�s connaissant les devoirs et les exigences qu'impose la
discipline militaire. La Commune repoussa cet avis et demanda
l'installation d'un tribunal form� de commissaires pris dans chaque
section, en un mot, des _juges cr��s pour la circonstance_. Un tel
tribunal ne pouvait �tre qu'un tribunal de sang, et comme l'Assembl�e
h�sitait � adopter cette mesure dont elle pr�voyait les cons�quences,
la Commune r�solut d'exercer sur le pouvoir l�gislatif une pression
dominatrice. L'un de ses membres les plus violents vient, le 17 ao�t,
annoncer � la barre de l'Assembl�e nationale que le peuple est las de
n'�tre point veng�, et que si rien n'est organis� pour assurer la
punition des tra�tres, le tocsin sonnera � minuit, qu'on battra le
rappel et que le peuple se fera justice lui-m�me.

Une autre d�putation s'avance et dit: �Si avant deux ou trois jours les
jur�s ne sont pas en �tat d'agir, de grands malheurs se prom�neront
dans Paris.�

L'Assembl�e ob�it et vote la cr�ation d'un tribunal extraordinaire.
Toutefois elle oppose une digue (bien faible du reste) au torrent qui
l'entra�nait. Inspir�e, dit-on par Marat, la Commune voulait que _le
jugement se fit au moyen des commissaires pris dans chaque section_;
l'Assembl�e d�cide au contraire que le peuple nommera un �lecteur par
section et que ces �lecteurs nommeront les juges.

Cette �lection au second degr� sur laquelle on comptait pour mod�rer le
caract�re du tribunal n'exercera en d�finitive qu'une tr�s-l�g�re
influence sur le choix des hommes. Osselin, d'Aubigny, Dubail,
Coffinhal, P�pin-Deyrouette, Lullier, Lohier et Caillet de l'�tang sont
�lus membres de cette cour improvis�e. Robespierre refuse de pr�sider
une telle commission dont la justice ressemblait beaucoup trop � une
vengeance. Il avait d�j� d�clin�, quelques mois auparavant, les
fonctions odieuses d'accusateur public.

Le nouveau tribunal n'�tait pas seulement redoutable par le caract�re
des juges qui le composaient; il l'�tait aussi par les garanties qu'il
enlevait � la d�fense: l'accus� n'avait que pendant douze heures
communication de la liste des t�moins; le d�lai de trois jours entre le
jugement et l'ex�cution �tait supprim�. Toutes ces dispositions
terribles proclament assez haut l'�tat de crise dans lequel se trouvait
alors le pays, menac� au dedans par les royalistes et au dehors par les
arm�es �trang�res.

L'approche du danger jetait d'ailleurs parmi les chefs la confusion des
avis. Les uns voulaient attendre l'ennemi sous les murs de la capitale,
les autres se retirer � Saumur. Danton s'exprime ainsi devant le Comit�
de d�fense g�n�rale:

[Illustration: Int�rieur de l'Abbaye aux journ�es de Septembre.]

�Vous n'ignorez pas que la France est dans Paris; si vous abandonnez la
capitale � l'�tranger, vous vous livrez et vous lui livrez la France.
C'est dans Paris qu'il faut se maintenir par tous les moyens; je ne
puis adopter le plan qui tend � vous en �loigner. Le second projet ne
me parait pas meilleur. Il est impossible de songer � combattre sous
les murs de la capitale: le 10 ao�t a divis� la France en deux partis,
dont l'un est attach� � la royaut�, et l'autre veut la r�publique.
Celui-ci, dont vous ne pouvez vous dissimuler l'extr�me minorit� dans
l'�tat, est le seul sur lequel vous puissiez compter pour combattre.
L'autre se refusera � marcher; il agitera Paris en faveur de
l'�tranger, tandis que vos d�fenseurs, plac�s entre deux feux, se
feront tuer pour le repousser. S'ils succombent, comme cela ne me
para�t pas douteux, la perte de la France et la v�tre sont certaines:
si, contre toute attente, ils reviennent vainqueurs de la coalition,
cette victoire sera encore une d�faite pour vous; car elle vous aura
co�t� des milliers de braves, tandis que les royalistes, plus nombreux
que vous, n'auront rien perdu de leurs forces ni de leur influence. Mon
avis est que, pour d�concerter leurs mesures et arr�ter l'ennemi, il
faut _faire peur_ aux royalistes.�

Le Comit�, qui comprend le sens cach� sous ces lugubres paroles,
demeure constern�.

�Oui, vous dis-je, reprend Danton, il faut leur faire peur...�

Il sort.

Faire peur aux royalistes, telle �tait la pens�e fixe de Danton; mais
s'ensuit-il qu'il voul�t les frapper avec d'autres armes que celles de
la loi? Toute sa conduite dans ces journ�es sinistres proteste contre
une telle interpr�tation. �Que la justice des tribunaux commence, la
justice du peuple cessera,� s'�crie-t-il encore une fois, le 18 ao�t,
dans une admirable adresse � la nation.

Elle commen�a, cette justice du tribunal exceptionnel. D�s le 19 ao�t,
elle condamna; car juger alors c'�tait condamner; le 20, elle condamna;
les jours suivants, elle condamnera. L'id�e du docteur Guillotin
s'�tait faite cha�ne et fer; la hideuse machine travaillait avec rage.
Et pourtant la s�v�rit� des supplices ne produisit point du tout
l'effet qu'on en attendait. Chez les uns, ces ex�cutions excitaient la
piti� pour les victimes; d'autres accusaient au contraire cette
justice, si exp�dive qu'elle f�t, de marcher avec lenteur et de ne
point frapper d'assez grands coups. La v�rit� est que Paris �tait livr�
� toutes les transes de l'inqui�tude et ne savait � qui s'en prendre
d'une situation aussi d�plorable.

Cette situation, qui l'avait cr��e? �Vous, s'�crie l'historien anglais
Carlyle, vous, �migr�s et despotes du monde!� Le moment �tait venu o�
seules les mesures r�volutionnaires pouvaient sauver la France.
L'Assembl�e l�gislative le comprit: elle d�cr�ta la s�questration des
biens des �migr�s et l'expulsion dans quinze jours des pr�tres
non-asserment�s. Vergniaud, qui certes n'�tait point cruel, voulait
m�me qu'on d�port�t ces derniers � Cayenne.

Entre l'Assembl�e et la Commune, la lutte �tait d'ailleurs in�gale. La
monarchie constitutionnelle s'�tant �croul�e, la L�gislative survivait
en quelque sorte � son mandat. Il n'en �tait point ainsi de la Commune;
issue de la victoire du peuple, elle �tait dans toute sa jeunesse et
dans toute sa force. Appuy�e sur les hommes d'action, elle avait la
parole tranchante et imp�rieuse. Tallien s'exprime en ces termes, � la
barre de l'Assembl�e nationale:

�Les repr�sentants provisoires de la Commune, appel�s par le peuple
dans la nuit du 9 au 10 ao�t pour sauver la patrie, ont d� faire ce
qu'ils ont fait. C'est vous-m�mes, ajoute-t-il, qui nous avez donn� le
titre honorable de repr�sentants de la Commune. Tout ce que nous avons
fait, le peuple l'a sanctionn�; ce n'est pas quelques factieux, comme
on voudrait le croire, c'est un million de citoyens. Nous avons
s�questr� les biens des �migr�s, chass� les moines, les religieuses,
livr� les conspirateurs aux tribunaux, proscrit les journaux
incendiaires qui corrompaient l'opinion publique, fait des visites
domiciliaires, fait arr�ter les pr�tres perturbateurs; ils sont
enferm�s dans une maison particuli�re, et _sous peu de jours le sol de
la libert� sera purg� de leur pr�sence._�

L'Assembl�e s'�tonne de tant d'audace et se tait.

Un incident accrut la force que la Commune puisait dans la gravit� des
circonstances. Le tribunal extraordinaire, �pur� par l'�lection � deux
degr�s, venait d'acquitter Montmorin, l'ex-ministre du roi, convaincu,
disait l'acte d'accusation, _d'avoir dress� un plan de conspiration
dont l'effet �clata le 10 ao�t_. Les faits �taient prouv�s; mais il fut
absous _comme n'ayant pas agi m�chamment_. D'autres pr�venus furent
�galement acquitt�s sous pr�texte que, s'ils _avaient coop�r� � des
lev�es d'hommes_ pour allumer la guerre civile, ils ne l'avaient pas
fait _� dessein de nuire_. Le peuple vit ces actes de mod�ration ou de
faiblesse avec une fureur concentr�e. Qu'avait-on � attendre de la
r�pression l�gale, si ce tribunal farouche, institu� en vue des
circonstances, venait lui-m�me � mollir devant les grands coupables?
Une sourde rumeur se r�pand dans Paris: �On �largit les royalistes; on
va faire ouvrir les prisons. Nous sommes trahis.�

Danton comprit le danger: il ordonna comme ministre de la justice la
r�vision du proc�s. L'acte �tait sans doute arbitraire et ill�gal; mais
n'�tait-ce point alors le seul moyen de d�sarmer la vengeance
populaire, d'�carter le massacre suspendu sur la t�te des prisonniers
royalistes, d'�viter, en un mot, une plus grande effusion de sang?

Les d�sastres succ�daient aux d�sastres. Le 18 ao�t, Lafayette avait
d�sert�, abandonnant son corps d'arm�e et lan�ant la fl�che du Parthe
contre �ces factieux pay�s par l'ennemi, brigands avides de pillage,�
qui avaient pris d'assaut les Tuileries. Le 22, la terrible Vend�e se
soulevait au cri de: �Vive le roi!� Ces ferments de guerre civile
�taient d'autant plus dangereux qu'ils se rattachaient � l'influence du
clerg� r�fractaire sur les campagnes. La 23, Longwy avait succomb�; le
g�n�ral autrichien Clairfait �tait entr� dans la place, livr�e, s'il
faut en croire la rumeur publique, par les royalistes.

Au milieu de toutes ces calamit�s, l'Assembl�e nationale tenait t�te �
l'orage. Par son attitude � la fois �nergique et calme, elle inspirait
aux autres la r�solution, qu'elle avait prise elle-m�me, de vaincre ou
de s'ensevelir sous les ruines de la patrie. Des militaires avaient
abandonn� Longwy; harass�s, couverts de poussi�re, furieux de leur
fuite, ils se pr�cipitent dans l'enceinte de l'Assembl�e l�gislative.
O� trouver ailleurs un drame plus �mouvant?

--Nous �tions, dit l'un d'eux, dispers�s sur les remparts, ayant �
peine un canonnier pour deux pi�ces; notre l�che commandant Lavergne ne
se pr�sentant nulle part, nos armes ratant, point de poudre dans les
bombes, que pouvions-nous faire?

--Mourir, leur r�pondent les repr�sentants de la nation.

A la nouvelle de la reddition de Longwy, la Commission extraordinaire
avait fait afficher la proclamation suivante:

�Citoyens,

�La place de Longwy vient d'�tre rendue ou livr�e, les ennemis
s'avancent. Peut-�tre se flattent-ils de trouver partout des l�ches ou
des tra�tres. Ils se trompent: nos arm�es s'indignent de cet �chec et
leur courage s'en irrite, Citoyens, vous partagez leur indignation; la
Patrie vous appelle: partez!�

Ils partirent. Un grand cri sortit de toutes les poitrines, le cri de
_la Marseillaise_: �Aux armes! marchons!� Des armes, on n'en avait pas.
Partez tout de m�me, h�ro�ques phalanges de la R�volution! Allez dire �
toutes les nations �trang�res comment un peuple traverse les rangs
ennemis sans souliers, sans pain, presque sans munitions; allez dire
comment avec de mauvais canons et de mauvais fusils il culbute � la
ba�onnette des arm�es aguerries, disciplin�es et brise le cercle de fer
dans lequel voulait l'�touffer la coalition des rois! Allez dire que
vous portez la victoire dans les plis de votre drapeau parce que ce
drapeau n'est pas celui de la conqu�te, mais celui de la justice et de
l'humanit�!

Les �v�nements se pr�cipitent; chaque jour apporte des nouvelles
alarmantes. Vergniaud annonce du haut de la tribune que l'ennemi
s'avance et va fondre sur Paris, le ministre Roland d�clare qu'une
vaste conspiration vient d'�tre d�couverte dans le Morbihan, Lebrun dit
que la Russie se joint aux autres puissances coalis�es et qu'elle
couvre de ses navires la mer Noire pour se rendre par les Dardanelles
dans la M�diterran�e. La fureur, l'�pouvante, les r�solutions viriles
ou sinistres se r�pandent dans toutes les �mes.

Paris, tenu au secret, est visit�, fouill�, interrog�. On cherche
partout des armes. Devant l'oeil clairvoyant d'une multitude effar�e,
les maisons n'ont plus de secrets, les caves n'ont plus de t�n�bres.
Des h�rauts � cheval embouchent la trompette d'alarme. Le tocsin sonne,
les tambours battent, le canon tonne de moment en moment. Un grand
drapeau noir flotte sur l'H�tel de Ville et porte dans ses plis ces
mots fun�bres: �La patrie est en danger.�

Danton grondait toujours comme la foudre; il revint � l'Assembl�e, et
rendit compte des mesures prises par le gouvernement: �Il est bien
satisfaisant, messieurs, pour les ministres d'un peuple libre, d'avoir
� lui annoncer que la patrie va �tre sauv�e. Tout s'�meut, tout
s'�branle, tout br�le de combattre. Vous savez que Verdun n'est point
encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a jur�
d'immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple
va se porter aux fronti�res, une autre va creuser des retranchements,
et la troisi�me, avec des piques, d�fendra l'int�rieur de nos villes.
Paris va seconder ces grands efforts. C'est en ce moment, messieurs,
que vous pouvez d�clarer que la capitale a bien m�rit� de la France
enti�re; c'est en ce moment que l'Assembl�e nationale va devenir un
v�ritable comit� de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec
nous � diriger ce mouvement sublime du peuple, en nommant des
commissaires qui nous secondent dans ces grandes mesures. Nous
demandons que quiconque refusera de servir de sa personne ou de
remettre ses armes soit puni de mort. Nous demandons qu'il soit fait
une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements; qu'il soit
envoy� des courriers dans tous les d�partements pour les avertir des
d�crets que vous aurez rendus. Le tocsin qu'on va sonner n'est point un
signal d'alarme, c'est la charge sur les ennemis de la patrie: pour les
vaincre, messieurs, il nous faut de l'audace, encore de l'audace,
toujours de l'audace, et la patrie est sauv�e!�

En temps de R�volution tout homme se r�sume dans un mot; Danton avait
dit le sien: _l'audace!_

Ame de la d�fense nationale, g�nie de la guerre sacr�e, celle qui
d�fend le territoire d'un peuple contre l'invasion �trang�re, il se
montre partout, r�pand sur les multitudes sa parole br�lante; c'est le
patriotisme fait homme.

Qu'on tienne d'ailleurs compte d'un fait: par go�t, par temp�rament,
par sa robuste constitution physique, Danton �tait de la race des
paysans. Il avait avec la terre ces fortes et secr�tes attaches qui
font les vrais coeurs fran�ais. Puisse sa conduite servir d'exemple aux
hommes d'Etat qui se trouveraient un jour plac�s dans les m�mes
circonstances! Il leur a montr� comment on sauve un peuple en
d�cha�nant toutes les forces vives de la R�volution.

Cependant l'ennemi avan�ait toujours. Le 2 septembre, les passants
constern�s lisaient la proclamation suivante, qui couvrait les murs de
la capitale:

�Citoyens,

�L'ennemi est aux portes de Paris: Verdun qui l'arr�te ne peut tenir
que huit jours. Les citoyens qui la d�fendent ont jur� de mourir plut�t
que de se rendre; c'est vous dire qu'ils vous font un rempart de leur
corps. Il est de votre devoir de voler � leur secours. Citoyens,
marchez � l'instant sous vos drapeaux: allons nous r�unir au
Champ-de-Mars: qu'une arm�e de 60 000 hommes se forme � l'instant.
Allons expirer sous les coups de l'ennemi ou l'exterminer sous les
n�tres.�

Cette proclamation �manait de la Commune de Paris.

Plus d'espoir que dans la r�sistance d�sesp�r�e de la nation. Verdun
venait de subir le m�me sort que Longwy. Cette sinistre nouvelle jette
la capitale dans un �tat d'agitation et de d�lire. O France! �
R�volution! On croit entendre le pas des arm�es prussiennes et
autrichiennes en marche vers les murs de Paris. Tout est perdu, si une
r�solution terrible, infernale, ne vient au secours de la patrie en
danger. Quelques-uns des plus farouches sans-culottes, les lions de la
Montagne, ne sont pourtant pas d'avis d'aller tendre le cou a l'ennemi;
ils se retiront sombres et rugissants dans leurs tani�res. Leur dessein
est arr�t� d'armer la nation d'�pouvante. Comme ces anciens peuples du
Nord qui, avant de partir pour la guerre, immolaient des victimes
humaines sur les autels d'Odin, avant de voler au-devant de l'ennemi,
ils parlent ouvertement de consommer un grand et lugubre sacrifice.

Ces sentiments n'�taient points partag�s par la jeunesse ni par les
vaillants d�fenseurs de la nation. Chez eux, l'ardeur du patriotisme
�teignait la soif de la vengeance. A chaque coin de rue �clataient des
sc�nes d�chirantes: c'�taient les adieux des enfants, des fianc�s, des
vieux parents, les larmes des femmes en voyant partir, le fusil au
bras, les sauveurs de la France et de la R�volution. Quarante mille
hommes sont r�unis au Champ-de-Mars. Le moment est venu de partir; ils
embrassent une derni�re fois tous ceux qui leur sont chers. Ils
marchent � l'ennemi au milieu des alarmes et des troubles d'une
population exalt�e, bl�me de terreur et de vengeance: �Vous laissez,
leur crie-t-on, vous laissez derri�re vous le pays livr� � des
perfidies et � des manoeuvres t�n�breuses. Ce n'est pas en Champagne
que sont nos plus dangereux ennemis; ils sont � Paris, dans les
prisons. Si encore ces brigands ne mena�aient que notre existence; mais
ils tendent la main aux Prussiens, afin d'�teindre la R�volution dans
un �gorgement: il ne faut pas que les d�fenseurs de la patrie
s'immolent sans immoler les tra�tres. Sang pour sang!� Le terrible cri:
_Exterminons les tra�tres! Il faut en finir!_ vole de bouche en bouche;
une esp�ce de rage s'empare des citoyens qui voient s'�loigner leurs
fr�res.

Danton se multipliait. A la tribune, au Champ-de-Mars, partout o� il y
a besoin d'un encouragement, d'une parole de flamme, il est l�. Il
secoue sa chevelure comme une crini�re. Ses traits heurt�s, sa voix
tonnante, son froncement de sourcils mena�ant, son geste qui s'adresse
� l'ennemi, comme si l'ennemi �tait pr�sent, tout en lui remue les
grandes passions, les nobles sentiments, l'amour sacr� de la patrie. Il
r�p�te sans cesse sa formule favorite, son cri de guerre: �De l'audace,
encore de l'audace et toujours de l'audace!� Quelquefois il
s'attendrit; il pleure: ce sont les larmes du lion. Plac� entre la
victoire et l'�chafaud que lui pr�parent les royalistes, il ne s'occupe
que de son pays.

A ces �clats d'�loquence, au bruit haletant du tocsin, aux menaces de
l'�tranger qui se croit d�j� dans nos murs, les faubourgs r�pondent par
un soul�vement d'indignation. On se demande si des ennemis du bien
public, qui, depuis quatre ans, ont attir� sur la France la famine, des
dissensions int�rieures, la guerre, et qui appellent de tous leurs
voeux l'invasion, on se demande, dis-je, si ces fl�aux vivants m�ritent
que de braves gens aillent exposer leur vie pour les d�fendre. Est-il
m�me prudent de conserver dans la place des auxiliaires aussi dangereux
lorsque l'�tranger s'avance pour leur donner la main? La grande ville
ne va-t-elle point �tre prise, comme on dit, entre deux feux, ou plut�t
entre deux �gorgements?

L'exasp�ration fut au comble quand on apprit que les royalistes
enferm�s de par la loi profitaient de l'inviolabilit� dont les
couvraient les murs de la prison pour afficher hautement leurs
esp�rances, se livrer � des orgies scandaleuses et appeler la fureur de
l'ennemi sur leurs juges. Qui ouvrirait leurs verrous? Une main
�trang�re, et cette main, ils l'imploraient, ils la b�nissaient.

On touchait �videmment � une vengeance populaire: de tels actes ne se
justifient point; ils s'expliquent. C'est ce que nous avons essay� de
faire.

Une des grandes lois du r�gne animal est la lutte pour l'existence;
c'est aussi celle des soci�t�s. A ce besoin d'�tre, elles immolent sans
piti� tous les obstacles. La France de 92 voulait vivre, c'�tait son
droit; en lui disputant ce droit, on la pla�ait dans l'inexorable
n�cessit� de p�rir ou d'an�antir ses ennemis.




IX

Massacres de Septembre.--Le Comit� de surveillance.--La prison de
l'Abbaye.--Le pr�sident Maillard.--Les jugements.--Journiac de
Saint-M�ard.--Ce qui se passait dans l'int�rieur de la prison et devant
le tribunal.--Royalistes acquitt�s.--Mme Cazotte et Mme de
Sombreuil.--L'abb� Sleard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la
responsabilit� des massacres?--R�le de Danton.--Marat seul ose
justifier les journ�es de Septembre.


L'aurore du 2 septembre �claire une ville morne et constern�e. L'�p�e
est sur toutes les t�tes; un pressentiment orageux trouble les esprits
et les consciences. C'est un dimanche. Vers les deux heures apr�s midi,
le canon d'alarme du Pont-Neuf fait entendre trois coups, le tocsin
sonne, et le tambour bat la g�n�rale dans toutes les sections de Paris.

�Qu'est-il donc arriv�? demandent les citoyens sortis de leurs maisons.
Les ennemis sont-ils � �pernay? Demain, seront-ils � nos portes?--Pas
encore: mais il est un autre ennemi qu'il faut �craser; c'est sur
celui-l� que tonne l'heure de la vengeance publique.�

Un _Comit� de surveillance_ s'�tait organis�, pouvoir secret, sorte de
Conseil des Dix, dictature anonyme et d'autant plus dangereuse qu'elle
�tait irresponsable. Ce comit� se composait de quinze citoyens, dont
les principaux �taient Sergent, Panis, Duplain et Jourdeuil; le matin
du 2 septembre, ils s'adjoignirent six autres membres, parmi lesquels
figurait Marat. Est-ce de ce Comit� que partit la direction des
massacres? Il y a lieu de le croire; contre lui s'�l�vent des indices,
des pr�somptions tr�s-fortes, mais de preuves mat�rielles, aucune.

Massacre, quel mot terrible! Il faut pourtant reconna�tre que toute
notre ancienne histoire de France est une s�rie de meurtres, une longue
tra�n�e de sang. Il y eut le massacre des Albigeois et des Vaudois, le
massacre de la Saint-Barth�lemy, le massacre des C�vennes, le massacre
de M�rindol et bien d'autres que je passe sous silence. Quels exemples
la monarchie de droit divin l�guait � la R�volution! Ces exemples
atroces, le peuple de 92 eut sans doute tort de les suivre; mais si les
rois, pour couvrir l'horreur de pareils actes, invoquaient le besoin de
sauver le tr�ne et la religion, des hommes �gar�s par la fureur _du
bien public_ n'avaient-ils point aussi pour excuse le besoin de sauver
la patrie?

Quoi qu'il en soit, le Comit� de surveillance si�geait � l'h�tel de
ville, lorsque on y annon�a que des pr�tres r�fractaires venaient
d'�tre arrach�s aux mains de la garde et mis � mort. On ajoutait que
_le peuple_ (lisez quelques individus) mena�ait de se porter aux
prisons. A cette nouvelle, le Comit� envoie aussit�t l'ordre aux
diff�rents ge�liers de _sauver les petits d�linquants, les prisonniers
pour rixe, les d�tenus pour dettes, mois de nourrice et autres causes
civiles._ Ce triage fait, suivant l'expression de Marat, �afin que le
peuple ne f�t pas expos� � immoler quelque innocent,� �tait-il vraiment
un acte d'humanit�? Cette s�paration des d�tenus en petits d�linquants
civils et en grands malfaiteurs politiques n'�tait-elle point tout au
contraire de la part du Comit� un aveu de complicit� plus ou moins
directe? N'�tait-ce point une mani�re de d�signer les tra�tres contre
la R�volution � la vengeance des meurtriers? N'�tait-ce point dire:
�Epargnez ceux-ci; tuez les autres�?

L'horloge de l'H�tel de Ville a sonn� trois heures de l'apr�s-midi.

Paris est morne, inquiet, constern�. Il y a du sang dans l'air. O� va
ce groupe d'hommes � figures sinistres, arm�s de piques, de batous, de
sabres et d'assommoirs?

--Nous allons _nettoyer les prisons_, murmurent-ils d'une voix sombre.

On a cru voir dans ce groupe les f�d�r�s du Midi. Rien n'est plus
douteux. Les Marseillais, les vainqueurs du 10 ao�t, n'�taient point
alors aux prisons; ils �taient aux arm�es; ils n'assassinaient point,
ils se battaient.

Quelques gar�ons bouchers, des marchands, des gens de toute profession,
tel �tait le personnel de celle bande d'exterminateurs. Habitants du
quartier, ils avaient �t� plusieurs fois insult�s, provoqu�s par les
prisonniers royalistes qui leur criaient � travers les grilles de
l'Abbaye:

--Les Prussiens arrivent: mis�rables, vous serez tous pendus!

C'est en effet sur la prison de l'Abbaye que se porta tout d'abord la
col�re des meurtriers. En peu de temps, vingt-quatre d�tenus furent
immol�s. Mais quelle est cette figure aust�re, impassible? Je reconnais
le fameux huissier du faubourg Saint-Antoine, qui, le pont-levis �tant
rompu, a travers� les foss�s de la Bastille sur une m�chante planche,
celui qui dans la journ�e du 4 octobre a conduit les femmes �
Versailles, nature r�volutionnaire, quoique homme d'ordre � sa mani�re.

--Stanislas Maillard, que viens-tu faire ici?

--Juger, r�pond-il froidement.

En effet, le voici install� devant une table. Il se fait apporter
l'�crou de la prison, v�rifie les condamnations, fait rel�cher les
d�linquants civils, tous ceux qu'avait d�j� s�par�s le Comit� du
surveillance. Ceci r�gl�, il se compose un jury qu'il choisit parmi les
gens bien �tablis, les marchands du voisinage. Alors commencent les
appels fun�bres des accus�s. Chacun d'eux compara�t � son tour devant
le sanglant tribunal.

--Votre nom?

--Journiac de Saint-M�ard.

[Illustration: Massacres dans les prisons.]

Journiac de Saint-M�ard �tait l'un des r�dacteurs des _Actes des
ap�tres_. Le Comit� de surveillance de la Commune l'avait fait arr�ter
le 22 ao�t. Transport� le lendemain � la prison de l'Abbaye, il fut
pr�sent� au concierge qui lui dit la phrase d'usage: _Il faut esp�rer
que ce ne sera pas long_. On le fit placer dans une grande salle qui
servait de chapelle aux prisonniers de l'ancien r�gime, dans laquelle
il y avait dix-neuf personnes couch�es sur des lits de sangle. On lui
donna celui de M. Dangremont qui avait eu la t�te tranch�e deux jours
auparavant.

Que se passait-il le 2 septembre, dans l'int�rieur de la prison? Le
d�ner avait �t� servi plus t�t que de coutume. A deux heures, le
guichetier entra et ramassa tous les couteaux que chaque d�tenu avait
soin de placer dans sa serviette. Ses yeux hagards font pr�sager
quelque malheur. On l'entoure; on le presse de questions; mais il garde
un silence obstin�.

A deux heures et demie, l'inqui�tude s'accro�t; on entend les tambours
qui battent la g�n�rale, les trois coups du canon d'alarme et le tocsin
qui sonne de tous c�t�s; que se pr�pare-t-il? On apprend bient�t qu'on
venait de massacrer les �v�ques et autres eccl�siastiques _parqu�s_
dans le clo�tre de l'abbaye.

Vers quatre heures, les cris d�chirants d'un homme qu'on hachait �
coups de sabre attirent les d�tenus � la fen�tre de la tourelle. Ils
voient alors, vis-�-vis le guichet de leur prison, le corps d'un homme
�tendu mort sur le pav�. Un instant apr�s, on en massacre un autre, et
ainsi de suite.

Un silence d'horreur r�gne pendant ces ex�cutions: mais aussit�t que la
victime est gisante � terre s'�l�vent les cris de: _Vive la nation!_

Il est dix heures du soir: les tourments de la soif se joignent aux
affreuses �motions et aux angoisses des prisonniers. Enfin le
guichetier Bertrand para�t, et l'on obtient de lui qu'il apporte une
cruche d'eau. Un f�d�r� �tant venu faire, avec d'autres personnes, la
visite de la prison, on lui parle de cette n�gligence. Indign�, il
demande le nom du susdit guichetier, assurant qu'il allait
l'_exterminer_. La gr�ce de ce malheureux fut ais�ment obtenue; mais on
voit par l� � quel point tous les sentiments bons ou mauvais du coeur
humain �taient surexcit�s.

Apr�s une _agonie de trente-sept heures_, Journiac de Saint-M�ard voit,
le mardi, � une heure du matin, la porte de sa prison s'ouvrir. On
l'appelle; il se pr�sente; trois hommes le saisissent et l'entra�nent
dans l'affreux guichet.

A la lueur de deux torches, il aper�oit le terrible tribunal qui
dispensait d'un mot la vie ou la mort. Le pr�sident, en habit gris, un
sabre au c�t�, �tait appuy� contre une table sur laquelle on voyait des
papiers, une �critoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table
�tait entour�e par dix jur�s assis ou debout, dont deux portaient la
veste et le tablier de travail; d'autres dormaient �tendus sur des
bancs. Deux hommes, en chemise teinte de sang, le sabre � la main,
gardaient la porte du guichet. Un vieux guichetier avait la main sur
les verrous. En pr�sence du tribunal, trois ex�cuteurs tenaient un
prisonnier qui paraissait �g� de soixante ans.

On place Journiac dans un coin du guichet, o� des gardiens croisent
leur sabre sur sa poitrine, et l'avertissent que, s'il fait le moindre
mouvement pour s'�vader, ils le perceront de part en part.

Le dossier du vieillard ayant �t� examin�, Maillard dit: _Conduisez
monsieur_.... A peine ces mots �taient-ils prononc�s, qu'on pousse le
malheureux dans la rue o� il tombe frapp� � mort sur le pav�.

Le pr�sident s'asseoit pour �crire, et apr�s avoir enregistr� le nom de
celui qu'on �gorgeait: _A un autre_, dit-il.--Cet autre, c'�tait
Journiac.

Tra�n� devant le tribunal par les trois hommes qui le gardaient, dont
deux lui tenaient chacun une main et dont l'autre avait saisi le collet
de son habit, il subit un court interrogatoire. On assure que, pour se
donner de la verve et du courage, il avait bu une bouteille
d'eau-de-vie.

LE PR�SIDENT.--Votre profession?

L'ACCUS�.--Officier du roi, etc., etc.

UN DES JUGES.--Le moindre mensonge vous perd.

Journiac se d�fend comme il peut avec une chaleur toute proven�ale et
une grande assurance.

UN AUTRE JUGE, impatient�.--Vous nous dites toujours que vous n'�tes
pas �a ni �a: qu'�tes-vous donc?

--J'�tais franc royaliste.

Il s'�l�ve un murmure qui est bien vite r�prim� par le juge.

--Ce n'est pas, dit-il, pour juger les opinions que nous sommes ici,
c'est pour en _juger les r�sultats_.

--Oui, monsieur, j'ai �t� franc royaliste; mais je n'ai jamais �t� pay�
pour l'�tre.

Le pr�sident, apr�s avoir �t� son chapeau:

--Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur.

�Je lui accorde la libert�. Est-ce votre avis?�

TOUS LES JUGES.--Oui, oui, c'est _juste_!

A peine ces mots �taient-ils prononc�s qu'�clatent des applaudissements
et des bravos. Tous ceux qui se trouvaient dans le guichet embrassent
l'acquitt�. Le pr�sident charge trois personnes d'aller en _d�putation_
annoncer au peuple le jugement qu'on venait de rendre. Nouvelles
acclamations, nouveaux transports de joie.

Les trois d�put�s rentrent et conduisent Journiac hors du guichet.
Aussit�t qu'il para�t dans la rue, l'un d'eux s'�crie:

--Chapeau bas! ... Citoyens, voici celui pour lequel vos juges
demandent aide et secours.--Tous se d�couvrent.

Plac� au milieu de quatre torches, l'_innocent_ est entour�, serr� dans
des bras sanglants. Toute la foule crie: �Vive la nation!� Le voil�
d�sormais sous la sauvegarde du peuple. Avec toute sorte d'honneurs, et
au milieu des applaudissements enthousiastes, il passe � travers les
rangs de la multitude, suivi des trois d�put�s que le pr�sident avait
charg�s de le conduire � son domicile.

Chemin faisant, l'un des d�put�s lui dit qu'il �tait ma�tre ma�on,
�tabli dans le faubourg Saint-Germain; l'autre qu'il �tait apprenti
perruquier; le troisi�me, v�tu de l'uniforme de garde national, qu'il
�tait f�d�r�. Le ma�on demanda:

--Avez-vous peur?

--Pas plus que vous.

--Vous auriez tort d'avoir peur; car maintenant vous �tes sacr� pour le
peuple, et si quelqu'un vous frappait, il p�rirait sur-le-champ. Je
voyais bien que vous n'�tiez pas une de ces chenilles de la liste
civile; mais j'ai trembl� pour vous, quand vous avez dit que vous �tiez
officier du roi. Vous souvenez-vous que je vous ai march� sur le pied?

--Oui, mais j'ai cru que c'�tait un des juges...

--C'�tait parbleu! bien moi; je croyais que vous alliez vous fourrer
dans le harria, et j'aurais �t� f�ch� de vous faire mourir; mais vous
vous en �tes bien tir�. J'en suis tr�s-aise, parce que j'aime les gens
qui ne _boudent_ pas.

Bouder, dans le langage du temps, voulait dire dissimuler, _fouiner_.

Arriv�s dans la rue Saint-Beno�t, les trois d�put�s et Journiac prirent
un fiacre qui devait les conduire � domicile. Un h�te, un ami, chez
lequel il demeurait, fut charm� et presque �tonn� de le revoir. Son
premier mouvement fut d'ouvrir son portefeuille et d'offrir un assignat
aux conducteurs qui le ramenaient sain et sauf. Ceux-ci refus�rent et
dirent en propres termes:

--Nous ne faisons pas ce m�tier pour de l'argent. Voici votre ami: il
nous a promis un verre d'eau-de-vie; nous boirons � sa sant�, et nous
retournerons � notre poste.

Avant de se s�parer, ils demand�rent une attestation �crite et qui
d�clar�t qu'ils avaient conduit l'acquitt� chez lui sans accident.
Journiac les accompagna jusqu'� la rue, o� il les embrassa, dit-il, �de
bien bon coeur�.

Il r�sulte de ces faits racont�s par un t�moin oculaire, ayant jou� le
r�le de _victime sauv�e_ dans ce terrible drame, que le tribunal du 2
septembre jugeait les prisonniers; qu'on y tol�rait l'aveu d'une
opinion contraire � la pens�e des juges, pourvu que cette opinion n'e�t
point �clat� en actes s�ditieux; que la d�fense �tait libre et que la
vie de chaque homme �tait s�v�rement pes�e dans la balance de Minos.

Il y avait dans la prison de l'abbaye un vieillard, auteur du _Diable
amoureux_, d'_Olivier_ et d'autres po�mes ou op�ras-comiques: c'�tait
Cazotte. Dans un acc�s de seconde vue, long temps avant la R�volution,
� la fin d'un repas, il avait pr�dit, s'il faut en croire La Harpe, le
sort tragique r�serv� � chacun des convives et � lui-m�me. Durant le
s�jour qu'il fit � l'Abbaye, sa gaiet�, sa fa�on de parler orientale,
ses paradoxes avaient fort diverti ses compagnons de captivit�. Esprit
mystique, il cherchait � leur persuader que leur situation et la sienne
�taient une _�manation_ de l'Apocalypse, qu'ils �taient plus heureux
que ceux qui jouissaient de leur libert�... Deux gardes vinrent le
chercher pour le conduire au tribunal criminel et interrompirent ses
r�veries. Il y avait contre lui des charges tr�s graves, des preuves
�crites. A cinq heures, des voix appel�rent: �Monsieur Cazotte!� Il
para�t avec ses cheveux blancs, accompagn� de sa fille; les bras jet�s
autour du cou de son p�re, elle semblait lui faire un rempart de sa
pi�t� filiale, implorait, charmait, conjurait les juges. Le peuple,
touch� de ce spectacle, demande sa gr�ce et l'obtient.

Une autre fille h�ro�que, Mlle de Sombreuil, sauva son p�re par un acte
de d�vouement qui fait fr�mir. Maillard, le pr�sident du tribunal,
avait dit: �Innocent ou coupable, je crois qu'il serait indigne du
peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.� C'�tait bien
un acquittement; mais de Sombreuil �tait connu pour un ennemi de la
R�volution. Deux de ses fils se battaient alors contre la France. Les
forcen�s voulaient obtenir de Mlle de Sombreuil un gage d'abjuration:
�Si tu n'es point une aristocrate, lui disent-ils, bois � la nation.�
En m�me temps ils lui pr�sentent un verre de vin, souill� par les
empreintes de doigts sanglants. Et elle but. [Note: Cette version a �t�
affirm� � l'auteur par un ancien ge�lier de l'Abbaye qui l'avait
recueillie de son pr�d�cesseur.]

Maillard avait si�g� trois jours et trois nuits; il avait fait absoudre
quarante-trois personnes. Un fanatisme calme, froid, r�fl�chi, l'avait
conduit dans ces lieux habit�s par l'�pouvante et par la mort. Appuyant
sa conscience sur la n�cessit�, il traversa cet ab�me de sang comme il
avait travers� le 14 juillet les foss�s de la Bastille, la t�te sur un
ab�me. Accus� plusieurs fois d'indulgence et de faiblesse, menac�
personnellement par son _pouvoir ex�cutif_, environn� de piques
sanglantes et de lames de sabre �br�ch�es, il crut att�nuer l'horreur
des fonctions qu'il exer�ait comme pr�sident d'un tribunal de meurtre,
en limitant la vengeance par quelques-unes des formes de la justice.

Il se trompa. On pr�tend qu'un condamn� s'�tait �cri�: �C'est affreux!
votre jugement est un assassinat.� Maillard aurait r�pondu: _J'en ai
les mains lav�es_... Toutes les eaux de l'Oc�an ne suffiraient point �
laver le sang d'un innocent. Lady Macbeth a beau se frotter les mains
dans son d�lire de somnambule; la tache reste toujours.

Le lendemain du 4 septembre, les abords de la prison de l'Abbaye
�taient encombr�s de charrettes qui enlevaient les morts. Des flaques
de sang s'�tendaient sur la place de l'ex�cution; c'�tait un spectacle
hideux, une boucherie d'hommes. Les chiens, revenus comme leurs ma�tres
� la f�rocit� primitive du chacal, tra�naient dans le ruisseau des
membres tronqu�s, des lambeaux de chair. Horreur!

Les adversaires de la R�volution lui reprochent sans cesse le 2
septembre. Ces actes de barbarie, nous les d�plorons plus qu'eux. Les
forcen�s qui tremp�rent leur main dans le crime croyaient na�vement
servir la cause du peuple: ils la perdirent.

Les massacres continu�rent et se prolong�rent jusqu'au 6. Les b�tes
f�roces qui avaient go�t� le sang voulaient en boire de nouveau. Les
m�mes bandes arm�es allaient heurter de prison en prison. Le Ch�telet,
la Conciergerie, Saint-Firmin, les Bernardins, les Carmes, la Force, la
Salp�tri�re, Bic�tre, tous les lieux de d�tention furent successivement
envahis, fouill�s, _�pur�s_. Mot terrible! Partout c'�taient les m�mes
sc�nes de violence et d'atrocit�. Les membres tombent sous la hache;
les coeurs sortent des poitrines ouvertes, les bouches se contractent
et p�lissent dans un dernier cri de gr�ce!

--Gr�ce, s'�criaient les bourreaux; vous ne nous l'auriez pas faite; de
la mis�ricorde! vous n'en auriez pas eu pour nous; il a fallu pr�venir
les coups que vous nous pr�pariez.

Et ces hommes, dont le d�lire est comme glac� par la vue du sang,
frappent encore, frappent toujours.

Partout aussi les m�mes sc�nes de piti� brutale. L'arbre nerveux de
cette bande meurtri�re �tait remu� jusque dans les profondeurs. Les
sentiments les plus divers, les plus oppos�s, la vengeance, la
g�n�rosit�, l'attendrissement, le respect de la chose jug�e, la joie de
d�couvrir un innocent se succ�daient avec la rapidit� de l'�clair dans
ces �mes t�n�breuses. Mille contrastes se d�tachaient sur ce voile
uniforme et tach� de sang, o� de minute en minute passaient les ombres
de la mort.

L'abb� Sicard �tait le seul parmi les prisonniers de l'Abbaye qui,
avant l'arriv�e de Maillard, e�t trouv� gr�ce devant les �gorgeurs. Il
fut repris dans l'une des voitures qui se dirigeaient hors des murs de
Paris et qui contenaient d'autres pr�tres. On les conduisit tous au
comit� de la section des Quatre-Nations. Les suspects sont interrog�s;
quinze d'entre eux trouvent la mort sur les degr�s m�mes de la salle.
C'est le tour de l'abb� Sicard; il p�lit. Un horloger, le citoyen
Monnot, d�couvre sa poitrine pour recevoir les coups qu'on pr�parait �
la victime:

--Que faites-vous? s'�crie-t-il; cet homme est l'instituteur des
sourds-muets, le successeur de l'abb� de L'�p�e; les sourds-muets sont
les enfants du malheur, celui qui leur donne ses soins ne saurait �tre
un ennemi du peuple. Leur enlever leur professeur, leur p�re, l'homme
de talent qui par les ressources de son art est parvenu � leur
restituer en quelque sorte le don du langage, ce serait un crime contre
Dieu et contre la nature.

Cette d�fense h�ro�que, la cause des sourds-muets repr�sent�e par leur
habile ma�tre, tout parle au coeur des assassins: ils fondent en
larmes; l'abb� Sicard est enlev� dans leurs bras nus et ramen� �
l'institution de la rue Saint-Jacques, au milieu des effusions de la
joie, de l'attendrissement et du patriotisme.

Une jeune fille s'�tant �vanouie au moment de passer devant ses juges,
les hommes f�roces qui veillaient � la porte du guichet l'emportent le
plus doucement qu'ils peuvent dans un coin de la salle, et n'osant
d�lacer eux-m�mes son corset prient une citoyenne de lui rendre ce
service. Le vieux d'Affry �tait fort compromis par ses relations avec
la cour; ses cheveux blancs, sa figure v�n�rable, d�sarment le bras de
la justice exp�ditive: il est reconduit chez lui au milieu des
applaudissements, entre une double haie de spectateurs qui se tiennent
debout et la t�te nue. Le tribunal �tabli � la Force d�charge de toute
accusation Chamilly, l'un des valets de chambre de Louis XVI. Le
prisonnier est port� sur les bras comme en triomphe; on l'escorte
jusqu'� sa maison, o� sa famille alarm�e n'esp�rait plus le revoir. A
chaque acquittement, une joie presque folle �clate parmi les
ex�cuteurs: la mis�ricorde, la piti�, toutes les �motions douces et
touchantes remontent du fond de ces �mes englouties dans l'ab�me d'une
id�e fausse. Outre l'abb� Sicard, Cazotte, d'Affry, Sombreuil,
Saint-M�ard, Chamilly, ce tribunal �pargna Duverrier, l'ex-secr�taire
du sceau, Journeau, d�put�, le notaire Guillaume, Salomon,
conseiller-clerc � l'ancien parlement et plusieurs autres. Le fer du 2
septembre respecta quelques t�tes de femmes: mesdames de Tourzelle m�re
et fille, de Saint-Brice, de Navarre, de Septeuil, la princesse de
Tarente, la marquise de Fausse-Landry. Le hasard seul perdit la
princesse de Lamballe.

Elle �tait � la Force. La Commune, dit-on, voulait la sauver. On
l'am�ne devant le tribunal improvis�. Voici son interrogatoire, tel
qu'il nous a �t� conserv� par le royaliste Peltier dans son _Histoire
de la R�volution_ du 10 ao�t et qu'il a recueilli, dit-il, de la bouche
d'un t�moin oculaire:

LE JUGE.--Qui �tes-vous?

ELLE.--Marie-Louise, princesse de Savoie.

LE JUGE.--Votre qualit�?

ELLE.--Surintendante de la maison de la reine.

LE JUGE.--Aviez-vous connaissance des complots de la cour au 10 ao�t?

ELLE.--Je ne sais s'il y avait des complots au 10 ao�t; mais je sais
bien que je n'en avais pas connaissance.

LE JUGE.--Jurez la libert�, l'�galit�; jurez haine au roi, � la reine
et � la royaut�.

ELLE.--Je pr�terai volontiers le premier serment, mais je ne puis
pr�ter le second: il n'est pas dans mon coeur.

Ici un assistant lui dit tout bas: �Jurez donc! si vous ne jurez pas,
vous �tes morte.� La princesse ne r�pondit rien et fit un pas vers le
guichet.

LE JUGE.--�largissez madame!

Elle touchait � la libert�. Alors deux hommes la prirent sous les bras
et lui recommand�rent de crier en entrant dans la cour: �Vive la
nation!� Le guichet s'ouvrit.

A la vue d'une mare de sang, d'un monceau de cadavres, la princesse
fr�mit, oublia ce qu'on lui avait dit et s'�cria: �Fi! horreur!�

Que se passa-t-il alors? C'est ce qu'il est assez difficile de savoir.
Un jeune homme, un gar�on perruquier, dit-on, soit par maladresse, soit
avec intention, lui fit sauter son bonnet d'un coup de pique et ses
longs cheveux se r�pandirent sur ses �paules. Quelques-uns pr�tendent
qu'elle avait cach� dans sa coiffure un billet de la reine et que le
bonnet s'envolant, sa riche chevelure se d�nouant, le billet tomba
entre les mains des meurtriers dont il excita la fureur. D'autres
racontent que le fer de la pique lui avait effleur� le front; le sang
coulait. Il n'en aurait pas fallu davantage pour mettre ces tigres en
app�tit. Morte, on la d�pouille de ses v�tements, on se livre sur son
pauvre corps � des actes de barbarie d�go�tante, on lui tranche la
t�te, et ce hideux troph�e est promen� �a et l� dans le faubourg
Saint-Antoine.

Quelques criminels, absolument �trangers � la politique, mais envers
lesquels (� en croire le sentiment public) la justice s'�tait montr�e
trop indulgente, furent envelopp�s dans la vengeance des
septembriseurs. Une de leurs bandes s'�tait �tablie au milieu de la
cour de la Salp�tri�re: une triste h�ro�ne des _Causes c�l�bres_, la
femme de Desrues, tomba la premi�re sous les coups des meurtriers;
d'autres prisonni�res, qui avaient acquis la c�l�brit� du crime,
subirent le m�me sort. Madame de La Motte (Valois), la m�me qui figura
dans l'affaire du collier, et qui avait �t� renferm�e apr�s une
premi�re �vasion, passa au milieu de ces forcen�s, portant une canne,
un habit d'amazone et une cage avec un serin. Elle s'�chappa. [Note: Ce
fait, conserv� dans les _M�moires_ des anciennes religieuses de la
Salp�tri�re, � �t� affirm� � l'auteur par un vieil �conome de la
Salp�tri�re.]

Les pr�tres furent les plus maltrait�s dans ces massacres: un citoyen
g�n�reux r�ussit � en sauver quelques-uns. Profitant du d�sordre sem�
par le bruit du tocsin, et d'intelligences acquises � prix d'argent,
Geoffroy Saint-Hilaire p�n�tre � deux heures dans la prison de
Saint-Firmin; il s'�tait procur� la carte et les insignes d'un
commissaire. Son intervention �choue devant la d�licatesse des
prisonniers:

--Non, r�pond l'un d'eux, l'abb� de Keranran, proviseur de Navarre,
non! nous ne quitterons pas nos fr�res. Notre d�livrance rendrait leur
perte plus certaine.

Pendant la nuit, douze eccl�siastiques de Saint-Firmin s'�chapp�rent
n�anmoins, � la faveur d'une �chelle que le jeune Geoffroy, plus tard
le grand naturaliste, avait appuy�e contre un angle du mur.

Les massacres furent jug�s le lendemain par le conseil de surveillance
de la Commune une mesure de s�ret� g�n�rale.

�Ce terrible �v�nement, �crivait quelqu'un du haut du rocher de
Saint-H�l�ne, �tait dans la force des choses et dans l'esprit des
hommes. Ce n'est point un acte de pure sc�l�ratesse. Les Prussiens
entraient; avant de courir � eux, on a voulu faire main basse sur leurs
auxiliaires dans Paris.�

Laissons le c�sarisme soutenir l'opportunit� des massacres; il a besoin
de le faire pour justifier ses propres actes. Quant � nous, ayons le
courage de d�savouer hautement la n�cessit� du crime. Les nations ne se
sauvent point par la vengeance; elles se sauvent par la justice.
Voilons donc d'un cr�pe fun�bre le souvenir de ces journ�es
d�sastreuses. La cons�quence de pareils actes est de faire reculer pour
longtemps la libert�. Le 2 septembre, comme un noir fant�me, couvre et
obscurcit depuis pr�s d'un si�cle le soleil du 10 ao�t. Surtout, que de
semblables _exp�ditions_ ne recommencent jamais; les circonstances
manqueraient pour les expliquer et l'humanit� inconsolable n'aurait
plus qu'� se plonger dans l'abime du scepticisme ou du d�sespoir. Ni
les uns ni les autres nous ne savons quelles destin�es l'avenir nous
r�serve; un nuage �pais nous d�robe les �preuves que peut avoir encore
� soutenir la France; mais quoi qu'il arrive, mais quels que soient les
�v�nements qui grondent � l'horizon, jurons tous de proscrire dans nos
luttes civiles l'intervention de la mort.

A qui maintenant incombe la responsabilit� des massacres du 2
septembre? C'est une question qu'il importe de r�soudre. Plusieurs
historiens ont d�sign� Danton comme l'auteur du ces sanglantes
journ�es.

Aucune de ses paroles, aucun de ses actes, quand on les examine de pr�s
et en quelque sorte � la loupe, ne justifient cette accusation. Il
�tait, nous l'a-vous dit, pour une justice qui frapp�t de grands coups
et qui intimid�t les royalistes; il ne voulait pas d'une
Saint-Barth�l�my r�volutionnaire.

[Illustration: Massacre des Carmes.]

Il faut d'abord savoir que les �v�nements du 2 septembre �taient
pr�vus. Tout le monde depuis quelques jours craignait un massacre, tout
le monde s'y attendait. La chose �tait pour ainsi dire dans l'air.
Avant la descente des meurtriers dans les prisons, l'abb� Hauy avait
�t� d�livr� sur une simple note de l'Institut qui le r�clamait comme
indispensable � la science. L'abb� l'Homond, auteur d'une grammaire
latine, fut mis en libert�, gr�ce � la protection d'un de ses anciens
�l�ves, Tallien. L'abb� B�rardier re�ut un sauf-conduit d'une main
inconnue; on se souvient que Camille avait �tudi� sous lui �
Louis-le-Grand. Robespierre, Fabre d'�glantine, Fauchet sauv�rent aussi
quelques prisonniers. La piti� en �tait donc venue � se rabattre sur
les individus, sur quelque vieille affection de coll�ge, tant la
catastrophe semblait in�vitable.

Mais pourquoi Danton, en sa qualit� de ministre de la justice, ne
s'est-il point servi de son autorit�, de son influence, des armes que
lui donnait la loi, pour arr�ter l'effusion du sang? On pourrait en
dire autant de bien d'autres qui occupaient des fonctions politiques.
Pourquoi de son c�t� P�tion, maire de Paris, a-t-il pendant deux jours
cons�cutifs laiss� _des brigands consommer leurs forfaits_, dans toutes
les prisons de Paris? Pourquoi Roland, le ministre girondin, n'a-t-il
point agi? P�le, abattu, la t�te appuy�e contre un arbre dans le jardin
du minist�re des affaires �trang�res, il se contentait de demander
qu'on transf�r�t l'Assembl�e nationale � Tours ou � Blois. La v�rit�
est que le pouvoir ex�cutif �tait impuissant, l'Assembl�e muette et
paralys�e, la population ind�cise, affol�e de peur, ne sachant � qui
ob�ir.

Il y avait aux alentours des prisons une force arm�e; elle ne bougea
pas. Des gardes nationaux faisaient l'exercice dans le jardin du
Luxembourg, � deux pas des Carmes et de l'Abbaye, on vint les avertir
de ce qui se passait; ils demeur�rent immobiles, firent la sourde
oreille. Beaucoup parmi les bons citoyens d�sapprouvaient les
massacres; ils n'essay�rent rien pour les arr�ter. Chacun laissait
faire, laissait passer, c'est-�-dire laissait tuer.

Cette complicit� passive enhardissait naturellement les meurtriers. Ils
se croyaient la justice du peuple--Le peuple! Il ne faut pas donner ce
nom aux mis�rables bandes qui allaient enfoncer la porte des prisons.
Quatre ou cinq cents hommes, tout au plus, prirent une part active dans
ces ex�cutions; mais le plus grand nombre regardait ces �v�nements,
comme frapp�s du cachet de la fatalit�. Une force in�luctable, la
stupeur, la loi supr�me du salut public, l'indignation, l'approche de
l'ennemi qui avait jur� de d�truire Paris, la crainte de la royaut� qui
du fond de la tour du Temple se montrait encore redoutable par les
mouvements qu'elle excitait � l'int�rieur et par les secours qu'elle
attendait du dehors, la haine des nobles et des pr�tres r�fractaires,
qui depuis 89 avaient par leurs complots suspendu les affaires, jet� la
discorde dans le pays, paralys� l'�lan de la guerre d�fensive, grossi
les rangs de l'arm�e prussienne, tout concourait � encha�ner la
r�solution de r�agir contre les ex�cuteurs des oeuvres sanglantes.

�Les ci-devant ont bien m�rit� leur sort: cela ne nous regarde point.�
Ainsi raisonnaient les bourgeois, les ouvriers.

Lebas n'avait pris aucune part aux massacres. Voici pourtant la lettre
qu'il �crivait � son p�re: �Pour moi, quand je r�fl�chis � toutes les
circonstances de cette journ�e, je n'y peux apercevoir qu'une mesure de
s�ret� n�cessaire pour la journ�e du 10 ao�t. Si l'humanit� g�mit sur
tant de victimes immol�es, et surtout sur de cruelles m�prises, on
trouve quelque soulagement � penser que l'inaction du glaive de la loi
a �t� seule cause de tant de violences.�

Tel �tait aussi, il est permis de le croire, l'avis de Danton. Il faut
lui rendre cette justice que seul, dans ces jours lamentables o� tous
les esprits �taient troubl�s, il ne d�sesp�ra point du salut de la
patrie; qu'il insista de toutes ses forces pour que l'Assembl�e rest�t
dans les murs de la capitale, et que frappant du pied la terre il en
fit sortir des arm�es.

Ceux qui l'accusent d'avoir dirig� les massacres se fondent sur une
parole de Danton � une bande de travailleurs [Note: On a pr�tendu que
ce mot avait �t� invent� par les ouvriers de mort qui avaient
fonctionn� au 2 septembre. C'est une erreur: au moyen �ge, on appelait
ainsi les mercenaires qui arr�taient ou tuaient les h�r�tiques. Ils
�taient m�me r�tribu�s, sous pr�texte que toute peine m�rite salaire.]
qui avait extermin� � Versailles les prisonniers d'Orl�ans et qui �tait
venue envahir la cour de son h�tel; il avait r�pondu:

--Celui qui vous remercie n'est pas le ministre de la Justice, c'est le
ministre de la R�volution!

Qu'est-ce que cela prouve? Danton �tait l'homme des faits accomplis. Il
n'avait pas la conscience assez scrupuleuse et il �tait trop esclave de
la popularit� pour braver un danger inutile. Le sang �tait vers�; un
reproche adress� aux meurtriers n'aurait point ressuscit� les morts. Il
fit contre fortune bon coeur, il remercia, mais en s�parant toutefois
la R�volution de la Justice. C'�tait maintenant la justice qui allait
reprendre son cours. [Note: Cette mani�re de voir se trouve confirm�e
par l'opinion de Garat, un mod�r�, qui dit dans ses _M�moires_: �Danton
a �t� accus� de participation � toutes ces horreurs. J'ignore s'il a
ferm� les yeux et ceux de la justice quand on �gorgeait; on m'a assur�
qu'il _avait approuv� comme ministre ce qu'il d�testait s�rement comme
homme_; mais je crois que tandis que les hommes de sang auxquels il se
trouvait associ� exterminaient des hommes presque tous innocents et
paisibles, Danton, couvrant sa piti� sous des rugissements, d�robait �
droite et � gauche autant de victimes qu'il lui �tait possible � la
hache, et que des actes de son humanit� � cette m�me �poque ont �t�
r�put�s comme des crimes envers la R�volution, dans l'accusation qui
l'a conduit � la mort.�]

Un seul homme accepta, revendiqua fi�rement la sinistre responsabilit�
du massacre en le d�clarant, dans son journal, _une op�ration
malheureusement trop n�cessaire_.

Cet homme est Marat.

Tant que l'Ami du peuple avait �t� un simple journaliste, tant qu'il
s'�tait content� de verser sur le papier des flots d'encre rouge, on
pouvait � la rigueur mettre ses diatribes, ses conseils sanguinaires,
ses provocations � la vengeance, sur le compte d'une imagination
effar�e. Il n'en fut plus de m�me quand, apr�s s'�tre gliss� dans le
Comit� de surveillance, il y exer�a des fonctions publiques. Le
jugement de l'histoire doit �tre d'autant plus s�v�re envers les hommes
qu'ils encourent par la nature de leurs pouvoirs une responsabilit�
plus grande. Eh bien! au risque d'�tre accus� de folie ou de
sc�l�ratesse, Marat osa pr�tendre que _tout Paris �tait �
l'exp�dition_; que _rejeter ces ex�cutions populaires sur le Comit� de
surveillance �tait une insinuation perfide; que si les conspirateurs
sont tomb�s sous la hache du peuple, c'est parce qu'ils avaient �t�
soustraits au glaive de la Justice_.

Il est vrai que plus tard, en octobre 92, Marat lui-m�me a d�fini les
massacres du 2 septembre �un �v�nement d�sastreux�.

C'est le nom qui leur restera dans l'histoire.



X

Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de
Marat.--Affaire Duport.--Echec de la Commune.--Les �lections.--Fin de
l'Assembl�e l�gislative.


Il y a peut-�tre quelque chose de plus affreux que le meurtre lui-m�me;
c'est le lendemain du meurtre.

Pendant l'ex�cution, le mouvement, la fureur, le bruit, les clameurs
sinistres couvrirent une partie des sc�nes atroces qui d�shonoraient
certains quartiers de Paris. Mais apr�s!... Un silence glacial
s'�tendit sur toute la ville. Le ciel �tait charg� de miasmes impurs.
Souill�es, constern�es, les imaginations �taient hant�es par des
spectres. Les murs des prisons vides suaient du sang. Toutes les forces
vives de l'action et de la pens�e semblaient �tre tomb�es dans un grand
an�antissement moral.

Qui rel�vera les courages abattus? L'homme qui n'a jamais d�sesp�r� de
la France ni de la R�volution.

Danton voyait d'un oeil ombrageux les envahissements de la Commune.
Certes, il ne voulait pas la d�truire, il la croyait un organe
indispensable au mouvement r�volutionnaire; mais il voulait contenir
cette force rivale, la renfermer dans la limite de ses attributions, la
subordonner au pouvoir ex�cutif et � l'Assembl�e l�gislative.

Le 3 septembre, quand le sang coulait dans les ruisseaux, le Comit� de
surveillance avait adress� � tous les d�partements une circulaire
sign�e de ses membres et qui �tait une v�ritable apologie des
massacres, une provocation � la vengeance:

�Tous les Fran�ais s'�crieront comme les Parisiens: �Marchons �
l'ennemi!� Mais nous ne laisserons pas derri�re nous ces brigands pour
�gorger nos enfants et nos femmes.�

On a dit que cette circulaire avait pass� sous le couvert du ministre
de la justice; mais on n'en a jamais fourni la preuve. Quoi qu'il en
soit, elle constituait un v�ritable abus de pouvoir. De quel droit la
Commune de Paris s'arrogeait-elle une action directe sur les
provinces? De quel droit pr�chait-elle le meurtre � tous les Fran�ais?

Danton fr�mit de col�re; mais il ne se crut point assez fort dans un
pareil moment, ni assez bien arm�, pour attaquer de front le Comit� de
surveillance, sur lequel r�gnait Marat. Il attendit. Un incident lui
fournit quelques jours plus tard l'occasion d'engager la lutte.

Avant le 2 septembre, lors des visites domiciliaires, la municipalit�
de Paris avait fait rechercher Adrien Duport; on ne l'avait point
trouv�. Ses opinions royalistes �taient bien connues. Duport avait �t�
membre de l'Assembl�e constituante. La cour l'avait consult�, ainsi que
Barnave et Lameth. C'�tait du reste un caract�re honorable, un homme de
talent, un constitutionnel sinc�re. Voyant que la cour ne suivait point
ses conseils, il se retira dans ses fonctions de magistrat (pr�sident
du tribunal criminel) et dans les devoirs de la vie priv�e. En vue de
sa s�ret� personnelle, il vivait tant�t � Paris, dans le Marais, tant�t
sur ses terres, au ch�teau de Buignon. Garde national, grenadier de la
section du Marais, il faisait r�guli�rement son service, avait pass� la
nuit du 10 ao�t � la caserne, n'avait donc point paru au ch�teau. La
v�rit� est qu'il cherchait � se faire oublier.

Les haines politiques n'oublient point. La Commune, craignant que cette
proie ne lui �chappe, envoie au maire de Bazoches l'ordre d'arr�ter
partout o� il le trouvera le sieur Duport et de le traduire � sa barre.
Le 4 septembre, en effet, le maire, flanqu� de ses officiers
municipaux, du procureur de la Commune et des officiers de la garde
nationale, se met en marche vers le ch�teau de Buignon. Chemin faisant,
ils rencontrent Duport accompagn� de sa femme et d'un ami, lui montrent
le mandat d'amener et l'arr�tent.

Homme d'�tat, homme de gouvernement avant tout, Danton, averti � temps,
s'indigne. O� s'arr�teront les empi�tements de la Commune? Ne
courait-on pas tout droit � l'anarchie par la confusion des pouvoirs?
N'�tait-il pas bien temps de s'arr�ter dans cette voie? A un moment
aussi critique, lorsque l'ennemi marchait sur Paris, la France �tait
perdue si une main vigoureuse ne ressaisissait la direction g�n�rale
des affaires, si la loi ne triomphait, � l'int�rieur, de tous les
obstacles.

D'un autre c�t�, n'avait-on pas d�j� vers� trop de sang? Ramener Duport
dans Paris, c'�tait rouvrir la porte aux massacres. Il eut �t�
extermin� en route ou � son entr�e dans la ville.

Le 7, Danton �crit en toute h�te au commissaire du pouvoir ex�cutif,
district de Nemours.

�Des motifs importants et d'ordre public _exigent_, monsieur, que votre
tribunal fasse _retenir_ le sieur Duport dans les prisons o� il est
actuellement d�tenu, qu'il ne le laisse point _arriver � Paris jusqu'�
nouvel ordre_. Je vous prie de veiller � l'ex�cution de mes
_intentions_, ainsi qu'� la s�ret� de ce prisonnier.�

Le 8, le ministre de la justice s'adressant � l'Assembl�e l�gislative,
seule autorit� supr�me qu'il reconnaisse, lui transmet sa lettre et une
protestation de Duport contre le mandat d'amener lanc� par la Commune.
L'Assembl�e renvoie les pi�ces au pouvoir ex�cutif (c'est-�-dire
Danton), pour faire statuer sur la l�galit� de l'arrestation.

Fort de ce premier succ�s, Danton �crit � MM. les juges du tribunal du
district de Melun: �D'apr�s le d�cret de l'Assembl�e nationale du 9
courant, vous voudrez bien, messieurs, statuer promptement sur la
_l�galit�_ ou l'_ill�galit�_ de l'arrestation de M. Adrien Duport, afin
que ce prisonnier soit mis en libert� s'il n'a pas m�rit� d'en �tre
priv� plus longtemps.�

Voulant m�nager tous les pouvoirs (c'�tait le moyen de s'assurer une
victoire plus compl�te), Danton demande par lettre au Comit� de
surveillance: �Avez-vous de nouvelles charges contre Duport? Si oui,
communiquez-les, et je les transmettrai au tribunal de Melun.�

�Des charges, des pi�ces nouvelles! En avions-nous besoin, r�pond
fi�rement le Comit�, pour mettre en arrestation Adrien Duport? Sa
conduite � l'Assembl�e nationale, ses machinations, ses liaisons avec
les conspirateurs, en un mot toute sa vie ne s'�l�ve-t-elle point
contre lui?�

Silence de Danton.

Le 17 septembre 1792, la chambre du conseil, district de Melun, d�clare
ill�gale l'arrestation de Duport et ordonne qu'il sera � l'instant m�me
�largi.

Danton n'avait pas seulement remport� une victoire: ce qui est bien
plus, il avait arrach� une victime � la mort.

La Commune de Paris sentit le coup qui lui �tait port�, bondit, �cuma
de rage. Le torrent de sang avait rencontr� sa digue. Marat �crivit �
Danton une lettre dont les termes ne sont point parvenus jusqu'� nous,
mais que le fougueux tribun trouva injurieuse, outrageante. Il court �
la mairie. C'est P�tion qu'il rencontre. Il lui montre la lettre de
Marat, lettre insolente et dans laquelle l'Ami du peuple le mena�ait de
ses placards. Danton �tait courrouc�.

--Eh bien! lui dit P�tion, descendons au Comit� de surveillance; vous
vous expliquerez.

Marat y �tait; le d�but fut tr�s anim�. Danton traita Marat durement;
Marat soutint ce qu'il avait avanc�, finit par dire que dans les
circonstances o� l'on se trouvait il fallait tout oublier, puis, pris
d'un mouvement de sensibilit�, se jeta dans les bras de Danton qui
l'embrassa.

Cette sc�ne a �t� racont�e par P�tion, un t�moin oculaire. Le r�cit
est-il bien exact? Peu importe: la tyrannie de la Commune �tait bris�e;
l'Assembl�e nationale porta plus tard un d�cret qui d�fendait _d'ob�ir
aux commissaires d'une municipalit� hors de son territoire_.

Danton avait r�tabli l'unit� dans la diversit� des pouvoirs, la vraie
doctrine r�volutionnaire.

On rentrait peu � peu dans le droit, dans le classement des fonctions
publiques. Pourtant le fant�me du 2 septembre obscurcissait toujours
l'horizon. Ceux qui avaient directement particip� au massacre
cherchaient � nier, � se dissimuler, � se couvrir de leur ombre; les
autres, ceux qui avaient laiss� faire, cherchaient mille excuses � leur
l�chet�, et, comme il arrive toujours en pareil cas, accusaient,
d�non�aient avec une fureur extr�me. C'est ainsi qu'on d�moralise une
nation.

Il est d'ailleurs curieux de voir l'extr�me r�serve avec laquelle les
Girondins eux-m�mes parlaient alors de ces journ�es sanglantes. �coutez
Vergniaud:

�Que le peuple, lass� d'une longue suite de trahisons, se soit enfin
lev�, qu'il ait tir� de ses ennemis connus une vengeance �clatante, je
ne vois l� qu'une r�sistance � l'oppression, et s'il se livre �
quelques exc�s qui outre-passent les bornes de la justice, je n'y vois
que les crimes de ceux qui l'ont provoqu� par leurs trahisons...�

C'est-�-dire les crimes des royalistes.

Il est vrai que, dans le m�me discours Vergniaud signale en termes
�loquents la fameuse circulaire du Comit� de surveillance, cet _inf�me
�crit_, et qu'il somme les membres inculp�s de _d�savouer leur
signature_; sinon _ils doivent �tre punis_... Ce ne sont donc point
encore les massacres de Paris eux-m�mes que l'on fl�trit, c'est
l'effrayante intention de les �tendre � toute la France. Il fallait un
bouc �missaire; on rejeta sur Marat tout l'odieux du crime.

Cependant la L�gislative touchait � l'expiration de ses pouvoirs.

D�j� les �lections pour l'Assembl�e prochaine avaient commenc�. Elles
se firent sous deux impressions, celle du 10 ao�t et celle du 2
septembre. Tout le monde sentait que l'�nergie �tait n�cessaire pour
substituer un gouvernement � un autre, pour contenir les ennemis du
dedans et pour effrayer les puissances �trang�res.

�Tout homme qui ne se passionne pas pour la libert�, s'�criait Jullien
de la Dr�me, est indigne de la servir. C'est une vierge d�licate qui
pr�f�re �tre ha�e � �tre aim�e faiblement. Oui, messieurs, donnez-nous
des aristocrates ardents plut�t que de ti�des patriotes. Les premiers
se feront d�tester et ne seront pas � craindre: les autres pourraient
se faire aimer, et leur mollesse contagieuse affaiblirait le ressort
�nergique dont nous avons besoin pour sauver la patrie en danger.�
[Note: Copi� par l'auteur sur une note aux Archives nationales.]

Ces sentiments �taient ceux de la majorit� des citoyens. Les corps
�lectoraux de Paris et de Versailles nomm�rent d�put�s � la Convention
nationale Danton, Marat, les deux Robespierre, Tallien, Osselin,
Audoin, Joseph Ch�nier, Fabre d'�glantine, Legendre, Camille
Desmoulins, Lavicomterie, Fr�ron, Panis, Sergent, Billaud-Varennes,
Collot-d'Herbois et Philippe d'Orl�ans, que la Commune devait autoriser
� prendre le nom d'�galit�.

La L�gislative n'en continuait pas moins ses s�ances. Entour�s de
d�fiance, accus�s de mollesse, soup�onn�s m�me de r�ver le
r�tablissement de la monarchie, les d�put�s sentirent le besoin de
faire une d�claration. D�s le 4 septembre, au moment o� le sang fumait
encore, ils s'�taient tous lev�s et s'�taient �cri�s dans un �lan
d'enthousiasme: �Plus de roi!�

C'est par respect envers l'Assembl�e prochaine et pour ne point
anticiper sur les droits de la Convention que le d�cret, �crit en
quelque sorte dans tous les coeurs, fut remplac� par un serment qui
n'engageait que chaque membre en particulier.

Avant de se s�parer, les d�put�s eurent un autre beau mouvement:
�P�risse l'Assembl�e nationale, s'�tait �cri� Vergniaud � la tribune,
pourvu que la France soit libre!�

Tous se lev�rent, tous r�p�t�rent d'un m�me �lan: �Oui, oui, p�rissons
s'il le faut... et p�risse notre m�moire!...�

Le 21 septembre 1792, l'Assembl�e l�gislative avait v�cu.

Serr�e, �touff�e, pour ainsi dire, entre deux colosses, la Constituante
et la Convention, elle n'en a pas moins marqu� sa place dans
l'histoire. Menac�e par la coalition de tous les rois de l'Europe,
trahie par la cour, tromp�e par la fortune des armes au d�but d'une
guerre qu'elle avait elle-m�me d�clar�e, d�bord�e par les mouvements de
la rue, �clabouss�e par le sang du 2 septembre, elle n'a jamais fl�chi;
elle a eu foi dans la France et dans la R�volution. Tout �tait mouvant,
incertain; le sol tremblait sous ses pieds; mais elle ne trembla point.
En face de la gravit� des circonstances, elle se d�mit volontairement
et noblement de ses pouvoirs. Avait-elle r�pondu � tout ce qu'on
attendait d'elle? Non vraiment; elle eut du moins la sagesse de
comprendre qu'en face de l'�tranger et de la guerre civile la
repr�sentation nationale avait besoin de se renouveler aux sources de
l'�lection populaire. Elle sut mourir � temps.

Place � la Convention! C'est maintenant vers elle que se porte la
grande attente du pays.

[Illustration: Barras]




CHAPITRE QUATRI�ME

LA CONVENTION




I

Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du
bureau.--Abolition de la royaut�.--La situation politique jug�e par
Danton.--La propri�t� est d�clar�e inviolable.--R�forme
judiciaire.--Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les
citoyens.--Vice originel de la Convention.--Les Girodins ennemis de
Paris.--Le parti qu'ils tirent des journ�es de Septembre.--Presages
d'une lutte � mort entre la Gironde et la Montagne.


Le 20 septembre 1792, la France avait vaincu � Valmy: l'ennemi etait
repouss�!

Le lendemain, la Convention se r�unit aux Tuileries, d'o�, apr�s avoir
pris cong� des membres de la L�gislative dont les pouvoirs �taient
expir�s, elle se rend dans la m�me salle des Feuillants o� l'Assembl�e
pr�c�dente tenait ses s�ances.

A droite est la Gironde, � gauche s'�l�ve la Montagne; entre ces deux
points, culminants, dans le fond, s'�tend la Plaine ou le Marais.

Parmi les sept cent quarante-cinq membres de la nouvelle Assembl�e,
soixante-quinze avaient si�g� � la Constituante et soixante-seize � la
L�gislative. Les autres arrivaient g�n�ralement des provinces et
appartenaient � la bourgeoisie. Plus ou moins inconnus, ils jouaient
dans leur silence le r�le de sphinx.

On voit d�j�, clair-sem�es sur les bancs, quelques t�tes � caract�re:
voici Saint-Just, en habit noir boutonn�, et grave, beau comme un
symbole; Robespierre avec son profil anguleux, son front en hache et
son gilet � revers; Danton avec sa laideur fougueuse; Camille
Desmoulins avec sa physionomie mobile et son sourire m�lancolique;
Couthon, paralys� des jambes, mais dont toute la vie �tait dans la
t�te; le peintre David avec une joue enfl�e; Marat, cette maladie
r�volutionnaire, ce mythe: ses yeux paraissent �blouis et comme �tonn�s
de la lumi�re; le visage terreux, il a l'air de Lazare sortant du
s�pulcre.

Les tribunes s'�l�vent, plac�es au-dessus des bancs des d�put�s, comme
des loges de th��tre sur un parterre. Elles sont occup�es par des
figures pl�b�iennes, qui viennent assister � la premi�re sc�ne du grand
drame national; ces tribunes repr�sentent le choeur antique; elles
approuvent ou elles condamnent; elles ont les passions, les
entra�nements, les caprices de la multitude.

La s�ance est ouverte � deux heures et un quart. L'Assembl�e nomme son
pr�sident et porte son choix sur P�tion. Les secr�taires sont deux
constituants, Camus et Rabaud-Saint-�tienne, puis les Girondins
Brissot, Vergniaud, Lasource et Condorcet.

Deux repr�sentants, Manuel et Collot-d'Herbois, proposent de voter
imm�diatement l'abolition de la royaut�.

�coutez! Un orateur en soutane violette r�clame la parole, c'est l'abb�
Gr�goire. [Note: L'abb� Gr�goire avait �t� nomme �v�que du Blois, mais
non, comme le disent les ultramontains, par l'Assembl�e constituable:
il fut appel� au si�ge �piscopal par le clerg� et le peuple, en vertu
d'une �lection libre.]

�Personne ne nous proposera jamais, dit-il, de conserver en France la
race funeste des rois; nous savons trop bien que toutes les dynasties
n'ont jamais �t� que des races d�vorantes qui se disputent les lambeaux
des hommes, mais il faut pleinement rassurer les amis de la libert�. Il
faut d�truire ce talisman dont la force magique pourrait encore
stup�fier bien des esprits l�gers.�

Le timide Bazire fait observer que la question �tant d�licate a besoin
d'�tre m�rement discut�e.

�Et qu'est-il besoin de discuter, reprend Gr�goire avec enthousiasme,
quand tout le monde est d'accord? Les rois sont dans l'ordre moral ce
que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier
des crimes et la tani�re des tyrans. L'histoire des rois est le
martyrologe des peuples.�

--Oui, s'�crie-t-on de toutes parts, la discussion est inutile.

Il se fait un profond silence. Cette proposition mise aux voix est
vot�e par acclamation.

Le pr�sident se l�ve et dit:

�LA CONVENTION NATIONIAL D�CR�TE QUE LA ROYAUT� EST ABOLIE EN FRANCE.�

Une explosion de joie, les applaudissements, les cris de _vive la
nation_, r�p�t�s par les galeries, se prolongent durant plusieurs
minutes.--La royaut�, cette idole devant laquelle la France s'�tait
tenue agenouill�e depuis des si�cles, cette image charnelle de la
divinit�, cette toute-puissance faite homme, cette tradition vivante,
voil� ce que la nouvelle Assembl�e, du premier coup, sans discussion,
venait de briser comme un hochet d'enfant. C'�tait donner, d�s le
d�but, une belle id�e de sa force et de son intr�pidit�. Elle
anath�matisait tous les tr�nes dans un seul, et cela sous le canon des
rois coalis�s! O g�ants de la Convention, vous qui r�pandiez la lumi�re
d'une main et le tonnerre de l'autre, on peut bien calonnier vos
m�moires; on ne les avilira point: vous, du moins, vous avez os�!

L'abolition de la royaut� �tait dans les n�cessit�s du renouvellement
social; comment le vieux monde pouvait-il dispara�tre et c�der la place
aux institutions modernes, tant que la t�te de l'ancien r�gime �tait
debout? L'alliance entre les principes qui avaient fait la monarchie et
les id�es qui venaient de faire la R�volution �tait impossible: on
l'avait bien vu par l'essai du gouvernement constitutionnel.

�On ne met pas du vin nouveau dans les vieilles outres.� La monarchie,
qui est la forme du droit divin, ne pouvait contenir les id�es
philosophiques du dix-huiti�me si�cle, ni les cons�quences qui s'en
d�gagent; elle �clata.

La logique voulait que l'Assembl�e vot�t ensuite l'ouverture d'une �re
nouvelle. Les actes publics, au lieu d'�tre dat�s de l'an IV de la
libert�, furent dat�s de l'an 1er de la R�publique.

Ce grand pas fait, la Convention s'arr�ta. Les tiraillements et les
divisions des partis, les rancunes personnelles semblaient la r�duire �
l'impuissance d'agir. Entre la Gironde et la Montagne grondaient de
sourds tonnerres. Nous avons vu que les mod�r�s s'�taient empar�s du
fauteuil et du bureau. Ce premier succ�s leur avait donn� une grande
confiance en eux-m�mes. Notez d'ailleurs que la salle �tait petite,
resserr�e: les haines se touchaient dans cette fosse aux lions.

Quant aux nouveaux venus, ils �taient ind�cis, flottants, inquiets. A
quel parti se rattacher? Ils ne voulaient ni de la dictature sanglante,
ni d'une R�publique f�d�rative, qui aurait plong� la France dans
l'anarchie, ouvert le territoire national � l'invasion �trang�re.

Danton comprit qu'il fallait � tout prix rompre la glace. Il �tait
encore ministre de la justice: il vint d�poser ses pouvoirs � la
tribune:

�Avant d'exprimer mon opinion, dit-il, sur le premier acte que doit
faire l'Assembl�e nationale, qu'il me soit permis de r�signer dans son
sein les fonctions qui m'avaient �t� d�l�gu�es par l'Assembl�e
l�gislative. Je les ai re�ues au bruit du canon dont les citoyens de la
capitale foudroy�rent le despotisme. Maintenant que la jonction des
arm�es est faite, que la jonction des repr�sentants du peuple est
op�r�e, je ne dois plus reconna�tre mes fonctions premi�res; je ne suis
plus qu'un mandataire du peuple, et c'est en cette qualit� que je vais
parler.

�On vous a propos� des serments; il faut, en effet, qu'en entrant dans
la vaste carri�re que vous avez � parcourir, vous appreniez au peuple,
par une d�claration solennelle, quels sont les sentiments et les
principes qui pr�sideront � vos travaux.

�Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement,
nominativement accept�e par la majorit� des assembl�es primaires. Voil�
ce que vous devez d�clarer au peuple. Les vains fant�mes de dictature,
les id�es extravagantes de triumvirat, toutes ces absurdit�s invent�es
pour effrayer le peuple, disparaissent alors, puisque rien ne sera
constitutionnel que ce qui aura �t� accept� par le peuple.

�Apr�s cette d�claration, vous devez en faire une autre qui n'est pas
moins importante pour la libert� et pour la tranquillit� publique.
Jusqu'ici on a agit� le peuple parce qu'il fallait lui donner l'�veil
contre les tyrans. Maintenant _il faut que les lois soient aussi
terribles contre ceux qui y porteraient atteinte_ que le peuple l'a �t�
en foudroyant la tyrannie; il faut qu'elles punissent tous les
coupables pour que le peuple n'ait plus rien � d�sirer. (_On
applaudit_.)

�On a paru croire, d'excellents citoyens ont pu pr�sumer que des amis
ardents de la libert� pouvaient nuire � l'ordre social en exag�rant les
principes: eh bien! abjurons ici toute exag�ration, d�clarons que
toutes les propri�t�s territoriales, individuelles et industrielles
seront �ternellement maintenues, (_Il s'�l�ve des applaudissements
unanimes_.)

�Souvenez-vous ensuite que nous avons tout � revoir, tout � recr�er;
que la d�claration des droits, elle-m�me, n'est pas sans tache, et
qu'elle doit passer � la r�vision d'un peuple vraiment libre.�

L'effet de ce discours fut immense. L'orateur y touchait les trois
points essentiels dans des circonstances aussi orageuses: le
gouvernement du peuple par le peuple, le r�gne de la loi substitu� �
l'arbitraire des masses, le respect de la propri�t�, d�clar�e par lui
inviolable, sacr�e. Devant cette parole claire et pr�cise
s'�vanouissaient la dictature, le triumvirat, la crainte des massacres,
l'horreur du pillage, cette t�te de M�duse. Du premier bond, Danton
s'�tait pos� en homme d'ordre, en l�gislateur qui reconna�t le besoin
de tout refaire, de tout recr�er, mais avec le consentement de la
nation et � l'aide de l'Assembl�e tout enti�re. Les int�r�ts l�gitimes
�taient rassur�s; le programme de la R�volution se montrait trac� en
lettres de feu: A nous, les Titans! Escaladons le ciel, fondons un
monde nouveau!

La Convention d�cr�ta les deux propositions de Danton: 1) il ne peut y
avoir de constitution que quand elle est accept�e du peuple; 2) la
s�ret� des personnes et des propri�t�s est sous la sauvegarde de la
nation.

Le 22 septembre, une d�putation de la ville d'Orl�ans vient annoncer �
la Convention qu'elle a suspendu ses officiers municipaux, qui �taient
des hommes d�vou�s � la monarchie. Les d�l�gu�s demandent � l'Assembl�e
de les appuyer dans la lutte qu'ils soutiennent contre un conseil
g�n�ral qui r�siste et ne veut pas se retirer devant la r�probation de
ses �lecteurs.

Danton monte � la tribune.

�Vous venez d'entendre les r�clamations de toute une commune contre ses
oppresseurs. Il ne s'agit point de traiter cette affaire par des
renvois � des comit�s; il faut, par une d�cision prompte, �pargner le
sang du peuple, _il faut faire justice au peuple pour qu'il ne se la
fasse pas lui-m�me_ ... Je demande qu'� l'instant trois membres de la
Convention soient charg�s d'aller � Orl�ans pour v�rifier les faits ...
Que la loi soit terrible et tout rentrera dans l'ordre. Prouvez que
vous voulez le r�gne des lois; mais prouvez aussi que vous voulez le
salut du peuple, et surtout �pargner le sang des Fran�ais.�

L'Assembl�e applaudit.

Le m�me jour, on agite la question de la r�forme judiciaire.

Danton intervient encore dans la discussion. Il a pass� au minist�re de
la justice. Il a �t� � m�me d'appr�cier les sentiments de l'ancienne
magistrature. Les pi�ces envoy�es � M. Joly, ministre du roi, sont
tomb�es entre les mains du ministre du peuple. Il a vu que tel juge est
ennemi du nouvel ordre de choses, que tel autre adressait au
gouvernement d�chu des p�titions flagorneuses. C'est alors qu'il s'est
convaincu de la n�cessit� d'exclure cette classe d'hommes des
tribunaux.

Payne demandait qu'on s'en t�nt, pour le pr�sent, � la r��lection des
individus, sans rien changer aux lois. Danton r�plique:

�Ma proposition entre parfaitement dans le sens du citoyen Payne. Je ne
crois pas de votre devoir, en ce moment, de changer l'ordre judiciaire;
mais je pense seulement que vous devez �tendre la facult� des choix.
Remarquez que tous les hommes de loi sont d'une aristocratie
r�voltante; si le peuple est forc� de choisir parmi ces hommes, _il ne
saura o� reposer sa confiance_. Je pense que si l'on pouvait, au
contraire, �tablir dans les �lections un principe d'exclusion, ce
devrait �tre contre ces hommes de loi qui ont �t� une des grandes
plaies du genre humain....

��levez-vous � la hauteur des grandes consid�rations. Le peuple ne veut
point de ses ennemis dans les emplois publics: laissez-lui donc la
facult� de choisir ses amis. Ceux qui se sont fait un �tat de juger les
hommes �taient comme les pr�tres: les uns et les autres ont
�ternellement tromp� le peuple. La justice doit se rendre par les
simples lois de la raison. Et moi aussi je connais les formes; et si
l'on d�fend l'ancien r�gime judiciaire, je prends l'engagement de
combattre en d�tail, pied � pied, ceux qui se montreront les sectateurs
de ce r�gime.�

A diverses objections qui lui sont faites par la droite, l'orateur
r�pond:

�On a mal interpr�t� mes paroles: je n'ai pas propos� d'exclure les
hommes de loi des tribunaux, mais seulement de supprimer l'esp�ce de
privil�ge exclusif qu'ils se sont arrog� jusqu'� pr�sent. Le peuple
�lira sans doute tous les citoyens de cette classe qui unissent le
patriotisme aux connaissances; mais, � d�faut d'hommes de loi
patriotes, ne doit-il pas pouvoir �lire d'autres citoyens?

�Je dois vous dire, moi, que les hommes infiniment vers�s dans l'�tude
des lois sont extr�mement rares, que ceux qui se sont gliss�s dans la
composition actuelle des tribunaux sont des subalternes; qu'il y a
parmi les juges actuels un grand nombre de procureurs et m�me
d'huissiers. Eh bien! les m�mes hommes, loin d'avoir une connaissance
approfondie des lois, n'ont qu'un jargon de chicane; et cette science,
loin d'�tre utile, est infiniment funeste.�

La Convention d�clare que les juges pourront �tre indistinctement
choisis parmi tous les citoyens. Cette proposition admise en principe
est n�anmoins renvoy�e � un comit� pour en r�gler les moyens
d'ex�cution.

Danton grandissait chaque jour; mais ce sont les hauteurs qui attirent
la foudre.

Le jour m�me de sa naissance, cette grande Assembl�e se montra atteinte
d'un vice originel, d'une terrible maladie, dont on vit plus tard se
d�velopper les germes. Ses membres avaient en quelque sorte la rage de
se d�chirer, de se proscrire les uns les autres, de s'entre-tuer. Sans
cette fureur de suicide, qui donc aurait jamais pu la vaincre?
Personne: la Convention seule avait la force de se d�capiter elle-m�me.

Cette maladie existait aussi bien � droite qu'� gauche.

Le signal des hostilit�s partit m�me de la Gironde. Le 23, Brissot
�crivait dans son journal qu'il y avait un _parti d�sorganisateur_ au
sein de l'Assembl�e.

Est-il vrai que les Girondins r�vassent d�s lors une r�publique
f�d�rative, le d�membrement de la France? On peut en douter; mais un
fait certain, c'est qu'ils avaient la peur et la haine de Paris.

Sur quoi se fondait cette aversion pour la capitale? D'abord sur des
griefs personnels: Paris avait nomm� leurs adversaires. Les Girondins
donnaient aussi pour pr�texte les �v�nements du 2 septembre: certes, ce
pr�texte �tait fort grave; toutefois, pouvait-on sans injustice rendre
la ville responsable des massacres? Non, mille fois non.

Nous avons vu que si le signal partit d'un pouvoir constitu�, ce fut du
comit� de surveillance de la Commune: mais que dira Saint-Just dans son
fameux rapport du 8 juillet 1793, en s'adressant aux Girondins:
�Accusateurs du peuple, on ne vous a point vus le 2 septembre entre les
assassins et les victimes!�

Le r�le au moins passif des Girondins, au milieu de ces sinistres
�v�nements, leur donnait-il le droit de s'�lever sans cesse contre les
auteurs pr�sum�s d'un tel crime? Le tocsin et le canon d'alarme avaient
retenti assez haut. Il est impossible que Brissot, le chef de la
Gironde, ignor�t quelques heures d'avance les malheurs qui se
pr�paraient.

�Il faut, lui �crivait Chabot, que je te d�masque tout entier: c'est de
ta bouche m�me que j'ai appris, le 2 septembre au matin, le complot du
massacre des prisonniers; je t'ai conjur� d'emp�cher ces d�sastres en
engageant l'Assembl�e � se mettre � la t�te de la R�volution. Je
croyais qu'elle seule pouvait mettre un terme � l'anarchie; c'�tait
d'ailleurs un moyen pour elle de se soustraire � la domination de la
Commune, dont tu commen�ais � te plaindre. Toute ta r�ponse � mes
observations fut que la Constitution r�prouvait cette mesure.�

Chabot d�voile ensuite le secret de cette indiff�rence et de cette
impassibilit�. Morande �tait dans les prisons. Ce Morande avait �t�
l'ami de Brissot; il �tait maintenant son ennemi intime. Rien de plus
insupportable � un homme d'�tat que le complice de ses anciennes
intrigues et de ses bassesses. S'il faut en croire les mauvais propos,
Brissot jouissait d�j� de la mort d'un t�moin si redoutable. Cette mort
ensevelissait dans l'�ternel silence le secret de certaines vilenies
que la bouche du vivant pouvait divulguer. Aussi Brissot ne
montra-t-il, � la fin de cette terrible journ�e, qu'un souci, qu'une
inqui�tude: il s'informa si Morande existait encore.

Il y a plus: la Commune, si calomni�e depuis, vint r�clamer
l'intervention de l'Assembl�e nationale pour arr�ter l'effusion du
sang. Le capucin Chabot s'engageait � sauver les victimes; il donnait
pour garant de sa promesse le succ�s de ses exhortations dans la
journ�e du 10 ao�t, journ�e orageuse o� il avait r�ussi � calmer le
peuple. On �carta son influence. L'Assembl�e envoya sur le th��tre des
massacres une commission impuissante: le vieux Dussault, apr�s avoir
obtenu le silence, au milieu des sabres sanglants, par le seul effet
d'une m�daille de d�put�, ne parla que de ses �crits acad�miques et de
sa traduction de Juv�nal: ce fatras d'�rudition, si hors de propos,
aigrit la multitude au lieu de l'apaiser. Dussault aurait d� se
souvenir de l'adage classique: �_Non erat hic locus_, ce n'�tait pas le
moment.�

P�tion, le pr�sident de l'Assembl�e, le _vertueux_ P�tion cher aux
Girondins, n'avait-il pas lui-m�me manqu� � tous ses devoirs? Maire de
Paris, ses fonctions ne lui commandaient-elles point de se mettre � la
t�te de la force arm�e et, dans le cas o� la garde nationale aurait
refus� de le suivre, ne devait-il point, ceint de l'�charpe municipale,
se jeter entre les bourreaux et les victimes? N'avait-il point
conseill� plus tard de _couvrir d'un voile_ les �v�nements accomplis?
Une enqu�te ayant �t� ouverte en vue de d�couvrir les v�ritables
auteurs de ces malheureuses journ�es, P�tion avait solennellement
d�clar�: �Les assassinats furent-ils command�s, furent-ils dirig�s par
quelques hommes? J'ai eu des listes sous les yeux; j'ai re�u des
rapports; j'ai recueilli quelques faits: si j'avais � me prononcer
comme juge, je ne pourrais pas dire: Voil� le coupable!�

Par quelle raison ces m�mes hommes, si tranquilles � l'heure du crime,
venaient-ils maintenant agiter la chemise sanglante de C�sar? Le 2
septembre devait naturellement soulever dans tout le pays un
fr�missement d'horreur: assassiner des citoyens qui �taient sous la
protection de la loi, c'�tait assassiner la loi elle-m�me. En lavant
leurs mains dans ce sang et rejetant toute la responsabilit� de pareils
actes sur la Commune de Paris, les Girondins ne croyaient-ils point
faire acte d'habilet� politique? Soit, mais leur grand tort est qu'ils
se servaient de ces massacres tol�r�s, � dessein, comme d'un moyen pour
perdre la capitale dans l'esprit des provinces.

Trois t�tes du parti populaire �taient surtout d�sign�es par les
journaux girondins � la vengeance des mod�r�s: Danton, Robespierre et
Marat.

Nous avons dit que les deux premiers avaient �t� �trangers aux
massacres, et quant � Marat, le moment �tait mal choisi pour le
frapper. Il semblait que son titre de _d�put� � la Convention
nationale_ l'e�t un peu calm�. �Consacrons-nous exclusivement � la
constitution: ce qui importe, c'est de poser les bases de l'�difice
social,� �crivait-il la veille du l'ouverture des s�ances. Son journal
m�me avait fait peau neuve. _L'Ami du peuple_ avait �t� remplac� par le
_Journal de la R�publique fran�aise._

De leur c�t�, la Commune de Paris, le Comit� de surveillance,
d�savouaient maintenant toute participation dans les sc�nes affreuses
qui avaient r�volt� la France. N'e�t-il point �t� plus sage de profiter
de cette r�action de la conscience publique pour r�concilier les partis
et fonder un gouvernement stable? Malheureusement, comme nous l'avons
dit, le souvenir des fatales journ�es �tait un pr�texte qui voilait de
sombres animosit�s personnelles. Ceux qui transportaient sans cesse la
discussion sur ce terrain y cherchaient moins un acte de justice qu'un
champ de bataille.

Apr�s le succ�s qu'elle venait d'obtenir dans l'�lection du pr�sident
et des secr�taires, la Gironde se croyait ma�tresse de l'Assembl�e;
elle comptait sur les nouveaux d�put�s �lus par les provinces et se
flattait d�j� d'une vengeance facile.

Depuis quelques jours, l'orage grondait: il �clata dans le s�ance du
23.




II

Une proposition malheureuse.--S�ance du 25 septembre.--D�nonciation de
Lasource.--Discours de Danton,--Attaque contre Robespierre.--Sa
d�fense.--D�menti donn� � Barbaroux par Paris.--Accusation contre
Marat.--L'ami du peuple � la tribune.--Conclusion de cette
journ�e.--D�faite des Girondins.--Paris veng�.--La R�publique une et
indivisible.


Dans toutes les grandes assembl�es, il y a certains signes par lesquels
s'annonce la bataille. L'atmosph�re de la salle est en quelque sorte
charg�e d'�lectricit� haineuse. De banc en banc r�gne un silence
glacial. Quelquefois au contraire de sourdes rumeurs circulent. Les
fronts sont inquiets, sombres, contract�s. De part et d'autre, on se
regarde comme deux arm�es en pr�sence.

Telle �tait la physionomie de la Convention le 21 septembre 1792.

D'o� partirait le feu?

Trois Girondins, Kersaint, Buzot, Vergniaud, proposent de donner � la
Convention une force arm�e, une garde prise dans les quatre-vingt-trois
d�partements. C'�tait une insulte jet�e � la face de Paris.

[Illustration: Marat � la tribune de la Convention. S�ance orageuse.]

Cet acte de d�fiance envers la capitale �tait � la fois injuste et
impolitique. Entour�e de la majest� de la loi, d�fendue en quelque
sorte par la confiance des plus ardents patriotes, la Convention
n'avait alors rien � redouter d'un coup de main. Tout le monde esp�rait
en elle; tout le monde comprenait le besoin de remplacer la royaut�
abolie par la repr�sentation nationale seule et inviolable. Or rien
n'est plus maladroit que de d�fier un danger absent. Le projet d'une
garde d�partementale souleva l'indignation des Parisiens et donna lieu
sur-le-champ � des soup�ons plus ou moins fond�s. Appuy�e sur une arm�e
venue de la province et dont les partis se serviraient les uns contre
les autres, la Convention ne d�g�n�rerait-elle point en une assembl�e
de tyrans?

Le 25, la guerre se d�clara entre la Gironde et la d�putation de Paris.

Un mouvement subit se fait dans la salle comme un coup de vent dans les
bl�s; Marat, en houppelande de drap noir avec des revers doubl�s de
fourrures, en pantalon de peau, en veste de satin blanc fan�, en bottes
molles � la hussarde, entre et va se placer � la cr�te de la Montagne.
Quelques d�put�s affectent sur son passage de d�tourner la t�te et de
s'�loigner avec d�go�t; les tribunes, au contraire, t�moignent le plus
vif int�r�t. Marat, sans se soucier de ces manifestations diverses,
pose sa casquette sur son banc et prom�ne autour de lui dans la salle
un regard assur�. L'attention, l'attendrissement redoublent dans les
tribunes; les hommes le montrent du doigt aux femmes, en leur disant:
�Le voici! C'est lui!�

Les d�put�s de la Montagne ne donnent aucun signe; Camille Desmoulins
seul vient lui serrer la main.

--J'aime ce jeune homme, dit Marat presque � haute voix; c'est une t�te
faible, mais c'est un bon coeur.

P�tion est au fauteuil. Apr�s quelques d�bats insignifiants; le
Girondin Lasource ouvre le feu:

�Je r�p�te, dit-il, � la face de la R�publique, ce que j'ai dit au
citoyen Merlin en particulier. Je crois qu'il existe un parti qui veut
d�populariser la Convention nationale, qui veut la dominer et la
perdre, qui veut r�gner sous un autre nom, en r�unissant tout le
pouvoir national entre les mains de quelques individus. Ma pr�diction
sera peut-�tre justifi�e par l'�v�nement, mais je suis loin de croire
que la France succombe sous les efforts de l'intrigue, et j'annonce aux
intrigants que je ne les crains point, qu'� peine d�masqu�s ils seront
punis, et que la puissance nationale, qui a foudroy� Louis XVI,
foudroiera tous ces hommes avides de domination et de sang...�

L'Assembl�e applaudit. Cet acte d'accusation d�signait � mots couverts
trois grands coupables, Danton, Robespierre et Marat.

Ce fut Danton qui monta d'abord � la tribune. Crispant sa face de lion,
calme au milieu de l'orage et se tournant vers la droite avec hauteur:

�Citoyens,

�C'est un beau jour pour la nation, c'est un beau jour pour la
R�publique Fran�aise que celui qui am�ne faire nous une explication
fraternelle. S'il y a des coupables, s'il existe un homme pervers qui
veuille dominer despotiquement les repr�sentants du peuple, sa t�te
tombera aussit�t qu'il sera d�masqu�. Cette imputation ne doit pas �tre
une imputation vague et ind�termin�e; celui qui l'a faite doit la
signer; je le ferais moi-m�me, cette imputation d�t-elle faire tomber
la t�te de mon meilleur ami. Ce n'est pas la d�putation de Paris prise
collectivement qu'il faut inculper: je ne chercherai pas non plus �
justifier chacun de ses membres, je ne suis responsable pour personne;
je ne vous parlerai donc que de moi.

�Je suis pr�t � vous retracer le tableau de ma vie publique. Depuis
trois ans, j'ai fait tout ce que j'ai cru devoir faire pour la libert�.
Pendant la dur�e de mon minist�re, j'ai employ� toute la vigueur de mon
caract�re, j'ai apport� dans le conseil toute l'activit� et tout le
z�le du citoyen embras� de l'amour de son pays. S'il y a quelqu'un qui
puisse m'accuser � cet �gard, qu'il se l�ve et qu'il parle!

�Il existe, il est vrai, dans la d�putation de Paris, un homme dont les
opinions sont pour le parti r�publicain ce qu'�taient celles de Royou
[Note: Pamphl�taire royaliste qui s'�tait rendu ridicule par ses
extravagances et de ses violences.] pour le parti aristocratique; c'est
Marat. Assez et trop longtemps on m'a accus� d'�tre l'auteur des �crits
de cet homme. J'invoque le t�moignage du citoyen qui vous pr�side
(P�tion). Il tient, votre pr�sident, la lettre mena�ante qui m'a �t�
adress�e par ce citoyen; il a �t� t�moin d'une altercation qui a eu
lieu entre lui et moi � la mairie, Mais j'attribue ces exag�rations aux
vexations que ce citoyen a �prouv�es. Je crois que les souterrains dans
lesquels il a �t� enferm� ont ulc�r� son �me... Il est tr�s-vrai que
d'excellents citoyens ont pu �tre r�publicains � l'exc�s, il faut en
convenir; mais n'accusons pas, pour quelques individus exag�r�s, une
d�putation tout enti�re.

�Quant � moi, je n'appartiens pas � Paris; je suis n� dans un
d�partement vers lequel je tourne toujours mes regards avec un
sentiment de plaisir; _mais aucun de nous n'appartient � tel ou tel
d�partement, il appartient � la France enti�re._ Faisons donc tourner
cette discussion au profit de l'int�r�t public.

�Il est incontestable qu'il faut une loi vigoureuse contre ceux qui
voudraient d�truire la libert� publique. Eh bien! portons-la, cette
loi; portons une loi qui prononce la peine de mort contre quiconque se
d�clarerait en faveur de la dictature ou du triumvirat; mais, apr�s
avoir pos� ces bases qui garantissent le r�gne de l'�galit�,
an�antissons cet esprit de parti qui nous perdrait. On pr�tend qu'il
est parmi nous des hommes qui ont l'opinion de vouloir morceler la
France; faisons dispara�tre ces id�es absurdes, en pronon�ant la peine
de mort contre leurs auteurs. _La France doit �tre un tout
indivisible._ Elle doit avoir unit� de repr�sentation. Les citoyens de
Marseille d�sirent donner la main aux citoyens de Dunkerque. Je demande
donc la peine de mort contre quiconque voudrait d�truire l'unit� en
France, et je propose de d�cr�ter que la Convention nationale pose pour
base du gouvernement qu'elle va �tablir l'unit� de repr�sentation et
d'ex�cution. Ce ne sera pas sans fr�mir que les Autrichiens apprendront
cette sainte harmonie; alors, je vous le jure, nos ennemis sont morts!�

Ce discours, on le voit, �tait un glaive � deux tranchants; il frappait
d'un c�t� sur la dictature et de l'autre sur la d�centralisation de la
France. Ni pouvoir absolu confi� � un seul, ni gouvernement f�d�ratif:
l'unit� par la repr�sentation nationale. Quelques amis communs
reproch�rent plus tard � Danton d'avoir sacrifi� Marat. Danton �tait
trop jaloux du succ�s, il avait trop foi dans la souverainet� du but
pour ne point jeter � la mer tout ce qui pouvait lui nuire. D'un autre
c�t�, n'�tait-ce point le seul moyen de sauver l'Ami du peuple que de
le repr�senter comme un extravagant, un esprit troubl� par la
pers�cution et par les t�n�bres de sa cave? Triste moyen, dira-t-on,
que de le recommander � la commis�ration de ses juges! Soit; mais
n'�tait-il pas l� pour se d�fendre? Marat, d'ailleurs, tenait � marcher
seul: c'�tait flatter son orgueil que de le mettre � part.

Quoi qu'il en soit, par ce m�le discours, Danton avait �cart� la foudre
qui mena�ait sa t�te. C'�tait � pr�sent le tour de Robespierre.

On demandait l'ordre du jour. Merlin alors se l�ve. �Citoyens,
s'�crie-t-il, le v�ritable ordre du jour, le voici: Lasource m'a dit
hier qu'il y avait dans cette salle un parti qui voulait �tablir la
dictature; je le somme de m'en indiquer le chef; quel qu'il soit, je
d�clare �tre pr�t � le poignarder!�

Cambon, de son banc et en montrant son bras, le poing ferm�:

--Mis�rable, voici l'arr�t de mort des dictateurs.

--Oui, s'�crie Rebecqui, de Marseille, oui, il existe dans cette
Assembl�e un parti qui aspire � la dictature, et le chef de ce parti,
je le nomme, c'est Robespierre! voil� l'homme que je vous d�nonce.

Robespierre monte � la tribune.

De m�me que Danton, il r�pudie toute solidarit� avec Marat: �On m'a
imput� � crime les phrases irr�fl�chies d'un patriote exag�r� et les
marques de confiance qu'il me donnait.� L'orateur parle ensuite
beaucoup trop longuement de lui-m�me, des services tr�s-r�els qu'il a
rendus � la R�volution. �Un homme qui avait longtemps lutt� contre tous
les partis avec un courage �cre et inflexible, sans m�nager personne,
devait �tre en butte � la haine et aux pers�cutions de tous les
ambitieux, de tous les intrigants.� Accus� par la Gironde, il d�nonce �
son tour un parti qui veut r�duire la France �� n'�tre qu'un amas de
r�publiques f�d�r�es�. Pour arriver � la dictature, il faut aduler le
peuple; il nie avoir jamais eu recours � ce vil exp�dient: �Il faut
savoir si nous sommes des tra�tres, si nous avons des desseins
contraires � la libert�, contraires aux droits du peuple, que nous
n'avons jamais flatt�; car on ne flatte pas le peuple: on flatte bien
les tyrans; mais la collection de vingt-cinq millions d'hommes, on ne
la flatte pas plus que la divinit�.�

L'Assembl�e �tait froide, h�sitante, lorsque Barbaroux s'�lance � la
tribune.

L'orateur affirme qu'� l'�poque du 10 ao�t les volontaires marseillais
�tant recherch�s par les deux partis qui divisaient alors Paris, on le
fit venir chez Robespierre, que l� on lui dit de se rallier aux
citoyens qui avaient acquis de la popularit�,--et que Panis lui d�signa
Robespierre _comme l'homme vertueux gui devait �tre le dictateur de la
France._

Nous verrons plus tard que le mensonge �tait assez dans les habitudes
politiques de la Gironde.

Panis, interpell� par Barbaroux, r�fute ainsi l'accusation port�e
contre Robespierre:

�Je ne monte � la tribune que pour r�pondre � l'inculpation du citoyen
Barbaroux. Je ne l'ai vu que deux fois et _j'atteste_ que, ni l'une ni
l'autre, je ne lui ai parl� de dictature. Quels sont ses t�moins?�

Rebecqui, de sa place:

--Moi!

�Vous �tes son ami, je vous r�cuse.� [Footnote. Panis vivait encore
apr�s 1830. Dans sa jeunesse, il avait fait de mauvais vers. Ses
mani�res, affables, polies, �l�gantes, appartenaient � la bonne soci�t�
du dix-huiti�me si�cle. Toujours bien mis, tir� � quatre �pingles, il
ressemblait plut�t � Dorat qu'� un _buveur de sang_. Jamais on ne l'a,
que je sache, accus� de mauvaise foi.]

Brissot, voyant les nuages de l'accusation se dissiper, s'�crie:

--Et le 2 septembre?

PANIS.--On ne se reporte point assez aux circonstances terribles dans
lesquelles nous nous trouvions. Nous vous avons sauv�s, et vous nous
abreuvez de calomnies. Voil� donc le sort de ceux qui se sacrifient au
triomphe de la libert�! Notre caract�re chaud, ferme, �nergique, nous a
fait, et particuli�rement � moi, beaucoup d'ennemis. Qu'on se
repr�sente notre situation: nous �tions entour�s de citoyens irrit�s
des trahisons de la cour... On a accus� le Comit� de surveillance
d'avoir envoy� des commissaires dans les d�partements pour enlever des
effets ou m�me arr�ter des individus. Voici les faits. Nous �tions
alors en pleine r�volution: les tra�tres s'enfuyaient, il fallait les
poursuivre; le num�raire s'exportait, il fallait l'arr�ter... Nos
propres t�tes �taient � chaque instant menac�es: croyez-vous que nous
nous fussions expos�s � tous ces dangers, si ce n'e�t �t� pour le bien
public? Oui, nous avons ill�galement assur� le salut de la patrie.

Le terrain de la discussion se d�pla�ait. Vergniaud saisit cette
occasion pour de nouveau �voquer le spectre des sanglantes journ�es. Il
lit la fameuse circulaire du Comit� de surveillance. L'accusation
s'�tait �cart�e de Robespierre, mais elle retombait foudroyante sur la
t�te de Marat.

Tout le monde savait qu'il avait depuis longtemps r�clam� un dictateur
dans son journal, l'_Ami du peuple_, et dans ses placards dont les murs
de Paris �taient couverts. Un dernier article qui passe de main en main
soul�ve l'indignation de l'Assembl�e. C'est celui qui finit par ces
mots: �O peuple babillard, si tu savais agir!�

Un fr�missement d'horreur court de banc en banc. Une foule de d�put�s,
parmi lesquels Cambon, Goupillau, Rebecqui, environnent Marat avec des
gestes mena�ants; ils le poussent, le coudoient, lui mettent le poing
sous le nez pour l'�loigner de la tribune. Cet homme �trange y monte
ce jour-l� pour la premi�re fois. Son apparition excite des mouvements
de fureur; sa cravate en d�sordre, ses cheveux n�glig�s, le rire de
m�pris qu'il oppose autour de lui aux hu�es et aux insultes, augmentent
encore le tumulte; de tous les coins de la salle partent des cris: �A
bas! � bas!�.

C'est au milieu de ce soul�vement �pouvantable que Marat fait entendre
sa voix:

�J'ai dans cette salle un grand nombre d'ennemis personnels.�

--Tous; oui, nous le sommes tous!

Alors Marat imperturbable et r�p�tant sa phrase apr�s un silence:

�J'ai beaucoup d'ennemis personnels dans cette salle: je les rappelle �
la pudeur.

�Si quelqu'un est coupable d'avoir jet� dans le public ces id�es de
dictature, c'est moi! Mes coll�gues, notamment Danton et Robespierre,
l'ont constamment repouss�e quand je la mettais en avant. J'appelle sur
ma t�te seule les vengeances de la nation. Mais, avant de faire ainsi
tomber l'opprobre ou le glaive, citoyens, sachez �couter.

�Au demeurant, que me demandez-vous? Me feriez-vous un crime d'avoir
propos� la dictature, si ce moyen �tait le seul qui p�t vous retenir au
bord de l'ab�me? Qui osera d'ailleurs bl�mer cette mesure quand le
peuple l'a approuv�e et s'est fait lui-m�me dictateur pour punir les
tra�tres? A la vue de ces vengeances populaires, � la vue des sc�nes
sanglantes du 14 juillet, du 6 octobre, du 10 ao�t, du 2 septembre,
j'ai fr�mi moi-m�me des mouvements imp�tueux et d�sordonn�s qui se
prolongeaient parmi nous. J'aurais d�sir� qu'ils fussent dirig�s par
une main juste et ferme. Redoutant les exc�s d'une multitude sans
frein; d�sol� de voir la hache frapper indistinctement et confondre �a
et l� les petits d�linquants avec les grands coupables; d�sirant la
tourner sur la t�te seule des vrais sc�l�rats, j'ai cherch� � soumettre
ces mouvements terribles et d�r�gl�s � la sagesse d'un chef.

�J'ai donc propos� de donner une autorit� provisoire � un homme
raisonnable et fort, de nommer un dictateur, un tribun, un triumvir, le
titre n'y fait rien. Ce que je voulais, c'�tait un citoyen int�gre,
�clair�, qui aurait recherch� tout de suite les principaux
conspirateurs afin de trancher d'un seul coup la racine du mal,
d'�pargner le sang, de ramener le calme et de fonder la libert�. Suivez
mes �crits, vous y trouverez partout ces vues. La preuve, au reste, que
je ne voulais point faire de cette esp�ce de dictateur un tyran, tel
que la sottise pourrait l'imaginer, mais une victime d�vou�e � la
patrie, c'est que je voulais en m�me temps que son autorit� ne dur�t
que peu de jours, qu'elle f�t born�e au pouvoir de condamner les
tra�tres et m�me qu'on lui attach�t durant ce temps un boulet aux
pieds, afin qu'il f�t toujours sous la main du peuple.

�Je rends gr�ce � mes ennemis de m'avoir amen� � vous dire ma pens�e
tout enti�re. Si, apr�s la prise de la Bastille, j'avais eu en main
l'autorit�, cinq cents t�tes sc�l�rates seraient tomb�es � ma voix. Ce
coup d'audace, en jetant la terreur dans la ville, aurait contenu tout
de suite tous les m�chants. Il ne restait plus d�s lors qu'� fonder
l'ordre, la paix et le bonheur public sur des lois, ce qui e�t �t�
facile, cette t�che n'�tant plus emp�ch�e � chaque instant par des
complots et des men�es sourdes; mais faute d'avoir d�ploy� cette
�nergie aussi sage que n�cessaire, cent mille patriotes ont �t� �gorg�s
et cent mille sont menac�s de l'�tre. Vous avez eu des massacres
nombreux et r�it�r�s, vous avez vers� vous-m�mes beaucoup de sang, vous
en verserez encore. Vraiment, quand je viens � comparer vos id�es aux
miennes, je rougis pour vous et je m'indigne de vos fausses maximes
d'humanit�.

�C'est en vain d'ailleurs que vous avez l'air de rejeter maintenant
cette mesure dictatoriale avec horreur. Vous y viendrez un jour malgr�
vous, seulement il ne sera plus temps: la division et l'anarchie auront
gagn� toutes les classes de citoyens. Au lieu de cinq cents t�tes, vous
en abattrez deux cent mille, et vous �chouerez.

�Une violence l�gale et ordonn�e par un chef est toujours pr�f�rable �
celle o� une fausse mod�ration jette, dans les temps de d�sordre, une
nation enti�re. Les penseurs sentiront toute la justesse de ce
principe. Citoyens, si sur cet article vous n'�tes point � la hauteur
de m'entendre, tant pis pour vous!

�Oui, telle a �t� mon opinion; j'y ai mis mon nom et je n'en rougis
pas. On a eu l'impudeur de m'accuser d'ambition, de cruaut�, de
connivence avec les tyrans.--Moi... vendu! Les tyrans donnent de l'or
aux esclaves qu'ils corrompent, et je n'ai pas m�me le moyen
d'acquitter les dettes de ma feuille. Moi, cruel, qui ne puis voir
souffrir un insecte sans partager son agonie! Moi, ambitieux!...
Citoyens, voyez-moi et jugez-moi (il montre ses habits sales, ses
membres ch�tifs): un pauvre diable, sans protection, sans amis, sans
intrigue! Le glaive de vingt mille assassins �tait suspendu sur moi:
j'ai err� de souterrain en souterrain. Toute ma gloire est dans le
triomphe de la nation, dont j'ai d�fendu les droits, depuis trois
ann�es, la t�te sur le billot.

�Cessons ces discussions et ces d�bats scandaleux. H�tez-vous de
marcher vers les grandes mesures qui doivent assurer le salut de la
nation; posez les bases sacr�es d'un gouvernement juste et libre;
faites respecter les droits, l'origine et la dignit� de l'homme. Je ne
demande qu'� m'immoler tous les jours de ma vie pour le bonheur du
peuple. Que ceux qui ont fait revivre aujourd'hui le fant�me de la
dictature se r�unissent � moi, qu'ils s'unissent � tous les bons
citoyens, pour ensevelir leurs ressentiments dans la grandeur et la
prosp�rit� communes.�

La t�te de Marat �tait faite de la boue du peuple; quand le g�nie
r�volutionnaire venait � souffler sur cette boue, il en sortait une
sorte d'�loquence monstrueuse. Cette imnge extraordinaire, infernale,
d'un dictateur tra�nant � travers les cadavres le boulet qui l'encha�ne
aux volont�s de la multitude est quelque chose de par del� l'humanit�.
Le style hach� de cet orateur, son geste effar�, son rire amer, le
mouvement �lectrique de ses yeux noirs, l'aspect de ce front sur lequel
on voyait se former d'avance tous les orages de la R�volution, ses
bravades ont confondu l'Assembl�e. Un lugubre silence r�gne sur les
bancs des d�put�s; mais les tribunes applaudissent avec fureur.

Enfin Vergniaud lui succ�de � la tribune: �S'il est un malheur, dit-il
d'une voix qui affectait la tristesse, s'il est un malheur pour un
repr�sentant du peuple, c'est de remplacer ici un homme tout charg� de
d�crets de prises de corps qu'il n'a pas purg�s.�

MARAT, de son banc.--Je m'en fais gloire!

Yergniaud r�p�ta sa phrase, agita le linceul des victimes du 2
septembre, mais ne r�ussit point � entra�ner une r�solution de la part
de l'Assembl�e.

Le calme semblait depuis quelques instants r�tabli. Tout � coup un
second orage �clate sur la t�te de Marat. Il s'agit d'un num�ro de
l'_Ami du peuple_ dans lequel Boileau d�nonce le passage suivant: �Ce
qui m'accable, c'est que mes efforts pour le salut de la R�publique
n'aboutiront � rien sans une nouvelle insurrection. A voir la trempe de
la plupart des d�put�s (Boileau se tournant vers Marat: Pour mon propre
compte, Marat, je te dirai qu'il y a plus de v�rit� dans ce coeur que
de folie dans ta t�te)... � voir la trempe de la plupart des d�put�s,
je d�sesp�re du salut public, si dans les huit premi�res s�ances toutes
les bases de la Constitution ne sont pas pos�es. N'attendez plus rien
de cette Assembl�e; vous �tes an�antis pour toujours: cinquante ans
d'anarchie vous attendent, et vous n'en sortirez que par un dictateur,
vrai patriote et homme d'�tat.�

Un mouvement d'indignation s'empare de l'Assembl�e. De tous les coins
de la salle s'�l�vent des cris terribles:

--A l'Abbaye! � l'Abbaye!

Marat se l�ve avec sang-froid et r�clame de nouveau la parole.

�Et moi,'s'�crie Boileau, je demande que ce monstre soit d�cr�t�
d'accusation.�

C'est � qui d�s lors appuiera l'�ponge tremp�e de fiel sur la bouche de
l'accus�.

UNE VOIX.--Je demande que Marat parle � la barre.

MARAT.--Je somme l'Assembl�e de ne pas se livrer � ces acc�s de fureur.

LARIVI�RE.--Je demande que cet homme soit interpell� purement et
simplement d'avouer ces lignes ou de les d�savouer.

Alors Marat, qui a r�ussi � se frayer un chemin jusqu'� la tribune, �
travers les flots tumultueux de ses ennemis: �Je n'ai pas besoin
d'interpellation. L'�crit qu'on vient de lire est de moi, je l'avoue.
Jamais le mensonge n'a approch� de mes l�vres et la dissimulation est
�trang�re � mon coeur. Seulement cet �crit est d�j� ancien; il date de
dix jours. Mais la preuve incontestable que je veux marcher avec vous,
avec les amis de la patrie, cette preuve que vous ne r�voquerez pas en
doute, la voici.� Il tire de sa poche le premier num�ro de son nouveau
_Journal de la R�publique._

Un secr�taire de l'Assembl�e en lit quelques fragments:

_Nouvelle marche de l'auteur._

�Depuis l'instant o� je me suis d�vou� pour la patrie, je n'ai cess�
d'�tre abreuv� de d�go�ts et d'amertume: mon plus cruel chagrin n'�tait
pas d'�tre en butte aux assassins, c'�tait de voir une foule de
patriotes sinc�res, mais cr�dules, se laisser aller aux perfides
insinuations, aux calomnies atroces des ennemis de la libert� sur la
puret� de mes intentions et s'opposer eux-m�mes au bien que je voulais
faire... Les l�ches, les aveugles, les fripons et les tra�tres se sont
r�unis pour me peindre comme un _fou atrabilaire_, invective dont les
charlatans encyclop�distes gratifi�rent l'auteur du _Contrat social_...
Quant aux vues ambitieuses qu'on me pr�te, voici mon unique r�ponse: Je
ne veux ni emplois ni pensions. Si j'ai accept� la place de d�put� � la
Convention nationale, c'est dans l'espoir de servir plus officiellement
la patrie, m�me sans para�tre... Je suis pr�t � prendre les voies
jug�es efficaces par les d�fenseurs du peuple: je dois marcher avec
eux. Amour sacr� de la patrie, je t'ai consacr� mos veilles, mon repos,
mes jours, toutes les facult�s de mon �tre; je t'immole aujourd'hui mes
pr�ventions, mon ressentiment, mes haines. A la vue des attentats des
ennemis de la libert�, � la vue de leurs outrages contre ses enfants,
j'�toufferai, s'il se peut, dans mon sein, les mouvements d'indignation
qui s'y �l�veront; j'entendrai, sans me livrer � la fureur, le r�cit du
massacre des vieillards et des enfants �gorg�s par de l�ches assassins;
je serai t�moin des men�es des tra�tres � la patrie, sans appeler sur
leurs t�tes criminelles le glaive des vengeances populaires. Divinit�
des �mes pures, pr�te-moi des forces pour accomplir mon voeu! Jamais
l'amour-propre ou l'obstination ne s'opposera chez moi aux mesures que
prescrit la sagesse: fais-moi triompher des impulsions du sentiment; et
si les transports de l'indignation doivent un jour me jeter hors des
bornes et compromettre le salut public, que j'expire de douleur avant
de commettre cette faute.�

[Illustration: S�ance du 25 Septembre.]

La lecture de cette pi�ce calme l'exasp�ration g�n�rale et d�joue les
sinistres projets de la Gironde.

MARAT.--Je me flatte qu'apr�s la lecture de cet �crit il ne vous reste
pas le moindre doute sur la puret� de mes intentions; mais on me
demande de r�tracter des principes qui sont � moi, c'est me demander
que je ne voie pas ce que je vois, que je ne sente pas ce que je sens.
Il n'y a aucune puissance sous le soleil qui soit capable de ce
renversement d'id�es. Il ne d�pend pas plus de moi de changer mes
pens�es qu'il ne d�pend de la nature de bouleverser l'ordre du jour et
de la nuit.

�On me reprochait tout � l'heure les maux que j'ai soufferts pour la
patrie: c'est ind�cent. Les motifs de r�probation qu'on a invoqu�s
contra moi, je m'en fais gloire, j'en suis fier. Les d�crets qui m'ont
frapp�, je m'en �tais rendu digne pour avoir d�masqu� les tra�tres,
d�jou� les conspirateurs. Oui, dix-huit mois, j'ai v�cu sous le glaive
de Lafayette. S'il se f�t rendu ma�tre de ma personne, il m'e�t
an�anti. J'ai �t� accabl� de poursuites par le Ch�telet et le tribunal
de police: mais je m'en vante! On a os� me donner comme titres de
proscription les d�crets provoqu�s contre moi dans l'Assembl�e
constituante et dans l'Assembl�e l�gislative: eh bien! ces d�crets, le
peuple les a d�truits en m'appelant parmi vous. Sa cause est la mienne.

�Qui sont, apr�s tout, les auteurs de cette accusation atroce? Des
hommes pervers, des membres de la faction Brissot! Les voil� tous
devant moi: ils ricanaient tout � l'heure, ils triomphaient au bruit
des cris forcen�s de leurs agents; qu'ils osent me fixer maintenant!

�Souffrez qu'apr�s une s�ance aussi orageuse, apr�s les clameurs
furibondes et les menaces �hont�es auxquelles vous venez de vous
abandonner contre moi, je vous rappelle � vous-m�mes, � la justice.
Quoi! si par la faute de mon imprimeur la feuille de ce jour n'e�t pas
paru, vous m'auriez donc livr� � l'opprobre et � la mort? Cette fureur
est indigne d'hommes libres. Mais non, je ne crains rien sous le
soleil. Je d�clare que si le d�cret e�t �t� lanc� contre moi, je me
br�lais la cervelle au pied de cette tribune.�

L'orateur appuie la bouche d'un pistolet contre son front. �Voil� donc,
reprend Marat d'une voix attendrie par l'�motion, voil� le fruit de
trois ann�es de cachots et de tourments... Voil� donc le fruit de mes
veilles, de mes labeurs, de ma mis�re, de mes souffrances, des dangers
sans nombre que j'ai essuy�s pour la patrie!... Un d�cret d'accusation
contre moi! C'est un complot mont� par mes ennemis, dans cette
assembl�e, pour m'en faire sortir. Eh bien! je resterai parmi vous pour
braver vos fureurs!...�

L'Assembl�e murmure; les tribunes applaudissent � outrance. �A la
guillotine! � la guillotine!� vocif�rent quelques Girondins forcen�s.
On demande que Marat soit tenu d'�vacuer la tribune.

TALLIEN.--Je demande, moi, que l'ordre du jour fasse tr�ve � ces
scandaleuses discussions. D�cr�tons le salut de l'empire, et laissons
l� les individus.

La Convention passe � l'ordre du jour.

Il nous reste � tirer les conclusions de cette orageuse s�ance.

Constatons d'abord que l'attaque des Girondins manquait absolument de
base. Pour fonder une dictature, il faut un dictateur: o� �tait-il?

Prudhomme dans son journal (_les R�volutions de Paris_) jugeait ainsi
les trois hommes contre lesquels avait eu lieu cette lev�e de
boucliers:

�Qui conna�t le caract�re _rev�che_, les mani�res dures de Robespierre,
ne le jugera pas fait pour �tre un tribun du peuple. Fier de professer
les vrais principes sans alt�rations, il y tient avec roideur.--Marat,
malgr� ses listes de proscription, n'aime pas plus le sang qu'un autre.
Domin� par un amour-propre excessif, il ne veut pas dire ce que les
autres ont dit et comme ils l'ont dit: si on a trouv� une v�rit�, un
principe avant lui, pour ne pas rester en de��, il passe outre et tombe
dans l'exag�ration; souvent il touche � la folie, � l'atrocit�, mais il
professe des principes que les malintentionn�s redoutent et
abhorrent.--Danton ne ressemble nullement aux deux premiers; jamais il
ne sera dictateur ou tribun, ou le premier des triumvirs, parce que
pour l'�tre il faut de longs calculs, des combinaisons, une �tude
continuelle, une assiduit� tenace, et Danton veut �tre libre en
travaillant � la libert� de son pays. Amis lecteurs, nous vous le
demandons, que pouvez-vous redouter de ces trois citoyens? L'un ne veut
que passer doucement sa vie, et les deux autres n'ont de pr�tentions
qu'� la renomm�e et � quelques honneurs populaires. Pourvu qu'on les
lise, qu'on les �coute, et surtout qu'on les applaudisse, ils sont
contents.�

La seule dictature � laquelle ils visassent alors �tait celle de la
popularit�.

Si, pris individuellement, chacun d'eux �tait incapable de faire un
dictateur, e�t-il �t� plus facile de r�unir Danton, Marat et
Robespierre dans un triumvirat? �videmment non. Ils �taient trop
personnels, trop divers, trop peu d'accord entre eux sur les voies et
moyens de fonder le nouvel ordre de choses pour marcher vers le m�me
but. O� donc a-t-on jamais trouv� la trace d'une alliance, d'un pacte,
d'une action commune entre ces trois hommes?

Ainsi l'accusation des Girondins s'appuyait sur une chim�re.

Quels �taient maintenant les ma�tres du champ de bataille? Sans
contredit ceux qui avaient �t� attaqu�s. Danton, dans son discours,
s'�tait �lev� � la hauteur d'un v�ritable homme d'�tat.

Robespierre, quoique faible ce jour-l�, avait derri�re lui l'int�grit�
de sa vie, les services rendus � la cause du peuple; il lui suffisait
de souffler sur l'accusation pour en dissiper les nuages. Certes, Marat
n'�tait point un g�nie; mais ce n'�tait pas non plus, comme on affecte
de le dire, un homme sans valeur. Abandonn�, d�savou� des siens, il
avait montr� � la tribune plus de sang-froid, plus d'ordre dans les
id�es, plus d'�loquence sauvage qu'on ne pouvait en attendre d'un homme
poursuivi comme un loup par une meute de chiens.

L'Ami du peuple �tait jusque-l�, pour plusieurs, un probl�me, une
fiction; de telles attaques lui donnaient, pour ainsi dire, une
existence r�elle; elles en faisaient l'_Ecce homo_ de la R�volution.
Marat s'exaltait lui-m�me dans le sentiment de cette lutte gigantesque.
La contradiction n'est pour les esprits abus�s par une id�e fausse
qu'un motif de confiance dans la mission qu'ils se sont donn�e; elle
assure leur marche; elle les rehausse � leurs propres yeux et aux yeux
de la foule. Marat se soulevait sur la haine qu'il inspirait aux
mod�r�s comme sur un pi�destal.

En temps de R�volution, d�noncer des chefs de parti, c'est les d�signer
aux faveurs de la fortune politique. Les Girondins avaient donc fait
une fausse manoeuvre. Ils croyaient d�truire leurs ennemis; ils les
avaient fortifi�s. L'importance des hommes d'�tat se mesure � la
violence des attaques dont ils sont l'objet. Les temp�tes n'�clatent
point sur des ruisseaux.

Mais laissons de c�t� les personnes. Le v�ritable �v�nement historique
de cette journ�e fut la victoire de Paris. Sa repr�sentation tout
enti�re demeurait intacte: Vergniaud lui-m�me avait �t� forc� de
reconna�tre qu'elle contenait des hommes de m�rite, le v�n�rable
Dussaulx, le grand peintre David et d'autres encore. Ainsi l'�me de la
France et de la R�volution, Paris qui avait pris la Bastille, Paris qui
avait fait les journ�es du 5 octobre et du 10 ao�t, Paris qui porte
malheur � tous ceux qui se d�fient de lui, Paris �tait sorti triomphant
de la lutte.

Autre grand r�sultat: l'Assembl�e d�cr�ta la proposition de Danton:

LA R�PUBLIQUE FRAN�AISE EST UNE ET INDIVISIBLE.




III

Elan de la d�fense nationale.--La panique.--D�tente.--La patrie n'est
plus en danger.--Arriv�e de Dumouriez � Paris.--Sa pr�sence au club des
Jacobins.--Habilit� de Danton.--Une soir�e chez Talma.--Rabat-Joie.


Paris sortait d'un affreux cauchemar: il avait dormi dans le sang, avec
le spectre de l'Invasion sur la poitrine.

On se souvient de la prise de Verdun; les Parisiens, croyant d�j� voir
le roi de Prusse � leurs portes, avaient form� un camp qui s'�tendait
depuis Clichy jusqu'� Montmartre. Tout le monde y travaillait. De
jolies citoyennes maniaient bravement la pioche, la b�che ou la
brouette. Ma�tres de Verdun, les Prussiens marchaient d�j� dans les
plaines de la Champagne, s'avan�aient sur Sainte-Menehould par la
trou�e de Grandpr�. La consternation �tait au comble.

L'�lan r�volutionnaire d�borda comme un torrent. Hommes, munitions,
chevaux, fourrages, tout fut mis en r�quisition. Les ustensiles de
m�nage, pelles, pincettes, chenets, furent transform�s en armes de
guerre. Dans un moment de fr�n�sie, on alla jusqu'� d�terrer les _morts
de qualit�_, afin de convertir en balles le plomb de leur cercueil.
L'Assembl�e nationale s'�leva contre ces profanations; mais les cloches
des �glises furent fondues pour faire des canons. La n�cessit� de
pourvoir au salut de la patrie augmentant de jour en jour, quelques
municipalit�s avaient requis l'argenterie, les vases sacr�s, l'or des
sacristies. D'un autre c�t�, les dons patriotiques afflu�rent. Des
ouvri�res, de pauvres femmes en deuil venaient d�poser entre les mains
des magistrats, le denier de la veuve. Et ce n'est pas seulement �
Paris, c'est d'un bout � l'autre de la France qu'�clataient ces actes
de d�vouement.

Dans une lettre adress�e � la Convention, le citoyen Bonnaire racontait
les sacrifices des habitants de sa province: �Les citoyens de ce
d�partement (le Cher) ont aussi voulu d�poser leurs offrandes sur
l'autel de la patrie. Le conseil de notre arrondissement a maintenant �
sa disposition 218 paires de souliers, 17 capotes, 6 habits, 2 vestes,
2 culottes, 7 chemises, 2 �paulettes en or et une somme de 4 060 livres
pour distribuer des secours aux femmes et aux enfants des volontaires
partis pour les arm�es. La municipalit� de Bourges est d�positaire de
114 habits, 40 vestes, 30 culottes, 4l paires de bas, 32 paires de
souliers, 16 chemises, d'une somme de 4 360 livres 2 sous 8 deniers,
destin�s aux pauvres de cette ville, et d'une autre somme de 13 429
livres pour les femmes des citoyens qui sont all�s combattre les
brigands.� [Note: Cette lettre fut communiqu�e � l'auteur par F�lix
Bonnaire, directeur de la _Revue de Paris_.]

Apr�s le 10 ao�t, nous l'avons dit, le pouvoir ex�cutif provisoire
avait envoy� des commissaires dans les d�partements. Voici les
instructions qui leur furent donn�es: �Ils s'attacheront surtout � ne
servir la plus belle des causes que par des moyens constamment dignes
d'elle; ils mettront, en cons�quence, le plus grand soin � s'annoncer
par des mani�res simples et graves, par une conduite pure, r�guli�re,
irr�prochable.� Ces instructions furent suivies, et � la voix de ces
commissaires toute la France tressaillit d'enthousiasme.

Quand on apprit de meilleures nouvelles de l'�tranger, quand on sut que
la bataille de Valmy �tait gagn�e sur les Prussiens, les alarmes se
dissip�rent. Un mois apr�s, Montesquieu s'emparait de Chamb�ry, Anselme
prenait Nice. Lille �tait encore assi�g�e; mais la ville �tait d�fendue
par plus de neuf mille hommes qui bravaient les bombes allemandes. Le 3
octobre, une lettre de Custine annon�ait que Spire avait �t� arrach�e
aux Autrichiens.

France de la R�volution, tu �tais digne de vaincre! Sans toi, que f�t
devenue l'Europe? Tu combattais sans doute pour ta propre conservation,
mais aussi pour le salut du monde. Tu versais � la fois ton sang et tes
id�es. Dans tes flancs sacr�s, tu portais l'humanit� tout enti�re!

Disons-le une fois pour toutes, c'est surtout au r�gime des Assembl�es
nationales que la France dut ses premiers succ�s. Le retentissement de
la tribune courait jusque sur les champs de bataille. Cette parole, ce
coup de marteau frappant chaque jour sur le fer rouge du patriotisme,
en dispersait les �tincelles dans tout le pays. Jamais la dictature
d'un homme n'aurait produit une telle effervescence. Gr�ce � ses
repr�sentants, la R�publique �tait partout, tenait t�te � tout et
montrait aux arm�es sa face s�v�re.

Voyant l'ennemi repouss�, les Prussiens d�cim�s dans les plaines de la
Champagne par le fer et par la maladie, Custine tenant Spire et pouvant
se r�unir au g�n�ral Biron pour porter la guerre dans tout l'empire
d'Autriche, Danton proposa de d�clarer que la _patrie n'�tait plus en
danger_. L'Assembl�e r�sista: ce fut une faute. De telles formules,
autorisant toute sorte d'actes arbitraires, ne devraient point survivre
aux circonstances exceptionnelles qui les ont cr��es. Le moyen, en
outre, pour les l�gislateurs, d'inspirer de la confiance � la nation,
c'est d'en avoir eux-m�mes, c'est de ne pas craindre.

Dumouriez vint � Paris pour jouir de son triomphe et sonder les partis
qui agitaient alors la R�publique. Il fut partout f�t�, acclam�,
cajol�. Qui ne conna�t l'enthousiasme des Fran�ais pour un g�n�ral
vainqueur? C'�tait le lion, l'�v�nement du jour. A la ville, au
th��tre, on ne parlait que de lui, on ne voyait que lui. Le 11
octobre, accompagn� de Santerre, il se rend au club de Jacobins, o� il
embrasse Robespierre. Tout le monde applaudit. Dumouriez demande la
parole:

�Citoyens, fr�res et amis, dit-il en terminant son discours, d'ici � la
fin du mois, j'esp�re mener soixante mille hommes pour attaquer les
rois et sauver les peuples de la tyrannie.�

Alors Danton:

�Lorsque Lafayette, lorsque ce vil eunuque de la R�volution prit la
fuite, vous serv�tes d�j� bien la R�publique en ne d�sesp�rant pas de
son salut; vous ralli�tes nos fr�res: vous avez depuis conserv� avec
habilet� cette station qui a ruin� l'ennemi, et vous avez bien m�rit�
de votre patrie. Une plus belle carri�re encore vous est ouverte: que
la pique du peuple brise le sceptre des rois, et que les couronnes
tombent devant ce bonnet rouge dont la soci�t� vous a honor�. Revenez
ensuite vivre parmi nous, et votre nom figurera dans les plus belles
pages de notre histoire.�

Plus tard on a beaucoup reproch� � Danton d'avoir recherch�, flatt�,
adul� Dumouriez? �tait-ce bien le g�n�ral qu'il courtisait? Non,
c'�tait la victoire. Il fallait avant tout que la R�volution s'appuy�t
sur le succ�s de nos armes, et, plus que tout autre, Danton avait
poursuivi ce r�ve glorieux; plus que tout autre, il avait contribu� �
remuer dans les coeurs le sentiment national, � pousser vers nos
fronti�res les h�ro�ques d�fenseurs de la patrie. Comptait-il aussi sur
l'influence du g�n�ral pour conclure une alliance avec la Gironde? Il y
a tout lieu de le croire.

Il faut d'ailleurs se dire que les projets de Dumouriez �taient alors
couverts d'un voile imp�n�trable. Qui l'e�t soup�onn� de trahison? Ses
discours semblaient inspir�s par le g�nie du patriotisme. Tous les
partis s'y m�prirent; les citoyens les plus purs rendirent hommage � ce
vainqueur.

Un seul homme ne partageait point l'engouement g�n�ral; mais cet homme
�tait Marat, c'est-�-dire la d�fiance.

D'o� naissaient d�s lors ses soup�ons?

Dumouriez �tant venu � Paris pour recevoir les honneurs du triomphe,
c'�tait � qui s'abriterait derri�re l'�p�e du g�n�ral. Il tra�nait � sa
suite tout un �tat-major. Durant quelques jours, on ne vit dans les
rues que des uniformes et des �paulettes. La ville passa sur-le-champ
des frayeurs et de la tristesse � l'enivrement. Toutes les t�tes
tourn�rent avec tous les coeurs du c�t� du g�n�ral victorieux. Les
Girondins profit�rent de la circonstance pour r�gner sur l'opinion et
pour introduire le militarisme dans la R�publique. La pr�sence de ces
officiers bravaches et fanfarons offusquait au contraire l'aust�rit�
des ap�tres de la d�mocratie. Ces pr�tendus sauveurs venaient � Paris
anim�s d'un beau feu contre les _agitateurs_ et provoquaient jusque
dans les rues et les promenades publiques les citoyens connus par leurs
opinions exalt�es. Marat fut personnellement victime de leurs boutades
et de quelques voies de fait. Le crime de ce petit homme ombrageux
�tait de ne point avoir fait �cho � l'enthousiasme universel pour le
h�ros du jour. Deux bataillons de volontaires parisiens, le Mauconseil
et le R�publicain, avaient, disait-on, c�d� aux cruelles d�fiances de
leur �poque, en massacrant quatre malheureux d�serteurs prussiens qui
venaient se rendre et servir sous nos drapeaux, mais qu'ils prirent
pour des espions ou pour des �migr�s fran�ais. Dumouriez avait ordonn�
que ces deux bataillons fussent transf�r�s dans une forteresse,
d�pouill�s de leurs armes et de leurs uniformes. Marat ne vit dans la
conduite de Dumouriez qu'un sympt�me de haine secr�te contre Paris. Il
trembla sur le sort de ces soldats qui vivaient dans l'attente d'une
punition inconnue. �Je veux avoir le coeur net de cette affaire,
dit-il, et tant que j'aurai la t�te sur les �paules, on n'�gorgera pas
le peuple impun�ment.� Il demanda donc aux Jacobins qu'on lui adjoign�t
deux commissaires, afin de se rendre chez Dumouriez, et de s'informer
aupr�s du g�n�ral des causes qui avaient fait traiter si s�v�rement les
deux bataillons accus�s.

Cette nuit-l�, il y avait f�te rue Chantereine, dans la petite maison
de Talma. Un enfant de Thalie (style du temps) recevait chez lui un
enfant de Mars. Une porte coch�re, dont le marteau, soulev� � chaque
instant par des mains fra�chement gant�es, retombait avec un bruit
sourd, conduisait, par une �troite all�e d'arbres, dans une cour
sabl�e, o� la maison, jolie bonbonni�re du dernier si�cle,
s'�panouissait en souriant dans un nuage de parfums et de clart�. Les
vitres, �clair�es aux bougies, laissaient passer de temps en temps sur
les rideaux de mousseline blanche les ombres joyeuses de femmes en
grande toilette, les seins et les �paules nus, les cheveux relev�s de
fleurs, le cou humide d'une ros�e de perles ou marqu� de grains de
corail; des gardes nationaux en tenue de bal, culotte de casimir blanc,
bas de soie, souliers � semelles fines, allaient et venaient dans les
all�es; un bruit de musique, d'�clats de rire, de voix folles et
coquettes, descendait jusque dans la cour, et des flots de lumi�re
ruisselaient sur les marches de pierres de la maison que fr�laient, en
montant, de longues jupes de soie.

Cette petite maison resplendissante, au milieu de la ville �teinte et
morne, avait cach�, comme par pudeur, au fond d'une all�e, sous des
ombr�s d'arbres, sa joie et ses lumi�res qui insultaient � la disette
publique. On se cachait alors pour se r�jouir, comme en d'autres temps
pour verser des larmes. La disposition int�rieure de la maison, que je
visitai en 1837 et qui �tait alors habit�e par un directeur du _Temps_,
pr�sente une forme sph�rique assez singuli�re, qui ne manque point de
caract�re ni d'�l�gance; elle aurait plu � Mme de Pompadour, et semble
une petite habitation secr�te, choisie pour les plaisirs d'un com�dien
ou d'un roi. Bonaparte y demeura � son retour d'�gypte.

Le salon �tait �clair� int�rieurement de lustres qui laissaient tomber
du plafond leurs larmes de cristal. On voyait assis sur des fauteuils
Kersaint, Lebrun, Roland, Lasource, Ch�nier et d'autres, engag�s dans
le parti de la Gironde; des femmes d'esprit, des jeunes filles du
monde, des f�es de l'Op�ra, achevaient de parer la f�te. On distinguait
dans leurs groupes mademoiselle Contat, madame Vestris, la Dugazon.
L'ameublement �tait d'un go�t parfait; le salon tendu de damas bleu et
blanc, avec des rideaux de fen�tres en mousseline relev�e de draperies
en soie, �gayait les yeux par l'harmonie des tons; de grands vases de
porcelaine d'o� sortaient des tiges de fleurs naturelles (grand luxe
d'alors) r�pandaient leur haleine embaum�e dans tout l'appartement; ce
n'�tait que mousseline, que soie, que rubans, que dorures, que lumi�res
r�p�t�es sur les consoles et les chemin�es, dans des glaces
�blouissantes. Talma, en habit de com�dien, faisait les honneurs de
chez lui.

Le g�n�ral Dumouriez, arriv� depuis quelques jours � Paris, �tait le
h�ros de la f�te. Il sortait du th��tre des Vari�t�s, o� sa pr�sence
avait excit� des applaudissements. Il n'�tait bruit dans la ville que
de ses exploits militaires. Chacun, dans le salon de Talma,
s'empressait cette nuit-l� � toucher la main du g�n�ral vainqueur.
Jamais roi ne recueillit tant d'honneurs ni de flatteries de la part de
ses courtisans qu'en re�ut de ses concitoyens le chef des arm�es de la
R�publique. Des femmes charmantes, les bras demi-nus, les yeux
assassins, les cheveux dress�s � la derni�re mode, sans poudre ni
constructions a�riennes (la R�volution avait pass� son niveau sur les
t�tes les plus coquettes), agitaient autour de lui leurs mouchoirs
parfum�s, ou prenaient sur leurs fauteuils des poses aga�antes pour
attirer son attention. On e�t dit, sur des proportions plus
bourgeoises, le mar�chal de Villars courtis� par les dames de
Versailles. Dumouriez �tait un militaire de belle humeur et de fi�re
mine, qui r�pondait galamment � toutes ces avances. Rien de plus
aimable qu'un homme heureux. Toute cette soci�t�, ivre de gloire, de
lumi�re, de grand feu, de bruit, de parfums de fleurs, se livrait sans
remords � l'oubli des sombres �v�nements qui mena�aient alors la
France. On entend tout � coup un grand tumulte dans l'antichambre;
alors la grosse voix de Santerre, cette voix qui remuait les faubourgs,
annonce, en s'�levant au milieu de cette soci�t� toute r�jouie de doux
propos, de tendres oeillades, de toilettes folles:

--Marat!

[Illustration: Boissy D'Anglas]

A ce nom, tous les visages se rembrunissent. Un petit homme � mine
cynique, n�gligemment v�tu, en houppelande sale, culotte de peau,
bottes crott�es, un mouchoir blanc nou� sur la t�te, appara�t au seuil
du salon. Il a forc� l'entr�e, malgr� la r�sistance des valets amass�s
dans l'antichambre. La laideur, la petite taille et le visage terreux
de cet homme ressortent singuli�rement encadr�s dans la bordure
�blouissante d'une f�te. Il est suivi de deux membres du club des
Jacobins, Bentabole et Monteau, deux longs et maigres sans-culottes,
deux t�tes de l'Apocalypse.

A cette vue, un morne silence, m�l� de surprise, saisit tous les
assistants. Marat, en cet �tat d�braill�, repr�sente le pauvre peuple,
brusquement survenu, avec les livr�es de la mis�re, au milieu des
r�jouissances des riches. C'�tait 93 fait homme, entrant, sans �tre
invit� ni attendu, dans un petit souper de la R�gence.

Dumouriez demeure interdit; Marat va droit � lui, et mesurant d'un
regard intr�pide le g�n�ral vainqueur:

--Monsieur, lui dit-il, c'est � vous que j'ai affaire.

Dumouriez tourne lestement les talons avec un geste d'insolence
militaire; mais, le saisissant par la manche, Marat l'entra�ne dans un
coin du salon.

--Nous sommes envoy�s, dit-il, par le club des Jacobins.

--Nous avons besoin de vous parler en particulier, ajoutent Bentabole
et Monteau.

Ils entrent tous les quatre dans une chambre voisine. On entend �
intervalles, quoique la porte soit close, la voix des interlocuteurs.

MARAT.--La mani�re dont vous les avez trait�s est r�voltante.

Il s'agissait, comme on pense bien, des deux r�giments, le Mauconseil
et le R�publicain.

--Monsieur Marat!...

--Vous en imposez � l'Assembl�e pour lui arracher des d�crets
sanguinaires.

--Vous �tes trop vif, monsieur Marat; je ne puis m'expliquer avec vous.

--Je viens ici au nom de l'humanit�.

--Vous approuvez donc l'indiscipline des soldats?

--Non, mais je hais la _trahison_ des chefs.

Dumouriez ne pouvait tol�rer un pareil langage.

--Brisons l�, dit-il.

La porte de la chambre o� s'entrenait le g�n�ral avec Marat, Bentabole,
et Monteau s'ouvre brusquement. L'Ami du peuple rentre dans le salon,
suivi de ses deux commissaires. En traversant la foule, son regard se
prom�ne avec une audace et un m�pris visibles sur les femmes demi-nues
qui ornent cette f�te, sur les Girondins suspects, sur les officiers �
�paulettes d'or, et s'arr�tant devant Santerre avec un air de reproche:

--Toi ici? dit-il.

Il semble � quelques assistants voir les lumi�res p�lir. Marat, cette
tache noire et sordide, en se posant sur une soir�e radieuse, en a
terni toute la joie. Les femmes, si rieuses et si brillantes il n'y a
qu'un instant, sont tout � coup devenues obscures; l'ombre de cet
homme, en marchant, laisse sur les toilettes, sur les seins d�couverts,
sur la gracieuse figure de ces nymphes, une tristesse morne.--C'est la
Terreur qui passe.

Plusieurs soldats de Dumouriez l'attendaient dans l'antichambre, le
sabre nu sur l'�paule; Marat traverse cet appareil belliqueux et
ridicule avec un sourire de d�dain.

--Votre ma�tre, ajoute-t-il, redoute plus le bout de ma plume que je ne
crains la pointe de vos sabres.

Dumouriez �tait mal � l'aise; l'audace de ce petit homme qui �tait
arriv�, � la clart� d'une f�te, devant tout le monde, pour lui arracher
le masque du visage, cette voix s�v�re du peuple qui �tait venue le
saisir au milieu de tant de voix charmantes et flatteuses, et lui dire
en face: �Tu es un tra�tre!� ce remords visible, cette conscience faite
homme qui s'�tait gliss�e en haillons sous les rayons et les fleurs de
la victoire, le confondaient. Il passa la main sur son front quand
l'Ami du peuple se fut tout � fait retir�. En vain, de son c�t�, Mlle
Contat reconduisait-elle � distance les trois commissaires, une
cassolette � la main, toute fumante d'encens et d'odeurs, comme si elle
e�t voulu purifier les traces de Marat; cette gracieuse espi�glerie,
qu'elle prolongea jusqu'� la porte de la rue, ne rappela sur les l�vres
de l'assembl�e qu'un sourire froid et contraint. Marat avait d'un
souffle �teint toute cette f�te.




IV

Ce qu'�taient alors les Girondins.--Leur r�le dans la
Convention.--Leurs pr�jug�s contre Paris.--Encore l'affaire du
Mauconseil et du R�publicain.--La population lasse des divisions
personnelles.--Danton conciliateur et repouss� par les Girondins.--Son
mot sur Mme Roland.--On lui demande des comptes.--Sa d�fense.--La
Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--S�ance du 8
novembre.--D�route de la Gironde.--Robespierre et son fr�re chez
Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat d�nonc� par
Barbaroux.--R�ponse de Marat.--Eclaircie.--La bataille de Jemmapes.


Revenons � la Convention, ce grand centre de la vie politique en
octobre et novembre 92.

Les factions qui divisaient l'Assembl�e s'appuyaient �videmment sur
l'�tat du pays. Quelle �tait donc la situation? Les anciens nobles, les
partisans de la cour �taient � peu pr�s rentr�s sous terre, quoique,
gr�ce au vote des provinces, quelques-uns d'entre eux se fussent
gliss�s sur les bancs de la Convention. La bourgeoisie, compos�e de
gens de robe, de l�gistes, d'avocats, de tabellions, de scribes, de
n�gociants, avait remplac� l'ancienne aristocratie et cherchait �
diriger le mouvement. Cette classe moyenne acceptait volontiers la
R�publique, mais elle redoutait les emportements de la multitude.
Venaient ensuite les petits boutiquiers, les artisans, les
contre-ma�tres, les commis de bureau, les paysans qui, eux aussi,
voulaient se faire une place au soleil de l'�galit�.

Les Girondins avaient d'abord plant� leur drapeau dans la couche
populaire. N'avaient-ils point arbor� le bonnet rouge? On a vu qu'ils
avaient �t� les premiers � prononcer en France le mot de R�publique.
D'o� vient donc qu'ils se soient tout � coup d�tourn�s de la
d�mocratie? D'o� vient qu'ils si�gent aujourd'hui � droite de
l'Assembl�e et qu'ils jouent, avec quelques variantes, le r�le des
constitutionnels de 89? Ont-ils �t� d�courag�s par le peu de succ�s
qu'ils obtenaient aupr�s des masses? Tremblent-ils devant la R�volution
comme l'alchimiste d'un drame allemand devant l'homme de bronze qu'il a
cr��? Il est probable que diverses causes influ�rent sur le revirement
du parti girondin.

Ces hommes remarquables par le talent de la parole se croyaient alors
les ma�tres de la situation. La majorit� de la Convention leur
appartenait. Ils tenaient la plupart des minist�res, ils distribuaient
les places et les faveurs, ils r�gnaient sur les journaux, ils avaient
avec eux Dumouriez, c'est-�-dire la victoire, et malgr� tous ces
avantages ils �taient impuissants. Que leur manquait-il donc? Un
principe.

Ils voulaient la r�publique, sans doute, mais une r�publique de
sentiment dont Mme Roland �tait la Muse. On ne fonde point une forme de
gouvernement avec des r�ves, ni avec des figures de rh�torique. D'un
autre c�t�, la r�publique n'�tait alors qu'un id�al; avant de
l'atteindre, il fallait repousser l'ennemi, �teindre le foyer de la
guerre civile, achever la R�volution, et les Girondins en �taient
incapables. Ils se trouvaient donc fatalement entra�n�s dans une
politique d'exp�dients. De l� une alliance avec la classe moyenne, dont
ils esp�raient se faire un rempart contre les envahissements de la
d�mocratie et contre les attaques de leurs adversaires.

La diff�rence entre les doctrines semait chaque jour parmi les citoyens
des germes de d�sordre.

�Que m'importe, disait-on dans les clubs, qu'un homme s'appelle
monsieur le duc ou monsieur le jacobin, si je retrouve en lui le m�me
orgueil, la m�me intol�rance, le m�me despotisme?� [Note: Note copi�e
aux Archives nationales.] C'�taient en effet les moeurs qu'il fallait
changer, si l'on tenait � fonder le r�gne de la d�mocratie. Or, sous ce
rapport, les Girondins appartenaient beaucoup trop � l'ancien r�gime.

Le projet de donner � la Convention une force ou, comme on disait
alors, une maison militaire attira sur eux la juste d�fiance des
Parisiens. Un plan g�n�ral ne se cachait-il point derri�re cette mesure
propos�e par Barbaroux? �Qu'y a-t-il, s'�criait Robespierre, de plus
naturellement li� aux id�es f�d�ralistes que ce syst�me d'opposer sans
cesse Paris aux d�partements, de donner � chacun de ces d�partements
une repr�sentation arm�e particuli�re; enfin de tracer de nouvelles
lignes de d�marcation entre les diverses sections de la R�publique dans
les choses les plus indiff�rentes et sous les pr�textes les plus
frivoles?�

Ils avaient beau s'en d�fendre, tout d�montre clairement que les
Girondins cherchaient � d�truire la domination morale et politique de
Paris, dont ils redoutaient de plus en plus l'influence. Si l'on
r�fl�chit maintenant que, sans un centre d'�branlement, le pouvoir
ex�cutif n'aurait jamais pu r�sister aux foudres de la coalition
�trang�re ni aux complots royalistes, on en conclura qu'en frappant la
t�te de la France les Girondins auraient immol� la R�volution. Ces
hommes inventifs ne cessaient cependant d'agiter le fant�me de
l'assassinat pour couvrir leurs t�n�breux projets. Ils pr�taient �
leurs adversaires des intentions sinistres et cherchaient � les noyer
dans l'opinion publique sous un d�luge de sang. Les Girondins avaient
raison de conjurer les p�rils et les violences de la dictature; mais
n'avaient-ils point pris eux-m�mes l'initiative de la Terreur? A
l'Assembl�e l�gislative, Isnard n'invoquait-il point _la vengeance du
peuple sur la t�te des tra�tres_? Comment ce qui passait chez lui pour
_l'�nergie d'une �me br�lante_ devenait-il sur les l�vres de Marat _le
langage de la sc�l�ratesse_?

Les temps, dit-on �taient chang�s. Erreur! il n'y avait de chang� que
la position des Girondins.

�tait-ce aussi sans motif que Barbaroux ne cessait de montrer � Paris
un faux visage de Marseille? [Note: C'�tait lui, on s'en souvient, qui
aux approches du 10 ao�t avait annonc� l'arriv�e des braves f�d�r�s
patriotes; comment se fait-il qu'en septembre � la Convention il
r�clamait une garde d'honneur compos�e de jeunes aristocrates? L'esprit
de Marseille avait-il chang�? Les journ�es de Septembre avaient-elles
produit une r�action? Barbaroux aurait voulu le faire croire; mais la
v�rit� est que dans toutes les grandes villes se trouvent deux �l�ments
distincts. Le 10 ao�t, le jeune d�put� avait fait appel au parti du
mouvement; il jugeait maintenant utile � ses int�r�ts de se servir du
parti contraire.] Il y avait certes dans cette tactique une menace et
un d�fi jet� aux citoyens de la capitale. Avec un tel syst�me, on est
tr�s vite entra�n� � d�membrer un �tat.

On voyait bien, dans cette lutte, des id�es en pr�sence les unes des
autres; mais il y avait aussi des hommes. Les dissentiments politiques
s'appuyaient sur des griefs personnels, sur de vieilles rancunes, sur
des antagonismes d'amour-propre. Les Girondins ne pardonnaient point �
Danton sa sup�riorit�, � Robespierre l'int�grit� de sa vie, � Marat sa
popularit�.

L'Ami du peuple avait toujours sur le coeur l'affaire du Mauconseil et
du R�publicain, les deux bataillons mis en quarantaine par Dumouriez.

Le 18 octobre, il demande la parole � la Convention nationale, et
annonce qu'un grand complot a �t� tram�... contre lui. Scandale, bruit,
�clats de rire forc�s. L'Assembl�e ne veut point l'entendre. Marat
insiste. Des murmures l'interrompent.

LE PR�SIDENT, au milieu du d�sordre.--Marat, vous avez la parole, mais
ce n'est que pour un fait.

MARAT.--Ce fait, le voici: Je dis que des ministres et des g�n�raux
perfides en imposent � la Convention, par des d�nonciations fausses,
pour la jeter dans des mesures violentes et lui arracher des d�crets
sanguinaires. (Rumeurs.)

Marat r�p�te son exorde en rehaussant la voix. Les murmures
recommencent avec des tr�pignements.

�Je vous demande, pr�sident, du silence. J'ai, comme la faction qui
m'interrompt, le droit d'�tre entendu.�

LE PR�SIDENT.--Je ne puis que vous donner la parole; mais il m'est
impossible de vous donner du silence.

MARAT.--Tandis que le public indign� s'�l�ve contre les mesures atroces
qui sont employ�es envers les soldats de la patrie, seriez-vous les
seuls � y applaudir; et faut-il qu'un homme que vous accablez de vos
clameurs soit plus jaloux de votre honneur que vous-m�mes? Je r�clame
contre le d�cret qui vous a �t� surpris au sujet des deux bataillons
patriotes le _Mauconseil_ et le _R�publicain_, d�nonc�s par les
g�n�raux comme ayant d�shonor� les arm�es fran�aises. Je me suis rendu,
pour �claircir le fait, chez le g�n�ral Dumouriez; il a paru interdit.
(Il s'�l�ve des �clats de rire.) Dumouriez ne m'a oppos� que des
raisons �vasives. Pouss� dans ses derniers retranchements, il a
d�clar� s'en r�f�rer � la Convention nationale et au ministre. Je me
suis adress� � votre Comit� de surveillance. Il s'est fait remettre la
pi�ce relative � cette affaire. Si vous l'eussiez lue avec nous, vous
auriez �t� tous saisis d'indignation, en voyant que les quatre
pr�tendus d�serteurs prussiens �taient quatre �migr�s fran�ais.
C'�taient donc des espions qui venaient sous vos drapeaux pour vous
trahir, et qui conspiraient peut-�tre avec le g�n�ral. (La salle
s'�branle d'indignation.) Je veux parler du g�n�ral Chazot. N'oubliez
pas qu'il a �t� cause de la d�route de l'avant-garde de Dumouriez. Je
sais qu'il est un certain nombre de membres qui ne me voient qu'avec le
dernier d�plaisir. (Oui, oui!) J'en suis f�ch� pour eux. Lorsqu'un
homme, qui n'est anim� que du bien public, ne re�oit que des
vocif�rations, les sentiments de ses ennemis sont jug�s. Je dis qu'il
existe dans cette Assembl�e une cabale qui cherche � m'exclure de son
sein pour �carter un surveillant incommode; je viens d'�tre menac� par
le citoyen Rouyer; je ne sais si c'est un spadassin.

LE PR�SIDENT.--Le r�glement d�fend toute personnalit�, et ce n'est pas
ici le lieu de vider une rixe personnelle avec un coll�gue.

MARAT,--Ce n'est pas comme homme que je vous adresse la parole, ce
n'est pas comme citoyen, c'est comme repr�sentant du peuple; j'ai �t�
menac�, dis-je, par le citoyen Rouyer; je ne sais s'il a esp�r� me
rabaisser � son niveau ou m'�loigner par la terreur; mais je me dois au
salut public, je resterai � mon poste, et je dois d�clarer que si l'on
entreprend contre moi quelques voies de fait, je repousserai ces
outrages en homme de coeur, et j'en prends � t�moin ceux qui m'ont vu.

LE PR�SIDENT.--A quoi concluez-vous, Marat?

MARAT.--Je demande la lecture du proc�s-verbal qui est d�pos� au Comit�
de surveillance. Je vous fais en outre observer qu'il n'a jamais �t�
dans mon intention de disculper les bataillons d'avoir voulu pr�venir
l'action de la justice; ils ont manqu� � la forme: mais les g�n�raux
vous en ont impos� quand ils vous ont repr�sent� les quatre
malheureuses victimes de cette affaire comme des d�serteurs prussiens.
Je m'�l�ve donc contre les mesures g�n�rales et violentes qu'on a
prises envers ces bataillons, tandis qu'il �tait �vident qu'ils ne
renfermaient qu'un petit nombre de coupables; on les a tous envelopp�s
d'une fl�trissure qui, s'ils eussent �t� des brigands pris dans les
for�ts, n'e�t pu �tre plus honteuse. En vous d�non�ant ces faits, j'ai
rempli le devoir que m'imposait ma conscience. Je me retire.

La preuve que Marat n'avait pas tout � fait tort, c'est que ces deux
bataillons furent plus tard r�habilit�s.

Quel que f�t l'homme, il �tait d�put� de Paris, au m�me titre que ses
coll�gues, et tout outrage envers sa personne s'adressait � la
repr�sentation nationale tout enti�re. Or, chaque jour, on l'insultait
aux portes m�mes de la Convention; on lui marchait sur les pieds en
criant par d�rision: �Ah! le petit Marat!� Gorsas, dans son _Courrier
des d�partements_, lui jetait de la boue et du sang au visage. Des
placards le d�signaient � la haine et � la vengeance des bons citoyens.
Des hommes � cheval passaient la nuit devant sa maison avec des torches
et demandaient sa t�te. Est-il vrai que ses jours fussent alors
menac�s? Il le crut du moins et, pour se conserver vivant, Marat rentra
le soir dans son souterrain.

Ces attaques furieuses, ces ressentiments personnels affligeaient le
pays. Les faubourgs en murmuraient. Dans un moment aussi critique, o�
tout �tait � r�organiser, o� le num�raire s'�tait �vanoui, o� la raret�
des subsistances amenait des troubles sur les march�s, o� l'industrie
souffrait, o� il s'agissait d'assurer le bonheur de vingt-cinq millions
d'hommes, o� le succ�s de nos armes �tait encore mal affermi, o�
couvait dans l'Ouest la guerre civile, la Convention n'avait-elle donc
rien de mieux � faire que de se livrer � des luttes st�riles? Les
g�ants se combattaient, se blessaient les uns les autres dans des
d�bats confus, ainsi que les dieux de l'Iliade dans les nuages. Ces
rivalit�s f�cheuses ne d�courageaient-elles point les esp�rances et les
h�ro�ques efforts de la nation? Chacun se demandait: �Nous
sacrifions-nous pour des principes ou pour des ambitieux?� Une
p�tition, adress�e � l'Assembl�e, disait: �C'est avec douleur que nous
voyons des hommes faits pour se ch�rir et s'estimer, se ha�r et se
craindre autant et plus qu'ils ne'd�testent les tyrans... Qu'on impose
silence � l'amour-propre, et il ne faudra qu'un moment pour �teindre le
flambeau des divisions intestines... Que les citoyens ne soient pas
constamment occup�s � se surprendre, � se tendre des pi�ges, � nourrir
des d�fiances...�

Le rapprochement des partis, la r�conciliation des chefs, l'extinction
des haines personnelles, tel �tait alors le voeu de tous les esprits
sages. Un seul homme avait assez de confiance en lui-m�me et assez
d'�nergie pour amener cet heureux d�nouement. Oubliant ses griefs
particuliers, refoulant ses vieilles rancunes, Danton tendit � la
Gironde sa large main; cette main fut repouss�e. On d�daigna ses
avances. Les grands projets �chouent souvent contre un grain de sable.
On pr�tend qu'un mot rompit toutes les chances d'un accord entre Danton
et les Girondins. Le 29 septembre, il avait dit en riant � la tribune:
�Personne ne rend plus justice que moi � Roland; mais je vous dirai, si
vous lui faites l'invitation de rester ministre: Faites-la donc aussi �
Mme Roland...� Le trait blessa au vif l'amour-propre des deux �poux et
du parti tout entier, qui �tait accus� d'ob�ir � une femme.

Quoi qu'il en soit, les Girondins se servirent d'un autre pr�texte pour
rejeter les avances de Danton. Ils mirent en doute sa probit�. Beaucoup
d'argent avait �t� d�pens� dans la crise terrible que venait de
traverser la France. Cambon, ministre des finances, homme s�v�re et
int�gre, demandait que ses coll�gues fussent tenus de rendre des
comptes. Roland avait pr�sent� les siens dans le plus minutieux d�tail.
C'�tait maintenant le tour de Danton. Ses adversaires trouvaient
�tonnant qu'il e�t employ� 200,000 livres en d�penses secr�tes et pr�s
de 200,000 livres en d�penses extraordinaires; mais on doit se souvenir
que Danton �tait � la fois ministre de la justice et adjudant du
ministre de la guerre, que la patrie �tait en p�ril et qu'il fallait �
tout prix la sauver.

[Illustration: Saint-Just.]

�Je n'ai rien fait, disait-il, que par ordre du conseil, pendant mon
minist�re... Lorsque l'ennemi s'empara de Verdun, lorsque la
consternation se r�pandait m�me parmi les meilleurs et les plus
courageux citoyens, l'Assembl�e l�gislative nous dit: N'�pargnez rien,
prodiguez l'argent, s'il le faut, pour ranimer la confiance et donner
l'impulsion � la France enti�re. Nous avons �t� forc�s � des d�penses
extraordinaires, et, pour la plupart de ces d�penses, j'avoue que nous
n'avons point de quittances bien l�gales... Je ferai observer en
finissant que si le conseil e�t d�pens� dix millions de plus, il ne
serait pas sorti un seul ennemi de la terre qu'ils avaient envahie...�

Ainsi, de l'aveu m�me de Danton, sa comptabilit� �tait irr�guli�re;
mais ne fallait-il point se reporter aux circonstances tragiques dans
lesquelles les livres avaient �t� tenus? Qu'il y e�t alors quelques
d�sordres dans le maniement des fonds, le moyen de s'en �tonner? Danton
n'�tait point un avare, aimant l'argent pour l'argent. Il tenait � bien
vivre, � recevoir des amis, � humilier la richesse, dont il e�t fait
volontiers la servante de ses desseins et de ses plaisirs. De telles
moeurs ouvraient carri�re � bien des soup�ons; mais encore faudrait-il
que ces soup�ons fussent fond�s. Qui croira jamais qu'au milieu de ce
tourbillon d'affaires, au plus fort des calamit�s publiques, un homme
de la taille de Danton, un grand citoyen apr�s tout, ait song� �
remplir ses poches? Qu'il f�t mal entour�, je l'admets; qu'il f�t
faible dans ses amiti�s, passe encore; qu'il ait prodigu� l'or pour
soutenir certains journaux, poursuivre � la piste la conspiration de la
Bretagne et du Midi, pour payer les services secrets de police et de
diplomatie, c'est un fait certain; mais qui donc a le droit de dire
qu'il se soit appropri� les d�pouilles de la France?

Les l�ches, qui s'�taient cach�s au moment du danger, r�clamaient de
Danton des comptes qu'ils savaient bien ne pouvoir �tre fournis:
c'�tait un moyen de l'avilir.

Danton ayant �t� repouss� par la Gironde, tout espoir de conciliation
�tait perdu. Enhardis par l'avantage de leur position (ils �taient
ma�tres de l'Assembl�e), les Girondins auraient d� se montrer oublieux,
magnanimes: loin de l�, ils ne cessaient de lancer contre leurs
adversaires la meute aboyante de leurs journaux, ni de fatiguer la
tribune de d�nonciations monotones. Les Montagnards, de leur c�t�,
rendaient guerre pour guerre. En temps de r�volution, il y a des mots,
des �pith�tes qui ressemblent � des fl�ches empoisonn�es. Quand les
partis se sont mutuellement trait�s de _brigands_, de _sc�l�rats_, de
_chiens enrag�s_, le jour arrive o� ils agissent en cons�quence et
prononcent les uns contre les autres la peine de mort. Qu'on admire du
reste la logique des factions: les Girondins se pr�sentaient alors
devant le pays comme des mod�r�s; ils disaient avoir horreur du sang,
ils protestaient contre les doctrines de Marat, et ils demandaient sa
t�te!

De nouveaux orages se formaient � l'horizon, et la foudre �clata le 29
octobre.

La Gironde en voulait surtout � la Commune de Paris, qui contrariait
ses desseins. Tant que ce pouvoir rival resterait debout, la politique
des _Brissotins_ (comme on disait alors) serait tenue en �chec. La
Commune, de son c�t�, avait eu le tort de provoquer la lutte, en
lan�ant contre l'Assembl�e, � propos de la garde d�partementale, une
adresse insolente, un v�ritable brandon de discorde. La Convention
indign�e riposta en d�cr�tant que la Commune rendrait ses comptes _dans
trois jours_. Frapper les hommes obscurs qui si�geaient � l'H�tel de
Ville n'e�t point beaucoup avanc� les affaires des Girondins; ce qu'on
voulait, c'�tait atteindre deux ou trois membres de la Convention.
Danton, Robespierre, n'�taient point de la Commune, mais on s'effor�ait
de les rattacher � l'H�tel de Ville par l'influence vraie ou fausse
qu'ils y exer�aient.

Une enqu�te s'ouvrit sur les arrestations faites par la Commune le 18
ao�t et sur les journ�es de Septembre. Le 4 octobre, Valaz�, membre du
Comit� de s�ret� g�n�rale, vint d�clarer � la tribune: �Nous avons
trouv� des papiers qui prouvent l'innocence de plusieurs personnes
massacr�es dans les prisons. (Un mouvement d'horreur s'�l�ve de toutes
parts.) Oui, il est temps de dire la v�rit�. Des personnes innocentes
ont �t� massacr�es, parce que les membres qui avaient lanc� les mandats
d'arr�t s'�taient tromp�s sur les noms; le Comit� de surveillance
lui-m�me en est convaincu.�

Marat, on s'en souvient, faisait partie de ce Comit�; il demande la
parole.

LASOURCE.--Il faut que Marat soit entendu et que vous le d�cr�tiez
d'accusation s'il est coupable.

MARAT.--J'applaudis moi-m�me au z�le du citoyen courageux qui m'a
d�nonc� � cette tribune.

Beaucoup plus sage et plus habile que ses amis, Buzot comprit tr�s-bien
que la Gironde faisait une fausse manoeuvre.

�Nous risquons, dit-il, de donner � ces d�nonciations une importance
qu'elles n'auraient pas sans cela... Il me semble entendre les
Prussiens demander eux-m�mes que Marat soit entendu. En effet, n'est-ce
pas en faisant d�nigrer sans cesse les repr�sentants du peuple que les
Prussiens doivent d�sirer d'avilir la Convention, et lui faire perdre
la confiance dont elle a besoin pour faire le honheur du peuple?�

Marat, cependant, monte � la tribune.

UNE VOIX.--Votez la cl�ture: Marat ne vaut pas l'argent qu'il co�te �
la nation.

LIDON.--Puisque le corps �lectoral de Paris a prononc� contre nous le
supplice d'entendre Marat, je demande le silence.

CAMBON.--Comme il est juste d'entendre le crime aussi bien que la
vertu, je demande que sans perdre de temps Marat soit entendu.

Au milieu de ces exclamations flatteuses, l'Ami du peuple commence par
rappeler l'Assembl�e... � la r�flexion, signale _une cabale affreuse
�lev�e_ contre lui _pour encha�ner sa plume_ et d�clare hautement que,
quant � ses opinions politiques, _elles �taitent au-dessus des lois_.

A une vague accusation, il r�pondait par une bravade. Ce n'�tait
d'ailleurs pas lui cette fois qu'on visait; c'�tait Danton et
Robespierre. Quant � Marat, la Gironde croyait l'avoir an�anti pour le
moment sous la conspiration du m�pris.

Le 22 octobre, attaque en r�gle contre la Commune. Roland dans un
rapport tr�s-bien fait r�sumait ainsi la situation de la capitale: �En
un mot, corps administratif sans pouvoir; Commune despote; peuple bon,
mais tromp�; force publique excellente, mais mal conduite, voil�
Paris.�

Ce tableau lamentable de l'anarchie se d�tachait en vigueur sur l'ombre
rouge�tre des journ�es de Septembre.

Le 30, Danton �leva le d�bat en le pla�ant sur le terrain de
l'histoire.

�Rappelez-vous, s'�cria-t-il, ce que le ministre actuel de la justice
vous a dit sur ces malheurs ins�parables de la R�volution! Je ne ferai
point d'autres r�ponse au ministre de l'int�rieur (Roland). Si chacun
de nous, si tout r�publicain a le droit d'invoquer la justice contre
ceux qui auraient excit� des troubles r�volutionnaires pour assouvir
des vengeances particuli�res, je dis qu'on ne peut pas se dissimuler
non plus que jamais tr�ne n'a �t� fracass� sans que ses �clats
blessassent quelques bons citoyens. Jamais r�volution compl�te n'a �t�
op�r�e sans que cette vaste d�molition de l'ordre de choses existant
n'ait �t� funeste � quelqu'un. Il ne faut donc imputer ni � la cit� de
Paris ni � celles qui auraient pu pr�senter les m�mes d�sastres ce qui
est peut-�tre l'effet de quelques vengeances particuli�res dont je ne
nie pas l'existence, mais ce qui est bien plus probablement la suite de
cette commotion g�n�rale, de cette fi�vre nationale qui a produit les
miracles dont s'�tonnera la post�rit�.�

L'orateur concluait en demandant que la discussion sur le m�moire de
Roland f�t fix�e au lundi suivant. �Ainsi, ajoutait-il, les bons
citoyens qui ne cherchent que la lumi�re, qui veulent conna�tre les
choses et les hommes, sauront bient�t � qui ils doivent leur haine ou
la fraternit�; or la fraternit� seule peut donner � la Convention cette
marche sublime qui marquera sa carri�re.�

Danton, dans le cours de son improvisation, avait d'ailleurs lanc� sur
la Gironde un grand trait: �Je d�clare que tous ceux qui parlent de la
faction Robespierre sont � mes yeux ou des hommes pr�venus ou de
mauvais citoyens.� A ces mots, des murmures s'�taient �lev�s dans
l'Assembl�e.

Robespierre dans ces derniers temps s'�tait tenu � l'�cart. Le 2
septembre, il se plongea le front voil� dans la retraite. L'avocat
d'Arras attendait: il avait plac� sa barque sur un roc o� la mar�e,
c'est-�-dire la force des �v�nements, devait un jour ou l'autre
l'emporter vers le but qu'il voulait atteindre.

C'est � cet homme d'�tat qu'allait s'attaquer la Gironde. Grande
imprudence! Et qui choisit-elle pour porter les premiers coups? Louvet,
l'auteur de _Faublas_, un roman libertin. Autant e�t valu la piq�re
d'une gu�pe contre une statue de marbre.

�Robespierre, je t'accuse!�

Ce d�but promettait. A en croire Louvet, un grand complot existait
depuis le 10 ao�t; le 2 septembre, Robespierre s'�tait rendu � la
Commune, o� il avait d�sign� ses ennemis � la vengeance des meurtriers.
Cette accusation �tait vague, diffuse, enti�rement d�nu�e de preuves.
Louvet parla; ce fut tout. Cependant Maximilien comprit la n�cessit�
d'un supr�me effort pour rejeter ce linceul de dictature dans lequel
ses ennemis avaient jur� de l'ensevelir. Il demanda huit jours pour
pr�parer sa d�fense. L'Assembl�e d�cida que Robespierre para�trait � la
tribune de la Convention pour se justifier, le lundi 5 novembre.

Dans l'intervalle; des rassemblements nombreux parcouraient la ville en
vocif�rant les cris de: �Mort � Robespierre! mort � Danton et � Marat!�

Les huit jours �coul�s, Robespierre, qui s'�tait cach� � tout les yeux,
monte les degr�s de la tribune. Les femmes �coutent haletantes;
l'Assembl�e elle-m�me est comme suspendue aux l�vres de l'orateur.
Robespierre repousse avec une ironie hautaine les absurdes reproches de
Louvet. La n�cessit� o� la Gironde le mettait, par des accusations
violentes, de d�rouler sa vie, lui donnait une occasion magnifique
d'attirer l'attention sur les services qu'il avait rendus � la patrie.
Il rejeta, non sans horreur, toute solidarit� avec les journ�es
sanglantes des 2 et 3 septembre. �Ceux qui ont dit, s'�crie-t-il, que
j'avais eu la moindre part � ces �v�nements, sont des hommes ou
excessivement cr�dules ou excessivement pervers. Je les rappellerais au
remords, si le remords ne supposait une �me.�

Il eut des mouvements d'une v�ritable �loquence. �On assure qu'un
innocent a p�ri; un seul! c'est beaucoup trop, sans doute. Citoyens,
pleurez cette m�prise cruelle. Pleurez les malheurs de cette journ�e;
pleurez m�me les victimes coupables r�serv�es � la vengeance des lois,
qui sont tomb�es sous le glaive de la justice populaire; mais que votre
douleur ait un terme comme toutes les choses humaines. Gardons aussi
quelques larmes pour des calamit�s plus touchantes! Pleurez cent mille
patriotes immol�s par la tyrannie! Pleurez nos citoyens expirants sous
leurs toits embras�s! Pleurez les fils des citoyens massacr�s au
berceau ou dans les bras de leurs m�res! Pleurez donc, pleurez
l'humanit� abattue sous le joug odieux des tyrans et de leurs
complices! Mais consolez-vous, si, imposant silence � toutes les viles
passions, vous voulez assurer le bonheur de votre pays et pr�parer
celui du monde; consolez-vous, si vous voulez rappeler sur la terre
l'�galit� et la justice exil�es, et tarir, par des lois justes, la
source des crimes et des malheurs de vos semblables.�

Se tournant du c�t� de ses adversaires: �De quel droit voulez-vous
faire servir la Convention � venger votre amour-propre? Vous nous
reprochez des ill�galit�s! Oui, notre conduite a �t� ill�gale, aussi
ill�gale que la chute du tr�ne et que la prise de la Bastille, aussi
ill�gale que la libert� m�me! Citoyens, vouliez-vous donc une
R�volution sans r�volution? L'univers, la post�rit� ne verront dans ces
�v�nements que leur cause sacr�e et leur sublime r�sultat; vous devez
les voir comme elle. Vous devez les juger, non en juges de paix, mais
en hommes d'�tat et en l�gislateurs du monde.� Le moment de conclure
�tait venu, on s'attendait � de justes repr�sailles; mais Robespierre,
�cartant d'une main g�n�reuse le tonnerre qui grondait sur la t�te de
ses ennemis: �Je renonce au facile avantage de r�pondre aux calomnies
de mes adversaires par des d�nonciations plus redoutables; j'ai voulu
supprimer la partie offensive de ma justification. Je ne demande
d'autre vengeance que le retour de la paix et le triomphe de la
libert�.�

La Convention �tait fatigu�e de ces attaques personnelles. Les
applaudissements �clataient dans les tribunes. Maximilien Robespierre
venait d'�tre marqu� par le doigt de ses ennemis; c'�tait le signe de
l'�l�vation ou du martyre.

Cependant ses accusateurs fr�missaient.

BARBAROUX.--Je demande � d�noncer Robespierre, et � signer ma
d�nonciation. Si vous ne m'entendez pas, je serai donc r�put�
calomniateur! Je descendrai � la barre... Je graverai ma d�nonciation
sur le marbre.� (Murmures. On demande � grands cris l'ordre du jour.)

LOUVET.--Je vais r�pondre � Robespierre...�

Les interruptions �touffent sa voix. L'Assembl�e d�cide de passer �
l'ordre du jour. Louvet reste � la tribune: furieux, il demande �
parler contre le pr�sident.

LE PR�SIDENT.--J'ai peine � concevoir comment, lorsque je n'ai fait que
prendre les ordres de l'Assembl�e, un membre demande � parler contre
moi.

Alors Barbaroux descend � la barre. Un mouvement de surprise agite
l'Assembl�e; on rit, on s'impatiente, on s'agite. Barbaroux insiste et
r�clame la parole comme citoyen. Plusieurs membres demandent qu'il soit
censur� comme avilissant le caract�re de repr�sentant du peuple.

Bar�re parait � la tribune. Le silence se r�tablit. L'orateur cherche �
terminer ces duels politiques, en amoindrissant l'importance des chefs
de la Montagne.

On renouvelle la motion de censurer Barbaroux. Lanjuinais parle au
milieu d'un tumulte �pouvantable.

QUELQU'UN.--Je demande qu'il soit ordonn� � Barbaroux de quitter la
barre et de faire cesser ce scandale.

LANJUINAIS.--Je soutiens que Barbaroux a employ� le seul moyen pour
obtenir la parole et pour vous rendre attentifs.

LE PR�SIDENT.--Je vous fais observer que l'Assembl�e ayant d�cid� de
passer � l'ordre du jour, la discussion est ferm�e.

COUTHON.--Je le dis avec douleur, mais avec v�rit�, la petite manoeuvre
employ�e par Barbaroux pour nous forcer � lui accorder la parole ne
m�rite que notre piti�.

Les Montagnards applaudissent; quelques Girondins tr�pignent de rage.
Barbaroux quitte tristement la barre et reprend sa place de secr�taire.

Le triomphe de Robespierre �tait encore disput� avec acharnement.
Quelques membres, pr�textant des doutes sur la premi�re �preuve,
demandent que la proposition de passer � l'ordre du jour soit remise
aux voix. Le pr�sident fait remarquer qu'en effet le tumulte l'a
emp�ch� de prononcer le r�sultat de la d�lib�ration. Lanjuinais insiste
de nouveau pour �tre entendu; des cris: _A bas de la tribune!_
s'�l�vent avec violence. Il va reprendre sa place au bureau des
secr�taires, � c�t� de Barbaroux. Louvet, Lanthenas lui succ�dent et
sont bruyamment �conduits par l'impatience g�n�rale. On demande de
toutes parts l'ordre du jour. Bar�re relit son projet de d�cret, o� il
cherche � couvrir d�daigneusement l'accus� du manteau de l'impuissance
et de la m�diocrit�.

ROBESPIERRE.--Je ne veux pas de votre ordre du jour, qui m'est
injurieux.

La Convention d�cide purement et simplement qu'elle passe par-dessus
les d�m�l�s personnels. C'est ce que voulait Robespierre.

Le retentissement de cette orageuse s�ance se fit sentir le soir aux
Jacobins, o� Robespierre fut vivement acclam�. Ce fut alors qu'un fort
de la halle, aux formes athl�tiques, au coeur tendre sous une rude
�corce, prit une r�solution peut-�tre unique dans l'histoire.--�Voil�,
se dit-il en �coutant parler Maximilien, voil� un homme que les
aristocrates, bourgeois ou autres, doivent avoir con�u le projet de
mettre � mort. On ne d�fend pas impun�ment les droits du peuple avec
tant de courage et d'�loquence. Il faut que je me d�cide � lui faire un
rempart de ma personne. Les rois ont des satellites pour les
accompagner: il faut que l'ami, le d�fenseur de la nation ait au moins
un bras pour �carter de lui les attentats des conspirateurs et des
tra�tres. Je serai ce bras. Seul, � l'�cart, je veillerai sur la s�ret�
de ce digne repr�sentant du peuple.� Le projet con�u est aussit�t mis �
ex�cution: chaque soir, cet ami inconnu attend Robespierre � la sortie
du club et jusqu'� la rue Saint-Honor� l'accompagne � distance, un
�norme b�ton dans la main. Robespierre ignora toute sa vie ce
d�vouement anonyme et l'esp�ce de culte dont il �tait l'objet de la
part de ce brave homme, qui s'�tait fait volontairement son garde du
corps. [Note: Communiqu� � l'auteur par David d'Angers, qui tenait
lui-m�me le fait de la famille Lebas.]

Maximilien, � son retour d'Arras en 1792, �tait descendu chez les
Duplay avec sa soeur, Charlotte Robespierre, et son fr�re Augustin, qui
venait d'�tre nomm� d�put�. C'est l� qu'il se rendit dans la nuit du 5
novembre, apr�s l'orageuse victoire qu'il venait de remporter sur les
Girondins. Maurice Duplay, l'h�te des deux Robespierre, avait chez lui,
comme nous l'avons dit, trois filles, �l�onore qui �tait l'a�n�e,
Victoire qui ne fut jamais mari�e, et Elisabeth, la plus jeune, celle
qui �pousa Lebas. Ces trois filles aimaient Maximilien comme un fr�re.
Elles lui confiaient leurs peines, le faisant juge de leurs petites
querelles. Quand un de ces l�gers nuages, qui passent sur les familles
les mieux unies, venait � obscurcir le front d'une des jeunes soeurs,
il l'attirait doucement sur ses genoux et lui demandait � voix basse le
secret de sa tristesse. Si c'�tait qu'elle avait �t� grond�e par sa
m�re, il se faisait aussit�t le conciliateur des parties offens�es et
plaidait les circonstances att�nuantes. On n'est pas avocat pour rien.
Toujours il revenait le sourire du pardon sur les l�vres et poussait
alors la jolie boudeuse dans les bras de Mme Duplay.

Un sentiment plus tendre que l'amiti� l'attirait vers �l�onore, la
fille a�n�e du menuisier. C'�tait, dit-on, une belle personne aux
traits accentu�s, � l'�me virile. Un jour, Maximilien, en pr�sence de
ses h�tes, prit la main d'�l�onore dans la sienne et lui glissa au
doigt un anneau d'or; c'�tait, conform�ment aux moeurs de sa province
(l'Artois), un signe de fian�ailles. Toutefois le mariage fut ajourn� �
la paix (comme on disait alors), c'est-�-dire � des jours meilleurs et
moins troubl�s, o� la France serait d�barrass�e de ses ennemis.

Robespierre l'a�n� avait ainsi deux familles, l'une dans l'Artois, �
laquelle il envoyait la plus grande partie de son traitement, l'autre
sur laquelle il s'�tait pour ainsi dire greff� par l'analogie des
moeurs et des principes. A l'instigation de sa soeur, il quitta plus
tard la maison Duplay, mais pour y revenir; c'�tait le nid de ses
affections, l'Eldorado de ses r�ves.

La Gironde avait commis une faute en accusant deux hommes tels que
Danton et Robespierre, la force et la probit�; elle en commit une
seconde, qui fut de remettre Marat sur la sellette.

Nous devons dire � la suite de quel incident.

S'il faut en croire le professeur Tissot, qui avait connu Marat dans
l'intimit�, l'homme valait beaucoup mieux que ses syst�mes et ses
�crits. Accabl� de travail, sa seule distraction �tait une promenade,
le dimanche, sur les bords de la Seine. Il allait tant�t seul, tant�t
accompagn� de quelques amis; car, quoi qu'on en dise, Marat avait des
amis. Ses deux compagnons �taient, ce jour-l�, Fabre d'�glantine et
Camille Desmoulins; peut-�tre par leur entremise cherchait-il un
rapprochement avec Danton. [Note: Tous ces d�tails et les suivants ont
�t� communiqu�s � l'auteur par la soeur de Marat.] Ils se dirigeaient
en causant du c�t� de Charenton. Le plus vieux des trois, Marat, n'en
�tait pas moins vif dans ses mouvements; il marchait le dos courb� et
la t�te l�g�rement inclin�e vers le c�t� droit. Dans ce contraste d'une
ville en r�volution avec le silence, la grave s�r�nit� d'un coucher de
soleil, les grands arbres d�pouill�s de feuilles, mais d�tachant dans
le ciel leurs fines nervures, les trois promeneurs avaient devant les
yeux les deux faces solennelles du grand et du beau, l'histoire et la
nature.

Fabre d'�glantine et Camille Desmoulins aimaient la nature en po�tes;
Marat l'observait en savant. Ayant beaucoup �tudi�, beaucoup cherch� et
un peu d�couvert, sa conversation �tait int�ressante. Tant qu'on ne
contredisait point ses id�es, il se montrait bon diable; s'accommodait
� tout, faisait ce que voulaient les autres; mais Camille Desmoulins se
donnait parfois le malin plaisir de l'attirer sur le terrain br�lant de
la politique. Alors ce petit homme devenait furieux, insociable,
volcanique. Le contraste existe souvent en amiti� comme en amour: ce
qui l'attirait du c�t� de Camille, c'�tait l'esprit, la gaiet�, la
belle humeur, du jeune espi�gle. Camille r�pondit d'abord � cette
bienveillance avec enthousiasme; il traita publiquement Marat de
proph�te, d'ange tut�laire de la France, de g�nie de la R�volution; il
le nomma dans sa feuille le _divin_ Marat. L'admiration �tourdie de
Desmoulins, � laquelle s'�tait toujours m�l� un grain de sarcasme,
commen�ait � reculer devant la froide et terrible logique de ce dieu
qui demandait des t�tes.

Fabre d'�glantine avait de l'estime pour Marat, dont il nous a laiss�
un portrait � la plume beaucoup trop flatt�.

Le voyant ce soir-l� plus calme que d'habitude, Camille lui adressa
diverses questions, pour voir si l'Ami du peuple �tait d�cid�ment un
maniaque ou s'il avait un syst�me. Il lui rappela ses id�es mod�r�es, �
l'�poque de l'ouverture des �tats g�n�raux, et les mit en opposition
avec ses doctrines actuelles. �Si en effet, reprit Marat, les fautes de
l'Assembl�e constituante ne nous avaient pas cr�� dans les anciens
nobles autant d'ennemis irr�conciliables, je persiste � croire que ce
grand mouvement aurait pu s'avancer dans le monde par des voies
pacifiques: mais, apr�s l'�dit absurde qui garde de force ces
ennemis-l� parmi nous, apr�s les coups maladroits port�s � leur orgueil
par l'abolition des titres, apr�s l'extorsion violente des biens du
clerg�, je soutiens qu'il n'y a plus moyen de les rallier � notre
R�volution. Nous voulons fonder un gouvernement sur les lois sacr�es de
la nature et de la justice: eh bien! ces nobles, en possession, depuis
des si�cles, de nous fouler aux pieds, de nous piller et de nous
charger comme des b�tes de somme, travailleront sans cesse � miner les
bases de notre nouvel �tat social. Nous sommes en guerre avec des
ennemis intraitables; il faut donc ou renoncer � la R�volution ou les
d�truire. A mesure que les dangers qui menacent notre R�publique
naissante s'�loigneront, la peine de mort deviendra inutile et elle
s'effacera bient�t de nos codes.�

[Illustration: Louis XVI et la famille royale au Temple.]

On peut plaider en faveur de Marat certaines circonstances plus ou
moins att�nuantes, le ressentiment d'un amour-propre bless�, les
dangers qu'il avait courus, les pers�cutions qu'il avait endur�es;
mais, dans l'analyse de son caract�re, il faut surtout tenir compte
d'une singularit�: l'Ami du peuple n'avait point de patrie. N� en
Suisse, � Boudry, d'un p�re sarde et d'une m�re genevoise, il avait
v�cu successivement en Angleterre et dans beaucoup d'autres pays; il
parlait et �crivait diverses langues; il �tait citoyen du monde. Malgr�
les bonnes intentions qu'on peut leur supposer, de tels �tres sont
toujours dangereux. N'�tant retenus ni par les liens du sang ni par les
attaches du sol natal, ils s'absorbent volontiers dans une id�e fixe,
et sacrifient beaucoup trop ais�ment les hommes � leurs revus
d'humanit�.

La nuit �tait descendue sur les campagnes. Les trois Conventionnels
reprirent lentement le chemin de Paris.--Cette grosse masse sombre,
toute piqu�e de lumi�res, �levait dans le lointain, au-dessus du
courant de la Seine, son front entour� d'une brume rouge�tre. Chemin
faisant, la conversation tomba sur Barbaroux. Marat dit:

--Barbaroux a �t� mon ami: si l'exp�dition du 10 ao�t e�t manqu�, nous
devions partir ensemble pour Marseille; c'�tait alors un bon jeune
homme, qui aimait � s'instruire pr�s de moi. J'ai des lettres �crites
de sa main, o� il me nomme son ma�tre, et se dit mon disciple: si je
l'ai perdu, c'est que la faction brissotine s'est empar�e de sa t�te,
en le flattant.

Camille Desmoulins qui, d'accord avec son ami Danton, n'avait pas
encore abandonn� tout espoir d'une alliance avec la Gironde, proposa
une r�conciliation. Il conduisit en effet Marat dans un petit caf� de
la rue du Paon, o� �tait Barbaroux. L'Ami du peuple se montra d'abord
froid et r�serv�; mais Barbaroux ayant fait quelques avances, ils
s'embrass�rent.

�tait-ce un baiser de Judas?

Le lendemain, grand tumulte dans la Convention nationale; � l'ouverture
de la s�ance, Barbaroux occupait la tribune. �Citoyens, disait-il,
l'homme v�ritablement coupable est l'agitateur pervers qui ne cesse de
semer le trouble et la discorde dans Paris, qui �gare les sentiments
des soldats et des f�d�r�s.... Eh bien! ce coupable, je vous le livre:
c'est Marat.� Il s'agissait d'une visite que l'Ami du peuple avait �t�
faire dans la matin�e � la caserne des Marseillais. Voyant le mauvais
�tat des vivres et du coucher, il avait t�moign� une vive indignation.
Ce sont ses paroles qui, recueillies dans un proc�s-verbal par quelques
officiers attach�s au parti de la Gironde, servaient maintenant d'acte
d'accusation entre les mains de Barbaroux. Cette d�nonciation contre
Marat est re�ue de l'Assembl�e avec transport. Les tribunes seules
murmurent. Avant que l'accus� ait le temps d'ouvrir la bouche, le bruit
court que Marat ne cesse de tenir des propos sanguinaires.

UNE VOIX.--Je sais qu'un membre de cette Assembl�e a entendu dire � ce
monstre que, pour avoir la tranquillit�, il fallait encore abattre deux
cent soixante-dix mille t�tes.

L'Assembl�e fait un mouvement d'horreur. Les yeux se portent vers la
tribune et y rencontrent la figure de Marat.

L'indignation de l'Assembl�e �clate en un soul�vement formidable; de
toutes parts s'�l�vent les cris: �A l'ordre! A l'Abbaye! A la
guillotine!�

Marat, qui se compla�t dans son r�le de bouc �missaire, domine cette
nouvelle temp�te, le front haut, la bouche dilat�e jusqu'aux oreilles
par un rictus ironique, l'oeil mena�ant.

�Il est atroce, s'�crie-t-il, que ces gens-l� parlent de libert�
d'opinion et ne veuillent pas me laisser la mienne.... C'est atroce!...
Vous parlez de faction; oui, il en existe une, et cette faction existe
contre moi seul; car personne n'ose prendre ma d�fense. Tout
m'abandonne, except� la raison et la justice. Eh bien! seul, je vous
tiendrai t�te � tous. (On murmure, on rit.) C'est une sc�l�ratesse que
de convertir en d�marche d'�tat des honn�tet�s patriotiques. (Les
murmures et les rires recommencent.) Je demande du silence: on ne peut
pas tenir un accus� sous le couteau comme vous faites.

�J'�tais aux Jacobins, aupr�s des f�d�r�s: ce sont eux qui m'ont pris
la main et m'ont parl� les premiers. Leurs officiers ont �t� � ma
table; ce sont eux qui m'ont invit� � visiter leur caserne. J'ai �t�
r�volt� de la mani�re dont ces volontaires ont �t� re�us; ils couchent
sur le marbre et sans paille; ils se sont plaints � moi de la Commune
de Paris, et ensuite ils m'ont entrepris sur la cause de Barbaroux. Je
ne suis entr� dans aucun d�tail � cet �gard; je ne sais si c'est un
coup mont� pour me perdre, mais je compte assez sur la v�racit� des
f�d�r�s de Marseille; ils pourront rapporter ce que je leur ai dit.
Voil� ma justification.

�Le cardinal Richelieu a dit qu'avec le _Pater_ il serait parvenu �
faire pendre tous les saints du paradis; moi, je d�fie les
interpr�tations malveillantes et je brave tous mes ennemis.

�On me reproche d'avoir dit qu'il fallait couper cent ou deux cent
mille t�tes. Ce propos a �t� mal rendu. J'ai dit: �Ne croyez pas que le
calme renaisse, tant que la R�publique sera remplie des oppresseurs du
peuple. Vous les faites inutilement _d�caniller_ d'un d�partement dans
un autre. Tant que vous ne ferez pas tomber leurs t�tes, vous ne serez
pas tranquilles.� Voil� ce que j'ai dit: c'est la confession de mon
coeur.

�Je suis vraiment honteux pour l'Assembl�e nationale d'�tre oblig�
d'entrer dans ces d�tails. Quant � mes vues, � mes sentiments
politiques, il ne vous appartient pas de les juger: ma conscience est
au-dessus de vos d�crets. Non, il ne vous est pas donn� d'emp�cher
l'homme de g�nie de s'�lancer dans l'avenir. (On rit.) Le moment n'est
pas venu de me rendre justice. Si combattre les ennemis de la nation,
si r�clamer pour de braves f�d�r�s les �gards et les soins que vous
accordez � des soldats �quivoques [Note: Marat d�signe ainsi les
dragons auxquels on l'accusait de vouloir opposer les Marseillais.] est
un crime, �gorgez-moi!�

Au moment o� il retournait � sa place, Camille Desmoulins lui dit: �Tu
m'as enchant�, ton exorde est sublime. Pauvre Marat! Tu es de deux
si�cles au del� du tien!�

N'y avait-il pas une pointe d'ironie sous ces mots: _pauvre Marat?_

L'Assembl�e pronon�a le renvoi de la d�nonciation de Barbaroux aux
Comit�s de surveillance et de l�gislation.

En sortant de la salle, � la fin de la s�ance, l'Ami du peuple s'arr�te
devant le jeune d�put� des Bouches-du-Rh�ne:

�A votre �ge, lui dit-il, on n'a pas encore le coeur pourri; j'aime �
croire que vous �tes seulement �gar� par quelque passion funeste et
tourment� de la rage de jouer un r�le. C'est toute la vengeance de
Marat.�

Cet �tre �trange avait glac� d'un souffle la fureur de ses adversaires.
�Marat, �crivait plus tard Saint-Just, avait quelques id�es
_heureuses_, et lui seul savait les dire.�

Au milieu de ces luttes �nervantes, de ces t�n�breux combats de parole,
la France vit enfin luire un rayon de soleil: le 6 novembre, notre
brave arm�e gagnait la bataille de Jemmapes au chant de la
_Marseillaise_. La Belgique nous �tait ouverte; une �re nouvelle
commen�ait pour la R�volution Fran�aise, l'�re de la victoire.




V

Louis XVI au Temple.--Pr�liminaires de son proc�s.--Quels sont les
hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se
r�v�le � son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des
femmes.--Marat et Mlle Fleury.--La question religieuse sous la
Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le
proc�s du roi r�clam� par les Montagnards, consenti par les
Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proc�s
est r�solue.


Le besoin de s'attaquer et de se cr�er mutuellement des torts jeta la
personne de Louis XVI entre les rivalit�s formidables de la Convention
et de la Commune.

L'ex-roi �tait toujours au Temple. Dans les premiers jours de sa
captivit�, la famille royale avait trouv� cette vieille tour fort mal
pr�par�e pour la recevoir. Abandonn�es depuis longtemps, les chambres
�taient sales, tristes, pauvres, couvertes de toiles d'araign�e. Il est
curieux d'apprendre quelle sorte de logement occupait d'abord Madame
Elisabeth: c'�tait une ancienne cuisine au troisi�me �tage; sa toilette
se trouvait plac�e sur une pierre � laver, et � c�t� des fourneaux; sa
couchette �tait un lit de sangle, avec deux petits matelas minces et
trop courts; tout le mobilier consistait en un vieux buffet, garni de
vaisselle de terre encore toute grasse. O contraste des grandeurs
humaines! � abaissement de la fortune! Les rois et les princes sont si
peu dans l'ordre de la nature, qu'une fois renvers�s de leur �l�vation
imaginaire on ne sait plus m�me quel nom leur donner: la Commune
inventa d'appeler le souverain d�chu Louis Capet. L'oeil du peuple
fixait avec curiosit� cette tour qui contenait les ruines vivantes
d'une monarchie. Il y avait l� des motifs d'attendrissement auxquels
les coeurs les plus durs ne r�sistent gu�re: un prisonnier d'�tat, deux
femmes, deux enfants.

La famille royale captive faisait des royalistes. M�pris� apr�s sa
fuite et son retour de Varennes, abhorr� au 10 ao�t, lorsque le tr�ne
sombra dans le sang, Louis XVI inspirait depuis sa chute un tout autre
sentiment � beaucoup de ses anciens sujets, la piti�. Au ch�teau des
Tuileries, il n'apparaissait gu�re qu'� travers ses d�fauts; au Temple,
on ne vit de lui que ses vertus et ses malheurs. Il �tait bon p�re, se
levait de bonne heure et donnait une le�on de latin ou de g�ographie �
son fils. La reine elle-m�me devenait int�ressante. On lui reprochait
bien encore sa conduite l�g�re, son caract�re hautain, ses relations
avec l'�tranger; mais, apr�s tout, elle �tait femme, elle �tait
m�re.... Il y avait l� un danger que la Commune n'avait point pr�vu.

Manuel, qui avait conduit la famille royale au Temple, rougit du
d�labrement et de la malpropret� du logis; il en parla lui-m�me � la
Commune et au bout de quelques jours les prisonniers furent install�s
d'une mani�re plus convenable; mais le moyen de changer la vieille tour
elle-m�me, qui �tait sombre et humide?

L'initiative du proc�s et du jugement ne partit point de la Convention.
Un grand nombre de documents authentiques proclament que la mise en
accusation du ci-devant roi �tait alors demand�e de tous les points de
la France. Quelques-unes de ces adresses lanc�es sur l'Assembl�e
nationale prennent m�me un ton imp�ratif et violent. Les signataires y
reprochent aux l�gislateurs d'atermoyer une mesure de s�ret� publique.
�Le soleil, �crivent � la Convention les soci�t�s populaires du Midi,
le soleil a cent fois parcouru sa course depuis la victoire du peuple
sur le tyran... et le tyran existe encore!... La vie du roi provoque et
entretient dans l'int�rieur du pays une agitation perfide.
L�gislateurs, nous demandons la mort de Louis Capet.� La v�rit� est que
les ennemis de la R�volution profitaient de la captivit� du roi pour
semer dans certains d�partements des germes de guerre civile.

Parmi ceux m�mes qui plaignaient Louis XVI, beaucoup le croyaient
coupable; mais ils voulaient une d�cision rapide. Que le peuple �crase
apr�s la victoire le ma�tre qui le trahissait, c'est son droit; mais du
moins qu'il ne le fasse pas souffrir. Ces lenteurs, ces d�lais, ces
alternatives d'espoir et de d�couragement qui font passer chaque jour
le froid de l'acier sur le cou de la victime, quelle barbarie indigne
d'une grande nation! Les bons citoyens bl�maient les d�gradations
inutiles auxquelles on avait soumis les prisonniers du Temple; ils
bl�maient Manuel allant dire � Louis XVI, apr�s le d�cret qui
abolissait la monarchie: �Vous n'�tes plus roi, voil� une belle
occasion de devenir citoyen; au reste, consolez-vous, la chute des rois
est aussi prochaine que celle des feuilles.� La haine et la vengeance �
petites doses est toujours atroce. Laisser languir un ennemi royal dans
les outrages d'une captivit� o� tout lui r�veille � chaque instant le
douloureux souvenir de ses prosp�rit�s �teintes; enfoncer lentement le
couteau et le retourner dans les plaies de son amour-propre; prolonger
l'agonie d'un r�gne sur la personne du roi vivant, tout cela est mille
fois plus cruel que la mort. Les Girondins, hommes irr�solus et
ind�cis, �taient, au contraire, d'avis d'entretenir, au milieu des
embarras et des pers�cutions in�vitables, une existence royale que, de
leur propre aveu, il faudrait sans doute trancher t�t ou tard. Il n'y
avait qu'un parti humain � prendre vis-�-vis de Louis XVI, c'�tait de
le rendre � la libert�: mais les circonstances s'y opposaient
�nergiquement; et les Girondins eux-m�mes n'y auraient point consenti.
Dans cet �tat de choses, toute leur politique �tait de faire oublier le
roi: inutiles efforts!

Les partis politiques ont bonne m�moire, et le sang du 10 ao�t fumait
encore.

Il faut dire que de leur c�t� les Montagnards se montraient fort
perplexes. Robespierre h�sitait (il l'avoua plus tard dans un de ses
discours), Danton lui-m�me, c'est-�-dire l'audace, h�sitait. On raconte
qu'au club des Cordeliers, entour� d'�nergum�nes qui hurlaient:
_Vengeance! Mort au tyran!_ il aurait r�pondu brusquement: �Une nation
se sauve, mais elle ne se venge pas.� Il para�t aussi qu'� la m�me
�poque Danton fit une derni�re tentative de rapprochement avec la
Gironde.

Pourquoi h�siter? Que craignait-on? Tous les hommes sens�s et
pr�voyants se disaient qu'ayant hach� une t�te royale l'�chafaud ne
s'arr�terait pas l�; qu'il demanderait d'autres victimes, qu'on allait
ouvrir une �re de sang et qu'apr�s avoir immol� ses ennemis, pareille
au vieux Saturne, la R�volution d�vorerait ses enfants. Les rois ne
sont pas seulement nuisibles de leur vivant; ils sont encore dangereux
apr�s leur mort.

N'est-ce point ici le lieu de rappeler ce que nous avons dit � propos
du 21 juin 1791? Ce fut on effet un jour d�cisif pour la R�volution que
celui o�, apr�s la fuite nocturne de Louis XVI et de sa famille, la
France s'�veilla sans roi. Quel moment plus favorable pour �tablir la
R�publique? Les partis politiques ne s'�taient point encore port� entre
eux ces profondes blessures qui les s�parent � jamais. Des esprits
�minents rayonnaient dans toutes les directions et poss�daient encore
assez d'autorit� sur les masses pour fonder un ordre nouveau sans
effusion de sang. Malgr� la vivacit� des premi�res luttes contre les
anciens privil�ges, les coeurs �taient pleins de confiance, d'espoir et
d'amour: on l'avait bien vu au Champ-de-Mars, le 11 juillet.
L'Assembl�e nationale, qui �tait le souverain de fait, n'avait rien
perdu du respect et du prestige que lui assuraient ses r�centes
conqu�tes sur la royaut�. Pas un nuage au ciel; on �tait � mille lieues
du terrorisme; on en ignorait m�me le nom, et aucun point noir
n'annon�ait qu'il p�t sortir du choc violent des factions. Il y avait
bien, il est vrai, la coalition �trang�re; mais quelle force pouvait
lui apporter un roi transfuge? Jamais occasion si belle ne s'�tait
pr�sent�e dans notre histoire pour suivre l'exemple des �tats-Unis
d'Am�rique. La R�publique, inaugur�e le 2l juin 1791, aurait-elle v�cu?
Il est permis de le croire, car elle avait alors autour d'elle tous les
�l�ments de succ�s qui lui ont manqu� plus tard.

Qui a perdu la situation? Les mod�r�s, les irr�solus, les timides.
L'abdication du roi �tait sign�e par sa fuite; cette abdication
volontaire, les royalistes ne voulurent point l'accepter.

L'histoire impartiale dira qu'en ajournant la d�ch�ance de Louis XVI la
majorit� de l'Assembl�e constituante pronon�a, sans le vouloir, la
peine de mort contre Louis XVI. Elle croyait conserver la monarchie;
elle ne conserva que l'�chafaud qui devait couper la t�te du monarque.
En refusant de faire � temps ce qui �tait �crit dans la logique des
choses et dans les in�luctables cons�quences de la R�volution, les
mod�r�s attir�rent sur eux, sur le roi et sur le pays toutes les
calamit�s qui devaient aboutir au 10 ao�t, au 9 thermidor et au 18
brumaire. Les sages, les prudents, �taient alors les exalt�s, ceux qui
proposaient d'en finir tout de suite avec la fiction de la royaut�
h�r�ditaire en face d'un peuple souverain. Si leurs conseils avaient
�t� suivis, que de malheurs auraient �t� �pargn�s � la France! Les
journ�es de Septembre, les sanglantes luttes de la Montagne et de la
Gironde n'avaient plus alors les m�mes raisons d'�tre. Qui songeait,
dans ce temps-l�, � faire de la peine de mort un instrument de
n�cessit� publique? Ni Robespierre, ni Danton, ni tout autre. Les
hommes d'�tat les plus circonspects recul�rent devant une R�publique
�close pacifiquement d'un incident heureux; ils se condamn�rent ainsi
d'avance � subir un r�gime n� d'un orage, et qui devait se continuer �
travers les �clairs et les tonnerres. C'est eux-m�mes qu'ils eurent �
accuser, quand le flot toujours montant et irrit� par la r�sistance les
emporta vers l'ab�me.

O� �taient en 91 le bon sens, le droit, la sagesse? Du c�t� de ceux que
Lafayette avait fait massacrer au Champ-de-Mars, autour de l'autel de
la patrie parce qu'ils r�clamaient d�s lors l'abolition de la royaut�.

La discussion sur ce qu'on devait faire de Louis XVI s'ouvrit le 13
novembre 1792. Les deux questions qui se posaient devant l'Assembl�e
nationale �taient celles-ci: Louis XVI sera-t-il jug�?--Si oui, par qui
sera-t-il jug�?

La Constitution de 89 le d�clarait bien inviolable; mais cette
Constitution n'avait-elle point �t� d�chir�e au 10 ao�t? Est-il
d'ailleurs vrai qu'elle lui conf�r�t le privil�ge de conspirer sans
danger la ruine de la patrie et de la Constitution elle-m�me? Si les
l�gislateurs avaient la volont� de lui donner un tel pouvoir, en
avaient-ils le droit? Le droit imprescriptible d'une nation n'est-il
point, au contraire, de se d�fendre et de punir ceux qui attentent � sa
libert�?

Un jeune homme, jusque-l� silencieux, para�t � la tribune. Les cheveux
longs et partag�s au milieu de la t�te par une raie, le front bas, les
yeux bleus, le nez admirablement dessin�, la bouche d'une jolie femme,
le teint blanc et la peau d�licate, il semble dans sa m�lancolie
aust�re frapp� du sceau de la fatalit�. C'est une croyance
tr�s-ancienne que les hommes capables de grandes actions ne doivent pas
faire de vieux jours sur la terre. On se rappelle involontairement, en
regardant celui-ci, les paroles d'Achille: �O m�re, puisque tu m'as
enfant� �tant destin� � vivre peu de temps, du moins le dieu de
l'Olympe devrait-il m'accorder de la gloire!�

Qui �tait-il, ce jeune homme? D'o� venait-il?

On se souvient d'une lettre adress�e � Robespierre, sous la
Constituante, et sign�e Saint-Just.

C'�tait lui.

Une particularit� bien faite pour �tonner l'Assembl�e nationale, c'est
que ce s�v�re jeune homme, n� le 25 ao�t 1767 � Decize, petite ville du
Nivernais, �lev� chez les Oratoriens, �tait l'auteur d'un po�me l�ger
en vingt chants. _Organt_ (c'est le titre de l'ouvrage) avait paru en
1789 et reparut en 92. L'auteur s'�tait beaucoup trop souvenu de _la
Pucelle_ et des �pisodes graveleux de l'Arioste. Du reste, Saint-Just
regardait lui-m�me cet essai comme indigne de lui: �J'ai vingt ans,
�crivait-il dans sa pr�face; j'ai mal fait, je pourrai faire mieux.�

En effet, il lit beaucoup mieux: tournant le dos � la muse frivole et
libertine, il publiait, en 1791, _l'Esprit de la R�volution et de la
Constitution en France_, ouvrage s�rieux nourri de la lecture de
Plutarque et de Montesquieu.

C'est arm� de ces fortes �tudes qu'il se pr�sentait � la tribune de la
Convention.

�J'entreprends, dit Saint-Just d'une voix grave, de prouver que le roi
peut �tre jug�, que l'opinion de Morisson [Note: D�put� de la Vend�e.
Apr�s avoir longtemps parl� �des crimes, des perfidies et des atrocit�s
dont Louis s'�tait rendu coupable�; apr�s l'avoir appel� un monstre
sanguinaire, Morissot concluait en demandant que, _malgr� les forfaits
du tyran_, la Constitution de 89 soit respect�e.] qui conserve
l'inviolabilit�, et celle du Comit� qui veut qu'on le juge en citoyen,
sont �galement fausses. �Moi, je dis que le roi doit �tre jug� en
ennemi...

�Un jour on s'�tonnera qu'au dix-huiti�me si�cle nous ayons �t� moins
avanc�s que du temps de C�sar: le tyran fut immol� en plein S�nat, sans
autre formalit� que vingt-deux coups de poignard, sans autres lois que
la libert� de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le proc�s
d'un homme, assassin d'un peuple, pris en flagrant d�lit, la main dans
le sang, la main dans le crime...

�Citoyens, si le peuple romain, apr�s six cents ans de vertu et de
haine contre les rois; si la Grande-Bretagne, apr�s Cromwell mort, vit
rena�tre les rois, malgr� son �nergie, que ne doivent pas craindre
parmi nous les bons citoyens, amis de la libert�, on voyant la hache
trembler dans nos mains; et un peuple, d�s le premier jour de sa
libert�, respecter le souvenir de ses fers? Quelle R�publique
voulez-vous �tablir au milieu de nos combats particuliers et de nos
faiblesses communes?

�On n'est pour rien dans un contrat o� l'on ne s'est point oblig�:
cons�quement, Louis, qui ne s'�tait point oblig�, ne peut �tre jug�
civilement. Ce contrat �tait tellement oppressif qu'il obligeait les
citoyens et non le roi. Un tel contrat �tait n�cessairement nul; car
rien n'est l�gitime de ce qui manque de sanction dans la morale et dans
la nature.

�Louis ne passa-t-il pas, avant le combat, les troupes en revue? Ne
prit-il pas la fuite au lieu de les emp�cher de tirer? Et l'on vous
propose de le juger civilement, tandis que vous reconnaissez qu'il
n'�tait pas citoyen!

�Juger un roi comme un citoyen! ce mot �tonnera la post�rit�. Juger,
c'est appliquer la loi. Une loi est un rapport de justice. Quel rapport
de justice y a-t-il donc entre l'humanit� et les rois? Qu'y a-t-il de
commun entre Louis et le peuple fran�ais, pour le m�nager apr�s sa
trahison? Il est telle �me g�n�reuse qui dirait dans un autre temps que
_le proc�s doit �tre fait � un roi_, non point pour les crimes de son
administration, mais _pour celui d'avoir_ �t� roi; car rien au monde ne
peut l�gitimer cette usurpation... On ne peut r�gner innocemment: la
folie en est trop �vidente. [Illustration: Louis XVI donnant une le�on
de g�ographie � son fils.]

�C'est vous qui devez juger Louis; il n'�tait pas citoyen avant son
crime, il ne pouvait voter, il ne pouvait porter les armes, il l'est
encore moins apr�s.

�Je le r�p�te, on ne peut pas juger un roi selon les lois du pays, ou
plut�t de la cit�. Il n'y avait rien dans les lois de Numa pour juger
Tarquin, rien dans les lois de l'Angleterre pour juger Charles 1er. On
les jugea selon le droit des gens; on repoussa un �tranger, un ennemi.

�H�tez-vous de juger le roi; car il n'est pas de citoyen qui n'ait sur
lui le droit qu'avait Brutus sur C�sar. Vous ne pourriez pas plus punir
cette action envers cet �tranger que vous n'avez puni la mort de
L�opold et de Gustave. Louis �tait un autre Catilina. Le meurtrier,
comme le consul de Rome, jurerait qu'il a sauv� la patrie.

�Il doit �tre jug� promptement, c'est le conseil de la sagesse et de la
saine politique. On cherche � remuer la piti�; on ach�tera bient�t des
larmes, comme aux enterrements de Rome; on fera tout pour nous
int�resser, pour nous corrompre m�me. Peuple, si le roi est jamais
absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance, et
tu pourras nous accuser de perfidie!�

La Convention demeura immobile, p�trifi�e. Cette parole concise, ac�r�e
comme le tranchant de l'acier, cette hache emmanch�e dans des
r�miniscences classiques, la roideur incroyable du ton et des mani�res,
le contraste entre la beaut� f�minine de ce jeune homme et la duret� de
son coeur, tout avait frapp� l'Assembl�e d'�tonnement. Ni la fureur de
Danton, ni la froide et implacable logique de Robespierre, ni le sombre
radotage de Marat demandant des t�tes, n'�taient comparables � l'effet
de terreur produit par ce discours. Tout le monde sentait qu'on avait
affaire � quelqu'un et que ce quelqu'un serait sans piti�.

Le lendemain, Brissot �crivait dans son journal le _Patriote_: �Parmi
des id�es exag�r�es, qui d�c�lent la jeunesse de l'orateur, il y a dans
ce discours des d�tails lumineux, un talent qui peut honorer la
France.�

Ce qu'on ne sait point assez, c'est � quel point les d�put�s furent
alors entour�s, sollicit�s pour obtenir d'eux la gr�ce du roi. On fit
agir toutes les influences secr�tes, toutes les s�ductions, toutes les
belles promesses. Ce n'est point seulement aux Girondins que
s'adressaient de tels moyens de corruption; c'est aussi aux Montagnards
et m�me aux plus farouches d'entre eux. Marat re�ut plusieurs lettres
o� l'on demandait qu'il dit seulement un mot en faveur de Louis XVI:
�Si tu le fais, �crivait-on, nous sommes pr�ts � d�poser cent mille
�cus.� L'Ami du peuple leur r�pondit en allant porter ces lettres au
Comit� de suret� g�n�rale.

A ces annonces grossi�res s'ajoutait l'influence d�licate des femmes.
Marat avait bien �crit dans son _Journal de la R�publique_: �Je ne
croirai � la R�publique que lorsque la t�te de Louis XVI ne sera plus
sur ses �paules;� mais l'Ami du peuple n'avait-il jamais chang� d'avis?
Ne l'avait-on pas vu soutenir la cause de la mod�ration aussi bien que
celle de la violence? Il n'avait aucune haine contre l'ex-roi, qu'il
avait d�clar� lui-m�me une excellente _p�te d'homme_; t�te faible,
caract�re na�f, ne pouvait-on en le flattant �mouvoir son coeur?

Marat revenait de la Convention, quand il trouva chez lui Mlle Fleury
qui l'attendait. Las des travaux de la s�ance, il ouvrit cependant
quelques lettres d�pos�es sur la table, et, les parcourant avec des
yeux irrit�s:

--Encore! s'�cria-t-il; je vais d�noncer ces lettres au Comit� de
surveillance.

--Apr�s un silence:--J'ai aim� Louis Capet, reprit Marat comme se
parlant � lui-m�me, mais avais tort. Cet homme nous a tromp�s.
Maintenant je le hais; maintenant je veux appesantir sur sa t�te une
main que j'avais �tendue vers lui pour le soutenir.

--Quels crimes lui reprochez-vous donc?

--Ses crimes? Un roi insurg� contre la nation! un roi faussaire! c'est
lui qui, par ses lenteurs, par sa mauvaise foi, par les conseils
perfides de ses courtisans, nous a jet�s dans la n�cessit� d'une
politique violente. Nous subirons l'�chafaud; il l'a dress�.

Mademoiselle Fleury, soeur du grand com�dien, tomba aux genoux de
Marat.

--Que faites-vous? lui dit celui-ci surpris; on ne s'agenouille m�me
plus devant Dieu.

--Je demande, r�pondit-elle en joignant les mains avec une gr�ce
th��trale et en relevant deux yeux suppliants, je demande la gr�ce du
roi.

--Y pensez-vous?

--J'y ai pens� depuis un mois... �coutez-moi, Marat; je sais que vous
�tes bon. Le syst�me de terreur o� vous voulez engager la France tient
� une id�e fixe contre laquelle votre coeur se r�volte. Mais
r�fl�chissez encore. Si vous vous trompiez enfin! si, au bout de cette
tra�n�e de sang, les g�n�rations futures ne trouvaient pas le bonheur
que vous leur promettez, jugez combien votre oeuvre serait maudite! Il
ne tient qu'� vous aujourd'hui de rattacher votre nom � un pr�sent
moins ensanglant�, � un avenir moins t�m�raire. Parlez pour le roi
demain, � l'Assembl�e surprise, atterr�e, �tourdie; on n'osera plus
voter le jugement, c'est-�-dire la mort, quand Marat aura vot� la vie.

--Qu'osez-vous dire l�? reprit Marat dont l'oeil �tincelait; parlez
moins haut, madame; qu'on ne sache pas que de tels propos sont tenus
dans ma maison.

--Oh! je ne vous crains pas, Marat; votre honneur et votre salut me
sont plus chers que ma vie: j'ai de l'amiti� pour vous; je souffre de
vous voir sur la pente glissante d'un ab�me de sang, et je voudrais
vous arr�ter.

--Tu ne comprends donc pas ma mission, jeune fille? Je te l'ai d�j�
dit, je suis la vengeance de Dieu et du peuple; je suis ce b�tail
humain jusqu'ici tra�n� � la charrue ou � la boucherie, mais qui, comme
le taureau mal tu�, se retourne enfin, la corne haute, contre son
ma�tre, et l'�ventre.

Marat �tait effrayant; sa chevelure s'agitait horrible et mena�ante sur
son front baign� de sueur. Mlle Fleury recula.

--Louis est coupable, continua Marat; mais f�t-il innocent, nous
serions encore en droit de punir dans sa personne les crimes de la
royaut�. �Le roi est mort, vive le roi!� disaient les courtisans pour
faire entendre qu'il n'y avait qu'un seul roi de France dans la lign�e
des souverains. Le nouveau venu au tr�ne, en h�ritant des droits et des
honneurs de ses p�res, ne saurait en d�cliner les charges. Ce n'est
donc pas � Louis que nous allons faire un proc�s, c'est � tous les rois
de France dans la personne de Louis. Nous allons juger le pass� dans le
pr�sent, les rois qui sont morts dans celui qui vit.

--�coutez-moi, Marat: cet homme ne doit pas r�gner, soit; mais dans
votre propre int�r�t il faut qu'il vive. Frapper un monarque � terre,
ce serait ressusciter la monarchie.

--Vous �tes g�n�reuse, pauvre fille de th��tre! Malheureusement, nous
sommes oblig�s aujourd'hui de nous faire, contre cette noble piti�, des
entrailles de fer. Croyez-vous que si j'eusse �t� libre de choisir mon
r�le dans le drame de sang qui se joue sous vos yeux, je n'eusse pas
mieux aim� �tre victime que bourreau? Je souffrirais moins. Mais il y a
une volont� d'en haut qui s'accomplit, et � laquelle nous servons de
ministres: Saint-Just et moi, nous sommes les deux bras de la justice
lev�e sur le monde.

Mademoiselle Fleury se retira; mais elle croyait l'Ami du peuple
�branl� et comptait bien revenir � la charge.

La discussion continuait � l'Assembl�e nationale: ainsi que Saint-Just,
l'abb� Gr�goire pensait que la Convention devait juger Louis XVI, mais
il voulait qu'elle effa��t de nos lois la peine de mort, reste de
barbarie et honte de la civilisation. Il croyait que la Divinit�
n'avait pas donn� � l'homme le pouvoir de d�truire l'homme; fid�le �
ses principes d'humanit�, m�me envers les souverains, il voulait que
Louis ��tant le premier � jouir du bienfait de la loi f�t condamn� �
l'existence, afin que l'horreur de ses forfaits l'assi�ge�t sans cesse
et le poursuivit dans le silence des nuits, si toutefois le repentir
�tait fait pour les rois�.

L'orateur demandait le jugement et foudroyait de ses arguments cette
doctrine d'inviolabilit� derri�re laquelle les partisans de la
monarchie voulaient sauver la t�te du roi. L'Assembl�e enti�re fr�mit,
lorsque Gr�goire s'�cria: �Est-il un parent, un ami de nos fr�res
immol�s sur les fronti�res, qui n'ait le droit de tra�ner son cadavre
aux pieds de Louis XVI et de lui dire: Voil� ton ouvrage!�

En levant le bras sur le roi faible et d�tr�n�, ce n'est pas seulement
Louis XVI que l'�v�que r�publicain voulait atteindre, c'�tait la
monarchie.

�L�gislateurs, continua-t-il, il importe au bonheur, � la libert� de
l'esp�ce humaine, que Louis soit jug�: jetez un regard sur l'�tat
actuel de l'Europe; en proie aux brigandages de huit ou dix familles,
couverte encore de despotes et d'esclaves, elle retentit des
g�missements de ceux-ci, des scandales de ceux-l�! Mais la raison
approche de sa maturit�; elle tire le canon d'alarme contre les tyrans;
tous les bons esprits demandent � cette raison et � l'exp�rience ce que
sont les rois, et tous les monuments de l'histoire d�posent que la
royaut� et la libert� sont, comme les principes des Manich�ens, dans
une lutte perp�tuelle. Dans toutes les contr�es de l'univers, ils ont
imprim� leurs pas sanglants; des milliers d'hommes, des milliards
d'hommes immol�s � leurs querelles atroces, semblent, du silence des
tombeaux, �lever la voix et crier vengeance! L'impulsion est donn�e �
l'Europe attentive; la lassitude des peuples est � son comble; tous
s'�lancent vers la libert�; leur main terrible va s'appesantir sur les
oppresseurs! Il semble que les temps sont accomplis, que le volcan va
faire explosion, et op�rer la r�surrection politique du globe!
Qu'arriverait-il si, au moment o� les peuples vont briser leurs fers,
vous assuriez l'impunit� � Louis XVI? L'Europe douterait si ce n'est
pas pusillanimit� de votre part; les despotes saisiraient habilement le
moyen d'attacher encore quelque importance � l'absurde maxime qu'ils
tiennent _leurs couronnes de Dieu et de leurs �p�es_, d'�garer
l'opinion et de river les fers des peuples, au moment o� les peuples,
pr�ts � broyer ces monstres qui se disputent les lambeaux des hommes,
allaient prouver qu'ils tiennent _leur libert� de Dieu et de leurs
sabres_.�

L'�v�que de Blois associait fid�lement ses devoirs religieux aux
fonctions publiques. Adopt� par une honn�te famille, qui couvrait sa
vie simple et studieuse du voile sacr� de l'amiti�, cet enfant de
l'�glise, lion rugissant � la tribune, �tait doux et bon dans la vie
priv�e. Pourquoi faut-il qu'il se soit ralli� plus tard � l'Empire?
Mais n'anticipons pas sur les �v�nements et jugeons les hommes tels
qu'ils �taient en 1792.

La Convention d�tourna un instant ses regards du proc�s de Louis XVI
pour les porter sur les agitations du pays. La faim et la question
religieuse soulevaient �a et l� les villes et les campagnes. Les
Girondins, ces r�publicains formalistes, ne comprenaient rien � la
maladie sociale. La Montagne leur r�v�la la nature du malaise qui
travaillait sourdement les consciences. �L'homme maltrait� de la
fortune, dit Danton, cherche des jouissances id�ales. Quand il voit un
homme se livrer � tous ses go�ts, caresser tous ses d�sirs, alors il
croit, et cette id�e le console, il croit que dans une autre vie les
jouissances se multiplieront en proportion de ses privations dans ce
monde. Quand vous aurez eu pendant quelque temps des officiers de
morale, qui auront fait p�n�trer la lumi�re dans les chaumi�res, alors
il sera bon de parler au peuple de morale et de philosophie. Mais
jusque-l� il est barbare, c'est un crime de l�se-nation, de vouloir
enlever au peuple des hommes dans lesquels il esp�re encore trouver
quelques consolations. Je penserais donc qu'il serait utile que la
Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut
rien d�truire, mais tout perfectionner; et que si elle poursuit le
fanatisme, c'est qu'elle veut la libert� des opinions religieuses.�
Danton parlait en philosophe et en homme politique; il voulait de la
tol�rance comme d'un moyen pour dissoudre, avec l'aide du temps, les
dogmes et les croyances th�ologiques; mais en �tait-il de m�me en ce
qui regardait Robespierre?

�Mon Dieu, �crivait-il � ce propos dans son journal, c'est celui qui
cr�a tous les hommes pour la v�rit� et le bonheur; c'est celui qui
prot�ge les opprim�s et qui extermine les tyrans; mon culte, c'est
celui de la justice et de l'humanit�. Il ne reste plus gu�re dans les
esprits que ces dogmes imposants qui pr�tent un appui aux id�es
morales, et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de
l'�galit� que le fils de Marie enseigna jadis � ses concitoyens.
Bient�t sans doute l'�vangile de la raison et de la libert� sera
l'�vangile du monde. Si la d�claration des droits de l'humanit� �tait
d�chir�e par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code
religieux que le despotisme sacerdotal pr�sentait � notre v�n�ration;
et s'il faut qu'aux frais de la soci�t� enti�re les citoyens se
rassemblent encore dans les temples communs devant l'imposante id�e
d'un �tre supr�me, l� du moins le riche et le pauvre, le puissant et le
faible sont r�ellement �gaux et confondus devant elle... Faites bien
attention: quelle est la portion de la soci�t� qui est d�gag�e de toute
id�e religieuse? Ce sont les riches: cette mani�re de voir dans cette
classe d'hommes suppose chez les uns plus d'instruction, chez les
autres seulement plus de corruption. Qui sont ceux qui croient � la
n�cessit� du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins
ais�s, soit parce qu'ils sont moins raisonneurs et moins �clair�s, soit
aussi par une des raisons auxquelles on a attribu� les progr�s rapides
du christianisme, savoir que la morale du fils de Marie prononce des
anath�mes contre la tyrannie et contre l'impitoyable opulence, et porte
des consolations � la mis�re et au d�sespoir lui-m�me. [Note: Tout
cela �tait vrai en 92.] Ce sont donc les citoyens pauvres qui seront
oblig�s de supporter les frais du culte, ou bien ils seront encore �
cet �gard dans la d�pendance des riches ou dans celle des pr�tres; ils
seront r�duits � mendier la religion comme ils mendient du travail et
du pain...�

On voit assez que ni Danton ni Robespierre n'�taient alors pour ce que
nous appelons aujourd'hui la s�paration de l'�glise et de l'�tat. En
th�se g�n�rale, un culte salari� par l'�tat est une incons�quence et
une anomalie. Plus la religion chr�tienne tend � la pauvret�, plus elle
assure son ind�pendance morale, en se d�gageant des liens du pouvoir
temporel, et plus elle se rapproche des intentions de son auteur.
Retirer aux pr�tres constitutionnels leur traitement, c'�tait effacer
du christianisme les taches que lui avaient imprim�es la fain�antise,
l'hypocrisie et la cupidit� de ses ministres: mais si l'on regarde aux
circonstances, on reconna�tra que Robespierre avait raison de redouter
les suites de cette mesure �conomique. Il y avait d�j� un schisme dans
l'�glise; il fallait � tout prix �viter un second clerg� r�fractaire.
La masse des fid�les n'aurait d'ailleurs vu dans cette r�forme qu'une
nouvelle atteinte port�e � ses croyances. Ses ennemis se veng�rent de
la sup�riorit� des vues de Robespierre en lui jetant niaisement � la
face l'�pith�te de _d�vot_. C'�tait un moyen de le perdre.

Dans les doctrines religieuses s'�tait introduite en 92 une
modification dont ne parait pas s'�tre dout� Robespierre. Les id�es de
Diderot avaient fait leur chemin. Alors parut une brochure qui, si j'en
crois les signes du temps, �tait l'�cho du sentiment g�n�ral: _Dieu,
c'est la nature_.

On se souvient que le roi Louis XVI avait fait construire par un
ouvrier, au ch�teau des Tuileries, dans l'�paisseur d'un mur, une
armoire de fer � laquelle il confiait ses papiers secrets. Cette
cachette contenait des pi�ces attestant les rapports de la cour avec
quelques constitutionnels et surtout avec le clerg� r�fractaire. Un
ouvrier, qui avait aid� le roi � construire l'armoire, vint tout
r�v�ler au ministre de l'int�rieur, Roland. La d�couverte de ces
papiers fournissait des armes terribles contre l'infortun� monarque. On
voyait par sa correspondance qu'il avait toujours �t� l'instrument du
parti pr�tre, et que ce parti fomentait partout la guerre. Les indignes
n�gociations de Riquetti avec le ch�teau se trouv�rent aussi d�nonc�es.
Son ombre sortit pour ainsi dire de l'armoire de fer, la bourse de
Judas � la main. La Convention t�moigna un sentiment d'horreur; le
buste du grand homme, qui assistait en quelque sorte aux s�ances de la
nouvelle Assembl�e, fut couvert d'un voile; on brisa, le soir, son
image aux Jacobins.

Les d�partements �taient toujours troubl�s; la raret� des subsistances
entra�nait �� et l� les populations rurales � des actes monstrueux.
Trois d�put�s de la Convention avaient �t� saisis dans le d�partement
du Loiret par des paysans �gar�s. Ces mis�rables �taient au nombre de
six mille, arm�s de fusils, de fourches et de massues. Ils accusent les
trois Conventionnels d'�tre des aristocrates, des tra�tres qui
s'entendent avec les accapareurs. Des cris s'�l�vent: _A la hart! Point
de gr�ce!_ Et � l'instant les haches, les fourches se tournent contre
la poitrine des repr�sentants du peuple. Deux sont d�j� d�pouill�s de
leurs v�tements: on va les pr�cipiter dans la rivi�re. Tout � coup les
furieux se ravisent; on tra�ne les commissaires au lieu du march�, et
l�, le couteau sur la gorge, on les force � signer les taxes des
diff�rentes denr�es, selon le bon plaisir des assassins. Des pr�tres
ont �t� vus dans ces d�sordres. La repr�sentation nationale, outrag�e
dans trois de ses membres, fr�mit. La Gironde, avec plus de haine que
de raison, rejette la responsabilit� de ces violences sur la t�te de
Marat. Robespierre leur r�pond en montrant du doigt la tour du Temple;
�C'est l�, leur dit-il, qu'est la v�ritable cause de ces soul�vements.�

Oui, il existait vraiment un parti qui esp�rait encore sauver les jours
du roi � la faveur des troubles qu'il remuerait dans le pays et jusque
dans la capitale. Les Montagnards �taient, au contraire, int�ress�s �
conserver l'ordre et le calme, surtout � Paris, pour ne point donner
aux Girondins le pr�texte de nouvelles accusations. Marat, qui avait
tous les genres de fanatisme, m�me celui de la mod�ration, fit entendre
quelques sages paroles: �Si les autorit�s ne sont pas respect�es, c'est
que le respect se m�rite, mais ne se commande point. Ce n'est pas avec
des ba�onnettes et du canon qu'on arr�te, qu'on pr�vient des
insurrections. Je demande qu'on confie le commandement des troupes �
des chefs connus par leur civisme... (Plusieurs voix: A Marat!) Si vous
vouler que je vous dise � qui, � Santerre.� La Convention nationale,
cette assembl�e intr�pide, qui n'a jamais p�li devant le glaive ni
devant l'�meute, d�cr�te qu'elle improuve la conduite de ses
commissaires. �Ils auraient d� r�pondre � ces forcen�s, qui les
entra�naient � l'oubli de leurs devoirs ou � la mort: _Vous pouvez me
tuer; je ne signerai pas._� Il y eut encore un mot remarquable: �On
leur pr�sentait la hache et la plume, dit Manuel; ils devaient prendre
la hache et se couper la main.�

La faim est mauvaise conseill�re; il fallait donc trouver un rem�de au
malaise des classes ouvri�res et agricoles. Dans la s�ance du 29
novembre, une d�putation du conseil g�n�ral de la Commune avait
pr�sent� � la Convention une p�tition au sujet des subsistances.
Encourag� par son premier succ�s, Saint-Just reparut � la tribune. O�
avait-il �tudi� l'�conomie politique? Le fait est qu'il d�veloppa
quelques id�es saines et profondes. �Je ne suis point, dit-il, de
l'avis du Comit�, je n'aime point les lois violentes sur le commerce...
Il est dans la nature des choses que nos affaires �conomiques se
brouillent de plus en plus jusqu'� ce que la R�publique �tablie
embrasse tous les rapports, tous les int�r�ts, tous les droits, tous
les devoirs et donne une allure commune � toutes les parties de
l'�tat.� Puis de la piti� pour les malheureux et les indigents il
s'�l�ve en lui une haine inflexible envers les rois: �Voil� ce que
j'avais � dire sur l'�conomie. Vous voyez que le peuple n'est point
coupable; mais la marche du gouvernement n'est point sage. Il r�sulte
de l� une infinit� de mauvais effets, que tout le monde s'impute; de l�
les divisions, qui corrompent la source des lois, en r�duisant la
sagesse de ceux qui les font; et cependant on meurt de faim, la libert�
p�rit, et les tendres esp�rances de la nature s'�vanouissent. Citoyens,
j'ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra; tant
que vivra le roi, nous ne serons jamais d'accord; nous nous ferons la
guerre. La R�publique ne se concilie point avec les faiblesses; faisons
tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple; tous les
yeux se tourneront alors vers la patrie.� La Montagne n'avait alors
qu'un cri: �Donc il faut d�truire Louis XVI! _ergo delenda est
Carthago_.� Elle �tait conduite � cette d�termination farouche, non par
inimiti� personnelle, ni par amour du sang; mais parce que la vie du
roi couvrait, selon elle, les desseins et les agitations des partis.
Elle voulait en outre donner aux puissances coalis�es une grande id�e
de la vigueur des institutions r�publicaines.

Le jugement et la mort du roi �taient aux yeux de Danton, de
Robespierre, de Marat, de Saint-Just, un coup de g�nie. Si Louis e�t
disparu au 10 ao�t dans le feu de la guerre civile, l'humanit� aurait
moins eu � g�mir sans doute que sur un acte r�fl�chi de s�v�rit�
populaire; mais la R�volution n'aurait point donn� au monde cet
�tonnant spectacle d'une assembl�e de citoyens qui juge paisiblement et
majestueusement un souverain appel� � sa barre; la base de tous les
tr�nes n'en e�t point trembl�, et les peuples, remu�s jusqu'aux
entrailles, ne se fussent point demand� les uns aux autres: �Est-ce
donc ainsi que la France punit son roi?�

La lutte entre l'opinion publique et la monarchie semblait bien alors
termin�e, mais celle entre la bourgeoisie et le peuple ne l'�tait plus.
Une bonne partie de la classe moyenne tenait encore � l'ancienne
constitution royaliste par le lien des int�r�ts et des habitudes. Le
peuple n'avait pas besoin sans doute de ramasser ses droits ni ses
pouvoirs dans le sang d'un roi; mais la victoire du 16 ao�t demandait �
�tre affermie par un grand acte d'autorit� nationale.

Une aristocratie nouvelle, aristocratie de fortune et d'influence,
mena�ait de s'�lever sur les ruines de l'ancienne. �Peu d'hommes,
�crivait Marat, sont dignes d'�tre libres, parce qu'ils ne savent pas
jouir avec mod�ration de la libert�. Qu'on juge de l'insolence des
valets de l'ancienne cour devenus ma�tres � leur tour! Comme ils n'ont
point d'�ducation et qu'ils manquent de principes, ils s'abandonnent �
toutes les passions des supp�ts de l'ancien r�gime, et ils ont de moins
qu'eux les biens�ances. Les m�mes sc�l�rats qui faisaient notre malheur
sous la royaut� continuent � le faire sous la R�publique.�

[Illustration: Louis XVI fait construire une caisse en fer.]

A la t�te de cette aristocratie nouvelle se pla�aient les Girondins.
Leurs doctrines n'avaient ni l'abn�gation ni la puret� des opinions
d�mocratiques. Ils voulaient dans l'�tat une classe pr�pond�rante. On
les accuse m�me de s'�tre entendus dans ce temps-l�, en dessous main,
avec l'abb� Siey�s, pour r�tablir un gouvernement constitutionnel. La
difficult� �tait de trouver un roi. La branche a�n�e des Bourbons leur
semblait frapp�e d'une impopularit� irr�missible; ils d�sesp�raient en
outre de la plier aux moeurs et aux id�es de la bourgeoisie.

Une note communiqu�e � Bar�re insinue que les Girondins tournaient
alors les yeux vers le duc d'York: leur r�ve �tait d'amalgamer la
constitution fran�aise avec celle de l'Angleterre. Les Montagnards, qui
ne voulaient pas plus de ce roi �tranger que d'un autre, croyaient
d�jouer les desseins et les intrigues des hommes de la Gironde en
jetant sur leur t�te le linceul de Louis XVI.

Le peuple avait d�j� ex�cut� par toute la ville les rois de marbre, de
pierre et de bronze; il essayait son bras sur ces images avant de
frapper le simulacre vivant de la souverainet�.

Au moment o� se pr�parait une aussi sanglante trag�die, le th��tre,
cette grande �cole des moeurs, adressait au peuple d'aust�res le�ons,
par la bouche d'un vieux po�te anglais. On jouait alors pour la
premi�re fois _Othello, trag�die du citoyen Ducis, d'apr�s
Shakespeare_. On remarqua ce passage, si mal traduit en vers fran�ais,
o� Othello, sur le point d'�touffer Desdemona, commence par faire
autour de lui les t�n�bres: ��teignons la lumi�re, et alors...
(Soufflant sur la lampe:) Si je t'�teins, toi, ministre du feu, je puis
ressusciter ta premi�re flamme, dans le cas o� je viendrais � me
repentir.--Mais que j'�teigne une fois la flamme de la vie (se tournant
vers Desdemona), toi le plus merveilleux ouvrage de la bienfaisante
nature, je ne sais plus o� retrouver cette c�leste �tincelle qui
pourrait te ranimer.�--Magnifique argument en faveur de l'abolition de
la peine de mort! William Shakespeare, comme un vieil ami, conseillait
de sa tombe la R�volution fran�aise. Il avait vu les orages de son
temps et rappelait les hommes de tous les temps au calme, � la prudence
et � la mod�ration. La critique d�non�a, � propos de cette pi�ce, les
larcins qu'avait faits M. de Voltaire au th��tre anglais. Enfin,
j'extrais des _R�volutions de Paris_ la note suivante, qui est
peut-�tre curieuse, jet�e au milieu des sombres pr�occupations et des
graves �v�nements qui grondaient sur la tour du Temple: �Nous ne
finirons pas sans rendre justice � Talma: sa figure d�lirante, sa
marche �gar�e, ses gestes d'abandon, sont en lui de la plus grande
v�rit�. Ce jeune artiste a vraiment le germe du talent.�

Shakespeare disait: Piti�!

Une autre voix de la tombe, un autre grand po�te, Milton, criait:
Justice! L'auteur du _Paradis perdu_, l'ancien secr�taire de Cromwell,
avait jadis publi� une c�l�bre brochure dans laquelle il d�montrait que
l'Angleterre avait eu le droit et le devoir de d�capiter Charles 1er.

Mais revenons au proc�s de Louis XVI.

On pr�tend que les Girondins ne voulaient point la mort du roi, mais
qu'ils furent entra�n�s par l'audace de la Montagne. Le plus
vraisemblable est que, s'ils se laiss�rent r�ellement entra�ner, ce fut
par l'opinion publique. Le courant �tait tr�s-fort, et les Girondins
n'avaient pas d'autre moyen que de se montrer inflexibles envers le
tyran, s'ils tenaient � ressaisir leur ancienne popularit�.

Les Montagnards, d'un autre c�t�, �taient divis�s entre eux. Les uns
voulaient qu'on envelopp�t le roi dans sa royaut�, puis qu'on en finit
avec tous les deux comme avec le principe du mal, d'un coup de foudre.
Ils regardaient tr�s-peu � l'homme et � ses actes; ils ne regardaient
qu'� l'int�r�t public. La mani�re la plus prompte de se d�barrasser de
Louis XVI leur semblait la meilleure et la plus magnanime. Les formes,
les lenteurs ordinaires de la justice g�n�raient, selon eux,
l'explosion du sentiment national: la proc�dure, vis-�-vis d'un roi,
�tait le masque de la faiblesse ou de l'hypocrisie. Ils voulaient
l'�touffer, comme Romulus, dans un orage. Marat n'�tait point de cet
avis; Marat demandait que la Convention proc�d�t au jugement de Louis
XVI dans les formes et avec une impassible s�v�rit�.

Apr�s de longs d�bats, la grande question du moment fut enfin r�solue:

Louis XVI sera-t-il jug�?--Oui.

Par qui sera-t-il jug�?--Par la Convention nationale.




VI

Louis XVI et sa famille.--Proc�s-verbal d'Albertier.--Rapport du maire
Cambon.--R�cit de Bar�re.--L'ex-roi devant la Convention.--Son attitude
et ses r�ponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de s�duction
en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie priv�e de Louis XVI dans sa
captivit�.--La protestation de la vengeance.


Louis XVI fut amen� � la barre de la Convention nationale, le 11
d�cembre 1792.

Presque tout Paris �tait sous les armes. Le roi s'�tait lev� � sept
heures du matin... Mais c�dons la parole aux pi�ces officielles, mille
fois plus �loquentes que tous les commentaires des historiens.

Voici le r�sum� du rapport du commissaire Albertier: �La pri�re du
ci-devant roi a �t� � peu pr�s de trois quarts d'heure. A huit heures,
le bruit du tambour l'a fort inqui�t�: il m'a demand� ce que c'�tait
que ce tambour, et a ajout� qu'il n'�tait point accoutum� � l'entendre
de si bonne heure... Un instant apr�s, l'on a servi le d�jeuner. Louis
a d�jeun� en famille. La plus grande agitation r�gnait sur tous les
visages. Le bruit et le rassemblement qui, � chaque instant, devenaient
plus nombreux, ont continu� � beaucoup l'alarmer. Apr�s le d�jeuner, au
lieu de la le�on de g�ographie [Note: J'ai vu aux Archives les deux
globes de carton dont se servait pour cette �tude Louis XVI dans la
tour du Temple.] qu'il a coutume de donner � son fils, il a fait avec
lui une partie au jeu de siam. L'enfant, qui ne pouvait aller plus loin
que le point seize, s'est �cri�: �_Le nombre seize est bien
malheureux!_--Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le sais,� a r�pondu
Louis XVI.

�Le bruit cependant augmentait; j'ai cru qu'il �tait temps de
l'instruire; je me suis approch� de lui: �Monsieur, je vous pr�viens
que dans l'instant vous allez recevoir la visite du maire.--Ah! tant
mieux! a r�pondu Louis.--Mais je vous pr�viens, ai-je reparti, qu'il ne
vous parlera pas en pr�sence de votre fils.� Louis, faisant approcher
son enfant: �Embrassez-moi, mon fils, et embrassez votre maman pour
moi.�

�Ordre est donn� � Cl�ry de sortir. Il sort et emm�ne avec lui le jeune
Louis... Louis, apr�s �tre rest� un quart d'heure � se promener, se
place dans son fauteuil, en me demandant si je savais ce que le maire
avait � lui dire. Je lui ai dit que je l'ignorais, mais que bient�t il
le lui apprendrait lui-m�me. Il se l�ve et se prom�ne encore pendant
quelque temps. Je lisais sur son front l'inqui�tude qui l'agitait. Il
�tait tellement r�veur, tellement absorb� dans ses r�flexions, que je
me suis approch� de tr�s-pr�s derri�re lui sans qu'il me remarqu�t. A
la fin il s'est retourn� et, tout surpris, il m'a dit: �Que
voulez-vous, monsieur?--Moi, monsieur? je ne veux rien; seulement, je
vous ai cru incommod�, et je venais voir si vous aviez besoin de
quelque chose.--Non, monsieur.� Louis se plaignit seulement en disant:
�Vous m'avez priv� une heure trop t�t de mon fils.�

�Il s'est replac� dans son fauteuil, et le citoyen maire est arriv� un
instant apr�s.�

Voici maintenant le rapport du maire (Cambon): �... Je suis mont� dans
l'appartement de Louis, et, avec la dignit� qui convient � un
repr�sentant du peuple, je lui ai signifi� son mandat d'amener. �Je
suis charg�, lui ai-je dit, de vous annoncer que la Convention
nationale attend Louis Capet � sa barre et qu'elle m'ordonne de vous y
traduire.� Je lui ai demand� ensuite s'il voudrait descendre. Louis XVI
parut h�siter un instant, et a dit: �Je ne m'appelle pas Louis Capet:
mes anc�tres ont port� ce nom, mais jamais on ne m'a appel� ainsi. Au
reste, c'est une suite des traitements que j'�prouve depuis quatre mois
par la force.� Le maire, sans r�pondre, l'a invit� de nouveau �
descendre: � quoi il s'est d�cid�.

Au bas de l'escalier, dans le vestibule, quand Louis XVI vit les
fantassins arm�s de fusils, de piques, et les bataillons de cavaliers
bleu de ciel, dont il ignorait la formation, son inqui�tude parut
redoubler. Descendu dans la cour du Temple, il jeta un coup d'oeil sur
la tour qu'il venait de quitter. Il pleuvait alors. Louis avait une
redingote noisette par-dessus son habit. On le fit monter en voiture.
Le procureur de la Commune, Chaumette, ayant fait observer que la rue
du Temple �tait �troite et qu'il �tait � craindre qu'il n'arriv�t
quelque accident au moment du d�part, on prit des mesures pour assurer
la sortie du prisonnier. Les glaces du carrosse �taient ouvertes:
quelques cris de mort furent port�s aux oreilles du roi. Louis �tait
plac� � c�t� du maire; il contemplait la multitude houleuse qui
s'enflait de moment en moment. Quant � lui, il ne donnait aucun signe
de tristesse, de crainte, ni de mauvaise humeur. Pendant presque toute
la course, il garda le silence; une ou deux fois seulement, il parut
s'occuper d'objets fort �trangers � sa situation: en passant devant les
portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on se
proposait d'abattre. La voiture �tait entr�e dans la cour des
Feuillants; les municipaux confi�rent � la force arm�e la personne de
Louis XVI. Santerre lui mit la main sur le bras et le conduisit ainsi
jusqu'� la barre de la Convention.

Louis avait la barbe un peu longue; son ext�rieur �tait n�glig�; il
avait perdu de son embonpoint. On remarqua dans l'Assembl�e que
l'ex-roi occupait le m�me fauteuil et la m�me place o� il �tait quand
il jura ob�issance � la Constitution; car, depuis cette �poque, les
distributions int�rieures de la salle avaient �t� modifi�es d'apr�s un
nouveau plan qui �tait tout � fait l'inverse de l'ancien. Louis XVI
soutint avec un air d'insouciance flegmatique la vue de ces lieux qui
devaient r�veiller en lui des souvenirs amers. Son visage, �tranger,
pour ainsi dire, � la sc�ne dont il �tait l'acteur principal,
contrastait avec les sentiments d'int�r�t et de piti� que son infortune
remuait dans les coeurs.

Le pr�sident de la Convention nationale �tait alors Bar�re; il va nous
raconter lui-m�me ses impressions durant cette s�ance m�morable: �Je me
rends � l'Assembl�e � 10 heures, je cherche � pr�parer les esprits
agit�s et les �mes indign�es � contenir leurs sentiments, et � para�tre
impassibles et dispos�s � la justice. On re�oit au bureau des
secr�taires des avis multipli�s qui annoncent que l'effervescence est
tr�s-grande sur les boulevards, depuis le Temple jusqu'� la porte des
Feuillants. D'autres avis assurent que la vie du roi est en danger,
surtout sur la place Vend�me, o� le rassemblement du peuple est plus
nombreux et plus exasp�r�. Je fais venir vers les onze heures M.
Ponchard, commandant de la garde conventionnelle, et M. Santerre,
commandant de la garde nationale de Paris. �Vous r�pondez du roi sur
votre t�te, leur dis-je, vous, monsieur le commandant de la garde de
Paris, depuis le Temple jusqu'� la porte de l'Assembl�e, et vous,
monsieur le commandant de la garde conventionnelle, depuis la porte de
l'Assembl�e jusqu'au retour du roi � cette porte et � la remise de sa
personne au commandant de la garde nationale.�

�Les ordres furent tr�s-ponctuellement ex�cut�s; tout fut calme, et,
vers midi et demi le roi parut � la barre de la Convention. Les
officiers de l'�tat-major et le commandant Ponchard, ainsi que le
commandant Santerre, �taient derri�re lui.

�Avant son arriv�e, il s'�tait manifest� des marques bruyantes
d'improbation sur quelques motions d'ordre intempestives et imprudentes
qui avaient �t� faites; quelques c�t�s des tribunes applaudissaient,
d'autres poussaient des vocif�rations. Vers midi, je crus devoir donner
une autre direction aux esprits et une meilleure disposition aux
tribunes. Je me levai, et apr�s un moment de silence je demandai aux
citoyens nombreux et de toutes les classes, qui remplissaient la salle,
d'�tre calmes et silencieux. �Vous devez le respect au malheur auguste
et � un accus� descendu du tr�ne; vous avez sur vous les regards de la
France, l'attention de l'Europe et les jugements de la post�rit�. Si,
ce que je ne peux penser ni pr�voir, des signes d'improbation, des
murmures �taient donn�s ou entendus dans le cours de cette longue
s�ance, je serais forc� de faire sur-le-champ �vacuer les tribunes: la
justice nationale ne doit recevoir aucune influence �trang�re.� [Note:
Ces paroles ne sont pas celles que le _Moniteur_ a conserv�es:
�Repr�sentants, dit Bar�re, vous allez exercer le droit de justice
nationale. Que votre attitude soit conforme � vos nouvelles fonctions.
(Se tournant vers les tribunes:) Citoyens, souvenez-vous du silence
terrible qui accompagna Louis ramen� de Varennes, silence pr�curseur du
jugement des rois par les nations.�]

�L'effet de mon discours fut aussi subit qu'efficace. La s�ance dura
jusqu'� 7 heures du soir, et dans cet espace de temps pas un murmure,
pas un mouvement ne se fit dans toute la salle.

�Louis XVI parut � la barre, calme, simple et noble, comme il m'avait
toujours paru � Versailles, quand je le vis en 1788 pour la premi�re
fois, et quand je fus envoy� vers lui, au temps des �tats g�n�raux et
de l'Assembl�e constituante, comme membre de diff�rentes d�putations.
J'�tais assis comme tous les membres de l'Assembl�e: le roi seul �tait
debout � la barre. Tout r�publicain que je suis, je trouvai cependant
tr�s-inconvenant et m�me p�nible � supporter de voir Louis XVI, qui
avait convoqu� les �tats g�n�raux et doubl� le nombre des d�put�s des
communes, amen� ainsi devant ces m�mes communes, pour y �tre interrog�
comme accus�. Ce sentiment me serra plusieurs fois le coeur, et quoique
je susse bien que j'�tais observ� s�v�rement par les d�put�s spartiates
du c�t� gauche, qui ne demandaient pas mieux que de me voir en faute
pour me faire l'injure de demander mon remplacement � la pr�sidence,
n�anmoins j'ordonnai � deux huissiers, qui �taient pr�s de moi, de
porter un fauteuil � Louis XVI dans la barre. L'ordre fut ex�cut�
sur-le-champ. Louis XVI y parut sensible, et ses regards dirig�s vers
moi me remerci�rent au centuple d'une action juste et d'un proc�d�
d�licat que je mettais au rang de mes devoirs.

�Cependant le roi restait toujours debout avec une noble assurance.
Alors je crus, avant que de commencer � l'interroger, devoir lui
renvoyer un des huissiers pour l'engager � s'asseoir. En voyant cette
communication qui avait exist� deux fois entre le pr�sident et
l'accus�, les d�put�s du c�t� gauche, soup�onneux comme des
r�volutionnaires, parurent par quelques l�gers murmures improuver ces
communications par l'interm�diaire de l'huissier qui allait du fauteuil
du pr�sident � la barre. Un des d�put�s, plus irritable et plus d�fiant
que les autres, Bourdon de l'Oise, que l'on avait vu couvert de sang
dans la journ�e du 10 ao�t, o� il combattit avec force, m'attaqua
personnellement par une motion d'ordre. Il pr�tendit que la pr�sidence
devait �tre impassible comme la Convention, et qu'il �tait
extraordinaire et m�me inconvenant de voir des pourparlers par
huissier entre l'accus� et le pr�sident. Les esprits �taient pr�ts �
s'�chauffer, et je sentis que si je laissais aller cette motion aux
d�bats je ne serais plus ma�tre de l'Assembl�e. Je demandai la parole
pour expliquer les motifs de ces communications, qui ne tendaient qu'�
de simples �gards qu'on doit � tout accus�, m�me dans les tribunaux
ordinaires. Je dois le dire � la louange de ce c�t� gauche, dont je
redoutais les imputations hasard�es et la censure s�v�re, aussit�t que
j'eus expliqu� les faits relatifs au si�ge envoy� � l'accus� et �
l'invitation de s'asseoir, tout reprit le calme et la confiance.

�Deux membres du Comit� charg� des pi�ces et de l'instruction du proc�s
m'apport�rent alors le proc�s-verbal r�dig� au Comit� sur _les
questions que je devais faire � l'accus�_. Tout �tait �crit par le
Comit�, jusqu'aux formules de l'interrogatoire. En les parcourant
rapidement, les premiers mots me frapp�rent: _Louis Capet, la nation
vous accuse_. Je savais, depuis le commencement de la R�volution, que
le sobriquet historique donn� dans le Xe si�cle � Hugues, quand il
s'empara du tr�ne des Carlovingiens, d�plaisait fortement � Louis XVI.
Je pris sur moi de supprimer le nom de Capet dans la formule de
l'interrogatoire, nom qui revenait � chaque chef d'accusation. Personne
ne s'avisa de cette suppression dans l'Assembl�e. Louis XVI seul le
sentit, comme il nous l'a appris lui-m�me dans la suite. [Note:
Cambac�r�s, arrivant quelques jours apr�s dans la chambre de Louis XVI,
pour lui porter la nouvelle que la Convention lui donnait le choix de
trois d�fenseurs, lui dit: �Louis Capet, je viens de la part de la
Convention...� Louis XVI l'interrompant: �Je ne m'appelle point Capet,
mais Louis.� Cambac�r�s reprend d'un ton officiel: �Louis Capet, je
viens vous notifier le d�cret qui vous donne le choix de trois
d�fenseurs.--Je r�p�te, dit Louis XVI, que mon nom n'est point Capet;
le pr�sident Bar�re, � la Convention, ne m'a jamais nomm� que Louis, et
c'est ainsi que je me nomme.�--�Cette particularit�, ajoute Bar�re,
connue de la bouche m�me de Cambac�r�s, me prouva que Louis XVI avait
tr�s-bien senti toutes les nuances de mes justes proc�d�s � son
�gard.�]

�Louis XVI, toujours assis, r�pondait tr�s-laconiquement � chaque
question, soit en invoquant la Constitution, qui ne rendait responsable
que le minist�re, soit en rejetant sur chaque ministre la
responsabilit� des diff�rents actes ou des faits compris dans les chefs
d'accusation. L� finit tr�s-heureusement mon p�nible mandat. Mon �me
fut � l'aise et comme d�livr�e d'un lourd fardeau quand je lus le
dernier article de ce long interrogatoire. En ce moment, les deux
membres du Comit� form� pour l'instruction du proc�s apport�rent sur le
bureau des secr�taires une quantit� de papiers trouv�s dans l'armoire
de fer aux Tuileries, et dont une grande partie �tait de l'�criture de
Louis XVI. Les autres �taient des pi�ces de la correspondance entre
Louis XVI et ceux de ses conseils, ministres ou courtisans, qui
communiquaient avec lui sur les affaires de l'�tat et sur les
�v�nements de la R�volution.

�M. Valaz�, l'un des six secr�taires, se chargea de pr�senter � Louis
XVI les diverses pi�ces une � une, afin de les lui faire reconna�tre ou
d�savouer. M. Valaz�, qui �tait cependant regard� � la Convention comme
royaliste [Note: Valaz� tenait aux Girondins; la grossi�ret� de ses
mani�res et de ses proc�d�s envers le roi fut bl�m�e hautement par tous
les journaux de la Montagne.], s'approcha de la barre, s'assit en
dedans de la salle, et, d'un air d�daigneux ou du moins peu convenable,
pr�sentait � Louis XVI, en lui tournant le dos, et comme par-dessus son
�paule, les pi�ces de la correspondance et les autres �critures du
proc�s. Je ne pus supporter, je l'avoue, cette mani�re presque
insultante au malheur, et je crus devoir faire cesser ce proc�d�
ind�licat en envoyant un huissier � M. Valaz� pour l'engager � mettre
des formes moins dures et moins offensantes envers un illustre
accus�.--Aussit�t M. Valaz� se leva, se tourna vers Louis XVI, et,
d'une mani�re plus digne de la Convention et du roi, lui pr�senta les
pi�ces avec des �gards qui furent tr�s-bien sentis et appr�ci�s par
Louis XVI, qui par ses regards et par un l�ger mouvement de t�te sembla
me remercier.

�Oh! combien de fois, depuis son jugement, j'ai pens� avec un int�r�t
touchant � cette s�ance de la Convention, o� je l'interrogeai, moi
citoyen obscur des Pyr�n�es, moi qui l'avais vu sur son tr�ne en 1788,
lorsqu'il re�ut si majestueusement les envoy�s d'un prince qui a �t�
aussi malheureux que lui, de Tippoo-Sa�b, sultan du royaume de
Vissaour, dans l'Inde... Enfin, vers les sept heures du soir, cette
p�nible et extraordinaire s�ance fut termin�e. Louis XVI fut confi� �
la force arm�e de la Convention et de Paris, qui en r�pondait et qui
justifia la confiance de l'Assembl�e.�

Ce long r�cit a �t� r�dig� par Bar�re dans l'intention de se faire
valoir lui-m�me. On y sent beaucoup trop la joie et la vanit� d'un
acteur qui se flatte d'avoir bien jou� son r�le. Cette page d'histoire
contient n�anmoins quelques d�tails curieux qu'on s'en voudrait de
passer sous silence. En homme du monde, Bar�re tenait � ex�cuter les
rois galamment.

Un autre que Louis XVI aurait abord� la Convention avec fiert�. �Nous
autres rois, aurait-il dit, nous n'avons jamais �t� �lev�s dans l'id�e
que nous fussions justiciables envers nos sujets. Mon droit est le
droit divin, ant�rieur et sup�rieur � toutes les soci�t�s humaines.
Voil� ma tradition. Je r�cuse votre comp�tence. La raison d'�tat
m'autorisait � faire ce que j'ai fait. Vous pouvez me tuer; vous ne
pouvez pas me juger.�

C'est ainsi qu'avait agi Charles 1er.

Une telle conduite e�t peut-�tre relev� la dignit� royale; mais combien
plus touchante fut l'entr�e de Louis XVI! Grossi�rement v�tu de drap,
brun, la d�marche lourde, l'air modeste et r�sign�, il toucha tous les
coeurs. Et quand on songeait que ce bonhomme avait �t� le roi, les
femmes, les citoyens eux-m�mes qui �taient dans les tribunes se
sentaient �mus, attendris.

Il ne r�cusa point ses juges; il r�pondit � toutes les questions qui
lui furent adress�es.

L'une des principales charges qui s'�levaient contre Louis XVI �tait
d'avoir pass� les troupes en revue au 10 ao�t, d'avoir pris la fuite
sans faire cesser le feu et d'avoir m�me donn� aux Suisses l'ordre de
tenir bon jusqu'� son retour. A ce chef d'accusation, il r�pondit d'une
mani�re �quivoque:

--J'�tais ma�tre de faire marcher les troupes; il n'existait pas de loi
qui me le d�fendit; mais je n'ai point voulu r�pandre le sang.

Alors que voulait-il donc? Que le tambour battit sans faire de bruit,
que le vent souffl�t sans agiter les feuilles, que le fleuve se
soulev�t sans noyer ses rives!

Il se retrancha derri�re ses ministres, derri�re la Constitution
elle-m�me. Quand on lui demanda:

--Avez-vous fait construire une armoire � porte de fer dans un mur du
ch�teau des Tuileries?

Il r�pondit:

--Je n'en ai aucune connaissance.

L'ex-roi refusa �galement de reconna�tre toutes les pi�ces trouv�es
dans cette armoire et d'autres qui lui furent successivement
pr�sent�es. Il alla jusqu'� nier sa propre signature. Les d�n�gations
de Louis ne pouvaient d�truire l'�vidence des faits et elles portaient
atteinte � sa loyaut�. Couvrons au reste d'un silence respectueux les
fautes et les dissimulations du cet infortun� monarque. _Res est sacra
miser_. Le malheureux est une chose sacr�e.

On lui reprocha de s'�tre servi de l'or comme d'un moyen de corruption.

--Je n'avais pas de plus grand plaisir, r�pondit-il, que de donner �
ceux qui en avaient besoin.

[Illustration: Cambon ordonne � Louis XVI de se rendre � la barre de la
Convention.]

Louis n'�tait pas au fond un malhonn�te homme; comment se fait-il qu'il
e�t recours � des moyens de d�fense �vasifs, mensongers? Il faut sans
doute accuser de cette fourberie son �ducation, son entourage, les
pr�tres surtout qui dirigeaient sa conscience.

Au sortir de la salle de la Convention, on fit passer Louis XVI dans la
salle des conf�rences: le commandant, le procureur de la Commune et le
maire l'accompagnaient. Cambon lui demanda s'il voulait prendre quelque
chose. Louis r�pondit non. Mais, un instant apr�s, voyant un grenadier
tirer un pain de sa poche et en donner la moiti� � Chaumette, le roi
s'approcha du procureur de la Commune, pour lui en demander un morceau.
Chaumette, en se reculant, lui r�pondit:

--Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur.

Louis XVI reprit:

--Je vous demande un morceau de votre pain.

--Volontiers, lui dit Chaumette, tenez, rompez: c'est un d�jeuner de
Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moiti�.

Il �tait cinq heures, et le malheureux roi n'avait encore rien mang� de
la journ�e,--Rompre le pain �tait autrefois un signe de fraternit�;
pourquoi faut-il qu'entre le roi et son peuple le pain ne se rompe
qu'au pied de l'�chafaud!

Louis remonta dans la voiture du maire. La foule �tait immense et
agit�e. Des cris de mort se m�l�rent � ceux de _Vive la Nation, vive la
R�publique_. Des forts de la halle et des charbonniers sous les armes,
rang�s en bataille dans la meilleure tenue, se mirent � chanter
�nergiquement le refrain de l'hymne des Marseillais:_Qu'un sang impure
inonde nos sillons_. Cet � propos brutal fut cruellement saisi par
Louis XVI. Il remonta en voitre et mangea seulement la cro�te de son
pain. Ne sachant trop comment se d�barrasser de mie, il en parla au
substitut, qui jeta le morceau par la porti�re.

--Ah! reprit Louis, c'est mal de jeter ainsi le pain, surtout dans un
moment o� il est rare.

--Et comment savez-vous qu'il est rare? demanda Chaumette.

--Parce que celui que je mange sent un peu la terre.

--Ma grand'm�re me disait toujours: Petit gar�on, on ne doit pas perdre
une mie de pain; vous ne pourriez pas en faire venir autant.

--Monsieur Chaumette, votre grand'm�re �tait, � ce qu'il me para�t, une
femme de grand sens.

Louis parla peu au retour. Dou� d'une grande m�moire, il articula
seulement le nom de quelques rues qu'il parcourait.

--Ah! voici, dit-il, la rue du Houssaye.

Le procureur de la Commune reprit:

--Dites la rue de l'�galit�.

--Oui, oui, � cause de...

Il n'acheva pas; sa t�te tomba m�lancoliquement sur sa poitrine. Les
farouches r�publicains qui reconduisaient l'ex-roi �taient mal a
l'aise; ils ne pouvaient, quoi qu'ils fissent, comprimer leur
attendrissement. Le citoyen Chaumette lui-m�me, pour lequel la matin�e
avait �t� tr�s-p�nible, se trouva un peu mal au retour. �Je me sens le
coeur embarrass�,� dit-il. Il y a des infortunes qui touchent jusqu'aux
plus implacables ennemis de la royaut�.

Cependant que se passait-il au Temple? Le commissaire Albertier �tait
mont� dans l'appartement des femmes, apr�s le d�part du roi. �Nous leur
avons appris, raconte-t-il, que Louis venait de recevoir la visite du
maire. Le jeune Louis le leur avait d�j� annonc�. �Je sais cela, m'a
dit Marie-Antoinette; mais o� est-il maintenant?� Je lui ai r�pondu
qu'il allait � la barre de la Convention, mais qu'elle ne devait point
�tre inqui�te, qu'une force imposante prot�gerait sa marche. �Nous ne
sommes point inqui�tes, mais afflig�es,� m'a r�pondu madame Elisabeth.

Louis fut ramen� dans sa chambre � six heures et demie. Alors le maire
et tous ceux qui l'accompagnaient se retir�rent. Il demeura seul avec
le commissaire Albertier.

--Monsieur, lui dit-il, croyez-vous qu'on puisse me refuser un conseil?

--Monsieur, je ne puis rien pr�juger.

--Je vais chercher la Constitution.

Le roi sort, revient et apr�s avoir parcouru l'acte constitutionnel:

--Oui, la loi me l'accorde.

Apr�s un silence:

--Mais, monsieur, croyez-vous que je puisse communiquer avec ma
famille?

--Monsieur, je l'ignore encore, mais je vais consulter le conseil.

--Faites-moi aussi, je vous prie, apporter � d�ner, car j'ai faim; je
suis presque � jeun depuis ce matin.

--Je vais d'abord satisfaire aux voeux de votre coeur, en consultant le
conseil, puis je vous ferai apporter � d�ner.

Le commissaire rentre:

--Monsieur, je vous annonce que vous ne communiquerez pas avec votre
famille.

--C'est cependant bien dur; mais avec mon fils, mon fils qui n'a que
sept ans?

--Le conseil a arr�t� que vous ne communiqueriez point avec votre
famille: or votre fils est compt� pour quelque chose dans votre
famille.

Le roi se le tint pour dit. On servit ensuite le souper. Louis mangea
six c�telettes, un morceau de volaille assez volumineux, des oeufs; il
but deux verres de vin blanc et un d'Alicante. Puis il se leva de table
et alla se coucher.

�Nous sommes ensuite, raconte Albertier, remont�s chez les dames. Leur
premi�re question a �t� de savoir si Louis communiquerait avec sa
famille. Nous leur avons fait la m�me r�ponse qu'� Louis.
Marie-Antoinette: �Au moins, laissez-lui son fils.� L'un de mes
coll�gues lui a r�pondu: �Madame, dans la position o� vous vous
trouvez, je crois que c'est � celui qui est suppos� avoir le plus de
courage � supporter la privation: d'ailleurs l'enfant, � son �ge, a
plus besoin des soins de sa m�re que de ceux de son p�re.� Ces
s�parations violentes �taient hautement bl�m�es par les journaux de la
Montagne: �On se conduit avec les prisonniers du Temple, �crivait
Prudhomme, de mani�re qu'ils finiront par exciter la piti�.� Les
partisans de Robespierre et de Saint-Just, qui voulaient une justice
rapide, demandaient si c'�tait par humanit� qu'on laissait l'ex-roi se
consumer dans le chagrin et dans la terreur.

Les royalistes se remuaient sourdement pendant le proc�s de Louis XVI.
Les plus ardents Montagnards furent circonvenus par des d�marches
secr�tes et des consid�rations d�licates de famille. Le p�re de Camille
Desmoulins le conjurait, dans une lettre, de ne pas le r�duire au
chagrin de voir son nom sur la liste de ceux qui voteraient la mort du
roi. Camille, domin� par l'enivrement r�volutionnaire, ne tint aucun
compte de cette pri�re; il proposa � l'Assembl�e le projet de d�cret
suivant: �Louis Capet a m�rit� la mort. Il sera dress� un �chafaud sur
la place du Carrousel, o� Louis sera conduit ayant un �criteau avec ces
mots devant: _Parjure et tra�tre � la nation_, et derri�re: _Roi_, afin
de montrer � tout le peuple que l'avilissement des nations ne saurait
prescrire contre elles le crime de la royaut� par un laps de temps,
m�me de mille cinq cents ans. En outre, le caveau des rois �
Saint-Denis sera d�sormais la s�pulture des brigands, des assassins et
des tra�tres.�

Un autre Conventionnel, Bar�re, avait une jeune femme tr�s-aimable,
tr�s-riche, mais entich�e de royalisme et de d�votion; elle lui �crivit
lettre sur lettre; la m�re de cette jeune femme m�la des fureurs aux
larmes de sa fille; tout fut inutile: Bar�re vota la mort. Je rapporte
ces faits, pour montrer quelle n�cessit� in�luctable poussait alors la
main de la France sur son roi, puisque les coeurs r�sist�rent
non-seulement � la piti�, mais encore � de plus douces influences,
telles que les liens du sang ou les attaches du coeur. Il ne faut
pourtant pas croire que le sentiment de l'humanit� n'ait point fait
trembler �a et l�, dans l'esprit de ces terribles l�gislateurs, la
sentence de mort. Ils ont eu � vaincre la nature. Celui de tous qu'on
croirait le moins accessible � la compassion, Marat, fut �mu.

Mlle Fleury n'avait point abandonn� son projet. La veille m�me du jour
o� Louis comparut devant la Convention, elle se rendit chez l'Ami du
peuple.

--Eh bien! lui demanda-t-elle, avez-vous r�fl�chi � ce que nous disions
l'autre jour?

--Oui, il faut qu'il meure; tant que cet homme vivra, les factions
s'agiteront autour de lui. Nous-m�mes, car qui peut r�pondre de
l'avenir? nous pouvons, d'un instant � l'autre, �tre pris de faiblesse
et retourner en arri�re. Le roi mort, il n'y a plus moyen de reculer.
Je ne me dissimule pas que Louis nous a servi � faire la R�volution;
mais, abord�s d'hier dans une �le nouvelle, il faut br�ler maintenant
le vaisseau qui nous y a conduits, afin que n'ayant plus ni salut �
attendre des mesures temp�r�es, ni merci � esp�rer des rois, nous
combattions comme des furieux pour maintenir la R�publique.

--Voyons, Marat, ton projet de la R�publique est sublime, mais ne
peut-il pas �tre pr�matur�? Que de larmes d'ailleurs, que de sang
r�pandu avant d'arriver par les moyens que tu indiques � la paix, �
l'union et � l'amour! Il te faudra peut-�tre encore abattre deux mille
t�tes.

--On les abattra.

Il y eut un moment de silence, durant lequel Mlle Fleury crut voir
toute la chambre peinte en rouge.

Marat reprit d'une voix lente et basse, comme se parlant � lui-m�me:

--Le propre des hommes forts est d'attendre.

--Attendre les pieds dans le sang!

--La France a trop souffert sous ses rois, elle n'en veut plus.

--Louis XVI, d'apr�s la Constitution, n'�tait pas un vrai roi; ce
n'�tait apr�s tout que le premier serviteur du peuple.

--Nous sommes assez grands maintenant pour nous servir nous-m�mes.

--C'est bien; mais le peuple n'est grand que quand il est fort et
magnanime. Or, laquelle crois-tu la plus �lev�e de la nation qui, ayant
un roi sous la main, un roi sans d�fense, sans arm�e, le tue; ou de
celle qui l'appelle � sa barre pour lui dire: Louis tu nous as trahis,
et nous te pardonnons?

Marat �tait mal � l'aise; il s'enferma tr�s-tard dans sa chambre, se
promena de long en large et ne prit qu'une heure de sommeil. Le
lendemain, il �tait assis sur son banc � la Convention quand Louis XVI
parut � la barre. Il �crivit le soir m�me cette note qui parut dans son
journal: �On doit � la v�rit� de dire qu'il s'est pr�sent� et comport�
� la barre avec d�cence; qu'il s'est entendu appeler Louis sans montrer
la moindre humeur, lui qui n'avait jamais entendu r�sonner � son
oreille que le nom de Majest�; qu'il n'a pas t�moign� la moindre
impatience tout le temps qu'on l'a tenu debout, lui devant qui aucun
homme n'avait le privil�ge de s'asseoir. Innocent, qu'il aurait �t�
grand � mes yeux dans cette humiliation!

Toutes les imaginations exalt�es se passionnaient pour ou contre
l'ex-roi. La Convention ayant accord� un conseil � Louis, Olympe de
Gouges �crivit � cette Assembl�e la lettre suivante: �Franche et loyale
r�publicaine, sans tache et sans reproche, je crois Louis fautif comme
roi; je d�sire �tre admise � seconder un vieillard de quatre-vingts ans
(Malesherbes) dans une fonction qui demande toute la force d'un �ge
vert.� Cette Olympe de Gouges, fille d'une revendeuse � la toilette,
mari�e � quinze ans, veuve � seize, avait commenc� par des aventures
galantes, et devait finir le roman de sa vie par la passion des
lettres. Elle ne savait, � en croire Dulaure, ni lire ni �crire; mais
son esprit naturel lui tenait lieu d'�ducation. Elle dictait ses
pens�es � des secr�taires. La proposition qu'elle lan�ait de d�fendre
Louis XVI fit sourire la Convention et les tribunes. La R�volution
rappelait les femmes � leurs devoirs, au foyer domestique, � la
famille; �tait-il dans les moeurs du temps que l'une d'elles intervint
par un coup de th��tre dans le proc�s du roi? Etait-ce d'ailleurs un
sentiment g�n�reux ou la vanit� qui la poussait � se mettre en
�vidence?

Toutefois ne parlons de cette femme qu'avec respect; elle fut sacr�e
plus tard par l'�chafaud.

�Que font les prisonniers du Temple? A quoi passent-ils leur temps?�
Telles sont les questions qu'on s'adressait de groupe en groupe.

Les rois occupent l'attention publique m�me apr�s leur d�ch�ance. Il
fallait, selon les Montagnards, en finir avec cette l�gende du Temple,
et le seul moyen �tait de h�ter le d�nouement du proc�s.

On interrogeait avec curiosit� Dorat-Cubi�re, qui �tait de service � la
Tour, et voici ce qu'il r�pondait:

�A neuf heures, on a apport� le d�jeuner. �Je ne d�jeune pas
aujourd'hui, a dit Louis, ce sont les Quatre-Temps...� Le valet de
chambre Cl�ry, qui est malin et patriote, a dit alors: �L'�glise
ordonne le je�ne � vingt ans; j'ai pass� cet �ge et je n'y suis plus
oblig�; puisque Louis ne d�jeune pas, je vais d�jeuner pour lui.� En
effet, il a d�jeun� sous le nez de Capet, qui s'est retir� chez lui
pendant dix minutes.

�LOUIS.--Je vous prie d'aller vous informer des nouvelles de ma
famille: je m'int�resse � ma famille: aujourd'hui ma fille a quatorze
ans accomplis. Ah! ma fille!....

�J'ai cru voir couler quelques larmes de ses yeux. Je suis mont� �
l'appartement de sa famille: nous lui en avons apport� des nouvelles
satisfaisantes.

�LOUIS.--Avez-vous des ciseaux ou un rasoir, pour me faire la barbe?

�CUBI�RE.--On vous la fera.

�LOUIS.--Je ne veux pas que personne me rase.�

�Cubi�re rapporte ensuite quelques traits d'une conversation avec le
conseil de Louis XVI.

�CUBI�RE.--Vous �tes un honn�te homme; mais si vous ne l'�tiez pas,
vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller...

�Ici Malesherbes, embarrass�, m'a r�pondu: �Si le roi �tait de la
religion des philosophes, s'il �tait un Caton, il pourrait se d�truire;
mais le roi est pieux; il est catholique; il sait que la religion lui
d�fend d'attenter � sa vie, il ne se tuera pas...�

�L� j'ai vu, ajoute Cubi�re, moi qui n'aime pas la religion, que, dans
quelques circonstances, elle pouvait �tre bonne � quelque chose.�

D'un autre c�t�, le lion populaire ne s'endormait pas. La barre de la
Convention �tait obstru�e de femmes et d'enfants, qui tenaient et
agitaient dans leurs mains des v�tements d�chir�s, des lambeaux de
chemise et des draps couverts de sang. Cette sorte de repr�sentation
dramatique jette l'�pouvante dans l'Assembl�e. Un orateur se pr�sente �
la t�te de ces femmes, de ces enfants, qui se tiennent dans l'attitude
de la douleur, de la mis�re et du d�sespoir. Ils invoquent les m�nes
des victimes du 10 ao�t; ils se disent les enfants et les veuves de ces
d�fendeurs courageux de la patrie. Ils ne se bornent pas � demander des
consolations et des secours, ils r�clament la punition prompte de
l'auteur du 10 ao�t; ils demandent, au nom de tant de malheureuses
victimes, la mort de Louis XVI. L'orateur secoue lui-m�me ces linges
ensanglant�s, comme pour agiter la vengeance. Rendues cruelles par
sensibilit�, les tribunes appuient, d'un mouvement tumultueux, le voeu
des p�titionnaires.

Les mod�r�s et les ind�cis eux-m�mes en conclurent que pour apaiser le
peuple il fallait lui abandonner la vie du roi. Ces hommes se
trompaient; le moyen de d�velopper les semences de la haine, c'est de
les arroser avec du sang.




VII

I. Instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et
la�que.--Apparition de l'ath�isme.--Sentiment de Robespierre sur la
propri�t�.--Proc�s de Louis XVI.--Seconde comparution � la barre de
l'Assembl�e nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi,
Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assembl�e.--Discours de
Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question de
culpabilit�.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la
ratification du jugement par le peuple.--Troisi�me appel nominal sur la
peine � infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de
Danton.--Le sursis.--Assaissinat de Lepelletier de Saint-Fargeau.


Le vrai caract�re de la Convention, cette Assembl�e de g�ants, fut
d'associer aux plus sombres drames la constante pr�occupation des
int�r�ts de l'humanit�.

Et quel int�r�t plus grand que celui de l'instruction publique?

Un projet d'organisation des �coles, dans lequel on reconnaissait les
vues de Condorcet, fut soumis aux d�lib�rations de l'Assembl�e. L'�cole
primaire gratuite pour tous, les autres degr�s de l'instruction ouverts
aux enfants qui avaient des aptitudes sup�rieures, les instituteurs
�lus au suffrage universel par les p�res de famille, l'enseignement
la�que; tels �taient les principaux traits de ce syst�me. �Ce qui
concernait les cultes ne devait pas �tre enseign� dans l'�cole, mais
seulement dans les temples.�

Une premi�re question divisa tout d'abord les l�gislateurs. Ne
fallait-il organiser que les �coles primaires, ou fallait-il leur
superposer le couronnement de la science? Les partisans absolus de
l'�galit�, ceux qui la confondent avec l'uniformit� (chose bien
diff�rente), �taient d'avis que les �coles primaires suffisaient. Les
autres, les esprits �clair�s, les philosophes, r�clamaient pour la
jeunesse studieuse une hi�rarchie de connaissances. �tait-ce avec les
rudiments de l'instruction que le XVIIIe si�cle aurait pu enfanter les
Montesquieu, les Voltaire, les Buffon, les Diderot, les d'Alembert, les
Condorcet et tant d'autres pr�curseurs de la R�volution fran�aise?

Les hommes politiques ont beau faire, ils sont toujours forc�s de
compter avec les doctrines qui, � un moment donn�, divisent l'esprit
humain. Dans le cours de la discussion, un d�put� de la droite, Robert
Dupont, s'�cria: �Quoi! les tr�nes sont renvers�s, les rois expirent,
et les autels sont debout!... Croyez-vous donc fonder la R�publique
avec d'autres autels que celui de la patrie!� Grand scandale: Gr�goire,
Fauchet, murmurent et donnent des signes d'impatience: �La nature et la
raison, reprend l'orateur, voil� les dieux de l'homme. Je l'avouerai de
bonne foi � la Convention, je suis ath�e.� L'abb� Audiren sort,
Saint-Just p�lit, Robespierre s'irrite. Une sombre rumeur court dans la
salle. Plusieurs restent constern�s sur leur banc. C'est de ce jour, en
effet, que l'ath�isme osa lever son voile.

La raret� des subsistances appelait toujours l'attention des hommes
d'�tat. Robespierre publia un m�moire o� il se fit courageusement
l'avocat du pauvre, _cet orphelin de la soci�t�_. �Les aliments
n�cessaires � l'homme, �crivait-il, sont aussi sacr�s que la vie
elle-m�me. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une
propri�t� commune � la soci�t� enti�re. Il n'y a que l'exc�dant qui
soit une propri�t� individuelle, et qui soit abandonn� � l'industrie
des commer�ants. Toute sp�culation que je fais aux d�pens de la vie de
mon semblable n'est point un trafic, c'est un brigandage et un
fratricide.� D'o� il concluait: �La premi�re loi sociale est celle qui
garantit � tous les membres de la soci�t� les moyens d'exister.�

Robespierre �tait pourtant un ardent d�fenseur de la propri�t�; mais il
voulait qu'elle s'�tendit, avec l'aide du temps et du travail, � tous
les citoyens.

C'est du reste en vain qu'on cherchait � d�tourner les esprits de la
tour du Temple; l� �tait toujours le roi; il fallait qu'il f�t jug�!

Louis XVI comparut pour la seconde fois, le 26 d�cembre, lendemain de
la f�te de No�l, � la barre de la Convention nationale. M�me
d�ploiement de force arm�e, m�me solennit� triste; Louis, en descendant
de voiture, fut conduit, par le clo�tre et le passage des Feuillants,
dans la salle des Conf�rences. Son visage �tait bl�me; ses jambes
paraissaient faibles et pr�tes � fl�chir sous le poids de son �motion.
On le fit attendre avant de l'introduire; c'�tait maintenant le tour
des rois de faire antichambre � la cour du peuple. Louis trouva ses
conseils avec lesquels il se retira dans un coin de la salle. Il fut
bient�t averti de se rendre � la barre.

L'avocat Des�ze tira tout le parti qu'on pouvait tirer d'une mauvaise
cause. �Je cherche des juges, dit-il, et je ne vois que des
accusateurs.� Ce long plaidoyer fut �cout� dans un religieux silence.
Prenant la parole apr�s Des�ze, le roi protesta de nouveau que _sa
conscience n'avait rien � lui reprocher_. En quittant la barre, Louis
marcha d'un pas plus ferme qu'� son arriv�e aux Feuillants, la t�te
haute. Rentr� dans la salle des Conf�rences, il serra la main de M.
Des�ze.

Le retour de Louis au Temple fut silencieux et lent: on alla au pas.
Les boulevards �taient garnis d'une double haie de piques et de
ba�onnettes. Il n'y avait presque point de spectateurs. Le roi remarqua
lui-m�me que toutes les fen�tres des maisons devant lesquelles il passa
�taient ferm�es: il en t�moigna ses remerciements aux citoyens Cambon
et Chaumette. Louis demanda au maire � voir le portrait qui �tait sur
sa tabati�re.

--C'est celui de ma femme, dit Cambon.

--Je vous fais compliment: elle est tr�s-jolie.

Il s'enquit ensuite au citoyen Cambon de quel pays il �tait.

--De la Haute-Marne.

Et tout de suite le roi, qui �tait tr�s-fort en g�ographie, de citer
les rivi�res, les montagnes et autres accidents de ce d�partement.

--Et vous, monsieur Chaumette, d'o� �tes-vous?

--Du d�partement de la Ni�vre, sur les bords de la Loire.

--C'est un pays enchant�.

--Est-ce que vous y avez �t�?

--Non, r�pondit Louis; mais je me proposais de faire mon tour de France
en deux ann�es, et de conna�tre toutes les beaut�s de mon royaume. Je
n'ai vu que le pays de Caux.

[Illustration: Gensonn�.]

La conversation tomba sur Tacite, Tite-Live, Salluste, Puffendorf, que
le roi paraissait avoir lus. On passa ensuite � la m�decine. Quelqu'un
parla du mesm�risme.

--J'aurais bien voulu en voir quelques exp�riences, dit Louis.

Le maire lui r�pondit:

--Depuis qu'on a voulu me payer pour �crire en faveur de Mesmer, j'ai
reconnu qu'il y avait du charlatanisme.

--Vous n'�tiez pas ici, monsieur Chaumette, dit le roi en se retournant
du c�t� du procureur de la Commune, vous n'�tiez pas ici du temps de
Mesmer, car vous m'avez dit que vous vous �tiez embarqu� avec La
Motte-Piquet?

Louis, sentant de l'air froid, pria le citoyen Colombeau de lever la
glace de la porti�re. Le secr�taire-greffier avan�ait la main pour le
faire.

--Non, non, dit vivement le procureur de la Commune, cela pourrait
produire un mauvais effet.

--Ah! oui, dit le roi.

Louis XVI rentra au Temple; il ne devait plus en sortir que pour
l'�chafaud.

A peine le roi avait-il disparu de la barre que toutes les animosit�s
des partis se d�cha�n�rent. La Montagne ne marchait sur le corps de
Louis XVI que pour s'�lancer contre la Gironde. Des vocif�rations, des
apostrophes sanglantes, des murmures temp�tueux, d�grad�rent, plus
d'une fois, dans cette s�ance et dans celles qui suivirent, la majest�
de la repr�sentation nationale. Les royalistes reprochent � la
Convention ces exc�s de fureur; sans doute le calme et le silence
conviennent � une assembl�e populaire; mais prenons-y garde; il y a le
calme des t�n�bres et le silence de la mort. Si dans ce temps-l� les
opinions, se dressant les unes contre les autres, changeaient le temple
de la loi en une ar�ne de gladiateurs politiques, c'est que du moins la
corruption n'avait pas �teint les consciences. C'est qu'alors du moins
on avait la passion de la v�rit�. La lumi�re et l'ombre, le bien et le
mal, n'�taient pas m�l�s, ainsi qu'il arrive dans les �poques de
d�cadence.

Les Montagnards invoquaient contre Louis XVI le droit absolu du peuple
contre les rois. Robespierre rassembla encore une fois ses arguments,
au milieu des col�res et des menaces du parti girondin; �Il n'y a point
ici, s'�cria-t-il, de proc�s � faire! Louis n'est point un accus�, vous
n'�tes point des juges. Vous n'avez point une sentence � rendre pour ou
contre un individu; vous avez un acte de providence sociale � exercer.
Les peuples ne rendent point de sentence, ils ne condamnent point les
rois, ils les replongent dans le n�ant. Nous invoquons des formes parce
que nous n'avons pas de principes; nous nous piquons de d�licatesse
parce que nous manquons d'�nergie; nous affectons une fausse humanit�
parce que le sentiment de la v�ritable humanit� nous est �tranger; nous
r�v�rons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous
sommes tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans
entrailles pour les opprim�s.�

Marat rendit compte dans sa feuille des d�bats et des particularit�s de
cette s�ance. �Malesherbes, dit-il, a montr� du caract�re en s'offrant
pour d�fendre ce roi d�tr�n�: il est moins m�prisable � mes yeux que le
pusillanime Target, qui abandonne l�chement son ma�tre apr�s s'�tre
enrichi de ses profusions. On dit que d'Orl�ans doit voter la mort. Je
d�clare que j'ai toujours regard� cet �tre-l� comme un indigne favori
de la fortune, sans vertu, sans �me, sans entrailles, n'ayant pour tout
m�rite que le jargon des ruelles.�

La discussion fut reprise le lendemain 27 d�cembre. Les Girondins
avaient d�plac� la question en demandant que le roi ne f�t _pas jug�,
mais qu'on pronon��t sur son sort par mesure de s�ret� g�n�rale_.
Saint-Just la ramena sur le v�ritable terrain: �Vous avez laiss�
outrager, dit-il, la majest� du peuple, la majest� du souverain... La
question est chang�e. Louis est l'accusateur, _vous �tes les accus�s
maintenant_... On voudrait r�cuser ceux qui ont d�j� parl� contre le
roi. Nous r�cuserons, au nom de la patrie, ceux qui n'ont rien dit pour
elle. Ayez le courage de dire la v�rit�; elle br�le dans tous les
coeurs, comme une lampe dans un tombeau.�

La _s�ret� g�n�rale_ �tait une mauvaise excuse qui trahissait le
sentiment de la peur; une seule consid�ration devait dominer ces
d�bats: la justice.

Nous nous attendrissons � distance sur les infortunes du Temple, et
certes ce sentiment est bien l�gitime. Mais aujourd'hui dans Louis XVI
nous voyons l'homme: alors on ne voyait que le roi. Si nu et si
inoffensif qu'on e�t fait Louis XVI, le pass� de ce monarque s'�levait
sans cesse comme une menace contre la R�publique naissante. Il avait
beau mettre sa t�te sous le bonnet rouge, on voyait toujours percer la
couronne. Sa mort fut une mesure de d�fense et de pr�caution nationale.
Si la Constitution e�t �t� faite, si les plaies de l'�tat avaient �t�
ferm�es, si le nouveau gouvernement s'�tait trouv� assis sur des bases
solides, si la guerre s'�tait �loign�e de nos fronti�res, la France e�t
bien pu alors ne se souvenir de la royaut� que comme d'un r�ve
douloureux: mais cette royaut� faisait encore obstacle de toutes parts
� la victoire du peuple. Louis, vivant, servait d'enseigne et de point
de ralliement aux ennemis de la R�volution. Un �v�nement impr�vu
pouvait d'un jour � l'autre le remettre sur le tr�ne. Les coups des
Montagnards visaient d'ailleurs plus loin que la personne de Louis XVI.
La R�volution avait besoin d'un roi dans lequel elle p�t d�grader et
an�antir toutes les royaut�s de la terre: ce roi, elle se trouva
l'avoir sous sa main.

--Tant pis pour lui! s'�cria-t-elle; il faut qu'il meure! Il faut que
le bourreau ex�cute la royaut� sur le cou de Louis XVI.

Logique brutale � coup s�r; mais il faut se reporter � l'�tat de la
France en 92.

Depuis cinq mois, la question de statuer sur le sort de Louis tenait en
suspens les affaires de la R�publique. Guerre, constitution,
r�organisation des services publics, cet homme �tait un noeud qui
arr�tait tout. Les Conventionnels agirent envers ce noeud gordien � la
mani�re d'Alexandre, ils le tranch�rent. Il fallait, selon eux, que le
roi mour�t ou que l'on renon��t � la R�publique. Quoi! ils auraient
sacrifi� le bonheur du monde au moment o� ils croyaient le tenir, et o�
ils n'�taient plus s�par�s de leur id�al que par un reste de roi jet�
en travers du chemin! Leur d�termination fut prise sans aucune
h�sitation.

--Marchons sur lui! s'�cri�rent-ils.

La vo�te du ciel se f�t �croul�e sur leurs t�tes qu'ils n'auraient
point recul�.

O� allaient-ils donc? Ils allaient � la r�forme compl�te du vieil homme
et de la vieille soci�t�. La R�volution �tait le passage du d�sert. Des
esprits l�gers, des citoyens �go�stes se plaignaient d�j� des
lassitudes du voyage, de la mis�re, du manque de vivres et de
v�tements; ils regrettaient, si j'ose ainsi dire, les oignons de la
monarchie. Plus durs et plus croyants, les Montagnards supportaient ces
n�cessit�s d'un �tat de transition avec un courage sto�que. Derri�re
tous ces maux provisoires, ils entrevoyaient le r�gne de la raison et
de la justice. Leur tort (si c'en est un) fut de vouloir imposer de
vive force le bonheur � vingt-cinq millions de Fran�ais. De l� cette
r�sistance passag�re � tous les sentiments de la nature. Ils voilaient
leur coeur � la piti�. Quand m�me le roi e�t �t� innocent, quand m�me
sa mort e�t �t� un crime aux yeux de leur conscience, ils n'auraient
point h�sit� � �lever ce crime comme une barri�re entre le despotisme
et la libert�.

Ce jugement devait d'ailleurs avoir des proportions et des cons�quences
qui ne s'�tendraient pas seulement � notre pays. C'�tait le proc�s fait
� tous les rois de l'Europe, un coup de hache frapp� sur toutes les
t�tes couronn�es. Ce coup, disait-on, ne les atteignait pas:
mat�riellement, non; mais en principe, oui.

Apr�s de longs et orageux d�bats, dans lesquels la Gironde r�pandit
toute son �loquence et la Montagne d�ploya toute son audace, toute sa
puissance de volont�, toute sa redoutable logique, le moment solennel
�tait venu: on allait proc�der au vote.

Trois questions �taient soumises � l'Assembl�e:

Louis est-il coupable?

Le jugement serait-il soumis � la ratification du peuple?

Quelle peine l'ex-roi a-t-il m�rit�e?

A la premi�re question il fut r�pondu oui. Chacun se pla�ait
successivement � la tribune par ordre nominal et pronon�ait son vote �
haute voix. Le 14 janvier, Louis fut d�clar� coupable � l'_unanimit�_,
moins trente-sept membres qui se r�cus�rent.

Le 15, sur la seconde question, trois cents voix environ se
prononc�rent _pour_ et quatre cents voix _contre_.

Dans cette majorit� figuraient, � c�t� des Montagnards, des hommes de
la droite, Condorcet, Ducos, Fonfr�de et plusieurs autres. Ainsi le
_jugement ne serait pas soumis � la ratification du pays_.

Restait la derni�re question:--Quelle peine?

On doit s'�tonner de n'avoir point entendu retentir dans le cours de
ces d�bats la grande voix de Danton. Lorsque s'ouvrit le proc�s de
Louis XVI, il �tait en Belgique, o� la Convention l'avait envoy� avec
Lacroix. Il y remplissait les fonctions de commissaire pr�s des arm�es
de la R�publique. Ainsi que beaucoup d'autres, Danton n'aurait sans
doute point �t� f�ch� d'�chapper par l'absence � l'arr�t prononc�
contre l'ex-roi. Par quoi fut-il donc rappel� sur son si�ge? A la
demande de Rouyer et de Jean-Bon-Saint-Andr�, la Convention avait
d�cid� que les listes d�signeraient les absents par commission, et que
les absents sans cause seraient censur�s, leurs noms envoy�s aux
d�partements. Danton partit et revint � Paris le 14 janvier 93.
Rapportait-il avec lui le sentiment de l'arm�e et inclinait-il � son
retour vers la cl�mence? Fit-il alors, comme on l'a dit, un dernier pas
vers la Gironde en vue de sauver les jours du roi? Tout cela peut �tre
vrai, mais il n'y parait gu�re, quand, se rendant le 16 � la
Convention, le lion de la Montagne se mit � rugir.

Il s'agissait de d�cider � quelle majorit� se prononcerait le verdict.
Le Hardy avait demand� les deux tiers des voix.

Danton:

�La premi�re question qui se pr�sente est de savoir si le d�cret que
vous devez porter sur Louis sera comme les autres rendu � la majorit�.
On a pr�tendu que telle �tait l'importance de cette question qu'il ne
suffisait pas qu'on la vid�t dans la forme ordinaire. C'est par une
simple majorit� qu'on a prononc� sur le sort de la nation enti�re,
lorsqu'il s'est agi d'abolir la royaut�; je demande pourquoi on veut
prononcer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur, avec des formes
plus s�v�res et plus solennelles. Nous pronon�ons comme repr�sentant
par provision la souverainet�. Je demande si, quand une loi p�nale est
port�e contre un individu quelconque, vous renvoyez au peuple, ou si
vous avez quelque scrupule � lui donner son ex�cution imm�diate? Je
demande si vous n'avez pas vot� � la majorit� absolue seulement la
R�publique, la guerre; et je demande si le sang qui coule au milieu des
combats ne coule pas d�finitivement? Les complices de Louis n'ont-ils
pas subi imm�diatement la peine sans aucun recours au peuple? Et en
vertu de l'arr�t d'un tribunal extraordinaire, celui qui a �t� l'�me de
ces complots m�rite-t-il une exception? Vous �tes envoy�s par le peuple
pour juger le tyran, non pas comme juges proprement dits, mais comme
repr�sentants; vous ne pouvez d�naturer votre caract�re; je demande
qu'on passe � l'ordre du jour.�

La Convention fut d'avis que la simple majorit�, c'est-�-dire la moiti�
des voix et une de plus, suffirait � d�cider du sort de Louis.

La s�ance se prolongeait sans interruption. Les Conventionnels, ces
hommes de fer, support�rent la fatigue, les �motions, la pesanteur des
jours succ�dant aux nuits, des nuits succ�dant aux jours, avec un
in�branlable courage. Le recueillement et la sombre m�ditation de la
plupart des d�put�s contrastaient avec l'attitude des spectateurs. Le
fond de la salle avait �t� transform� en loges, o� les femmes du monde,
dans le plus charmant n�glig�, mangeaient des oranges ou d�gustaient
des glaces. On allait les saluer et l'on revenait. �Les huissiers, du
c�t� de la Montagne, raconte Mercier (un t�moin oculaire) faisant le
m�tier d'ouvreuses de loges d'op�ra, conduisaient galamment les
dames...� Ce frivole dix-huiti�me si�cle assistait gai et pimpant � la
trag�die dont il avait pr�par� lui-m�me le d�nouement. Les hautes
tribunes �taient occup�es par des gens de tout �tat qui, tout en buvant
du vin et de l'eau-de-vie, semblaient dire aux juges de Louis XVI:
�Prenez garde, vous allez voter sous l'oeil du peuple!�

On a du reste beaucoup exag�r� la pression ext�rieure qui aurait �t�
exerc�e sur la Convention. Les d�put�s ne prirent vraiment conseil que
d'eux-m�mes et de leur conscience. Ils couraient sans doute de grands
dangers, soit de la part de la coalition �trang�re, soit de la part de
la population irrit�e, selon la nature du vote qu'ils allaient �mettre;
mais, plus fiers en cela que les Romains eux-m�mes, les Conventionnels
n'ont jamais �lev� d'autels � la Peur.

Plusieurs entre les Montagnards avaient d� r�sister � de tendres
obsessions, aux influences de sir�nes royalistes. Marat, un instant
adouci, flottant, �tait redevenu Marat, c'est-�-dire impitoyable.
Beaucoup parmi les mod�r�s, qui avaient d'abord voulu sauver le roi, se
sentaient fatalement entra�n�s en sens contraire par l'in�luctable
courant des choses humaines et le travail de la r�flexion.

Il est huit heures du soir. Commence alors le troisi�me appel nominal
sur cette question: _Quelle peine sera inflig�e_ � Louis Capet? Le vote
a lieu par ordre alphab�tique de d�partements. Chaque d�put� para�t
l'un apr�s l'autre � la tribune. Des visages sombres, rendus plus
sombres encore par les p�les clart�s de la salle, se succ�dent de
moment en moment; d'une voix lente et s�pulcrale, ils laissent tomber
ces deux mots: _La mort_.

D'autres �prouvent le besoin de motiver leur sentence. Robespierre dit:
�Le sentiment qui m'a port� � demander, mais en vain, � l'Assembl�e
constituante l'abolition de la peine de mort, est le m�me qui me force
aujourd'hui � demander qu'elle soit appliqu�e au tyran de ma patrie et
� la royaut� elle-m�me dans sa personne. Je vote pour la mort.�

Danton dit: �Je ne suis point de cette foule d'_hommes d'�tat_ qui
ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne
frappe les rois qu'� la t�te, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre
des souverains de l'Europe que par la force des armes. Je vote pour la
mort du tyran.�

Marat dit: �Dans l'intime conviction o� je suis que Louis est le
principal auteur des forfaits qui ont fait couler tant de sang le 10
ao�t, et de tous les massacres qui ont souill� la France depuis la
R�volution, je vote pour la mort du tyran dans les vingt-quatre
heures.�

Camille Desmoulins dit: �Manuel, dans son opinion du mois de novembre,
a dit: _Un roi mort, ce n'est pas un homme de moins_. Je vote pour la
mort, trop tard peut-�tre pour l'honneur de la Convention nationale.�
(Murmures.)

Couthon dit: �Citoyens, Louis a �t� d�clar�, par la Convention
nationale, coupable d'attentat contre la libert� publique et de
conspiration contre la s�ret� g�n�rale de l'�tat; il est convaincu,
dans ma conscience, de ces crimes. Comme un de ses juges, j'ouvre le
livre de la loi, j'y trouve �crite la peine de mort; mon devoir est
d'appliquer cette peine: je le remplis, je vote pour la mort.�

Saint-Just dit: �Puisque Louis XVI fut l'ennemi du peuple, de sa
libert� et de son bonheur, je conclus � la mort.�

Carnot dit: �Dans mon opinion, la justice veut que Louis meure, et la
politique le veut �galement. Jamais, je l'avoue, devoir ne pesa
davantage sur mon coeur que celui qui m'est impos�; mais je pense que
pour prouver votre attachement aux lois de l'�galit�, pour prouver que
les ambitieux ne vous effraient pas, vous devez frapper de mort le
tyran. Je vote pour la mort.�

Un homme dont le nom est cher � la science, Lakanal dit: �Un vrai
r�publicain parle peu. Les motifs de ma d�cision sont l� (dirigeant sa
main vers son coeur); je vote pour la mort.�

Le taciturne Siey�s prononce seulement ces deux monosyllabes: �La
mort.�

La mesure de la justice �tait pleine: le sablier de la mort avait
agit�, en tournant, tout le gravier dont se composent les jours d'un
roi. Un seul vote excita les hu�es et les murmures; c'est celui de
Philippe-�galit�.

Il dit, non, il lut: �Uniquement occup� de mon devoir, convaincu que
tous ceux qui ont attent� ou attenteront par la suite � la souverainet�
du peuple m�ritent la mort, je vote pour la mort.�

Dans les galeries des femmes figuraient des cartes avec des �pingles,
pour pointer et comparer les votes. Dans la salle, quelques d�put�s
tombaient de sommeil sur un banc; on les r�veillait en leur montrant la
tribune et en leur disant: �C'est votre tour.� On vit tout � coup venir
un moribond, une esp�ce de fant�me, p�le, livide, affubl� d'un bonnet
de nuit et d'un robe de chambre; c'�tait un homme de la droite qui
croyait sans doute �mouvoir la piti� par son d�vouement envers le roi;
il fit rire.

Enfin, le 17 janvier, Vergniaud, pr�sident de la Convention, proclama
le r�sultat du scrutin en ces termes: �L'Assembl�e est compos�e de sept
cent quarante-neuf membres; quinze se sont trouv�s absents par
commission, sept par maladie, un sans cause, cinq non votants, en tout
vingt-huit. Le nombre restant est de sept cent vingt et un, la majorit�
absolue est de trois cent soixante et un. Deux ont vot� pour les fers;
deux cent vingt-six pour la d�tention et le bannissement � la paix, ou
pour le bannissement imm�diat, ou pour la r�clusion, et quelques-uns y
ont ajout� la peine de mort conditionnelle, si le territoire �tait
envahi; quarante-six pour la mort, avec sursis, soit apr�s l'expulsion
des Bourbons, soit � la paix, soit � la ratification de la
Constitution; trois cent soixante et un ont vot� pour la mort;
vingt-six pour la mort, en demandant une discussion sur le point de
savoir s'il conviendrait � l'int�r�t public qu'elle f�t ou non
diff�r�e, et en d�clarant leur voeu ind�pendant de cette demande.
Ainsi, pour la mort sans condition, trois cent quatre-vingt-sept; pour
la d�tention ou la mort conditionnelle, trois cent trente-quatre.�
Apr�s un silence, et avec l'accent de la douleur: �L�gislateurs, je
d�clare au nom de la Convention que la peine qu'elle prononce contre
Louis Capet est la mort.�

Cependant toutes les cours de l'Europe avaient l'oeil fix� sur la
Convention et attendaient, haletantes, l'issue du proc�s. Le pr�sident
annonce avoir re�u une lettre du ministre d'Espagne. Salles d�clare que
l'ambassadeur demande dans cette lettre l'admission � la barre _au nom
du roi son ma�tre_. (Murmures dans l'Assembl�e.) C'est Danton qui se
charge de r�pondre aux souverains, et avec un geste de m�pris
formidable:

�Quant � l'Espagne, je l'avouerai, je suis �tonn� de l'audace d'une
puissance qui ne craint pas de pr�tendre � exercer son influence sur
votre d�lib�ration. Si tout le monde �tait de mon avis, on voterait �
l'instant pour cela seul la guerre � l'Espagne. Quoi! on ne reconna�t
pas notre R�publique et l'on veut lui dicter des lois? On ne la
reconna�t pas, et l'on veut lui imposer des conditions, participer au
jugement que ses repr�sentants vont rendre? Cependant qu'on entende, si
on le veut, cet ambassadeur; mais que le pr�sident lui fasse une
r�ponse digne du peuple dont il sera l'organe, et qu'il lui dise que
les vainqueurs de Jemmapes ne d�mentiront pas la gloire qu'ils ont
acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de
l'Europe conjur�s contre nous, les forces qui d�j� les ont fait
vaincre. D�fiez-vous, citoyens, des machinations qu'on ne va cesser
d'employer pour vous faire changer de d�termination; on ne n�gligera
aucun moyen; tant�t, pour obtenir des d�lais, on pr�textera un motif
politique, tant�t une n�gociation importante ou � entreprendre ou �
terminer. Rejetez, rejetez, citoyens, toute proposition honteuse; point
de transaction avec la tyrannie; soyez dignes du peuple qui vous a
donn� sa confiance et qui jugerait ses repr�sentants, si ses
repr�sentants l'avaient trahi.�

Envelopp�e dans sa dignit� sto�que, l'Assembl�e d�cida que, sans m�me
ouvrir la lettre de l'ambassadeur, elle passait � l'ordre du jour.

Danton avait grandi de cent coud�es. A Louvet, qui l'instant
d'auparavant lui avait cri�:

--Tu n'es pas encore roi, Danton!

Il avait r�pondu, en se dressant de toute sa hauteur:

--Je demande que l'insolent qui dit que je ne suis pas encore roi soit
rappel� � l'ordre avec censure.

Toute tentative d'intervention �trang�re en faveur de Louis XVI ayant
�t� repouss�e avec un sombre d�dain, il ne restait plus � l'infortun�
qu'une planche de salut, le sursis, l'appel au peuple.

Les d�fenseurs de Louis XVI, Des�ze et Tronchet, furent introduits dans
l'Assembl�e, qui consentit � les entendre. Ils lurent une lettre de
Louis XVI qui protestait encore une fois de son innocence et en
appelait � la nation.

Apr�s soixante-douze heures, la s�ance fut lev�e.

L'appel � la nation avait �t� d�j� repouss� par des arguments
invincibles. Danton, Robespierre, tous les Montagnards avaient r�pondu:
�La nation, c'est nous. L'Assembl�e est sa repr�sentation vivante,
l�gale, incontest�e.� Dans les graves circonstances o� l'on se
trouvait, l'appel au peuple n'�tait-il point d'ailleurs l'appel � la
guerre civile? Il fut �cart� le lendemain 18 janvier.

Restait la question du sursis. Gagner du temps, c'�tait peut-�tre un
moyen d'�luder la sentence de mort.

--Point de sursis! dit Tallien, l'humanit� l'exige; il faut abr�ger ses
angoisses... Il est barbare de le laisser dans l'attente de son sort...

--Point de sursis! dit Couthon; au nom de l'humanit�, le jugement doit
s'ex�cuter, comme tout autre, dans les vingt-quatre heures.

--Point de sursis! dit Robespierre; et il invoqua comme les autres un
motif d'humanit�.

--Point de sursis! dit Bar�re; mais, en avocat adroit et subtil, il
entretint l'Assembl�e des r�formes douces, bienfaisantes, qu'elle
pourrait accomplir, d�s que, le c�ble de la royaut� �tant rompu, elle
serait vraiment libre, d�barrass�e de tout obstacle.

Il n'y eut que trois cents voix environ pour le sursis, et contre, pr�s
de quatre cents. Le roi �tait irr�missiblement condamn�.

Quelle que soit l'opinion de la post�rit� sur le jugement de Louis XVI,
il est difficile de ne point admirer le sang-froid et l'intr�pidit� des
Conventionnels. Les complots, les poignards des royalistes, les
d�clarations de guerre, les yeux mena�ants des souverains �trangers
fix�s sur leurs d�lib�rations ne les effraient pas: sous le canon de
l'Europe, en face de la ligue des rois, ils d�couvrent leur conscience
et leur poitrine. Seuls contre tous, ils osent prendre l'offensive et
se r�duire � la n�cessit� de vaincre. �Nous voil� lanc�s, �crivait
famili�rement � son p�re le citoyen Lebas; les chemins sont rompus
derri�re nous.� L'id�e des hommes de 93 �tait effectivement que cet
acte d'audace, ce d�fi, devait contribuer au succ�s de nos armes. La
France envoya devant ses l�gions l'�pouvante. Aux hostilit�s sourdes du
continent, elle r�pondit par une t�te de roi jet�e entre la R�publique
fran�aise et tous les tr�nes de la terre.

[Illustration: L'abb� Gr�goire.]

Ces menaces de mort, ces poignards, �tait-ce une vaine figure de
rh�torique?

Le vote de la Convention nationale porta dans le coeur des royalistes
la consternation et la terreur. A Paris m�me, il y eut quelques
mouvements qui indiquaient un complot en faveur de Louis XVI. Pendant
le proc�s, tandis que des bouches froides et s�v�res s'ouvraient pour
voter la mort de l'accus�, des bras s'armaient dans l'ombre pour le
sauver. Le 18 au soir, douze jeunes ex-gardes du corps se r�unirent
dans un caveau du Palais-Royal et tinrent conseil entre eux sur les
moyens de jeter l'alarme dans l'opinion publique. Les conjur�s
promen�rent les yeux sur les juges de Louis XVI, et se d�sign�rent
mutuellement douze victimes. Chacun choisit la sienne. On promit sur
l'honneur de frapper et l'on se s�para. Un seul conjur� tint son
serment.

Il y avait alors, au Palais-�galit�, une salle de traiteur, dont le
ma�tre se nommait F�vrier; c'�tait un caveau � vo�tes basses, o� l'on
descendait par quelques marches. Des tables �taient dress�es le long
des murs. De rares lumi�res, fix�es aux piliers de la salle, brillaient
�a et l�. Il �tait sept heures et demie du soir. Un jeune homme,
Deparis, [Note: Ces d�tails et les suivants ont �t� communiqu�s �
l'auteur par le fr�re de Deparis, et non de P�ris, ainsi qu'�crivent
tous les historiens.] ancien garde du roi, barbe couleur de l'aile du
corbeau et cheveux tr�s-noirs, teint basan�, dents tr�s-blanches,
houppelande grise, chapeau rond, �tait assis � une petite table avec un
ami: en proie � une agitation extr�me, il s'entretenait de l'�v�nement
de la journ�e. Fils d'une m�re royaliste, il avait vu la R�volution
avec horreur: la condamnation � mort de Louis XVI le jetait dans un
transport fr�n�tique. On causait assez librement autour de lui: une
voix nomma Lepelletier de Saint-Fargeau. Deparis n'avait jamais vu le
d�put� de Sens. Lepelletier, assis devant une autre table, soupait
tranquillement. Deparis va droit � lui: �Vous �tes le citoyen
Lepelletier de Saint-Fargeau?--C'est mon nom.--Avez-vous vot� la vie
ou la mort du roi?--Selon ma conscience, j'ai vot� la mort.� A ces
mots, Deparis: �Tiens, mis�rable! tu ne voteras plus.� Le d�put� tombe.
Il avait dans le flanc une lame de coutelas. F�vrier accourt: Duparis
se d�barrasse des mains qui veulent le saisir et s'enfuit. Lepelletier
est transport� mourant sur un lit: �J'ai vers� mon sang pour la patrie,
dit-il; que ce sang consolide la libert�. J'ai bien froid... Les
t�n�bres me gagnent... Mes amis, prenez garde � vous!� Il meurt.

Cette nouvelle jeta la stupeur dans la ville. Le Palais-�galit�
surtout, qui avait �t� le th��tre du crime, s'�mut �perdument. Au caf�
du Caveau, un jeune homme monte sur une table et dit: �Le citoyen
Lepelletier de Saint-Fargeau vient d'�tre assassin�! (Saisissement.)
--Par qui? s'�crient des voix furieuses.--Par un royaliste.�
Le jeune homme descend de la table et se perd dans la foule.
Un instant apr�s, un curieux, qui se pressait dans les groupes
pour savoir la nouvelle, sent une main sur sa main et une voix � son
oreille: �C'est moi qui l'ai tu�, lui dit-on; en voici un de moins; �
_l'autre_, maintenant!� Cet ami se retourne et reconna�t devant lui
Deparis.

L'_autre_, c'�tait le duc d'Orl�ans. Voil� le coupable et la victime
que s'�tait choisis Deparis. Il n'avait frapp� Lepelletier de
Saint-Fargeau que par hasard, comme un ennemi qu'on rencontre sur son
chemin. Le meurtrier n'abandonnait pas pour cela son serment. Le 24
janvier eut lieu le convoi de Saint-Fargeau. Il y avait grand bruit et
grande foule sur son chemin. La blessure ouverte, le sabre entour� d'un
cr�pe, les habits perc�s et ensanglant�s, tout retra�ait aux yeux un
drame lugubre. Le ciel �tait sombre et froid comme la c�r�monie. Des
torches, des cypr�s, des choeurs de musique, des tambours suivaient le
char fun�bre; on se rendait au Panth�on. Le convoi traversa la place
Vend�me. Deparis s'y promenait, depuis le matin, de long en large; il
avait sous sa redingote une lame et un pistolet. R�solu � finir
publiquement ses jours sur la place, il devait atteindre au coeur son
ennemi et se tuer ensuite. Le cort�ge d�fila en grande pompe; la
d�putation conventionnelle suivait le char � pas graves et lents.
Deparis avait la main sur son sabre; d'Orl�ans ne passa pas. Soit qu'il
e�t �t� averti, comme on le croit, par une lettre, du danger qui le
mena�ait, soit qu'il e�t con�u de lui-m�me des inqui�tudes, le duc
avait refus� de suivre le cort�ge.

Deparis sortit alors de la capitale, et y rentra comme attir� par la
fascination de son projet t�m�raire. Sa t�te �tait mise � prix; il ne
pouvait manquer d'�tre reconnu. Un ami lui persuada de se retirer. Un
passe-port lui avait �t� d�livr� sous un faux nom. Ce furieux ne se
r�solut n�anmoins qu'avec tristesse � gagner la fronti�re sans avoir
accompli sa vengeance. Il arriva vers le soir � Forges-les-Eaux, dans
une auberge, dite du _Grand-Cerf_. Mouill� par une pluie froide, il
s'approche de l'�tre et se m�le � la conversation de quelques
colporteurs qui se r�chauffaient dans la salle commune. �Que pense-t-on
ici de la mort du roi? leur demanda-t-il d'une voix mal assur�e, qui
cherchait � masquer son �motion sous une fausse indiff�rence.--On
pense, dit l'un d'eux, que l'on a bien fait de le frapper: je voudrais,
pour moi, que tous les tyrans du monde n'eussent qu'une seule t�te,
pour qu'on p�t l'abattre d'un seul coup!� Deparis se l�ve, prend un
flambeau, ouvre la porte qui doit le conduire � sa chambre de lit, et
dit assez haut pour �tre entendu: �Je ne rencontrerai donc partout que
des assassins de mon roi!� Il monte le roide escalier de bois, demande
� souper seul, fait usage, pour diviser ses morceaux, d'un couteau
ayant forme de poignard, se prom�ne � grands pas d'un air �gar�.
Quelqu'un qui le guettait le voit ensuite se mettre � genoux, baiser �
plusieurs reprises sa main droite. Il demande de l'encre, �crit
quelques lignes sur un papier et se couche. Tout cela donne des
soup�ons. A quatre heures du matin, il y avait trois gendarmes dans la
chambre.

Deparis dormait; on le secoue par les �paules pour le
r�veiller.--�Citoyen, au nom de la loi, tu vas nous suivre � l'h�tel de
ville.--Ah! messieurs, r�pondit-il froidement, je vous attendais; un
instant, et je suis � vous.� A ces mots, il glisse sa main sous
l'oreiller, fait un faux mouvement sur le c�t� droit et se d�charge
dans la t�te un pistolet � deux coups. On trouva sur lui son extrait de
naissance et son cong� de garde-du-corps. Au dos de ce brevet, il avait
�crit de sa main: �Qu'on n'inqui�te personne! personne n'a �t� mon
complice dans la mort heureuse du sc�l�rat Saint-Fargeau. Si je ne
l'eusse pas rencontr� sous ma main, je faisais une plus belle action:
je purgeais la France du r�gicide et du parricide d'Orl�ans. Tous les
Fran�ais sont des l�ches auxquels je dis:

  �Peuple, dont les forfaits jettent partout l'effroi,
  Avec calme et plaisir j'abandonne la vie.
  Ce n'est que par la mort qu'on peut fuir l'infamie
  Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi.�

[Note: Ces vers avaient �t� �crite la veille dans l'auberge; les recueils
du temps contiennent de lui quelques po�sies l�g�res. Deparis avait trente
uns. On observa que le soir, en se couchant, il n'�ta point la clef de la
serrure de sa porte. Le pistolet avec lequel il se donna la mort �tait
charg� d'un double lingot m�ch�. Son fr�re cadet, parfait honn�te homme
d'ailleurs, fut plac� sous la Restauration dans les bureaux de la
pr�fecture de police, et son principal titre de recommandation �tait
son nom de famille. Les Bourbons de la branche a�n�e approuvaient-ils
donc l'assassinat?]

La mort de Lepelletior ne fut point le crime d'un fanatisme isol�: il y
avait, comme nous l'avons dit, un complot sous l'attentat de Deparis.
Qu'esp�raient les conjur�s? Intimider les juges du roi? �videmment la
R�volution n'aurait point recul� devant douze poignards, et la t�te de
Louis XVI, malgr� les victimes choisies dans le sein de la Convention
nationale, n'en f�t pas moins tomb�e sur l'�chafaud. Ce Deparis �tait
un fanatique et un assassin; mais ce n'�tait point un l�che. Combien
ceux qui se cachaient et complotaient dans l'ombre �taient-ils mille
fois plus dangereux!

L'assassinat de Saint-Fargeau ne fit que d�montrer la n�cesssit� d'une
surveillance �troite pour comprimer les machinations du royalisme. Les
d�partements s'associ�rent par des adresses au vote de la Convention.
Quatre membres de l'Assembl�e qui �taient alors en mission envoy�rent �
leurs coll�gues la lettre suivante:

�Nous apprenons par les papiers publics que la Convention doit
prononcer demain sur Louis Capet. Priv�s de prendre part � vos
d�lib�rations, mais instruits par la lecture r�fl�chie des pi�ces
imprim�es, et par la connaissance que chacun de nous avait acquise des
trahisons non interrompues de ce roi parjure, nous croyons que c'est un
devoir pour tous les d�put�s d'annoncer leur opinion publiquement, et
que ce serait une l�chet� de profiter de notre �loignement pour nous
soustraire � cette obligation.

�Nous d�clarons que notre voeu est pour la condamnation de Louis Capet
par la Convention nationale, sans appel au peuple. Nous prof�rons ce
voeu dans la plus intime conviction, � cette distance des agitations o�
la v�rit� se montre sans m�lange, et dans le voisinage du tyran
pi�montais.�

�_Sign�_: H�RAUT, JAGOT, SIMON, GR�GOIRE.�

La premi�re r�daction portait: �Notre voeu est pour la condamnation _�
mort_ de Louis.� Gr�goire, fid�le � ses principes, fit rayer ces deux
mots. �Je ne bl�me point, ajouta-t-il, ceux de mes coll�gues qui, dans
leur conscience, voteront pour la mort; Louis est un grand coupable:
mais ma religion me d�fend de verser le sang des hommes. Il suffit � la
soci�t� que le coupable ne puisse plus nuire.� L'abb� Gr�goire, quoique
ayant refus�, le 19 janvier 1793, de salir sa robe de pr�tre, n'en a
pas moins �t� chass�, en 1819, de la Chambre des d�put�s, comme
_indigne_ et comme r�gicide. Je livre � l'indignation des coeurs
honn�tes les assassins de sa m�moire.

La Convention nationale venait de se montrer grande. Jamais le bras de
la justice ne s'�tait r�v�l� dans une assembl�e humaine avec des signes
plus �vidents et un appareil plus redoutable. La nation croyait enfin �
la R�publique. Ce r�sultat, il est vrai, fut achet� par un acte
terrible, dont se plaint l'indulgence, dont g�mit la piti�. Si
l'inexorable volont� du bien dirigeait la conscience de la grande
majorit� des repr�sentants, la faiblesse, la peur, ou des passions
cruelles, n'ont-elles pu aussi arracher � quelques-uns une sentence de
mort? La t�te de Louis, en tombant, ne jeta-t-elle pas dans le pays une
cause d'effervescence et de bouillonnement? La terreur entre les
citoyens ne fut-elle pas plus tard une suite de l'�pouvante qu'on avait
voulu diriger contre les rois? Tout cela est possible, mais tout cela
�tait forc�. Le peuple, comme l'Oc�an, ne se soul�ve point sans remuer
la vase de son lit. Quel rem�de? Aucun. Les orages sont n�cessaires �
la nature et les r�volutions � l'humanit�.

Un dernier mot sur le proc�s de Louis XVI. Parmi ceux qui vot�rent la
mort, presque tous p�rirent sur l'�chafaud; quelques-uns seulement ont
surv�cu. Dans l'exil ou � Cayenne, o� ils avaient �t� transport�s, pas
un d'eux n'a jamais t�moign� le moindre repentir. Nul remords. Ils
emport�rent dans la tombe la conviction d'avoir fait leur devoir.

Le fait suivant fut racont� en Belgique � l'auteur de cette histoire.
Un ancien Conventionnel avait pour ami un habitant de Namur qui venait
de temps en temps lui rendre visite. Un jour, ce dernier trouva le
r�gicide, comme on disait alors, entour� de papiers et relisant avec
une attention profonde le _Moniteur_ de 1793.

--Que faites-vous l�? lui dit-il.

--Je refais le proc�s du roi.

--Eh bien...?

--Eh bien! je voterais aujourd'hui comme j'ai vot� le 17 janvier; je
voterais la mort!




VIII

Lutte entre la Convention et la Commune � propos de la libert� des
th��tres.--Danton incline vers la Commune.--Ex�cution de Louis
XVI.--Derni�re entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison
Duplay durant le passage du lugubre cort�ge.--L'�chafaud.--Derni�res
paroles de Louis.--Le soir du 21 Janvier.--Embarras que la royaut�
l�guait � la R�volution.


Quiconque tient � bien comprendre l'histoire de la R�volution fran�aise
ne doit jamais perdre de vue ces deux puissances rivales, la Convention
et la Commune de Paris.

La Convention �tait certes le si�ge de la repr�sentation nationale;
mais Paris n'�tait-il point la t�te de la France?

Pour ne point interrompre l'unit� du r�cit, nous avons gard� le silence
sur un incident qui se produisit durant le proc�s du roi. Le Conseil
ex�cutif de la Commune avait jug� � propos de suspendre les
repr�sentations d'un drame de Loya, _l'Ami des lois_, qui se jouait au
Th��tre-Fran�ais. Cette pi�ce m�diocre, �crite dans un esprit
r�actionnaire, pouvait occasionner des troubles au milieu des
circonstances graves qu'on traversait. P�tion, dans l'int�r�t de la
libert�, s'�tait oppos� � cette mesure. De l� conflit.

Ce conflit fut port� devant l'Assembl�e nationale. Danton, comprenant
sans doute le danger d'une lutte ouverte entre la Convention et la
Commune, chercha tout de suite � d�tourner l'attention de l'incident
pour la fixer tout enti�re sur le proc�s de Louis XVI.

�Je l'avouerai, s'�cria-t-il, je croyais qu'il �tait d'autres objets
que la com�die qui doivent nous occuper. (Quelques voix: Il s'agit de
la libert�!) Oui, il s'agit de la libert�. Il s'agit de la trag�die que
vous devez donner aux nations, il s'agit de faire tomber sous la hache
des lois la t�te d'un tyran (murmures) et non de mis�rables com�dies.
Mais puisque vous cassez un arr�t du Conseil ex�cutif, qui d�fendait de
jouer des pi�ces dangereuses � la tranquillit� publique, je soutiens
que la cons�quence n�cessaire de votre d�cret est que la responsabilit�
ne puisse peser sur la municipalit�.�

L'affaire en resta l�. Ce fut un triomphe pour la libert� du th��tre;
mais les haines s'envenim�rent. La Commune d�vora l'affront, tout en se
promettant bien de se venger de sa d�faite.

Le th��tre n'avait jamais �t� plus suivi que dans ces jours de deuil et
de mis�re. Une charmante actrice, Mlle Julie Condeille, jouait une
pi�ce qu'elle avait compos�e elle-m�me: _la Belle Fermi�re_. Le
contraste entre les sombres �v�nements qui grondaient dans la ville et
les moeurs douces, pastorales, en quelque sorte florianesques de cette
idylle dramatique, produisit un effet de diversion extraordinaire. On
se sentait transport� dans l'�ge d'or. Le succ�s fut immense.

Mais la force des choses nous ram�ne � ce que Danton appelait la vraie
_trag�die_ du moment.

Le 18 et le 19, la Convention avait d�lib�r� sur le sursis et l'avait
rejet�. Le 20 �tait un dimanche: on n'ex�cute point ce jour-l�.

C'est le lendemain (21 janvier) que la France allait _punir_ son roi.

Le Conseil de la Commune avait arr�t� les dispositions suivantes: �Le
lieu de l'ex�cution sera _la place de la R�volution_, ci-devant Louis
XV, entre le pi�destal et les Champs-Elys�es. Louis Capet partira du
Temple � huit heures du matin, de mani�re que l'ex�cution puisse �tre
faite � midi. Le commandant g�n�ral fera placer lundi matin, 21, � sept
heures, � toutes les barri�res, une force suffisante pour emp�cher
qu'aucun rassemblement, de quelque nature qu'il soit, arm� ou non arm�,
entre dans Paris ni n'en sorte.�

Louis XVI avait les d�fauts des rois qui appartiennent � des dynasties
caduques; les races vieillissent comme les arbres, et les rejetons qui
poussent sur ces troncs �puis�s se ressentent de l'affaiblissement de
la s�ve. Cet homme d'un caract�re faible, que sa nature brutale portait
� des exercices manuels et � la chasse, dont les app�tits physiques
�taient �normes, qui avait des caprices, mais pas de volont�, des
connaissances, mais pas de talents; cet homme, dis-je, sut une seule
chose dans sa vie, il sut bien mourir.

Louis avait soup� la veille, le 20 au soir, avec sa famille avant la
s�paration �ternelle. Un municipal monta chez les femmes et dit � la
reine:--Madame, un d�cret vous autorise � voir _monsieur votre mari_,
qui d�sire vous embrasser ainsi que ses enfants.

A neuf heures du soir, toute la famille royale entra dans la chambre de
Louis XVI. Il y eut des larmes, des sanglots entrecoup�s, des
d�chirements de coeur. On se s�para � dix heures et demie.

Louis avait demand� pour confesseur M. Edgeworth de Firmont, un pr�tre
non asserment� qui logeait rue du Bac, n� 483. Le pr�tre s'�tait tenu
cach� dans une tourelle pendant l'entrevue du roi avec sa famille. Il
se remontra. Le conseil de la Commune permit � l'abb� Edgeworth de
c�l�brer, pour le condamn�, les c�r�monies du culte. On se procura dans
une �glise voisine le calice, l'hostie, la chasuble, les livres sacr�s
et deux cierges. Le roi �veill� � cinq heures du matin, apr�s un
sommeil tranquille, entendit la messe � genoux et communia.

Robespierre �tait rentr� la veille, sans mot dire, dans la maison de
Duplay: son silence et sa p�leur avaient �t� tout de suite compris par
le menuisier et sa femme, mais non par les jeunes filles. Elles
s'�veill�rent comme d'habitude au lever du soleil: une seule chose les
inqui�ta, c'est que depuis le matin la porte coch�re de la maison
demeurait ferm�e. Il y avait l�-dessus des ordres positifs qui venaient
du p�re de famille. �l�onore en demanda timidement la raison �
Maximilien devant ses autres soeurs; Robespierre rougit.

--Votre p�re a raison, reprit-il d'un air grave et concentr�: il
passera aujourd'hui devant celle maison une chose que vous ne devez pas
voir.

Puis il s'enfon�a dans sa chambre tristement.--Vers neuf heures et
demie du matin, on entendit jusque dans la cour un bruit de chevaux, le
passage des troupes, et le roulement d'une voiture sur le pav� de la
rue: c'�tait _la chose_ qui passait.

Paris �tait tout entier sous les armes. La circulation des voitures se
trouvait interrompue dans les quartiers qui avoisinaient le passage du
cort�ge. Les fen�tres des maisons �taient ferm�es. Un calme imposant et
triste r�gnait dans toute la ville. A dix heures et un quart, le roi
arriva sur la place de la R�volution. Il �tait dans un carrosse vert.
Arriv� au pied de l'�chafaud, il resta quatre ou cinq minutes dans la
voiture, parlant � son confesseur. M. Edgeworth �tait simplement en
habit noir. La figure du roi ne paraissait pas alt�r�e. Il �tait v�tu
d'un habit couleur puce, veste blanche, culotte grise, bas blancs. Il
descendit de voiture. Un silence inou� s'�tendait de tous c�t�s; pas un
souffle, pas un geste: les coeurs semblaient p�trifi�s comme le ciel,
un ciel gris et bas; les arbres �taient sans mouvement et sans
feuilles; cette morne st�rilit� avait quelque chose de terrible. Il
semblait que tout f�t p�trifi� dans les coeurs et dans la nature.

Louis �ta son habit lui-m�me, et resta couvert d'un simple gilet de
molleton blanc. Un d�bat, eut lieu au pied de l'�chafaud; Louis ne
voulait pas qu'on lui li�t les mains, il fit un mouvement de r�sistance
terrible; mais alors son confesseur:

--C'est un trait de ressemblance de plus entre vous et J�sus-Christ qui
va �tre votre r�compense.

Louis se laissa faire. Il monta sur l'�chafaud, s'avan�a du c�t�
gauche, le visage tr�s rouge:

--Peuple, s'�cria-t-il, je meurs innocent! je pardonne � mes ennemis;
je d�sire que mon sang soit utile aux Fran�ais et qu'il apaise la
col�re de Dieu.

A dix heures vingt-cinq minutes, il avait v�cu. Au moment o� la t�te
tomba, le profond silence qui couvrait la place se d�chira violemment;
il sortit de la multitude un cri immense, unique, infini, qui retentit
dans toute la ville: �Vive la R�publique! Vive la Nation!� Tous les
chapeaux agit�s en l'air semblaient dire: Le sacrifice est consomm�!
Des bataillons, en d�filant devant la guillotine, tremp�rent leurs
ba�onnettes, le fer de leurs piques ou la lame de leurs sabres dans le
sang du roi. Ici un trait digne du crayon de Tacite: au moment o� le
bourreau venait de quitter le th��tre de l'ex�cution, un homme d'un
aspect effrayant monte sur la guillotine; on le regarde, on s'approche
en silence; il plonge tout entier son bras nu dans le sang de Louis XVI
qui s'�tait amass� en bondance, et en asperge par trois fois la foule
des assistants, qui se pressent autour de l'�chafaud pour en recevoir
chacun une goutte sur le front.

--Fr�res, dit-il alors en continuant son horrible aspersion, fr�res, on
nous a menac�s que le sang de Capet retomberait sur nos t�tes; eh bien!
qu'il y retombe!

Cet homme faisait une chose horrible, mais logique; le sang du roi
�tait bien le bapt�me de la R�volution.

On avait parl� de tirer le canon du Pont-Neuf au moment de l'ex�cution;
il n'en fut rien: la Commune d�cida que la t�te d'un roi, en tombant,
ne devait pas faire plus de bruit que celle d'un autre homme. Les
travaux, suspendus durant la matin�e, furent repris dans l'apr�s-midi;
les boutiques s'ouvrirent; il y eut beaucoup de monde le soir aux
spectacles, surtout des femmes en grande toilette.

[Illustration: Fun�railles de Lepelletier de Saint-Fargeau.]

La reine, ayant appris la mort de son mari, demanda pour elle, pour sa
soeur et pour ses enfants, des habits de deuil. Les restes de Louis,
enferm�s dans une corbeille d'osier, avaient �t� conduits dans une
charrette au cimeti�re de la Madeleine, et plac�s dans une fosse entre
deux lits de chaux vive, pour y �tre consum�s au plus vite, de telle
sorte qu'il ne rest�t bient�t plus rien du _tyran_. On �tablit une
garde, pendant deux jours, autour de la fosse.

Au Palais-Royal, la mort de Louis inspira des orateurs en plein vent.
�Vous voyez, disaient-ils au peuple, vous voyez que l'esp�ce de
talisman qui couvrait jusqu'ici une personne soi-disant inviolable
vient de se rompre au pied de l'�chafaud de Louis XVI. Nous venons de
signer avec le sang d'un monarque la guerre � toutes les monarchies.
Soyez fiers et tenez-vous debout devant l'Europe �tonn�e de votre
audace!�

On compara le supplice de Louis XVI � celui de Charles 1er; mais le roi
d'Angleterre avait rencontr� dans la mort ces �gards, cet appareil et
ces pompes qui sentent encore la souverainet�; tandis qu'on avait
appliqu� au roi de France l'�galit� du supplice avec le dernier de ses
sujets. On fit d'autres rapprochements curieux, sous le titre
d'_�poques remarquables de la vie de Louis XVI_: �Le 21 avril 1780,
mariage � Vienne, envoi de l'anneau.--Le 21 juin de la m�me ann�e, f�te
pour son mariage.--Le 21 janvier 1782, f�te � l'H�tel de Ville de Paris
pour la naissance du dauphin.--Le 21 juillet 1791, fuite �
Varennes.--Le 21 janvier 1793, mort sur un �chafaud.--On assure que,
soit par un sentiment superstitieux, soit par tout autre motif, Louis
XVI ne permettait jamais qu'on jou�t chez lui au vingt et un. Enfin les
rapports qui ont constat� devant les juges les crimes du roi �manaient
de la commission des vingt et un.� L'�ternelle m�lancolie de la nature
humaine aime � trouver dans de tels calculs un myst�re de plus aux
vicissitudes du sort.

La mort du roi fut surtout envisag�e comme une n�cessit� sociale. La
R�volution avait ramen� la nation fran�aise aux moeurs dures et
aust�res de la race celtique. La libert� ressemblait, le 21 janvier
1793, � cette divinit� des anciens druides, qu'on ne pouvait se rendre
favorable qu'en lui offrant en sacrifice une grande victime.

La mort du roi porta dans le coeur des royalistes la consternation et
la terreur. A Paris m�me, il y eut quelques mouvements qui indiquaient
leur d�sespoir. Les r�volutionnaires, d'un autre c�t�, croyaient
toucher au port.

Combien leur illusion devait �tre d��ue par la suite des �v�nements!

�Il n'y a que les morts qui ne reviennent point,� disait Bar�re. Il se
trompait: ce sont les morts qui reviennent. En montant sur l'�chafaud,
Louis XVI laissait derri�re lui son _testament_, qui allait �tre lu
dans toutes les petites �glises, ses reliques, distribu�es aux fid�les
par son domestique Cl�ry, et la l�gende d'un roi martyr.

Mais les hommes de 93 se moquaient bien de tout cela; ils marchaient le
front haut et le coeur plein d'esp�rance vers l'avenir.




IX

Mort de la premi�re femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La
r�union des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique
�vacu�e par nos troupes.--Avis de Danton sur l'�tat des
choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte
sur les tours de Notre-Dame.--Sublime dlscours de Danton.--Accusations
contre sa probit�.--Etablissement du tribunal r�volutionnaire.
--Elargissement des d�tenus pour dettes.--Envoi de commissaires aux
d�partements.--D�claration de guerre � l'Angleterre.


Les jours de l'affliction �taient venus pour les rois et les reines;
mais croit-on que les r�volutionnaires n'eussent point aussi leurs
poignantes douleurs?

Le 31 janvier, sur un ordre de la Convention nationale, Danton avait d�
repartir pour la Belgique, laissant � Paris sa femme malade.

Il avait �pous� le 9 juin 1787 une charmante jeune fille,
Antoinette-Gabrielle Charpentier, dont le p�re �tait contr�leur des
fermes. Mari�e � ce bouillant tribun, elle avait toujours honor� le
toit conjugal par ses vertus. Les commotions politiques avaient fort
�branl� sa sant� d�licate. Elle fut surtout boulevers�e par la lecture
de feuilles girondines qui repr�sentaient Danton comme l'auteur des 2
et 3 septembre.

�Il �tait l�, il avait d�sign� les victimes qu'on devait �gorger.� Ces
inf�mes journaux port�rent � la malheureuse femme, dans l'�tat de
grossesse o� elle �tait, le coup de la mort.

Danton n'�tait point un saint; il avait ses faiblesses; mais c'�tait un
grand coeur. A cette femme si digne, il prodiguait une tendresse
sinc�re. Elle avait conserv� ses croyances religieuses, Danton la
plaisantait sur sa d�votion, puis, bon et tol�rant, il la conduisait
bras dessus, bras dessous, � la porte de l'�glise, o� il se gardait
bien d'entrer lui-m�me. Leur s�paration fut d�chirante. Ils sentaient,
h�las! l'un et l'autre qu'ils ne se reverraient plus. Partir,
s'arracher � une femme aim�e, dans un pareil moment, pour ob�ir � un
ordre de la Convention, pour voler au secours de la patrie, voil� ce
dont �taient capables ces grands citoyens de 93.

Elle mourut le 11 f�vrier 1793 d'une fi�vre puerp�rale, huit jours
apr�s la naissance de son second fils. Danton apprit la fatale nouvelle
en Belgique. Il �tait de ceux qui pleurent et rugissent en dedans sur
leurs calamit�s personnelles.

D�s le 24 janvier, jour des fun�railles de Lepelletier, Danton de son
regard d'aigle avait envisag� les vraies cons�quences de la mort de
Louis XVI.

�Maintenant que le tyran n'est plus, s'�tait-il �cri�, tournons toute
notre �nergie, toutes nos agitations vers la guerre. Faisons la guerre
� l'Europe. Il faut, pour �pargner les sueurs et le sang de nos
concitoyens, d�velopper la prodigalit� nationale. Vos arm�es ont fait
des prodiges dans un moment d�plorable; que ne feront-elles pas quand
elles seront bien second�es? Chacun de nos soldats croit qu'il vaut
cent esclaves. Si on leur disait d'aller � Vienne, ils iraient � Vienne
o� � la mort...�

Terrasser la coalition des despotes, faire la guerre universelle, la
guerre de d�livrance, tel devait �tre le premier grand acte de la
Convention. Sur ce terrain, tous les partis �taient d'accord entre eux.
Il fallait d�cha�ner l'expansion de l'id�e fran�aise. Le g�nie de la
R�volution, embouchant la trompette guerri�re, allait-il traverser nos
discordes intestines, mont� sur les chevaux ail�s de la victoire? Un
instant on put l'esp�rer, tant, le lendemain de la mort du roi, la
Gironde et la Montagne semblaient unies dans le m�me sentiment
patriotique.

Dumouriez avait conduit l'arm�e fran�aise � Li�ge. L� il re�ut un
d�cret de la Convention dat� du 15 d�cembre:

�Dans tous les pays qui sont et seront occup�s par les arm�es de la
R�publique, les g�n�raux proclameront sur-le-champ l'abolition des
imp�ts ou contributions existantes, la d�me, les droits f�odaux, la
servitude r�elle ou personnelle, les droits de chasse exclusifs, la
noblesse et g�n�ralement tous les privil�ges existants.

�Ils proclameront la souverainet� du peuple.

�Tous les agents et officiers de l'ancien gouvernement, tous les
r�put�s nobles, sont inadmissibles aux emplois de l'administration...�

C'�tait donc bien la libert� que la g�n�reuse Convention offrait aux
peuples sur lesquels se r�pandaient nos arm�es.

Heureuse d�faite, qui remettait les provinces conquises en possession
de leurs droits!

Dumouriez se refusa positivement � faire ex�cuter ce d�cret. Il vint �
Paris, comme nous l'avons vu, pour savourer la fum�e de l'encens qu'on
br�lait en son honneur. Le 12 janvier 93, Lacroix, un ancien militaire,
et Danton partirent pour Li�ge.

Quel �tait l'objet de leur mission? Une lutte opini�tre s'�tait engag�e
entre le ministre des finances et le g�n�ral Dumouriez. Cambon voulait
que les frais de la guerre de d�livrance entreprise hors du territoire
fran�ais pour les peuples contre les rois fussent en partie couverts ou
du moins garantis par les biens meubles et immeubles des gouvernements
expuls�s. Un d�cret de la Convention, rendu dans ce sens, d�clarait
propri�t� nationale tout ce qui avait appartenu aux rois, princes,
nobles et pr�tres, ainsi qu'aux �migr�s fran�ais r�fugi�s dans les pays
sur lesquels s'�tendait la protection de nos armes.

Dumouriez r�sistait � ce syst�me. Cambon indign� refusa les traites que
le g�n�ral tirait sur le Tr�sor. Les commissaires, Lacroix et Danton,
�taient charg�s de juger sur place le diff�rend qui s'�tait �lev� entre
l'autorit� militaire et l'autorit� civile. Ils devaient en outre
s'enqu�rir de l'�tat des vivres, des indemnit�s qu'il convenait
d'accorder aux citoyens qui avaient �t� pill�s, de la disposition des
esprits, de l'assimilation de la Belgique � la France, des moyens les
plus s�rs et les plus prompts d'appliquer � ces nouveaux Fran�ais les
institutions r�publicaines, en un mot d'organiser une nation r�cemment
affranchie d'apr�s le type de gouvernement qu'avait inaugur�, chez
nous, la R�volution.

Danton, comme nous l'avons dit, �tait revenu de Li�ge � Paris pour
voter la mort du roi.

Le 31 janvier, il s'exprimait ainsi devant la Convention:

�Ce n'est pas en mon nom seulement, c'est au nom des patriotes belges,
du peuple belge, que je viens demander la r�union de la Belgique. Je ne
demande rien � votre enthousiasme, mais tout � votre raison, tout aux
int�r�ts de la R�publique fran�aise... Vous avez dit aux amis de la
libert�: Organisez-vous comme nous. C'�tait dire: Nous accepterons
votre r�union, si vous la proposez. Eh bien! ils la proposent
aujourd'hui. [Note: Sur 9700 votants � Li�ge, 9660 avaient demand� la
r�union � la R�publique Fran�aise.] Les limites de la France sont
marqu�es par la nature. Nous les atteindrons dans leurs quatre points:
� l'Oc�an, au Rhin, aux Alpes, aux Pyr�n�es. On nous menace des rois!
Vous leur avez jet� le gant, ce gant est la t�te d'un roi, c'est le
signal de leur mort prochaine. On vous menace de l'Angleterre! Les
tyrans de l'Angleterre sont morts... Quant � la Belgique, l'homme du
peuple, le cultivateur veulent la r�union...�

L'annexion de la Belgique � la France r�publicaine n'�tait point le
seul terrain sur lequel diff�rassent d'avis Danton et Dumouriez. L'un
�tait la R�volution faite homme, l'autre �tait la diplomatie, le vieil
esprit militaire. Le chancre du cl�ricalisme rongeait la Belgique,
cette Espagne du Nord. Danton avait compris tout de suite qu'il fallait
�purger des aristocrates, pr�tres et nobles, cette nouvelle terre de
libert�.

D'un autre c�t�, pr�voyant une volte-face de la part de l'Autriche,
Lacroix et Danton ne cessaient de r�clamer des forces: �Rappelez,
disaient-ils, � tous les citoyens en �tat de porter les armes, les
serments qu'ils ont pr�t�s et sommez-les, au nom de la libert� et de
l'�galit�, de voler au secours de leurs fr�res dans la Belgique.�

Les pr�visions des deux commissaires n'�taient que trop fond�es. Le 1er
mars 1793, pendant que Dumouriez, enivr� de ses premiers succ�s,
s'avan�ait tranquillement en Hollande, l'h�ro�que ville de Li�ge, toute
fran�aise de coeur, sur laquelle Danton avait souffl� le feu sacr� de
la R�volution, allait �tre reprise par les Autrichiens. Les patriotes
li�geois, hommes, femmes, enfants, vieillards, se virent oblig�s de
fuir; il gelait, la terre �tait couverte de neige. Plus d'espoir; la
Meuse �tait forc�e, l'arm�e fran�aise battait en retraite.

Ces sinistres nouvelles arriv�rent � Paris vers le 5 ou le 6. La
population tout enti�re fr�mit: la honte le disputait au courroux. Les
Girondins pr�tendirent qu'on avait exag�r� nos revers, grossi le danger
de la situation. On perdit ainsi quelques jours.

Le 7 au soir, arriv�e de Lacroix et de Danton. Le 8, ils se rendent �
la Convention. Lacroix parle le premier, accuse le ministre de cacher
nos d�sastres. C'est � pr�sent le tour de Danton.

�Nous avons plusieurs fois, s'�crie-t-il, fait l'exp�rience que tel est
le caract�re fran�ais, qu'il lui faut des dangers pour trouver toute
son �nergie. Eh bien! ce moment est arriv�. Oui, il faut le dire � la
France enti�re: si vous ne volez pas au secours de vos fr�res de la
Belgique, si Dumouriez est envelopp� en Hollande, si son arm�e �tait
oblig�e de mettre bas les armes, qui peut calculer les malheurs d'un
pareil �v�nement? La fortune publique an�antie, la mort de 600 000
Fran�ais pourraient en �tre la suite.

�Citoyens, vous n'avez pas une minute � perdre... nous ne devons pas
attendre notre salut uniquement de la loi sur le recrutement; son
ex�cution sera n�cessairement lente, et des r�sultats tardifs ne sont
pas ceux qui conviennent � l'imminence du danger qui nous menace. Il
faut que Paris, cette cit� c�l�bre et tant calomni�e, il faut que cette
cit� dont nos ennemis redoutent le br�lant civisme, qu'ils auraient
renvers�e, contribue par son exemple � sauver la patrie... S'il est bon
de faire des lois avec maturit�, on ne fait la guerre qu'avec
enthousiasme. Toutes les mesures dilatoires, tout moyen tardif de
recruter d�truit cet enthousiasme, et reste souvent sans succ�s. Vous
voyez d�j� quelles en sont les mis�rables cons�quences.�

Dans le m�me discours, Danton d�fend les g�n�raux que pourtant il
n'aimait gu�re. Il n'h�site m�me point � couvrir Dumouriez, dont il
devine la situation critique.

�Nous leur avions promis qu'au 1er f�vrier l'arm�e de la Belgique
recevrait un renfort de 30 000 hommes. Rien ne leur est arriv�. Il y a
trois mois qu'� notre premier voyage dans la Belgique ils nous dirent
que leur position militaire �tait d�testable et que s'ils �taient
attaqu�s au printemps ils seraient peut-�tre forc�s d'�vacuer la
Belgique enti�re. H�tons-nous de r�parer nos fautes...�

L'orateur concluait en demandant que la Convention nomm�t � l'instant
des commissaires: le soir m�me, ils se rendraient dans toutes les
sections de Paris, convoqueraient les citoyens, leur feraient prendre
les armes et les engageraient, au nom de la libert� et de leurs
serments, � voler au secours de la Belgique.

Toutes les mesures que r�clamaient Lacroix et Danton furent vot�es par
l'Assembl�e nationale.

Qu'on se figure, au milieu de pareils �v�nements, les transes de la
population parisienne! Les murailles elles-m�mes parl�rent, et voici ce
qu'elles dirent au nom de la Commune:

�Aux armes, citoyens, aux armes!

�Si vous tardez, tout est perdu.

�Une grande partie de la Belgique est envahie; Aix-la-Chapelle, Li�ge,
Bruxelles doivent �tre maintenant au pouvoir de l'ennemi. La grosse
artillerie, les bagages, le tr�sor de l'arm�e, se replient avec
pr�cipitation sur Valenciennes, seule ville qui puisse arr�ter un
instant l'ennemi. Ce qui pourra suivre sera jet� dans la Meuse...

�Parisiens, c'est contre vous surtout que cette guerre est dirig�e...
Il faut que cette campagne d�cide du sort du monde; il faut �pouvanter,
exterminer les rois. Hommes du 14 juillet, du 5 octobre, du 10 ao�t,
r�veillez-vous!

�Vos fr�res, vos enfants, poursuivis par l'ennemi, envelopp�s
peut-�tre, vous appellent... Levez-vous: il faut les venger!

�Que toutes les armes soient port�es dans les sections; que tous les
citoyens s'y rendent; que l'on y jure de sauver la patrie; qu'on la
sauve; malheur � celui qui h�siterait!

�Que d�s demain des milliers d'hommes sortent de Paris; c'est
aujourd'hui le combat � mort entre les hommes et les rois, entre
l'esclavage et la libert�.�

La Commune de Paris d�cida en outre que le m�me �tendard arbor� apr�s
le 10 ao�t, et d�ployant ces mots: �La patrie est en danger,�
flotterait de nouveau sur l'H�tel de Ville et le drapeau noir sur les
tours de Notre-Dame.

Ne perdons pas de vue que les Girondins dirigeaient alors les affaires
du pays. En vain cherch�rent-ils � dissimuler, � nier le danger. Contre
eux, l'explosion du sentiment public fut terrible. Les presses de
quelques-uns de leurs journaux furent bris�es. Beurnonville, ministre
de la guerre, donna sa d�mission. Des bruits sinistres se r�pandirent
dans Paris. Touchait-on � un second massacre? La hache �tait-elle
suspendue sur la t�te de la Convention? Il y eut, un instant, tout lieu
de le craindre.

L'analogie entre la situation de la Convention au 10 mars et celle de
Paris au 2 septembre �tait �vidente. Qui sauva la Convention? Ce fut
Marat: �Je couvrirais, dit-il, de mon corps les repr�sentants du
peuple.�

De jour en jour se d�chirait le voile que les Girondins avaient essay�
de jeter sur l'�tendue de nos d�sastres. Ni la Commune de Paris, ni
Lacroix, ni Danton ne s'�taient tromp�s. Notre arm�e r�trogradait. On
avait d� lever le si�ge de Maastricht. Nous �tions en pleine d�route.

C'est au milieu de l'indignation g�n�rale, du grondement de l'�meute,
que la Convention nationale tint la s�ance du 13 mars. Divers orateurs
cherch�rent la cause des �v�nements d�sastreux qui frappaient la
France. Le front charg� d'orages, le coeur gonfl� de tristesse, Danton
appara�t � la tribune:

�Il s'agit moins, dit-il, de rechercher la cause de nos malheurs que
d'y appliquer promptement le rem�de. Quand l'�difice est en feu, je ne
m'attache point aux fripons qui enl�vent les meubles; j'�teins
l'incendie. Je dis que vous devez �tre convaincus plus que jamais, par
la lecture des d�p�ches de Dumouriez, que vous n'avez pas un instant �
perdre pour sauver la R�publique...

�Faites donc partir vos commissaires; soutenez les par votre �nergie;
qu'ils partent ce soir, cette nuit m�me; qu'ils disent � la classe
opulente: �Il faut que l'aristocratie de l'Europe, succombant sous nos
efforts, paye notre dette, ou que vous la payiez; le peuple n'a que du
sang, il le prodigue. Allons, mis�rables, prodiguez vos richesses!� (De
vifs applaudissements �clatent.)

�Voyez, citoyens, les belles destin�es qui vous attendent. Quoi! vous
avez une nation enti�re pour levier, la raison pour point d'appui, et
vous n'avez pas encore boulevers� le monde! (Les applaudissements
redoublent.)

�Il faut pour cela des caract�res, et la v�rit� est qu'on en a manqu�.
Je mets de c�t� toutes les passions, elles me sont parfaitement
�trang�res, except� celle du bien public. Dans des circonstances plus
difficiles, quand l'ennemi �tait aux portes de Paris, j'ai dit � ceux
qui gouvernaient alors: �Vos discussions sont mis�rables, je ne connais
que l'ennemi.� (Nouveaux applaudissements.)

�Vous qui me fatiguez de vos contestations particuli�res, au lieu de
vous occuper du salut de la R�publique, je vous r�pudie tous comme
tra�tres � la patrie! Je vous mets tous sur la m�me ligne. Je leur
disais: �Eh! que m'importe ma r�putation! Que la France soit libre et
que mon nom soit fl�tri! Que m'importe d'�tre appel� buveur de sang! Eh
bien! buvons le sang des ennemis de l'humanit�, s'il le faut;
combattons, conqu�rons la libert�!�

�On parait craindre que le d�part des commissaires affaiblisse l'un ou
l'autre parti de la Convention. Vaines terreurs! Portons notre �nergie
partout.... Conqu�rons la Hollande; ranimons en Angleterre le parti
r�publicain; faisons marcher la France, et nous irons glorieux � la
post�rit�. Remplissons ces grandes destin�es; point de d�bats, point de
querelles, et la patrie est sauv�e.�

Ces belles, ces grandes paroles sont aujourd'hui pour nous lettre
morte. Des discours de Danton il ne reste que le squelette. D'abord la
st�nographie �tait alors dans l'enfance et le _Moniteur_ ne nous donne
trop souvent qu'un r�sum� plus ou moins exact. Et puis l'action est au
moins la moiti� de l'orateur. Pour avoir une id�e de Danton � la
tribune, tous nos p�res le disent, il e�t fallu voir cette face de
lion, ce geste terrible, ce soul�vement d'�paules mena�ant; il e�t
fallu entendre cette voix, tant�t grave et calme, tant�t s�v�re et
tonnante.

Et pourtant voil� l'homme contre lequel s'�levaient d�j� d'odieux
soup�ons. _Il avait plong� les mains dans la caisse de la Belgique_,
murmuraient les journaux; _il a dilapid� les fonds publics_. Nous
examinerons en temps et lieu de telles accusations, lanc�es d'abord par
la Gironde, recueillies plus tard par une partie de la Montagne; mais
exprimons tout d'abord le sentiment que nous inspirent ces indignes
calomnies.

Exposez donc votre vie et votre honneur, organisez une arm�e en pays
�tranger, forgez dans un atelier de cyclopes les foudres de la
R�volution, assurez au soldat ses moyens de subsistance, sa solde, son
habillement, son �quipement, surveillez les h�pitaux, fondez la police
et l'instruction militaires, contenez dans le devoir les officiers et
les g�n�raux encore si h�sitants � cette �poque, veillez � la d�fense
des places fortes et � la garde des fronti�res, pour qu'apr�s avoir
accompli cette t�che de g�ant, vous receviez en pleine poitrine cette
�pith�te flatteuse: _Voleur!_

A supposer que Danton e�t des vices, ces vices n'�taient point de ceux
qui d�shonorent un homme. On ne s'�l�ve d'ailleurs point vers la r�gion
des id�es et des grandes pr�occupations nationales sans s'y r�g�n�rer.
Danton s'�tait �pur� au feu du patriotisme. Le moyen d'admettre qu'une
�me de cette trempe, entra�n�e par le tourbillon des affaires
publiques, ait c�d� � de basses et viles convoitises?

Les nuages s'amassaient de moment en moment sur la France. L'Angleterre
venait d'entrer dans la coalition. Aux dangers ext�rieurs se joignaient
les d�chirements int�rieurs. Un mouvement contre-r�volutionnaire avait
�clat� � Lyon. La Bretagne presque tout enti�re �tait soulev�e. La
conqu�te de la Belgique nous �chappait.

[Illustration: Pillage de l'imprimerie Gorsas.]

Pour r�agir contre de pareils d�sastres, il fallait des mesures
�nergiques, ou la France �tait perdue.

Le 11 mars 1793, la Convention d�cr�ta l'�tablissement d'un tribunal
r�volutionnaire, sp�cialement destin� � juger les conspirateurs. Les
Girondins eux-m�mes, Isnard en t�te, avaient demand� qu'il en f�t
ainsi, mais ils n'avaient conclu � rien. Cette mesure �tait cependant
r�clam�e par les sections, et par les volontaires qui parlaient pour
l'arm�e. La proposition, nettement formul�e par Levasseur, appuy�e par
Jean Bon-Saint-Andr�, fut adopt�e presque sans d�bats par la
Convention. Combien parmi ceux qui la vot�rent devaient compara�tre un
jour devant le terrible tribunal �tabli pour juger et contenir les
tra�tres, les mauvais citoyens! �Quiconque aiguise la hache, dit un
proverbe arabe, court grand risque de s'y couper les doigts.�

Le principe �tait admis; mais il restait � organiser cette cour de
justice on plut�t ce tribunal de guerre. Ici les avis se partageaient.
Les Girondins voulaient que les juges fussent �lus par le peuple; les
Montagnards tenaient � ce qu'ils fussent nomm�s par la Convention.
L'Assembl�e aurait ainsi sous la main une arme formidable; elle serait
� la fois le glaive et la loi. La confusion du pouvoir l�gislatif et du
pouvoir judiciaire est tr�s-certainement contraire aux vrais principes;
mais avait-on le temps d'y regarder de si pr�s quand le sol m�me de la
patrie tremblait sous le poids de nos d�sastres? Il fut d�cid� qu'un
jury serait nomm� par la Convention, qu'on le tirerait de tous les
d�partements, et que les jur�s _opineraient � haute voix_.

C'�tait la terreur; mais cette terreur qui donc l'imposait � la France?
L'�tranger, les �migr�s, les royalistes.

Une autre mesure (celle-ci cl�mente, politique) fut l'abolition de la
contrainte par corps, l'�largissement des prisonniers pour dettes. Ce
fut Danton qui la proposa, l'appuya de motifs tr�s-graves.

�Je viens vous demander, dit-il, l'abolition d'une erreur funeste, la
destruction de la tyrannie de la richesse sur la mis�re...

�Que demandez-vous? Vous voulez que tous les Fran�ais s'arment pour la
d�fense commune. Eh bien! il est une classe d'hommes qu'aucun crime n'a
souill�e, qui a des bras, mais qui n'a pas de libert�, c'est celle des
malheureux d�tenus pour dettes; c'est une honte pour l'humanit�, pour
la philosophie, qu'un homme, en recevant de l'argent, puisse
hypoth�quer et sa personne et sa s�ret�...

�Les principes sont �ternels, et tout Fran�ais ne peut �tre priv� de sa
libert� que pour avoir forfait � la soci�t�.

�Que les propri�taires ne s'alarment pas. Sans doute quelques individus
se seront port�s � des exc�s; mais la nation, toujours juste,
respectera les propri�t�s. Respectez la mis�re, et la mis�re respectera
l'opulence.� (Vifs applaudissements.)

Cette famille des d�tenus pour dettes �tait alors nombreuse et
int�ressante. Beaucoup de petits n�gociants dont les affaires avaient
sombr� dans les commotions politiques, des artisans que la guerre
privait de travail, des clercs d'avou� ou de notaire, �taient tenus �
la gorge par la main de leurs cr�anciers.

L'usure vit et s'engraisse de la mis�re sociale.

Troisi�me mesure: quatre-vingts membres de la Convention devaient se
r�pandre dans les d�partements pour y ranimer l'�lan du patriotisme.

D'autres partirent pour l'arm�e: �Nous n'enverrons pas seulement les
autres � la fronti�re, disaient-ils; nous irons nous-m�mes.�

L'installation du tribunal r�volutionnaire �tait d�cr�t�e. Les
principaux traits de son organisation �taient �bauch�s; mais depuis
quelques jours la discussion tra�nait. La Gironde opposait des
r�serves, �levait des obstacles. On allait se s�parer, lorsque le 12 au
soir Danton se l�ve, s'�lance � la tribune, et d'un geste cloue chacun
des repr�sentants � sa place:

�Je somme, s'�crie-t-il, tous les bons citoyens de ne point quitter
leur poste!�

Tous les membres de la Convention rejoignent leurs bancs; un calme
profond r�gne dans l'Assembl�e.

�Quoi! citoyens, reprit-il, au moment o� notre position est telle que
si Miranda �tait battu, et cela n'est pas impossible, Dumouriez
envelopp� serait oblig� de mettre bas les armes, vous pourriez vous
s�parer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la chose
publique! Je sens � quel point il est important de prendre des mesures
judiciaires qui punissent les contre-r�volutionnaires: car c'est pour
eux que ce tribunal est n�cessaire; c'est pour eux que ce tribunal doit
suppl�er au tribunal supr�me de la vengeance du peuple. Les ennemis de
la libert� l�vent un front audacieux; partout confondus, ils sont
partout provocateurs. En voyant le citoyen honn�te occup� dans ses
foyers, l'artisan occup� dans ses ateliers, ils ont la stupidit� de se
croire en majorit�: eh bien! arrachez-les vous-m�mes � la vengeance
populaire, l'humanit� vous l'ordonne...

�Faisons ce que n'a pas fait l'Assembl�e l�gislative: soyons terribles
pour dispenser le peuple de l'�tre; organisons un tribunal, non pas
bien, cela est impossible, mais le moins mal qu'il se pourra, afin que
le glaive de la loi p�se sur la t�te de tous ses ennemis.

�Ce grand oeuvre termin�, je vous rappelle aux armes, aux commissaires
que vous devez faire partir, au minist�re que vous devez organiser...
Soyons prodigues d'hommes et d'argent, d�ployons tous les moyens de la
puissance nationale... Si, d�s le moment o� je l'ai demand�, vous
eussiez fait le d�veloppement des forces n�cessaires, aujourd'hui
l'ennemi serait repouss� loin de nos fronti�res.

�Je demande donc que le tribunal r�volutionnaire soit organis� s�ance
tenante...

�Je demande que la Convention juge mes raisonnements et m�prise les
qualifications injurieuses et fl�trissantes qu'on ose me donner. Je
demande qu'aussit�t que les mesures de s�ret� g�n�rale seront prises,
vos commissaires partent � l'instant, qu'on ne reproduise plus
l'objection qu'ils si�gent dans tel ou tel c�t� de cette salle...

�Je me r�sume donc: ce soir, organisation du tribunal, organisation du
pouvoir ex�cutif; demain mouvement militaire; que vos commissaires
soient partis, que la France enti�re se l�ve, coure aux armes, marche �
l'ennemi; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre; que
le commerce de l'Angleterre soit ruin�; que les amis de la libert�
triomphent de cette contr�e; que nos armes apportent partout aux
peuples la d�livrance et le bonheur; que le monde soit veng�!�

Belles et nobles paroles! ces h�ros de 93 prenaient leurs voeux pour
des r�alit�s: comment la Fortune e�t-elle pu se refuser au triomphe de
la Justice?

S'il fallait en croire quelques historiens, une poign�e de sc�l�rats
s'�tait alors empar�e des destin�es de la France; eux seuls
conduisaient tout; l'immense majorit� demeura �trang�re au mouvement
qui abolissait la royaut� et aux mesures s�v�res de d�fense nationale.
Si les choses se pass�rent ainsi, o� donc �taient alors les _honn�tes
gens_? Ils �taient, dit-on, d�courag�s, frapp�s de stupeur, ils
s'�taient retir�s des �lections, et abdiqu�rent volontairement leur
part d'influence dans les affaires publiques, renon�ant par crainte �
toute r�sistance au mal. Alors qui les plaindra? Mis�rables et l�ches,
ils m�ritaient bien d'�tre ch�ti�s par la verge de fer. Mais non, il
n'en fut point ainsi: la France enti�re se leva comme un seul homme:
nulle contrainte n'aurait alors r�ussi � mettre sur pied ces bandes de
volontaires qui, se d�gageant des bras de leurs femmes et de leurs
enfants, volaient � la d�fense du territoire. Il semblait que ces
jeunes soldats eussent deux coeurs, l'un pour la famille et l'autre
pour la patrie. Danton bouillonne; sa voix enfante des bataillons; les
ossements de tous les Fran�ais qui, m�me sous la monarchie, avaient
vers� leur sang pour la gloire de nos drapeaux, ces ossements
tressaillent et crient: Aux armes! Enfin la nation n'a pas seulement
pour attaquer l'ennemi ses huit cent mille volontaires et la r�solution
d�sesp�r�e de vaincre, elle a un chant de guerre qui vaut, � lui seul,
une arm�e, la _Marseillaise_. [Note: Vers 1830, le statuaire David, lui
qui recueillait pieusement tous les d�bris de notre grande �pop�e
militaire et politique, se rend chez l'auteur de la _Marseillaise_,
Rouget de Lisle. C'�tait alors un vieillard maussade et cacochyme. Il
composait encore des airs. Ses amis lui faisaient passer quelque argent
qu'ils lui disaient provenir de la vente de sa musique; leur
d�licatesse voilait ainsi l'aum�ne sous un hommage rendu au talent
n�cessiteux. David voulut faire le m�daillon du Tyrt�e r�volutionnaire;
mais il ne rencontra d'abord qu'une figure effac�e sous les rides et
sous la maladie. Rouget de Lisle �tait au lit, tout envelopp� de
couvertures. David lui parle de la France de 91 et de la grande
campagne qu'elle soutint contre les rois coalis�s: il lui r�cite, avec
l'accent de l'enthousiasme, une ou deux strophes de la _Marseillaise_;
aussit�t une imperceptible rougeur colore le front du vieillard; le feu
repara�t sous la cendre, et une derni�re �tincelle jaillit de ce visage
�teint; c'est cette �tincelle que l'artiste a fix�e dans le marbre.]

La France r�publicaine, dans sa lutte avec tous les royaumes de
l'Europe, a aussi pour elle la Convention; mais � cette assembl�e de
Titans manque l'unit� des vues, l'harmonie de principes qui est une des
garanties de la victoire.

L'Europe tout enti�re s'�branle contre nous; quatorze arm�es �treignent
ou menacent nos fronti�res. Quelle sera l'issue de ce duel entre le
vieux despotisme et la R�volution?

A tous ces dangers du dehors s'ajoutaient les troubles int�rieurs. Un
nid de conspirateurs et de vip�res mordait dans l'ombre la R�publique
naissante au talon.

Chacun n'avait-il point lieu de trembler pour sa t�te, sa famille, son
foyer? Trembler! allons donc! nos p�res ont eu cela de grand qu'ils
n'ont pas un instant d�sesp�r� du succ�s de nos armes.

La coalition form�e contre nous embrassait tous les �tats de l'Europe,
moins la Su�de et le Danemark. La France prit bravement l'offensive:
elle d�clara la guerre � l'Angleterre, la guerre au stathouder de
Hollande, la guerre � l'Espagne; le front haut, elle re�ut sans
broncher la d�claration de guerre de l'empire d'Allemagne. La
Convention d�cr�ta une lev�e de 300 000 hommes et de nouvelles
�missions d'assignats hypoth�qu�s sur les biens du clerg�. Puis elle
sembla dira en d�fiant toutes les arm�es de la monarchie:
�Attaquez-nous maintenant; nous vous r�pondrons!�




X

Marat rit.--Pillage des boutiques.--D�nonciation de Bar�re et de
Salles.--D�cret d'arrestation contre Marat.--Il �chappe.--Sa lettre �
la Convention.--Il est d�cr�t� d'accusation � la suite d'un appel
nominal.--D�fection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les
intrigues orl�anistes.--La Vend�e.--Marat devant le tribunal
r�volutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentr�e � la
Convention.--Marat chez Simonne Evrard.


Voici longtemps qu'on n'a entendu parler de l'Ami du peuple. Il ne faut
pourtant pas croire qu'il f�t rest� inactif. Quelques jours apr�s la
mort du roi, il fit allusion aux projets de dictature qu'on lui
supposait. �Je charge par ces pr�sentes, �crivait Sa Majest� Marat 1er,
je charge mes lieutenants g�n�raux d'ouvrir un emprunt de 45 livres
pour payer une maison politique, diplomatique, civile et militaire...
Je me propose d'employer ladite somme � me donner une paire de bottes,
car aussi bien les miennes commencent � �tre � jour.� Marat riant, et
surtout riant de lui-m�me, c'�tait grave.

Qu'allait-il donc arriver?

Occup�e tout enti�re de la d�fense nationale et des moyens de ressaisir
la victoire, la Convention avait beaucoup trop n�glig� la question des
subsistances. Cependant depuis quelques jours la ville de Paris
trahissait la plus profonde inqui�tude; on faisait courir le bruit que
la farine allait manquer. Les vivres de premi�re n�cessit� avaient
augment� de prix; qui accuser de cette hausse? Les accapareurs. Plus en
rapport que les autres d�put�s avec les classes pauvres et laborieuses,
recevant le contre-coup de toutes leurs douleurs, Marat poussait depuis
quelques jours le cri d'alarme. On l'accusa d'avoir provoqu� au pillage
des boutiques. La v�rit� est que des sc�nes d�plorables eurent lieu
dans Paris. Le 25 f�vrier, plusieurs femmes, ayant des pistolets � la
ceinture, se port�rent aux magasins de vivres. On taxa toutes les
denr�es, le sucre, le savon, la chandelle, au-dessous du prix de
_revient_. Un �picier de l'�le Saint-Louis distribua sa marchandise
sans vouloir �tre pay�, � la condition de n'en c�der qu'une livre �
chaque personne. Croirait-on qu'il fut accus� de ne pas donner le
poids? La boutique de quelques �piciers jacobins fut respect�e.
Plusieurs femmes fort bien ajust�es, en chapeaux � fleurs et � rubans,
se m�laient aux groupes des indigents, et profitaient de la bagarre
pour faire leurs provisions. Un �picier de la rue Saint-Jacques, seul
dans son comptoir, s'arma d'un couteau pour d�fendre sa propri�t�; il
allait succomber dans une lutte in�gale, si sa femme, tenant ses deux
enfants par la main, ne f�t accourue: cette intervention touchante
d�sarma les pillards.

Il y avait de fortes raisons pour croire que les meneurs �taient des
royalistes d�guis�s. Telle fut d'ailleurs l'opinion du maire de Paris.
On arr�ta quarante personnes environ, parmi lesquelles se trouvaient
des hommes titr�s, des abb�s, des domestiques de nobles, une ci-devant
comtesse, qui distribuait des assignats. Vers minuit, l'�meute �tait
apais�e.

Le lendemain 26 f�vrier, des p�titionnaires se pr�sentaient � la barre
de la Convention pour protester contre les voies de fait qui avaient
�pouvant� le commerce de Paris.

Bar�re, qui cherchait sans cesse d'o� venait le vent pour d�ployer sa
voile en cons�quence, vit tout de suite de quel c�t� il fallait
manoeuvrer. Il rejette la responsabilit� des d�sordres qui ont �clat�
la veille sur des instigateurs �qui veulent l�gitimer le vol comme �
Sparte... qui excitent une partie du peuple contre les repr�sentants...
et si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou
insens�, trop connu parmi nous pour que je veuille le nommer, vous
verriez que sans �tre sorcier ni proph�te on pouvait pr�sager ce qui
vient d'arriver.�

Tous les regards se tournent vers Marat.

Salles, plus hardi, le d�nonce par son nom comme l'instigateur du
pillage. Bancal veut qu'on l'expulse de l'Assembl�e. Brissot propose un
d�cret qui d�clare Marat en d�mence. Fonfr�de demande qu'on le condamne
par ordre � �tre saign� � blanc. Lesage incline pour que la parole soit
�t�e � Marat comme � un monstre qui n'a plus m�me le droit d'�lever la
voix. Il veut qu'on n'entende que ses d�fenseurs.

Alors toute la droite de l'assembl�e: �Eh! qui oserait d�fendre Marat?�
Celui-ci, de son banc: �Je ne veux pas de d�fenseurs.�

Malgr� la violence des attaques, malgr� l'in�galit� de cette lutte dans
laquelle Marat est contraint de se colleter plut�t que de se mesurer
avec ses ennemis, o� les injures grossi�res pleuvent de tous c�t�s,
l'avantage lui reste encore une fois; son sourire glacial, la terreur
qu'il inspire aux uns, l'�tonnement qu'il excite parmi les autres, et
surtout le concours des tribunes, le soutiennent contre cette fureur
des mod�r�s.

Toutefois les Girondins avaient jur� de se d�barrasser de lui; ils
guettent une nouvelle occasion de le prendre en d�faut, et, avec Marat,
ces occasions-l� ne se font pas longtemps attendre. Le 12 avril, Guadet
lit � la tribune un manifeste [Note: Ce manifeste �tait bien sign� de
Marat, mait n'avait pas �t� �crit par lui: il �manait de la _Soci�t�
des amis de la libert�_, et �tait adress� � leurs fr�res des
d�partements. Marat l'avait sign� comme pr�sident du club des
Jacobins.] sur lequel il appelle toutes les r�probations de
l'Assembl�e. �Le moment de la vengeance est venu, disait ce libelle;
nos repr�sentants nous trahissent. Allons, r�publicains, armons-nous et
marchons!�--Ici, Marat ne peut plus se contenir; ses passions
r�volutionnaires, remu�es par ce cri d'alarme, l'enl�vent de son banc;
il �clate, il bondit, il s'�crie � haute voix: �Oui, c'est vrai,
marchons!�

A ces �lans s�ditieux, l'Assembl�e r�pond par un affreux tumulte; les
Girondins se tournent en masse du c�t� de Marat et poussent le cri
formidable: �A l'Abbaye! � l'Abbaye!�

Ce petit homme � l'oeil per�ant, cet orateur qui parle par saccades,
essaie cette fois encore de contenir l'Assembl�e; mais un vacarme
horrible couvre sa voix; la cravate d�nou�e, les cheveux en d�sordre,
les gestes furibonds, les l�vres �cumantes, il ne peut venir � bout de
dominer le tumulte; malgr� ses menaces foudroyantes, l'Assembl�e lance
sur sa t�te un d�cret d'arrestation.

�Puisque nos ennemis ont perdu toute pudeur, s'�crie alors Marat d'une
voix terrible, le d�cret est fait pour exciter un mouvement; faites-moi
donc conduire aux Jacobins pour que j'y pr�che la paix!�

Cette boutade est accueillie par des rires d�daigneux.

Danton se l�ve et dit: �Marat n'est-il pas repr�sentant du peuple et ne
vous souvenez-vous plus de ce grand principe que vous ne devez entamer
la Convention qu'autant qu'une foule de preuves irr�fragables en
d�montreraient la n�cessit�?...�

En brisant dans la personne de Marat l'inviolabilit� du mandat
l�gislatif, les Girondins se condamnaient d'avance � subir eux-m�mes le
sort qu'ils infligeaient au plus haineux de leurs adversaires. La
proscription est entre les mains des Assembl�es une mauvaise arme de
guerre: t�t ou tard elle se retourne contre le parti qui l'a forg�e.

Malgr� le sage conseil de Danton, malgr� la violente opposition de la
Montagne, le d�cret d'arrestation contre Marat est maintenu.

Alors les tribunes s'agitent avec des tr�pignements horribles; les
hommes montrent le poing � l'Assembl�e; les femmes poussent des cris
d'alarme qui ne tardent pas � retentir au dehors. On s'amasse, on se
presse � la porte de la Convention.

Les d�put�s de la droite qui ont vot� le d�cret, sont accueillis au
passage par des hu�es, des injures et le terrible cri: �A la lanterne!
� la lanterne!�

Marat sortait, quand un huissier de garde l'arr�te � la porte de
l'Assembl�e. Les Girondins �taient partis: un groupe d'une cinquantaine
de Montagnards offrent de le conduire et de lui faire cort�ge jusqu'�
la prison.

--Mais je ne veux pas du tout y aller! s'�crie Marat.

Cependant les _Maratistes_ �taient descendus des tribunes; ils
entourent leur idole, le d�fenseur du peuple; ils l'emm�nent... La
sentinelle qui �tait � la porte de la Convention, et qui avait sa
consigne, s'oppose � cette fuite triomphante. Qu'on appelle l'officier
du poste! Celui-ci pr�sente l'ordre d'arrestation; mais cet ordre est
frapp� de nullit�: le pr�sident de la Convention et le ministre de la
justice ont oubli� de le signer. L'Ami du peuple passe � travers les
gardes. La foule l'acclame, l'�touffe de ses empressements. Des forts
de la halle lui pr�tent la vigueur de leur bras: les femmes lui offrent
leurs maisons comme un asile pour le soustraire aux cachots de
l'Abbaye. On se le dispute, on se l'arrache de main en main jusqu'� ce
qu'un gros de peuple, d�bouchant du pont de la R�volution, l'enveloppe
et l'entra�ne; Marat disparait dans ce tourbillon. L'Ami du peuple
avait retrouv� l'anneau de Gyg�s, qui avait le don de rendre invisible.
L'homme des t�n�bres �tait-il rentr� dans sa cave? Quoi qu'il en soit,
la Convention re�ut de lui une lettre dans laquelle il r�p�tait � peu
pr�s les termes de sa d�fense. �Si les ennemis du bien public,
�crivait-il, r�ussissaient � consommer leurs projets criminels � mon
�gard, bient�t ils viendraient � Robespierre et � Danton, � tous les
d�put�s qui ont fait preuve d'�nergie... Je n'entends pas me soustraire
� l'examen de mes juges, mais je ne m'exposerai pas sottement aux
fureurs de mes ennemis... Je ne me constituerai pas prisonnier. Avant
d'appartenir � la Convention, j'appartiens � la patrie...�

Il est donn� lecture de la lettre, puis de l'adresse des Jacobins qui a
motiv� les poursuites contre Marat.

DUBOIS-CRANC�.--Si cette adresse est coupable, d�cr�tez-moi aussi, car
je l'approuve �nergiquement.

Un assez grand nombre de Montagnards se levant: �Nous l'approuvons
tous!�

DAVID.--Qu'on la d�pose sur le bureau; nous la signerons.

Quatre-vingt-seize membres apposent aussit�t leur signature.

ROBESPIERRE.--Je demande qu'� la suite du rapport envoy� aux
d�partements soit joint un acte qui constate qu'on a refus� d'entendre
un accus� qui n'a jamais �t� mon ami, dont je n'ai point partag� les
erreurs qu'on travestit ici en crimes, mais que je regarde comme un bon
citoyen, z�l� d�fenseur de la cause du peuple, et tout � fait �tranger
au crime qu'on lui impute.

Marat baissait depuis quelque temps: ses ennemis se charg�rent de le
relever en lui appliquant les formes du proc�s de Louis XVI. Ils
r�clam�rent l'appel nominal � la tribune. Chacun des repr�sentants
passait et disait son mot:

CAMILLE DESMOULINS.--Comme J.-J. Rousseau dit quelque part que M. le
lieutenant de police aurait fait pendre le bon Dieu pour le Sermon de
la montagne, je ne veux pas me d�shonorer en votant le d�cret
d'accusation contre un �crivain trop souvent proph�te, � qui la
post�rit� �l�vera des statues.

LAVICOMTERIE.--J'ai toujours regard� Marat comme un homme n�cessaire en
temps de R�volution.

LANTH�NAS.--Je pense qu'il y a lieu � commettre des m�decins pour
examiner si Marat n'est pas r�ellement atteint de folie, de fr�n�sie.
Mais sur le d�cret dont il s'agit il n'y a pas lieu � d�lib�rer; je dis
non.

ROBESPIERRE JEUNE.--Convaincu que les fauteurs de la tyrannie ont peint
Marat non pas tel qu'il est, mais tel qu'ils le veulent, afin de
d�shonorer les patriotes en les couvrant de ce masque hideux; convaincu
que cette accusation n'est qu'un pr�texte pour perdre un patriote
ardent, l'homme qui tant qu'il vivra fera trembler les fripons de toute
couleur, je dis non.�

Cet appel nominal dura seize heures. Sur 360 d�put�s pr�sents, 220
vot�rent pour le d�cret d'accusation, 92 vot�rent contre, 41
s'abstinrent et 7 demand�rent l'ajournement.

[Illustration: Marat devant le tribunal r�volutionnaire.]

Ce d�cret �tait impolitique. De deux choses l'une: si l'Ami du peuple
�tait frapp�, il devenait une victime int�ressante pour tous les
patriotes; s'il �tait acquitt�, il sortirait de cette �preuve avec une
importance et une autorit� nouvelles. Les Girondins calculaient
autrement: ou cet homme, se disaient-ils, sera condamn�, et alors nous
serons veng�s de notre accusateur, ou le tribunal r�volutionnaire
l'absoudra, et, dans un pareil cas, nous d�noncerons aux d�partements
ce m�me tribunal comme complice des crimes de Marat et de la faction
d'Orl�ans.

Toutefois le moment �tait mal choisi pour lancer un d�cret d'accusaton
contre Marat.

Le 18 mars 1793, Dumouriez, battu � Nerwinde par les Autrichiens,
recula jusqu'� nos fronti�res du nord; c'est alors qu'il crut le moment
venu de renverser le gouvernement r�publicain. La Convention fut
instruite des projets du g�n�ral, et lui envoya des commissaires pour
le mander � sa barre. Il les livra aux Autrichiens, avec lesquels il
avait conclu une suspension d'armes, et voulut marcher sur Paris; mais
il ne put entra�ner ses soldats et fut oblig� de se r�fugier dans le
camp de l'ennemi.

La d�fection de Dumouriez donnait raison au proph�te, au voyant. �Marat
ne l'avait-il pas pr�dit?� se disaient les citoyens atterr�s en
apprenant la triste nouvelle.

Il est � propos de recueillir sur la conduite de Dumouriez l'opinion
d'un homme qui a �t� � m�me de le conna�tre et qu'on n'accusera pas de
pr�vention: c'est Thibaudeau.

�De retour � l'arm�e, dit-il, Dumouriez avait gagn� la bataille de
Jemmapes et conquis la Belgique. Il s'y conduisit de mani�re � se faire
accuser de vouloir �tre duc de Brabant et r�tablir la monarchie en
France en faveur du duc de Chartres (actuellement Louis-Philippe), qui
servait alors dans nos arm�es. Alors Dumouriez montra beaucoup
d'humeur, lutta ouvertement contre ses agents, d�non�a avec aigreur le
ministre de la guerre et les commissaires de la tr�sorerie, se permit
des propos outrageants contre la repr�sentation nationale et accr�dita
ainsi les soup�ons qui s'�taient �lev�s contre lui. Il vint � Paris,
sous pr�texte de pourvoir aux besoins de son arm�e, mais r�ellement
afin de juger par lui-m�me des appuis qui pouvaient y servir ses vues.
Il y trouva presque tout le monde mal dispos�, repartit bient�t,
rouvrit la campagne, s'empara de la Hollande, et fut battu � Nerwinde
le 18 mars. Lorsque Dumouriez repartit pour l'arm�e, il voulait livrer
une bataille, la gagner et marcher sur Paris avec une arm�e exalt�e par
la victoire, renverser la Convention et r�tablir la monarchie
constitutionnelle en faveur du duc d'Orl�ans; mais il fut battu �
Nerwinde, et cette d�faite, que l'on doit peut-�tre attribuer � la
trahison de Miranda, qui commandait une division de son arm�e, an�antit
tous ses plans. De l� son irr�solution, son d�couragement, ses
incons�quences et la fin d�plorable de sa conduite politique. Dumouriez
avait une de ces ambitions vulgaires qui ne se soutiennent que par des
succ�s.�

La trahison de Dumouriez, depuis si longtemps transparente pour l'oeil
inquisiteur de Marat, tomba entre les partis comme la foudre. Chacun
s'empressa de nier toute participation aux audacieuses manoeuvres de
cet homme. Les Girondins surtout essay�rent, mais en vain, de secouer
l'ignominie de son contact. �Si moi, �crivait alors Camille Desmoulins,
qui n'avais jamais vu Dumouriez, je n'ai pas laiss�, d'apr�s les
donn�es qui �taient connues sur son compte, de deviner toute sa
politique, quels violents soup�ons s'�l�vent contre ceux qui le
voyaient tous les jours, qui �taient de toutes ses parties de plaisir,
et qui se sont appliqu�s constamment � �touffer la v�rit� et la
m�fiance sortant de toutes parts contre lui! N'est-ce pas un fait que
Dumouriez a proclam� les Girondins ses mentors et ses guides? Et quand
il n'e�t pas d�clar� cette complicit�, toute la nation n'est-elle pas
t�moin que les manifestes et proclamations si criminelles de Dumouriez
ne sont que de faibles extraits des placards, discours et journaux
brissotins, et une redite de ce que les Roland, les Buzot, les Guadet,
les Louvet avaient r�p�t� jusqu'au d�go�t?� Danton lui-m�me, qui avait
�t� vu � l'Op�ra dans une loge voisine de celle o� �tait Dumouriez,
n'eut d'autre souci que de blanchir ses relations avec le tra�tre. On
le vit alors exag�rer, dans cette intention, les mesures �nergiques, et
enfler le sentiment r�volutionnaire de toute la puissance de sa voix.

La d�fection de Dumouriez d�couvrit les intrigues du parti d'Orl�ans.
Quoique Philippe-�galit� si�ge�t alors sur la Montagne, il avait
tr�s-certainement des intelligences dans la Gironde. �Il ne peut plus
�tre douteux pour personne, disait encore Camille Desmoulins, de quel
c�t� il faut chercher la faction d'Orl�ans dans la Convention. Les
complices de d'Orl�ans ne pouvaient pas �tre ceux qui, comme Marat dans
vingt de ses num�ros, parlaient de Philippe d'Orl�ans avec le plus
grand m�pris; ceux qui, comme Robespierre et Marat, diffamaient sans
cesse Sillery; ceux qui, comme Merlin et Robespierre, s'opposaient de
toutes leurs forces � la nomination de Philippe dans le corps
�lectoral; ceux qui, comme les Jacobins, rayaient Laclos, Sillery et
Philippe de la liste des membres de la Soci�t�; ceux qui, comme toute
la Montagne, demandaient � grands cris la R�publique une et indivisible
et la peine de mort contre quiconque proposerait un roi.�

On a sans doute pr�t� aux Girondins des projets imaginaires. On leur a
suppos�, je le veux bien, des intentions qu'ils n'avaient point, mais
qui empruntaient aux �v�nements un certain caract�re de vraisemblance.
En effet, ils ne pouvaient alors se couvrir, contre la puissance
toujours croissante de la Montagne, qu'en relevant le tr�ne
constitutionnel, et ils ne pouvaient gu�re y asseoir que d'Orl�ans ou
son fils. Voici ce qu'ajoute Thibaudeau: �Au moment o� l'on croyait que
Dumouriez travaillait pour le duc de Chartres, dans une s�ance de la
Convention (27 mars) o� l'on discutait sur les dangers de la patrie,
Robespierre, apr�s une discussion de pr�s d'une heure, reproduisit la
proposition de Louvet qu'il avait d'abord combattue, et demanda avec
chaleur qu'elle f�t mise aux voix. [Note: Louvet, dans le jugement de
Louis XVI, avait fait la motion d'expulser du territoire fran�ais tous
les membres de la famille des Bourbons.] Mais la Montagne s'y opposa
encore, et l'ordre du jour fut adopt� � une tr�s-grande majorit�.
Lorsque Robespierre fut revenu de la tribune � sa place, Massieu lui
demanda comment il se faisait qu'apr�s avoir combattu dans le temps la
motion de Louvet, il vint la reproduire aujourd'hui. Robespierre
r�pondit: �Je ne puis pas expliquer mes motifs � des hommes pr�venus et
qui sont engou�s d'un individu; mais j'ai de bonnes raisons pour en
agir ainsi, et j'y vois plus clair que beaucoup d'autres.� La
conversation continuant sur ce sujet, Robespierre ajouta: �Comment
peut-on croire qu'�galit� (le duc d'Orl�ans) aime la R�publique? Son
existence est incompatible avec la libert�; tant qu'il sera en France,
elle sera toujours en p�ril. Je vois, parmi nos g�n�raux, son fils
a�n�; Biron, son ami; Valence, gendre de Sillery. Il feint d'�tre
brouill� avec �galit�; mais, ils sont tous les deux intimement li�s
avec Brissot et ses amis. Ils n'ont fait la motion d'expulser les
Bourbons que parce qu'ils savaient bien qu'elle ne serait pas adopt�e.
Ils n'ont suppos� � la Montagne le projet d'�lever �galit� sur le tr�ne
que pour cacher leur dessein de l'y porter ensuite.--Mais o� sont les
preuves?--Des preuves! des preuves! veut-on que j'en fournisse de
l�gales? J'ai l�-dessus une conviction morale. Au surplus, les
�v�nements prouveront si j'ai raison. Vous y viendrez. Prenez garde que
ce ne soit pas trop tard!�

La guerre de la Vend�e, qui s'annon�ait depuis quelques mois par des
secousses et des soul�vements, �clata sur toute la ligne. Jamais
coalition plus formidable que celle des royalistes et des pr�tres ne
s'�leva contre la libert�, dans un pays o� la lutte des opinions et des
croyances s'appuyait sur des int�r�ts locaux, sur des moeurs simples et
sur une ignorance traditionnelle. La nouvelle de cette conflagration
mena�ante ne fit que redoubler l'�nergie de la Montagne, et lui inspira
des mesures impitoyables. Sans doute la main tremble, quand on remue
cette page saignante de notre histoire: mais alors la France croyait
devoir s'arracher le coeur et les entrailles pour sauver l'unit� du
territoire, conqu�rir la paix � l'int�rieur et tourner toutes ses armes
au dehors contre l'ennemi. Thibaudeau, envoy� sur les lieux, fut
intimid� par la puissance formidable du soul�vement; il se demanda si,
en m�nageant les chefs de l'insurrection, en formant un cordon de
troupes sur les limites de la Vend�e, pour emp�cher la guerre civile de
s'�tendre, et en prenant d'autres mesures mod�ratrices, on n'arriverait
point � comprimer les efforts coalis�s du royalisme et de la
superstition, sans verser des flots de sang. �A mon retour � Paris,
dit-il, je cherchai un homme de quelque influence, auquel je pusse
m'ouvrir sans danger sur cet objet. Je m'adressai � Danton. Il me
paraissait avoir, hors de l'Assembl�e, de l'�me, de la franchise et de
la loyaut�. Je pris pour pr�texte la mission que je venais de remplir,
et la conversation nous eut bient�t conduits au point o� je voulais en
venir. �Es-tu fou? me dit-il. Si tu as envie d'�tre guillotin�, tu n'as
qu'� en faire la proposition � l'Assembl�e. Il n'y a point de paix
possible avec la Vend�e; l'�p�e est tir�e, il faut que nous d�vorions
le chancre ou qu'il nous d�vore. La R�publique est assez forte pour
faire face � tous ses ennemis. Tu ne sais pas ce que c'est qu'une
r�volution. Nous sommes trop heureux que les aristocrates aient pris
les armes. Ils nous font beau jeu; ils nous donnent le moyen de les
vaincre dans une bataille qui sera peut-�tre la derni�re.�

A dater de ce moment, la Convention ne donna plus qu'un ordre aux
commissaires et aux arm�es qu'elle envoyait contre les Vend�ens:
�Exterminez.�

D'un autre c�t�, Paris depuis le 10 mars �tait agit� par de sourdes
rumeurs. Les d�fiances, les terreurs touchaient presque � un �tat
d'hallucination. Le bruit courut que la Commune avait form� le projet
d'�gorger sur leurs bancs un grand nombre de d�put�s � la Convention
nationale. Les Girondins, qui cherchaient toujours � d�shonorer leurs
ennemis sous l'accusation d'assassinat, accueillirent cette nouvelle
avec empressement. Ils �vit�rent de se rendre � la s�ance du soir, et
donn�rent ainsi, par leur absence, une couleur de v�rit� � un complot
plus ou moins chim�rique. Tout se r�duisit � une exp�dition contre un
des leurs, Gorsas. Une bande d'hommes arm�s de pistolets, de sabres et
de marteaux se pr�sente � neuf heures du soir dans sa maison, rue
Tiquetonne, enfonce les portes, brise les casiers et les presses de son
imprimerie. Gorsas se fait jour au travers du rassemblement, gagne un
mur, l'escalade, et passe dans une maison voisine. De tels d�sordres
sont sans doute tr�s-coupables; mais il faut dire que ce Gorsas, un des
enfants perdus de la Gironde, ne cessait de verser le fiel sur les
d�put�s de la Convention nationale que le peuple aimait: de l� cette
vengeance personnelle. La moralit� de l'homme n'�tait d'ailleurs pas
de nature � le prot�ger contre la haine qu'il soulevait de toutes
parts; on en jugera par la lettre suivante, adress�e � Marat:

�Ami du peuple, je ne con�ois pas comment le nomm� Gorsas, inf�me
libelliste de la faction des hommes d'�tat, vendu � P�tion, Gensonn�,
Vergniaud et Guadet, qui se sont si longtemps d�cha�n�s contre les
massacres du 2 septembre, a l'impudence de d�clamer avec ces tartufes,
lui qui �tait un des massacreurs de ces journ�es terribles, l'un des
juges populaires � la Conciergerie.--Le dimanche 2 septembre, � onze
heures du matin, il �tait au Palais-Royal avec des valets d'ex-nobles �
pr�cher le massacre au milieu des groupes; et dans la nuit du m�me
jour, sur les deux heures du matin, il �tait � l'oeuvre, pr�chant et
�gorgeant les victimes. Je d�fie ce sc�l�rat d'oser nier ces faits: je
peux lui en donner des preuves juridiques.

�_Sign�:_ LEGROS, _de la section du Roule._�

Le tribunal r�volutionnaire �tait entr� en fonctions et jetait autour
de lui l'�pouvante. Cette institution �tait une arme � deux tranchants;
elle e�t pu aussi bien servir les desseins de la Gironde que ceux de la
Montagne. Un des premiers, en effet, qui vint pr�senter sa t�te � ce
glaive nu fut Marat. Ceci explique le peu de r�sistance que
l'�tablissement d'un tribunal institu� pour conna�tre des crimes
politiques rencontra dans les rangs des Girondins. Vergniaud s'�leva
seul avec chaleur contre ce projet. Il avait le pressentiment du coup
qui devait le frapper. Peu de d�put�s montr�rent alors cette
pr�voyance: leur empressement funeste � faire d�cr�ter cette mesure de
salut public montre bien que d�s lors les deux partis, tout en y
apportant quelques r�serves, songeaient moins � �carter les violences
qu'� se disputer la hache.

Deux griefs s'�levaient contre Marat: son num�ro du 5 janvier dans
lequel il demandait la dissolution de l'Assembl�e nationale, et son
num�ro du 25 f�vrier o� il provoquait, disait-on, au pillage des
boutiques.

N'y avait-il pas toutefois quelque chose d'�trange � voir un tribunal
institu� pour punir les contre-r�volutionnaires appeler � sa barre
qui?... Marat.

Le 24 Avril 1793, une foule immense se presse aux abords de l'antre
dans lequel si�ge cette justice beaucoup trop semblable � la N�m�sis
antique.

La salle �tait occup�e depuis le matin par des gardes et par du peuple.
Une vive anxi�t� agitait tous les visages; il �tait facile de deviner
que celui qui devait para�tre ce jour-l� � la barre du tribunal n'�tait
point un accus� ordinaire. A dix heures, un petit homme mal v�tu
s'avance d'un pas ferme et intr�pide dans cette enceinte redoutable.
Son arriv�e produit sur l'assistance ce mouvement particulier aux
grandes foules, mouvement m�l� de surprise et d'int�r�t � la vue d'un
personnage qui fait tourner toutes les t�tes, lever tous les yeux,
suspendre tous les entretiens � demi-voix.

C'�tait Marat.

Depuis le jour o� il avait �t� frapp� par le d�cret de la Convention,
Marat avait tout � fait disparu. Son absence faisait croire � une
d�faite; son silence r�jouissait la Gironde. Apr�s ce fatal d�cret qui
le constituait en �tat d'arrestation, il n'avait �crit � l'Assembl�e
qu'une seule lettre, dont on se souvient, pour expliquer les motifs de
sa conduite: �Si j'ai refus�, disait-il, d'entrer dans les prisons de
l'Abbaye, c'est par sagesse; depuis deux mois, attaqu� d'une maladie
inflammatoire qui exige des soins et qui me dispose � la violence, je
ne veux pas m'exposer dans ce s�jour t�n�breux, au milieu de la crasse
et de la vermine, � des mouvements d'indignation qui pourraient
entra�ner � des malheurs.�

Ses ennemis n'avaient pas manqu� de profiter de ce refus pour le
d�clarer rebelle � la loi.

Ce 24 avril allait donc �tre une journ�e d�cisive pour Marat. Il se
tient debout sur la derni�re marche du parquet, et, les yeux lev�s avec
assurance vers le visage des juges: �Citoyens, s'�crie-t-il, ce n'est
pas un coupable qui para�t devant vous; c'est l'Ami du peuple, l'ap�tre
et le martyr de la libert�.�

Des murmures favorables et des applaudissements �touff�s accueillent,
sur les bancs de l'auditoire, ces paroles de l'Ami du peuple.

Mais lui se tournant vers ses s�ides: �Citoyens, ma cause est la v�tre,
je d�fends ma patrie; je vous invite � garder le plus profond silence,
afin d'�ter aux ennemis de la chose publique les moyens de dire qu'on a
influenc� les juges.�

On lit l'acte d'accusation, on interroge quelques t�moins, puis le
pr�sident demande:

--Accus�, avez-vous des observations � faire?

Alors Marat:

--Citoyens membres du tribunal r�volutionnaire, si je parais devant mes
juges, c'est pour faire triompher la v�rit� et confondre l'injustice;
c'est pour dessiller les yeux de cette partie de la nation qui est
encore �gar�e sur mon compte; c'est pour sortir vainqueur de cette
lutte, fixer l'opinion publique, mieux servir la patrie et cimenter la
libert�...

�Je ne veux point d'indulgence, je r�clame une justice s�v�re.

�Le d�cret d'accusation lanc� contre moi l'a �t� sans aucune
discussion, au m�pris d'une loi formelle et contre tous les principes
de l'ordre, de la libert�, de la justice. Car il est de droit rigoureux
qu'aucun citoyen ne soit bl�m� sans avoir �t� entendu...

�Prouvons maintenant que l'acte d'accusation est ill�gal. Il porte tout
entier sur quelques-unes de mes opinions politiques. Ces opinions
avaient presque toutes �t� produites � la tribune de la Convention
avant d'�tre publi�es dans mes �crits; car mes �crits, toujours
destin�s � d�voiler les complots, � d�masquer les tra�tres, � proposer
des vues utiles, sont un suppl�ment � ce que je ne puis toujours
exposer dans le sein de l'Assembl�e. Or l'article 7 de la 5e section de
l'acte constitutionnel porte en termes expr�s: �Les repr�sentants de la
nation sont inviolables; ils ne peuvent �tre recherch�s, accus�s, ni
jug�s en aucun temps, pour ce qu'ils auront dit, �crit ou fait dans
l'exercice de leurs fonctions de d�put�s.

�Sans ce droit inali�nable, la libert� pourrait-elle se maintenir un
instant contre les entreprises de ses ennemis conjur�s? Sans lui,
comment, au milieu d'un s�nat corrompu, le petit nombre de d�put�s qui
restent invinciblement attach�s � la patrie d�masqueraient-ils les
tra�tres qui veulent l'opprimer et la mettre aux fers?...

�Enfin cet acte est un tissu de mensonges et d'impostures. Il m'accuse
d'avoir provoqu� le meurtre et le pillage, le r�tablissement d'un chef
d'�tat, l'avilissement et la dissolution de la Convention, etc., etc.
Le contraire est prouv� par la simple lecture de mes �crits. Je demande
une lecture suivie des num�ros d�nonc�s, car ce n'est pas en isolant et
en tronquant les passages qu'on rend les id�es d'un auteur; c'est en
lisant ce qui les pr�c�de, ce qui les suit, qu'on peut juger de ses
intentions.

�Si apr�s la lecture il restait quelques doutes, je suis ici pour les
lever.�

Cette d�fense �tait habile. Marat glissait sur les charges de
l'accusation et se retranchait fermement derri�re un des meilleurs
articles de la Constitution de 89. Il dut pourtant ajouter quelques
mots pour �mouvoir ses juges:

--On m'accuse de pr�cher la terreur. Citoyens, j'ai essay� mille fois
d'en revenir aux mesures mod�r�es; mille fois, dans ma feuille, j'ai
annonc� que je sacrifiais mes vues au d�sir de la paix; mais j'ai
toujours reconnu ensuite l'inutilit� de ces transactions. Si, dans les
�poques ordinaires, il faut laisser faire le temps et suivre le
mouvement naturel de l'humanit�, dans les moments de crise comme celui
o� nous sommes, il faut h�ter, par des moyens violents et convulsifs,
la marche des �v�nements. Plus vite nous serons hors de la R�volution,
et plus vite nous jouirons de la paix, du calme, de la mod�ration et de
la justice. H�tons-nous donc d'en sortir par de grands coups; au lieu
de nous amuser � r�former peu � peu le sort de l'humanit�, au milieu
des chances, des mouvements et des hasards qui peuvent d�ranger notre
oeuvre, changeons une bonne fois et par une secousse terrible, mais
n�cessaire, les destin�es du monde. Cette oeuvre sanglante une fois
achev�e, nos fils nous b�niront. Craignez qu'ils ne disent, au
contraire, que leurs p�res ont commenc� une R�volution g�n�reuse et
qu'ils n'ont pas eu le courage de la soutenir. La terreur n'est � mes
yeux et ne peut �tre dans nos moeurs un �tat durable; c'est un coup de
tonnerre tomb� des mains de notre grande R�volution sur la t�te de tous
les m�chants.

�Sans doute le pr�sent est sombre: la ville manque de pain, nos soldats
soutiennent, affam�s et presque nus, le feu de l'ennemi; mais il faut
nous armer de courage et de confiance en l'avenir. Sans doute les
descentes � main arm�e dans les maisons, les alarmes nocturnes, les
prises de corps sont des attentats aux franchises des citoyens; mais il
faut savoir que les libert�s g�n�rales, en s'�tablissant, �crasent
d'abord autour d'elles bien des libert�s particuli�res.

�Nous sommes contraints maintenant de combattre la servitude par
l'arbitraire, d'opposer, pour fonder la R�publique, les cha�nes aux
cha�nes, le glaive au glaive.

�Qu'est-ce apr�s tout que quelques boutiques pill�es, quelques
mis�rables accroch�s � la lanterne, quelques magistrats �clabouss�s
dans la rue, compar� aux grands bienfaits que notre R�volution doit
amener dans le monde? Ces petits _d�sagr�ments_ s'effaceront un jour
devant les principes �clatants et lumineux que cette R�volution a
proclam�s � la face de l'univers: la fraternit� humaine, l'unit� et la
libert�.�

Le pr�sident pose alors au jury du tribunal r�volutionnaire les
questions d'usage: �Est-il constant que dans les �crits intitul�s,
l'_Ami du peuple_, par Marat, et le _Publiciste_, l'auteur ait provoqu�
au pillage et au meurtre, � l'�tablissement d'un pouvoir attentatoire �
la souverainet� du peuple, � l'avilissement et la dissolution de
l'Assembl�e?--Jean-Paul Marat est-il l'auteur de ces �crits?--A-t-il eu
dans lesdits �crits des intentions criminelles et
contre-r�volutionnaires?�

Le jury se retire pour d�lib�rer.

Nous avons vu que les Girondins avaient les premiers �mis l'id�e d'un
tribunal r�volutionnaire; mais soit incurie, soit d�go�t, soit
incons�quence, ils n'avaient point su se l'approprier. Le choix des
jur�s appartenait, � l'Assembl�e nationale, o� les Girondins avaient
encore la majorit�; ils commirent la faute de s'abstenir... Aussi le
personnel du tribunal avait-il �t� nomm� par la Montagne et sous
l'influence de Robespierre...

Une curiosit� inqui�te se manifestait dans l'auditoire.

Apr�s quarante minutes de d�lib�ration, les jur�s rentrent �
l'audience, et l'un d'eux, le citoyen Dumont, d�clare que le jury �
l'unanimit� a trouv� que les faits reproch�s � Marat n'�taient point
prouv�s.

En cons�quence, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, propose que
Jean-Paul Marat �tant acquitt� de l'accusation port�e contre lui soit
mis sur-le-champ en libert�.

Le tribunal d�cide dans le m�me sens.

Marat alors se tournant vers le tribunal:

--Citoyens jur�s et juges qui composez le tribunal r�volutionnaire, le
sort des criminels de l'ex-nation est dans vos mains; prot�gez
l'innocent et punissez le coupable, et la patrie sera sauv�e.

[Illustration: Triomphe de Marat.]

A ces mots, la salle retentit d'applaudissements qui sont r�p�t�s dans
les salles voisines, dans les vestibules et dans la cour du palais. On
se pr�cipite sur Marat. Deux fanatiques veulent l'emporter sur leurs
�paules. Il r�siste; il se retire au fond de la salle; o� il c�de enfin
aux instances d'une multitude empress�e � l'embrasser. Des femmes
d�posent plusieurs couronnes de feuilles sur sa t�te.

Des officiers municipaux, des gardes de la nation, des canonniers, des
gendarmes, des hussards l'entourent et forment une haie, craignant
qu'il ne soit �touff� par cette foule dans le tumulte de la joie.

Arriv�s au haut du grand escalier, ils font halte et �l�vent Marat sur
leurs bras pour le montrer au peuple. Au dehors des cours, une
multitude immense salue l'acquitt� par des battements de mains et par
des cris sans cesse r�p�t�s de:

--Vive la R�publique! vive Marat!

Du Palais � la Convention, il fallut fendre une mer agit�e et bruyante.
Marat, �lev� sur les bras de quatre sapeurs, le front ceint d'une large
couronne, traverse en triomphe les quais et les ponts. C'�tait sur son
passage un cri forcen� et sans rel�che de: �Vive l'Ami du peuple!� Les
royalistes, m�l�s par hasard � cette cohue, sont oblig�s de suivre
l'entra�nement et d'applaudir. Des spectateurs, aux fen�tres, r�p�tent
les acclamations; les jeunes filles lui jettent des fleurs. Sur les
marches des �glises, le peuple form� des amphith��tres o� hommes,
femmes et enfants sont �tag�s p�le-m�le, et d'o� s'�lancent des
applaudissements sans fin qui montent, de degr� en degr�, jusqu'aux
architraves charg�es de monde. Une procession d'hommes � mine bourrue
s'avance � travers toute cette foule vers la Convention. Ce sont des
ouvriers da faubourg Saint-Antoine, des portefaix des halles, des
sans-culottes, des septembriseurs, des clubistes, des f�d�r�s,
multitude sombre et sauvage. Ils marchent en d�sordre et
tumultueusement. On les nommait, � cause de leur fanatisme pour l'Ami
du peuple, les Maratistes. Cette pompe, tout � la fois grotesque et
majestueuse, avait je ne sais quoi d'�trange dont devaient bien
s'�tonner les murs de la grande ville, trop longtemps habitu�e � voir
d�filer les cort�ges de la monarchie. Or ceci se passait � la face du
soleil, sur les quais et dans les rues de Paris, quelques ann�es apr�s
l'entr�e d'un roi et d'une reine re�us aux acclamations de ce m�me
peuple.

On e�t dit, au premier coup d'oeil, une de ces processions du pape des
fous, en usage au moyen �ge; mais ici la chose �tait prise au s�rieux:
cet homme mal v�tu et difforme, dans lequel le peuple s'adorait
lui-m�me, comme dans un simulacre vivant de ses infirmit�s, de ses
mis�res, de ses souffrances, �tait v�ritablement le pape de la classe
d�sh�rit�e. Ce petit �tre maladif, port� comme un enfant sur les bras
des forts de la halle, repr�sentait la victoire de l'intelligence sur
la mati�re, de la R�volution sur l'aristocratie de naissance ou de
fortune.

Aux approches de la Convention, le cort�ge d�tache un gros de citoyens,
et � leur t�te le sapeur Rocher, pour annoncer dans la salle des
s�ances l'arriv�e de Marat. Rocher �tait un terrible r�volutionnaire, �
barbe �paisse, � l'air mena�ant et aux bras formidablement robustes.
L'Assembl�e tenait s�ance. A la nouvelle de l'acquittement de Marat et
de son entr�e en triomphe dans le sein m�me de la Convention, plusieurs
Girondins quittent pr�cipitamment leurs places pour se soustraire,
disent-ils, aux scandales de cette sc�ne. Le sapeur s'avance fi�rement
dans l'enceinte de l'Assembl�e jusqu'au fauteuil du pr�sident:

--Citoyen pr�sident, dit-il avec une voix de tonnerre, je demande la
parole pour vous annoncer que nous amenons ici le brave Marat. Marat a
toujours �t� l'ami du peuple et le peuple sera toujours l'ami de Marat.
On a voulu faire tomber ma t�te � Lyon pour avoir pris sa d�fense: eh
bien! s'il faut qu'une t�te tombe, celle du sapeur Rocher tombera avant
celle de Marat, nom de Dieu!

A ces mots, Rocher agite formidablement sa hache.

--Nous demandons, pr�sident, la permission de d�filer devant
l'Assembl�e; nous esp�rons bien que vous ne refuserez pas cette
r�compense � ceux qui ram�nent ici l'Ami du peuple.

Aussit�t le cort�ge se r�pand sur les gradins. La salle s'�branle, le
plancher craque, et toute cette foule pousse le cri mille fois r�p�t�
de:

--Vive la R�publique! vive Marat!

Quelques d�put�s gardent devant cette explosion d'enthousiasme et de
joie un silence constern�; d'autres cherchent, s'il en est temps
encore, � s'enfuir de la salle; mais des applaudissements et des cris
de plus en plus forcen�s annoncent en personne l'arriv�e de Marat. Il
entre dans l'Assembl�e, port� en triomphe et une couronne de feuilles
de ch�ne sur le front: son regard rayonne, son pied semble fouler la
t�te de ses ennemis, sa poitrine se soul�ve gonfl�e d'orgueil et de
joie. Cet homme est, dans ce moment-l�, d'une laideur sublime. Toutes
les passions bonnes ou mauvaises, remu�es par cette marche glorieuse et
sauvage, agitent extraordinairement sa physionomie. Le peuple le d�pose
au milieu de la Montagne, o� quelques d�put�s amis l'accueillent avec
des embrassements; on se le passe de main en main, on le porte � la
tribune. Marat fait signe qu'il r�clame le silence: �L�gislateurs du
peuple fran�ais, dit-il, je vous pr�sente en ce moment un citoyen qui
vient d'�tre compl�tement justifi�. Il vous offre un coeur pur. Malgr�
les trames odieuses de ses ennemis, il continuera � d�fendre la patrie
avec toute l'�nergie que le ciel lui a donn�e. O France! tu seras
heureuse, ou je ne serai plus!� Un cri unanime tombe avec des
applaudissements sur les derni�res paroles de Marat; on bat des mains
avec furie, les soldats agitent leur piques, les Montagnards serrent
l'Ami du peuple dans leurs bras.

Le soir, d'autres honneurs l'attendent encore aux Jacobins. Les femmes
avaient tress�, pendant la journ�e, des guirlandes, des couronnes de
feuilles; � l'entr�e de Marat dans la salle des s�ances, le pr�sident
lui pr�sente, au nom de toute l'Assembl�e, une de ces couronnes, et un
enfant de quatre ans, mont� sur le bureau, lui en pose une autre sur la
t�te. Marat �carte ces honneurs d'une main s�v�re. �Citoyens, dit-il,
ne vous occupez pas de d�cerner des triomphes, d�fendez-vous
l'enthousiasme. Je d�pose sur le bureau les deux couronnes que l'on
vient de m'offrir. J'engage mes citoyens � attendre la fin de ma
carri�re pour me juger.�

Cette conduite redouble l'enthousiasme des assistants; on ne voit plus
que lui dans la salle; l'Assembl�e ne s'aper�oit m�me pas, ce soir-l�,
de Robespierre, qui se retire en silence d'une enceinte occup�e tout
enti�re par le grand succ�s de Marat. Ce dut �tre un �v�nement bien
fait pour attendrir le coeur d'un tribun, que cette journ�e m�morable
apr�s une vie d'humiliation, de souffrance et de terreur du fond des
caves. Marat n'�tait pourtant pas satisfait. L'ambition farouche de cet
homme visait � d'autres honneurs qu'une marche triomphale et une
couronne de feuilles: elle aspirait toujours � la dictature avec une
cha�ne de fer au pied et le couteau de la guillotine suspendu au-dessus
de la t�te.

Celle m�me nuit, l'Ami du peuple rentra fort tard dans la maison o� il
demeurait, rue des Cordeliers, n� 30 (aujourd'hui rue de
l'�cole-de-M�decine, n� 22). Il habitait sous le m�me toit que Simonne
�vrard, qui avait lou� l'appartement du premier �tage en son nom. Cette
Simonne �vrard, que Marat �avait �pous�e par un beau jour, � la face du
ciel, dans le temple de la Nature�, passait pour sa soeur et �tait en
r�alit� sa femme.

C'est ici le lieu et le moment de repousser une calomnie des Girondins.
La pauvret� de Marat �tait proverbiale. �Quelle �difiante pauvret�!
s'�crie Mme Roland dans ses _M�moires_. Voyons donc son logement: c'est
une dame qui va le d�crire. N�e � Toulouse, elle a toute la vivacit� du
climat sous lequel elle a vu le jour, et, tendrement attach�e � un
cousin d'aimable figure, elle fut d�sol�e de son arrestation... Elle
s'�tait donn� beaucoup de peines inutiles, et ne savait plus � qui
s'adresser, lorsqu'elle imagina d'aller trouver Marat. Elle se fait
annoncer chez lui; on dit qu'il n'y est pas; mais il entend la voix
d'une femme, et se pr�sente lui-m�me. Il avait aux jambes des bottes
sans bas, portait une vieille culotte de peau, une veste de taffetas
blanc. Sa chemise crasseuse et ouverte laissait voir une poitrine
jaunissante; des ongles longs et sales se dessinaient au bout de ses
doigts, et son affreuse figure accompagnait parfaitement ce costume
bizarre. Il prend la main de la dame, la conduit dans un salon
tr�s-frais, meubl� en damas bleu et blanc, d�cor� de rideaux de soie
�l�gamment relev�s en draperies; il y avait un lustre brillant et de
superbes vases de porcelaine remplis de fleurs naturelles, alors rares
et de haut prix. Il s'assied � c�t� d'elle sur une ottomane
voluptueuse, �coute le r�cit qu'elle veut lui faire, s'int�resse �
elle, lui baise la main, serre un peu ses genoux et lui promet la
libert� de son cousin. Je l'aurais tout laiss� faire, dit plaisamment
la petite femme avec son accent toulousain, quitte � me baigner apr�s,
pourvu qu'il me rendit mon cousin. Le soir m�me, Marat se rendit au
Comit�, et le lendemain le cousin sortit de l'Abbaye.�

Cette anecdote est invraisemblable et ne m�rite m�me point qu'on s'y
arr�te; mais il est bon de savoir � quoi s'en tenir sur l'int�rieur de
Marat. L'appartement se composait de cinq pi�ces. Dans l'une, �clair�e
par une fen�tre s'ouvrant sur la cour et tout encombr�e de feuilles
imprim�es, se tenaient trois femmes employ�es comme plieuses. La
seconde �tait une chambre � coucher ayant vue sur la rue par deux
crois�es en verre de Boh�me. Entre ces deux pi�ces, un cabinet servait
de salle de bain. Enfin la cinqui�me n'�tait pas du tout l'Eldorado
r�v� par l'imagination romanesque de Mme Roland, mais c'�tait un salon
�l�gant dans lequel on devinait le go�t et la main d'une femme. Le
mobilier appartenait � Simonne. Nous avons dit ailleurs que Marat
n'avait pas de patrie; on pourrait ajouter qu'il n'avait point de chez
lui.

Quant � la malpropret�, � la crasse dont parle Mme Roland (et beaucoup
d'historiens l'ont crue sur parole), il est facile de r�pondre par un
fait � cette autre calomnie: Marat, pour des raisons de sant�, prenait
un bain tous les jours.

Ce grand coupeur de t�tes, cet homme dont l'ombre �tait rouge,
n'entrait en fureur que quand il �tait assis devant son �critoire; dans
la vie priv�e, il �tait na�f et presque bonhomme. A c�t� de sa table de
travail �taient deux serins en cage qui becquetaient des grains de mil.
Comme il souffrait souvent d'une inflammation du sang, Simonne �vrard
le soignait avec le z�le d'une vraie garde-malade, avec la d�votion
d'une soeur de charit�. C'�tait une nature hyst�rique et sibylline, une
femme aux yeux et aux cheveux noirs, qui dans l'Ami du peuple adorait
la R�volution en chair et en os. Il reconnaissait ses bons services,
son attachement, par une tendresse sans bornes. Jamais un mot offensant
ne s'�chappait de ses l�vres sans qu'il en demand�t aussit�t pardon �
sa compagne. Le pardon n'�tait pas difficile � obtenir; car elle
l'aimait. �Marat, dira plus tard Saint-Just, �tait doux dans son
m�nage: il n'�pouvantait que les tra�tres.�




XI

Parall�le entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux
Girondins.--Eloquence des orateurs.--Camille Desmoulins r�primand� par
Prudhomme.--Causes de la d�cadence des Girondins.--Ils n'�taient point
de leur temps.


A la veille des grandes luttes qui vont s'engager entre la Gironde et
la Montagne, il importe de bien caract�riser l'esprit, les tendances et
la conduite des deux partis.

Certes la Gironde comptait parmi ses membres beaucoup d'hommes
remarquables; quelques-uns m�me �taient des orateurs ou des �crivains
�minents: Vergniaud, Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-�tienne, l'abb�
Fauchet.

Que leur a-t-il donc manqu� pour diriger la R�volution? Ils ne savaient
point gouverner. Avant et apr�s le 10 ao�t, ils �taient au pouvoir:
qu'en ont-ils fait? Ils avaient d�clar� la guerre, et, faute d'avoir
�tabli tout d'abord l'harmonie entre les officiers et les soldats, ils
paralys�rent le succ�s de nos armes; ils avaient horreur du sang, et
ils laiss�rent faire les journ�es de Septembre; ils voulaient sauver le
roi, et ils vot�rent sa mort; ils avaient propos� l'�tablissement d'un
tribunal r�volutionnaire, et cette arme redoutable, ils l'abandonn�rent
aux mains de leurs ennemis. Ils disposaient des fonctions publiques, et
ils n�glig�rent d'y placer leurs cr�atures.

N'a pas qui veut le sens politique. C'est un don de nature. On na�t
homme d'�tat comme on nait orateur, po�te ou artiste. Malgr� le nom
qu'on leur avait donn� par ironie, les Girondins n'�taient pas de vrais
hommes d'�tat. Pour m�riter ce titre, il faut savoir exactement ce que
l'on veut, o� l'on va. Ils voulaient, dit-on, r�duire l'importance de
Paris au profit des d�partements, d�centraliser la France; mais cette
vague intention, ils la d�savouaient eux-m�mes, tant ils sentaient
qu'elle s'adaptait mal aux n�cessit�s de la guerre.

A part Roland, les quelques-uns d'entre eux qui exerc�rent des
fonctions publiques n'arriv�rent aux affaires que pour y donner la
mesure de leur insuffisance. P�tion, qui n'�tait pas pr�cis�ment un des
leurs, quoiqu'ils se servissent de lui en pleine confiance, pouvait
�tre un tr�s-honn�te citoyen, mais il ne poss�dait ni l'�tendue
d'esprit ni l'�nergie qui conviennent en temps de R�volution. Cet homme
manquait de tout: il n'avait pas m�me d'ennemis.

Les Girondins, c'est une justice � leur rendre, d�siraient fonder la
R�publique; mais tenaient-ils bien � l'asseoir sur la large base de la
d�mocratie? Il est permis d'en douter quand on consid�re attentivement
leurs actes, leurs propres d�clarations et leur mani�re de vivre. Sans
doute ils avaient raison de ne proscrire ni les beaux-arts, ni les
plaisirs, ni les conqu�tes de la civilisation; on applaudit de tout
coeur � ces paroles de Vergniaud: �Rousseau, Montesquieu et tous les
hommes qui ont �crit sur les gouvernements nous disent que l'�galit� de
la d�mocratie s'�vanouit l� o� le luxe s'introduit, que les R�publiques
ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par
les richesses. Pensez-vous que ces maximes... doivent �tre appliqu�es
rigoureusement et sans modification � la R�publique fran�aise?
Voulez-vous lui cr�er un gouvernement aust�re, pauvre et guerrier comme
celui de Sparte? Dans ce cas, soyez cons�quents comme Lycurgue; comme
lui, partagez les terres entre tous les citoyens; proscrivez � jamais
les m�taux, br�lez m�me les assignats; �touffez l'industrie; ne mettez
entre leurs mains que la scie et la hache; fl�trissez par l'infamie
l'exercice de tous les m�tiers utiles; d�shonorez les arts et surtout
l'agriculture... ayez des �trangers pour cultiver vos terres, et faites
d�pendre votre subsistance de vos esclaves.�

Tout cela est juste et bien pens�; mais la question est toujours de
savoir dans quelle proportion la masse des citoyens participera aux
jouissances du luxe. Les Girondins avaient la noble passion de la
libert�; avaient-ils au m�me degr� le sentiment de la justice? se
pr�occupaient-ils de la r�ciprocit� des int�r�ts, des droits sacr�s du
travail, des moyens de r�duire la mis�re et d'accro�tre le bien-�tre
des classes tout r�cemment affranchies? Ils ne voulaient point de la
R�publique de Sparte, et certes ils avaient bien raison; mais celle
d'Ath�nes valait-elle beaucoup mieux? ne s'appuyait-elle point aussi
sur le travail des esclaves pour la production des richesses? Mme
Roland, _la nymphe �g�rie de la Gironde_, �tait n�e, comme elle le
disait elle-m�me, pour la volupt�. Je n'attaque point ses moeurs. Il
est n�anmoins vrai de dire que son imagination s'�garait beaucoup trop
dans les gracieuses et molles utopies. On ne fonde point un �tat de
choses nouveau avec des r�miniscences ni des fictions. Le tort de Mme
Roland et du parti dont elle �tait le chef fut de faire le roman de la
politique.

Les orateurs de la Gironde avaient pour eux l'�clat du talent; mais il
faut bien reconna�tre qu'en temps de r�volution, quand une nation
marche sur le bord des pr�cipices, lorsque son territoire est menac�
par l'ennemi, on ne la sauve point avec des paroles. Il y faut des
actes virils. Ce qui fait, en pareil cas, la force des hommes d'�tat
est encore moins l'�loquence que l'ent�tement calme et la foi
in�branlable dans une id�e. Le succ�s en politique n'appartient pas
toujours � ceux qui s'agitent le plus (les Girondins se donnaient
beaucoup de mouvement); il n'appartient pas m�me � ceux qui ont le plus
de g�nie; il finit par se ranger du c�t� des hommes tout d'une pi�ce,
marchant vers un but fixe et d�termin� avec la roideur inflexible du
somnambule qui abaisse devant lui tous les obstacles.

On a beaucoup vant�, et avec raison, l'�loquence des Girondins; mais
pourquoi rabaisser injustement celle des Montagnards? La parole de
Maximilien Robespierre est toujours l'�cho fid�le de sa pens�e. Dans
plusieurs de ses discours se d�tachent, d'un fond un peu gris�tre,
quelques traits hardis, des apostrophes v�h�mentes, des mouvements
path�tiques, des images fortes et graves. Quand Robespierre dit: �La
voix de la v�rit� qui tonne dans les coeurs corrompus ressemble aux
sons qui retentissent dans les tombeaux et qui ne r�veillent pas les
cadavres...� il parle la langue de son ma�tre J.-J. Rousseau. Charles
Nodier, qui s'y connaissait, �tait un admirateur du talent oratoire de
Maximilien. Il aimait � citer cette phrase: �Oui, citoyens, les rois
�trangers sont � craindre,--je ne parle pas de leurs arm�es,--je parle
de leurs intrigues, de leurs complots, etc., etc.� Ce _je ne parle pas
de leurs arm�es_, ajoutait Nodier, est sublime.

Quoique trop Romain, trop drap� dans la toge de Brutus, Saint-Just
avait l'�toffe du g�nie. Au moment o� les Girondins attaquaient Paris
avec autant de l�g�ret� que d'injustice, il prenait la d�fense de cette
ville h�ro�que; mais avec quelle fiert� de style! �Paris, s'�criait-il,
doit �tre maintenu; il doit l'�tre par votre sagesse. Paris n'a point
souffl� la guerre dans la Vend�e; c'est lui qui court l'�teindre avec
les d�partements. N'accusons donc point Paris, et, au lieu de le rendre
suspect � la R�publique, rendons � cette ville en amiti� les maux
qu'elle a soufferts pour nous. Le sang de ses martyrs est m�l� parmi le
sang de tous les Fran�ais; ses enfants et ceux de la France sont
enferm�s dans le m�me tombeau. Chaque d�partement veut-il reprendre ses
cadavres et se s�parer?� Cette derni�re image est digne du Dante.

Quel orateur que Danton! Sa parole imite au besoin le mugissement de la
foule, les �clats du tonnerre, tandis qu'elle s'�l�ve d'autres fois,
grave et majestueuse, vers les sommets de la raison humaine.

S'agil-il de communiquer aux masses l'�lan patriotique, sa bouche
torse, sa voix de taureau, son oeil enflamm�, tout ressemble en lui au
dieu de la guerre. Faut-il, au contraire, discuter les grands int�r�ts
de la R�publique, les questions de droit et de salut public, il se
montre constamment � la hauteur de son r�le. Ses ennemis eux-m�mes
l'avaient surnomm� le Pluton de l'�loquence. Et ce n'est pas seulement
comme orateur qu'il est grand, c'est aussi comme homme d'�tat.

Aux d�partements, il montre la face de Paris irrit�. La France enti�re
remue sous sa main. Oblig� de se cr�er � la h�te un personnel, il fait,
comme on dit, fl�che de tout bois. Lui reproche-t-on, durant son
passage aux affaires, d'envoyer dans les d�partements des hommes
farouches pour exciter l'opinion publique: �Et qui donc enverrai-je?
r�pond-il avec un sourire terrible; des demoiselles?� Les Girondins
n'avaient plus alors qu'un moyen de salut, c'�tait de s'attacher
Danton. Ce fougueux tribun, qu'on repr�sente comme le d�mon de
l'anarchie, �tait au contraire un homme de gouvernement. Les chefs de
la Montagne voulaient tous constituer un pouvoir redoutable; le sang
qui coula dans ces jours de t�n�bres ne fut point r�pandu par les mains
de la libert�, mais au nom du droit et dans l'int�r�t de l'ordre. Pour
r�primer les exc�s d'un affranchissement convulsif, pour d�sarmer les
factions toujours d�faites, jamais vaincues, pour maintenir l'autorit�
de la repr�sentation nationale sur le terrain chancelant de l'�meute,
pour �craser l'hydre du royalisme, il fallait entourer fortement la loi
du canon et de la hache. Danton aurait apport� aux Girondins l'�nergie
qui leur manquait; il leur e�t donn� le sentiment de l'unit�, seule
force d'un gouvernement r�publicain; nos _hommes d'�tat_ le
n�glig�rent. Ainsi tout fut perdu pour eux.

Danton les avait pourtant avertis: �Ah! tu m'accuses, moi! avait-il dit
� Guadet; tu ne connais pas ma force: je prouverai tes crimes!�

La Montagne n'avait pas seulement de grands orateurs; elle avait aussi
des �crivains de talent: Fr�ron, Fabre d'�glantine, Camille Desmoulins.
Ce pauvre Camille, si p�tulant, si �minemment sympathique, n'en �tait
pas moins dans ce moment-l� en butte � de graves accusations. Il faut
se reporter aux circonstances: Dumouriez venait de passer � l'ennemi.

Au milieu de cette fermentation des esprits, dans un moment o� la
trahison d'un chef pouvait livrer la France � l'�tranger et �teindre la
R�volution dans le sang de ses enfants, on con�oit que la presse se
montr�t inqui�te, ombrageuse. La conduite des g�n�raux et celle des
repr�sentants de la nation �tait surveill�e. Les actes les plus
innocents dans un temps de tranquillit� prenaient � la lumi�re des
circonstances o� se trouvait alors le pays une couleur sinistre. Toute
relation avec un g�n�ral suspect �tait consid�r�e comme une d�sertion
des principes. Le luxe m�me de la table �tait d�nonc� comme contraire �
la morale r�publicaine. L'homme le moins fait pour observer cette
r�serve �tait alors Camille Desmoulins; il avait le coeur d�mocrate;
mais, par une mollesse de caract�re qui lui devint funeste, Camille ne
se refusait ni au plaisir ni � la bonne ch�re.

�Qu'e�t dit le brave Santerre, �crivait alors Prudhomme, s'il e�t
assist� au repas splendide du mardi 5, donn� par le g�n�ral Dillon? Il
y avait trente de nos l�gislateurs r�publicains, dont plusieurs de la
Montagne, Bazire, Chabot, Fabre d'�glantine, Merlin, Camille Desmoulins
avec sa charmante femme, Carra, etc., etc. Ce n'�tait point un banquet
de Spartiates; on n'y mangea pas que des pommes de terre et du riz �
l'eau. Le luxe de ce repas fut port� jusqu'� l'ind�cence.�

Camille Desmoulins r�pondit � Prudhomme, avec son esprit ordinaire: �En
v�rit�, aust�re Prudhomme, voil� bien du bruit que vous faites dans
votre dernier num�ro pour une dinde aux truffes mang�e dans le carnaval
chez un g�n�ral qui a sauv� la France � la c�te de Brienne. Vous dites
que jamais Choiseul ne donna un pareil d�ner. Je ne sais comment
Choiseul donnait � d�ner; mais je me souviens d'avoir fait chez
vous-m�me, citoyen auteur, un d�ner aussi somptueux, je vous jure, que
celui du citoyen g�n�ral, et ce que j'en dis n'est pas pour vous le
reprocher. J'adresse la m�me r�ponse � Marat, qui est venu faire
�galement charivari � ma porte sur mon estomac aristocrate. Que n'ai-je
encore mon journal! je ferais un beau chapitre sur certains curieux,
qui apprennent au public qu'ils _�taient vierges � vingt et un ans_, et
qui montrent avec ostentation leurs pommes de terre, comme Brissot
montrait au Comit� de surveillance de la Commune la paillasse sur
laquelle il �tait couch�. Pl�t au ciel que le _j�suite_ pi�montais
dormit sur le duvet et sur des feuilles de rose, et qu'il ne f�t pas le
premier lev� et le dernier couch� de la R�publique. Pitt dormirait bien
moins, si Brissot dormait davantage. J'aime bien mieux les fourberies
de X�nophon, qui, dans son roman de _Cyrus_, met ces paroles dans la
bouche du grand-p�re Astyage: _Eh! quoi, mon fils, n'y a-t-il point de
mardi-gras chez les Perses?_--Jamais, r�pondit Cyrus.--_Par Jupiter et
par Vesta, eh! comment vivent-ils donc?..._ Comme il �tait permis aux
docteurs de Sorbonne de lire les livres � l'_index_, il peut bien �tre
permis � Chabot et � moi de d�ner avec les g�n�raux � l'_index_. Vous
�tiez au corps �lectoral, et il doit vous souvenir que, lorsque je fus
discut� avant mon ballottage avec Kersaint, un membre m'avait reproch�
mes d�ners avec Suleau et Peltier; il lui fut r�pondu par Danton, en
une seule phrase qui me fit nommer � la presque unanimit�.�

[Illustration: Logement de Marat rue des Cordeliers.]

Prudhomme r�pliqua: �Prenez garde, mon cher Camille; ou votre m�moire
vous trompe, ou bien je croirai que, pour justifier le d�ner du
g�n�ral, vous ne vous faites pas scrupule de calomnier celui que vous
et votre aimable moiti� accept�tes rue des Marais. Nous n'�tions que
quatre � ce d�ner, nos deux femmes et nous deux. Je vous traitai en
patriote; ce n'�tait pas le moment de se r�jouir. A cette �poque, vous
vous d�robiez aux poursuites qu'on faisait pour l'affaire du
Champ-de-Mars.�

Prudhomme avait cit� en outre un proverbe latin: _Omne animal capitur
esca_; tout animal se prend par l'app�t de la nourriture.

Camille, comme son ami Danton, mordit avec insouciance aux volupt�s
plus ou moins innocentes, sans se douter que, sous cette perfide
amorce, il y avait alors un hame�on de fer.

L'aust�rit� de Marat, la s�v�rit� avec laquelle il bl�mait les
_franches lipp�es_ de son jeune ami, s'expliquent assez bien par la
rigueur des temps. Les vivres �taient rares; le num�raire se cachait;
une bonne partie de la fortune publique s'�tait enfuie � l'�tranger
avec les �migr�s; les frais de la guerre �puisaient le Tr�sor; le
manque de s�curit� amenait la d�pr�ciation des assignats. Comment, au
milieu de ce malaise g�n�ral, la grande classe des travailleurs
n'e�t-elle point aim� la pauvret� chez ses d�fenseurs? D'un autre c�t�,
on sortait des petits soupers de la R�gence, des orgies de Louis XV,
des bacchanales de ce frivole XVIIIe si�cle. La plupart des Montagnards
croyaient fermement que, pour fonder la R�publique, il �tait n�cessaire
de r�g�n�rer les meurs; et d'o� partirait l'exemple, sinon des chefs
auxquels la nation avait confi� ses destin�es? Tout homme doit porter
la livr�e de l'id�e qu'il repr�sente; aux d�mocrates de 93, il fallait
le cilice du d�sint�ressement et la sobri�t� du puritain.

Bien plus que Camille Desmoulins, dont on regrette les �carts, les
Girondins �taient les pa�ens de la R�volution Fran�aise. Leurs go�ts,
leur mani�re de vivre, qui, dans d'autres circonstances, n'auraient
rien eu de tr�s-bl�mable, contrastaient beaucoup trop avec les
sacrifices que s'imposait alors la nation tout enti�re. Les dures
�poques exigent des vertus rigides.

Danton lui-m�me qui par go�t, par temp�rament, n'�tait nullement ennemi
des plaisirs ni des beaux-arts, sentait tr�s-bien qu'il fallait avant
tout sauver le territoire national et achever la R�volution. �Quand le
temple de la libert� sera assis, disait-il, le peuple saura bien le
d�corer. P�risse plut�t le sol de la France que de retourner sous un
dur esclavage! mais qu'on ne croie point que nous devenions barbares;
apr�s avoir fond� la paix, nous l'embellirons: les despotes nous
porteront envie...�

Dans un temps calme, les Girondins auraient �t� l'ornement d'une
Chambre r�publicaine. Ils y auraient apport� des lumi�res, des vues
justes et quelquefois profondes, de la distinction, de la finesse et,
sans contredit, du courage. Mais ne perdons jamais de vue que la
R�publique ne pouvait alors se fonder que sur le triomphe d�finitif de
la R�volution et de la d�mocratie. Or, c'est vis-�-vis du mouvement
r�volutionnaire que les Girondins furent atteints et convaincus
d'impuissance. Il fallait d'autres poignets que les leurs pour manier
la crini�re du lion. Les mesures qu'ils proposaient � tour de r�le
avaient l'apparence de l'audace; mais ils forgeaient des armes dont
s'emparaient imm�diatement leurs adversaires.

Loin de nous toute pr�vention: les partis peuvent bien s'insulter de
pr�s avec violence et se m�priser les uns les autres; mais, � distance,
ils prennent tous une valeur dans l'ensemble des faits accomplis.
Chaque id�e a sa place dans l'histoire, et la marche des choses est
logique. Vues d'un peu haut, toutes les factions r�volutionnaires
�taient bonnes dans ce sens qu'elles concouraient toutes � une oeuvre;
il faut tenir compte maintenant aux royalistes constitutionnels de leur
amour de l'ordre et de la libert�; aux Girondins, de leur mod�ration et
de leur horreur du sang, quoique chez quelques-uns cette mod�ration f�t
un masque et cette humanit� une hypocrisie; aux Montagnards, de leur
surveillance, de leur fermet�, de leurs vertus civiques, de leur
audace, de leur d�sint�ressement. Nous n'apporterons devant la m�moire
de ces partis ni injustice, ni col�re. D�fendons-nous pourtant d'un
�clectisme historique sans conscience et sans port�e. Entre les
Montagnards et les Girondins, il y a la distance d'une v�rit� � une
erreur relative; il faut donc opter n�cessairement. Les uns auraient
perdu la R�volution; les autres l'ont sauv�e. Or, comme � nos yeux il
fallait que la R�volution s'accompl�t, nous abandonnons � l'in�luctable
courant des faits ce qui devait malheureusement p�rir.

Le grand chef d'accusation qui s'�l�vera toujours contre les Girondins
est leur haine de Paris.

Attaquer Paris, c'�tait attaquer l'unit� de la R�volution. Eh bien!
l'animadversion _des hommes d'�tat_ envers celle ville �tait telle,
qu'on ne pouvait plus � la Convention nommer Paris la capitale sans
leur arracher des murmures. �Si les Girondins n'�taient pas
f�d�ralistes par principe, dit Thibaudeau, ils l'�taient par ambition,
par amour-propre et par n�cessit�, car ils sentaient que Paris �tait
leur tombeau. D'un autre c�t�, les grandes villes, telles que Lyon,
Bordeaux, Marseille, Rouen, Rennes, Caen, �taient humili�es du joug
insupportable de la capitale; elles embrassaient avec un orgueil
l�gitime l'espoir de s'y soustraire et de devenir chacune un centre
dans la R�publique. Des esprits sp�culatifs et des ambitieux souriaient
� l'id�e des r�publiques _de la Gironde, du Rh�ne, des
Bouches-du-Rh�ne, du Calvados..._ C'�tait un r�ve s�duisant, mais ce
n'�tait qu'un r�ve, et le r�veil fut terrible et sanglant.� C'est donc
en vain qu'on chercherait � nier les tendances f�d�ralistes des
Girondins; ils �taient appel�s par leur talent � jouer un tout autre
r�le. Plus fermes, ils eussent saisi et gard� l'arme de la terreur;
plus �go�stes ou plus avides, ils auraient pos� des bornes au mouvement
r�volutionnaire, qu'ils auraient exploit� au profit de la classe
moyenne; plus g�n�reux, ils eussent inclin�, avec la Montagne, du c�t�
du peuple. Se croyant forts, ils voulurent opprimer leurs ennemis;
l'attaque provoqua l'attaque; le fer rencontra le fer, et les
conspirateurs furent an�antis sous une conspiration.

Quoi qu'il en soit, par les diverses causes que nous venons d'indiquer,
la Gironde d�clinait, tandis que la Montagne s'�levait de jour en jour,
comme autrefois la cha�ne des Alpes, gr�ce au mouvement naturel des
forces volcaniques. L'esprit de la R�voluticn se retirait sur les
hauteurs.




XII

Installation du Comit� de salut public.--Son caract�re.--Appel � la
conciliation et � la fraternit�.--Les frais de la guerre pay�s par les
riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille soulev�s contre la
Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Vergniaud sur
l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la libert� des cultes.--La
Convention si�ge aux Tuileries.--Isnard pr�sident.--Histoire des
Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'H�bert.--Invective
d'Isnard.--Agitation de Paris.


Le 5 avril 1793, la Convention cr�a le fameux _Comit� de salut public_.

Jusqu'� celle date, les op�rations militaires et les grandes mesures de
s�ret� nationale �taient dirig�es par un _Comit� de d�fense_. La
trahison de Dumouriez, qui e�t pu entra�ner la chute du gouvernement
r�publicain, d�voila la profondeur du mal et fit na�tre l'id�e d'y
porter un rem�de. Ce fut le m�me Girondin qui avait d�j� propos�
d'instituer un tribunal r�volutionnaire, ce fut Isnard qui fit d�cr�ter
la cr�ation du Comit� de salut public.

Il se composait de neuf membres dont les premiers nomm�s furent Bar�re,
Cambon, Guyton-Morveau, Treilhard, Danton, Delmas, Lindet.

Ce conseil des neuf d�lib�rait en secret et formait un v�ritable
pouvoir ex�cutif qui s'�levait m�me au-dessus de l'autorit� des
ministres. On se demande si cette dictature anonyme, agissant sous un
voile, frappant des coups dans l'ombre, n'�tait pas plus terrible que
le dictateur r�v� par Marat. Ce dernier �tait du moins responsable; le
Comit� de salut public ne l'�tait pas, car le moyen d'admettre une
responsabilit� divis�e entre neuf membres qui s'entourent de t�n�bres.

Et pourtant c'est cette institution formidable qui a sauv� la France de
l'invasion �trang�re et de l'anarchie.

L'�tat d�plorable des arm�es du Nord, depuis la bataille de Nerwinde,
laissait la fronti�re presque d�couverte. Le nouveau Comit� n'eut
d'abord que des d�sastres et de sinistres �v�nements � annoncer devant
la Convention. La prise de Thouars, emport�e d'assaut par les Vend�ens,
la mort du g�n�ral Dampierre, h�ros foudroy� sur le champ de bataille
par une batterie autrichienne, la d�mission offerte par Custine, le
g�n�ral en chef de l'arm�e de l'Est. L'int�rieur �tait d�chir�, �
l'ouest et au midi, par la guerre civile. C'�tait le moment de d�ployer
les grandes mesures. Plus nous avan�ons, plus la force m�canique de la
justice r�volutionnaire s'organise. La peine de mort devient dans les
d�partements insurg�s un moyen de s�ret� publique, une arme dont les
partis se servent pour r�gner tour � tour. La sombre fantasmagorie des
mots donne alors aux instruments aveugles du supplice une puissance et
une animation nouvelles. La guillotine se transforme en un �tre: cela
vit, cela fonctionne, cela mange.--On lui confie la garde des principes
et le salut de la R�publique.

La Convention n'inventa point cette n�cessit� horrible, elle la trouva
toute trac�e d'avance par la marche inflexible des �v�nements. Courb�
sous le poids de ses fautes, l'ancien r�gime courait comme de lui-m�me
au-devant de l'immolation. La R�volution punit surtout ces pasteurs des
peuples, les rois, les pr�tres, les �crivains, les magistrats, les
philosophes, qui, ayant charge d'�mes, avaient laiss�, par n�gligence
ou par calcul, d�vier le troupeau humain.

Notons d'ailleurs un fait tr�s-important: les Girondins ne r�sist�rent
pas plus que les Montagnards aux mesures de terreur. Ils les jugeaient
eux-m�mes n�cessaires, in�vitables. D'un autre c�t�, il faut dire �
l'honneur de la Convention qu'avant de frapper les grands coups sur les
d�partements r�volt�s elle avait eu recours � tous les moyens de
conciliation et de cl�mence.

Que disait Danton le 9 mai?

�La France enti�re va s'�branler. Douze mille hommes de troupes de
ligne, tir�s de vos arm�es, o� ils seront aussit�t remplac�s par des
recrues, vont s'acheminer vers la Vend�e. A cette force va se joindre
la force parisienne. Eh bien! combinons avec ces moyens de puissance
les moyens politiques. Quels sont-ils? Faire conna�tre � ceux que des
tra�tres ont �gar�s que la nation ne veut pas verser leur sang, mais
qu'elle veut les �clairer et les rendre � la patrie.� (On applaudit.)

Le 12, il remonte � la tribune.

�Il y a parmi les r�volt�s, s'�crie-t-il, des hommes qui ne sont
qu'�gar�s et contraints. Il ne faut pas les r�duire au d�sespoir. Je
demande qu'on d�cr�te que les peines rigoureuses prononc�es par la
Convention nationale ne porteront que sur ceux qui seront convaincus
d'avoir commenc� ou propag� la r�volte.�

La proposition de Danton est aussit�t d�cr�t�e.

Cette double guerre, l'une � l'int�rieur contre la Vend�e, l'autre �
l'ext�rieur contre toute l'Europe, exigeait �videmment de grands
sacrifices d'hommes et d'argent. Mais, cet argent, o� le trouver?

�Que le riche paye, r�pondait Danton, puisqu'il n'est pas digne, le
plus souvent, de combattre pour la libert�; qu'il paye largement et que
l'homme du peuple marche dans la Vend�e.�

Ainsi que les autres membres de la Montagne, Danton �tait un ardent
d�fenseur de la propri�t�; c'est dans l'int�r�t des opulents eux-m�mes
qu'il voulait frapper l'opulence de fortes contributions. Un
d�partement du Midi, l'H�rault, avait donn� l'exemple en d�cr�tant sur
les riches un emprunt forc�. Danton s'arme de ce pr�c�dent:

�On ne parle plus, dit-il, de lois agraires; le peuple est plus sage
que ses calomniateurs ne le pr�tendent, et le peuple en masse a plus de
g�nie que beaucoup qui se croient des grands hommes. Dans un peuple, on
ne compte pas plus les grands hommes que les grands arbres dans une
vaste for�t.

�On a cru que le peuple voulait la loi agraire; cette id�e pourrait
faire na�tre des soup�ons sur les mesures adopt�es par le d�partement
de l'H�rault; sans doute on empoisonnera ses intentions et ses arr�t�s;
il a, dit-on, impos� les riches; mais, citoyens, imposer les riches,
c'est les servir; c'est un v�ritable avantage pour eux qu'un sacrifice
consid�rable; plus le sacrifice sera grand sur l'usufruit, plus le
fonds de la propri�t� est garanti contre l'envahissement des ennemis.
C'est un appel � tout homme qui a les moyens de sauver la R�publique.
Cet appel est juste. Ce qu'a fait le d�partement de l'H�rault, Paris et
toute la France veulent le faire.

�Voyez la ressource que la France se procure. Paris a un luxe et des
richesses consid�rables: eh bien! par votre d�cret, cette �ponge va
�tre press�e...

�Paris, en faisant un appel aux capitalistes, fournira son contingent,
il nous donnera les moyens d'�touffer les troubles de la Vend�e; et, �
quelque prix que ce soit, il faut que nous �touffions ces troubles. A
cela seul tient votre tranquillit� ext�rieure.

�Il faut donc diriger Paris sur la Vend�e. Cette mesure prise, les
rebelles se dissiperont. Si le foyer des discordes civiles est �teint,
l'�tranger vous demandera la paix, et nous la ferons honorablement.

�Je demande que la Convention nationale d�cr�te que, sur les forces
additionnelles au recrutement vot� par les d�partements, 20 000 hommes
seront port�s par le ministre de la guerre sur les d�partements de la
Vend�e, de la Mayenne et de la Loire.�

La Convention approuve et vote � l'unanimit�.

La Vend�e �tait certes le danger de la situation; mais il y en avait un
autre, la guerre civile au coeur m�me de l'Assembl�e nationale.

La Montagne, nous l'avons dit, gagnait chaque jour du terrain sur la
Gironde. Roland avait quitt� le minist�re; Pache avait remplac� Cambon
� la mairie. Les Girondins, voyant le flot de l'impopularit� monter
autour d'eux de moment en moment, cherch�rent � r�parer leurs d�faites
en poussant des cris de d�tresse. A les en croire, le glaive de
l'assassinat �tait lev� sur leurs t�tes et sur la Convention tout
enti�re. Ils se servaient de la menace d'un danger public pour attirer
� eux les mod�r�s de la Plaine, les _crapauds du Marais_. Qu'y avait-il
de vrai dans ces alarmes? Il serait t�m�raire de soutenir que les
appr�hensions de la Gironde fussent absolument chim�riques; mais elles
�taient � coup s�r exag�r�es.

De quoi en effet s'agissait-il? De deux p�titions, l'une insignifiante
et vague dans laquelle on d�non�ait Brissot, Guadet et la plupart des
Girondins comme complices de Dumouriez, l'autre pr�sent�e par le
quartier de la Halle-au-Bl�, mena�ante et furieuse, mais d�savou�e,
condamn�e par la Montagne elle-m�me. Les appels de la Gironde au
sentiment de la peur �taient d'ailleurs imprudents et maladroits. Crier
sans cesse: Au loup! au loup! c'est le moyen d'�veiller la b�te au fond
des bois. D�noncer l'insurrection comme un p�ril imminent, c'est la
provoquer. La crainte de la multitude, la crainte de Paris, quel signe
de d�cadence pour un grand parti politique!

Les difficult�s assi�geaient de toutes parts la Convention. La
d�pr�ciation des assignats amenait chaque jour rench�rissement des
vivres. Le gage du papier-monnaie �tait les biens des �migr�s, mais
ces biens ne se vendaient pas ou se vendaient mal. On payait l'�tat
avec son propre signe fiduciaire, c'est-�-dire avec la monnaie du
diable, des feuilles s�ches. D'un autre c�t�, les marchands, les
boutiquiers, profitaient de l'abondance des assignats et de la raret�
du num�raire pour vendre leurs denr�es � des prix exorbitants. Que
faire? quel rem�de apporter au mal?

C'est alors qu'on eut l'id�e du _maximum_, en vertu duquel l'�tat
devait fixer lui-m�me le prix des marchandises.

Au point de vue de l'�conomie politique, cette mesure �tait d�testable;
beaucoup parmi les Montagnards eux-m�mes le reconnurent; mais en temps
de r�volution il n'y a rien d'absolu. Il fallait � tout prix sortir de
l'ab�me o� la monarchie avait plong� la France, nourrir les arm�es,
payer les frais de la guerre, assurer � la classe la plus nombreuse les
moyens de vivre; et comment y arriver quand la multiplication des
assignats amenait de jour en jour cette cons�quence in�vitable,
l'ench�rissement des moyens de subsistance? Le maximum n'�tait-il point
le seul frein que l'on put alors imposer au d�bordement du
papier-monnaie? Un mal ne gu�rirait-il point l'autre? Mais, d'un autre
c�t�, ce rem�de violent n'�tait-il point la ruine du commerce et de
l'agriculture? Ainsi de toutes parts t�n�bres, incertitude, menaces de
mort pour la R�publique naissante.

Le _maximum_ fut repouss� par la Gironde qui fort injustement accusa la
Montagne d'en vouloir � la propri�t�.

Si encore la Convention avait dispos� des forces et des ressources de
toute la France! mais les deux grandes villes, Lyon et Marseille, lui
�chappaient.

Boisset et Mo�se Bayle, repr�sentants du peuple, avaient �t� envoy�s en
qualit� de commissaires pr�s les d�partements de la Dr�me et des
Bouches-du-Rh�ne.

Que trouv�rent-ils � Marseille? Dans cette h�ro�que cit�, dont la
guerre avait arrach� les meilleurs enfants partis le sac au dos, il ne
restait que le haut commerce et la tourbe, h�las! trop nombreuse, des
indiff�rents. Toutes les r�actions ont un flair admirable pour
d�couvrir � propos les hommes qui peuvent seconder leurs projets.
Qu'elle le voul�t ou non, la Gironde �tait condamn�e � servir
d'avant-garde aux royalistes. L'�pith�te de mod�r�e que lui donn�rent �
tort les Montagnards lui gagna dans les villes du Midi la classe
moyenne, le parti des riches. Les ti�des, les timides, les monarchistes
honteux se cach�rent derri�re les Girondins, de m�me qu'ils s'�taient
r�fugi�s d'abord derri�re les Constitutionnels.

En ce qui regarde la vieille cit� phoc�enne, ils mirent tout en usage
pour dominer dans les sections, qui �taient compos�es de n�gociants,
pour avilir les autorit�s constitu�es et prendre des mesures contraires
� l'esprit d'�galit�. C'est ainsi qu'ils institu�rent un _Tribunal
populaire_ et un _Comit� central_, v�ritable gouvernement marseillais
qui r�sistait aux ordres et aux d�crets de la Convention.

Les deux commissaires, usant des pouvoirs qui leur �taient d�l�gu�s,
cherch�rent � dissoudre ce gouvernement local. Ils lanc�rent un arr�t�
en vertu duquel le Tribunal populaire et le Comit� central ��taient et
demeuraient cass�s�. Les contre-r�volutionnaires n'en tinrent aucun
compte et, pour toute r�ponse, signifi�rent aux deux repr�sentants du
peuple qu'ils eussent � sortir du d�partement dans les vingt-quatre
heures. Paralys�e par l'influence des Girondins et d��ue par Barbaroux
qui pr�senta les faits sous un faux jour, la Convention, le 12 mai
1793, eut la faiblesse de ne point soutenir ses commissaires et
suspendit leurs arr�t�s. Ainsi se d�veloppa sous la cendre cet incendie
qu'il e�t �t� facile d'�teindre � l'origine et qui d�vora plus tard le
Midi de la France.

A Lyon, la situation �tait � peu pr�s la m�me, avec cette diff�rence
que le parti d�mocratique r�sistait intr�pidement. Un vrai tribunal
r�volutionnaire avait �t� �tabli; des suspects avaient �t� arr�t�s.
Grand tumulte � la Convention, quand on y apprit ces actes arbitraires.
La Gironde s'indigna, temp�ta; l'un de ses membres, Chasset, proposa un
d�cret ainsi con�u: �Ceux que l'on voudrait arr�ter ont le droit de
repousser la force par la force.� Ce d�cret fut vot�.

Certes, le respect de la l�galit� m�rite tous nos �gards; mais faut-il
qu'il aille jusqu'� encourager la guerre civile? Le parti des mod�r�s,
que d�fendait la Gironde, se composait d'hommes, nous le verrons
bient�t, qui, � Lyon et � Marseille, aimaient mod�r�ment la R�publique,
la patrie et la libert�.

Au milieu de ces d�chirements, de ces embarras, de ces sinistres
pr�sages, la Convention avait commenc� � poser les bases de la
Constitution. Calme dans l'orage, elle d�lib�rait sur les plus grandes
questions qui int�ressent l'humanit�.

Admettrait-elle en faveur de son oeuvre une sorte d'inspiration
surnaturelle dont elle serait l'interpr�te?

[Illustration: Fouquier-Tinville, accusateur public.]

Tel ne fut pas l'avis de Vergniaud, l'esprit le plus �lev�, l'orateur
le plus �loquent et le plus honn�te de la Gironde: �Les anciens
l�gislateurs, dit-il, faisaient intervenir quelque dieu entre eux et le
peuple. Nous qui n'avons ni le pigeon de Mahomet, ni la nymphe du Numa,
ni m�me le d�mon familier de Socrate, nous ne pouvons interposer entre
le peuple et nous que la raison.�

A ceux qui voulaient que la Constitution de 93 consacr�t ou proscrivit
la libert� des cultes, Danton r�pondait avec beaucoup de sagesse:
�Quoi! nous leur dirons: Fran�ais, vous avez la libert� d'adorer la
divinit� qui vous para�t digne de vos hommages! mais la libert� du
culte que vos lois ont pour objet ne peut �tre que la r�union des
individus assembl�s pour rendre, � leur mani�re, hommage � cette
divinit�. Une telle libert� ne peut �tre atteinte que par des lois de
police; or, sans doute, vous ne voudrez pas ins�rer dans une
d�claration des droits une loi r�glementaire. La raison humaine ne peut
r�trograder; nous sommes trop avanc�s pour que le peuple puisse croire
n'avoir point la libert� de son culte, parce qu'il ne verra pas le
principe de cette libert� inscrit sur les tables de la Constitution.

�Si la superstition semble encore avoir quelque part aux mouvements qui
agitent la R�publique, c'est que la politique de nos ennemis l'a
toujours employ�e; mais regardez que partout le peuple, d�gag� des
impulsions de la malveillance, reconna�t que quiconque veut
s'interposer entre lui et la divinit� est un imposteur. Partout on a
demand� la d�portation des pr�tres fanatiques et rebelles. Gardez-vous
de mal pr�sumer de la raison nationale; gardez-vous d'ins�rer un
article qui contiendrait cette pr�somption injuste!�

De ces hauteurs sereines o� s'�purent les intelligences, o� se
dissipent les haines personnelles, o� Montagnards et Girondins se
trouvaient presque d'accord, la Convention �tait malheureusement
ramen�e vers les sombres n�cessit�s du pr�sent, vers l'antagonisme des
partis.

Le 10 mai 1793, la Convention quitta la salle des Feuillants pour une
autre salle enferm�e dans le palais des Tuileries. En principe, c'�tait
logique: les repr�sentants de la souverainet� du peuple devaient si�ger
dans l'ancienne r�sidence des souverains.

Au point de vue parlementaire, cette salle avait n�anmoins tous les
d�fauts: elle �tait trop petite et on y arrivait par les escaliers
�troits du pavillon de l'Horloge et du pavillon Marsan. Acc�s
difficile, nuls d�gagements, aucun moyen de fuir ou d'appeler � soi la
force arm�e.

Le 16, l'Assembl�e choisit pour pr�sident Isnard, le plus violent, le
plus col�rique des Girondins.

En face de cette menace (il est difficile de donner un autre nom � un
pareil choix) se dressait dans l'ombre le comit� de l'�v�ch�, plus
robespierriste que Robespierre, plus maratiste que Marat, plus
h�bertiste qu'H�bert lui-m�me. Il se composait d'hommes atrabilaires
et vindicatifs, de citoyens aigris par l'indigence, qui parlaient
ouvertement d'_en finir_ avec les _vingt-deux_. C'est ainsi qu'on
d�signait les membres de la Gironde.

De ce c�t� n�anmoins le danger n'�tait pas tr�s-s�rieux. Bien autrement
terrible fut le br�lot lanc� contre la Gironde par Camille Desmoulins.
Son _Histoire des Brissotins_ est un libelle implacable, une satire �
la fois s�rieuse et bouffonne, une d�nonciation rehauss�e par tous les
artifices du style et du plus incontestable talent. Apr�s un tel
r�quisitoire et un tel jugement, il ne manquait plus que le bourreau.

Pourquoi cette haine des Girondins? Comme eux, Camille �tait du parti
des indulgents. Comme eux, il ne d�daignait point de s'asseoir � la
table des riches et des g�n�raux. Pourquoi? Un mot suffira pour tout
expliquer. Malgr� quelques faiblesses dont il riait et s'accusait
lui-m�me, entre la Gironde et Camille Desmoulins il y avait un ab�me,
Camille avait le coeur pl�b�ien: par raison, par sympathie, par toutes
les inclinations de sa bonne et riche nature, il appartenait � la
classe souffrante. Et puis il aimait Paris: attaquer sa ch�re ville,
c'�tait attaquer la R�volution.

Profitant d'une �meute de femmes qui avait fait quelque tapage aux
portes et dans les tribunes de la Convention, le 18 mai, Guadet fit
trois propositions audacieuses: �1� Les autorit�s de Paris sont
cass�es; 2� les membres suppl�ants de la Convention se r�uniront �
Bourges, pour y d�lib�rer d'apr�s un d�cret pr�cis qui les y
autorisera, ou sur la nouvelle certaine de la dissolution de la
Convention; 3� ce d�cret sera envoy� aux d�partements par des courriers
extraordinaires.�

La Gironde comptait sur l'absence de quatre-vingts membres de la
Montagne, partis en mission aupr�s des arm�es, pour faire passer ce
coup d'�tat. La Convention, quoique mani�e, travaill�e par toutes
sortes d'influences personnelles, n'osa point voter une mesure qui
d�chirait si ouvertement l'unit� de la R�publique et outrepassait tous
les droits de l'Assembl�e. Bar�re, l'homme des atermoiements et des
demi-r�solutions, l'orateur � deux faces et � deux discours dont l'un
disait oui et l'autre non, conseilla de prendre un parti moyen:
l'Assembl�e d�cr�ta sous son influence qu'il serait form� une
commission de douze membres pour examiner la conduite de la
municipalit�, rechercher les auteurs des complots ourdis contre la
repr�sentation nationale et s'emparer, au besoin, de leurs personnes.
Les douze furent choisis exclusivement parmi les Girondins.

Bien loin de se conduire avec sagesse, cette commission, �tablie pour
rechercher la cause des troubles et les apaiser, ne fit qu'irriter les
esprits. Elle inventa, poursuivit des attentats imaginaires. Son
intention �tait �videmment de jeter l'alarme dans le pays et d'attirer
ainsi les faibles, les peureux � la Gironde, comme au seul rempart de
l'ordre et de la s�curit� publique. Pauvre stratag�me! Beaucoup ne
virent dans ses violences et ses attaques que le tourment d'un parti
d�masqu�.

Le 25 mai, la Commission des douze soumet � l'Assembl�e un projet de
d�cret ainsi con�u: �La Convention nationale met sous la sauvegarde
sp�ciale des bons citoyens la fortune publique, la repr�sentation
nationale et la ville de Paris.�

Alors Danton: �Je dis que d�cr�ter ce qu'on vous propose, c'est
d�cr�ter la peur.

N...--Eh bien! j'ai peur, moi!�

Il est heureux pour cet inconnu que le _Moniteur_ n'ait pas conserv�
son nom.

Les Girondins, r�unis en comit� secret chez Valaz�, dirigeaient la
conduite des douze, qui ne tard�rent point � frapper des mesures
rigoureuses.

H�bert (le P�re Duch�ne) avait �crit dans son journal que les
Girondins, _� plusieurs reprises, enlevaient le pain des boulangers
pour occasionner la disette_.

D�nonc� � la Commission des douze, il est ill�galement arr�t� le 24
mai. Peu nous importe l'homme: H�bert �tait substitut du procureur de
la Commune; il avait �t� �lu aussi bien que les repr�sentants du
peuple; avait-on le droit de l'arracher � la mairie?

Le lendemain, une d�putation de la Commune se pr�sente devant
l'Assembl�e nationale et demande la libert� ou le prompt jugement du
magistrat enlev� � ses fonctions.

Isnard s'emporte. De son si�ge de pr�sident, o� depuis quelques jours
il ne cessait de braver et d'injurier les tribunes, il lance cette
imprudente menace:

�Vous aurez prompte justice. Mais �coutez les v�rit�s que je vais vous
dire. La France a mis dans Paris le d�p�t de la repr�sentation
nationale. Il faut que Paris le respecte. Si jamais la Convention �tait
avilie, je vous le d�clare au nom de la France enti�re (bruit), Paris
serait an�anti...�

Des murmures, des interruptions, un tumulte affreux couvrent la voix du
pr�sident.

MARAT.--L�che, trembleur, descendez du fauteuil!

ISNARD, d'une voix s�pulcrale.--On chercherait sur les rives de la
Seine si Paris a exist�.

Ce sont l� de ces mots qui en temps de r�volution tuent un parti. Une
telle insulte, un tel blasph�me, avait le tort de trahir, en
l'accentuant, le voeu secret des Girondins, l'an�antissement de la
capitale.

Quel contraste, d'ailleurs, entre le ton violent d'Isnard et le langage
mod�r� de l'orateur qui r�clamait l'�largissement d'H�bert!

�Les magistrats du peuple, dit-il, qui viennent vous d�noncer
l'arbitraire, ont jur� de d�fendre la s�ret� des personnes et des
propri�t�s. Ils sont dignes de l'estime du peuple fran�ais.�

Des acclamations enthousiastes saluent ces paroles et retombent comme
une pluie de feu sur la t�te des Girondins.

Il ne manquait plus � cette temp�te que la voix de Danton.

�Je me connais aussi, moi, en figures oratoires. Il entre dans la
r�ponse du pr�sident un sentiment d'amertume. Pourquoi supposer qu'un
jour on cherchera vainement sur les rives de la Seine si Paris a
exist�? Loin d'un pr�sident de pareils sentiments! il ne lui appartient
que de pr�senter des id�es consolantes.�

Avec un art prodigieux, l'orateur attaque les Girondins sans les
nommer, ces hommes d'un _mod�rantisme perfide_. Il venge Paris des
calomnies sous lesquelles on veut l'accabler.

�La nation saura appr�cier la proposition qui lui a �t� faite de
transporter le si�ge de la Convention dans une autre ville. Paris, je
le r�p�te, sera toujours digne d'�tre le d�positaire de la
repr�sentation nationale. Mon esprit sent que partout o� vous iriez,
vous y trouveriez des passions parce que vous y porteriez les v�tres.
Paris sera bien connu; le petit nombre de conspirateurs qu'il renferme
sera puni. Le peuple fran�ais, quelles que soient vos opinions, se
sauvera lui-m�me, s'il le faut, puisque tous les jours il remporte des
victoires sur les ennemis, malgr� nos dissensions. Le masque arrach� �
ceux qui jouent le patriotisme (on applaudit successivement dans toutes
les parties de la salle) et qui _servent de rempart aux aristocrates,_
la France le l�vera et terrassera ses ennemis.�

Les paroles d'Isnard avaient eu dans tout Paris un retentissement
d'horreur: celles de Danton sont accueillies avec des transports
d'enthousiasme.

�Jupiter, dit un ancien, aveugle ceux qu'il veut perdre.� Plus les
Girondins sentaient le terrain de la popularit� fuir sous leurs pieds,
plus ils se plongeaient dans l'arbitraire. Franchissant toutes les
bornes, la Commission des douze, outre H�bert, Varlet, Marino, venait
de faire enlever nuitamment Dobsent, le pr�sident de la section de la
Cit�. Grande rumeur. Une nouvelle d�putation accourt aux portes de
l'Assembl�e nationale. Le pr�sident Isnard d�fend la commission,
Robespierre demande la parole, elle lui est refus�e.

Alors Danton, de son banc:

�Je vous le d�clare, tant d'impudence commence � nous peser; nous vous
r�sisterons.�

TOUS LES MEMBRES DE L'EXTR�ME GAUCHE.--Oui, nous r�sisterons. (On
applaudit dans les tribunes.)

DANTON.--Je demande la parole.

Il monte � la tribune.

�Je d�clare � la Convention et � tout le peuple fran�ais que si l'on
persiste � retenir dans les fers des citoyens qui ne sont que pr�sum�s
coupables; si l'on refuse constamment la parole � eux qui veulent les
d�fendre, je d�clare, dis-je, que s'il y a ici cent bons citoyens, nous
r�sisterons. (Oui! oui! s'�crie-t-on � l'extr�me gauche.) Je d�clare en
mon propre nom, et je signerai cette d�claration, que le refus de la
parole � Robespierre est une l�che tyrannie.�

LES M�MES VOIX.--Oui, oui, un despotisme affreux.

Et comme des murmures s'�levaient du c�t� droit:

DANTON.--Voil� ces amis de l'ordre qui ne veulent pas entendre la
v�rit�; que l'on juge par l� quels sont ceux qui veulent l'anarchie.
J'interpelle le ministre [Note: C'�tait Garat] de dire si je n'ai pas
�t� plusieurs fois chez lui pour l'engager � calmer les troubles, �
unir les d�partements, � faire cesser les pr�ventions qu'on leur avait
inspir�es contre Paris; j'interpelle le ministre de dire si, depuis la
R�volution, je ne l'ai pas invit� � apaiser toutes les haines, si je ne
lui ai pas dit: Je ne veux pas que vous flattiez tel parti plut�t que
l'autre, mais que vous pr�chiez l'union. Il est des hommes qui ne
peuvent se d�pouiller d'un ressentiment. Pour moi, la nature m'a fait
imp�tueux, mais exempt de haine. Je l'interpelle de dire s'il n'a pas
reconnu que les pr�tendus amis de l'ordre �taient la cause de toutes
les divisions, s'il n'a pas reconnu que les citoyens les plus exag�r�s
sont les plus amis de l'ordre et de la paix.

Qu'on compare ces belles paroles aux invectives de la Gironde et que
l'on dise de quel c�t� se trouvaient la mod�ration, la sagesse, de quel
c�t�, au contraire, �clatait la violence.

Cependant Paris bouillonnait; l'�tat d'agitation �tait extr�me. Des
groupes se formaient aux abords de la Convention. Le maire entre
lui-m�me dans la salle des s�ances, pr�c�d� du ministre de l'int�rieur.
Garat parle le premier et jure que la Convention n'a rien � craindre.
Pache r�p�te les m�mes d�clarations rassurantes. Il explique comment
les arrestations ordonn�es par la Commission des douze ont donn� lieu
aux rassemblements et r�v�l� un fait nouveau, c'est que cette m�me
commission avait envoy� aux sections de la Butte-des-Moulins, de
Quatre-Vingt-Douze et du Mail, connues pour leur esprit
contre-r�volutionnaire, l'ordre de tenir trois cents hommes pr�ts �
marcher.

Il �tait tard. H�rault de S�chelles prit le fauteuil. Deux d�putations
vinrent demander encore une fois la libert� d'H�bert, de Marino, de
Dobsent. Devant elles s'avan�ait au bout d'une pique un bonnet rouge
recouvert d'un cr�pe.

L'Assembl�e r�duite � un tr�s-petit nombre de membres d�cr�ta que les
prisonniers �taient �largis, que les douze �taient cass�s et que le
Comit� de s�ret� publique aurait � examiner leur conduite.

�tait-ce une surprise? Les Girondins avaient quelque droit de
l'affirmer. Le lendemain, ils demand�rent avec rage que le d�cret f�t
rapport�. On alla aux voix. La Montagne fut battue, mais par une faible
majorit�, 238 voix contre 279. D�cid�ment, elle avait beaucoup accru
ses forces; � l'origine, elle ne comptait pas cent membres; on
l'appelait d�daigneusement l'extr�me gauche. Les minorit�s qui ont pour
elles l'opinion publique et qui r�pondent aux besoins de leur temps ne
doivent jamais d�sesp�rer du succ�s.

La Commission des douze fut r�tablie, mais la Montagne obtint
l'�largissement provisoire d'H�bert et des autres d�tenus.

Comme c'�tait surtout � la Commission qu'en voulait le peuple de Paris,
le maintien des douze ne fit qu'exasp�rer les haines, envenimer les
soup�ons. On parlait vaguement de forces arm�es qui allaient fondre sur
Paris. D'o� viendraient-elles? Des d�partements o� les Girondins
avaient conserv� toute leur influence.

La Montagne pourtant h�sitait encore � se servir de l'insurrection pour
se d�barrasser de ses ennemis. Danton mena�a plus d'une fois, comme on
l'a vu, la conduite aveugle et violente de la Commission des douze.
Toutefois il ne d�sirait pas perdre les Girondins, mais les effrayer.
Il voulait les d�rober aux coups de leurs ennemis, en les couvrant des
�clats de sa voix. Les Girondins eurent l'imprudence de d�daigner cette
fureur tut�laire qui les e�t sauv�s en les meurtrissant. Mal vus du
peuple, ils essay�rent pourtant d'en appeler � la multitude. Ils firent
la terreur; mais ils la firent en hommes �trangers aux instincts et aux
passions des masses. On assure m�me que, pour se prot�ger, ils eurent
l'id�e d'en appeler � l'�meute. Les agitateurs de la Gironde n'avaient
ni la figure ni le v�tement de leur r�le; ils enr�gimentaient des
domestiques, des hommes de confiance, des d�soeuvr�s: cette p�le
contrefa�on des mouvements populaires ne fit que h�ter le r�veil du
lion. Les Girondins ne cessaient, en m�me temps, d'exag�rer aux yeux du
pays les dangers de leur situation personnelle; _Nous sommes sous le
couteau_, �crivaient-ils, dans un moment o� leur Commission des douze
tenait encore Paris sous le fer des ba�onnettes. A force d'agiter
l'ombre d'un complot, les Girondins donn�rent � leurs ennemis l'id�e
d'entreprendre sur l'inviolabilit� des membres de la Convention.

Leur grand tort fut d'avoir provoqu� la lutte, d'avoir jet� le d�fi �
la population parisienne. Si les Montagnards les avaient �pargn�s, les
Girondins n'eussent point �pargn� les Montagnards. Guerre pour guerre,
dent pour dent, t�te pour t�te.

Le glaive tremblait dans le fourreau: qui osera s'en servir?--Moi, dit
Marat, dont la conscience ne recule devant aucun scrupule. Ce qu'il
hait, ce qu'il poursuit dans les Brissotins, c'est la tyrannie des
_importants_ et des _parvenus_. Entre lui et ces hommes, c'est une
lutte � mort... Oui, � mort; car le fer, apr�s avoir frapp� les
victimes, se retournera contre le sacrificateur.




XIII

Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon
d'alarme.--L'Ev�ch�.--La Convention envahie.--La Commission des douze
est cass�e.--Promenade aux flambeaux.--L'Insurrection recommence le 2
juin.--Mauvaises nouvelles de la Vend�e et du th��tre de la guerre.--Le
tocsin de Notre-Dame et la g�n�rale.--Ce qui se passe � la
Convention.--Henriot et les canonniers.--Mise en accusation des
vingt-deux.--Fin de Th�roigne de M�ricourt.


--H� bien, p�re Fran�ois, il y aura du grabuge aujourd'hui; on dit le
peuple terriblement en col�re.

--Contre qui?

--Contre les Girondins.

--Pour qui tenez-vous: les Girondins ou les Montagnards?

--Moi? je ne sais pas... Je suis pour la bonne cause.

Tel est le dialogue qui, le matin du 31 mai, se tenait entre deux
bourgeois du faubourg Saint-Marceau.

La v�rit� est que depuis quelque temps une moiti� de la population se
d�sint�ressait des affaires publiques. Il �tait si difficile pour la
masse des citoyens de voir clair dans les questions qui divisaient les
hommes d'�tat et les animaient les uns contre les autres.

La Convention nationale offrait alors aux esprits les moins pr�venus un
triste et perp�tuel d�cha�nement d'animosit�s impuissantes. La
R�volution allait avorter dans ces crises et ces conflits d'homme �
homme, de parti � parti, si l'insurrection ne f�t intervenue. Il y
avait sans doute � franchir une barri�re sacr�e--la loi. Le peuple de
Paris n'h�siterait-il point � porter la main sur sa propre souverainet�
en mutilant la repr�sentation nationale? Il h�sita en effet. Depuis une
quinzaine de jours que se pr�parait le mouvement, les sections
reculaient devant une prise d'armes, une attaque directe contre la
Convention. La Commune �tait divis�e. Les comit�s r�volutionnaires
eux-m�mes ne pouvaient se mettre d'accord entre eux. Les clubs
parlaient tr�s-haut et n'agissaient pas. Les Jacobins (lisez
Robespierre) �taient pour une insurrection morale, c'est-�-dire sans
doute pour une imposante manifestation de l'esprit public qui e�t forc�
les Girondins � donner leur d�mission. Seul l'�v�ch� tenait pour un
coup de main; mais ce petit groupe de fanatiques ne pouvait rien faire
par lui-m�me. D'un autre c�t�, entre la Gironde et la Montagne, les
vrais patriotes s'�taient depuis longtemps d�cid�s pour celui des deux
partis qui repr�sentait le mieux la force et l'id�e de la R�volution;
n�anmoins, soit lassitude, soit respect du droit, ils refusaient de
marcher.

Qui donc �branlera la masse?... Ce fut une poign�e d'agitateurs.

Le vendredi 31 mai, � trois heures du matin, le tocsin sonna dans les
tours de Notre-Dame, et se propagea de clocher en clocher. A ce signal,
le rappel fut battu dans tous les quartiers de Paris. A huit heures, il
y avait cent mille hommes sous les armes. La Convention s'�tait
rassembl�e d�s le point du jour. Le commandant du poste du Pont-Neuf
est � la barre, il dit qu'on �tait venu lui proposer de tirer le canon
d'alarme. Il s'y �tait refus�; mais pendant qu'il acceptait les
honneurs de la s�ance, le canon d'alarme part. Il est neuf heures du
matin. A ce bruit, Danton s'�crie: �Quelques personnes paraissent
craindre le canon d'alarme. Celui que la nature a cr�� capable de
naviguer sur l'oc�an orageux n'est point effray� lorsque la foudre
atteint son vaisseau. Sans contredit, vous devez faire en sorte que les
mauvais citoyens ne mettent pas � profit cette grande secousse; mais si
elle n'a �t� imprim�e que parce que Paris vous porte ses justes
r�clamations, si, par cette convocation peut-�tre trop solennelle, il
ne vous demande qu'une justice �clatante contre ses calomniateurs, il
aura encore bien m�rit� de la patrie. Dans un temps de r�volution, le
peuple doit se produire avec toute l'�nergie qui annonce la force
nationale.�

Cette voix plus imposante et plus terrible que le canon d'alarme fait
courir dans toute la salle des s�ances un frisson d'enthousiasme.

A la fois imp�tueux et profond�ment habile, l'orateur ajoute:

�Vous avez cr�� une commission impolitique...�

PLUSIEURS VOIX.--Nous ne savons pas cela.

DANTON.--Vous ne le savez pas, il faut donc vous le rappeler. Cette
Commission des douze a jet� dans les fers les magistrats du peuple, par
cela seul qu'ils avaient combattu dans des feuilles cet esprit de
mod�rantisme que la France veut tuer pour sauver la R�publique.
Pourquoi avez-vous donc ordonn� l'�largissement de certains
fonctionnaires publics? Vous y avez �t� engag�s sur le rapport d'un
homme que vous ne suspectez pas, un homme que la nature a cr�� doux,
sans passion, le ministre de l'int�rieur (GARAT). En ordonnant de
rel�cher un des magistrats du peuple (H�BERT), vous avez �t� convaincus
que la commission avait mal agi sous le rapport politique. C'est sous
ce rapport que j'en demande, non pas la cassation, car il faut un
rapport, mais la suppression.�

[Illustration: Carrier.]

Jusqu'ici, par cons�quent, il ne s'agissait que de la Commission des
Douze. Qu'elle soit dissoute et tout rentrera dans l'ordre. �C'est le
seul moyen de sauver le peuple de ses ennemis, de le sauver de sa
propre col�re.� Si au contraire les Girondins se montrent sourds aux
conseils de la prudence, �le peuple fera pour sa libert� une
_insurrection enti�re_�.

D'un autre c�t�, l'amour-propre de la Gironde, sa dignit�, si l'on
veut, l'engageait � ne pas c�der devant les premiers signes de
l'�meute.

�Il faut, dit Vergniaud, que la Convention prouve qu'elle est libre; il
ne faut pas qu'elle casse aujourd'hui la commission... Il faut qu'elle
sache qui a donn� l'ordre de tirer le canon d'alarme... S'il y a un
combat, il sera, quoiqu'en soit le succ�s, la perte de la R�publique...
Jurons tous de mourir � notre poste.�

_S'il y a un combat_...Ces mots prouvent bien que la Gironde
s'attendait � une lutte dans laquelle elle esp�rait encore ressaisir
l'avantage sur ses adversaires.

�Vous nous accusez, s'�criait � son tour Rabaut-�tienne. Pourquoi?
parce que vous savez que nous allons vous accuser.�

La Convention, il y a tout lieu de le croire, ignorait le travail qui
s'�tait fait pendant la nuit, travail de taupe qui avait creus� une
mine profonde.

La veille au soir, il y avait eu r�union � l'�v�ch�. Quelques rares
quinquets �clairaient d'une lumi�re brumeuse la salle o� se tenaient
les s�ances. On distinguait �a et l� dans cette p�nombre d'�tranges
t�tes r�volutionnaires; Dobsent, l'un de ceux qui avaient �t� arr�t�s
par ordre de la commission des Douze, prit la parole. Son discours est
une r�p�tition exacte de ce que pensait et disait Marat dans sa
feuille, et pourtant Dobsent n'�tait point maratiste, il travaillait
pour lui-m�me.

�Citoyens, s'�cria-t-il, depuis longtemps la division est au sein de la
Convention nationale. Comment voulez-vous que l'ordre s'�tablisse dans
la nation, si le d�sordre et l'anarchie r�gnent dans l'Assembl�e de ses
repr�sentants? La faction qui trouble dans ce moment-ci l'union et
l'harmonie de vos mandataires, citoyens, vous la connaissez tous, c'est
la Gironde. Les Girondins sont des hommes qui voudraient arr�ter la
R�volution � leurs id�es, afin de s'en emparer et de la r�gir. Or,
quelles sont les id�es de ces hommes? Ils veulent faire succ�der �
l'ancienne aristocratie qui pesait sur vos t�tes une aristocratie
nouvelle mille fois plus accablante. Vous n'aurez quitt� le joug des
anciens nobles que pour tomber sous celui des parvenus insolents et mal
�lev�s. Qu'on juge du vertige de ces valets de l'ancien r�gime, devenus
ma�tres � leur tour! Ils ont toutes les passions des anciens supp�ts de
la tyrannie, et ils ont moins qu'eux les biens�ances. Vous �tes plus
�loign�s de la libert� que jamais, car vous �tes asservis au nom de la
libert� m�me. Avec des dehors brillants ou des formes s�duisantes, ces
hommes amollis par la bonne ch�re, par les femmes, par l'oisivet�,
demeurent faibles et ind�cis devant les grandes mesures; or, en
r�volution, il faut agir r�volutionnairement.

�Les Girondins r�sistent � l'unit� de notre gouvernement, entravent
notre marche, troublent la paix et le bon accord de l'Assembl�e. Si
vous les laissez faire, citoyens, de nos dissentions intestines
na�tront plusieurs r�publiques f�d�r�es: les hommes les plus audacieux
ou les plus adroits usurperont l'empire, soumettront la multitude � un
nouveau joug, et le gouvernement aura chang� de forme sans avoir
r�tabli la libert�. Croyez-moi, dans tout �tat o� quelques classes
s'opposent avec acharnement � la tranquillit� et � la f�licit�
publiques, c'est folie de vouloir s'ent�ter � les convertir; il faut
les retrancher. Dans des temps de r�volution comme celui o� nous
sommes, d�truire les factions est un devoir; derri�re les Girondins se
cachent les royalistes, les f�d�r�s, les m�contents, en un mot, tous
ces hommes avec lesquels votre gouvernement n'est pas possible. Je vous
engage donc � prendre d'assaut la Gironde, comme une forteresse qui
couvre de sa protection les projets sinistres et les men�es sourdes de
nos ennemis. Aux armes! citoyens, levons-nous, et montrons que si nous
savons exterminer les rois, nous n'ignorons pas non plus la mani�re de
d�truire la tyrannie des factions. Demain, pr�sentez-vous arm�s aux
portes de la Convention nationale, et exigez qu'on vous livre les
vingt-deux (les Girondins).�

Se tournant du c�t� d'Henriot: �Henriot, tu es un brave citoyen et un
homme de coeur; je te confie le commandement de l'insurrection. A
demain!�

L'�v�ch� avait un pied dans la Commune. Il forma un _Comit�
r�volutionnaire_ ou _Conseil g�n�ral_ qui si�gea le 31 d�s le matin �
l'H�tel-de-Ville; mais la direction du mouvement lui �tait disput�e par
les Jacobins qui, de leur c�t�, avaient institu� chez eux une
_assembl�e des commissions de sections_, ou de _Salut public_. Entre
ces deux centres d'action l'�meute flottait ind�cise.

Vers cinq heures du soir n�anmoins le faubourg Saint-Antoine s'�branle.
Une sombre multitude entoure le palais des Tuileries; le souffle
enflamm� de cent � deux cent mille hommes se r�pand dans les airs. Des
flots apr�s des flots battent les �paisses murailles derri�re
lesquelles si�ge la Convention.

La salle est d'abord envahie par une d�putation de Jacobins, � la t�te
de laquelle s'avance Lhuillier, un ancien cordonnier, alors procureur
de la Commune et homme de loi. Il rappelle l'anath�me d'Isnard lanc�
contre Paris; il demande qu'on mette en accusation des repr�sentants
derri�re lesquels les royalistes du Midi et de la Vend�e abritaient
leurs esp�rances, leurs criminelles manoeuvres.

Des hommes arm�s de piques, de b�tons se r�pandent jusque sur les bancs
des d�put�s. Pouvait-on d�lib�rer sous la pression des envahisseurs? Le
temple de la souverainet� nationale n'�tait-il point viol�?

Vergniaud propose de lever la s�ance. Le centre demeure immobile.
Vergniaud sort, nul ne l'accompagne. Il rentre et voit la figure de
Robespierre � la tribune.

L'orateur (j'allais �crire l'accusateur public) fut amer, p�n�trant,
mais diffus.

VERGNIAUD, de son banc.--Concluez!

ROBESPIERRE.--Je conclus et contre vous: contre vous qui, apr�s la
r�volution du 10 ao�t, vouliez mener � l'�chafaud ceux qui l'avaient
faite; contre vous qui provoquez la destruction de Paris.

Nouveau d�bordement de la multitude. C'est l'�v�ch� qui arrive. La
salle est de plus en plus envahie. Jusqu'ici pourtant nulle violence.
Pas un coup de fusil ne fut tir� dans cette journ�e. Les ouvriers du
faubourg Saint-Antoine apportent m�me � la Convention des paroles de
paix.

�L�gislateurs, s'�crie l'un d'eux, la r�union vient de s'op�rer, la
r�union du faubourg, de la Butte des Moulins et des sections voisines.
On voulait que les citoyens s'�gorgeassent, ils viennent de
s'embrasser.�

Tout cela �tait vrai. Ces sections soup�onn�es de royalisme et r�unies
au Palais-Royal venaient, en effet, de parlementer, de s'entendre et de
se confondre dans le m�me cri: �Vive la R�publique!�

Il fallait pourtant conclure, ainsi que l'avait dit Vergniaud. La
commission des Douze fut cass�e; on d�cr�ta que ses papiers seraient
r�unis au comit� de Salut public. Ce comit� fut charg� d'en rendre
compte �sous trois jours.�

Bar�re qui avait r�dig� le d�cret ajouta qu'on �poursuivrait les
complots.�

O Janus! O Tartufe! que dites-vous de ce tour de force? Des complots,
mais lesquels? Des coupables, mais �tait-ce les hommes de l'�v�ch� ou
les Girondins? Bar�re se gardait bien de le dire.

Tout �tait-il fini? Oui, pour ce jour-l�. Vergniaud lui-m�me, voulant
dissimuler la d�faite de son parti, avait d�clar�, au commencement de
la s�ance, que le peuple de Paris avait bien m�rit� de la patrie.
Jamais il ne fut plus beau, plus grand comme orateur. C'�tait le chant
du cygne.

La Convention sortit, descendit sur la terrasse des Feuillants et
parcourut aux flambeaux les Tuileries, le Carrousel. Les d�put�s
Girondins, dont on avait r�clam� la proscription et dont la chute �tait
si prochaine, assistaient eux-m�mes � cette f�te.

Le lendemain arriv�rent des nouvelles sinistres de la Vend�e, de Lyon,
de Valenciennes, de Mayence, de la fronti�re d'Espagne: partout la
Convention �tait trahie, attaqu�e, menac�e par l'ennemi du dedans et du
dehors. Dira-t-on que ces d�sastres n'�taient point connus de la
population, que le comit� de Salut public les d�vorait en silence?
L'�tincelle �lectrique n'est point une vaine figure de langage. Paris
en savait assez pour tressaillir de fureur et d'indignation.

Sur qui devait tomber la responsabilit� de ces malheurs? Avant le 10
ao�t, on accusait la Cour, les constitutionnels. La Cour ayant disparu,
les constitutionnels �tant rentr�s sous terre, on s'en prenait
d�sormais � ceux qui se rapprochaient le plus de leurs principes,
c'est-�-dire aux Girondins.

Cette accusation �tait-elle injuste? En ce qui regardait l'�tranger,
peut-�tre; mais en ce qui concernait Lyon, Marseille, non pas. C'est
sous le masque du girondisme, du mod�rantisme que ces deux grandes
villes, en pleine r�volte, avaient brav�, d�fi� la Convention.

Les Girondins n'avaient alors qu'un parti � prendre: donner leur
d�mission, h�sitaient-ils par un sentiment d'honneur? Esp�raient-ils
ressaisir la majorit� de la Convention? Comptaient-ils encore sur la
plaine?

Si telle �tait leur illusion, ils connaissaient bien peu les grandes
assembl�es politiques. Dans chacune d'elles, il y a les �l�ments d'une
majorit� stagnante � la surface, mais qui se d�place par des courants
sous-marins selon que le vent du succ�s souffle � droite ou � gauche.
Le centre appartenait � la Gironde, tant que la Gironde �tait la plus
forte; il se portait � pr�sent vers la Montagne.

Le chef de la Gironde, madame Roland venait d'�tre arr�t�e par ordre de
la commune.

Dans la nuit du 1er au 2 juin, les comit�s r�volutionnaires ne
n�glig�rent aucun moyen pour soulever la population. Cependant la nuit
s'avan�ait et rien ne bougeait encore. Marat �tait � l'H�tel de Ville:
impatient, fougueux, inquiet, il promenait ses regards sur les quais
endormis. A la vue de ce calme, le sang bouillonnait dans ses veines;
il frappait du pied. Il y a ceci de remarquable que lui, si
d�clamateur, si verbeux d'ordinaire, parla tr�s-peu durant ce sombre
drame, dont il fut pourtant le principal acteur par son journal, ses
men�es sourdes et l'influence qu'il exer�ait sur la commune.

Vers deux heures du matin un petit homme qui ressemblait � l'Ami du
peuple �tait suspendu avec trois ou quatre acolytes � la corde d'une
des cloches dans les tours Notre-Dame. La cloche �tait lourde; ils
tirent, ils s'acharnent, ils s'enragent. On dirait ces gnomes que le
moyen �ge se figurait suspendus la nuit aux fl�ches dea vieilles
cath�drales. Enfin la cloche s'�branle; le marteau soulev� � grand
peine retombe sur les parois d'airain; le tocsin sonne. C'est le glas
de la mort pour le parti de la Gironde.

Les coups de ce tocsin nocturne tombent sur les faubourgs ind�cis. On
bat la g�n�rale dans toutes les rues, les autres cloches de la ville
s'�veillent, les cris d'alarme se r�pondent dans les t�n�bres. Au
milieu de tout ce mouvement, de ce cliquetis d'armes, de ce bruit de
tambours, on entend l'impassible marteau des monuments publics qui
frappe les heures de distance en distance. Il n'est personne qui n'ait
remarqu� dans une nuit d'�meute ou de r�volution, l'indiff�rence
solennelle de l'horloge. Cette voix d'airain qui marque sur le m�me ton
l'heure de la r�volte ou de la tranquillit� publique, �trang�re aux
passions, aux souffrances, aux agitations de l'homme, calme ainsi que
tout ce qui sort de l'�ternit� pour y rentrer aussit�t, elle para�t
dire: �Tuez-vous, �gorgez-vous, si bon vous semble, vous n'aurez point
l'honneur de troubler dans les espaces c�lestes la marche des astres �
laquelle j'ob�is.�

La veille, le 1er juin, les Girondins avaient soup� ensemble pour la
derni�re fois. Louvet leur proposa de fuir dans leurs d�partements, et
de revenir � la t�te d'une arm�e de F�d�r�s pour _d�livrer_ la
Convention. _D�livrer_, c'est le mot dont tous les partis politiques
couvrent leurs attentats contre le droit et la libert�. On assure
qu'ils rejet�rent avec horreur cet appel � la guerre civile: soit; mais
pourquoi faut-il pour leur honneur, pour leur m�moire, pour leur
justification devant la post�rit� qu'ils n'aient point toujours
repouss� un moyen aussi criminel de r�tablir dans le pays leur autorit�
m�connue? Le soir ils se r�fugi�rent rue des Moulins chez leur confr�re
Meillan, dans les vastes appartements duquel ils purent entendre les
sombres rumeurs de la rue, le rappel des tambours, les proclamations
lues � la clart� des torches, le bruit des armes, les all�es et venues
des patrouilles dans les t�n�bres.

Se rendraient-ils le lendemain � la Convention? Cette question fut
agit�e, leurs amis les d�tourn�rent de cet acte d'h�ro�sme, leur
conseill�rent l'absence, les gard�rent en quelque sorte de force.
Barbaroux, Lanjuinais et deux ou trois autres �chapp�rent seuls � ces
obsessions d'une tendresse aveugle.

Au point du jour on tira le canon d'alarme. Des colonnes de citoyens
arm�s de piques et de fusils se portent vers le palais de l'Assembl�e
nationale; Henriot marche � leur t�te avec de l'artillerie. Toute cette
multitude serre d'une triple haie, h�riss�e de lances et de
ba�onnettes, l'enceinte o� la Convention tient ses s�ances. Henriot
fait tourner la bouche des canons vers le ch�teau des Tuileries.
Marat, aux premi�res blancheurs du jour, parcourt le jardin, haranguant
les ouvriers, ramenant doucement par la manche de la blouse les hommes
du peuple qui semblent vouloir s'�carter de ses conseils et de son mot
d'ordre, communiquant � tous ce m�me esprit de d�fiance qui �tait si
bien dans sa nature.

La s�ance s'ouvre, Malarm� pr�side. Les bancs de la droite sont presque
d�serts. O� �tait Vergniaud? O� se trouvaient alors Condorcet, Brissot,
Louvet? chez Meillan, sans doute. Malheur aux partis qui en temps de
r�volution d�sertent le terrain de la lutte! Dira-t-on que leur
pr�sence e�t �t� inutile, que la Convention n'ob�issait plus qu'� la
force? Ce serait injuste; l'Assembl�e garda jusqu'au dernier moment un
certain souci de sa dignit�. Si elle finit par c�der aux sommations du
dehors, c'est qu'elle ne consid�rait plus elle-m�me les Girondins comme
�tant � la hauteur du mouvement r�volutionnaire. Leur absence n'en
fournissait-elle point la preuve?

La s�ance d�bute mal pour les Girondins. Lecture est donn�e d'une
lettre adress�e � la Convention par les administrateurs de la Vend�e.
Cette lettre d�sesp�r�e annonce que tout est perdu, que tout tombe au
pouvoir des rebelles. �Voil�, conclut-elle, o� nous ont men� vos
divisions et vos querelles dont vous vous �tes plus occup�s que des
secours dont nous avions besoin.�

De tous les c�t�s affluent de sinistres nouvelles. On �crit de
Wissembourg: �Jamais les aristocrates ne lev�rent plus audacieusement
le masque. Nous p�rirons en combattant; mais vous, l�gislateurs, ces
puissants motifs ne devraient-ils pas vous faire abjurer toute haine
particuli�re pour ne vous occuper que du salut de la patrie.�

Les m�mes cris d'alarme partaient � la fois de la Loz�re, de la
Haute-Loire, de Lyon, o� huit cents patriotes venaient d'�tre massacr�s
par des r�actionnaires qui arboraient le drapeau de la Gironde.

Cette lecture faite au nom du Comit� de salut public par
Jean-Bon-Saint-Andr� �tait encore plus terrible pour les Girondins que
le glas de l'agonie qui sonnait dans toute la ville.

Une d�putation de la Commune se pr�sente � la barre:

�Mandataires, dit l'orateur, en s'adressant aux membres de la
Convention, le peuple de Paris n'a pas quitt� les armes. Les colonnes
de l'�galit� sont �branl�es; les contre-r�volutionnaires l�vent la
t�te, la foudre gronde, elle est pr�te � les pulv�riser. Les crimes des
factieux de la Convention sont connus; nous venons pour la derni�re
fois vous les d�noncer. D�cr�tez � l'instant m�me qu'ils sont indignes
de la confiance publique, qu'ils soient mis en �tat d'accusation.�

La lutte s'engage terrible, implacable. De part et d'autre on s'accable
de paroles brutales, de r�criminations violentes. Le bruit du tambour
qu'on bat dans toute la ville p�n�tre, retentit jusque dans la salle
des s�ances. Lanjuinais monte � la tribune:

�C'est contre la g�n�rale que je veux parler.�

Profitant d'un moment de silence, il s'�l�ve avec force contre la
tyrannie de l'�meute, contre les usurpations de la commune, contre la
nouvelle p�tition �tra�n�e dans la boue des rues de Paris.�

Plusieurs voix: �Il insulte le peuple!�

Legendre: �Descends de la tribune, ou je t'assomme.

Lanjuinais: �Commence par faire d�cr�ter que je suis un boeuf.

Tout le monde sait que Legendre �tait boucher.

Le tumulte redouble. Les galeries avaient �t� envahies de bonne heure
par les Jacobins qui �branlent la salle de cris et de tr�pignements.

Il ne restait plus aux Girondins qu'une chance de salut, c'�tait de
s'immoler eux-m�mes sur l'autel de la Concorde, de donner leur
d�mission. Isnard, Fauchet, le vieux Dussaulx, Lanthenas, offrent
successivement de se poser en victimes expiatoires. H�las! il �tait
trop tard. Cette r�solution qui, deux jours auparavant, aurait pu
sauver la Gironde, ne servit qu'� l'amoindrir. �C'est un pi�ge,�
murmura Robespierre. Marat qui ne voulait � aucun prix que sa proie lui
�chapp�t, s'�crie. �C'est l'impunit� pour les tra�tres.� Il s'�lance �
la tribune et d�clare qu'il donne sa d�mission, si l'on consent au
sacrifice de quelques membres se d�vouant eux-m�mes en holocauste.

De leur c�t� Lanjuinais et Barbaroux protestent avec h�ro�sme contre
cette concession faite � l'�meute.

Cependant la salle est cern�e, gard�e � vue, entour�e d'�nergum�nes qui
emp�chent les d�put�s de sortir. La Convention reconna�t avec horreur
qu'elle est prisonni�re. Le sentiment de sa propre dignit� se r�volte
devant cet outrage. Retrancher les Girondins, passe encore; mais les
livrer, mais subir, s�ance tenante, la pression de l'�meute, mais se
d�shonorer elle-m�me aux yeux de la France et de la post�rit�, oh! non,
mille fois non!

Bar�re s'�lance � la tribune: �Prouvons, dit-il, que nous sommes
libres. Allons d�lib�rer au milieu de la force arm�e; elle prot�gera
sans doute la Convention.�

Plusieurs voix: �Oui, oui; on veut nous opprimer: sortons d'ici et
faisons baisser devant nous les ba�onnettes.�

Le pr�sident (H�rault de S�chelles qui venait de remplacer Malarm�),
descend du fauteuil; presque tous les membres de la Convention le
suivent. Une trentaine de Montagnards restent seuls immobiles sur leurs
bancs.

Les d�put�s du centre et de la droite, sans compter beaucoup, du c�t�
gauche, se pr�cipitent vers la porte de bronze; la garde leur livre
passage. Le pr�sident conduit l'Assembl�e en procession dans les cours
et dans le jardin des Tuileries. Elle se pr�sente � toutes les issues
qu'elle trouve ferm�es; elle ordonne qu'on lui ouvre une des grilles:
refus. A l'entr�e de la place du Carrousel, elle rencontre l'artillerie
qui barre le passage, soutenue qu'elle �tait d'un triple rang de piques
et de ba�onnettes. H�rault de S�chelles, avec une noble attitude,
signifie aux chefs de l'insurrection qu'ils doivent se retirer et
laisser � la Convention son libre vote: �Nous voulons bien,
ajoute-t-il, juger les vingt-deux; nous ne voulons pas qu'on nous les
arrache par la force. Henriot, r�pond par un mot:

�Canonniers, � vos pi�ces!�

Le canon cette derni�re raison des rois, �tait maintenant celle de
l'�meute.

La Convention, cette assembl�e si grande, si fi�re, qui jugeait et
punissait les rois, qui d�fiait toutes les cours de l'Europe, baisse la
t�te devant la tyrannie de la force et recule fr�missante de col�re.
C'�tait assez d'humiliations ainsi. Dans l'int�rieur de l'Assembl�e les
tribunes murmuraient. Marat qui �tait d'abord rest� � son poste, mais
qui se leva de son banc et sortit, quand il craignit que la masse des
d�put�s ne se f�t �chapp�e, rencontra la Convention dans un piteux �tat
de d�sarroi au Pont-Tournant.

--Je somme l'Assembl�e, dit-il, de rester dans la salle des s�ances.

Honteuse, vaincue, constern�e, la Convention reprend le chemin du
Palais des Tuileries.

A partir de ce moment, Marat est l'�me de l'Assembl�e. D�cr�t� nagu�re
d'accusation, hu�, honni, persifl� quelques jours auparavant, il
dispose maintenant � son gr� du sort de ses ennemis; il recommande
d'�laguer trois Girondins de la liste des vingt-deux: Dussaulx
�vieillard radoteur, trop incapable pour �tre chef de parti; Lanth�nas,
pauvre d'esprit, qui ne m�ritait pas l'honneur que l'on songe�t � lui;
Ducos, � qui l'on ne pouvait reprocher que quelques opinions erron�es�,
et l'on efface ces noms, il conseille d'en inscrire d'autres � leur
place, et on les inscrit.

Le d�cret d'arrestation passa � une grande majorit�, il est vrai que
beaucoup de d�put�s s'abstinrent.

D�s que cette nouvelle est connue, l'insurrection d�barrasse les abords
du Palais national, toute cette multitude arm�e se retire au chant de
_�a ira_. Femmes, enfants, vieillards, s'en vont en m�lant leurs voix
au terrible refrain. L'�meute rentre dans les faubourgs comme la lionne
dans son antre. Ivres de vin et de patriotisme, ces farouches
sans-culottes se quittent en jurant de mourir pour la libert�; les
mains serrent les mains, tous les coeurs battent dans un seul coeur. On
croyait enfin que la Convention d�livr�e de ses luttes intestines
marcherait d'un pas ferme vers les grandes mesures qui devaient assurer
le bonheur public � l'int�rieur et la victoire de nos arm�es sur les
champs de bataille.

Il y avait alors pr�s d'Avignon un jeune officier d'artillerie, qui
s'appelait quelque chose comme Buonaparte ou Bonaparte. Il �crivit ces
mots quelques mois apr�s la chute des Girondins: �Pour voir lequel des
F�d�r�s ou de la Montagne tient pour la R�publique, une seule raison me
suffit, la Montagne a �t� un moment la plus faible, la commotion
paraissait g�n�rale. A-t-elle cependant jamais parl� d'appeler les
ennemis? Ne savez-vous pas que c'est un combat � mort que celui des
patriotes et des despotes de l'Europe?... Je ne cherche pas si vraiment
ces hommes, qui avaient bien m�rit� du peuple dans tant d'occasions,
ont conspir� contre lui: ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la
Montagne, par esprit public ou par esprit de parti, s'�tant port�e aux
derni�res extr�mit�s contre eux, les ayant d�cr�t�s, emprisonn�s, je
veux m�me vous le passer, les ayant calomni�s, les Brissotins �taient
perdus sans une guerre civile qui les mit dans le cas de faire la loi �
leurs ennemis. S'ils avaient m�rit� leur r�putation premi�re, ils
auraient jet� leurs armes � l'aspect de la Constitution; ils auraient
sacrifi� leurs int�r�ts au bien public; mais, il est plus facile de
citer D�cius que de l'imiter. Ils se sont aujourd'hui rendus coupables
du plus grand de tous les crimes: ils ont, par leur conduite, justifi�
leur d�cret... Le sang qu'ils ont fait r�pandre a effac� les vrais
services qu'ils avaient rendus.� Ces reproches s'adressaient � la
conduite que les Girondins tinrent apr�s le 2 juin, � l'esprit de
d�sordre que ces proscrits sem�rent bient�t dans toute la France.

[Illustration: Comit� de salut public.]

M�fions-nous pourtant des appr�ciations du c�sarisme. De quel c�t�
qu'il vint, l'�v�nement qui supprima les Girondins �tait un coup
d'�tat, et tous les coups d'�tat sont mauvais; celui du 2 juin 93
contenait en germe le 18 brumaire et le 2 d�cembre. �tait-ce d'ailleurs
impun�ment que la Convention venait de se d�chirer elle-m�me. Tout acte
porte avec lui ses cons�quences... La barri�re de la loi �tait
franchie; l'�re de la proscription �tait ouverte; le droit venait de
succomber devant la force. Les vainqueurs avaient, ce jour-l� m�me,
sign� leur arr�t de mort. Ils y pass�rent tous, Dantonistes,
H�bertistes, Robespierristes. Le 2 juin devait fatalement aboutir au 9
thermidor.

Les Girondins mis en �tat d'arrestation chez eux furent: Gensonn�,
Vergniaud, Brissot, Guadet, Gorsas, P�tion, Salles, Chambon, Barbaroux,
Buzot, Biroteau, Rabaut, Lasource, Lanjuinais, Grangeneuve, Lesage,
Louvet, Valaz�, Doulcet, Lidon, Lehardy, les ministres Clavi�re et
Lebrun, les membres de la Commission des douze, Fonfr�de et
Saint-Martin except�s.

La chute des Girondins entra�na la perte de quelques victimes qui
tenaient fort indirectement � leur parti. Th�roigne, au plus fort de la
lutte, voulut s'�lancer entre les deux camps, comme autrefois les
femmes sabines se jet�rent entre les combattants arm�s qui allaient
d�chirer le berceau de Rome. �Citoyens, s'�criait-elle, �coutez-moi: o�
en sommes-nous? Toutes les passions qu'on a eu l'art de mettre aux
prises nous entra�nent et nous conduisent au bord du pr�cipice... A mon
retour d'Allemagne, il y a � peu pr�s dix-huit mois, je vous ai dit que
l'empereur avait ici une quantit� prodigieuse d'agents pour nous
diviser, afin de pr�parer de loin la guerre et de la faire �clater au
moment o� ses satellites feraient en m�me temps irruption sur notre
territoire. D�jouons ces intrigues; ne justifions pas par nos querelles
intestines cette calomnie des rois et de leurs esclaves, qu'il n'est
pas possible � un peuple de tenir lui-m�me les r�nes de la
souverainet�; ne les autorisons pas � venir nous mettre d'accord.�

Cette charmante voix qui, cette fois, �tait celle de la sagesse, se
perdit dans le cri de guerre des partis d�cha�n�s. Vers l'�poque du 31
mai, Th�roigne se trouvait au jardin des Tuileries, sur le passage de
Brissot. Un groupe de femmes entoure le chef de la Gironde avec des
hu�es et des tr�pignements de col�re. La jolie Li�geoise, �coutant
plut�t son coeur que sa raison, se jette sur ces furies pour d�fendre
le d�put� qu'on insulte. Ce g�n�reux mouvement, plus prompt que
l'�clair, attire sur elle toute la temp�te.--Ah! tu es brissotine,
s'�crient-elles en la saisissant; ah! tu es l'amie des f�d�ralistes et
des tra�tres! Attends! attends! attends! Aussit�t les forcen�es de
relever sa robe et...--Je m'arr�te: sous cet indigne traitement, sa
figure se couvrit d'un nuage pourpre, et sa raison d'un voile de
t�n�bres. A dater de ce jour, on ne la revit plus. On apprit plus tard
qu'elle avait �t� renferm�e dans une maison de sant� au faubourg
Saint-Marceau.

La veille du 9 thermidor, elle �crivit � Saint-Just la lettre suivante:

�Citoyen Saint-Just, je suis toujours en arrestation; j'ai perdu un
temps pr�cieux. Envoyez-moi deux cents francs, et venez me voir; je
vous ai �crit que j'avais des amis jusque dans le palais de l'empereur.
J'ai �t� injuste � l'�gard du citoyen Bosgue. Pourrai-je me faire
accompagner chez vous? J'ai mille choses � vous dire. Il faut �tablir
l'union. Il faut que je puisse d�velopper tous mes projets, continuer
d'�crire ce que j'�crivais: j'ai de grandes choses � dire; j'ai fait de
grands progr�s. Je n'ai ni papier, ni lumi�re, ni rien; mais, quand
m�me, il faut que je sois libre pour pouvoir �crire. Il m'est
impossible de rien faire ici.

Mon s�jour m'y a instruite; mais, si j'y restais plus longtemps sans
rien faire et sans rien publier, j'avilirais les patriotes et la
couronne civique. Vous savez qu'il est �galement question de vous et de
moi, et que les signes d'union demandent des effets. Il faut beaucoup
de bons �crits, qui donnent une bonne impulsion. Vous connaissez mes
principes; j'esp�re que les patriotes ne me laisseront pas victime de
l'intrigue. Je puis encore tout r�parer, si vous me secondez; mais il
faut que je sois partout o� je suis respect�e. Je vous ai d�j� parl� de
mon projet; je demande qu'on me remette chez moi. Salut et fraternit�.�

Elle �tait folle.

Th�roigne paya cruellement ses excentricit�s. L'expiation la visita
sous la forme de la maladie, et quelle maladie, grand Dieu! Elle v�cut
longtemps, rel�gu�e � la Salp�tri�re dans le quartier des
incurables.--R�duite � ne pouvoir supporter sur ses membres aucun
v�tement, pas m�me de chemise, ombre d'elle-m�me, la malheureuse se
cherchait dans les brouillards �pais de ses r�ves. Couch�e au fond
d'une cellule petite, sombre, humide, sans meubles, elle r�pondait �
ceux qui l'interrogeaient: �Je ne sais pas; j'ai oubli�.� Insistait-on,
elle s'impatientait, parlait seule � voix basse, et l'on entendait sur
ses l�vres les mots entrecoup�s de _fortune, libert�, comit�,
r�volution, coquin, d�cret_. Toute sa vie de courtisane et d'h�ro�ne se
refl�tait dans son d�lire.--Elle conserva jusqu'� la fin des restes de
beaut�: on remarquait, surtout, la perfection de ses pieds et de ses
mains. Elle mourut le 9 mai 1817, � l'�ge de cinquante-huit ans. Pauvre
Th�roigne!

Revenons aux Girondins. Plus que tout autre, nous plaignons, nous
admirons ces hommes remarquables par leur �loquence, int�ressants par
leur jeunesse et leur ardent caract�re. Qui pourrait n�anmoins se
dissimuler qu'ils ne fussent devenus un obstacle � la marche de la
R�volution? Ils voulaient lui r�sister; elle les entra�na, les broya
sous les roues de son char.

Les Girondins avaient le temp�rament, les id�es et les tendances de la
bourgeoisie �clair�e. Avec eux tomba le dernier rempart de la classe
moyenne. La Montagne en se soulevant sur leurs d�bris inaugura le r�gne
de l'�l�ment populaire. L'unit� de la repr�sentation nationale �tait
rompue; l'Assembl�e avait �t� humili�e par l'�meute; un pr�c�dent fatal
mena�ait la libert� de la tribune: malgr� tout, le drapeau de la
R�volution sortit encore une fois de la lutte, indign�, d�chir�, mais
triomphant.

La responsabilit� du coup d'�tat qui frappa les Girondins se partage
entre la Commune, l'�v�ch�, le Club des Jacobins et quelques membres de
la Montagne; Robespierre certes n'y fut point �tranger; mais, d'apr�s
le t�moignage de tous les contemporains que j'ai pu consulter, le 2
juin fut surtout la journ�e de l'Ami du peuple.--Prends garde, Marat,
la ligue vaincue aboutit � Ravaillac; les partis d�cim�s se vengent par
un coup de couteau.

Causant un jour avec Lakanal, je lui demandais: �Et que pensez-vous des
Girondins?

--C'�taient des intrigants, r�pondit le grave vieillard.

Cette �pith�te dont on abusait en 93 n'avait pas tout � fait le sens
qu'elle a maintenant; elle voulait dire des hommes d'exp�dients et non
des hommes de principes, des parlementaires cherchant plut�t le succ�s
que le bien public et la v�rit�, des esprits � combinaisons subtiles et
d�li�s qui transigeaient trop ais�ment avec les partis monarchiques
quand ils avaient besoin d'y trouver un point d'appui.




XIV

Incapacit� des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la
Convention apr�s le 2 juin.--Lettre de Marat.--D�clin de l'Ami du
peuple.--Syst�me de bascule adopt� par Robespierre.--Activit� de la
Convention apr�s la chute des Girondins.--Fondation du Mus�um
d'histoire naturelle.--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde
avec les royalistes.--Ce qui se passait dans le Calvados.


La Gironde laissait, en s'�vanouissant, la preuve de son impuissance.
Apr�s avoir longtemps dirig� les affaires, elle n'avait su ni vendre
les biens des �migr�s et du clerg�, ni soutenir la valeur des
assignats, ni cr�er pour le tr�sor des ressources nouvelles, ni relever
le moral de l'arm�e, ni ressusciter le travail et l'industrie, ni
rassurer le commerce, ni encourager l'agriculture, ni apaiser les
mouvements populaires, ni �teindre les foyers de la guerre civile, ni
vaincre la contre-r�volution, rien, elle n'avait rien fait: huit grands
mois s'�taient perdus en querelles fratricides.

Et pourtant � droite de la Convention il y avait un creux. Les regards
se portaient involontairement sur ces si�ges vides, hier si bien
remplis et d'o� s'�levaient tant de voix �loquentes. A pr�sent, quel
silence! quelques-uns des ardents Montagnards regrettaient du fond du
coeur la chute de leurs adversaires. Garat raconte que Danton lui
disait un jour: �Vingt fois, je leur ai offert la paix; ils ne l'ont
pas voulue; ils refusaient de me croire, pour conserver le droit de me
perdre; ce sont eux qui nous ont forc� de nous jeter dans le
sans-culotisme qui les a d�vor�s, qui nous d�vorera tous, qui se
d�vorera lui-m�me.� (_M�moires de Garat_.)

Le lendemain du jour o� la Convention avait livr� les vingt-deux, elle
re�ut de Marat une lettre dont il fut fait lecture. �Citoyens, mes
coll�gues, disait-il, quelques-uns me regardent comme une pomme de
discorde, et �tant pr�t, de mon c�t�, � tout sacrifier au retour de la
paix, je renonce � l'exercice de mes fonctions de d�put�, jusqu'apr�s
le jugement des repr�sentants accus�s. Puissent les sc�nes scandaleuses
qui ont si souvent afflig� le public ne plus se renouveler au sein de
la Convention! Puissent tous ses membres immoler leurs passions �
l'amour de leurs devoirs, et marcher � grands pas vers le but glorieux
de leur mission! Puissent mes chers confr�res de la Montagne faire voir
� la nation que, s'ils n'ont pas encore rempli son attente, c'est que
les m�chants entra�naient leurs efforts et retardaient leur marche!
Puissent-ils prendre enfin de grandes mesures pour �craser les ennemis
du dehors, terrasser les ennemis du dedans, faire cesser les malheurs
qui d�solent la patrie, y ramener la joie et l'abondance, affermir la
paix par de sages lois, �tablir le r�gne de la justice, faire fleurir
l'�tat et cimenter le bonheur des Fran�ais! C'est tout le voeu de mon
coeur.� L'Assembl�e ne voulut point accepter la d�mission de Marat;
elle donna ses motifs par la bouche de Chasles: �Le parti de la
Gironde, dit-il, ayant r�ussi � faire passer Marat dans les
d�partements pour un monstre, pour un homme de sang et de pillage, afin
de le s�parer d'une ville qui adoptait ses principes, ce serait donner
gain de cause aux ennemis de la R�volution que de consentir � sa
retraite.� Il resta; mais, comme il arrive trop souvent aux hommes
d'opposition et de lutte, Marat avait laiss� sa force dans le succ�s.

A dater du 2 juin, l'astre de Robespierre continue � cro�tre dans le
ciel de la R�volution, et celui de l'Ami du peuple s'amoindrit de jour
en jour. Le moment �tait venu pour la R�volution de se calmer. Marat,
cette fi�vre ardente, qui communiquait ses pulsations � la multitude;
cette seconde vue, qui d�voilait la trahison des chefs militaires et
les complots des hommes d'�tat; ce porte-voix de toutes les fureurs
d�mocratiques, Marat d�sormais n'�tait plus du tout l'homme qu'il
fallait � la situation.

Le bronze en fusion devait passer par la t�te de Robespierre pour s'y
figer et y recevoir l'empreinte de la froide raison d'�tat. La
R�volution allait entrer dans une voie nouvelle: en d�truisant l'ancien
r�gime, elle avait pris l'engagement de tout r�organiser.

Robespierre �tait, qu'on nous passe le mot, un homme de juste milieu.
Expliquons tout de suite dans quel sens. Est-ce � dire, comme le
pr�tendait Proudhon, que l'avocat d'Arras e�t fait un assez bon
ministre de Louis Philippe en 1830? Ne confondons point les temps et
les �poques; ne badinons pas avec l'histoire. Ce que nous affirmons,
c'est qu'en 93 Maximilien s'empara d'une position haute, inexpugnable,
entre les _mod�r�s_ d'une part et de l'autre ce qu'on appelait alors
les _enrag�s_. De cette ligne de conduite il ne se d�partit jamais.
Lorsque plus tard les circonstances lui donn�rent un pouvoir, d'autant
plus fort que ce pouvoir n'�tait point d�fini, aux plus mauvais jours
de la terreur, il sut maintenir la hache en �quilibre frappant � droite
et � gauche sur les retardataires et les exag�r�s. �Nous avons,
disait-il d�s le 14 juin aux Jacobins, deux �cueils � redouter: le
d�couragement et la pr�somption, l'excessive d�fiance et le
mod�rantisme, plus dangereux encore. C'est entre ces deux �cueils que
les patriotes doivent marcher vers le bonheur g�n�ral.�

Tout �tait � cr�er: le code civil, l'uniformit� des poids et mesures,
le syst�me d�cimal, un plan d'instruction publique, le partage des
biens communaux, la r�g�n�ration des moeurs, l'organisation des arm�es
et des services militaires, l'administration du t�l�graphe, mille
autres organes du nouvel ordre social. La Convention n'avait gu�re �t�
jusqu'ici qu'une ar�ne de gladiateurs; � peine les Girondins ont-ils
disparu qu'elle se met courageusement � l'oeuvre. D�barrass�e des
luttes personnelles qui retardaient et entravaient son �lan, cette
grande Assembl�e s'avance d�sormais avec une rapidit� foudroyante vers
la r�alisation des principes d�mocratiques. Le 10 juin 1793, huit jours
apr�s s'�tre arrach�e vingt-d'eux de ses membres, elle fonde, sur la
proposition de Lakanal, le _Mus�um d'histoire naturelle_, v�ritable
monument �lev� � la philosophie et � la science, vaste encyclop�die de
la cr�ation se racontant elle-m�me par des sp�cimens du r�gne organique
ou inorganique, emprunt�s � tous les climats, � tous les continents, �
tous les �ges du globe terrestre.

Les orateurs venaient de se pr�cipiter dans le gouffre qu'ils avaient
eux-m�mes creus�; mais ils �taient remplac�s par des hommes
d'ex�cution, des esprits pratiques, des citoyens � la fois �nergiques
et calmes, portant devant eux la loi et la lumi�re. L'artifice des
historiens r�actionnaires consiste � insister sur le c�t� tragique de
la R�volution fran�aise, et � passer sous silence les �minents services
qu'elle a rendus aux arts, aux sciences, aux belles-lettres, �
l'agriculture, � l'industrie. Et c'est sur un sol �branl� par la guerre
civile, convoit� par l'ennemi, cern� d'un cercle de feu que se posaient
les fondements de la soci�t� moderne. Le Rhin, les Pyr�n�es, les Alpes,
toutes les fronti�res naturelles de la vieille Gaule sont forc�es;
qu'oppose la Convention � ce d�bordement de forces royalistes? Le fer
et l'id�e fran�aise.

A l'int�rieur les �v�nements se pr�cipitent. Le f�d�ralisme gagne
chaque jour du terrain. Le midi de la France s'�branle; la Bretagne
tout enti�re se soul�ve; le Calvados s'agite; le Jura menace; l'Is�re
gronde; Toulouse bouillonne; Bordeaux r�siste; les deux grandes villes,
Lyon et Marseille, nagent dans le sang. Paris est d�sign� au feu du
ciel par les d�partements r�volt�s; au milieu de cette conflagration
g�n�rale, la Montagne ne s'�meut point: contre les ennemis du dedans et
du dehors elle �l�ve un rempart moral, la Constitution.

Dans la s�ance du 30 mai, la Convention avait adjoint au Comit� de
Salut public H�rault de S�chelles, Couthon, Saint-Just, Ramel et
Mathieu, en les chargeant de poser les bases de l'acte constitutionnel.
Le 9 juin, dans la soir�e, ils soumirent � leurs coll�gues du Comit� le
projet qu'ils avaient r�dig�. Le lendemain, H�rault de S�chelles en
donna lecture � l'Assembl�e nationale. Le 11, la discussion s'ouvrit;
elle fut grave, solennelle, profonde. �Nous sommes entour�s d'orages,
s'�cria Danton, la foudre gronde; eh bien, c'est du milieu de ses
�clats que sortira l'ouvrage qui immortalisera la nation fran�aise.�

Quelques chapitres de la Constitution donn�rent lieu � des incidents
path�tiques. �Le peuple fran�ais, dit l'article IV, ne fait point la
paix avec un ennemi qui occupe son territoire.� A ces mots, le Girondin
Mercier demanda si l'on se flattait d'avoir fait un pacte avec la
victoire. �Du moins, nous en avons fait un avec la mort,� s'�crie tout
d'une voix la Montagne.

Oeuvre de sentiment plut�t qu'oeuvre de science, la Constitution de 93
a donn� lieu de nos jours � beaucoup de critiques parmi lesquelles il
s'en trouve sans doute de fond�es. Le mieux est de n'envisager que les
grandes lignes et les proportions g�n�rales du monument �lev� �
l'exercice universel et constant de la _souverainet� populaire_. Pour
la premi�re fois, les droits du faible, du pauvre, de l'opprim� furent
inscrits dans nos institutions politiques. Elle proclamait, cette
Constitution, le triomphe du d�vouement sur l'�goisme, de l'int�r�t
g�n�ral sur l'int�r�t particulier, le moyen pour tous les citoyens de
se faire rendre justice, la mobilit� des fonctions et des magistratures
�lectives. Elle consacrait le droit inali�nable pour chaque citoyen de
jouir et de disposer � son gr� de ses biens, de ses revenus, mais elle
d�finissait la propri�t� _le fruit du travail et de l'industrie_. Non
contente de pr�cher vaguement la charit�, la fraternit�, elle d�clarait
que _la soci�t� doit la subsistance aux citoyens malheureux_, soit en
leur procurant du travail, soit en assurant les moyens de vivre � ceux
qui sont hors d'�tat de travailler. En m�me temps que le pain mat�riel,
elle assurait aux classes souffrantes le pain de l'esprit,
l'instruction commune. �� et l�, se d�tachaient des traits touchants:
un �tranger pouvait acqu�rir le droit de citoyen fran�ais �en adoptant
un enfant, en nourrissant un vieillard.� La plupart des principes sur
lesquels reposait l'�difice de la Constitution �taient visiblement
emprunt�s � la philosophie du XVIIIe si�cle. R�dig�e, vot�e au milieu
des �clats de la foudre, elle �tait tr�s-certainement l'oeuvre la plus
d�mocratique et la plus humaine qui f�t jamais sortie des d�cisions
d'une assembl�e.

On l'attendait avec une impatience fi�vreuse. Tout le monde croyait
alors qu'elle serait le palladium de la libert�, qu'elle r�tablirait la
paix � l'int�rieur en d�truisant parmi les Fran�ais les viles passions
qui les divisent; on se disait qu'� la lecture de cette feuille de
papier, les armes tomberaient de la main des ennemis et que les
satellites des tyrans nous tendraient des bras fraternels. Illusion,
sans doute; mais qui aurait le courage de bl�mer cette foi na�ve dans
la vertu des principes, dans la toute-puissance des id�es? C'est au
contraire par l� que nos p�res furent grands et qu'ils ont r�sist�,
seuls contre tous, � l'an�antissement de la France.

Robespierre qui n'�tait certes ni un esprit ing�nu, ni m�me un
caract�re enthousiaste, partagea lui-m�me cette confiance. �La seule
lecture du projet de Constitution, s'�criait-il d�s le premier jour, va
ranimer les amis de la patrie et �pouvanter tous nos ennemis. L'Europe
enti�re sera forc�e d'admirer ce beau monument �lev� � la raison
humaine et � la souverainet� d'un grand peuple.�

On a dit que la Constitution de 93 �tait inapplicable; il serait plus
juste de dire qu'elle ne fut point appliqu�e, et de s'en tenir l�. Les
sections de Paris, les assembl�es primaires, l'immense majorit� des
citoyens l'avaient re�ue et consentie par acclamation. D'o� vient donc
qu'elle fut suspendue et ajourn�e � des temps meilleurs? Parce qu'on
�tait alors en guerre, et que la guerre r�clame des mesures
exceptionnelles, arbitraires, rigoureuses; parce qu'on �tait en
r�volution et que l'acte constitutionnel avait �t� r�dig� en vue d'une
R�publique assise sur des bases r�guli�res et stables. Telle est la
raison pour laquelle, apr�s avoir d�couvert au peuple cette auguste
statue, les l�gislateurs de 93 reconnurent le besoin de la voiler
jusqu'� la paix.

H�las! la paix ne devait point luire pour les hommes de cet �ge de
pierre, tous vou�s au sacrifice, � l'�chafaud, et l'id�al qu'ils
avaient un instant d�rob� aux sommets de la raison humaine remonta vers
les temples sereins de la philosophie, du droit et de la justice.

Au milieu de ce mouvement des esprits qu'�tait devenue la Gironde?

Il serait injuste de croire qu'au 2 juin, la Convention voulut la mort
des vingt-deux. Leurs ennemis les plus acharn�s tenaient seulement �
les �carter de la lutte politique. On s'�tait content� de les consigner
chez eux sous la surveillance d'un gendarme. Quelques d�put�s
Girondins, Vergniaud, Valaz�, Gensonn�, rest�rent � Paris; mais,
prisonniers volontaires, ils ne cess�rent d'adresser � la Convention
des lettres violentes, de r�criminer contre l'arr�t qui les avait
frapp�s. Beaucoup d'autres se sauv�rent, c'�tait leur droit. La
facilit� avec laquelle ils s'�chapp�rent prouve d'ailleurs qu'ils
�taient tr�s mal gard�s. Fuir pour se soustraire � la main du tribunal
r�volutionnaire, passe encore; mais fuir pour attiser dans les
d�partements le feu de la guerre civile, l� �tait le crime.

Buzot, Gorsas, Barbaroux, Guadet, Meilhan, Duch�tel s'�lanc�rent sur
l'Eure, le Calvados, la Bretagne. Dans cette partie de la France le
terrain de l'insurrection �tait tout pr�par� pour les recevoir. Peu de
jours apr�s le 2 juin, deux Montagnards, deux repr�sentants du peuple,
envoy�s par la Convention � l'arm�e des c�tes, Romme et Prieur, avaient
�t� arr�t�s par des Girondins du Calvados.

L'outrage �tait sanglant et m�ritait un ch�timent exemplaire.

Par un sentiment d'abn�gation personnelle, digne des h�ros de
l'antiquit�, les deux captifs avaient adress� le message suivant �
leurs coll�gues: �Confirmez notre arrestation et constituez-nous otages
pour la s�ret� des d�put�s d�tenus � Paris.�

Elle �tait venue � la t�te de plusieurs, cette noble id�e: pour
d�sarmer l'indignation des d�partements, pour calmer leurs alarmes, en
leur fournissant des garanties, plusieurs citoyens de Paris, des
membres de la Convention nationale, Danton, Couthon et quelques autres
s'�taient, d�s les premiers jours, offerts comme otages.

L'attitude de la plupart des Montagnards n'avait alors rien de tr�s
hostile pour les Girondins. On les plaignait, on leur e�t volontiers
accord� tous les moyens de s�curit� personnelle. Qui changea ces
dispositions favorables? La conduite des Girondins eux-m�mes.

Quand on sut que Chasset et Biroteau couraient � Lyon o� la guillotine
royaliste �tait dress�e contre les patriotes; quand on apprit que
Rabaut-Saint-�tienne volait � Nimes et Brissot � Moulins; quand on
annon�a que des comit�s r�actionnaires, ayant de vastes ramifications,
s'organisaient � Caen, � �vreux, � Rennes, � Bordeaux, � Marseille;
quand on eut tout lieu de soup�onner que la Gironde tendait la main �
la Vend�e; quand arriva la nouvelle de la prise de Saumur par les
Vend�ens, co�ncidant avec le soul�vement du Calvados, la fureur,
l'exasp�ration ne connurent plus de bornes. Danton �clata, Robespierre
refusa tout compromis avec les rebelles. Legendre proposa de d�tenir
comme otages, jusqu'� l'extinction de la guerre civile, les membres du
c�t� droit.

Louvet, Lanjuinais, Kerv�l�gan, P�tion, qui �taient d'abord rest�s �
Paris, all�rent fortifier leurs amis dans le Calvados et s'appuyer �
l'arm�e du Nord, qui �tait command�e par le g�n�ral de Wimpfen, un
royaliste.

Un grand parti politique ne r�pond pas que de lui-m�me; il r�pond aussi
de ses alli�s. Or, quand on voit les royalistes de toutes les nuances
se cacher sous le masque du girondisme, le drapeau de la mod�ration
servir d'�tendard � la guerre civile et aux repr�sailles sanglantes,
les vaincus du 2 juin accepter eux-m�mes toutes ces transactions de
conscience, le moyen de croire � la sinc�rit� de leur profession de foi
r�publicaine?

[Illustration: Assassinat de Marat.]

Que faisaient � Caen les Girondins? Ils pr�chaient l'insurrection, la
r�volte contre la repr�sentation nationale, la d�sob�issance aux lois.
La peinture qu'ils faisaient des �v�nements du 2 juin et de la
situation de Paris �tait charg�e des plus sombres couleurs. A les en
croire, la Convention �tait une caverne de brigands et de sc�l�rats, un
antre de b�tes fauves. Ils d�signaient surtout � la vengeance des
_honn�tes gens_ le _farouche Robespierre_, Danton, le _vil_ Marat.
Heureusement le r�gne de ces buveurs de sang allait finir. Les
terroristes �taient eux-m�mes frapp�s de terreur. Paris �cras�, asservi
par une poign�e de tyrans, n'opposerait aux arm�es provinciales aucune
r�sistance; Paris ne demandait qu'� �tre d�livr�. �Montrez-vous,
s'�criaient-ils, sous les murs de cette orgueilleuse capitale, et les
citoyens, les soldats, les canonniers eux-m�mes viendront sans armes �
votre rencontre; ils vous tendront les bras, ils vous accueilleront
comme des sauveurs!�

Certes, la provocation � l'assassinat politique �tait � cent lieues de
la pens�e des Girondins; mais cette parole ardente, enflamm�e, exaltait
surtout l'imagination des femmes. Beaucoup d'entre elles se figuraient
que l'existence de trois ou quatre monstres �tait le seul obstacle au
bonheur de la France et, dans leur illusion, elles appelaient sur ces
t�tes maudites l'�p�e de l'ange exterminateur.

Comment donc s'�tonner que de Caen part�t une nouvelle Judith?




XV

Marat alit�.--Le docteur Charles.--D�putation du club des Jacobins.--
Mort de l'Ami du peuple.--Emotion des patriotes.--Les fun�railles.--Le
tableau de David. Les honneurs posthumes rendus � Marat.--Son entr�e
triomphale au Panth�on.


Depuis quelques jours, Marat �tait malade et sa maladie faisait
�v�nement dans les clubs.

D�s le 17 avril 93, il �crivait � la Convention: �Accabl� d'affaires,
charg� de la d�fense d'une foule d'opprim�s, et d�tenu chez moi par une
indisposition tr�s-grave, je ne puis quitter mon lit pour me rendre �
l'Assembl�e.�

Apr�s le 2 juin, le mal fit des progr�s. La fi�vre du patriotisme,
l'exc�s de travail, les inqui�tudes morales le d�voraient; la rage du
bien public �tait la robe de D�janire coll�e sur sa chair: elle le
consumait � petit feu.

Marat n'�tait d'ailleurs plus Marat. Depuis le 2 juin, comme nous
l'avons dit, l'�poque des grandes agitations r�volutionnaires s'�tait
ferm�e. Son r�le d�s lors se trouvait amoindri, son influence
s'�vanouissait de jour en jour. Il avait m�me �t� oblig� de combattre
Jacques Roux, chef des enrag�s. Camille Desmoulins disait: �Au del� de
Marat, dans l'oc�an de la R�volution, on n'aper�oit plus que l'infini,
l'inconnu, terra incognita.� Cet infini �tait d�pass�. Marat descendu
au second rang des exalt�s, Marat conservateur, Marat borne, Marat
d�fendant la soci�t� contre les utopistes, n'avait plus de raison
d'�tre: c'est surtout de cela qu'il se mourait.

Sans quitter le lit, il continuait d'�crire son journal, le _Publiciste
de la R�publique_, d'adresser lettre sur lettre � la Convention, de lui
tracer une ligne de conduite, de correspondre avec les clubs, de suivre
la marche des �v�nements, et de recevoir la visite de quelques amis.

L'un d'eux lui ayant apport� une d�nonciation en r�gle contre un savant
nomm� Charles, le visage du malade s'enflamma. Ce M. Charles,
professeur de physique, avec lequel Marat s'�tait battu en duel dans sa
jeunesse, n'avait cess� toute sa vie de se montrer l'ennemi acharn� de
l'auteur des _Recherches sur la lumi�re et sur l'�lectricit�_; il le
persifflait autrefois dans ses cours publics, le tournait en ridicule
dans ses �crits, lui faisait fermer la porte des journaux et des
acad�mies, le piquait en un mot de mille coups d'�pingle � cet endroit
de l'amour-propre que les savants, comme les �crivains, ont tous si
sensible et si irritable. Le moment �tait venu de lui faire payer cher
ces vexations. Marat avait sa vengeance sous la main.--�Pour qui me
prenez-vous donc? dit-il en �clatant. Me croyez-vous l'�me assez basse
pour me laisser conduire dans une accusation capitale par le
ressentiment d'une injure faite � ma personne. Vous comprenez bien mal
l'�preuve d'_�puration_ que conseille l'Ami du peuple. Ce Charles est
un mis�rable qui m'a l�chement maltrait� dans ma jeunesse. Je m�prise
les m�chants, mais je les plains encore plus que je ne les m�prise;
tant qu'ils restent hommes priv�s, tant que leurs men�es n'entra�nent
pas la ruine des autres, je g�mis tout bas sur leur corruption; mais je
serais au d�sespoir de faire tomber un cheveu de leur t�te. Je vais
�crire au ministre pour qu'on mette cet homme en libert�, s'il est
d�tenu; pour qu'on �vite de le poursuivre, s'il est libre.�

Le 23 juin, le bruit courut que les volontaires des d�partements
marchaient sur Paris. �Qu'ils viennent! �crivit-il dans son journal;
ils verront Danton, Robespierre, Panis, etc., etc., si souvent
calomni�s; ils trouveront en eux d'intr�pides d�fenseurs du peuple.
Peut-�tre viendront-ils voir le dictateur Marat; ils trouveront dans
son lit un pauvre diable qui donnerait toutes les dignit�s de la terre
pour quelques jours de sant�, mais toujours cent fois plus occup� du
malheur du peuple que de sa maladie.�

La femme de grand coeur qui remplissait aupr�s de l'Ami du peuple les
devoirs d'�pouse et de garde-malade lui ayant apport� du lait dans une
modeste tasse de fa�ence, il se tourna vers quelques visiteurs et leur
dit en souriant:

--Vous voyez si ceux qui me repr�sentent comme un ambitieux se
trompent! J'ai, au contraire, des go�ts simples et s�v�res qui
s'allient mal avec les grandeurs; en bonne sant�, je sais �tre heureux
avec un potage au riz, quelques tasses de caf�, ma plume et des
instruments de physique. D'autres m'ont pr�t� des vues d'int�r�t; mais
ceux qui me connaissent savent que je ne pourrais voir souffrir un
malheureux sans partager avec lui le n�cessaire. J'aime, d'ailleurs, la
pauvret� par go�t et parce qu'elle conseille les vertus pl�b�iennes.
J'arrivai � la R�volution avec des id�es faites. Les moeurs que notre
gouvernement s'efforce d'�tablir �taient depuis longtemps dans mon
caract�re, et je ne voudrais par pour tout au monde les changer.

Cependant la maladie de Marat r�pandait l'inqui�tude parmi les soci�t�s
populaires.

Le 12 juillet, apr�s midi, la Soci�t� des Jacobins, dont il �tait
pr�sident honoraire, d�cida que deux d�l�gu�s, Maure et David, iraient
recueillir des nouvelles certaines de sa sant�. Marat, quoique
tr�s-dangereusement malade, �tait entour� dans ce moment-l� de papiers
et de journaux. Sa main _�chapp�e_ tenait une plume, �crivait ses
derni�res pens�es:

--Vous voyez, mes amis, leur dit-il, je travaille au salut public.

Il demeurait presque toute la journ�e et toute la nuit dans le bain; la
fra�cheur de l'eau calmait un peu les douleurs cuisantes qui
s'�tendaient sur tous ses membres. L'activit� indomptable de Marat, son
�nergie de caract�re d�fiaient vaillamment la souffrance. Ce petit
homme, h�ve et amaigri jusqu'aux os, semblait le spectre du peuple
travaillant jusque dans la mort.

--L'homme, dit-il aux deux d�put�s qui �taient ses amis, n'est pas fait
pour le calme. La nature nous montre, tout au contraire, qu'elle l'a
form� pour le travail et le mouvement, puisque, au terme de cette vie
bien courte, elle lui a pr�par� un lit o� il doit si longtemps reposer;
le cercueil nous avertit de nous h�ter et de nous agiter le plus
possible vers le bien public, avant que le sommeil ne vienne nous
surprendre.

Les deux d�put�s se retir�rent sous le coup de l'admiration et de la
douleur.

--Nous venons de voir notre fr�re Marat, dit Maure en rentrant � la
s�ance; la maladie qui le mine ne prendra jamais les membres du c�t�
droit: c'est beaucoup de patriotisme press�, resserr� dans un petit
corps. Voil� ce qui le tue.

Le lendemain 13 juillet, Marat se r�veilla de belle humeur: il se
trouvait mieux et le dit � Simonne �vrard. Dans la matin�e, vers onze
heures, il re�ut d'une main inconnue le billet suivant: �Citoyen,
j'arrive de Caen. Votre amour pour la patrie me fait pr�sumer que vous
conna�trez avec plaisir les malheureux �v�nements de cette partie de la
R�publique. Je me pr�senterai chez vous vers une heure. Ayez la bont�
de me recevoir et de m'accorder un moment d'entretien; je vous mettrai
� m�me de rendre un grand service � la France.� Pas de r�ponse; on
insiste: �Je vous ai �crit ce matin, Marat; avez-vous re�u ma lettre?
Je ne puis le croire, puisqu'on m'a refus� votre porte. J'esp�re que ce
soir vous m'accorderez une entrevue. Je vous le r�p�te, j'arrive de
Caen; j'ai � vous r�v�ler les secrets les plus importants pour le salut
de la R�publique. D'ailleurs je suis pers�cut�e pour la cause de la
libert�; je suis malheureuse; il suffit que je le sois pour avoir droit
� votre protection.�

Il �tait sept heures du soir. Un grand cri sortit tout � coup du
cabinet o� �tait Marat: �A moi, ma ch�re amie, � moi!� Simonne �vrard,
Albertine, la soeur de Marat, et quelques femmes de la maison, se
pr�cipitent vers la baignoire. Marat �tait dans un bain, perdant le
sang � gros bouillons. Les yeux ouverts, il remuait la langue et ne
pouvait tirer aucune parole. Il tourna la t�te de c�t� et expira. Un
couteau �tait sur le plancher. Le commissionnaire Laurent Basse, qui
�tait occup� dans la maison � plier les num�ros du journal de Marat,
accourt aux cris que poussent les femmes. Il aper�oit alors dans
l'ombre une jeune et belle fille qui tournait le dos � la baignoire.
Pour l'emp�cher de sortir, il lui barre le passage avec des chaises et
lui en porte m�me un coup � la t�te. Elle chancelle et fait un pas vers
la fen�tre: les femmes se pr�cipitent sur elle et lui tiennent les
mains. Un chirurgien-dentiste qui logeait un �tage au-dessus dans la
maison, le citoyen Lafond�e, �tait descendu en toute h�te. Il
s'approcha de la baignoire teinte de sang. Marat avait la t�te
envelopp�e dans un mouchoir blanc, un drap vert le couvrait jusqu'�
mi-corps. L'Ami du peuple avait les yeux fixes et une large blessure
s'ouvrait entre le sein gauche et la naissance du cou. Le bras droit
tra�nait � terre. Le chirurgien chercha quelque signe de vie et n'en
trouva aucun. Plus de pouls, plus de mouvement. On tira Marat hors de
la baignoire; les gouttes qui tombaient une � une de son corps mouill�
marqu�rent du cabinet � la chambre � coucher une longue tra�n�e d'eau
m�l�e de sang. On posa le cadavre sur un lit.

Un autre chirurgien, Jean Pelletan, �tait attendu; il vint et d�clara
que le couteau avait p�n�tr� sous la clavicule du c�t� droit; le tronc
des carotides avait �t� ouvert. Nul espoir, tout secours �tait inutile.

Le commissaire de la section du Th��tre-Fran�ais, ayant �t� instruit
par la clameur publique qu'un assassinat avait �t� commis rue des
Cordeliers, 33, arriva sur-le-champ. Il trouva au premier �tage, dans
l'antichambre, plusieurs hommes arm�s et une femme dont on �treignait
fortement les poignets. Il entra ensuite dans un cabinet o� �tait une
baignoire dont l'eau, rougie et agit�e au moment o� l'on avait lev� le
corps, commen�ait � se calmer. Il vit une mare de sang sur le carreau;
un homme venait d'�tre tu� l�.

Et cet homme �tait un repr�sentant du peuple.

Le commandant du poste voisin �tait mont� avec ses hommes de garde; sur
l'ordre du commissaire, il fit passer la pr�venue dans le salon pour
proc�der � l'interrogatoire. Elle d�clara se nommer
Marie-Anne-Charlotte de Corday, native de la paroisse
Saint-Saturnin-des-Ligneries, dioc�se de S�ez, �g�e de vingt-cinq ans
moins quinze jours et demeurant � Caen.

Cependant Maure, Legendre, Drouet, Chabot et quelques autres d�put�s de
la Convention �taient accourus au bruit de la mort de Marat. Le moment
�tait venu de faire subir � l'accus�e la confrontation avec le cadavre.
Elle passa accompagn�e des hommes de justice dans la chambre � coucher.
Chabot �claira, un chandelier � la main, le lit o� �tait �tendu Marat.
Cette chose nue et morte se d�tachait dans l'ombre, sous une lumi�re
blafarde qui la rendait encore plus horrible. A cette vue, la femme se
troubla. La plaie ouverte � la gorge du mort avait cess� de jeter du
sang; elle �tait l� b�ante et morne, sous les yeux de Charlotte Corday,
comme une bouche qui l'accusait. �Eh bien! oui, dit-elle, avec une voix
�mue et press�e d'en finir, c'est moi qui l'ai tu�!� A ces mots, elle
tourna le dos au cadavre et traversa le salon d'un pas r�solu.

Dans la rue des Cordeliers, un rassemblement formidable grossissait de
moment en moment. Des cris mena�ants retentissaient sous les fen�tres
de l'Ami du peuple, et demandaient la t�te de l'assassin. Les visages
se montraient, � la clart� des r�verb�res, sombres, boulevers�s par la
col�re et l'indignation. Il �tait minuit, l'interrogatoire �tait
termin�. On avait envoy� pr�venir le Comit� de salut public et le
conseil de la Commune. Enfin la pr�venue devait �tre transf�r�e de la
maison de Marat � la prison de l'Abbaye; mais ne serait-elle point
massacr�e en route?

Voici le r�cit de Drouet:

�J'ai conduit l'assassin � l'Abbaye. Lorsque nous sommes sortis, on la
fit monter dans une voiture o� nous entr�mes avec elle, et tout le
peuple se mit � faire �clater les sentiments de sa col�re et de sa
douleur. On nous suivit. Craignant que l'indignation dont on �tait
anim� ne port�t le peuple � quelques exc�s, nous pr�mes la parole et
nous lui ordonn�mes de se retirer; � l'instant, on nous laissa passer.
Ce beau mouvement op�ra un effet singulier sur cette femme; elle tomba
d'abord en faiblesse, puis, �tant revenue � elle, elle t�moigna son
�tonnement de ce qu'elle �tait encore en vie.�

Quoique l'heure fut tr�s-avanc�e dans la nuit, tous les citoyens z�l�s
du quartier Saint-Andr�-d�s-Arts commen�aient � s'�mouvoir; la nouvelle
de l'assassinat parvint bient�t aux Cordeliers. Une pi�ce de vers, o�
Marat �tait �gal� aux demi-dieux et � tous les grands bienfaiteurs de
l'humanit�, fut affich�e � la porte et couverte pendant la nuit de cent
vingt signatures.

Le lendemain, au point du jour, on voyait ces mots placard�s sur tous
les murs: �Peuple, Marat est mort, tu n'as plus d'ami.� Ces paroles se
r�p�taient sur un ton lugubre de la ville aux faubourgs: �Marat est
mort!� Les hommes du peuple avaient une figure d�sol�e; les enfants
vers�rent des pleurs; les femmes de la halle pouss�rent des cris de
d�sespoir; les sans-culottes fr�mirent; ce fut une tristesse am�re et
terrible, la tristesse d'une arm�e qui a perdu son chef. Marat �tait
aim�. Il lui ne manquait plus qu'une chose pour accomplir jusqu'au bout
sa mission de sauveur du peuple, c'�tait d'�tre tu�. Qu'on s'�tonne de
la grande popularit� de cet homme, soit; mais le pauvre aime qui le
d�fend, qui a souffert pour lui, qui lui ressemble par sa mani�re de
vivre. La superstition fit un dieu de Marat, une sorte de culte
s'�tablit autour de sa m�moire. On attachait son buste et son portrait
jusque sur le devant des maisons; des images, repr�sentant un coeur
perc�, coururent entre les mains des patriotes avec cette inscription:
�Coeur de J�sus, coeur de Marat, ayez piti� de nous!�

La valeur du divin Marat �tait rehauss�e aux yeux de la multitude par
le don de seconde vue et de proph�tie qu'on lui attribuait. Qui serait
� pr�sent l'oeil du peuple?

Le lendemain 14 juillet, la Convention s'�tait r�unie d�s le matin. Le
pr�sident, Jean-Bon-Saint-Andr�, dit d'une voix basse et fortement
�mue: �Citoyens, un grand crime a �t� commis sur la personne d'un
repr�sentant du peuple: Marat a �t� assassin� chez lui.�

Ces douloureuses paroles tomb�rent une � une dans le silence lugubre de
la salle des s�ances. Tous les membres de la Montagne �taient
constern�s.

A cet instant, plusieurs d�l�gu�s des sections de Paris vinrent
t�moigner � l'Assembl�e leur poignante douleur. Celle du Panth�on
r�clamait pour Marat les honneurs dus aux grands hommes. L'orateur
parlant au nom de la section du Contrat-Social s'�cria: �O� es-tu,
David? Tu a transmis � la post�rit� l'image de Lepelletier mourant; il
te reste un tableau � faire.�

David, de sa place.--Aussi le ferai-je!

Le 15, sur la proposition de Chabot, la Convention d�cide qu'elle
assistera tout enti�re aux fun�railles de Marat.

Le peintre David fut charg� de tracer le plan de la c�r�monie fun�bre.
�Sa s�pulture, dit-il � la Convention, aura la simplicit� convenable �
un r�publicain incorruptible, mort dans une honorable indigence. C'est
du fond d'un souterrain qu'il d�signait au peuple ses amis et ses
ennemis; que mort il y retourne et que sa vie nous serve d'exemple.
Caton, Aristide, Socrate, Timol�on, Fabricius et Phocion, dont j'admire
la respectable vie, je n'ai pas v�cu avec vous, mais j'ai connu Marat,
je l'ai admir� comme vous; la post�rit� lui rendra justice.�

On n'a point assez remarqu� la sagesse des hommes de 93 en appelant les
arts aux secours des grandes sc�nes de deuil ou de r�jouissance
publique. Un peuple accoutum� � croire par les yeux ne renonce point en
un jour � ses habitudes traditionnelles. Si l'on veut rompre avec les
anciens cultes, il faut du moins les remplacer par des f�tes
nationales. L'�l�ment dramatique est dans la nature humaine; il touche
et passionne les masses. Pr�tendre qu'une nation franchisse tout � coup
l'intervalle qui s�pare les anciennes croyances, de la philosophie nue
et insensible est une pure chim�re. Les id�es ont besoin de s'incarner
dans certaines formes mat�rielles pour parler � l'imagination et au
coeur des multitudes. On ne saurait surtout environner la mort de trop
de pompes et de solennit�. La Soci�t� des Cordeliers, dont Marat avait
�t� l'oracle, r�clama �nergiquement l'honneur de poss�der ses restes,
en attendant qu'il f�t admis au Panth�on. Le 16, apr�s cinq heures du
soir, commen�a la c�r�monie fun�bre. Au moment o� l'on descendit le
cercueil dans la cour de la maison pour le conduire � l'�glise des
Cordeliers, la soeur de Marat, dans le d�lire de la douleur, apparut �
l'une des fen�tres, tendant ses deux bras vers le ciel. De jeunes
filles v�tues du blanc et de jeunes gar�ons, portant des branches de
cypr�s, environnaient la bi�re port�e par douze hommes. La Convention
suivait dans un silence religieux, puis venaient les autorit�s
municipales, puis les sections, puis les soci�t�s populaires, puis la
foule. Le cort�ge chantait des airs patriotiques: de cinq minutes en
cinq minutes, la sombre voix du canon grondait et se m�lait � la
douleur publique. La marche fun�bre dura depuis six heures du soir
jusqu'� minuit.

Le corps embaum� de Marat fut expos� dans l'�glise. On voyait aussi la
baignoire o� l'Ami du peuple avait re�u le coup mortel, et � c�t� de la
baignoire le drap et la chemise tout rouges de sang. Quelques femmes
fondaient en larmes. De rares flambeaux �clairaient l'�glise. Marat,
�tendu dans sa bi�re comme sur un lit de repos, avait gard� dans les
traits alt�r�s de sa figure ce cri de douleur dans lequel il avait
laiss� sa vie. La Convention vint en masse jeter des fleurs sur le
cadavre. On entendit un grand nombre de discours. �Hommes faibles et
�gar�s, s'�cria Drouet, vous qui n'osiez �lever vos regards jusqu'�
lui, approchez et contemplez les restes sanglants d'un citoyen que vous
n'avez cess� d'outrager pendant sa vie!�

Il �tait une heure du matin; une belle lune d'�t� �clairait la vo�te
obscure du ciel quand le moment vint de proc�der � l'inhumation. Il fut
enterr� dans le jardin des Cordeliers. Sur la pierre du caveau, on
lisait cette �pitaphe: _Ici repose Marat, l'Ami du peuple, assassin�
par les ennemis du peuple, le 13 juin 1793._

Le lendemain, son coeur, enferm� dans l'un des plus beaux vases d'or du
garde-meuble, fut transport� solennellement aux Cordeliers et suspendu
� la vo�te de l'�glise.

[Note: Il existe sur les d�penses faites pour les fun�railles de Marat
un document curieux qui n'a jamais vu le jour; je l'extrais des
Archives:.

D�PENSES PUBLIQUES.

_M�moires relatifs aux frais qu'ont occasion�s les funerailles de
Marat, vend�miaire an II._

Lettre du maire de Paris au ministre de l'int�rieur Par�. Paris, le 30
ao�t 1793, l'an IIe de la R�publique.

Noms des entrepreneurs et fournisseurs.   Liv. / s. / d.

MARTIN, sculpteur. Pour la construction du tombeau   2.400

BLAN, plombier. Pour la fourniture du cercueil   315

MOGINOT, ma�on. Pour la feuille de la fosse et la construction des murs
du pourtour   108 / 12

LEGRAND, treillageur. Pour le treillage en quatre sens   226

HARET, ma�on. Pour transport de mat�riaux et autres objets   58 / 18

GOSSE, menuisier. Pour objets relatifs � l'illumination   109

DOISSY, tapissier. Pour tenture   168

D'HERBELOT, architecte. Pour menues d�penses faites par lui   65 / 15

PITRON. Pour fourniture de vinaigre   30 / 16

BERGER. Pour journ�es   12

DUBOCQ. Pour fourniture de vin   11 / 9

SUIESSETIN. Pour fourniture de son   12

MELLIER, �picier   6 / 10

ROBERT, marchand de vin   7 / 10

MAILLE. Pour fourniture de vinaigre   4 / 13
    Pour journ�es et nuits           12
    Pour item                        12
    Pour houppe et pommade            2
    Pour journ�es et boissons        13 / 10
    Pour fourniture de satin turc    35
                                    104 / 10

LOHIER, �picier. Pour fourniture de flambeaux, lampions et rats de
cave, mod�r�, d'apr�s les informations prises chez plusieurs
�piciers, � la somme de   1.964 / 16

DANAUX. Pour diff�rentes d�penses acquitt�s par lui, la somme de 16 / 12


Total d� aux entrepreneurs et fournisseurs   5.548 / 28

A laquelle il convient d'ajouter pour honoraires du citoyen Jonquet,
qui a fait la v�rification de tous les m�moires, pris les
renseignements n�cessaires des commissaires de la section, la somme de
60 liv.

Total g�n�ral � payer, en attendant le m�moire r�gl� de l'embaumement
du corps de Marat, _cinq mille six cent huit livres deux sous huit
deniers_.

GIRAUX, Architecte du d�partement de Paris. Le citoyen Deschamps
demande 6 000 livres pour l'embaumement du corps de Marat.

_Rapport au Directoire sur les fun�railles du corps de Marat._

Le m�moire de l'embaumement n'�tait pas de ma comp�tence et �tant
n�anmoins susceptible d'une r�duction assez forte, autant que j'ai pu
le conjecturer, j'ai cru devoir m'adresser � un homme de l'art (le
citoyen D�sault, chirurgien-chef de l'H�tel-Dieu, connu par ses talents
distingu�s) pour [illisible]]

Marat �tait mort comme il avait v�cu, pauvre et martyr de ses
convictions. On trouva chez lui vingt-cinq sous en assignats. �Je suis
pr�t, avait souvent r�p�t� Marat, � signer de ma mort ce que j'avance.�
On trouva en effet, tach�es de son sang, quelques pages �crites qu'il
destinait � son journal.

[Illustration: Provocation d'Isnard, pr�sident de la Convention.]

Cependant David avait pris l'engagement de peindre Marat tu� dans son
bain. Nuit et jour, il �tait � l'ouvrage. Cette toile, qui est son
chef-d'oeuvre, sortit enfin de l'atelier; il �crivit au bas d'une main
ferme: DAVID A SON AMI MARAT. Le tableau fut expos� durant quelques
jours sur un autel dans la cour du Louvre: on lisait au-dessus cette
inscription: _Ne pouvant le corrompre, ils l'ont assassin�_. Un cr�pe
et une couronne d'immortelles surmontaient la peinture. �Voil�! dit
David quand on eut d�couvert aux yeux de la foule curieuse et empress�e
l'image de Marat: je l'ai peint du coeur.�

Arri�re le style acad�mique! Sous la main r�volutionnaire de l'artiste,
le pinceau avait cette fois, libre de toute r�miniscence classique,
�reproduit les traits ch�ris du vertueux Ami du peuple�. Le peintre a
eu soin d'�carter de son sujet _le personnage_ et le m�lodrame. Au
moment o� se pr�sente cette lugubre sc�ne, le coup est port�. Marat a
cess� de vivre; la femme a disparu, le couteau tomb� � terre en dit
assez. C'est dans les ressources de son art que David a cherch� l'effet
et le mouvement. Jamais le pinceau n'a poursuivi si avant la mort dans
la vie, et cela sans effort, sans secousse, sans perte d'haleine; une
lumi�re drue et fluide �claire d'un seul jet les bras nus du cadavre;
la poitrine pleine d'ombre s'obscurcit puissamment; la blessure fix�e �
la gorge s'ouvre comme une bouche saignante; la t�te semble endormie
dans un �ternel et profond sommeil; l'art de ce temps-l� �tait plus
r�aliste qu'on ne le croit g�n�ralement; la R�volution, quoique sortie
avant tout d'un mouvement d'id�es, fut jusqu'au bout pleine de logique
et de v�rit�.

De tous les ouvrages sortis de la main de David, celui-ci est le plus
naturel, le mieux con�u dans le sentiment moderne; c'est l'art comme
nous le voulons, nous, fils du mouvement et de la forme, comme nous le
sentons avec nos entrailles, �mues et d�chir�es par les inqui�tudes de
l'avenir. A c�t� de la baignoire est le gros billot de bois o� Marat
ex�cutait les ennemis de la R�volution avec une plume tremp�e dans un
encrier de plomb.

Quand David eut termin� son tableau, quand il eut peint l'homme tu�,
quand il eut tir� de cette chair palpitante le dernier cri de l'agonie,
quand il eut �clair� tout cela d'une lumi�re tragique, alors il �crivit
au bas de la toile ces mots simples et touchants qu'on a eu tort
d'effacer:

_David � son ami Marat._

Charlotte Corday, en tuant Marat, lui rendit le plus grand service
qu'on p�t alors lui rendre. Il commen�ait � s'�teindre: son absence de
la Convention o� il ne joua jamais qu'un r�le secondaire, son id�e fixe
de dictature, la maladie qui le minait, tout contribuait � d�tourner de
sa personne l'attention publique. Sa mort violente le ressuscita dans
le coeur des multitudes.

Marat, remercie cette fille!

Une loi d�fendait d'accorder l'apoth�ose avant un certain nombre
d'ann�es � partir du jour du d�c�s. A la s�ance du 14 novembre 1793,
David avait demand� une exception en faveur de Marat. La Convention
approuva, et d�cida que les restes de l'Ami du peuple seraient
transport�s an Panth�on; mais elle ne fixa point l'�poque de cette
c�r�monie fun�bre.

Vivant, Marat avait �t� d�savou� par tous ses coll�gues; mort, c'�tait
� qui ferait son �loge.

A plusieurs reprises et � divers points de vue, nous avons analys� ce
caract�re fertile en contrastes, m�l� de bien et de mal, terrible par
exc�s de sensibilit� nerveuse, cruel par une fausse vue de l'humanit�.
Il serait superflu d'y revenir; mais il faut pour la v�rit� de
l'histoire dissiper une erreur beaucoup trop r�pandue. Un assez grand
nombre de beaux esprits se repr�sentent Marat comme le grand pourvoyeur
de l'�chafaud. On oublie qu'il n'exer�ait aucune fonction publique, que
son influence sur la Convention �tait tr�s-restreinte et qu'� la
Commune m�me il n'occupait qu'une tribune. Au moment o� il disparut de
la sc�ne politique, le nombre des victimes �tait relativement peu
consid�rable. Du 17 ao�t 1792 au 17 juillet 1793 (onze mois), le
tribunal r�volutionnaire n'avait condamn� � mort que soixante-quatre
personnes: c'�tait trop sans doute; mais combien cette proportion
s'accrut dans la suite! Or la liste des soixante-quatre supplici�s ne
contient pas la moindre trace d'une d�nonciation faite l'_Ami du
peuple_.

Dira-t-on que s'il n'a pas eu le pouvoir entre les mains, ses �crits
sanguinaires, ses provocations au meurtre, son d�lire de paroles
violentes, ont puissamment contribu� � l'�tablissement du r�gime de la
Terreur? C'est une autre question; mais encore est-il bon de faire
observer qu'en temps de r�volution les feuilles volantes n'exercent
point une action tr�s-durable. Autant en emporte le vent. D'un autre
c�t�, dans les derniers mois de sa vie, l'Ami du peuple, oblig� de
lutter contre les enrag�s, les Varlet, les Jacques Leroux, les Leclerc,
etc., etc., avait beaucoup modifi� son langage et ses opinions
excentriques; qui sait jusqu'o� il serait all� dans cette voie de
mod�ration et d'humanit�?

Terminons tout de suite l'histoire de cette destin�e bizarre:

On pla�a le portrait de Marat, peint par David, dans la salle des
s�ances de la Convention. Son ombre revenait, en quelque sorte,
s'asseoir au milieu de la Montagne. Chaque jour on pronon�ait son nom.
�Il y a quelque chose de terrible, s'�criait Saint-Just, dans l'amour
sacr� de la patrie. Il est tellement exclusif, qu'il immole tout sans
piti�, sans frayeur, sans respect humain, � l'int�r�t public; il
pr�cipite Manlius, il entra�ne R�gulus � Carthage, pousse un Romain
dans un ab�me, et jette Marat au Panth�on, victime de son d�vouement!�

L'Ami du peuple reposait toujours dans le jardin des Cordeli�rs, pr�s
de ces arbres qu'il avait connus, dans ce coin de terre qu'il avait
aim� et o�, plus d'une fois, il �tait venu chercher un refuge contre
les poursuites des alguazils. Que ne l'a-t-on laiss� dormir en paix
sous ses chers ombrages? Mais non, tout devait �tre extraordinaire dans
la vie comme dans la mort de cet homme qui _s'�tait fait holocauste
pour l'amour du peuple_. Chose �trange! ce fut apr�s le 9 thermidor, le
18 septembre 1794, que L�onard Bourdon annon�a, pour le 21, le jour de
la translation des restes de Marat au temple des grands hommes.

La veille, le corps de l'Ami du peuple avait �t� d�pos� dans le
vestibule de la Convention, au pied de la statue de la Libert�.

Le lendemain, 21 septembre 1794, fut un jour de f�te. Deux autels
s'�levaient sur la place du Carrousel; il y avait aussi une sorte
d'ob�lisque en bois, au pied duquel se creusait un caveau: l�
figuraient le buste de Marat, sa lampe, sa baignoire et son �critoire
de plomb. La lampe �tait celle qui avait �clair� les veilles
laborieuses de cet �crivain; elle s'�tait �teinte avant le jour, comme
son ma�tre, apr�s avoir longtemps br�l�, comme lui, pour la R�volution.
La Convention se rendit en silence au lieu o� �tait le cercueil. La
chemise sanglante de la victime, le corps couch� tout de son long sur
son lit fun�bre et recouvert d'un drap noir; le couteau teint encore de
son sang, la soeur du tr�pass�, morne et chancelante au pied de sa
tombe; tout cela formait une sc�ne imposante et triste. Apr�s un
instant de r�flexion muette, le pr�sident monta pr�s du mort et posa
sur son cercueil une couronne de feuilles de ch�ne. C'�tait la seconde
que l'on d�cernait � Marat. En sortant du tribunal r�volutionnaire,
n'avait-il point �t� ramen� avec les m�mes honneurs sur les bancs de la
Convention? mais, cette fois, le triomphateur manquait au triomphe.

Le cort�ge se mit en marche. Un d�tachement de cavalerie, pr�c�d� de
sapeurs et de canonni�rs, ouvrit les voies; il �tait suivi de tambours
voil�s qui prolongeaient leurs roulements sourds de moment en moment;
un grand nombre d'�l�ves de l'�cole de Mars marchaient derri�re eux,
p�le-m�le. Le char s'�levait pompeusement, ombrag� de quatorze
drapeaux, et s'avan�ait, au pas des chevaux, entre quatorze soldats
bless�s sur le champ de bataille. Des groupes de m�res �plor�es
conduisant des enfants par la main, des veuves, des pauvres, des
vieillards, suivaient lentement le cort�ge.

La foule �tait immense; de jeunes filles voil�es se pr�sentaient de
distance en distance, devant le cercueil, pour y semer des fleurs; une
femme qui avait de longs cheveux d�nou�s les coupa devant tout le monde
et les jeta, comme un troph�e, sur le drap noir! le coeur se
remplissait, pendant cette marche lente et glorieuse, d'�motions
diverses; la nouvelle d'une victoire remport�e par les Fran�ais devant
les murs de Ma�stricht acheva de couronner la f�te; il fallait le bruit
du canon de l'ennemi � l'ovation de ce vainqueur pacifique, qui avait
d�tr�n� les rois par l'artillerie de la raison et de la justice. Il y
eut plusieurs stations: on entendit un grand nombre de discours;
quelques-uns retrac�rent avec plus ou moins de bonheur les principaux
traits de la vie de Marat; mais de tous ces orateurs, le plus �loquent
dans son silence, c'�tait le mort.

Ce savant inquiet, parti d'en bas pour d�tr�ner Newton, et qui �tait
arriv� � renverser Louis XVI; ce juge d'un roi condamn� � mort, qu'une
femme � son tour avait jug�; cet enfant du peuple tra�n� avec des
honneurs souverains par les mains de ses fr�res vers le Panth�on, au
moment o� l'on dispersait la cendre des majest�s de Saint-Denis; tout
cela remplissait la c�r�monie fun�bre de grandes et m�lancoliques
pens�es.

Chemin faisant, un orateur harangua le mort pour lui demander s'il
�tait satisfait des honneurs qu'on lui rendait. A ces mots, le cercueil
fit semblant du S'ouvrir, un homme se dressa tout droit et � demi nu
dans son linceul; c'�tait l'ombre de Marat qui venait remercier les
Fran�ais et les encourager � mourir comme lui pour la R�volution. Ce
coup de th��tre �tait ridicule, mais le cort�ge ne tarda pas � se
remettre en route. Dans les intervalles de silence que marquait le
bruit des caisses militaires, recouvertes d'un drap noir, on r�citait �
demi-voix et sur un ton de psalmodie lugubre: �Marat, l'ami du peuple,
Marat, le consolateur des afflig�s, Marat, le p�re des malheureux.�
Enfin on vit blanchir de loin la fa�ade du Panth�on; le cort�ge arriva
sur la place � trois heures et demie. Au moment o� l'on descendait du
char le cercueil de l'_Ami du peuple_, on rejetait du temple, par une
porte lat�rale �les restes impurs du royaliste Mirabeau�.

Marat avait toujours �t� l'ennemi acharn� de Mirabeau; ces deux hommes
se rencontraient maintenant face � face dans la mort, l'un poussant
l'autre, 93 chassant devant lui 89: les hommes et les �poques vont se
d�tr�nant, de nos jours, jusque dans la post�rit�. Mirabeau, les mains
li�es dans le linceul, c�da sa place au nouveau venu, � ce folliculaire
� peine remarqu� de son temps, mais que le flux des �v�nements avait
amen� peu � peu jusqu'aux marches du temple. S'il est permis de pr�ter
un reste de vie sourde et latente aux cadavres, Mirabeau, qui
connaissait les vicissitudes de la gloire et de la popularit�, a d�
recevoir son successeur avec un amer ricanement; car les tombeaux ont
aussi leurs destin�es: _habent sua fata sepulcra._ Marat, en effet,
devait �tre � son tour chass� du Panth�on et sa d�pouille mortelle
jet�e dans un �gout.

Arriv� devant le Panth�on, le convoi s'arr�ta. Un huissier de la
Convention lut � haute voix le d�cret qui accordait � Jean-Paul Marat
les honneurs du Panth�on: Le corps fut descendu du char et port� sur
une estrade qui s'�levait sous le d�me du temple. Le pr�sident de la
Convention fit un discours dans lequel il r�sumait les titres de l'Ami
du peuple � l'immortalit�. La c�r�monie se termina par un hymne de
Marie-Joseph Ch�nier, mis en musique par Ch�rubini.

Marat panth�onis� n'en �tait que plus redoutable aux ennemis de la
R�publique. Cette terreur tenait vraiment du merveilleux. L'Ami du
peuple, l'implacable fl�au des aristocrates, les poursuivait,
disait-on, du fond de son s�pulcre. On fit courir le bruit que son
ombre revenait la nuit dans cette sorte de crypte o� �taient gard�s sa
lampe, son buste, sa baignoire, et o� l'on pla�ait tous les soirs une
sentinelle. La v�rit� est qu'un matin le poste du Louvre �tant venu
relever de faction un jeune gentilhomme nomm� d'Estigny, qui avait
pass� la nuit dans le caveau, on le trouva mort.

A dater de ce jour, on cessa de garder la baignoire et les objets qui
retra�aient aux yeux le souvenir de Marat.




XVI

Second mariage de Danton.--Il propose � la Convention un gouvernement
r�volutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse
mesure.--Opposition de Robespierre.--Soul�vement des enrag�s contre
Danton.--R�organisation du Comit� de salut public.--Les souvenirs de
Bar�re.


Le 17 juin 1793, Danton s'�tait remari�. Il y avait quatre mois, jour
pour jour, qu'il avait perdu sa premi�re femme. On sait s'il l'adorait.
Sept jours apr�s l'enterrement, il avait fait exhumer le cadavre et
mouler la figure de cet �tre cher pour l'embrasser une derni�re fois.
C'�tait elle qui, en mourant, lui avait conseill� de s'unir � sa
meilleure amie, voulant assurer par ce second mariage une m�re � ses
enfants.

La jeune fille qu'il devait �pouser, mademoiselle Louise G�ly, n'avait
encore que seize ans et �tait sans fortune. Elle appartenait � une
famille bourgeoise et royaliste. On comprend que le p�re, ancien
huissier-audiencier, attach� aux pr�jug�s de l'ancien r�gime, homme
d'ordre, y regard�t � deux fois avant de donner sa fille au fougueux
r�volutionnaire. La m�re �tait d�vote, elle refusa son consentement, si
la c�r�monie n'�tait point c�l�br�e selon toutes les r�gles de
l'orthodoxie.

Danton fit � l'amour le sacrifice de ses principes; il se maria selon
le rite catholique devant un pr�tre r�fractaire.

La seconde femme de Danton �tait fr�le et jolie. Il l'aima jusqu'� la
passion; mais �tait-ce bien la compagne de son �me? Le spectre
d'Antoinette-Gabrielle Charpentier ne hantait-il point avec tristesse
ce lit de roses dans lequel le grand tribun s'amollissait au milieu des
d�lices de la volupt�?

Revenons aux �v�nements politiques.

La Convention r�pugnait � se donner un ma�tre, et elle avait bien
raison; mais en fuyant Charybde elle s'�tait jet�e dans Scylla. La
crainte et l'horreur de la dictature conduisaient le pays tout droit �
l'anarchie.

Nous allions p�rir sous le poids de nos revers. Toute la fronti�re du
Nord �tait perdue, Cambrai bloqu�, le Rhin forc�, Mayence rendu, Landau
assi�g�, l'ennemi aux portes de l'Alsace. Pour la seconde fois, les
Vend�ens avaient repouss�, dissip� l'arm�e de la Loire. La guerre
civile disputait � la Convention les deux tiers du territoire. La
disette faisait des ravages dans les campagnes. Les arm�es manquaient
de tout. Nulle organisation, aucune discipline: l'incapacit� s'�tait
empar�e de tous les services publics.

Ne fallait-il point � tout prix sortir de ce chaos? Oui, mais le moyen?

Ce fut Danton qui apporta le _fiat lux_. �Que la lumi�re soit!�

Dans un m�le discours, il proposa la cr�ation d'un gouvernement
r�volutionnaire.

�Le moment, dit-il, est arriv� d'�tre politique ... nous n'aurons de
succ�s que lorsque la Convention, se rappelant que l'�tablissement du
Comit� de salut public est une des conqu�tes de la libert�, donnera �
cette institution l'�nergie et le d�veloppement dont elle peut �tre
susceptible. Il a en effet rendu assez de services pour qu'on
perfectionne ce genre de gouvernement.

�Eh bien! soyons terribles, faisons la guerre en liens. Pourquoi
n'�tablissons-nous pas un gouvernement provisoire qui seconde, par de
puissantes mesures, l'�nergie nationale?

�Il faut que les ministres ne soient que les premiers commis de ce
gouvernement.

�Je sais qu'on m'objectera que les membres de la Convention ne doivent
pas �tre responsables. J'ai d�j� dit que vous �tes responsables de la
libert�, et que, si vous la sauvez, alors seulement vous obtiendrez les
b�n�dictions du peuple.

�Qu'il soit mis cinquante millions � la disposition de ce gouvernement,
qui en rendra compte � la fin de la session, mais qui aura la facult�
de les employer tous en un jour, s'il le juge utile.

�Une immense prodigalit� pour la cause de la libert� est un placement �
usure. Soyons donc grands politiques partout.

�Si vous ne teniez pas d'une main ferme les r�nes du gouvernement, vous
affaibliriez plusieurs g�n�rations par l'�puisement de la population;
enfin vous la condamneriez � l'�puisement et � la mis�re; je demande
donc au nom de la post�rit� que vous adoptiez sans d�lai ma
proposition.�

Certes, Danton �tait bien l'homme qu'il fallait pour proposer cette
grave mesure de salut public. Tout le monde savait que, soit
ind�pendance de caract�re, soit fiert� d'�me, soit paresse, il
d�daignait le pouvoir. Marat, qui se connaissait en hommes, avait �crit
de lui: �Il r�unit et les talents et l'�nergie d'un chef de parti; mais
ses inclinations naturelles l'emportent si loin de toute id�e de
domination qu'il pr�f�re une chaise perc�e � un tr�ne.� L'image n'est
point heureuse; toutefois � _la chaise perc�e_ substituez _la tribune_
et l'id�e sera juste.

L'orateur avait d'ailleurs pris soin de pr�venir la Convention qu'il
n'entrerait dans aucun comit� responsable, qu'il conserverait sa
libert� tout enti�re, qu'il se r�servait la facult� de stimuler sans
cesse les membres du gouvernement. ��tant peu propre � ce genre de
travaux, disait-il, je ferai mieux en dehors du comit�; j'en serai
l'�peron au lieu d'en �tre l'agent.�

Apr�s tout, Danton ne proposait rien de nouveau: ce Comit� de salut
public existait; nous avons dit quels en �taient les statuts. De quoi
donc s'agissait-il? d'�tendre ses attributions, de lui soumettre les
ministres et tous les autres agents du pouvoir ex�cutif, de lui confier
des fonds, en un mot, d'en faire une machine de gouvernement.

Il y a deux mois, ce projet e�t sans doute �t� rejet� avec horreur;
mais dans les circonstances critiques o� l'on se d�battait, lorsque
tout s'en allait � la d�rive, lorsque la r�volte des Girondins et la
guerre �trang�re mena�aient d'emporter la France dans un d�luge de
sang, � quelle autre branche se raccrocher? Couthon, Saint-Andr�,
Lacroix, Cambon, Bar�re appuy�rent la motion: un seul la combattit,
Robespierre.

Depuis le 26 juillet, Maximilien faisait partie du Comit� avec Bar�re,
Thuriot, Couthon, Saint-Just, Prieur (de la Marne), Robert Lindet,
H�rault de S�chelles; avait-il peu de go�t pour l'exercice direct du
pouvoir? craignait-il de compromettre sa popularit� en se chargeant des
cons�quences de cette dictature � neuf t�tes?

�Vous redoutez la responsabilit�, s'�cria fi�rement Danton.
Souvenez-vous que, quand je fus membre du conseil, je pris sur moi
toutes les mesures r�volutionnaires. Je dis: Que la libert� vive; et
p�risse mon nom!� Il n'en est pas moins vrai que sa proposition fut
tr�s-mal accueillie en dehors de l'Assembl�e par les Vincent, les
Varlet, les Leclerc, les Roux, et autres amis d'H�bert. Toute la meute
des enrag�s aboya contre Danton.

Ce Roux �tait un pr�tre d�froqu� qui d�s le premier jour avait d�cri�
la Constitution et qui avait donn� le conseil d'assassiner les
marchands, les boutiquiers, parce qu'ils vendaient trop cher leurs
denr�es. D�nonc� par Marat vivant comme un saltimbanque, il avait
trouv� le moyen de le voler dans sa tombe. Sous le titre de _Publiciste
de la R�publique fran�aise, par l'ombre de Marat, l'Ami du peuple_, il
continuait le journal du d�funt. M�me format, m�me �pigraphe; nulle
ressemblance dans les doctrines. Marat e�t rougi de son ombre.

Leclerc �tait un intrigant venu de Lyon pour chercher fortune dans la
boue sanglante des ruisseaux.

Vincent, secr�taire g�n�ral de la guerre, brouillon et avide, �g� de
vingt-cinq ans, se croyait homme et n'�tait qu'une b�te f�roce.

H�bert, ancien vendeur de contre-marques � la porte des th��tres,
�diteur du _P�re Duchesne_ qu'il avait trouv� moyen de faire
subventionner par le ministre de la guerre, orateur � la parole facile,
membre de la Commune, exer�ait une influence malsaine qui, � juste
raison, inqui�tait d�j� Robespierre.

Tous ces hommes �taient trop int�ress�s � perp�tuer l'anarchie, dont
ils se servaient comme d'un moyen d'intimidation et de tyrannie
personnelle; ils tenaient trop, ainsi qu'on dit, � p�cher en eau
trouble pour ne point ex�crer toute id�e de gouvernement. La
proposition de Danton fut donc d�nonc�e par eux comme un attentat � la
souverainet� du peuple. Le vieux lutteur des Cordeliers n'�tait plus �
leurs yeux qu'un tra�tre, un vendu marchant sur les traces de Mirabeau.

Quoique cette mesure de haute politique f�t alors repouss�e, ou tout au
moins ajourn�e, l'avenir prouva que Danton avait frapp� juste. C'est en
concentrant, plus tard, ses pouvoirs dans un comit� souverain que la
Convention put abattre l'insurrection, discipliner les arm�es et
d�concerter les manoeuvres des royalistes.

Peu � peu les membres du Comit� de salut public se partag�rent les
r�les. H�rault de S�chelles et Bar�re surveill�rent les affaires
�trang�res. Billaud et Collot-d'Herbois s'attribu�rent la
correspondance des d�partements et des repr�sentants en mission dans
l'int�rieur. Lindel et Prieur de la Marne furent charg�s des
approvisionnements et des subsistances; Jean-Bon-Saint-Andr� prit pour
lui la marine. Saint-Just s'occupa des institutions et des lois
constitutionnelles, Couthon, �tant infirme, venait peu au Comit�; il se
r�serva la police. Le Comit� de salut public, ainsi r�organis�, prit
l'initative de toutes les mesures qui devaient affermir le gouvernement
r�publicain.

[Illustration: D�fil� du cort�ge sur les boulevards.]

Le 28 mars 1832, Bar�re afflig� d'un asthme, �tait couch� sur un sopha;
il appelait cela _mener la vie horizontale_. L'ancien conventionnel
logeait alors dans une petite chambre pr�s des halles. Beau parleur et
se sentant en verve ce jour-l�, il causait volontiers avec un ami de la
grande �pop�e r�volutionnaire. Un jeune visiteur l'�coutait
religieusement, et recueillait les paroles de Bar�re sur des morceaux
de papier, �crits au crayon, dans le fond de son chapeau; voici une de
ces notes:

�Il y a de grandes choses qui ne se reproduiront jamais, au moins sous
les m�mes formes.--Je voudrais voir un tableau repr�sentant la petite
salle o� se r�unissait le comit� de Salut public; l� neuf membres
travaillaient jour et nuit sans pr�sident, autour d'une table couverte
d'un tapis vert; la salle �tait tendue avec un papier de m�me couleur.
Chacun avait sa sp�cialit�. Souvent, apr�s un sommeil de quelques
instants, je trouvais � ma place un monceau �norme de papiers, compos�
de bulletins des op�rations militaires de nos arm�es. Leur lecture me
servait � faire le rapport que je lisais � la tribune de la
Convention.--Quand un soldat avait fait un trait remarquable, on lui
donnait un morceau de papier sur lequel �tait transcrit le d�cret de la
Convention qui lui d�clarait qu'il avait bien m�rit� de la patrie.--Nos
soldats battaient les ennemis de la France avec des �paulettes de
laine.

�Autour de notre petite salle de r�union, nous avions form� nos bureaux
dans la salle de Diane: c'�taient l� nos bras.--Nous voulions donner �
la France des id�es d'�conomie: sans cela elle n'aurait jamais pu faire
toutes les grandes choses qui �tonneront l'univers.--C'est moi, qui ai
fait placer les figures des consuls romains sous les portiques de la
galerie des Tuileries, qui donne sur le jardin, ainsi que les bustes
qui sont dans les niches de la fa�ade.

�Il y a de grandes choses, je le r�p�te, qui ne repara�tront jamais; la
France n'aura jamais toute l'Europe � combattre; le r�gime de la
terreur ne reviendra pas plus que le despotisme exclusif.

�Visconti me disait: �Ce que les hommes de votre �poque ont fait ne
peut pas �tre compar� avec les grands �v�nements de l'antiquit�;
D�mosth�ne � la tribune luttait contre ses compatriotes pour les
engager � repousser les s�ductions de Philippe; Caton contre Catilina;
vous, vous avez lutt� contre l'int�rieur et contre toute l'Europe.�

Bar�re avait fait preuve d'un caract�re ondoyant et pusillanime; acteur
consomm�, il avait jou� tous les r�les; mais ce beau vieillard, cet
�loquent orateur, n'en �tait pas moins un t�moin curieux et imposant de
la grande �poque � laquelle il survivait.




XVII

La f�te du 10 ao�t 1793.--L'�ducation publique par les
beaux-arts.--Retour � la nature.--La fontaine de la
R�g�n�ration.--David et H�rault de S�chelles.--D�fil� du cort�ge sur
les boulevards.--Egalit� des rangs et des conditions humaines.--
Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-trouv�s, aux
Vieillards.--Deuxi�me station: L'arc de triomphe �lev� en l'honneur des
citoyennes.--Troisi�me station: La statue de la Libert�.--Quatri�me
station: Les Invalides.--Cinqui�me station: Le Temple fun�bre.


Le peuple aime les f�tes. La Convention le savait bien et ne n�gligeait
aucune occasion de fonder le culte de la Patrie.

Les arm�es coalis�es marchent sur Paris: c�l�brons avec pompe
l'anniversaire du 10 ao�t.

Le tr�sor public est aux abois: d�pensons un million deux cent mille
francs dans une grande c�r�monie publique.

J'entends d'ici les �conomistes, les hommes d'affaires, les vieux
bureaucrates crier � la prodigalit�, au gaspillage. Cet argent n'e�t-il
point �t� beaucoup mieux employ� � �quiper les troupes, � leur fournir
des vivres, � les solder? Nos p�res ne raisonnaient point ainsi et ne
regardaient point l'�ducation du peuple par les beaux-arts, par les
signes ext�rieurs comme une d�fense inutile; sans n�gliger le mat�riel
de guerre et la paye du soldat, ils croyaient que le meilleur moyen de
rappeler la victoire sous nos drapeaux �tait de relever le moral de la
nation.

David �tait l'ordonnateur de la f�te. De ses puissantes mains il avait
p�tri dans le pl�tre trois statues colossales, trois symboles qui
devaient expliquer aux yeux l'esprit de la R�volution fran�aise.

A l'apparition des premiers rayons du soleil, la Convention nationale,
les envoy�s des assembl�es primaires accourus de tous les d�partements,
les autorit�s constitu�es de Paris, les soci�t�s populaires et la foule
des citoyens �taient r�unis sur la place de la Bastille. Un monceau de
ruines marquait l'endroit o� se dressait celle ancienne prison d'�tat.
Sur ces d�bris, ces blocs d�tach�s �taient grav�es des inscriptions qui
rappelaient par un mot l'histoire des victimes de la monarchie. L'une
de ces pierres disait: _Il y a quarante ans que je meurs_; d'autres
criaient: _Le corrupteur de ma femme m'a plong� dans ces cachots--mes
enfants, � mes enfants!_

Sur l'emplacement de la Bastille, au milieu de ces d�combres, s'�levait
la _fontaine de la R�g�n�ration_, domin�e par une colossale statue de
la Nature. A la base de cette figure all�gorique �taient inscrits ces
mots: _Nous sommes tous ses enfants_. De ses riches mamelles qu'elle
pressait avec ses mains, s'�panchaient dans un vaste bassin deux
sources d'eau pure, toute fr�missante des premi�res clart�s du jour.
Cette onde abondante �tait une image de l'in�puisable f�condit� de la
m�re supr�me, _alma parens_.

Le bruit des canons s'�tait fait entendre; puis, une musique douce, des
champs harmonieux sortirent du milieu de ce tonnerre. Alors le
pr�sident de la Convention nationale, H�rault-de-S�chelles, plac�
devant la statue de la nature et la montrant au peuple.

�Souveraine du sauvage et des nations �clair�es, � nature! ce peuple
immense rassembl� aux premiers rayons du soleil devant ton image, est
digne de toi. Il est libre, c'est dans ton sein, c'est dans les sources
sacr�es qu'il a recouvr� ses droits, qu'il s'est r�g�n�r�. Apr�s avoir
travers� tant de si�cles d'erreurs et de servitude il fallait rentrer
dans la simplicit� de tes voies pour retrouver la v�rit�. O Nature,
re�ois l'expression de l'attachement �ternel des Fran�ais pour tes
lois. Que ces eaux f�condes qui jaillissent de tes mamelles, que cette
boisson pure qui abreuva les premiers humains, consacrent dans cette
coupe de la fraternit� et de l'�galit� les serments que te fait la
France en ce jour, le plus beau qu'ait �clair� le soleil, depuis qu'il
a �t� suspendu dans l'immensit� de l'espace.�

Ce n'�tait point un discours; c'�tait un hymne.

Le pr�sident remplit alors une coupe de l'eau qui tombait du sein de la
Nature, il en fait des libations autour de la statue, il boit dans
cette coupe de forme antique et la pr�sente aux quatre-vingt-sept
vieillards, dont chacun par le privil�ge de l'�ge, avait obtenu de
porter la banni�re sur laquelle �tait �crit le nom de son d�partement.
Tous montent successivement les degr�s qui conduisaient autour du
bassin et s'approchent l'un apr�s l'autre de la coupe sainte de
l'�galit� et de la fraternit�. En la recevant des mains du pr�sident,
qui vient de lui donner le baiser de paix, un vieillard s'�crie: �Je
touche aux bords de mon tombeau; mais en pressant cette coupe de mes
l�vres, je crois rena�tre avec le genre humain qui se r�g�n�re.� Un
autre dont le vent fait flotter les cheveux blanchis: �Que de jours ont
pass� sur ma t�te! O Nature, je te remercie de n'avoir point termin� ma
vie avant celui-ci!�

Ce spectacle �tait vraiment solennel. A chaque fois que la coupe
passait d'une main dans une autre main, les yeux se remplissaient des
larmes de l'attendrissement et de la joie.

Et le canon grondait.

La c�r�monie �tait termin�e � la fontaine de la R�g�n�ration. Alors la
foule tout enti�re se mit en mouvement. Le cort�ge d�fila et s'allongea
sur les boulevards. Les soci�t�s populaires ouvraient la marche. Leur
banni�re pr�sentait un oeil ouvert sur les nuages qu'il p�n�trait et
dissipait. La Convention venait ensuite pr�c�d�e de la d�claration des
Droits de l'homme et de l'acte constitutionnel. Elle �tait plac�e au
milieu des envoy�s des assembl�es primaires, nou�s les uns aux autres
par un l�ger ruban tricolore, image du lien qui les unissait � la
R�publique une et indivisible. Chacun des repr�sentants portait � la
main un bouquet d'�pis de bl� et de fruits, en m�moire de C�r�s
l�gislatrice des soci�t�s. Les envoy�s des assembl�es primaires
tenaient d'une main une pique, arme de la libert� contre les tyrans, et
de l'autre une branche d'olivier, symbole de la paix et de l'union
fraternelle entre tous les citoyens.

Apr�s les envoy�s des assembl�es primaires, il n'y avait plus aucune
distinction de personnes ni de fonctionnaires. L'�charpe du maire ou du
procureur de la Commune, les plumets noirs des juges se confondaient
avec les attributs des corps d'�tats, le marteau du forgeron ou le
m�tier du tisserand. L'africain � la figure noircie par le soleil
donnait la main � l'homme blanc comme � son fr�re. Tous marchaient
�gaux.

Cependant le _Chant du D�part_ �clate comme une fanfare et r�pond au
son des tambours. C'est bien une marche triomphale; mais o� donc sont
les triomphateurs? Les voici: regardez! Tra�n�s sur un plateau roulant,
les �l�ves de l'institution des Aveugles font retentir l'air de leurs
chants. Port�s dans de blanches barcelonnettes, les nourrissons de la
maison des Enfants trouv�s annoncent que la R�publique est leur m�re,
que la nation enti�re est leur famille. Sur une charrue transform�e en
char de triomphe, un p�re � cheveux blancs et sa vieille �pouse
s'avancent tra�n�s par leurs enfants. L'esprit et le coeur de la
R�volution fran�aise �taient dans ce touchant hommage rendu au malheur,
� la vieillesse et � toutes les infirmit�s humaines.

Au milieu des honneurs rendus aux vivants, on n'a point oubli� les
morts. Huit chevaux blancs, orn�s de panaches rouges tra�nent dans un
char qui n'a rien de fun�bre, deux urnes cin�raires. Sur l'une sont
inscrits ces mots: _Aux m�nes des citoyens morts au Champ-de-Mars_; et
sur l'autre: _Aux m�nes des citoyens morts le 10 ao�t_. La Commune
avait eu soin d'�carter ces pompes lugubres dont le catholicisme
attriste le dernier acte de la vie humaine. Le sombre cypr�s ne
penchait point autour de l'urne ses branches m�lancoliques; aucun
insigne de deuil, pas de larmes d'argent sem�es sur un voile noir, une
douleur m�me pieuse aurait en quelque sorte profan� cette apoth�ose.
Des guirlandes et des couronnes, les parfums d'un encens br�l� dans les
cassolettes, un cort�ge de parents, le front orn� de fleurs, une
musique dans laquelle dominaient les sons guerriers de la trompette,
tout dans cette c�r�monie d�robait � la mort ce qu'elle a de sinistre.
Elles participaient en quelque sorte � l'all�gresse g�n�rale, ces m�nes
sacr�es des citoyens qui �taient tomb�s dans les combats pour se
relever immortels.

A une certaine distance du char, au milieu d'une force arm�e, roulait
avec un fracas sec et importun, un tombereau semblable � ceux qui
conduisent les criminels au lieu du supplice. Il �tait charg� des
attributs de la royaut� et de l'aristocratie. Une inscription grav�e
sur ce tombereau portait: _Voil� ce qui a toujours fait le malheur de
la soci�t� humaine_.

Mais quelle est cette arche de feuillage?

Vers le milieu des boulevards, toute cette pompe s'arr�te devant un arc
de triomphe �rig� en m�moire des journ�es du 4 et 5 octobre, alors que
les femmes de Paris march�rent sur Versailles. L'architecture, la
peinture et la sculpture s'�taient r�unies pour donner � ce fragile
monument un caract�re antique. De belles figurantes assises sur des
aff�ts de canon repr�sentaient tant bien que mal l'attitude des vraies
h�ro�nes qui avaient tra�n� ces machines de guerre jusqu'� la cit� de
Louis XIV.

Cet arc de triomphe, �lev� par David en l'honneur des femmes inspira
les paroles suivantes � H�rault de S�chelles: �O femmes, la libert�
attaqu�e par tous les tyrans, pour �tre d�fendue a besoin d'un peuple
de h�ros. C'est � vous � l'enfanter. Que toutes les vertus guerri�res
et g�n�reuses coulent avec le lait maternel dans le coeur des
nourrissons de la France. Les repr�sentants du peuple souverain, au
lieu de fleurs qui parent la beaut�, vous offre le laurier, embl�me du
courage et de la victoire. Vous le transmettrez � vos enfants.� Apr�s
avoir prononc� ces derniers mots, le pr�sident donne aux femmes
l'accolade fraternelle, pose sur la t�te de chacune d'elles une
couronne de laurier, puis le cort�ge continue sa marche le long des
boulevards au milieu des acclamations universelles.

La place de la R�volution �tait marqu�e pour la troisi�me halte. L�
s'�levait la statue de la Libert� sur le m�me pi�destal qui avait
exhauss� la statue de Louis XV. Fille de la Nature, la libert�
paraissait � travers le feuillage de jeunes peupliers dont elle �tait
environn�e comme d'un rideau de verdure, les rameaux de ces arbres
ployaient sous le poids des tributs pr�sent�s par les artistes, les
�crivains, les patriotes. Toutefois il ne suffisait pas de ces
offrandes, il fallait un sacrifice � la d�esse.

Presque � ses pieds se dressait un immense b�cher; mais o� donc est la
victime? On n'a pas oubli� ce tombereau qui faisait partie du cort�ge
et roulait pesamment et tristement sur le pav� des boulevards. Il s'est
arr�t� devant la statue avec la foule qui s'arr�tait.

Alors H�rault de S�chelles:

�Hommes libres, peuple d'�gaux, d'amis et de fr�res, ne composez plus
les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos
talents et de vos vertus; que la pique et le bonnet de la libert�, que
la charrue et la gerbe de bl�, que les embl�mes de tous les arts par
lesquels la soci�t� est enrichie, embellie, forment d�sormais toutes
les d�corations de la R�publique! Terre sainte, couvre-toi de ces biens
r�els qui se partagent entre tous les hommes et deviennent st�riles
pour tout ce qui ne peut servir qu'aux d�penses exclusives de
l'orgueil.�

Le tombereau des condamn�s � mort verse sous les yeux de la d�esse tous
les hochets de la monarchie. Le pr�sident saisit une torche enflamm�e,
l'applique contre le b�cher couvert de mati�res combustibles et
soudain, tr�ne, couronne, sceptre, fleurs de lis, manteau ducal,
�cussons armori�s, drapeaux souill�s des signes de la f�odalit�, tout
dispara�t, tout s'�vanouit en fum�e, au bruit des acclamations de huit
cent mille citoyens. Embl�mes des anciens �ges historiques, vous avez
troubl� l'humanit�. Que le feu vous d�vore!

Au m�me instant, comme si tous les �tres vivants devaient participer �
l'affranchissement de notre race, trois mille oiseaux de toutes esp�ces
portant autour du cou de minces banderolles tricolores, colombes,
passereaux, hirondelles, s'�lancent dans les vastes et radieux espaces
de l'air: �Allez, leur dit la d�esse, je vous d�livre! plus de captifs,
plus d'esclaves. Le soleil et le mouvement pour tous. L'homme
affranchi, l'oiseau libre.�

Et le canon gronde.

La quatri�me station �tait fix�e devant l'h�tel des Invalides. Sur la
cime d'un rocher se d�tachait une statue gigantesque repr�sentant le
peuple fran�ais. Tandis que d'une main forte cet Hercule moderne
renouait le faisceau des d�partements, un monstre dont les extr�mit�s
inf�rieures se terminaient en dragon de mer, s'effor�ait d'atteindre au
faisceau pour le rompre. Le colosse, �crasant sous ses pieds la
poitrine du monstre, balan�ant sa massue, allait le frapper d'un coup
mortel.

H�rault de S�chelles se chargea d'expliquer l'all�gorie:

�Ce g�ant, dit-il, dont la puissante main r�unit et rattache en un seul
faisceau les d�partements qui sont sa grandeur et sa force, peuple,
c'est toi! Ce monstre dont la main criminelle veut briser le faisceau
et s�parer ce que la nature a uni, c'est le f�d�ralisme.�

L'entr�e seule du Champ-de-Mars offrait aux yeux et � l'imagination
plus d'un enseignement utile. On avait plac� sur un tertre une presse,
une charrue et une pique pour rappeler � tous les Fran�ais l'union qui
doit exister entre l'artisan, le laboureur et le d�fenseur de la
patrie.

Mais c'est surtout au cort�ge que s'adressaient les grandes le�ons. Il
s'avan�ait toujours, le pr�sident en t�te. A deux poteaux plac�s
vis-�-vis l'un de l'autre comme les deux colonnes de l'ouverture d'un
portique �tait suspendu un ruban tricolore, et au ruban un niveau qui
repr�sentait bien l'�galit� sociale. Apr�s avoir tous courb� la t�te
sous ce niveau, les repr�sentants de la nation, les quatre-vingt-sept
commissaires des d�partements, les envoy�s des assembl�es primaires
gravissent les degr�s de l'Autel de la Patrie. Une foule immense
couvrait la vaste �tendue du Champ-de-Mars. Ayant � ses c�t�s le
vieillard le plus charg� d'ann�es parmi les commissaires des
d�partements, H�rault de S�chelles parvient au point culminant de la
Montagne. De cette hauteur, comme du v�ritable Sina� des temps
modernes, il proclame la Constitution.

Alors le pr�sident de la Convention nationale d�pose dans l'arche
plac�e sur l'Autel de la Patrie l'acte constitutionnel et le
recensement des votes du peuple fran�ais. Les parfums br�lent, l'encens
fume, la terre tremble, �branl�e par les salves d'artillerie et par le
mugissement d'un million d'hommes criant: �Vive la Constitution! vive
la R�publique!�

Les quatre-vingt-sept vieillards, nous l'avons dit, durant toute la
marche du cort�ge portaient chacun une pique. Chacun d'eux vint la
remettre successivement entre les mains du pr�sident qui les r�unit
toutes en un seul faisceau nou� d'un ruban tricolore. Li�es entre
elles, ces piques repr�sentaient le faisceau des quatre-vingt-sept
d�partements arm�s pour la d�fense du territoire national.

Il restait une dette � acquitter. Descendue de l'Autel de la Patrie, la
Convention traverse une portion du Champ-de-Mars et se rend, vers
l'extr�mit�, au Temple fun�bre, couvert de d�corations antiques, dans
lequel attendait la cendre des d�fenseurs de la R�publique. La grande
urne d�positaire de ces restes v�n�r�s avait �t� transport�e sur le
vestibule du Temple, �lev�e � tous les regards. La Convention nationale
se r�pand sous les portiques; tous les spectateurs plac�s dans le
Champ-de-Mars se d�couvrent. L'�motion est extr�me quand, d'une voix
triste, solennelle, attendrie, H�rault s'�crie: �Cendres ch�res, urne
sacr�e, je vous embrasse au nom du peuple.�

Et le canon gronde.

La f�te �tait termin�e. Le peuple se disperse aux premi�res ombres du
soir. Des groupes assis sur l'herbe jaunissante ou sous des tentes
partagent fraternellement avec d'autres groupes la nourriture qu'ils
avaient apport�e. Repas frugal et digne des beaux jours de Sparte!

Ces f�tes patriotiques �levaient l'�me, r�veillaient les saintes
ardeurs du d�vouement, inspiraient � tous le sentiment du devoir. La
f�d�ration du 14 juillet 1791 avait c�l�br� l'alliance de tous les
Fran�ais dans la libert�; plus compl�te, celle du 10 ao�t 1793 consacra
l'alliance de tous les citoyens dans la libert� et dans l'�galit�.

Le peuple se retira sous une �motion grave et profonde. Les mille
devises flottant sur les banderoles et dont chacune contenait une
le�on; la voix du canon r�pondant comme un d�fi au canon lointain de
l'ennemi, la R�volution se racontant elle-m�me � tous les citoyens dans
une trilogie digne d'Eschyle, la Nature, la Libert�, le Peuple, n'en
�tait-ce point assez pour �lectriser un grand peuple?

Un monde nouveau apparaissait, consolait des maux et des tristesses du
pr�sent, un monde nouveau appuy� sur l'esprit de la R�volution, et dont
le g�nie des beaux-arts venait d'entrouvrir les portes d'or.

[Illustration: Fontaine de la R�g�n�ration.]




XVIII

Si�ge de Lyon.--D�cret de la Convention nationale.--Cl�mence de
Couthon.--Atroce conduite de Collot-d'Herbois et Fouch�.--Le Girondin
Rebcequi � Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur
blanche.--Si�ge et prise de la ville par l'arm�e r�publicaine.--Origine
de la r�volte � Toulon.--Les royalistes, cach�s derri�re les Girondins,
se rendent ma�tres des sections et fondent un Comit� g�n�ral.--Leur
tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la Vierge.--Pam�la.
Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la r�action.--La
guillotine et le gibet.--Arriv�e de l'arm�e de Cartaux.--Attaque et
victoire des Montagnards.--Panique des royalistes.--Incendie de nos
arsenaux.--Noble conduite des for�ats.


Oh! c'�tait un beau r�ve; mais qu'il �tait loin de la r�alit�!

A l'Est, � l'Ouest, au Nord, au Midi, le f�d�ralisme triomphait. Le
vainqueur n'�tait point Hercule, c'�tait le Dragon. Gardienne de la
R�publique une et indivisible, la Convention avait besoin de toute son
�nergie pour soutenir la lutte et terrasser le monstre. Ce qu'il y
avait de plus affreux, c'est que tous les d�partements r�volt�s
appelaient l'�tranger � leur secours. �A nous les Anglais! � nous les
Espagnols! � nous les Prussiens! � nous les Italiens! vous voulez notre
sol, nous vous le livrons. Venez, d�livrez-nous de la R�publique! Vive
Louis XVII!�

Trois villes du Midi ralliaient le faisceau de la r�volte, Lyon,
Marseille, Toulon.

A Lyon, les ma�tres de fabriques, les gros n�gociants, plus ou moins
Girondins, d'accord avec quelques nobles d�guis�s qui cachaient
soigneusement _l'�p�e de leurs p�res_ sous la blouse ou sous un
pantalon de gros drap, avaient tromp�, s�duit une partie des ouvriers
et les avaient entra�n�s dans un soul�vement formidable. Le sang des
patriotes et des Jacobins avait coul� � flots sur l'�chafaud royaliste.
Celui de Chalier, immol� par la faction girondine, fumait encore et
criait vengeance. La Convention en fut r�duite � faire le si�ge de la
ville. On a lieu d'�tre �tonn� de la longanimit� qu'elle d�ploya: cette
Assembl�e qui passe pour avoir �t� dure et implacable, usa d'abord
d'une extr�me tol�rance envers les rebelles. Robespierre, Couthon,
Saint-Just, Carnot et Bar�re avaient par une lettre sp�ciale recommand�
la cl�mence aux repr�sentants Dubois, Cranc� et Gauthier, charg�s de
surveiller les op�rations du si�ge. On esp�rait que Lyon se rendrait et
dans cette pr�vision le Comit� de Salut public rappelait aux
Commissaires un vers latin: _Parcere subjectis et debellare superbos_:
��pargnez ceux qui se soumettent; punissez les orgueilleux qui
r�sistent.� Telles �taient leurs instructions, qui n'avaient rien de
bien terrible.

Cependant Lyon tenait toujours; quand ce si�ge finirait-il? Les
citoyens de la ville rest�s fid�les � la loi, � la repr�sentation
nationale, �taient d�nonc�s, injuri�s, jet�s dans les cachots. A la
nouvelle de ces retards et de ces outrages, une sourde fureur s'empara
de la Convention.

Dans la nuit du 8 au 9 octobre, Lyon est emport� de vive force, et le 9
au matin, les troupes de la Montagne, noires de poudre, tambour
battant, enseignes d�ploy�es, entrent dans la cit� rebelle. Vont-elles
mettre tout � feu et � sang?

Ni repr�sailles, ni pillage. Un ordre du jour sign� des repr�sentants
en mission, Couthon, Laporte et Maigret, avait recommand� aux
vainqueurs le respect des personnes et des propri�t�s.

L'intention des commissaires �tait tr�s-certainement de frapper les
superbes et les grands coupables, les chefs de l'insurrection, et
d'�pargner les humbles qui s'�taient laiss�s entra�ner par faiblesse ou
par erreur. Deux syst�mes de tribunaux bien distincts devaient juger �
part ces deux cat�gories d'insurg�s.

A Paris, combien fut diff�rente l'impression produite par la prise de
Lyon, apr�s une longue et sanglante r�sistance! �Qui osera r�clamer
votre indulgence pour cette ville rebelle?� s'�cria Bar�re, parlant le
12 octobre au nom du comit� de Salut public. �Elle doit �tre ensevelie
sous ses ruines. Que devez-vous respecter dans votre vengeance? la
maison de l'indigent, l'asile de l'humanit�, l'�difice consacr� �
l'instruction publique; la charrue doit passer sur tout le reste. Le
nom de Lyon ne doit plus exister.�

Et la Convention, voulant donner un terrible exemple aux villes
r�volt�es, d�cr�ta qu'une commission extraordinaire ferait punir
militairement et sans d�lai les contre-r�volutionnaires, que la ville
serait d�truite; qu'on ne laisserait debout que les maisons des
pauvres, les habitations des patriotes �gorg�s ou proscrits, les
�difices consacr�s � l'industrie, les h�pitaux, les �coles; que la
r�union des maisons conserv�es prendrait d�sormais le nom de _Commune
Affranchie_; enfin que sur les ruines de la ville rebelle s'�l�verait
une colonne portant l'inscription suivante: �Lyon fit la guerre � la
libert�, Lyon n'est plus.�

Ce d�cret ne fut jamais appliqu� � la lettre. Couthon, l'homme de
Robespierre, se contenta d'un simulacre de d�molition l�gale. Infirme,
il se fit transporter dans un fauteuil sur la place de Bellecour; l�,
arm� d'un petit marteau d'argent, il donna deux ou trois coups � l'une
des maisons de la place, en disant _la loi te frappe_! La maison resta
debout, et ne s'en porta pas plus mal pour avoir �t� d�molie
moralement.

La ville de Lyon perdit son nom, il est vrai; mais �Qu'y a-t-il dans un
nom?� dit le grand po�te Shakspeare.

Il faut ajouter que beaucoup de Conventionnels, parmi ceux-m�mes qui
avaient vot� le d�cret, encourageaient Couthon � pers�v�rer dans cette
voie d'indulgence et de sagesse. �Sauvez Lyon � la R�publique, lui
�crivait H�rault de S�chelles; arrachez ce malheureux peuple � son
�garement; punissez, �crasez les monstres qui l'asservissent, vous
aurez bien m�rit� de la patrie. Ce nouveau service sera un grand titre
de plus dans votre carri�re politique.�

Non content d'�pargner la population ouvri�re de Lyon, Couthon
cherchait � l'�clairer. �Je vis, �crivait-il � Saint-Just, dans un pays
qui avait besoin d'�tre enti�rement r�g�n�r�; le peuple y avait �t�
tenu si �troitement encha�n� par les riches, qu'il ne se doutait pour
ainsi dire pas de la R�volution. Il a fallu remonter avec lui jusqu'�
l'alphabet, et quand il a su que la d�claration des droits existait, et
qu'elle n'�tait pas une chim�re, il est devenu tout autre.�

Cette mod�ration d�concerta les enrag�s, les h�bertistes, les vengeurs
de Chalier; ils s'indign�rent et cri�rent au scandale. Couthon n'en
pers�v�ra pas moins dans sa politique de cl�mence. Sauveur de Lyon, il
revint � Paris.

A peine s'�tait-il �loign�, que l'incendie mal �teint, se ranima. Le
Comit� de salut public eut alors la malheureuse id�e d'envoyer � Lyon
Collot d'Herbois et Fouch�, le futur duc d'Otrante. Qui oserait
d�fendre les atrocit�s commises par ces deux hommes, leur r�gne odieux,
leurs fureurs de tigres? Collot essaya pourtant de se justifier apr�s
le 9 thermidor. �Lorsqu'il arriva � Lyon, dit-il, la premi�re chose
qu'il apprit, c'est qu'� Montbrison on pendait les patriotes � leurs
fen�tres. On br�lait les soldats dans les h�pitaux. Eux aussi, les
aristocrates, poussaient le cri sauvage: _A la lanterne_. Pr�cy, le
g�n�ral de la contre-r�volution, faisait fusiller des femmes pendant
qu'il �tait � table. On tuait � coup de pistolets les r�publicains dans
les rues, on citait les noms d'officiers municipaux qu'on avait
enferm�s dans les caves et laiss�s mourir de faim. La populace
r�actionnaire avait �cras�, sous une meule de moulin, des soldats de
l'Ard�che, et dans� tout autour une carmagnole royaliste.�

Debout sur un pareil volcan, il avait �t� pris de vertige, la t�te lui
avait tourn�; il �tait devenu fou furieux.

En �tait-il arriv� � rougir de ses actes, ou redoutait-il, au lendemain
du 9 thermidor, la hache des mod�r�s? Toujours est-il qu'il ne
renon�ait point � sa d�fense: il niait avoir fait attacher des hommes
et des femmes � la bouche des canons. Il avouait bien avoir employ� 15
000 travailleurs, individus sans ouvrage, � d�truire les forts de
Saint-Jean et de Pierre-Cise; mais d�truire les nids cr�nel�s de
l'insurrection n'�tait point saccager la ville.

Avait-il donc oubli� la lettre �crite par lui en 93 � la Convention?
�Les d�molitions sont trop lentes; il faut des moyens plus rapides �
l'impatience r�publicaine. L'explosion de la mine, l'activit� d�vorante
de la flamme, peuvent seules exprimer la toute-puissance du peuple.�

Admettons que la l�gende ait exag�r� les crimes dont se souill�rent �
Lyon Collot-d'Herbois et Fouch�; le vertige de peur et de vengeance
dont ils furent saisis: il n'en reste pas moins certain que ces deux
fl�aux avaient �pouvant� les citoyens tranquilles, d�truit l'industrie
et le commerce, paralys� le travail, tari dans cette cit� florissante
une des sources vives de la prosp�rit� nationale.

�Ah! si le vertueux Couthon fut rest� � Commune-Affranchie, �crivait
Cadillot, de Lyon, que d'injustices de moins! Six mille individus
n'auraient pas tous p�ri. Le coupable seul e�t �t� puni... Mais
Collot... ce n'est pas sans raison qu'il a couru � Paris soutenir son
ami Ronsin! Il a fallu des phrases bien empoul�es pour couvrir de si
grands crimes.�

Et ce sont ces m�mes hommes, ces proconsuls, tous d�go�tants de sang et
enivr�s des exc�s de la tyrannie, ces Collot-d'Herbois, ces Fouch� qui
os�rent plus tard accuser Couthon et Robespierre de viser � la
dictature.

Lyon �tait soumis, terrass�; mais que se passait-il � Marseille, �
Toulon?

La vieille cit� phoc�enne portait en quelque sorte la peine de son
d�vouement et de son patriotisme. Le sang de ses meilleurs enfants
s'�tait dispers�. Les volontaires avaient couru au champ d'honneur, au
p�ril, � la mort. Il ne restait plus dans ses murs que des n�gociants,
des courtiers, des armateurs, des calfats, des �trangers. Le commerce
�tait r�publicain; mais il voulait une R�publique mod�r�e. Les
monarchistes, ne se sentant point assez forts pour d�couvrir tout �
coup leurs projets, se cach�rent derri�re le parti qui s'�loignait le
moins de leurs id�es. Ils flatt�rent les mod�r�s, les excit�rent �
prendre l'avant-garde. Le Girondin Rebecqui pr�cha d'abord la r�volte,
mais quand il vit les royalistes s'emparer du mouvement pour le diriger
contre la R�publique, le d�sespoir s'empara de sa personne et il se
pr�cipita dans la mer.

Une fois ma�tres du terrain, les partisans de l'ancien r�gime
n'h�sit�rent plus [Note: Ce Ronsin, homme d'esprit, grand, beau
h�bleur, �tait la plus terrible machine de r�pression qu'on p�t
imaginer. Il ne r�vait que faire sauter par la mine des rues enti�res.
Se croyant l'ex�cuteur des vengeances populaires il e�t voulu inventer
la foudre. Ce fou dangereux appartenait aux h�bertistes, dont il �tait
l'�p�e.] � jeter le masque. Profitant de l'indiff�rence des uns, de
l'ignorance des autres, ils arbor�rent d'une main r�solue l'�tendard de
la terreur blanche. Les Jacobins, enferm�s au fort Saint-Jean, en
sortaient tous les jours par douzaine pour marcher � la guillotine.

La Convention envoya contre Marseille l'arm�e de Cartaux. Aix et
Avignon l'attendaient pour l'an�antir; six mille f�d�r�s lui barraient
le passage; elle dissipa, chemin faisant, ces bandes mercenaires comme
une nu�e de sauterelles. Marseille est cern�e, les pi�ces de si�ge
tonnent, les bombes �clatent contre les remparts des royalistes. Il
faut que la ville se rende ou qu'elle meure.

Le 31 ao�t, un aide de camp du g�n�ral Cartaux para�t � la barre de la
Convention. Il annonce qu'on peut regarder Marseille comme tout pr�s de
tomber aux mains de l'arm�e r�publicaine. Porteur de trois drapeaux
enlev�s aux rebelles, il pr�sente en outre � l'Assembl�e deux boulets
de plomb tir�s sur les repr�sentants du peuple, Alb�te et Nioche, puis
il r�clame un renfort pour en finir avec la r�volte du Midi.

C'est Robespierre qui lui r�pond: �Renvoyez � vos ennemis les boulets
lanc�s par des mains coupables; achevez la d�faite de l'aristocratie
hypocrite que vous avez vaincue. Que les tra�tres expirent! que les
m�nes des patriotes assassin�s soient apais�es, Marseille purifi�e, la
libert� veng�e et affermie!... Dites � vos fr�res d'armes que les
repr�sentants du peuple sont contents de leur courage r�publicain;
dites-leur que nous acquitterons envers eux la dette de la patrie;
dites-leur que nous d�ploierons ici contre les ennemis de la
R�publique, l'�nergie qu'ils montrent dans les combats.�

Au moment o� l'aide de camp de Cartaux d�clarait la victoire s�re et
prochaine, la ville de Marseille �tait, sans qu'il le s�t, au pouvoir
des assi�geants.

Tout c�dait, tout ployait sous la main de fer du Comit� de salut
public, tout, except� Toulon.

L� �tait le quartier g�n�ral de la r�sistance. Pendant quelque temps
les Jacobins avaient �t� ma�tres de la ville, gr�ce aux ouvriers de
l'arsenal; mais de jour en jour d�clinait leur puissance. Des men�es
sourdes et t�n�breuses minaient � petit bruit l'autorit� de la
Convention nationale. La r�action s'enhardit jusqu'� faire arr�ter les
repr�sentants du peuple Beauvais et Pierre Bayle, qui furent conduits
au fort Lamalgue et l�chement outrag�s. Un gouvernement organis� par
les Girondins s'empara des affaires de la ville. Jusqu'ici c'�tait la
R�publique mod�r�e qui triomphait; mais aussi bien � Toulon qu'�
Marseille, sous ce simulacre, se cachait, comme sous un voile, la t�te
hideuse du royalisme. Dans la ville se trouvait alors un homme de haute
taille, simple bridier de son �tat actif, intelligent, v�ritable
sphinx, cachant on ne savait quelle �nigme sous un front d'airain, son
nom �tait Roux.

Il rassemblait aux Minimes quelques fid�les, les haranguait et, tout en
se couvrant encore des couleurs nationales, n'�tait au fond qu'un
royaliste d�guis�.

Le 18 juin 93, parut un manifeste contre-r�volutionnaire tir� �
plusieurs milliers d'exemplaires.

�Les anarchistes �cument de rage. Mais, citoyens, voire victoire n'est
point encore compl�te, et ne nous flattons point d'en assurer les
effets tant que l'homme abus� par la sc�l�ratesse et l'impi�t�
affichera les principes de l'ath�isme, et osera porter des mains
sacril�ges sur les ouvrages de la divinit�.

�Il est temps de rendre � l'humanit� souffrante ses droits, sa
religion, ses ministres... Ah! il n'est que trop vrai que les principes
philosophiques ont �t� la cause de l'irr�ligion et de nos malheurs!...�

Ce manifeste avait �t� r�dig� par Roux. Tartufe l'e�t sign�.

Enhardi par le succ�s qu'obtenaient les manoeuvres de Roux l'orateur
des Minimes, le Comit� g�n�ral usurpait peu � peu le pouvoir des
sections, compos� de membres plus ou moins royalistes, bient�t il jeta
le masque du girondisme. Jouant sur les mots, il institua d'abord un
_tribunal populaire_ dont il fit l'instrument de ses projets et de ses
vengeances. Le moyen de rassurer les timides, les ind�cis, est de leur
offrir la protection d'une �p�e; aussi les proclamations du g�n�ral
royaliste Wimpffen furent-elles r�pandues � profusion dans la ville. Ne
fallait-il point d'un autre c�t� r�veiller le z�le des d�vots? Ne
sont-ils point du bois dont on fait les autels et les tr�nes? Les
sections �taient vaincues, d�moralis�es; elles votaient ce que voulait
le Comit� g�n�ral. On leur fit d�cr�ter le _couronnement de la Vierge_,
c�r�monie entour�e d'une pompe extraordinaire et que suivit un _Te
Deum_ chant� au bruit du canon. Une grande procession termina la f�te.
Pour quiconque conna�t les populations du Midi, il est facile de
deviner l'effet produit sur ces t�tes de feu par une telle
repr�sentation th��trale. La Vierge couronn�e demandait un roi.

Seuls les marins et les patriotes regardaient d'un oeil sombre une
manifestation dont ils pr�voyaient les cons�quences.

Cependant la ville commen�ait � souffrir de la faim. Les communications
du c�t� d'Aix et de Marseille �taient coup�es par l'arm�e de Cartaux,
et du c�t� de la mer, par les flottes combin�es des Espagnols et des
Anglais croisant devant la rade. Notez d'ailleurs que tous les nobles
du midi, tous les chevaliers errants de l'ancien r�gime s'�taient
r�fugi�s, entass�s au pied de ces cha�nes de montagnes qui dominent
Toulon. L�, du moins, ils se croyaient en s�ret�; l� ils pouvaient
braver les foudres de la Convention nationale.

D'un autre c�t�, le peuple grondait et guettait l'occasion d'agir.

La situation du comit� g�n�ral ne laissait donc point que d'�tre
tr�s-perplexe. Oblig� de lutter au dehors contre la Montagne et au
dedans contre les tentatives renouvel�es des patriotes toulonnais, il
reconnut bient�t son impuissance. C'est alors que les membres de ce
comit�, Chaussegros, commandant des armes, Puissant, ordonnateur en
chef de la marine, l'amiral Trogoff et Dournet mirent � ex�cution
l'inf�me projet qu'ils avaient con�us depuis longtemps. Apr�s avoir
proclam� Louis XVII roi de France, ils trait�rent, le 27 ao�t, avec
l'amiral anglais, Hood, et s'engag�rent � lui livrer les forts et la
rade. Voil� donc o� devaient aboutir les pr�dications hypocrites de
Roux: le couronnement de la Vierge, les processions, les hymnes et les
b�n�dictions du clerg�!

Quand cet ex�crable march� fut connu, tout ce qui avait un coeur
fran�ais � Toulon fr�mit d'indignation et de rage. Fid�les � la patrie,
les marins br�laient de s'�lancer contre la flotte anglaise; mais
partout, la r�action avait paralys� chez les officiers l'�nergie et le
sentiment du devoir. Dans l'arsenal, sur les vaisseaux, on chercha un
homme capable de se mettre � la t�te du mouvement; on ne le trouva
point. S'il se f�t rencontr�, il est probable que la flotte anglaise
n'aurait jamais tourn� le cap C�pet.

O� donc �taient alors les Girondins? accabl�s sous le poids de leurs
fautes, �vinc�s, ils laissaient faire les royalistes.

Au milieu de la nuit du 28 ao�t, nuit lugubre, nuit maudite, lord
Elphinstone d�barquait sans bruit au port des Ilettes, � la t�te de
quinze cents Anglais portant des lauriers � leurs shakos, les lauriers
de la trahison!

Guid� par un d�tachement royaliste de garde nationale, il s'avance vers
le fort Lamalgue dont un membre du perfide comit� lui remet les clefs.
Le lendemain les �quipages de vingt-huit navires portant le pavillon
tricolore voient le drapeau anglais flotter sur le parapet sup�rieur du
fort et l'amiral Hood entrer avec ses vaisseaux dans cette magnifique
rade de Toulon. A ce moment un cri terrible, immense, sort de tous les
entreponts: �Trahis!... Les sc�l�rats!�

Les marins fran�ais demandent le combat avec fureur. Ils bondissent
dans les vaisseaux comme des lions dans leur cage. Les officiers les
retiennent, les supplient, se jettent � leurs genoux. La plupart
d'entre eux avaient servi sous l'ancien r�gime. La R�volution leur
faisait peur. Ils d�shonor�rent ce jour-l� leur uniforme. Cependant un
navire du guerre, _le Commerce de Marseille_, emboss� en t�te de la
rade montrait fi�rement ses canons aux Anglais, c'est vers lui que se
tournent les regards et le dernier espoir des marins fid�les � la
patrie. Sept mille d'entre eux, le coeur palpitant d'�motion
attendaient pour courir � l'ennemi la bord�e du vaisseau rest� immobile
� son poste. Le feu ne partit pas. Que dis-je? On aper�ut bient�t une
chaloupe faisant force de voiles et dans laquelle brillaient des
uniformes. C'�tait le capitaine du _Commerce de Marseille_
Saint-Jullien, un noble, qui passant avec ses officiers devant le
vaisseau le _Patriote_, cria au brave capitaine Bouvet: �Tout est
perdu.�

Le l�che! et il fuyait sans combattre.

Le lendemain sept mille matelots indign�s parlaient pour aller
rejoindre l'arm�e de Cartaux, tandis que des canots pavois�s aux
couleurs �trang�res d�barquaient devant l'h�tel de ville, l'amiral
espagnol Langara, les g�n�raux Goodal, Gravina, Malgrave, Moreno, et
Hood qui, re�u avec de grands honneurs par le comit� g�n�ral des
sections, prit possession de Toulon au nom de Sa Majest� Britannique.

La nouvelle de ces sinistres �v�nements arriva vers le 1er ou le 2
septembre � Paris. Les aristocrates, les royalistes se r�jouirent et,
qui plus est, ils eurent l'imprudence d'afficher publiquement leur
joie. L'invasion, la ruine de la France, le drapeau de l'�tranger
flottant sur notre premi�re ville de guerre maritime, c'�tait leur
victoire � eux.

Or, � ce moment m�me, les com�diens du Th��tre-Fran�ais jouaient une
mauvaise pi�ce intitul�e _Pam�la_, dans laquelle l'auteur, Fran�ois de
Neufch�teau, faisait un pompeux �loge du gouvernement britannique.
L'opinion publique s'�mut; le Comit� de salut public donna l'ordre � la
municipalit� de suspendre les repr�sentations, et se fit imm�diatement
remettre le manuscrit.

Le lendemain l'auteur de _Pam�la_ se pr�senta lui-m�me au comit�. Il
fit valoir en sa faveur une circonstance att�nuante: cet ouvrage datait
de 1788; enfin il proposa des changements qui �taient de nature �
modifier le caract�re de sa com�die. Le comit� rapporta son arr�t� de
la veille, et le pi�ce fut reprise le 1er septembre.

Grande attente. Salle pleine. Tout ce que Paris comptait alors de beau
monde se rendit au Th��tre-Fran�ais. Les moindres allusions qui
n'entraient pas m�me dans la pens�e de l'auteur furent saisies avec des
transports d'enthousiasme. Des Fran�ais croyaient la France perdue, et
ils applaudissaient. Un officier d'�tat-major de l'arm�e des Alpes, qui
avait figur� au si�ge de Lyon et se trouvait alors en mission � Paris,
se leva. Les mots de calomnie, de scandale s'�chapp�rent de ses l�vres.
A l'instant m�me interrompu par des clameurs, abreuv� d'outrages, il
fut oblig� de quitter la salle. Il court aux Jacobins, raconte ce qui
venait de se passer, Robespierre pr�sidait: il engage l'officier �
s'adresser au comit� de Salut public et � d�noncer les faits dont il
avait �t� t�moin. Le lendemain 2 septembre, le comit� de Salut public
ordonne la fermeture du th��tre, l'arrestation des acteurs et de
l'auteur de Pam�la. Cette s�v�rit� � laquelle s'associa la Convention
tout enti�re, dans sa s�ance du 3, apr�s la lecture d'un rapport de
Bar�re, s'explique assez par les sentiments hostiles des ci-devant
_com�diens ordinaires du roi_. Ils en voulaient � la R�volution de les
avoir d�pouill�s de certains privil�ges et des faveurs de la cour. Les
actrices surtout ne pardonnaient point au 10 ao�t de leur avoir enlev�
leurs plus riches protecteurs, les vieux marquis de la R�gence et du
r�gne de Louis XVI.

Ce th��tre �tait, selon la parole de Robespierre, �le repaire de
l'aristocratie�.

Ce qu'il y a de piquant est que l'auteur de Pam�la, Fran�ois de
Neufch�teau, membre de l'Assembl�e l�gislative, avait conquis par ses
votes l'estime et l'amiti� de Maximilien. Est-ce � cette circonstance
qu'il dut d'�tre mis en d'�tat d'arrestation chez lui?

Toutefois les renseignements sur le d�sastre de Toulon �taient encore
vagues, incertains, lorsque le 2 septembre Soul�s, un ami de Chalier,
le martyr de la d�mocratie lyonnaise, se pr�sente � la barre de la
Convention, raconte tout, d�voile la noire trahison des Royalistes et
des Girondins. Les repr�sentants demeur�rent foudroy�s sur leur banc.
Bar�re craignant sans doute pour le minist�re et pour le Comit� de
Salut public, dont il �tait membre, soutient hardiment, qu'il n'en peut
�tre ainsi, quelques d�put�s demandent m�me l'arrestation de Soul�s
comme porteur de fausses nouvelles. C'est �gal, le trait avait port�,
tout Paris s'�mut.

La Convention ne tarda point � conna�tre toute la v�rit�. Fr�missante
d'une juste et noble col�re, elle adressa aux d�partements du Midi la
proclamation suivante:

�Fran�ais, une des principales villes, le port le plus important et la
plus consid�rable escadre de la R�publique ont �t� l�chement livr�s aux
Anglais par les habitants de Toulon.

[Illustration: Merlin de Douai donne lecture de son rapport.]

�Des Fran�ais se sont donn�s aux Anglais! cette trahison inf�me, dont
la pens�e seule aurait p�n�tr� d'indignation et d'horreur des Fran�ais
esclaves d'un roi, a �t� con�ue, m�dit�e, ex�cut�e par des Fran�ais qui
se disaient r�publicains.--Les sc�l�rats! Et c'�tait nous qu'ils
accusaient d'�tre les ennemis de la R�publique et de vouloir �tre les
restaurateurs de la royaut�! Et ces paroles qu'ils osent nous adresser
aujourd'hui, ils les datent de l'an 1er du r�gne de Louis XVII!

�Vengeance, citoyens! Qu'ils p�rissent, tous ceux qui ont voulu que la
R�publique p�rit! Et vous, d�partements du Midi, vous serez tous
complices de ce d�chirement de la France, si vous ne vous empressez
d'en punir les auteurs.�

Cette proclamation, ainsi que le d�cret qui mettait hors la loi
l'amiral Trogoff, l'ordonnateur Puissant et le capitaine des armes, fut
adress�e au Comit� g�n�ral de Toulon. Le pr�sident en donna lecture �
quelques convives, car il �tait � diner avec les g�n�raux anglais, puis
il envoya les deux pi�ces au bourreau pour �tre br�l�es sur la place
publique.

Sous le canon de leurs amis les ennemis, les ci-devant, les Girondins
et les royalistes �taient d�sormais les ma�tres de la ville. En moins
de huit jours, les escadres coalis�es avaient vomi sur le sol proven�al
2500 Anglais, 14 500 Espagnols ou Napolitains et 3 000 Pi�montais.

Les royalistes avaient d�j� vers� beaucoup de sang; mais, enhardis par
la pr�sence des forces �trang�res, ils redoubl�rent de cruaut�.

Les deux repr�sentants du peuple Bayle et Beauvois moururent dans les
cachots; l'un succomba aux mauvais traitements, l'autre, voulant
abr�ger, se poignarda!

Le 13 septembre 93, on lisait sur les murs de la ville:

�An 1er du r�gne de Louis XVII. Vu l'arr�t� pris par le _tribunal
populaire_, le Comit� g�n�ral ordonne que le gibet sera plac�, les
jours d'ex�cution, au milieu de la place d'armes, et qu'il sera enlev�
tout de suite apr�s l'ex�cution; qu'� cet effet la municipalit� sera
invit�e � faire travailler sans d�lai � un gibet qui puisse �tre plac�
et d�plac� au fur et � mesure des ex�cutions.�

Le gibet et non l'�chafaud! Pourquoi? L'�chafaud e�t �t� un instrument
de supplice trop noble pour cette canaille de Jacobins. Le gibet �tait
assez bon pour eux, et puis ne rappelait-il pas beaucoup mieux l'ancien
r�gime?

On s'�tait pourtant servi dans les commencements de ce qu'on avait
trouv� sous la main. D�s les premiers jours d'ao�t, la Commission
martiale avait fait jeter p�le-m�le sous le couteau de la guillotine
l'ancien maire d�mocrate de Toulon, le pr�sident du tribunal criminel,
celui des Jacobins, le commandant de la garde nationale patriote et
autres victimes. Calme et fier, le jacobin Silvestre, avant d'�tre
attach� sur la planche fatale, se tourna vers le peuple et s'�cria
d'une voix solennelle:

�Les paroles d'un mourant sont proph�tiques: inf�mes royalistes, la
R�publique nous vengera.�

Pendant ce temps-l�, un jeune homme, Gueit, du fond de son cachot,
adressait � sa m�re la lettre suivante:

�C'est au moment o� je vais mourir que je vous �cris; je n'ai qu'� vous
inviter � vous consoler: je vous embrasse un million de fois, mes
fr�res et soeurs, tous mes parents ainsi que mes amis, s'il m'en reste.
Je vous avoue � tous que le seul crime qu'on puisse m'imputer est celui
d'avoir v�cu et de mourir patriote; le ciel seul me vengera. Adieu,
adieu, adieu pour toujours!�

Il disait vrai: la seule charge qu'un tribunal de sang e�t pu d�couvrir
contre lui �tait d'�tre entr� le 10 ao�t, � main arm�e, dans le ch�teau
des Tuileries.

Quel crime abominable! La r�action appelait cela _violer le palais des
rois_. Il fut guillotin�.

Vu l'arr�t� du 13 septembre, l'�chafaud se repose; mais le gibet
fonctionne: � chacun son tour.

Le 14 septembre, au milieu de la place d'armes, on pend l'officier
municipal Blache, _pr�venu d'avoir profan� les lieux saints_ [Note:
Cette profanation consistait � tenir entass�e dans une vieille chapelle
des sacs de grains qui servaient � nourrir la population affam�e.]; le
directeur de la poste aux lettres Pavin, _pour avoir particip� aux
�meutes_, et une femme nomm�e Marie Coste, accus�e d'espionnage, parce
qu'elle avait re�u des nouvelles de l'arm�e de Carteaux.

Trouvant bient�t que les ex�cutions n'allaient point assez vite, le
tribunal martial appela simultan�ment � son secours le gibet et la
guillotine. Il jugeait et condamnait avec une activit� � rendre jaloux
Fouquier-Tinville. Les patriotes avaient �t� entass�s dans les flancs
d'un navire r�publicain, le _Th�mistocle_. Toutes les nuits, des
barques allaient chercher sur cette prison flottante une fourn�e de
pr�venus qui passaient imm�diatement du tribunal � l'�chafaud. Le
nombre des victimes devint si consid�rable que les Anglais eux-m�mes
s'en �murent. L'amiral Hood arr�ta ces massacres, accomplis sous le
masque de la loi, et enjoignit aux royalistes de laisser reposer le
bourreau.

La vengeance venait d'un pied lent, mais elle venait. L'arm�e de la
Convention s'avan�ait � travers de grands obstacles. Il lui fallait
franchir des cha�nes d'arides montagnes se succ�dant les unes aux
autres, et dont les lignes ondoyantes figurent assez bien une mer de
lave p�trifi�e. Carteaux �tait d�j� ma�tre des gorges d'Ollioules,
lorsque le 2 septembre il fut chass� de cette formidable position par
une avant-garde d'Anglais et d'Espagnols. Deux jours apr�s, les braves
patriotes s'engagent en colonnes serr�es dans ces Thermopyles que
barrent de chaque c�t� d'effrayantes murailles de pierre brute; ils
enl�vent Ollioules � la ba�onnette, s'emparent d'Evenos et de
Sainte-Barbe les deux clefs occidentales de Toulon. D'un autre c�t�, le
g�n�ral r�publicain Lapoype occupe avec trois mille hommes le littoral
de l'Est.

Il faut avoir vu Toulon pour se faire une id�e exacte de ses moyens de
d�fense. Enfonc�e dans un amphith��tre d'�normes montagnes blanch�tres
et nues qui la cachent de trois c�t�s, cette ville s'ouvre du c�t� du
midi, et fait face � la mer qu'elle louche par les bassins de la marine
marchande et de la marine militaire, li�s entre eux au moyen d'un
chenal. Sur le plateau m�ridional s'�l�ve le fort Lamalgue, o� flottait
alors le pavillon anglais. A l'opposite, la redoute de Faron couronne
les hauteurs du nord. Prot�g�s par d'autres remparts naturels et par
d'autres travaux militaires, les royalistes croyaient la ville
imprenable.

Cependant rien n'�tait imprenable pour ces fils des g�ants, qui, dans
leur marche forc�e, se mesuraient chaque jour avec les rochers.
Instruits du manque de num�raire et de la division qui commen�ait �
fermenter entre les tra�tres, les r�publicains pressaient les
op�rations du si�ge avec une extr�me vigueur. Un jeune officier corse
avait �lev� vis-�-vis de Malbousquet une formidable batterie, dite de
la Convention, dont les boulets, lanc�s avec une pr�cision
math�matique, mena�aient de raser les forts. Les alli�s firent une
sortie avant le jour pour �teindre le feu; ils r�ussirent d'abord �
s'emparer des pi�ces et se disposaient � les enclouer lorsque,
repouss�s par le g�n�ral Dugommier, qui fut bless� au bras et �
l'�paule, ils s'enfuirent laissant le terrain couvert de cadavres.

Le 18 d�cembre commen�a l'attaque d�cisive. Trente pi�ces de 24
tonn�rent toute la journ�e, huit mille bombes �clat�rent contre les
fortifications royalistes, et � quatre heures du soir les colonnes
d'attaque se mirent en marche par le village de la Seyne. Le temps
�tait affreux; la pluie tombait par rafales. On montre encore le chemin
par lequel d�boucha l'arm�e r�publicaine.

Le 18 au matin, quand les royalistes aper�urent le drapeau tricolore
flottant sur les hauteurs de la ville, ils furent glac�s de terreur.
Toulon �tait, nous l'avons dit, l'�gout dans lequel toute la
contre-r�volution du Midi avait d�vers� ses flots boueux. Les familles
compromises, les nobles, les pr�tres r�fractaires, ne song�rent plus
qu'� la fuite. Le port, sur lequel s'�l�ve l'h�tel de ville, soutenu
par les magnifiques cariatides du Puget, �tait encombr� de meubles, de
ballots, de valises, d'objets pr�cieux. Vingt mille individus serr�s,
bouscul�s, haletants, se disputaient une chaloupe, un canot, un m�t de
navire, une planche pour rejoindre la flotte anglaise. Quelques-uns se
jet�rent � la nage. Beaucoup p�rirent dans les flots.

Les alli�s, voyant que tout �tait perdu pour eux, ne song�rent plus
qu'� d�truire notre mat�riel de guerre et de navigation. Les Anglais
br�l�rent les grands magasins qui renfermaient la poix, le goudron, le
suif et l'huile, les vastes d�p�ts de chanvre, l'atelier des m�tures.
L'incendie se propagea; plusieurs milliers de tonneaux de poudre
saut�rent. Nos vaisseau br�l�s, nos armements d�truits: ce fut une
perte immense pour la France. Une r�verb�ration rouge�tre s'�tendait �
perte de vue sur la mer. Et le feu montait toujours.

Qui donc �teignit l'incendie? Les for�ats.

Il y avait alors dans le bagne de Toulon six cents gal�riens.
Horrifi�s, courrouc�s, ils jetaient � l'ennemi des regards farouches.
Sydney Smith jugea sage de pointer sur eux le canon des chaloupes
anglaises. Vaine menace! on n'entendit bient�t dans le bagne que le
bruit des coups de marteaux avec lesquels ces malheureux brisaient
leurs fers. Libres, ils s'�lanc�rent comme des lions, apais�rent le feu
et sauv�rent plusieurs navires. Les for�ats, d'apr�s le t�moignage du
r�pr�sentant Salicetti, �taient alors _les seuls honn�tes gens de la
ville_.

Les commissaires de la Convention se montr�rent sans piti� pour les
Toulonnais. Fr�ron, homme cruel et vindicatif, voulait d�truire la
ville. On se contenta de d�molir quatre maisons ayant appartenu � des
membres du Comit� des sections, quatre grands coupables. Le
Champ-de-Mars fut abreuv� de sang. Ce que rien ne justifie, c'est
l'horrible conduite de Barras et de Fr�ron sur un autre th��tre.
Pourquoi confondre dans le ch�timent Marseille avec Toulon qui s'�tait
livr� aux Anglais? Toulon trait� en ville conquise fut appel� _le port
de la Montagne_, c'�tait la juste punition de son crime; mais la
vieille cit� phoc�enne, qui avait rendu tant de services � la cause de
la R�publique, m�ritait-elle l'affront qu'on lui infligea, celui de
_ville sans nom_?

Avertie trop tard, la Convention adoucit la rigueur des mesures prises
par ses commissaires; toutefois la mitraillade avait abattu de
nombreuses victimes, et la cl�mence tardive ne ressuscite point les
morts.

Ainsi de tous les c�t�s tombaient les remparts de l'insurrection
girondine. Bordeaux �tait rentr� dans le devoir. Lyon, Marseille,
Toulon avaient �t� enlev�s de vive force. Le Midi royaliste, tout
mutil� par le fer, se repliait en rugissant sur lui-m�me, ou s'enfuyait
tremblant au del� des mers. La Montagne restait ma�tresse du champ de
bataille; mais la dure n�cessit� de vaincre lui avait impos� une s�rie
de conditions d'o� allait surgir la Terreur.




XIX

Le r�gne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoqu�.--Comment
il s'est form� par une sorte d'incubation lente.--S�ance du 5
septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Bar�re.--Aggravation
du Tribunal r�volutionnaire.--Institution d'une arm�e sp�ciale charg�e
de contenir Paris.--Consid�rations g�n�rales sur les mesures prises
par la Convention.--Ce qui serait arriv� si les Montagnards eussent
faibli.--Ne pas confondre le syst�me avec ses exc�s.--La Terreur
compar�e � l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels.


La Terreur! � ce mot qui r�veille tant de p�nibles souvenirs, la
m�moire s'assombrit, le coeur se serre et la piti� se voile la t�te.

Il faut pourtant bien reconna�tre que ce sombre r�gime fut amen� par
les fautes m�mes de ceux qui avaient tout int�r�t � le conjurer.
Charlotte Corday, apr�s avoir assassin� Marat, datait sa lettre �
Barbaroux du _second jour de la pr�paration de la paix_, et par son
coup de couteau elle venait de faire d�clarer aux Girondins une guerre
� mort. Ceux-ci de leur c�t�, en soulevant les villes et les campagnes,
appel�rent volontairement sur leur t�te les inexorables rigueurs de la
loi. Apr�s le 10 ao�t, les royalistes n'avaient qu'un moyen pour
conqu�rir l'oubli de leur pass�, c'�tait de se serrer autour du drapeau
national, et ces mis�rables venaient de tendre l�chement la main �
l'�tranger. Y avait-il des ch�timents trop s�v�res contre un pareil
crime?

Rompre l'encha�nement des faits, isoler la Terreur des causes qui l'ont
pr�par�e, c'est en faire un monstre. L'historien impartial doit
r�tablir le lien des �v�nements, montrer la progression des mesures
r�volutionnaires, les motifs qui les ont produites: si, entrevu � cette
lumi�re nouvelle, le monstre reste effrayant, il acquiert du moins une
raison d'�tre.

D�s le 30 juillet 93, la Convention, sur la proposition de Prieur (de
la Marne), r�organisait le Tribunal r�volutionnaire afin d'acc�l�rer la
marche de la justice et frappait d'accusation le pr�sident du m�me
tribunal, Montan�. Cette machine � condamnations ne fonctionnait d�j�
plus assez vite ni avec assez de vigueur en face de la gravit� toujours
croissante des dangers et des complots qui mena�aient la R�publique. Le
surlendemain, � la suite d'un rapport de Bar�re, l'Assembl�e d�cr�tait
l'incendie des bois, des taillis et des gen�ts dans lesquels
s'abritaient les Vend�ens, la destruction des for�ts qui leur servaient
de repaire, le transport des femmes et des enfants dans l'int�rieur du
pays. Elle votait, en outre, le renvoi de Marie-Antoinette devant le
Tribunal r�volutionnaire et son transf�rement de la tour du Temple � la
Conciergerie. Que les tombeaux et mausol�es des anciens rois s'�levant
dans l'Abbaye de Saint-Denis soient d�truits; ainsi le voulait le
jugement dernier du peuple. Tout Fran�ais qui placerait des fonds sur
les banques des pays en guerre avec la R�publique �tait d�clar� tra�tre
� la patrie. La Convention entrait dans une �re nouvelle dont elle
avait banni la piti�.

Danton qui, plus d'une fois, avait invoqu� la cl�mence en faveur des
rebelles, sentit lui-m�me qu'en face des sc�nes tragiques dont la ville
de Toulon �tait le th��tre, il fallait se montrer implacable. �Il n'est
plus temps, s'�cria-t-il le 31 juillet, d'�couter la voix de l'humanit�
qui nous criait d'�pargner ceux qu'on �gare. Nous ne devons plus
composer avec les ennemis de la R�volution; ne voyons en eux que des
tra�tres; le fer doit venir � l'appui de la raison.�

Le surlendemain de la f�te du 10 ao�t, Danton revient � la charge. Son
oeil �tincelle, sa crini�re s'agite; il y a du tonnerre dans sa voix.
�Point d'amnistie, rugit-il, point d'amnistie � aucun tra�tre: la
terreur! l'homme juste ne fait point de gr�ce au m�chant. Signalons la
vengeance populaire par le glaive de la loi promen� sur les
conspirateurs de l'int�rieur!�

Mais ce fut surtout dans la s�ance du 5 septembre que le syst�me de la
Terreur apparut avec tout son caract�re. D�s le d�but, un grave
jurisconsulte, Merlin, de Douai, pr�sente � l'Assembl�e un rapport sur
la n�cessit� de diviser le Tribunal r�volutionnaire en quatre sections.
Surcharg� d'affaires, le tribunal, dit le rapporteur, ne peut suffire �
tout. �Cependant, ajoute-t-il, il importe que les tra�tres, les
conspirateurs re�oivent le plus t�t possible le ch�timent d� � leurs
crimes; l'impunit�, ou le d�lai de la punition de ceux qui sont sous la
main de la justice, enhardit ceux qui trament des complots; il faut que
prompte justice soit faite au peuple.� Merlin, de Douai, parlait au nom
du Comit� de constitution. Et, sans discussion, l'Assembl�e vote le
redoutable d�cret.

A partir de ce moment, ce ne fut qu'une s�rie de propositions
violentes, furieuses. Pache, maire de Paris, et Chaumette, procureur
g�n�ral de la Commune, se sont introduits dans l'Assembl�e � la t�te
d'une d�putation. Ils viennent au nom de Paris affam� par les
agioteurs. �Plus de quartier, s'�crie Chaumette, plus de mis�ricorde
aux tra�tres!... Si nous ne les devan�ons pas, ils nous devanceront:
jetons entre eux et nous la barri�re de l'�ternit�.� Le sang monte � la
t�te de la Convention, elle applaudit avec d�lire.

A la tribune appara�t la face mena�ante de Danton. Toute la salle
retentit d'applaudissements; car c'est de lui qu'on attend le coup de
foudre sur la t�te des conspirateurs royalistes. L'orateur appuie
toutes les mesures les plus �nergiques faites par ses coll�gues. �Il
reste � punir, s'�crie-t-il, et l'ennemi int�rieur que vous tenez, et
ceux que vous aurez � saisir. Il faut que le tribunal r�volutionnaire
soit divis� en un assez grand nombre de sections pour que tous les
jours un aristocrate, un sc�l�rat, paye de sa t�te ses forfaits.� Et
l'Assembl�e redouble d'enthousiasme.

Billaud-Varenne demande l'arrestation imm�diate de tous les ennemis de
la R�volution, la peine de mort contre tout administrateur coupable de
n�gligence dans l'ex�cution d'une loi quelconque, le rapport d'un
d�cret qui interdisait les visites domiciliaires pendant la nuit, le
renvoi devant le Tribunal r�volutionnaire des anciens ministres, Lebrun
et Clavi�res.

Raffron, du Trouillet, insiste pour qu'il soit enjoint au ministre de
l'int�rieur d'organiser, dans la journ�e m�me, une arm�e
r�volutionnaire, charg�e de comprimer les mauvais citoyens, d'ex�cuter
partout o� besoin serait les lois et les mesures de salut public prises
par la Convention nationale, et de prot�ger les subsistances. Cette
proposition appuy�e par Billaud-Varennes, par Danton et par plusieurs
autres membres, est aussit�t convertie en d�cret.

Merlin de Douai veut que toute personne convaincue d'avoir tenu des
discours �tant de nature � discr�diter les assignats, de les avoir
refus�s en paiement, et donn�s ou re�us � personne, soit punie de mort.

Au milieu de ce d�cha�nement de propositions violentes s'�l�ve une
belle parole de Thuriot: �Loin de nous l'id�e que la France soit
alt�r�e de sang; elle n'est alt�r�e que de justice.� Et cette m�me
assembl�e, qui tout � l'heure applaudissait les mesures les plus
s�v�res, s'associe par un �lan d'enthousiasme au noble sentiment de
l'orateur.

Il fallait conclure; Bar�re s'en charge, et r�sume avec son rare talent
les cons�quences de la journ�e. �Les royalistes, s'�crie-t-il, ont
voulu organiser un mouvement. Eh bien! ils l'auront. (Applaudissements.)
Ils l'auront organis� par l'arm�e r�volutionnaire, qui _mettra
la terreur � l'ordre du jour_... Ils veulent du sang... eh
bien! ils auront celui des leurs, de Brissot et d'Antoinette.�

Cette s�ance du 5 septembre fut d�cisive; mais il serait vraiment
pu�ril de n'y voir qu'un coup de th��tre mont� par la Commune. Il nous
faut chercher plus haut la cause des sombres p�rip�ties qui vont
obscurcir le ciel nagu�re si pur de la R�volution. A-t-on donc oubli�
qu'� l'Assembl�e l�gislative les Girondins eux-m�mes avaient forg�
cette arme de la terreur dont ils comptaient bien se servir contre les
nobles et les pr�tres r�fractaires? Depuis leur chute, la n�cessit� de
la r�pression � outrance n'avait-elle point grandi avec l'audace des
conspirateurs? Le f�d�ralisme qui n'�tait d'abord qu'un nuage, un r�ve,
une utopie, n'aurait-il point d�membr� la R�publique sans l'indomptable
�nergie de la Convention? Les royalistes, que les Girondins couvrirent
un instant de leur popularit�, n'avaient-ils point vers� � flots le
sang des patriotes? n'avaient-ils point vendu aux Anglais la terre
sacr�e de la patrie?

R�v�e, invoqu�e, pratiqu�e par les partis, la Terreur ne devait-elle
point tomber comme un glaive entre des adversaires implacables?

--Que ce glaive s'�loigne! s'�criaient au fond du coeur les hommes
mis�ricordieux et sensibles.

--Je ne passerai pas, disait le glaive, que je n'aie extermin� les
ennemis du peuple, les tra�tres � la patrie.

A coup s�r, le syst�me inaugur� dans la s�ance du 5 septembre �tait
d�testable. L'Inquisition, en jetant dans les flammes du b�cher des
millions de victimes, s'appuyait du moins sur une fiction, le droit
divin. Elle punissait en vertu d'une autorit� ant�rieure et sup�rieure
� toutes les soci�t�s humaines. Fille du droit et de la r�alit�, la
R�volution fran�aise, au contraire, n'avait � invoquer d'autres excuses
que la raison d'�tat, la n�cessit� des temps, la loi supr�me du salut
public; mais qui ne voit que tous les gouvernements peuvent se couvrir
des m�mes armes contre leurs adversaires? C'�tait, en outre, une erreur
de croire que la hache fut � m�me de vaincre toutes les r�sistances, de
rompre certaines associations de faits et d'id�es, d'en finir avec la
religion des regrets et des souvenirs. Il est plus facile de supprimer
les hommes que de d�truire les partis et surtout d'an�antir les causes
qui en d�terminent l'existence. On s'�tonne vraiment de la confiance de
Robespierre, disant le 5 septembre: �Aujourd'hui l'arr�t de mort des
aristocrates est prononc�, et demain l'aristocratie cessera d'�tre.�
Elle fut le lendemain ce qu'elle �tait la veille.

Ce syst�me, je le r�p�te, �tait mauvais; mais la difficult� consistait
� en pr�senter un autre. La R�volution s'�tait tout d'abord montr�e
douce et d�bonnaire; elle s'�tait appuy�e sur l'amour, non sur la force
et l'intimidation; elle avait convi� tous les Fran�ais � se r�unir
autour de l'autel sacr� de la patrie. Comment ses adversaires lui
avaient-ils tenu compte d'une telle magnanimit�? Ils avaient soulev�
contre elle le monstre sanglant de la Vend�e. A ses d�clarations
pacifiques et fraternelles, ils avaient r�pondu par des d�fis
audacieux, par des men�es sourdes, par la guerre civile, par l'alliance
avec l'�tranger, par la trahison et par les insultes contre la
souverainet� du peuple. La coupe �tait pleine: il fallait qu'elle
d�bord�t.

Saiut-Just se fit l'interpr�te du sentiment national, le jour o� il dit
devant la Convention: �Si les conjurations n'avaient point troubl� cet
empire; si la patrie n'avait pas �t� mille fois victime des lois
indulgentes, il serait doux de gouverner par des maximes de paix et de
justice naturelle; mais entre le peuple et ses ennemis il n'y a plus de
commun que la glaive. Il faut r�gir par le fer ceux qui ne veulent pas
�tre r�gis par la justice; il faut opprimer les tyrans.�

Les royalistes avaient repouss� la cl�mence; la Convention en fut donc
r�duite � contenir l'int�rieur par l'�chafaud et � faire garder nos
fronti�res par la Mort.

Quoi qu'il en soit, la Terreur n'est point sortie tout arm�e du cerveau
d'un seul homme, comme la sombre Pallas de la t�te de Jupiter; elle est
sortie d'un encha�nement de faits.

Les grandes mesures r�volutionnaires demandent � �tre jug�es � distance
et avec tout le sang-froid de la r�flexion. Les contemporains qui,
ruin�s dans leur fortune, frapp�s dans leur famille, ont travers�, les
pieds dans le sang, cette �poque terrible, sont excusables sans doute
de l'envisager � travers un voile d'horreur. On s'explique ainsi
l'amertume des M�moires �crits apr�s le 9 thermidor et la fureur des
vieux historiens royalistes. Mais il nous faut, fils d'un autre si�cle,
�touffer cet �go�sme de la sensibilit� et nous placer d�s maintenant
dans l'avenir. En histoire, le mal est souvent un bien dont nous ne
saisissons pas les rapports. A mesure que les faits se succ�dent, ces
rapports s'�tablissent, et l'anath�me s'efface alors peu � peu des
�v�nements et des hommes auxquels nous l'avions appliqu�. Tout en
donnant des regrets bien l�gitimes aux victimes de ces temps orageux,
nous devons nous soumettre � la loi du progr�s, si dure qu'elle soit,
et reconna�tre que ces plaintes, ces r�probations tardives, ces
invectives des royalistes tombent devant un mot tranchant et inflexible
comme la hache: ils l'ont voulu. Donc, finissons-en, une fois pour
toutes, avec ces �l�gies � froid et ces pan�gyriques inutiles des
victimes, de peur de ressembler aux anciens peuples de l'Egypte qui
passaient toute leur vie � embaumer les morts.

[Illustration: Rassemblement devant l'H�tel de Ville.]

Combien d'ailleurs ils se tromperaient, ceux qui voudraient rendre la
R�publique responsable de ces violences! En France, de m�me que dans
les �tats du Nouveau-Monde, le gouvernement r�publicain aurait pu
s'introduire par des voies pacifiques. Nous avons indiqu� le moment o�
cette substitution de la R�publique � la monarchie se serait accomplie
sans verser une goutte de sang.

Si, apr�s le 10 ao�t, elle fut contrainte de lutter pour son existence
et de se couvrir de la Terreur comme d'une armure de g�ant, � qui la
faute? A vous, chouans et Vend�ens, � vous, �ternels supp�ts de la
tyrannie, � vous, mod�r�s et Girondins. Ce n'�tait d'ailleurs pas la
R�publique, c'�tait la R�volution qui avait besoin de faire peur. A la
force elle r�sista par la force, au glaive par le glaive, �
l'insurrection par l'�chafaud. Et puis la R�volution n'�tait pas
seulement un pouvoir, c'�tait une id�e. Comme gouvernement, elle avait
le droit de se d�fendre; comme id�e, elle se devait � elle-m�me de
sauver la France. Les hommes de mauvaise foi qui, � distance des
�v�nements, ont le facile courage d'attaquer les actes de la Convention
nationale ne tiennent aucun compte du but vers lequel la France
s'avan�ait toute palpitante d'enthousiasme. C'est une erreur de croire
que, dans la pens�e des hommes de 93, elle put �tre un moyen durable de
gouvernement. Pouss�s � bout par les circonstances les plus tragiques,
ils avaient �t� forc�s de jeter sur la justice et la libert� un voile
sanglant; mais derri�re ce voile se cachait une philosophie douce et
amie de l'humanit�.

Soyons justes envers le gouvernement r�volutionnaire: tenons-lui compte
enfin du peu de ressources qu'il avait sous la main pour comprimer les
rebelles et pour assurer son existence. Ici la conservation �tait
sainte, car elle sauvait une propri�t� morale, la propri�t� du genre
humain tout entier. Occup�e � la fronti�re par les arm�es ennemies, �
l'int�rieur par la Vend�e et par toutes les insurrections partielles,
la Convention n'avait pas quatre cent mille ba�onnettes appuy�es, comme
dans les gouvernements _r�guliers_, sur la poitrine fr�missante de
l'�meute; pour se maintenir sans soldats � l'int�rieur, sans police
organis�e, sans argent, au milieu de tant de haines d�cha�n�es, de tant
de r�sistances �cumantes, de tant d'ennemis avou�s ou latents, la
R�publique n'avait que l'�chafaud. Si l'on r�fl�chit � la situation
d�sarm�e o� elle se trouvait vis-�-vis des partis d�cid�s � tout
entreprendre, on sera moins �tonn�, je crois, de l'usage violent et
immod�r� qu'elle fit de la peine de mort. Le nombre des victimes
effrayait, consternait les hommes d'�tat eux-m�mes qui �taient � la
t�te du mouvement: mais l'�nergie et la fermet� de leurs convictions
masquaient le remords dans ces coeurs sto�ques.

Est-il, oui ou non, reconnu que la France avait besoin d'une r�volution
profonde, compl�te, pour sortir de l'�tat d'avilissement et de malaise
dans lequel elle languissait depuis des si�cles? Si l'on nie cette
v�rit�, qu'on ait le courage de bl�mer la convocation des �tats
g�n�raux, le consentement donn� par Louis XVI � la r�union des trois
ordres et � la Constitution de 89. Si au contraire la n�cessit� d'une
grande r�forme sociale ne trouve plus gu�re de contradicteurs, o�
voulait-on que cette r�forme s'arr�t�t? Il y aurait de l'incons�quence
� croire qu'une telle secousse p�t �tre imprim�e � la nation sans
froisser bien des int�r�ts, sans susciter des r�sistances � main arm�e?
Dans l'ordre des temps, Mirabeau �tait le glaive dont Robespierre fut
la pointe.

Ceux qui acceptent avec amour les id�es de 89 et qui reculent ensuite
devant les cons�quences pratiques de la fameuse d�claration des Droits
nous semblent des esprits honn�tes, mais faibles. Si vous admettez la
R�volution, il faut l'admettre pleine, enti�re, logique, entour�e de
toutes les conditions n�cessaires qui devaient l'�tablir et la
perp�tuer, malgr� les attaques de ses ennemis. Il n'y a rien de plus
mortel aux nations que les demi-mouvements vers une r�demption sociale,
qui agitent tout sans rien d�truire ni rien fonder. S'est-on bien
demand� ce qui serait advenu si par la force et l'�pouvante la
Convention n'e�t point arrach� aux rebelles l'esp�rance m�me de la
victoire? Le sol de la France e�t �t� livr� � l'ennemi. La guillotine
et le gibet eussent fonctionn� du nord au midi, de l'Est � l'Ouest,
comme ils s�vissaient � Lyon, � Marseille, � Toulon contre les
r�volutionnaires. La bande des �migr�s f�t rentr�e dans les vieux
ch�teaux, alt�r�e de vengeance. Les acqu�reurs des biens nationaux
eussent �t� d�poss�d�s, fl�tris, extermin�s, la Constitution de 89 e�t
�t� d�chir�e, br�l�e par la main du bourreau. Toutes les conqu�tes de
l'esprit moderne eussent disparu sous un ukase dat� du palais de
Versailles. Paris, la ville du 10 ao�t, n'e�t plus �t� qu'un monceau de
cendres. Le peuple des campagnes, r�duit de nouveau � la taille, � la
corv�e et � la d�me, retomb� plus bas qu'il n'�tait sous l'ancien
r�gime, e�t � jamais maudit les Duport, les Siey�s, les Barnave et
autres constitutionnels qui l'avaient encourag� � d�fendre ses droits.

Tel est le mur de fer dans lequel les royalistes avaient enferm� la
R�volution, qu'elle devait choisir entre ces deux alternatives:
d�truire ou �tre d�truite.

Qu'on ne confonde pas toutefois le syst�me de la Terreur avec ses
exc�s. Le syst�me sortit tout form� de la coalition �trang�re et de la
guerre civile; les exc�s furent particuliers � quelques hommes. Le
gouvernement r�volutionnaire avait-il le droit de se d�fendre? Oui,
puisqu'il �tait sans cesse attaqu�. M� par un besoin de conservation,
il remit entre les mains de ses agents des armes terribles, dont
plusieurs abus�rent. Les commissaires de la Convention, �tant investi
d'une sorte de dictature locale, exag�raient trop souvent les mesures
de s�v�rit�: � la pluie vive, ils opposaient le fer rouge. Carrier �
Nantes, Tallien � Bordeaux, Collot-d'Herbois et Fouch� � Lyon, Fr�ron
et Barras � Marseille, Joseph Lebon � Arras, d�pass�rent toutes les
bornes. La Terreur, qui n'aurait d� �tre qu'un moyen pour faire rentrer
la contre-r�volution dans le n�ant, devint sous le r�gne de ces hommes
sanguinaires une �p�e � deux tranchants qui frappait les innocents et
les coupables. Il y aurait d'ailleurs de la mauvaise foi � pr�tendre
que ces rigueurs fussent approuv�es par le gouvernement de la
R�publique. La plupart des Montagnards les d�testaient, et les auteurs
de ces actes injustifiables furent rappel�s par la Convention.--Trop
tard, dira-t-on; oui, trop tard pour l'humanit�; mais le moyen
d'arr�ter ces commissaires dans l'ex�cution de leur oeuvre de sang,
quand le sol tremblait sous leurs pieds et quand leur r�vocation, en
flattant l'audace des royalistes, e�t rallum� l'incendie mal �teint?

Ce qui �tonne est l'indulgence, souvent m�me le d�lire d'enthousiasme
avec lequel les historiens de l'Empire parlent des victoires du grand
Napol�on. En quoi ce despotisme militant diff�rait-il beaucoup du
syst�me de la Terreur? Pour intimider des adversaires redoutables, la
Convention leur montrait le couteau de la guillotine; et l'empereur,
pour effrayer les pays voisins, pour gagner des batailles, envoyait ses
masses de soldats � la gueule du canon de l'ennemi. Les hommes, je le
sais, pr�f�rent de beaucoup cette derni�re mani�re d'�tre tu�s; mais en
d�finitive les campagnes de l'Empire ont immol� cent mille fois plus de
victimes que l'�chafaud de 93. Cette arme frappait d'ailleurs des
individus jug�s, des coupables aux yeux de la loi, et non de dignes
enfants de la patrie sans peur et sans reproche. Et puis, que d�couvre
l'oeil du penseur derri�re ces grandes tueries c�sariennes? Rien,
absolument rien, sinon le despotisme byzantin appuy� sur une
monstrueuse f�odalit� militaire, tandis que derri�re les luttes et les
rigueurs de la Convention se d�voile l'av�nement prochain de la
d�mocratie. Ajoutons que l'Empire, apr�s nous avoir �treints tout
saignants entre ses serres et nous avoir enlev�s dans son vol ambitieux
jusqu'aux extr�mit�s de l'Europe, nous a laiss�s retomber bless�s,
meurtris, bien en de�� de nos anciennes limites. La Convention avait
sauv� le territoire, et par deux fois ce sombre g�nie du mal a d�cha�n�
sur nous le fl�au de l'invasion �trang�re.

J'ai connu quelques-uns des anciens Conventionnels; voici ce qu'ils
m'ont dit:

�Des petits hommes d'�tat, assis tranquillement dans leur fauteuil et
adoucis par nos rigueurs, parlent bien � leur aise d'humanit�; mais
s'ils avaient eu comme nous sur les bras � la fois la guerre �trang�re,
l'insurrection, la disette, la banqueroute, des provinces r�volt�es �
soumettre, des factions int�rieures � contenir, des arm�es �trang�res �
frapper de stupeur, un roi � juger, ils auraient peut-�tre vot� des
mesures encore plus s�v�res que celles de la Convention. Notre nom sera
ex�cr� ou b�ni selon que les principes pour lesquels nous avons
combattu seront effac�s de la m�moire des hommes ou inscrits dans le
code de toutes les nations civilis�es. Mais l'avenir dira que si nous
avons fait violence � l'humanit�, c'�tait pour la remettre en
possession de ses droits et assurer le bonheur de vingt-quatre millions
de Fran�ais. Assassins du mal, nous avons lev� le fer sur les ennemis
du peuple et veng� le ciel outrag� dans la personne des esclaves. La
royaut� faisait obstacle � nos desseins; elle �tait la clef de vo�te du
vieux monde; nous l'avons d�truite. L'aristocratie, cette hydre des
temps modernes, cherchait � ramasser ses tron�ons; nous lui avons
�cras� la t�te. Pour nous juger, il faudrait se reporter � ces jours
lugubres o� le bruit courait par les rues �pouvant�es que les arm�es
vend�ennes marchaient sur Paris, o� la lueur sanglante des torches
incendiant nos arsenaux �clairait une multitude p�le de col�re, o� la
Bretagne faisait signe aux navires anglais d'accourir sur nos c�tes.
Nous avons �t� calomni�s, insult�s, outrag�s: gr�ce � l'indomptable
�nergie de la Convention nationale, un affront nous a du moins �t�
�pargn� par le destin. Nous avions tous jur� de mourir avant de voir le
sol sacr� de la patrie souill� par la pr�sence des arm�es satellites du
despotisme, et ce serment, nous l'aurions tenu.�




XX

Proc�s et mort de Custine.--Proc�s et mort de Marie-Antoinette.--Proc�s
des Girondins.--Robespierre arrache � la mort soixante-treize
d�put�s.--Condamnation � mort des Vingt-et-un.--Suicide de
Valaz�.--Ex�cution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres
Girondins.--Mort de Mme Roland.--Supplice de Bailly et de
Barnave.--Ch�timent de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal
r�volutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire
ranime tous les courages.


On �tait en automne: les feuilles et les t�tes tombaient. Les jugements
succ�daient aux jugements, les ex�cutions aux ex�cutions.

D�s le 27 ao�t, le jour m�me o� Toulon s'�tait vendu aux Anglais,
Custine, g�n�ral de l'arm�e du Rhin, payait de son sang le crime de
n'avoir point assez battu l'ennemi. �Jamais la Convention n'admit que
des troupes fran�aises r�publicaines pussent succomber sans que ce f�t
la faute de leur chef.� Sur sa t�te, il r�pondait de la victoire.

Apr�s un si�ge de quatre mois �sous une vo�te de feu� (le mot est de
Kl�ber), la garnison de Mayence avait h�ro�quement r�sist� au roi de
Prusse qui l'attaquait en personne; mais elle �tait � bout de force,
d�cim�e par les bombes et par les balles dont elle rentrait cribl�e
apr�s des sorties fougueuses. Custine, jugeant qu'il �tait hors d'�tat
de la secourir, fit passer le 26 avril un billet dans lequel il
engageait le commandant de la place � capituler. Ce conseil fut re�u
avec horreur: �Faites arr�ter Custine, c'est un tra�tre,� �crivent de
concert au Comit� de salut public les repr�sentants du peuple Soubrani
et Montant, ainsi que le g�n�ral Houchart. Le 28 juillet, il est
d�cr�t� d'accusation par la Convention nationale.

Les plus jolies femmes de Paris, s'il faut en croire H�bert,
s'int�ressaient au g�n�ral et sollicitaient en sa faveur. Le Tribunal
r�volutionnaire lui-m�me h�sitait � frapper cette grande victime. Le 23
ao�t, Robespierre se rend au club des Jacobins: �Un g�n�ral, dit-il,
qui paralyse ses troupes, les morcelle, les divise, ne pr�sente nulle
part � l'ennemi une force imposante, est coupable de tous les
d�savantages qu'il �prouve: il assassine tous les hommes qu'il aurait
pu sauver.�

Le surlendemain, Custine �tait condamn� a mort. Apr�s un tel acte de
s�v�rit�, les g�n�raux de la R�publique savaient ce qu'ils avaient �
attendre s'ils capitulaient devant l'ennemi. Ne pas vaincre, c'�tait
trahir.

A-t-on oubli� Marie-Antoinette?

Nous avons vu que l'ex-reine avait �t� transf�r�e du Temple � la
Conciergerie. Des tentatives de s�duction avaient motiv� cette mesure.
M�me � la Conciergerie, elle poss�dait une sorte de talisman pour faire
passer de ses cheveux, des billets �crits de sa main, des gants �
travers les murs de son cachot, elle recevait des d�clarations d'amour
et des promesses de d�livrance. L'un de ces chiffons de papier �tait
soigneusement cach� dans un oeillet.

D�s le 13 ao�t 1793, Lecointre r�clamait imp�rieusement � la Convention
le jugement _sous huitaine_ de la veuve de Louis Capet.

Il n'eut lieu, ce triste proc�s, que le 14 octobre et dura deux jours.
La reine �tait plus coupable encore que Louis XVI, car elle avait abus�
de la faiblesse du roi pour attirer les arm�es �trang�res sur la
France. Des documents authentiques, des t�moignages accablants, les
lettres m�mes de Marie-Antoinette ne laissent plus aucun doute sur ses
d�marches et son insistance pour obtenir le secours de l'Autriche. Ces
faits n'�taient point alors connus; l'accusation manquait de preuves;
mais le sentiment public est dou� d'un tact tr�s-s�r pour d�couvrir les
crimes de l�se-nation.

Comme reine, elle �tait coupable; mais comme femme et surtout comme
m�re n'�tait-elle point sacr�e? Tarir par le fer dans les entrailles
d'une cr�ature, qu'elle soit reine ou berg�re, la source vive de
l'amour et de la f�condit�, n'est-ce point violer les lois de la
nature? Cette t�te coup�e �tait d'ailleurs inutile � la R�volution; la
mort de la reine n'ajoutait rien � la mort du roi. Or tout ce qui sans
raison majeure blesse l'humanit� est pr�judiciable � la cause du bien
public et � la grandeur des �tats.

Amen�e devant le tribunal r�volutionnaire, elle s'assit sur un
fauteuil, et le pr�sident Hermann lui adressa les questions d'usage.

--Votre nom?

--Je m'appelle Marie-Antoinette de Lorraine d'Autriche.

--Votre �tat?

--Je suis veuve de Louis Capet, ci-devant roi de France.

--Votre �ge?

--Trente-huit ans.

Deux avocats, Chauveau et Tronson-Ducoudray, furent nomm�s d'office par
le tribunal pour d�fendre Marie-Antoinette.

On lut un long acte d'accusation qui ne relevait gu�re contre la reine
que des faits connus: sa pr�sence au banquet des gardes-du-corps dans
l'orangerie de Versailles, les conciliabules tenus entre elle et les
femmes de l'aristocratie, ses relations secr�tes avec les cours
�trang�res, sa conduite au 10 ao�t; puis on entendit les t�moins.

L'un d'eux �tait H�bert. Plus cruelle mille fois que la peine de mort
fut la calomnie port�e par cet homme contre Marie-Antoinette. Le
dauphin, �g� de huit ans, d�p�rissait de jour en jour. Simon, son
gardien, un cordonnier, l'aurait surpris se livrant � un acte honteux
et l'enfant aurait avou� qu'il devait cette funeste habitude � sa m�re
et � sa tante. Cette d�claration avait �t� renouvel�e par lui en
pr�sence du maire de Paris et du procureur de la Commune. Ici de
cyniques d�tails que la plume se refuse � transcrire. Marie-Antoinette
garda d'abord le silence; mais comme le pr�sident insistait pour avoir
une r�ponse: �La nature, dit-elle tr�s-�mue, se r�volte devant une
telle supposition. J'en appelle � toutes les m�res qui sont ici.� Ce
cri parti du fond des entrailles la releva tr�s-haut en face de la
guillotine.

Robespierre se montra indign� de l'odieuse accusation d'H�bert. �Le
mis�rable! s'�cria-t-il; non content de la pr�senter comme une
Messaline, il veut en faire une autre Agrippine.�

Vis-�-vis des autres t�moins, l'ex-reine se renferma dans un syst�me de
d�n�gations: �Je ne sais rien; je n'ai jamais entendu parler de
pareilles choses; je ne me souviens pas...� Elle se donna devant le
tribunal pour une �pouse soumise, qui laissait � son mari le soin des
affaires politiques.

Au pr�sident qui lui disait: �Vous faisiez faire au ci-devant tout ce
que vous vouliez.�

Elle r�pondit: �Je ne lui ai jamais connu ce caract�re.�

Son dernier mot fut: �Je finis en disant que j'�tais la femme de Louis
XVI et qu'il fallait que je me conformasse � ses volont�s.�

C'est donc sur lui qu'elle rejetait toute la faute.

Les t�moignages r�v�l�rent un fait insignifiant au point de vue de la
culpabilit�, mais qui int�resse l'historien. �tant � la tour du Temple,
Marie-Antoinette s'�tait fait peindre en pastel par Go�stier, un
artiste polonais. �tait-ce pur caprice de femme? Ou, sous pr�texte de
poser pour ce portrait, voulait-elle se m�nager quelques heures de
conversation avec un �tranger qui lui apport�t les nouvelles, du
dehors?

Pendant son long interrogatoire, Marie-Antoinette conserva beaucoup de
calme et d'assurance. On la vit promener ses doigts sur la barre du
fauteuil comme si elle e�t jou� du forte-piano. Ce mouvement nerveux,
que les journalistes d'alors prirent pour un signe de distraction ou
d'indiff�rence, �tait au contraire l'indice d'une grande �motion
int�rieure.

Elle entendit prononcer le jugement sans que son visage trahit la
moindre trace de faiblesse. Aucune parole ne s'�chappa de ses l�vres.
Elle se leva et sortit de la salle d'audience. Il �tait quatre heures
et demie du matin. On la reconduisit � la prison de la Conciergerie,
dans le cabinet des condamn�s � mort.

A cinq heures, le rappel bat dans toutes les sections; � sept heures,
la force arm�e est sur pied; des canons sont braqu�s aux extr�mit�s des
ponts, depuis le palais des Tuileries jusqu'� la place de la
R�volution; � neuf heures, de nombreuses patrouilles circulent dans les
rues. A onze heures, Marie-Antoinette, en d�sbabill� de piqu� blanc,
sort de la Conciergerie, conduite dans une charrette, accompagn�e par
un pr�tre constitutionnel et escort�e de nombreux d�tachements � pied
et � cheval.

Antoinette parut indiff�rente au d�ploiement de forces qu'on avait,
dans toutes les rues, align�es sur son passage.

On ne lisait, sur son visage, ni abattement ni fiert�. Elle parlait peu
� son confesseur. Arriv�e sur la place de la R�volution, ses regards se
tourn�rent vers le jardin des Tuileries, dont les masses de feuillage
rouill�es par l'automne, se dispersaient sous les coups de vent. A
cette vue, son �motion fut extr�me, et une larme, dans laquelle se
r�sumait toute sa vie, coula secr�tement sur ses joues p�les. Elle
monta l�g�rement les degr�s de l'�chafaud.

A midi et un quart, sa t�te tomba.

Sa mort fit peu de bruit. Les �v�nements �taient tellement graves, la
guerre tonnait si haut sur nos fronti�res, la tribune retentissait avec
tant d'autorit�, les souvenirs de la monarchie s'enfon�aient d�j� si
loin dans le pass�, qu'on entendit � peine le coup sourd, tranchant sur
la place de la R�volution une existence royale.

Oh! que les morts vont vite!

C'est � pr�sent le tour des Girondins. Parmi les d�put�s intern�s chez
eux, apr�s le 2 juin, une douzaine environ �tait tomb�e aux mains de la
justice. La question �tait de savoir si l'on s'en tiendrait � ce nombre
ou si l'on �largirait au contraire le cercle des accus�s. Le _P�re
Duchesne_ et d'autres journaux de la rue r�clamaient hautement un grand
acte de s�v�rit� nationale.

Le 3 octobre, Amar lut � la Convention un rapport foudroyant dans
lequel il demandait que quarante-six inculp�s fussent traduits devant
le Tribunal r�volutionnaire. �tait-ce tout? non: il proposait en outre
d'envelopper dans le m�me ostracisme beaucoup d'autres membres de la
Convention, coupables d'avoir sign� contre les �v�nements du 31 mai et
du 2 juin une protestation rest�e secr�te. C'�tait en tout une
h�catombe de soixante-treize mod�r�s qu'on demandait � la Convention
nationale; p�les, interdits, muets, ils si�geaient clou�s sur leurs
bancs. Pour comble d'horreur, d�s le commencement de la s�ance, Amar
avait fait d�cr�ter par l'Assembl�e qu'aucun de ses membres ne pourrait
se retirer avant la fin du rapport et avant qu'une d�cision e�t �t�
prise. Et les portes de la salle s'�taient ferm�es. En sorte que ces
soixante-treize condamn�s � mort (on pouvait d'avance les consid�rer
comme tels) se trouvaient d�j� mur�s dans leur s�pulcre.

Telle �tait pourtant la fureur soulev�e par l'indigne conduite des
Girondins et de leurs amis que la Convention accueille d'abord cette
monstrueuse proposition avec un morne enthousiasme. Figure aust�re,
coeur d'acier, Billaud-Varennes s'�crie: �Il faut que chacun se
prononce et s'arme du poignard qui doit frapper les tra�tres.� Osselin
regarde comme de vrais coupables ceux qui avaient sign� des
protestations contre l'Assembl�e quand la R�publique �tait en feu.
�Qu'ils soient tous renvoy�s devant le Tribunal r�volutionnaire!� Les
malheureux �taient perdus; dans un instant, leurs noms allaient �tre
appel�s pour qu'ils descendissent � la barre, lorsqu'un d�put� se l�ve
et s'avance vers la tribune.

Cet homme �tait Robespierre.

Il commence par fl�trir cette �faction ex�crable� qu'il avait combattue
pendant trois ans et dont plusieurs fois il avait failli �tre la
victime. Une telle pr�caution oratoire �tait n�cessaire pour pr�parer
l'Assembl�e aux conseils de la sagesse. �La Convention, dit-il enfin,
ne doit pas chercher � multiplier les coupables. C'est aux chefs de la
faction qu'elle doit s'attacher; la punition des chefs �pouvantera les
tra�tres. Je dis que parmi ces hommes mis en �tat d'arrestation il
s'en trouve beaucoup de bonne foi, mais qui ont �t� �gar�s par la
faction la plus hypocrite dont l'histoire ait jamais fourni l'exemple;
je dis que parmi les nombreux signataires de la protestation il s'en
trouve plusieurs, et j'en connais, dont les signatures ont �t�
surprises.�

[Illustration: Valaz�.]

La Convention sentit elle-m�me qu'elle faisait fausse route et
abandonna les poursuites. Robespierre venait d'arracher soixante-treize
victimes � la main du bourreau. On a dit que c'�tait de sa part un
appel � la cl�mence, une restauration du droit de gr�ce: non, c'�tait
un acte de justice.

Vingt et un accus�s comparurent le 24 octobre devant le Tribunal
r�volutionnaire. Si quelque chose int�ressait en leur faveur, c'�tait
leur jeunesse. Fonfr�de n'avait que vingt-sept ans, Ducos vingt-huit,
Vergniaud et Gensonn� trente-cinq, Brissot trente-neuf. L'acte
d'accusation relevait contre eux des faits authentiques et d'autres
absolument erron�s. Il �tait faux qu'ils eussent �t� les amis de
Lafayette, du duc d'Orl�ans et de Dumouriez, qu'ils eussent voulu
�touffer le mouvement du 10 ao�t, qu'ils eussent alors r�v� le
r�tablissement de la monarchie. La v�rit� est qu'ils avaient provoqu� �
la guerre civile.

La pente est glissante du mod�rantisme au royalisme, et plus tard,
lanc�s sur cette pente, entra�n�s par des alliances funestes, quelques
Girondins avaient roul� jusqu'� l'appel aux armes, jusqu'� la trahison,
jusqu'� la r�volte contre la souverainet� du peuple.

Le pr�sident du Tribunal �tait l'homme � l'oeil louche, Hermann, celui
qui avait conduit le proc�s de la reine.

Il y avait sept jours que duraient les d�bats judiciaires. Dans la
s�ance du 29 octobre, l'accusateur public, Fouquier-Tinville, requit la
lecture d'une loi �man�e de la Convention nationale sur l'acc�l�ration
des proc�s criminels.

Alors le pr�sident: �Citoyens jur�s, en vertu de la loi dont vous venez
d'entendre la lecture, je vous demande si votre conscience est
suffisamment �clair�e.�

Les jur�s se retirent pour en d�lib�rer.

A leur retour dans la salle des audiences, Antonnelle d�clare en leur
nom �que leur religion n'est pas suffisamment �clair�e�.

Cependant une d�putation du club des Jacobins court � la Convention
nationale et obtient d'elle un d�cret qui fermait les d�bats apr�s le
troisi�me jour. Les jur�s press�s d'en finir d�clarent que cette fois
leur conviction est faite.

Le pr�sident ordonne aux gendarmes de faire sortir les accus�s et
adresse aux jur�s les deux questions suivantes:

�Est-il constant qu'il a exist� une conspiration contre l'unit� et
l'indivisibilit� de la R�publique, contre la s�ret� et la libert� du
peuple fran�ais?

�Brissot et ses coaccus�s sont-ils convaincus d'en �tre les auteurs ou
les complices?�

Apr�s trois heures de d�lib�ration, les jur�s reviennent. Leur r�ponse
est affirmative. En cons�quence, le tribunal condamne � la peine de
mort Jean-Pierre Brissot et les vingt autres impliqu�s dans ce proc�s.

Les accus�s sont ramen�s � l'audience. Le pr�sident leur donne lecture
de la d�claration des jur�s et du jugement du tribunal. Ils n'y
pouvaient pas croire; un grand mouvement se fait � la barre; Gensonn�
demande la parole sur l'application de la loi. Le tumulte redouble
parmi les condamn�s. Plusieurs invectivent leurs juges; d'autres
crient: �Vive la R�publique!� Le pr�sident ordonne aux gendarmes de
faire sortir les turbulents; mais la sc�ne �tait si terrible que les
gendarmes eux-m�mes demeurent comme paralys�s. Quelques sourds
fr�missements font croire � un l�che parmi les condamn�s: ce qu'on
avait pris pour des plaintes �tait le dernier r�le de l'agonie. Valaz�,
qui venait de se percer le coeur d'un coup de canif, tombe sur le
plancher du tribunal. On le rel�ve; on l'emm�ne; il �tait mort.

Il �tait pr�s de minuit. Les Girondins s'engloutirent dans le sombre
escalier vo�t� qui conduit du Tribunal � la Conciergerie. On entendit
alors des voix d'hommes qui chantaient avec �nergie en descendant de
marche en marche:

  Allons, enfants de la patrie,
  Le jour de gloire est arriv�!
  Contre nous de la tyrannie
  Le couteau sanglant est lev�.

De moment en moment, ce sombre refrain d�croissait dans l'�loignement.
On n'entendit bient�t que l'�cho de leurs voix, puis plus rien.

Rentr�s dans la prison, ils soup�rent tous ensemble. Qui dira jamais ce
que fut ce dernier banquet des Girondins, �clair� par les rayons de
l'�loquence, la grave cordialit� des convives, l'admirable talent de
Vergniaud, la science de Brissot, la haute raison de Gensonn�, l'esprit
et la jeunesse de Fonfr�de, mais surtout les lueurs sublimes de la
mort?

Deux d'entre eux se confess�rent dans la nuit: ce furent Claude
Fauchet, �v�que du Calvados, et le marquis de Sillery, Girondin
douteux.

Le matin, cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la
Conciergerie. Dans l'une d'elles �tait un cadavre. Le pr�sident du
Tribunal r�volutionnaire l'avait ordonn� ainsi: �Dans le cas, avait-il
dit, o� le condamn� se serait par la mort soustrait � l'ex�cution de
son jugement, son cadavre sera port� sur une charrette et expos� au
lieu du supplice.� La vue de cette chose p�le et inerte, de ce pauvre
corps �tendu sur un banc, la t�te pendante, �tait bien faite pour
glacer d'horreur.

Les Girondins all�rent � l'�chafaud avec fiert�, chantant _la
Marseillaise_. Ils moururent le coeur haut, l'aur�ole au front, comme
tout le monde mourait alors, qui avait un id�al et une foi politique.
En face d'une pareille immolation, on oublie leurs erreurs, on oublie
leurs fautes, on oublie tout pour ne se souvenir que des services
qu'ils avaient rendus � la patrie. [Note: Danton s'�tait retir� pour
quelques semaines � Arcis-sur-Aube lorsque eut lieu le proc�s des
Girondins. Il se promenait dans son jardin avec M. Doulek qui, sous
l'Empire, fut longtemps maire de la ville. Arrive une troisi�me
personne tenant un journal � la main. �Bonne nouvelle! bonne
nouvelle!--Quoi? dit Danton.--Les Girondins sont condamn�s et
ex�cut�s.--Et tu appelles cela une bonne nouvelle, malheureux! s'�crie
Danton dont les yeux se remplirent aussit�t de larmes.--Sans doute;
n'�taient-ils pas des factieux?--Des factieux! Est-ce que nous ne
sommes pas tous des factieux? nous m�ritons tous la mort autant que les
Girondins; nous subirons tous, les uns apr�s les autres, le m�me sort
qu'eux.� (_Racont� par les fils m�mes de Danton_.)]

Ceux des Girondins qui, le 30 octobre, manquaient au supplice de leurs
fr�res ont rencontr� presque tous une fin tragique. Guadet, Salles et
Barbaroux, d�couverts dans les grottes de Saint-�milion, p�rirent de la
main du bourreau. Buzot et P�tion, apr�s avoir err� quelque temps, de
ville en ville, de tani�re en tani�re, proscrits, vaincus,
d�sillusionn�s, se frapp�rent eux-m�mes; on les trouva morts dans un
champ et � moiti� d�vor�s par les loups. Roland, ayant appris que sa
femme venait d'�tre guillotin�e � Paris, se donna la mort.

Mme Roland, on s'en souvient, avait �t� arr�t�e par ordre de la
Commune, � la suite du 31 mai. Un instant les portes de la prison
s'�taient ouvertes pour elle; mais, saisie de nouveau et plong�e dans
les cachots de Sainte-P�lagie, elle attendait son sort. Du fond de sa
solitude, elle eut l'id�e d'�crire une lettre � Robespierre; c'�tait
plut�t une lettre adress�e � la post�rit�, car elle ne lui demandait
rien, lui donnait des conseils, lui adressait des le�ons. Cette lettre
�crite, elle renon�a elle-m�me au projet de l'envoyer. Condamn�e � mort
par le Tribunal r�volutionnaire, le 8 novembre, elle arriva vers cinq
heures et demie du soir au pied de l'�chafaud, dont elle monta
fermement les degr�s. Se tournant alors vers une colossale statue de la
Libert� assise sur la place:

--O Libert�, lui dit-elle, que de crimes on commet en ton nom!

Sa mort fut en effet un des actes les plus odieux de la R�volution. Mme
Roland avait 39 ans; elle �tait encore belle. Quand une pareille
victime tombe sous l'acier, l'�chafaud n'est plus l'�chafaud; c'est une
tribune et un autel.

Telle fut la fin de ce parti qui entra�na dans sa chute les plus hautes
esp�rances et les plus belles figures de la R�volution.

La hache ne se reposait pas: apr�s les Girondins, ce fut le tour des
royalistes constitutionnels. Bailly monta sur l'�chafaud le 9 novembre.
�Pauvre Bailly! me disait Lakanal; nous aurions tous voulu le sauver;
mais il nous aurait fallu pour cela d'autres lois que celles qui
�taient alors en vigueur; or il e�t �t� impossible de les faire, ces
lois nouvelles, sans affaiblir le nerf du gouvernement r�volutionnaire,
dont nous avions besoin pour vaincre les ennemis int�rieurs et
ext�rieurs. D�tendre l'arc, c'e�t �t� tout perdre. Nous g�missions en
secret, nous faisions violence � notre coeur, et cette violence m�me
n'�tait pas un des moindres sacrifices offerts par nous � la
R�volution.�

Il y avait contre Bailly un fait qui criait vengeance, le massacre du
Champ-de-Mars; toutefois, guillotiner cet homme, n'�tait-ce point
d�capiter le serment du Jeu-de-Paume?

Barnave le suivit de pr�s dans la mort. Pourquoi toucher � ces grandes
t�tes de la R�volution qui avaient promulgu� la D�claration des droits?

A supposer que la Terreur e�t besoin de victimes, n'e�t-elle pas alors
mieux fait de les choisir parmi les odieuses c�l�brit�s de l'ancien
r�gime? Il �tait une femme dont le nom rappelait les orgies, les
profusions et les scandales de l'avant-dernier r�gne; cette femme, la
Commune l'avait fait jeter sous les verrous et certes le Tribunal
r�volutionnaire n'�tait point dispos� � lui faire gr�ce.

--Femme Dubarry, � la charrette!

Tel est le cri qui par une sombre matin�e de d�cembre retentit sous les
vo�tes sonores de la Conciergerie. Une masse de curieux se formaient
sur le quai, le visage coll� au guichet, pour voir sortir cette
ancienne ma�tresse de Louis XV, cette buveuse d'or qui ruinait l'�tat,
cette courtisane qui personnifiait tous les vices de la cour, cette
gardienne du Parc-aux-Cerfs, l'antre de la d�bauche, cette prox�n�te
qui achetait des filles sur le pav� de Paris pour r�veiller les sens
blas�s de son royal amant. On la vit partir avec des hu�es; mais en
route arriva une chose que ni la Commune ni le Tribunal r�volutionnaire
n'avaient pr�vue. Vieille, us�e, fard�e, la vie de cette femme n'�tait
plus qu'une guenille; mais cette guenille lui �tait ch�re; elle y
tenait �perdument. Aussi, arriv�e sur la place de l'ex�cution, fut-elle
saisie d'horreur � la vue de la fatale machine, qui la regardait
fixement comme un monstre dou� d'une puissance automotrice. Cette
nature charnelle se roidissait contre la destruction; son d�sespoir,
ses cris, ses d�faillances, ses traits boulevers�s par les affres de la
mort, ses supplications au bourreau, tout changea les dispositions de
la foule, qui �tait venue pour maudire et qui s'attendrissait malgr�
elle. �A quoi bon tuer cette femme? Valait-elle les honneurs du
supplice? que ne l'avait-on laiss�e s'�teindre dans son oubli et son
abjection?� Ainsi raisonnait la multitude, quand le couteau tomba.

Triste nature humaine! La l�chet� de cette femme attira de la part du
vulgaire une sorte de compassion que n'avaient obtenue ni Mme Roland ni
Charlotte Corday, ces deux grandes �mes.

La Dubarry avait avili l'�chafaud; Rabaud Saint-�tienne le r�habilita.
Descendant d'une des familles bannies par la r�vocation de l'�dit de
Nantes, ministre protestant, il avait du fond du coeur salu� une
R�volution qui consacrait la libert� de conscience. Son r�le, aux �tats
g�n�raux o� il fut envoy� comme d�put�, avait �t� irr�prochable. Il
�crivit sur l'Assembl�e constituante une tr�s-bonne histoire. Plus tard
son tort fut de s'allier aux Girondins. Apr�s le 2 juin, il avait couru
� N�mes pour soulever ses concitoyens contre la Convention nationale.
C'est la tache qu'il devait laver de son sang.

Et le couteau frappait toujours. Sur la liste des condamn�s � mort, on
ne rencontre point que des noms d'ex-nobles, de pr�tres r�fractaires et
d'autres individus fort compromis; on y lit avec surprise et horreur
les noms d'hommes et de femmes du peuple, des manouvriers, des
domestiques, des porteurs d'eau, de vieilles couturi�res. En vain
dira-t-on que les classes pauvres et ignorantes comptaient alors dans
leurs rangs les plus violents supp�ts de l'ancien r�gime, ceux qui
criaient le plus fort, surtout apr�s boire. Tout cela doit �tre vrai;
mais punir de mort ces pauvres diables n'en �tait pas moins un acte
contraire � tous les principes de la R�volution, et qui e�t fait bondir
de courroux Marat lui-m�me.

Il semblait que l'�chafaud e�t besoin de d�vorer des victimes
quelconques pour ne point m�cher � vide, et que la premi�re venue lui
�tait bonne.

La division, si l'on veut m�me l'anarchie des pouvoirs, augmentait
beaucoup le nombre des supplices. Le Comit� de salut public, la Commune
de Paris et d'autres autorit�s constitu�es tenaient la clef des
prisons, pouvaient ouvrir ou fermer la tombe.

Il n'entre point dans notre pens�e de justifier les actes du Tribunal
r�volutionnaire. Tout ce qu'on peut dire est que plusieurs parmi les
membres du jury �taient d'honn�tes gens qui croyaient fermement juger
d'apr�s leur conscience. Qu'ils se soient tromp�s, l'avenir en
d�cidera; mais les circonstances �taient assez troubl�es pour obscurcir
la vue des esprits les plus droits. Le chef du jury au Tribunal
r�volutionnaire, celui qui apporta la r�ponse de mort contre la reine,
se nommait Souberbielle. Il existait encore vers 1840; je l'ai connu et
j'ai rarement trouv� un coeur plus sensible aux souffrances de
l'humanit�. M�decin, il avait pour sp�cialit� d'op�rer les individus
atteints d'une affection cruelle, la pierre. Ses bons services
s'adressaient de pr�f�rence aux malheureux. �Je ne demande point
d'argent � mes pauvres malades, disait-il; mais je paierais volontiers
pour les gu�rir.�

Un autre membre du jury, le citoyen Duplay, revenait un soir du
Tribunal r�volutionnaire, o� il avait si�g� dans une affaire
importante. Robespierre, son h�te et son ami, l'interrogea, pendant le
souper, sur le vote qu'il avait �mis dans la d�lib�ration � huis clos.

--Maximilien, lui r�pondit gravement le menuisier, je ne vous demande
jamais ce que vous avez fait au Comit� de salut public; respectez de
m�me le silence que je garde sur l'exercice de mes fonctions.

--C'est juste, dit Robespierre.

Et il changea de conversation.

Ce qui contribuait beaucoup � exasp�rer les jur�s, c'�taient les
d�tails qu'on recevait, de jour en jour, sur les cruaut�s commises par
les royalistes, dans les villes et les d�partements o� ils avaient un
moment saisi, tenu le pouvoir. A Marseille les d�tenus patriotes
avaient �t� assassin�s dans les cachots du fort Saint-Jean. Une
v�n�rable femme, une m�re, partie de Toulon � la nouvelle de ce
massacre, arrive � pied, ext�nu�e de fatigue, folle de douleur, au
guichet de la prison. Elle frappe, on ouvre, et le visage p�le,
s'adressant aux ge�liers ou aux ex�cuteurs: �O� est mon fils?�
s'�crie-t-elle. Ceux-ci la conduisent dans une salle basse et, lui
d�signant du doigt dans l'ombre un tas de cadavres �tendus p�le-m�le
sur la dalle: �Cherchez!� r�pondent-ils froidement.

Ainsi, de part et d'autre, m�me soif de sang. La Terreur blanche
excitait, aiguillonnait la Terreur rouge.

Disparaissez, jours de haine et de vengeance! fuyez, spectres livides!
dissipez-vous, ombres de la nuit, et laissez-nous entrevoir enfin un
rayon de gloire! Carnot �tait entr� au Comit� de salut public le 14
ao�t. Le 5 septembre, Danton r�clamait au milieu d'applaudissements
fr�n�tiques l'armement de tous les citoyens.

�Il est bon, s'�criait-il, que nous annoncions � tous nos ennemis que
nous voulons �tre continuellement et compl�tement en mesure contre eux.
Vous avez d�cr�t� 30 millions � la disposition du ministre de la guerre
pour des fabrications d'armes; d�cr�tons que ces fabrications
extraordinaires ne cesseront que quand la nation aura donn� � chaque
citoyen un fusil. Annon�ons la ferme r�solution d'avoir autant de
fusils et presque autant de canons que de sans-culottes. Que ce soit la
R�publique qui mette le fusil dans la main du citoyen, du vrai
patriote; qu'elle lui dise: La patrie te confie cette arme pour sa
d�fense; tu la repr�senteras tous les mois et quand tu en seras requis
par l'autorit� nationale. Qu'un fusil soit la chose la plus sacr�e
parmi nous; qu'on perde plut�t la vie que son fusil. Je demande donc
que vous d�cr�tiez au moins cent millions pour faire des armes de toute
nature; car si nous avions eu des armes nous aurions tous march�. C'est
le besoin d'armes qui nous encha�ne. Jamais la patrie en danger ne
manquera de citoyens.�

Paris devint, en effet, une vaste fabrique d'armes, un atelier de
cyclopes. Les entrailles des caves furent fouill�es et vomirent du
salp�tre. Le plomb des cercueils s'arrondit en balles. Le fer battu sur
l'enclume devint sabre ou fusil. Et vous, cloches des �glises, que
ferez-vous? �Nous sommes lasses de faire un vain bruit dans l'air,
disaient-elles; nous voulons marcher contre l'ennemi, un tonnerre dans
le ventre.� C'�tait parmi les m�taux, ces enfants du sol, � qui
lancerait la foudre, � qui rendrait la mort pour la mort, � qui
sauverait entre les mains des vrais patriotes l'honneur national.

Quand il crut qu'il y avait assez de fusils pour armer tous les
citoyens et assez de pain pour les nourrir, Danton se fit le grand
levier de la lev�e en masse. D�s le 21 ao�t 93, il s'expliquait ainsi
sur les devoirs de chacun envers l'�tat: �N'alt�rons pas le principe
que tout citoyen doit mourir, s'il le faut, pour la libert�, et qu'il
doit �tre toujours pr�t � marcher contre les ennemis ext�rieurs et
int�rieurs de sa patrie.�

Ce principe avait d�j� �t� pos�; la lev�e en masse avait, elle-m�me,
�t� plusieurs fois proclam�e, mais elle n'avait presque rien produit.
Le succ�s de cette mesure d�pendrait exclusivement des moyens
d'ex�cution. Danton le savait; aussi, quand Robespierre lui-m�me
tremblait, quand le Comit� de salut public h�sitait, diff�rait, il ne
balan�a point � demander que le droit de r�quisition f�t remis aux
mains du peuple. Pour assurer le succ�s de cette grande op�ration, il
fallait de l'argent, et o� le trouver, sinon dans les caisses des
riches? Voulant les sauver d'eux-m�mes, il crut qu'il �tait bon de les
effrayer:

�Si les tyrans mettaient notre libert� en danger, nous les
surpasserions en audace, nous d�vasterions le sol fran�ais avant qu'ils
pussent le parcourir, et les riches, ces vils �go�stes, seraient les
premiers la proie de la fureur populaire. (_Vifs applaudissements_:
OUI, OUI, _s'�crie-t-on dans toutes les parties de la salle et dans les
tribunes_.) Vous qui m'entendez, r�p�tez ce langage � ces m�mes riches
de vos communes; dites-leur: Qu'esp�rez-vous, malheureux? Voyez ce que
serait la France si l'ennemi l'envahissait. Prenez le syst�me le plus
favorable: une r�gence conduite par un imb�cile, le gouvernement d'un
mineur, l'ambition des puissances �trang�res, le morcellement du
territoire, d�voreraient vos biens; vous perdriez plus par l'esclavage
que par tous les sacrifices que vous pourriez faire pour soutenir la
libert�.

�Il faut au nom de la Convention nationale qui a la foudre dans ses
mains (_applaudissements_), il faut que les envoy�s des assembl�es
primaires, l� o� l'enthousiasme ne produira pas ce qu'on a droit d'en
attendre, fassent des r�quisitions � la premi�re classe. En r�unissant
la chaleur de l'apostolat de la libert� � la rigueur de la loi, nous
obtiendrons pour r�sultat une grande masse de forces.

�C'est une belle id�e que celle que Bar�re vient de vous donner quand
il vous a dit que les commissaires des assembl�es primaires devraient
�tre des esp�ces de repr�sentants du peuple, charg�s d'exciter
l'�nergie des citoyens pour la d�fense de la Constitution. Si chacun
d'eux pousse � l'ennemi vingt hommes arm�s, et ils doivent �tre � peu
pr�s huit mille commissaires, la patrie est sauv�e. Je demande qu'on
les investisse de la qualit� n�cessaire pour faire cet appel au peuple;
que, de concert avec les autorit�s constitu�es et les bons citoyens,
ils soient charg�s de faire l'inventaire des grains, des armes, la
r�quisition des hommes, et que le Comit� de salut public dirige ce
sublime mouvement. C'est � coups de canon qu'il faut signifier la
Constitution � nos ennemis. J'ai bien remarqu� l'�nergie des hommes que
les sections nationales nous ont envoy�s; j'ai la conviction qu'ils
vont tous jurer de donner, en retournant dans leurs foyers, cette
impulsion � leurs concitoyens. (_On applaudit.--Tous les commissaires
pr�sents � la s�ance se l�vent en criant:_ Oui, oui, nous le jurons!)
C'est l'instant de faire ce grand et dernier serment, que nous nous
vouons tous � la mort et que nous an�antirons les tyrans.�

De nouvelles acclamations se font entendre. Tous les citoyens se l�vent
et agitent en l'air leur chapeau. �Oui, nous le jurons!� Ce cri est
plusieurs fois r�p�t� sur tous les bancs de la salle et dans les
tribunes.

L'orateur concluait au milieu de l'enthousiasme g�n�ral en disant: �Je
demande que la Convention donne des pouvoirs plus positifs et plus
�tendus aux commissaires des assembl�es primaires et qu'ils puissent
faire marcher la premi�re classe en r�quisition. (Applaudissements.) Je
demande qu'il soit nomm� des commissaires pris dans le sein de la
Convention pour se concerter avec les d�l�gu�s des assembl�es
primaires, afin d'armer cette force nationale, de pourvoir � sa
subsistance et de la diriger vers un m�me but. Les tyrans, en apprenant
ce mouvement sublime, seront saisis d'effroi, et la terreur que
r�pandra la marche de cette grande masse nous en fera justice. Je
demande que mes propositions soient mises aux voix et adopt�es.�

Elles le furent.

Les f�d�r�s, les d�l�gu�s des assembl�es primaires, dont on avait vu
dans la f�te du 10 ao�t les figures rustiques et v�n�rables, �taient
donc investis du droit de lever les hommes, sous l'autorit� des
repr�sentants. Les citoyens de 18 � 25 ans devaient marcher les
premiers. Les autres �taient charg�s de diverses fonctions. �Les hommes
mari�s, disait le d�cret, forgeront des armes et transporteront des
subsistances; les femmes feront des tentes, des habits et serviront les
h�pitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards sur les places
animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unit� de la
R�publique.�

De tels sacrifices m�ritaient certes une r�compense. L'arm�e fran�aise
ayant attaqu� les Anglais le 7 septembre, devant Dunkerque, for�a le
duc d'York, apr�s un combat de vingt-quatre heures, � battre en
retraite et � se retirer par les dunes.

Ce n'�tait point encore un succ�s �clatant pour nos armes, puisqu'il
n'y avait point eu de d�route dans les rangs de l'ennemi; mais du moins
la glace �tait rompue. La fortune nous revenait. Cinquante canons
abondonn�s, la lev�e du si�ge, la retraite des Anglais, tout releva le
moral de la population abattue.

Le 16 octobre, Jourdan gagnait sur Cobourg la bataille de Wattigaies.

Ce nouveau fait d'armes fut accueilli avec transport. La disette, les
privations journali�res, l'�chafaud, tout fut oubli�, tout s'�vanouit
dans le rayonnement de la victoire. On ne poussa qu'un cri d'un bout de
la France � l'autre: �Vive la R�publique!�

L'ennemi repouss� de notre territoire, c'�tait la R�volution sauv�e,
c'�tait l'id�e fran�aise ma�tresse du monde.

[Illustration: Le General Custine est conduite devant le Tribunal
r�volutionnaire.]




XXI

La ligue des philosophes de la Convention pour propager les
lumi�res.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin
de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier r�publicain.--Chappe
Inventeur du t�l�graphe.--Deux ans de fers contre quelconque d�gradera
les monuments publics.--Progr�s du Mus�um d'histoire naturelle.--Les
�coles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abb� Sicard ami de
Couthon.--Le docteur Pinel.--Etat des foux jusqu'en 1793.--Visite de
Couthon � Bic�tre.--Lib�ration des fous.--Le Conservatoire de
musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanit�.


93 avait � lutter contre deux fl�aux, l'ignorance et le vandalisme.
Heureusement, au sein de la Convention, cette assembl�e unique dans
l'histoire, qui fait peur et qui rayonne, il se rencontra un groupe de
citoyens d�vou�s aux beaux-arts, aux sciences, aux lettres, qui se
donn�rent pour mission de sauver l'h�ritage de l'esprit humain.

L'un d'entre eux �tait Lakanal.

Depuis 1789, les nobles, follement attach�s � l'ancien r�gime, avaient
d�sert� le sol de la patrie: une autre �migration plus regrettable et
bien plus dangereuse e�t �t� celle des savants et des �crivains, car
elle e�t appauvri la France des lumi�res qui sont la v�ritable richesse
d'un grand peuple. Lakanal fit tout pour la conjurer. Attach� du fond
de l'�me � la R�volution, il lui cherchait un point d'appui dans le
concours des intelligences d'�lite. Persuad� que l'�ducation �tait
n�cessaire au peuple pour exercer dignement la souverainet� qui lui
�tait rendue, il croyait ne devoir n�gliger aucun moyen de r�pandre les
connaissances sur toute la France. Il �tait de ces r�publicains qui
voulaient, ce sont ses termes, soumettre la d�mocratie � la raison.
Grand partisan des id�es nouvelles, ce n'est pas au _minimum_ qu'il
entendait placer l'�galit�, mais au _maximum_; il cherchait non �
rabaisser les classes �clair�es, mais � �lever le niveau moral et
intellectuel de la nation tout enti�re. C'est avec ces id�es faites que
Joseph Lakanal arriva sur les bancs de la Convention.

Nous avons eu entre les mains un volumineux recueil de ses lettres
in�dites, que nous avait confi�, vers 1845, M. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire. Elles �taient accompagn�es des r�ponses de ses amis, et
quels amis! les noms les plus illustres de la fin du dernier si�cle
dans les sciences, dans les arts et dans les lettres; Lavoisier,
Vicq-d'Azyr, Laplace, Daubenton, Desfontaines, Lac�p�de, Volney,
Gr�try, Bernardin de Saint-Pierre. Le sujet de ces lettres diff�re peu:
Lakanal �tait de ces hommes que tout le monde remercie, parce qu'ils
obligent sans cesse � la reconnaissance. Lalande lui �crit: �Vous
m'avez fait donner 3 000 francs; je vous r�it�re le serment de les
employer pour l'astronomie, ainsi que tout ce que j'ai.� Bossut, Sigaud
de Lafond, Mercier, Pougens, lui en marquent autant: �Je venais de
perdre 24 000 livres de rentes, ajoute ce dernier, et _j'�tais sans
pain_.�

Quand le tr�sor public �tait � sec, quand les incessantes requ�tes de
Lakanal en faveur des savants et des hommes de lettres �taient
repouss�es, il s'en prenait � ses propres deniers. L'auteur de _Paul et
Virginie_ se trouvait press� d'un besoin d'argent, Lakanal lui pr�te 20
000 livres en assignats. Voici le billet qui accuse r�ception de la
somme:. �Citoyen et ami, je n'oublierai jamais le dernier service que
vous m'avez rendu. Ma femme, � qui j'en ai fait part, me charge de vous
t�moigner le plaisir qu'elle aura de vous recevoir dans son ermitage.
Profitez donc de la premi�re arriv�e du rouge-gorge pour visiter notre
solitude.�

Le patriarche de l'histoire naturelle, le berger Daubenton, ainsi qu'on
le d�signait dans les clubs, avait employ� une partie de sa fortune et
plusieurs ann�es de sa vie � faire cro�tre sur le sol de la France des
laines aussi fines que celles de l'Espagne. Sa bergerie de Montbard est
demeur�e c�l�bre. Ce savant, appauvri par le bien m�me qu'il avait
fait, �tait hors d'�tat de continuer ses exp�riences: Lakanal obtient
de la Convention qu'un ouvrage de Daubenton, d�j� connu et ayant pour
titre le _Trait� des moutons_, soit r�imprim� au nombre de quatre mille
exemplaires, qui seront vendus an profit de l'auteur. Apr�s de tels
actes, on comprend le mot de Ginguen�: �Je veux faire passer en
proverbe: _Servir ses amis comme Lakanal_.� Ses amis �taient ceux de la
chose publique. L'ambition de ce citoyen �clair� �tait d'orner sa
patrie et la R�volution de l'�clat que les grands hommes r�pandent
autour d'eux.

Pour conserver le g�nie et pour le former, il sentait la n�cessit� de
lui pr�ter l'assistance de l'�tat. �Je n'ignore pas, disait-il, que les
gens de lettres sont en g�n�ral d'illustres n�cessiteux: il faut les
soutenir.� Fort de cette id�e, il soumit � la Convention un d�cret qui
pla�ait les oeuvres des orateurs et des artistes � l'abri de la
contrefa�on: ce d�cret fut vot�.

Le Comit� des finances, accabl� de demandes, s'int�ressant peu du reste
� tout ce qui regardait les sciences et les arts, ne go�tait pas du
tout cette th�orie qu'il fall�t arroser les germes du talent par des
secours p�cuniaires. Aussi nos p�dagogues �taient-ils souvent renvoy�s
sans fa�on aux calendes grecques. Lakanal venait alors � la rescousse
et ne se tenait pas ais�ment pour battu; il ne cessait de rappeler � la
Convention que les savants �taient n�cessaires pour �tablir
l'uniformit� des poids et mesures, suivant le syst�me d�cimal, pour
refaire le calendrier, pour cr�er une �cole polytechnique.

La nation fran�aise, non contente de renouveler les institutions
sociales, �tait sur le point de changer dans le ciel la marche de
l'ann�e. Il lui fallait donc atteindre � une mesure exacte du temps.
Une telle entreprise demandait une base arithm�tique et astronomique.
Lalande, auquel on eut recours, fut de nouveau encourag�. Un autre
protecteur que Lakanal s'int�ressait vivement au succ�s de ce
calendrier r�publicain. Romme y travaillait avec une passion aust�re.
Fabre d'�glantine couronna le tout: il fit le po�me de l'ann�e.
L'ordre, le nom des mois sortirent pour ainsi dire des gracieuses
analogies de la nature. Jamais plus aimable symphonie ne lia le
faisceau des saisons; les d�sinences en _al_ d�sign�rent les semailles,
les fleurs, les prairies; celles en _dor_ les fruits, les moissons, la
chaleur; celles en _maire_ les vendanges, les brumes, les premiers
frimas; celles en _�se_ la neige, les vents, la pluie. L'ann�e fut
divis�e en douze mois, les mois en trente jours. La d�cade, nouveau
dimanche, coupait les mois en trois parties.

Ce fut le 20 septembre 1793 que le citoyen Romme, au nom d'un comit�
nomm� par la Convention, lut son magnifique rapport sur le calendrier
r�publicain. L'article 1er, qui instituait cette nouvelle mesure du
temps, �tait ainsi con�u: �L'�re des Fran�ais compte de la fondation de
la R�publique, qui a eu lieu le 22 septembre 1792 de l'�re vulgaire,
jour o� le soleil est arriv� � l'�quinoxe vrai d'automne, en entrant
dans le signe de la Balance, � neuf heures dix-huit minutes trente
secondes du matin pour l'Observatoire de Paris.�

Le rapport de Romme ajoutait que l'�galit� des jours aux nuits �tait le
prototype de l'�galit� civile et morale, proclam�e par les
repr�sentants du peuple fran�ais.

Puis il dit cette grande parole: �Le temps enfin ouvre un livre �
l'histoire.�

Eh bien! ce calendrier a �t� abandonn�, oubli� par les g�n�rations
nouvelles, qui en sont revenues par la force de l'habitude au plus
barbare et au moins logique des syst�mes. La vieille ann�e reparut avec
la vieille France.

Un savant modeste travaillait � une d�couverte qui devait
l'immortaliser et servir son pays. Cet homme �tait Chappe, l'inventeur
du t�l�graphe: ses premiers essais avaient �t� accueillis, comme
toujours, avec indiff�rence: �Si vous n'�tiez pas l�, �crivait-il �
Lakanal, je d�sesp�rerais du succ�s.� Mais Lakanal trouva devant le
comit� un tr�s-bon argument _ad rempublicam_. �L'�tablissement du
t�l�graphe, dit-il, est la meilleure r�ponse � ceux qui pensent que la
France est trop �tendue pour former une r�publique. Le t�l�graphe
abr�ge les distances et r�unit en quelque sorte une immense population
sur un seul point.� Ce raisonnement, appuy� des d�marches les plus
pressantes et les plus �nergiques, finit par abaisser tous les
obstacles. La Convention, sur les instances de Lakanal, se d�cida �
rev�tir d'un caract�re public l'invention de Chappe. A peine le
t�l�graphe est-il install� que la premi�re nouvelle qui arrive est
celle-ci: �Cond� est restitu� � la R�publique; la reddition a eu lieu
ce matin � six heures.� Cet instrument inconnu des anciens venait de
r�aliser le r�ve des po�tes: il avait donn� une voix et des ailes � la
Victoire.

Lakanal voulait d�truire l'ignorance, c'�tait son _delenda est
Carthago_; contre elle, il e�t volontiers d�cr�t� la terreur. C'est en
effet sur l'ignorance et sur le vandalisme, fr�re de l'ignorance, qu'il
appelait les foudres de l'Assembl�e. On �tait aux jours caniculaires de
la R�volution; des statues, des ornements de sculpture tombaient sous
la main des d�molisseurs; le marteau des d�vastateurs attaquait des
marbres pr�cieux jusque dans le jardin des Tuileries. A la vue de ces
actes de barbarie, Lakanal fait aussit�t entendre un cri de d�tresse:
�Citoyens, les figures qui embellissaient un grand nombre de b�timents
nationaux re�oivent tous les jours les outrages du vandalisme. Des
chefs-d'oeuvre sans prix sont bris�s ou mutil�s. Les arts pleurent ces
pertes irr�parables. Il est temps que la Convention arr�te ces funestes
exc�s par une mesure de rigueur.� Et la Convention, cette assembl�e
s�v�re, qu'on se figure toujours la main arm�e de la foudre, indign�e
elle-m�me devant de telles mutilations, d�cr�te la peine de deux ans de
fers contre quiconque d�gradera les monuments des arts d�pendant des
propri�t�s nationales. On voit qu'au lieu de d�truire, cette
Assembl�e-l�, dans certains cas, conservait � outrance.

On a vu quel int�r�t prenait Lakanal au Jardin des Plantes, et quel
mouvement il s'�tait donn� pour transformer, en l'agrandissant, le
caract�re primitif de l'institution. D�sormais ce ne sera plus un
simple jardin destin� � la culture des v�g�taux, indig�nes ou
exotiques; les pages du livre de la nature vont en quelque sorte
s'ouvrir dans les divers d�partements du nouveau Mus�um. Que parle-t-on
ensuite de 93 comme d'une �re de barbarie? Tout au contraire, la
Convention f�conda dans toutes les branches les germes sp�ciaux et les
branches utiles de la science.

La Montagne, dans un moment de crise, avait improvis� un gouvernement
et une arm�e; elle d�cr�ta des professeurs. Douze chaires furent cr��es
pour r�pandre les lumi�res de la nature: on y appela des hommes
inconnus pour la plupart et dont la gloire �tait � faire: les de
Jussieu, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, les Lac�p�de, les
Latreille et d'autres. Geoffroy Saint-Hilaire ne s'�tait encore occup�
que de chimie; mais la Convention lui dit: �Tu seras professeur de
zoologie,� et quand la Convention avait parl�, il fallait devenir ce
qu'elle avait dit.

Ces douze savants form�rent une petite r�publique qui subsiste encore
au moment o� nous �crivons. Chaque professeur est charg� de
l'administration de d�tail qui se rapporte directement � sa sp�cialit�.
Tout ce qui s'�l�ve au-dessus des mesures ordinaires est d�cid� par le
corps des professeurs r�uni en conseil, sous la pr�sidence d'un membre
qui peut �tre �lu une premi�re et seconde ann�e, mais jamais plus.
Daubenton fut nomm� pr�sident � l'origine. Le traitement de chaque
professeur-administrateur est de cinq mille francs. Leur habitation
paisible, situ�e au sein m�me de l'�tablissement qu'ils dirigent,
autour de l'ombre s�culaire du c�dre du Liban, entretient autour d'eux
ce calme et ce demi-jour favorables � la science. C'est dans le
commerce doux et retir� de cette nature dont il �tait l'interpr�te que
Daubenton atteignit les limites de la plus hom�rique vieillesse. Sa
femme mourut centenaire au milieu des m�mes feuillages.

La grande Assembl�e nationale avait du premier coup appliqu� au
r�glement du Mus�um d'histoire naturelle les id�es philosophiques et
les principes m�mes de la R�volution fran�aise: �Tous les officiers du
Jardin des Plantes porteront le titre de professeurs et _jouiront des
m�mes droits_.� Ce r�glement, vot� en une seule s�ance, quelques jours
apr�s le 31 mai, a �t� jug� si excellent par les hommes d'�tat et par
les professeurs eux-m�mes, que tous les gouvernements qui se sont
succ�d� en France depuis 93 l'ont respect�. Les savants attach�s au
Mus�um, voulant t�moigner leur reconnaissance � Lakanal, lui firent
pr�sent d'une clef des serres. Ce privil�ge unique, d�cern� au
fondateur du nouvel �tablissement du Jardin des Plantes, fut le seul
que le r�publicain Lakanal voulut accepter dans toute sa vie.

P�re du _Mus�um d'histoire naturelle_, Lakanal n'abandonna point son
enfant au berceau. L'int�r�t qu'il lui portait �tait si vif qu'il
choisit une petite maison situ�e � c�t� du Jardin des Plantes. Ses
confr�res ne partagaient pas ses bonnes intentions pour le vrai temple
de la science. L'ancienne organisation monarchique de l'�tablissement,
son vieux nom de Jardin _royal_ des Plantes, mal effac� par son nouveau
titre de Mus�um d'histoire naturelle, tout contribuait � entretenir
contre lui des pr�jug�s aveugles, qu'il fallait sans cesse combattre
par de bonnes raisons. La pomme de terre, qui venait d'�tre naturalis�e
en France et qui promettait de rendre de si grands services,
fournissait � Lakanal l'occasion d'appeler l'int�r�t de l'Assembl�e
nationale sur d'autres v�g�taux qui pouvaient �galement varier et
accro�tre l'alimentation publique: l'histoire naturelle n'avait-elle
point aussi conserv� le nom et le souvenir d'arbres � fruit, qui,
transport�s dans nos r�gions, ont beaucoup ajout� aux plaisirs de la
table du pauvre? Se tournant alors vers les ennemis de la nouvelle
institution scientifique: �L'arbre de la Libert�, s'�criait Lakanal,
serait-il le seul qui ne p�t s'acclimater au Jardin de Plantes?�

Ainsi fut fond�, malgr� l'agitation des temps, ce Mus�um qui, comme on
a dit du cerveau de Buffon: _Naturum amplectitur omnem_, �embrasse
toute la nature.�

Depuis l'ouverture des �tats g�n�raux, la grande question � l'ordre du
jour �tait un nouveau plan d'instruction publique. Tous les grands
esprits de la Constituante, de la L�gislative et de la Convention
avaient touch� � ce grave probl�me; mais nul ne l'avait encore r�solu.
Il ne restait dans les cartons que de vagues �bauches, effac�es et en
quelque sorte fl�tries par les retards des commissions qui s'en �taient
saisies et n'avaient rien mis en pratique.

L'�tat des �tudes �tait d�plorable. D'inutiles professeurs
rassemblaient sur les ruines des anciens coll�ges quelques �l�ves
nonchalants; l'ignorance mena�ait les g�n�rations nouvelles. Tout �tait
� refaire: la Convention refit tout.

Engag� autrefois dans la Congr�gation de la Doctrine chr�tienne, ayant
successivement occup� diverses fonctions dans plusieurs branches
d'enseignement, Lakanal occupait pour la quatri�me ann�e une chaire de
philosophie � Moulins, quand se leva l'aurore de la R�volution.

Envoy� par le d�partement de l'Ari�ge � la Convention nationale, il
votait le plus souvent avec la Montagne, quoiqu'il n'appartint du fond
des entrailles qu'� la R�volution et � la science. Avec d'autres
membres de cette Assembl�e grandiose qui versait le sang et r�pandait
la lumi�re, il se dit qu'il fallait prendre par en haut la r�g�n�ration
des �tudes. Avant de faire de bons �l�ves, ne fallait-il point avoir de
bons professeurs? Certes, le z�le ne manquait point; mais les m�thodes
et les hommes, o� les trouver? �Existe-t-il en France, s'�criait
Lakanal, existe-t-il en Europe, existe-t-il dans le monde deux ou trois
cents hommes (et il nous en faudrait davantage) en �tat d'instruire?�
Ces hommes, il fallait les inventer. Tel fut le but qu'on se proposa
d'atteindre en fondant une �cole normale o� les jeunes ma�tres venaient
apprendre � enseigner.

Malheureusement cette institution, pr�par�e depuis des mois, ne
s'ouvrit qu'apr�s le 9 thermidor.

Les litt�rateurs les plus distingu�s, les philosophes les plus
ind�pendants jet�rent sur cette oeuvre naissante un �clat qui se
continue encore de nos jours.

A la fondation de l'�cole normale succ�da plus tard l'�tablissement des
�coles centrales et des �coles primaires. Aujourd'hui que ces temps
d'orage se sont �loign�s et que notre syst�me d'�ducation est encore si
imparfait, comment retenir notre admiration pour ce qu'ont cr�� nos
p�res de 93 entre le canon et l'�chafaud? �Pour la premi�re fois sur la
terre, s'�criait Lakanal, auteur du rapport sur la cr�ation de l'�cole
normale, la nature, la justice, la v�rit�, la raison et la philosophie
vont donc avoir un s�minaire!�

Tout en s'�tant fait, comme membre du Comit� d'instruction publique,
une sp�cialit� de la diffusion des lumi�res, dans ses missions comme
repr�sentant du peuple sur la rive gauche du Rhin, Lakanal montra la
m�me �l�vation de caract�re. On ne conna�t gu�re la lettre �crite par
lui � un mis�rable qui l'avait bassement d�nonc�:

�Au citoyen L... p�re.

�J'avais re�u la mission expresse de te faire arr�ter, parce que tu
avais sign� une p�tition calomnieuse contre moi. Mais lorsque Lakanal
est juge dans sa propre cause, ses ennemis sont assur�s de leur
triomphe. Je t'obligerai lorsque je le pourrai. C'est ainsi que les
r�publicains repoussent les outrages. Tu as cinq enfants devant
l'ennemi: c'est une belle offrande faite � la libert�. Je te d�charge
de la taxe r�volutionnaire.

�LAKANAL.�

[Note: L'autographe de cette lettre est conserv� � la biblioth�que de
P�rigueux.]

Les voil� donc, ces coupeurs de t�tes, ces r�gicides, ces buveurs de
sang! Quelle fiert� de langage! quelle grandeur d'�me! Jamais Rome
vit-elle de plus grands caract�res?

Nous ne voudrions pas anticiper sur les �v�nements, mais comme nous
n'aurons plus l'occasion d'y revenir, signalons un dernier trait de
g�n�rosit� qui rach�te un peu la conduite de Lakanal au 9 thermidor.

L'abb� Sicard, le c�l�bre instituteur des sourds-muets, quoique attach�
par go�t � l'ancien r�gime, avait cru utile � sa consid�ration
personnelle et aux int�r�ts de son �cole de flatter les ma�tres du
pouvoir, quels qu'ils fussent. Il �tait de ces hommes mobiles qui
suivent toujours la fortune, m�me dans ses �carts. Son �toile voulut
qu'en �vitant un danger il f�t tomb� dans un pire. Le 9 thermidor,
cette triste et fatale journ�e, avait chang� la face des choses. Or on
avait trouv� chez Couthon des �loges, des d�dicaces de livres, des
lettres tr�s-compromettantes pour l'abb� Sicard. La chute de Couthon
rendait ses amis suspects aux yeux des thermidoriens. Lakanal, instruit
du danger qui mena�ait un homme aussi distingu� par ses talents, court
chez le Conventionnel qui avait entre les mains les papiers saisis chez
Couthon. Ce confr�re est absent; Lakanal l'attend tranquillement assis
dans un fauteuil et lui dit � son retour: �Vous n'avez plus rien contre
Sicard; s'il y a un coupable, c'est moi qui le suis maintenant, vous
pouvez accuser.� Le coll�gue, voyant que la pi�ce incrimin�e a �t�
soustraite, entre d'abord en grande col�re; mais, saisi bient�t de
l'estime qu'on doit � une noble action, il se radoucit et dit �
Lakanal: �Vous n'en faites pas d'autres!�

L'abb� Sicard t�moigna sa reconnaissance � Lakanal dans une lettre que
j'ai eue entre les mains, et communiqu�e par M. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire. Cet �crit fait plus d'honneur � la finesse de l'abb�
qu'� la sinc�rit� de ses convictions. Il t�che par mille moyens de
s'excuser. �Aussi, qui aurait pu croire, s'�crie-t-il sur un ton piteux
et comique � la fois, qui aurait pu croire, il y a deux mois, que ce
Couthon f�t un aussi grand sc�l�rat?�

Les rapports de Couthon avec l'abb� Sicard, le directeur de l'�cole des
sourds-muets, s'expliquent ais�ment. Couthon �tait philanthrope. Il
avait prot�g� Ha�y, l'auteur de la m�thode pour instruire les
aveugles-n�s. Il s'�tait int�ress� � Pinel, m�decin en chef de Bic�tre.

En 1789, l'H�tel-Dieu �tait le seul h�pital qui admit dans la ville de
Paris des ali�n�s en traitement: rel�gu�s vers la partie la plus
recul�e, la plus triste, la plus malsaine de cet �tablissement,
transform� pour eux en une nouvelle prison, les derni�res lueurs de
leur raison achevaient de s'�teindre dans la solitude et dans l'ennui.
Pas de cours �gay�es d'un peu de verdure pour servir de promenoir, ni
pour reposer un cerveau malade; mais, dans l'int�rieur, deux �all�s,
l'une de dix lits � _quatre personnes_, l'autre de six grands lits et
huit petits; au dehors, des murs affligeants de vieillesse, des toits
sombres, et le voisinage �ternel de cette grande infirmerie, o� les
maladies du corps �taient confondues avec les maladies de l'esprit. Les
pauvres ali�n�s tra�naient dans ces lieux leur m�lancolie et leur
langueur, jusqu'� ce que, d�clar�s incurables, ils fussent conduits �
Bic�tre, � la Salp�tri�re ou � Charenton.

L� commen�ait pour eux une nouvelle vie de r�clusion et de
d�laissement; la soci�t� les oubliait; la science avait jet� sur eux sa
sentence, et l'administration ouvrait alors devant ces damn�s vivants
les portes de la cit� des larmes.

Cette ville de mal�diction et de souffrance, � la porte de laquelle on
laissait l'esp�rance en entrant, se composait, � Bic�tre, de deux rues,
form�es par des rangs de loges, et dont l'une �tait appel�e la rue
d'Enfer et l'autre _la rue des Furieux_. Dans le langage vulgaire, qui
a bien sa po�sie et sa couleur, on se servait, au XVIII si�cle, de
l'�pith�te de _bic�treux_ pour caract�riser un visage malsain, terreux
et morne. C'�tait bien l'hospice tout entier qui inspirait cette image,
mais surtout le quartier des fous. Les loges, au nombre de cent onze,
�taient destin�es � recevoir les fous les plus agit�s, ceux qui, mur�s
sans �tre morts, jetaient des cris du fond de leur s�pulcre.
L'indiff�rence la plus stupide r�dait autour de ces malheureux dans la
personne d'un surveillant connu sous le nom de _gouverneur des fous_.
L'homme regardait et passait. Il faut avoir vu la derni�re de ces
cages, dont les ruines existaient en 1840, et existent peut-�tre encore
aujourd'hui, pour se faire une id�e de ce qu'�taient ces loges � peine
faites pour abriter des animaux immondes. An niveau, quelquefois m�me
au-dessous du sol, s'ouvrait un guichet par lequel entrait un p�le
rayon de jour et qui servait � passer quelques aliments. Une eau
glaciale, surtout pendant l'hiver, ruisselait presque continuellement
le long des murailles, o� elle d�posait un limon verd�tre, que l'on
grattait de temps en temps et qui se remontrait toujours. Ni feu ni
lumi�re. Au fond de ce cachot, de cet _in-pace_, se remuait, hurlait,
�cumait quelque chose de lamentable, qui �tait le fou.

Les mauvais traitements auxquels les employ�s de la maison se livraient
envers les ali�n�s �taient absous par l'habitude. Que vouliez-vous
qu'on en fit?

C'�taient des poss�d�s du diable. Non content d'outrager la folie, on
l'exploitait. Il y a des gens qui s'amusent de tout, m�me de la folie.
Les gar�ons de service qui accompagnaient les visiteurs se faisaient un
jeu cruel d'exciter les ali�n�s � commettre des actes extravagants,
afin d'attirer dans leur bourse quelques pi�ces de monnaie, quitte �
punir ensuite ces m�mes insens�s, jouets de leur cupidit�, avec une
brutalit� r�voltante. Chaque loge avait une cha�ne fix�e dans le mur; �
l'extr�mit� de cette cha�ne �tait attach� un collier en fer pour
maintenir les malades agit�s, et le nombre en �tait consid�rable. Quand
le carcan ne suffisait pas � la cruaut� des surveillants, on avait
recours � de fortes cordes, et souvent � d'autres cha�nes qui
laissaient d'affreuses traces sur les membres meurtris de ces pauvres
diables. D�clar�s incurables, ils �taient abandonn�s de la science.
Jamais de chirurgien ou de _gagnant ma�trise_ (c'est ainsi qu'on
d�signait le m�decin en chef) ne faisait de visite dans le quartier des
fous. Il n'y avait que quand ces malheureux �taient � la veille de
mourir, qu'on les conduisait � l'infirmerie, o� ils recevaient quelques
soins tardifs et inutiles.

[Illustration: Les H�bertistes � la Conciergerie.]

Tel �tait l'�tat de Bic�tre et des autres hospices de fous, lorsqu'un
grand homme dans sa sp�cialit�, le fondateur de la m�decine ali�niste,
Pinel, commen�a la r�forme de ces �tablissements. L'�cole du docteur
Quesnoy avait avanc�, sur le traitement des fous, quelques id�es
humaines et g�n�reuses; Ten�on avait d�nonc� les abus dont souffraient
de son temps les ali�n�s dans les hospices; La Rochefoucauld avait
r�clam� pour eux devant l'Assembl�e constituante: vains efforts! la
voix du bon sens et de l'humanit� n'avait pu vaincre la force inerte
des pr�jug�s: il fallait pour cela une autre Assembl�e que la
Constituante et que la L�gislative, il fallait la Convention.

A Dieu ne plaise que nous enlevions rien � la gloire de Pinel! mais tel
�tait le mouvement des esprits vers la justice et la bienveillance que
si Pinel e�t laiss� �chapper cette r�forme, un autre que lui l'e�t
entreprise. �tait-ce en vain que la philosophie du XVIIIe si�cle avait
relev� la dignit� de notre nature? La D�claration des droits de l'homme
et du citoyen n'impliquait-elle point le respect de l'ali�n�, cet homme
d�chu? Ce n'�tait point le simple m�decin Pinel qui apparut comme un
lib�rateur dans le bagne de Bic�tre, c'�tait la R�volution.

Mais que pouvait un homme seul? Il fallait le concours de l'�tat; et le
moyen de l'obtenir, quand les comit�s �taient surcharg�s d'affaires,
quand il s'agissait chaque jour de la perte ou du salut de la patrie?
Nomm� depuis quelque temps m�decin en chef de Bic�tre, Pinel avait
plusieurs fois, mais inutilement, demand� � la Commune de Paris
l'autorisation de supprimer l'usage des fers dont on chargeait les
ali�n�s furieux. Le bruit courait, � tort ou � raison, que des
royalistes avaient trouv� le moyen de se glisser dans le compartiment
des fous et de tromper la surveillance du gouvernement de la R�publique
en mettant leur libert� sous les cha�nes. On comprend que de pareils
soup�ons eussent mal pr�par� les esprits ombrageux de la Convention et
de la Commune en faveur de Bic�tre.

Fort de sa conscience, Pinel brave ces vaines rumeurs et se pr�sente
devant un des membres du Comit� de salut public. R�p�tant ses plaintes
avec une chaleur nouvelle, il r�clame au nom de l'humanit� la r�forme
du vieux traitement qui p�se sur les ali�n�s. �Citoyen, lui dit un
membre qu'il ne connaissait pas, j'irai demain � Bic�tre te faire une
visite; mais malheur � toi si tu nous trompes et si tu rec�les les
ennemis du peuple parmi tes furieux!� Celui qui parlait ainsi �tait
Couthon. Le lendemain, il arrive � Bic�tre; Couthon veut voir et
interroger lui-m�me les fous; on le conduit dans leur quartier; il ne
recueille que de sanglantes injures, et n'entend, au milieu de cris
confus et de hurlements forcen�s, que le bruil glacial des cha�nes sur
les dalles humides et d�go�tantes. Quoique habitu� par les �v�nements �
de sombres visages, Couthon, qui avait entendu plus d'une fois rugir
l'�meute, se sentit troubl� par ces voix et ces figures du d�lire.
Fatigu� bient�t de l'affreuse monotonie de ce spectacle et de
l'inutilit� de ses recherches, le repr�sentant du peuple se retourne
vers Pinel:

--Je vois qu'on nous a tromp�s, lui dit-il; ces murs ne renferment que
des insens�s, et de l'esp�ce la plus dangereuse. Que demandes-tu
maintenant?

--Je demande � faire tomber leurs fers, � les traiter en hommes.

--Ah �a! citoyen, es-tu fou toi-m�me de vouloir l�cher de pareils lions
pr�ts � tout d�vorer?

--On en a fait des b�tes furieuses en les traitant comme tels; j'ose
esp�rer beaucoup de moyens tout diff�rents.

--Eh bien! fais-en ce que tu voudras, l'humanit� ne peut qu'applaudir �
tes intentions g�n�reuses...

Reconnaissant bien que ces hommes n'�taient pas des royalistes, mais
des fous, Couthon examina cette fois leurs loges avec une compassion
douloureuse. La plupart d'entre eux �taient couch�s dans des auges, les
pieds et la t�te serr�s contre des murs humides; la paille sur laquelle
ils dormaient �tait � moiti� pourrie. Plus de quarante furieux avaient
d�chir� leurs v�tements et demeuraient presque nus. La nourriture �tait
insuffisante et mauvaise; une seule distribution se faisait toutes les
vingt-quatre heures, de telle sorte que les malheureux d�voraient leur
maigre pitance d'un seul coup et demeuraient ensuite tout le reste du
jour dans un �tat de d�lire fam�lique. A la vue de toutes ces horreurs,
Couthon fr�mit:

--Quoi, s'�cria-t-il, la R�volution est venue, et il existe encore de
pareilles traces de la barbarie du moyen �ge!

�Tombez, fers, menottes, carcans! L'heure de la libert� doit sonner
m�me pour les esclaves du d�lire. Citoyen Pinel, si tu ne peux leur
rendre la raison, rends-leur du moins une libert� relative, et, je te
le dis au nom de la Convention, tu auras bien m�rit� de la patrie!�

Le lendemain, Chaumette vint lui-m�me visiter les divers hospices
d'ali�n�s, et, le 17 brumaire, on inscrivait dans les registres du
conseil g�n�ral de la Commune: �A Bic�tre et autres h�pitaux, on
s�parera d�sormais des malades les fous et les �pileptiques (17
brumaire). A la Salp�tri�re, on d�truira les cabanons horribles o� l'on
enfermait les folles (21 brumaire). On am�liorera le logement des fous
de Bic�tre (26 brumaire). Les deux rues connues � Bic�tre sous le nom
de rue d'Enfer et de rue des Furieux seront d�molies.�

Ainsi que Couthon, � la vue de ces deux cit�s maudites, de ces cages
dans lesquelles avaient croupi depuis les deux derniers r�gnes les
victimes du d�lire, Chaumette avait �t� touch� au coeur. Prenant les
mains de Pinel entre les siennes:

--Tu es un bon citoyen, lui dit-il; la R�publique aime les savants qui
ont du respect pour le malheur.

Libre d�sormais de ses actions, encourag� m�me par les pouvoirs
r�volutionnaires, Pinel fit selon sa volont�, selon la justice. On
n'avait jamais rien os� de semblable. Peu rassur� lui-m�me, il se
d�cida � ne d�cha�ner que douze fous le premier jour; cette mesure
ayant r�ussi, il fit tomber, les jours suivants, les fers de
cinquante-trois autres ali�n�s furieux qui, satisfaits de recouvrer la
libert� de leurs mouvements, se calm�rent aussit�t. Ces malheureux, qui
chaque semaine brisaient des centaines d'�cuelles en bois, renonc�rent
� leurs habitudes de destruction et d'emportement; d'autres, qui
d�chiraient leurs v�tements et se complaisaient dans la plus sale
nudit�, parurent rena�tre � la d�cence. En peu de temps, l'hospice de
Bic�tre changea de face.

Chaumette �tait accus� de vandalisme. On lui reprochait avec raison
d'avoir propos� � la Convention, dans la fameuse s�ance du 3 septembre,
de d�fricher et de cultiver les jardins de tous les domaines nationaux
renferm�s dans Paris. Plus de fleurs; des l�gumes, des pommes de terre!
Cette id�e de convertir le jardin des Tuileries en un potager souriait
tr�s-peu aux membres du Comit� de salut public. Il y avait parmi eux
des hommes de go�t qui avaient au contraire command� des statues, des
arbustes rares et d'autres embellissements pour orner les abords de la
repr�sentation nationale.

Mais en agissant ainsi Chaumette �tait-il bien lui-m�me? Ne
sacrifiait-il pas � la popularit�? Dans l'�tat de disette o� �tait
Paris, il crut faire acte politique en conseillant une des mesures les
plus propres � calmer et � flatter la multitude. Le vieux Dussoulx, qui
n'�tait pourtant point un barbare, opina pour que non-seulement les
Tuileries, mais encore les Champs-Elys�es, fussent transform�s en
culture alimentaire. Pour l'honneur de la R�volution et la gloire du
peuple de Paris, une telle proposition ne fut pas m�me discut�e.

Il faut pourtant reconna�tre que Chaumette, en sa qualit� de procureur
de la Commune, rendit de v�ritables services aux arts.

La Convention avait d�cr�t� l'ouverture de deux mus�es: l'un, le Mus�e
du Louvre, qui embrasse les chefs-d'oeuvres de toutes les nations;
l'autre, le Mus�e des monuments fran�ais. Chaumette pr�ta volontiers
son concours � ces deux moyens d'instruction populaire: l'histoire
universelle �crite par les peintures, l'histoire nationale �crite par
les statues tir�es des palais, des abbayes, des �glises. A la porte du
Mus�e du Louvre, il pla�a une garde de dix hommes pour la nuit. Il
arrive trop souvent que des toiles de grand prix, confi�es aux mains
d'un maladroit, soient g�t�es sous pr�texte d'�tre restaur�es. La
Commune demandait � la Convention qu'un concours f�t institu� pour
d�signer les hommes capables et sauver de la destruction les grandes
pages de l'art. Combien cette mesure e�t sauv�e de chefs-d'oeuvre, si
elle e�t �t� appliqu�e!

Chaumette s'int�ressait surtout � la musique dont il avait besoin pour
les f�tes populaires. Il obtint de l'Assembl�e nationale la cr�ation de
cette grande �cole, le Conservatoire. Un digne vieillard, Gossec,
dirigea l'institution naissante.

Somme toute, la parole mise au bout des doigts du sourd-muet, et la vue
au bout des doigts de l'aveugle; l'ali�n� rendu � la dignit� d'homme;
le respect pour les femmes en couche; les enfants adopt�s par la
nation; les secours aux infirmes, aux malheureux, voil� les tr�sors
d'humanit� que, dans son vol effrayant, la Terreur portait sur ses
ailes.

L'invention du t�l�graphe, l'ouverture de deux mus�es consacr�s aux
arts, un temple d�di� aux sciences et � la nature, la cr�ation du
Conservatoire, cette grande �cole de musique, une loi s�v�re contre les
d�vastations des monuments publics et des statues, l'introduction d'un
calendrier raisonnable, les travaux du Comit� d'instruction publique
pour fonder une �cole normale et des �coles primaires, voil� ce que la
Convention, accus�e par les royalistes d'avoir voulu ramener le monde �
la barbarie, versait de lumi�res sur les esprits.

Est-ce � dire que la main de fer elle-m�me de la Convention ait
toujours �t� assez forte pour arr�ter les fureurs du vandalisme? Non
vraiment: � ces rois de pierre dont on connaissait l'histoire, � ces
saints de bronze qui, dans les vieilles abbayes, avaient re�u les
pr�mices de la d�me, s'attachait une haine vivace. On punissait dans le
signe les abus que le signe avait consacr�s. Chacun sentait d'ailleurs
que ce vieux monde avait fait son temps, que l'ancien r�gime tombait de
lui-m�me en ruines. Qu'on regrett�t la perte de certaines oeuvres
d'art, certes, c'�tait bien naturel. Il y avait dans ces chefs-d'oeuvre
du pass� de quoi �mouvoir tous ceux qui ont le sentiment du beau; mais
le dieu Temps n'est pas pour nous comme l'ancien porte-faux des Grecs.
Ses ailes n'indiquent point la fuite, mais le progr�s. Les d�bris et
les d�pouilles dont il couvre la terre cachent des germes de
d�veloppement. En m�me temps qu'il fauche, il s�me.

L� est la grandeur de la R�volution fran�aise. Ce qu'elle d�truit
devait p�rir; ce qu'elle fonde est aussi �ternel que le droit.




XXII

La R�volution est partout ma�tresse.--Indignes successeurs de
Marat.--Ath�isme d'H�bert et de Chaumette.--L'�v�que Gobet, �
l'instigation d'Anacharsis Clooix, d�pose l'exercice de son culte entre
les mains de la nation.--R�sistance de l'abb� Gr�goire.--F�te de la
d�esse Raison.--Palinodie d'H�bert.--Ronsin, Carrier, Fouch� (de
Nantes).


Quand, grosse de bruit et de sourds tonnerres, se souleva la Montagne,
les beaux-esprits royalistes d�clar�rent qu'elle accoucherait d'une
souris.

En Quatre-vingt-treize, elle �tait accouch�e d'un �chafaud et de la
victoire. Au nord et � l'est, l'�tranger �tait repouss� du territoire,
les rebelles de l'int�rieur pliaient, battaient en retraite. C'est
alors que les divisions qu'on croyait �teintes se ranim�rent avec plus
de fureur.

La Montagne s'�tait servie d'agents pour comprimer ses ennemis: mais,
en plusieurs endroits, ces agents avaient d�pass� leur mission; elle
avait d�cha�n� la fureur des passions extr�mes pour intimider le
royalisme, et cette fureur mena�ait de tout bouleverser et d'entra�ner
la R�volution m�me dans une mare de sang.

Marat en mourant avait emport� avec lui toute la moralit� de son parti,
et ses indignes successeurs prirent ses col�res et ses d�fiances sans
imiter son d�sint�ressement ni sa droiture.

A la t�te de ces anarchistes �tait un homme qui faisait parade de son
mat�rialisme. Anim� d'une haine fanatique contre les croyances
religieuses, H�bert avait jur� d'an�antir tous les cultes et de
r�aliser l'ath�isme. Il se servit de l'influence que lui donnait son
journal, le _P�re Duchesne_, et de sa position � la Commune pour
exciter le peuple contre ses anciennes croyances religieuses. Cet homme
�tait poss�d� d'une haine farouche, la haine de Dieu. Il voulait violer
la foi dans l'�me de ses concitoyens. Des bandes d'iconoclastes,
envoy�es par H�bert et par Chaumette, bris�rent les autels, ouvrirent
les tabernacles et vid�rent les ciboires.

La Commune de Paris encourageait ces profanations et ces actes de
vandalisme. Un jour (et ce jour n'est pas le seul), au milieu d'une
s�ance conventionnelle, on vit entrer des groupes de soldats rev�tus
d'habits pontificaux; ils �taient suivis d'une foule d'hommes du
peuple, rang�s sur deux lignes, couverts de chapes, de chasubles, de
dalmatiques; paraissaient ensuite, port�s sur des brancards, l'or,
l'argenterie et tous les ornements des �glises. La pompe d�fila en
dansant au son des airs patriotiques; et les acteurs de cette sc�ne
grotesque finirent par abjurer publiquement tout culte, hormis celui de
la libert�. La Convention eut la faiblesse de d�cr�ter l'impression des
parodies de cette journ�e et l'envoi � tous les d�partements.
L'impi�t�, non contente de fouler aux pieds les d�pouilles du culte,
voulait encore terrasser Dieu dans la conscience de ses ministres.

L'orateur du genre humain, Anacharsis Clootz, Prussien, qui datait
depuis cinq ans ses lettres de _Paris, chef-lieu du globe_, apr�s
souper, dans un acc�s de _z�le pour la maison du Seigneur genre
humain_, court � onze heures du soir chez l'�v�que Gobel, l'engage, au
nom de la Commune, moiti� par crainte, moiti� par de fausses promesses,
� d�poser l'exercice public de son culte entre les mains de la nation;
on lui fit entendre que cette d�marche impliquait l'abandon de sa
charge et non une apostasie de ses croyances. Le faible vieillard tomba
dans le pi�ge.

Son exemple entra�na toutes les consciences pusillanimes. C'�tait � qui
viendrait se d�pr�tiser � la barre de la Convention. Coup�, de l'Oise,
et Julien, de Toulouse, l'un �v�que catholique, l'autre ministre
protestant, s'embrass�rent � la tribune, en riant, comme deux augures.
Alors tout culte tomba avec toute magistrature religieuse, et les
croyants eux-m�mes se couvrirent de l'hypocrisie de l'ath�isme.

Un seul osa r�sister: l'abb� Gr�goire, qui avait courageusement
maintenu sa foi � c�t� d'H�bert et de Chaumette. Chr�tien plus tol�rant
que les ath�es qui l'entouraient, il demandait pour ses croyances la
libert� du passage. Fid�le aux devoirs et � l'exercice de son
minist�re, il avait constamment refus� de d�pouiller sa robe d'�v�que.
Appel� aux honneurs du fauteuil, il avait pr�sid� l'Assembl�e en habits
violets. Au camp de Brau, au-dessus de Sposello, il avait, sous le
canon, parcouru � cheval et en soutane les rangs des divers bataillons
qu'il haranguait. A l'�poque des abjurations, l'�v�que de Blois fut
circonvenu par les obsessions d'H�bert et de ses agents. Une personne
qui lui donnait alors l'hospitalit� entendit toute la nuit des voix
moiti� insidieuses, moiti� mena�antes, se heurter contre l'inflexible
r�solution du saint pr�tre. Assis dans un grand fauteuil, il frappait
du talon la terre. Voyant qu'ils ne pouvaient vaincre sa t�nacit�, les
�missaires de la Commune l'engag�rent � r�fl�chir jusqu'au lendemain et
se retir�rent.

Quand Gr�goire arriva � la Convention, la s�ance �tait commenc�e.

--Il faut que tu montes � la tribune, s'�crient, au moment o� il arrive
dans la salle, ces forcen�s.

--Et pourquoi?

--Pour renoncer � ton charlatanisme religieux.

--Mis�rables blasph�mateurs! Je ne suis pas, je ne fus jamais un
charlatan; attach� � ma religion, j'en ai pr�ch� les v�rit�s, j'y serai
fid�le. Enfin il monte � la tribune:

--J'entre ici, n'ayant que des notions tr�s-vagues de ce qui s'est
pass� avant mon arriv�e; on me parle de sacrifices � la patrie, j'y
suis habitu�; s'agit-il d'attachement � la cause de la libert�? j'ai
fait mes preuves; s'agit-il du revenu attach� � la qualit� d'�v�que? je
vous l'abandonne sans regret; s'agit-il de la religion? cet article est
hors de votre domaine, et vous n'avez pas le droit de l'attaquer.
J'entends parler de fanatisme, de superstition ... je les ai toujours
combattus; mais qu'on d�finisse les mots, et l'on verra que la
superstition et le fanatisme sont diam�tralement oppos�s � la religion.
Quant � moi, catholique par conviction, pr�tre par choix, j'ai �t�
d�sign� par le peuple pour �tre �v�que. J'ai t�ch� de faire du bien
dans mon dioc�se, agissant d'apr�s les principes sacr�s qui me sont
chers, et que je vous d�fie de me ravir. Je reste �v�que pour en faire
encore; j'invoque la libert� des cultes.

Robespierre et Danton approuv�rent la r�sistance de l'�v�que de Blois
en fl�trissant le scandale des abjurations. A la honte des pr�tres,
Maximilien osa d�fendre le Dieu qu'ils abandonnaient l�chement. �Quand
on a tromp� si longtemps les hommes, �crivait de son c�t� Camille
Desmoulins, on abjure, fort bien, mais on cache sa honte; on ne vient
pas s'en parer et en demander pardon � Dieu et � la nation.�

Au moment o� ses confr�res d'�glise se couvraient ainsi de m�pris et de
scandale, seul l'abb� Gr�goire continua de si�ger dans la Convention,
parmi les Montagnards, en costume eccl�siastique.

Les yeux de Robespierre �taient depuis quelque temps fix�s sur le parti
des H�bertistes. Cette sto�que impi�t� lui faisait horreur. Cette
guerre entreprise contre Dieu lui paraissait �branler les bases m�mes
de toute soci�t�. H�bert �tait personnellement un mis�rable, qui
flattait les penchants bas et sanguinaires de la populace dans une
langue grossi�re, immonde. Le peuple n'aime pas ces saturnales de
l'esprit; le peuple qui a pris la Bastille aime qu'on lui parle
dignement et poliment; toute injure au go�t lui semble une injure � la
raison et � la majest� nationale. Aussi les feuilles du _P�re Duchesne_
n'�taient-elles lues que par les �mes orduri�res.

Dans ce groupe d'hommes sinistres, qui poussaient la multitude � toutes
les violences, on distinguait un pr�tre ren�gat, sans pudeur comme sans
entrailles, Jacques Roux. Cette bande de brigands avait l'esp�ce
d'audace que donne la peur: ils chassaient devant eux � la guillotine
le p�le troupeau des citoyens pour se m�nager du moins la consolation
de tomber les derniers.

Leur doctrine politique �tait le bouleversement des lois divines et
humaines, leur foi la n�gation de tout, leur esp�rance le n�ant.

Hypocrites, ils couvraient d'un faux amour du peuple leurs projets de
ruine et de domination.

Robespierre jura de leur arracher du visage ce masque sanglant.

Cependant la Commune poursuivait le cours de ses ignobles succ�s.

La faction d��cide qui r�gnait � l'H�tel de Ville voulut remplacer tous
les cultes par celui de la Raison. La f�te de cette divinit� nouvelle
fut c�l�br�e dans l'�glise Notre-Dame. On y avait �lev� un temple d'une
architecture classique sur la fa�ade duquel on lisait ces mots: _A la
philosophie_. Ce temple �tait �lev� sur la cime d'une montagne. Vers le
milieu, sur un rocher, on voyait briller le flambeau de la v�rit�. Une
musique profane, plac�e au pied de la montagne, ex�cutait un hymne en
langue vulgaire. Pendant que jouait l'orchestre, on voyait deux rang�es
de jeunes filles, v�tues de blanc et couronn�es de ch�ne, descendre et
traverser la montagne, un flambeau � la main, puis remonter dans la
m�me direction sur le sommet. La Libert�, repr�sent�e par une belle
femme, sortait alors du temple de la philosophie, et venait sur un
si�ge de verdure recevoir les hommages des r�publicains, qui chantaient
un hymne en son honneur, en lui tendant les bras.

Cette froide jonglerie �tait bien faite pour inspirer au peuple le
regret des myst�res chr�tiens.

A l'exemple de la capitale, on �leva des autels � la Raison dans toute
la France: ses temples furent d�serts.

Ces d�viations mis�rables du principe r�volutionnaire attristaient tous
les coeurs droits.

L'incons�quence �tait ici flagrante: la raison est faite pour d�truire
les cultes et n'en a jamais cr��. La tentative des H�bertistes �tait en
cela ridicule et vaine.

Il est vrai que le nouveau culte �tait une profanation.

Telle �tait du reste la l�chet� de ces incr�dules qu'il suffit de la
contenance rigide de Robespierre pour les an�antir. Le spiritualisme du
disciple de Jean-Jacques Rousseau se r�volta contre les outrages qu'une
horde de bandits vomissaient sur la Divinit�. Il r�clama s�v�rement la
libert� des cultes. �Celui qui veut emp�cher de dire la messe, dit-il,
est plus fanatique que celui qui la dit.� H�bert, touch� par la foudre,
balbutia quelques excuses, et descendit � une r�tractation tardive. �Je
le dirai toujours, �crivait-il dans un de ses num�ros, que l'on imite
le sans-culotte J�sus; que l'on suive � la lettre son �vangile, et tous
les hommes vivront en paix.� Dans une telle bouche, l'�loge m�me �tait
d�risoire; une si ridicule palinodie montra d'ailleurs toute la
faiblesse de ces colosses d'iniquit�.

Non contents de d�chirer les traditions de la France, les H�bertistes
voulaient passer la hache sur toutes les t�tes. Ces furieux sentaient
que leurs doctrines absurdes avaient besoin, pour cro�tre, d'une ros�e
de sang. Leurs yeux ne voyaient partout que des suspects � enfermer:
leur �me �tait en proie � de continuelles frayeurs: _Terrebant
pavebantque._

[Illustration: Derni�re entrevue de Danton et de Robespierre]

Cette d�fiance des H�bertistes �tait celle des consciences criminelles,
qui tressaillent de nuit au moindre bruit des feuilles, au moindre
mouvement de leur ombre.

Ronsin, Carrier, Fouch� de Nantes �taient leurs bras, et avec les bras
ils frappaient de mort les populations. La guillotine �tait souill�e du
sang qu'ils faisaient verser par l'influence de la Commune. Ces hommes
d�testaient tous les membres de la Montagne. Ils auraient voulu
ensevelir la Convention et le Comit� de salut public dans un massacre.
N'osant attaquer Robespierre, dont ils redoutaient la puissance, ils se
jet�rent sur Danton.




XXIII

Retraite de Danton, son m�pris pour les H�bertistes.--Camille
Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre H�bert et le Comit� de
salut public.--Sa mod�ration, ses id�es de cl�mence et ses rapports
avec Robespierre.--Accusation port�e contre Danton.--Son
insouciance.--Inqui�tudes de Lucile.--S�ance des Jacobins.--Mort des
H�bertistes.


Le r�le de Danton avait �t� actif et glorieux.

Danton, apr�s avoir remu� la France comme on agite un vase d'eau, apr�s
avoir accompli la destruction de la monarchie, la lev�e en masse et la
d�fense du territoire, se tenait � l'�cart des �v�nements, depuis que
le sol de la R�volution s'�tait un peu calm�.

N'ayant plus la main dans le gouvernement, il bl�mait presque tous les
actes du Comit� de salut public. Il croyait se rendre n�cessaire par
son absence, et attendait, comme Achille dans sa tente, que les dangers
de la R�publique ramenassent sur lui l'attention de ses concitoyens.

Ainsi que toutes les natures fortes, Danton alors s'aigrissait dans sa
puissance oisive et se fatiguait dans le repos.

La faction des H�bertistes l'inqui�tait peu, il m�prisait leurs
attaques, �Voil� ce que je ferai de ces mis�rables,� disait-il en
frappant du pied la terre comme pour y �craser un insecte.

Ce qu'il craignait, c'�tait l'amollissement de sa fibre
r�volutionnaire. Inquiet, il s'interrogeait lui-m�me sur le d�clin de
sa puissance; on le voyait alors secouer sa t�te haute, en lui donnant
un air de sauvage �nergie: �Ne suis-je plus Danton? s'�criait-il. Ai-je
donc perdu ces traits qui caract�risaient la figure d'un homme libre?
On verra qui de Robespierre ou de moi doit sauver la France.�

Camille Desmoulins avait alors l'id�e d'attaquer par le fer rouge du
journaliste la faction toute-puissante qui couvrait la France d'un
voile de deuil et d'infamie. Les premiers coups de son arme port�rent
en effet sur les H�bertistes.

Comme son ami Danton, depuis les journ�es du 31 mai et du 2 juin,
Camille se tenait � l'�cart des comit�s. La paix de son int�rieur, la
beaut� de sa femme, un bonheur domestique sans nuages le disposaient �
l'attendrissement. Les sanglots de la ville, la morne exhibition des
supplices troublaient ses nuits. Le go�t de la retraite et de la nature
s'accrut en lui de toute l'horreur des tableaux qu'il avait sous les
yeux: �Oh! �crivait-il � son p�re, que ne puis-je �tre aussi obscur que
je suis connu! _O ubi campi, Guisiaque!_ O� est l'asile, le souterrain
qui me cacherait � tous les regards avec mon enfant et mes livres?...
La vie est si m�l�e de maux et de biens, et depuis quelques ann�es le
mal d�borde tellement autour de moi sans m'atteindre, qu'il me semble
toujours que mon tour va arriver d'en �tre submerg�... Je ne saurais
m'emp�cher de songer sans cesse que ces hommes qu'on tue par milliers
ont des enfants, ont aussi leur p�re. Au moins je n'ai aucun de ces
meurtres � me reprocher, ni aucune de ces guerres contre lesquelles
j'ai toujours opin�, ni cette multitude de maux, fruits de l'ignorance
et de l'ambition aveugle assises ensemble au gouvernail... Il y a des
moments o� je suis tent� de m'�crier comme lord Falkland [Note:
Secr�taire d'�tat sous Charles 1er, tu� � la bataille de Newburg. Le
jour o� il p�rit, il s'�cria: �Je pr�vois que beaucoup de maux menacent
ma patrie; mais j'esp�re en �tre quitte avant cette nuit.�], et d'aller
me faire tuer en Vend�e ou aux fronti�res, pour me d�livrer du
spectacle de tant de maux.� Ces r�ves de fuite, ces mirages d'arbres et
de fontaines revenaient sans cesse � l'imagination de Camille. �En
janvier dernier, �crivait-il dans son journal, j'ai encore vu M.
Nicolas d�ner avec une pomme cuite, et ceci n'est pas un reproche. Pl�t
� Dieu que dans une cabane, et ignor� au fond de quelque d�partement,
je fisse avec ma femme de semblables repas!� Lucile �tait toujours
l'ange de ce foyer sur lequel planait le vent de la mort. �Je ne dirai
qu'un mot de ma femme, ajoutait Desmoulins. J'avais toujours cru �
l'immortalit� de l'�me. Apr�s tant de sacrifices d'int�r�ts personnels
que j'avais faits � la libert� et au bonheur du peuple, je me disais au
fond de ma pers�cution: Il faut que les r�compenses attendent la vertu
ailleurs. Mon mariage est si heureux, mon bonheur domestique si grand,
que j'ai craint d'avoir re�u ma r�compense sur la terre, et j'avais
perdu ma d�monstration de l'immortalit�. (Se tournant par la pens�e du
c�t� d'H�bert qui l'avait bassement injuri�): Maintenant tes
pers�cutions, ton d�cha�nement contre moi et tes l�ches calomnies me
rendent tonte mon esp�rance.� H�bert avait d�nonc� Camille aux Jacobins
pour _avoir �pous� une femme riche_. �Quant � la fortune de ma femme,
elle m'a apport� quatre mille livres de rentes, ce qui est tout ce que
je poss�de. Est-ce toi qui oses me parler de ma fortune, toi que tout
Paris a vu, il y a deux ans, receveur de contre-marques � la porte des
Vari�t�s, dont tu as �t� _ray�_ pour cause dont tu ne peux pas avoir
perdu le souvenir? Est-ce toi qui oses me parler de mes quatres mille
livres de rentes, toi qui, sans culotte et sous une m�chante perruque
de crin dans ta feuille hypocrite, dans ta maison, log� _aussi
luxurieusement qu'un homme suspect_, re�ois _cent vingt mille_ livres
de traitement du ministre Bouchotte pour soutenir les motions des
Clootz, des Proly, de ton journal officiellement contre-r�volutionnaire,
comme je le prouverai.�

Les animosit�s �clat�rent; les H�bertistes attaqu�rent solennellement
Danton et Camille Desmoulins. Robespierre les d�fendit contre la
d�fiance syst�matique de leurs adversaires; il couvrit l'un, excusa
l'autre. L'arme tomba des mains des H�bertistes et se releva contre eux
pour les punir.

Camille Desmoulins n'attaquait pas seulement la faction des ath�es et
des anarchistes; ses attaques remontaient de temps en temps jusqu'au
Comit� de salut public. Or ce comit�, dont Robespierre �tait membre
depuis le 27 juillet, avait sauv� la R�volution. Il avait d�ploy� une
grande �nergie, mais cette �nergie, aliment�e par Danton lui-m�me,
�tait n�cessaire pour triompher des obstacles qu'�levaient sans cesse
les ennemis de la Montagne. Entra�n� par son coeur, peut-�tre aussi par
l'enivrement du succ�s, Camille osa parler de cl�mence.

Adoucir graduellement l'exercice du pouvoir ex�cutif; lever, d�s que
les circonstances le permettraient, le voile de terreur et de sang
qu'on avait jet� sur la Constitution; d�terrer la statue de la Libert�
ensevelie sous les ruines fumantes de la guerre civile, n'�taient pas
des id�es qui appartinssent aux Dantonistes. Saint-Just avait tenu tout
r�cemment le m�me langage que le _Vieux Cordelier_: �Il est temps,
s'�criait-il, que le peuple esp�re enfin d'heureux jours, et que la
libert� soit autre chose que la fureur de parti: vous n'�tes point
venus pour troubler la terre, mais pour la consoler des longs malheurs
de l'esclavage.� Ce m�me Saint-Just avait sauv� � Strasbourg des
milliers de victimes, en jetant sous le fer de la guillotine le
pr�sident du tribunal r�volutionnaire, qui avait blas� le crime par
l'usage immod�r� de la terreur.

Robespierre jeune, l'ombre de son fr�re, envoy� en mission � Vesoul et
� Besan�on, avait montr� partout aux habitants constern�s le visage de
la cl�mence. Maximilien, dans le Comit� de salut public, cherchait
lui-m�me � mod�rer les rigueurs du gouvernement r�volutionnaire: mais
le glaive avait, si j'ose ainsi dire, pris vie dans l'ardeur du combat;
il emportait la main. Ralentir tout � coup l'exercice de la force
executive, c'�tait d'ailleurs ranimer les feux mal �teints de la
r�bellion. Il fallait donc agir avec prudence et m�me avec une esp�ce
de dissimulation saine. Au lieu de d�couvrir son coeur pour faire voir
les battements de la piti�, le l�gislateur devait alors masquer ses
projets d'adoucissement et ses tentatives d'humanit� sous un visage
toujours s�v�re; il fallait comprimer la terreur par la terreur:
c'�tait l� le syst�me voil� de Robespierre. Quand Camille toucha
l�g�rement dans sa feuille � la cl�mence, Maximilien �prouva le
m�contentement d'un auteur qui voit son id�e prise par un autre et
g�t�e. Desmoulins comprenait effectivement la cause si honorable de la
mod�ration en la poussant tout d'abord aux extr�mes: �Voulez-vous,
s'�cria-t-il, que je reconnaisse votre sublime Constitution, que je
tombe � ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle? Ouvrez les
prisons � deux cent mille citoyens que vous appelez suspects.� Une
telle indulgence aurait eu pour r�sultat de d�sarmer le gouvernement de
la R�publique, dans un moment o� il avait encore besoin de toutes ses
ressources afin de d�concerter ses ennemis. Robespierre connaissait en
outre le mat�rialisme de Danton et la faiblesse de Camille Desmoulins;
il redoutait de leur part une compassion toute sensuelle pour les
victimes, bien diff�rente de la cl�mence aust�re du sang. La rigueur
l'effrayait moins que l'impunit�. Il craignait que l'amollissement des
moeurs ne succ�d�t dans la R�publique � une violence interrompue. Il
fallait, selon lui, que la justice humaine exag�r�t encore quelque
temps la limite du bien et du mal, pour fonder la R�publique sur des
principes solides. Enfin, si la terreur lui pesait, son regard soucieux
d�couvrait derri�re les th�ories des indulgents et des immoraux un
monstre plus vil et plus dangereux encore pour un �tat, la Corruption.

Robespierre aimait Camille Desmoulins, son ancien camarade de classes;
mais il condamnait dans son ami l'immoralit� de l'espi�glerie. Un jour
Camille entre famili�rement dans la maison de Duplay; Robespierre �tait
absent. La conversation s'engage avec la plus jeune des filles du
menuisier; au moment de se retirer, Camille lui remet un livre qu'il
avait sous le bras.

--�lisabeth, lui dit-il, rendez-moi le service de serrer cet ouvrage,
je vous le redemanderai.

A peine Desmoulins �tait-il parti que la jeune fille entr'ouvre
curieusement le livre confi� � sa garde: quelle est sa confusion, en
voyant passer sous ses doigts des tableaux d'une obsc�nit� r�voltante.
Elle rougit: le livre tombe. Tout le reste du jour, �lisabeth fut
silencieuse et troubl�e; Maximilien s'en aper�ut; l'attirant � l'�cart:

--Qu'as-tu donc, lui demanda-t-il, que tu me sembles toute soucieuse?

La jeune fille baissa la t�te, et pour toute r�ponse alla chercher le
livre � gravures odieuses qui avaient offens� sa vue. Maximilien ouvrit
le volume et p�lit:

--Qui t'a remis cela?

La jeune fille raconta franchement ce qui s'�tait pass�.

--C'est bien, reprit Robespierre; ne parle de ce que tu viens de me
dire � personne: j'en fais mon affaire. Ne sois plus triste.
J'avertirai Camille. Ce n'est point ce qui entre involontairement par
les yeux qui souille la chastet�: ce sont les mauvaises pens�es qu'on a
dans le coeur.

Il admonesta s�v�rement son ami, et depuis ce jour les visites de
Camille Desmoulins devinrent tr�s-rares.

L'aust�rit� de Robespierre �tait fort incommode � Danton.

Ces deux hommes se repoussaient par les angles de leur caract�re. L'un
�tait la probit� farouche, l'autre le temp�rament d�cha�n�.

La voix publique accusait Danton d'avoir d�pouill� la Belgique et
d'avoir commis dans son passage au gouvernement des actes scandaleux.
Par une complication fatale, Chabot, Julien de Toulouse et Delaunay
d'Angers, tous amis de Danton, avaient falsifi� tout r�cemment un
d�cret pour soustraire des sommes importantes. Les partis ne sont pas
absolument solidaires, il est vrai, des fautes individuelles: mais, en
g�n�ral, de pareilles sortes de d�lits n'entachent que les partis
corrompus. De tels griefs, je le sais, ne justifieraient point � eux
seuls la fin tragique des Dantonistes. Aussi Robespierre envisagea-t-il
moins le probl�me en moraliste qu'en l�gislateur. C'est le point de vue
politique qui d�termina sa conduite dans cette affaire et qui guida sa
main. Robespierre engagea ce dialogue avec lui-m�me: �Danton peut-il
servir mes projets de r�publique comme je la con�ois?--Non.--Peut-il
les contrarier?--Oui.--Il faut donc que j'abandonne Danton.� Ceci dit,
il s'abstint de d�fendre son rival; or, la neutralit� de Robespierre,
dans cette circonstance, c'�tait la mort. Danton comptait effectivement
des ennemis dans les comit�s. La verve imprudente et sarcastique du
_Vieux Cordelier_ avait bless� au vif des hommes implacables,
Collot-d'Herbois, Bar�re; Saint-Just m�prisait Camille Desmoulins comme
un aventurier de gloire. �Ce vif et spirituel jeune homme, se
disait-il, s'est jet� �tourdiment dans la R�volution; mais le voil�
d�j� pris d'abattement et d'effroi. Sa t�te, pleines d'id�es trop
fortes pour lui, regrette am�rement _l'oreiller des anciennes
croyances_. Il nous faut des hommes de plus d'haleine, pour nous suivre
dans les voies �pres o� nous voulons conduire la nation et planter le
drapeau de la d�mocratie!�

Danton, de son c�t�, Danton, ce rude marcheur, ce tribun aux larges
poumons, avait �t� pris lui-m�me de lassitude et d'engourdissement, il
s'arr�ta; or, dans des temps comme ceux-l�, s'arr�ter, c'est mourir. Il
comptait follement sur la popularit� de son nom, sur sa parole, sur
rattachement de ses amis, pour confondre les instigateurs de sa ruine.
Un jour, Thibaudeau l'aborde:

--Ton insouciance m'�tonne, je ne con�ois rien � ton apathie. Tu ne
vois donc pas que Robespierre conspire ta perte? ne feras-tu rien pour
le pr�venir?

--Si je croyais, r�pliqua-t-il avec ce mouvement des l�vres qui chez
lui exprimait � la fois le d�dain et la col�re, si je croyais qu'il en
e�t seulement la pens�e, je lui mangerais les entrailles.

Cela dit, il retomba dans son indolence superbe. Il n'�tait plus aussi
assidu aux s�ances et y parlait beaucoup moins qu'autrefois. La
Convention, dont il esp�rait se couvrir contre ses ennemis, n'�tait
plus elle-m�me qu'une repr�sentation nationale, qu'un instrument passif
de la terreur. Elle �tait sous la foudre, mais elle ne la dirigeait
pas.

Camille Desmoulins, quoique aveugl� par le succ�s de sa feuille, avait
de tristes pressentiments. Un jour, son ancien ma�tre de conf�rences le
rencontre rue Saint-Honor� et lui demande ce qu'il porte.

--Des num�ros de mon _Vieux Cordelier_. En voulez-vous?

--Non! non! �a br�le.

--Peureux! r�pond Camille. Avez-vous oubli� le passage de l'�criture:
_Buvons et mangeons, car nous mourrons demain?_

Ainsi l'insouciance et le mat�rialisme des amis de Danton ne se
d�mentaient pas, m�me en face de l'�chafaud.

La pauvre Lucile partageait les inqui�tudes de son mari; elle les
doublait m�me de toute son imagination craintive et de son amour. A qui
recourir? sur quelle main s'appuyer? Fr�ron, leur ami, �tait absent;
elle lui �crivit; �Revenez, Fr�ron, revenez bien vite! vous n'avez
point de temps � perdre. Ramenez avec vous tous les vieux cordeliers
que vous pourrez rencontrer; nous en avons le plus grand besoin. Pl�t
au ciel qu'ils ne fussent jamais s�par�s! Voua ne pouvez avoir une id�e
de ce qui se passe ici; vous ignorez tout; vous n'apercevez qu'une
faible lueur dans le lointain, qui ne vous donne qu'une id�e bien
l�g�re de notre situation. Aussi je ne m'�tonne pas que vous reprochiez
� Camille son Comit� de cl�mence. Ce n'est pas de Toulon qu'il faut le
juger. Vous �tes bien heureux l� o� vous �tes; tout a �t� au gr� de vos
d�sirs: mais nous, calomni�s, pers�cut�s par des intrigants, et m�me
des patriotes! Robespierre, votre boussole, a d�nonc� Camille; il a
fait lire ses num�ros 3 et 4, a demand� qu'ils fussent br�l�s, lui qui
les avait lus manuscrits! Y concevez-vous quelque chose? Pendant deux
s�ances cons�cutives, il a tonn� contre Camille ... Marius (Danton)
n'est plus �cout�, il perd courage, il devient faible; d'�glantine est
arr�t�, mis au Luxembourg; on l'accuse de faits graves.... Ces
monstres-l� ont os� reprocher � Camille d'avoir �pous� une femme
riche.... Ah! qu'ils ne parlent jamais de moi, qu'ils ignorent que
j'existe, qu'ils me laissent aller vivre au fond d'un d�sert! Je ne
leur demande rien, je leur abandonne tout ce que je poss�de, pourvu que
je ne respire pas le m�me air qu'eux. Puiss�-je les oublier, eux et
tous les maux qu'ils nous causent! La vie me devient un pesant fardeau:
je ne sais plus penser.... Bonheur si doux et si pur! h�las! j'en suis
priv�e. Mes yeux se remplissent de larmes; je renferme au fond de mon
coeur cette douleur affreuse; je montre � Camille un front serein;
j'affecte du courage pour qu'il continue d'en avoir.� Fr�ron, le
Montagnard sensuel et distrait, r�pondit � ce signal de d�tresse sur un
ton de fol�trerie qui �tonne: �Lucile, vous pensez donc � ce pauvre
lapin, qui, exil� loin de vos bruy�res, de vos choux et du paternel
logis, est consum� du chagrin de voir perdus les plus constants efforts
pour la gloire et l'affranchissement de la R�publique?... Je me
rappelle ces phrases intelligibles; je me rappelle ce piano, ces airs
de t�te, ce ton m�lancolique interrompu par de grands �clats de rire.
�tre ind�finissable, adieu!� Lucile avait cherch� un appui, et elle ne
trouvait qu'un roseau pointu qui lui per�ait la main.

Robespierre avait d�fendu Camille: mais le flot des d�nonciations
l'emportait. Il ne fallait plus seulement le prot�ger, il fallait
l'avertir, le sauver de lui-m�me; car les �tourderies, quelquefois
sublimes, de cet �crivain, compromettaient la marche de la R�volution;
sa parole �tait d'autant plus dangereuse qu'elle allait chercher
l'�motion aux sources les plus nobles du coeur humain. Plaindre les
victimes est un sentiment g�n�reux: mais n'y avait-il pas ici de
l'�go�sme dans la piti�? Sous le manteau de la cl�mence, les
_indulgents_ ne voulaient-ils pas couvrir la frayeur que leur causait
l'oeil de la justice?--Robespierre annonce que, s'il a pr�c�demment
pris la d�fense de Camille, l'amiti� l'�garait. �Camille, ajoute-t-il,
avait promis d'abjurer les h�r�sies politiques qui couvrent toutes les
pages du _Vieux Cordelier_. Enfl� par le succ�s prodigieux de ses
num�ros, par les �loges perfides que les aristocrates lui prodiguaient,
Camille n'a pas abandonn� le sentier que l'erreur lui a trac�; ses
�crits sont dangereux; ils alimentent l'espoir de nos ennemis et
favorisent la malignit� publique: je demande que ses num�ros soient
br�l�s au sein de la Soci�t�.--Br�ler n'est pas r�pondre!� s'�crie
Camille. Robespierre, embarrass�, reste muet quelques secondes; puis,
s'animant tout � coup: �Eh bien! qu'on ne br�le pas, mais qu'on
r�ponde; qu'on lise sur-le-champ les num�ros de Camille. Puisqu'il le
veut, qu'il soit couvert d'ignominie; que la Soci�t� ne retienne pas
son indignation, puisqu'il s'obstine � soutenir ses principes dangereux
et ses diatribes. L'homme qui tient aussi fortement � des �crits
perfides est peut-�tre plus qu'�gar�; s'il e�t �t� de bonne foi, s'il
e�t �crit dans la simplicit� de son coeur, il n'aurait pas os� soutenir
plus longtemps des ouvrages proscrits par les patriotes et recherch�s
par les contre-r�volutionnaires. Son courage n'est qu'emprunt�; il
d�c�le les hommes cach�s sous la dict�e desquels il �crit son journal;
il d�c�le que Desmoulins est l'organe d'une faction sc�l�rate, qui a
emprunt� sa plume pour distiller le poison avec plus d'audace et de
s�ret�.--Tu me condamnes ici, reprit Camille; mais n'ai-je pas �t� chez
toi? ne t'ai-je pas lu mes num�ros, en te conjurant, au nom de
l'amiti�, de vouloir bien m'aider de tes conseils?--Tu ne m'as pas
montr� tous tes num�ros; je n'en ai vu qu'un ou deux! s'�cria
Robespierre. Comme je n'�pouse aucune querelle, je n'ai pas voulu
attendre les autres; on aurait dit que je les avais dict�s... Au
surplus, que les Jacobins chassent ou non Camille, peu m'importe; ce
n'est qu'un individu. Mais ce qui m'importe, c'est que la libert�
triomphe et que la v�rit� soit connue.�

Robespierre avait son genre de piti�, mais c'�tait la piti� de
l'avenir. Le l�gislateur avait tu� l'homme.

Cependant le Comit� de salut public sembla faire une concession aux
Dantonistes en leur sacrifiant la bande d'H�bert, qu'ils avaient si
furieusement attaqu�e par la voix de Camille Desmoulins. Il est vrai
que cette concession �tait d�risoire, et que dans la tra�n�e de sang
qui conduisit ces mis�rables � l'�chafaud les mod�r�s purent voir la
trace de leur propre mort. Les H�bertistes finirent comme ils avaient
v�cu. Ces hommes qui agitaient sans cesse la terreur s'enterr�rent �
leur propre glaive. Profitant de la disette et des souffrances du
peuple, ils essay�rent de le soulever contre la Convention, qu'ils
accusaient d'indulgence et de lenteur. Leur projet �tait d'improviser
un second 31 mai. Ils �chou�rent et sept t�tes tomb�rent sur
l'�chafaud.




XXIV

La perte des indulgents est d�cid�e.--Arrestation de Camille Desmoulins
et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derni�re lettre
de Camille.--Proc�s et d�fense des Dantonistes.--Ils sont conduits �
l'�chafaud.--Mort de Lucile Desmoulins.


La hache venait d'_�purer_ le parti des Montagnards.

Robespierre se l�ve; l'�pouvante si�ge sur son front. Il montre cette
hache encore fumante et d�clare que la Convention est d�termin�e �
sauver le peuple en �crasant � la fois toutes les factions qui
mena�aient le bien public. Les hommes _patriotiquement
contre-r�volutionnaires, qui veulent faire de la libert� une
bacchante_, �tant abattus, il se retourne contre les _mod�r�s, qui
veulent en faire une prostitu�e_. Robespierre caract�risait ainsi
l'indulgence molle et corrompue.

En effet, l'horreur du sang est moins, dans certaines natures �go�stes,
une vertu de coeur qu'une r�volte de la sensibilit� physique. La menace
de Robespierre retentit aux oreilles des Dantonistes comme le glas de
la mort. L'heure fatale a sonn�. Les Comit�s de salut public, de s�ret�
g�n�rale et de l�gislation se r�unissent. La perte des _indulgents_ est
d�cid�e. Impassible comme une id�e, Robespierre ne retient ni ne pousse
les accus�s sur le bord de l'ab�me. Il n'arrache pas ces t�tes, il les
laisse tomber.

[Illustration: Les Dantonistes devant le tribunal r�volutionnaire.]

Dans la nuit du 30 au 31 mai, Camille, au moment o� il allait se mettre
au lit, entend dans la cour de sa maison le bruit de la crosse d'un
fusil qui tombe sur le pav�. �On vient m'arr�ter!� s'�crie-t-il; et il
se jette dans les bras de sa femme, qui le presse de toutes ses forces
contre son sein. Il court, donne un baiser � son petit Horace, qui
dormait dans son berceau, et va lui-m�me ouvrir aux soldats, qui
l'arr�tent et le conduisent � la prison du Luxembourg.

Danton, ce lion terrible, qui, cinq jours auparavant, voulait _manger
les entrailles_ � Robespierre, se laissa arr�ter comme un enfant et
�gorger comme un mouton.

Avec eux, H�rault de S�chelles, Lacroix, Philippeaux, Westermann se
trouv�rent r�unis sous les m�mes verrous.

H�rault �tait un philosophe mat�rialiste; c'est lui qui a dit, apr�s
Buffon: �J'ai toujours nomm� le Cr�ateur, mais il n'y a qu'� �ter ce
mot et mettre � la place la puissance de la nature.� Sa conduite dans
la journ�e du 2 juin n'avait pas �t� exempte de faiblesse. Pr�sident de
la Convention, il avait recul� devant les canons d'Henriot. A sa place,
�crivait l'abb� Gr�goire qui pourtant n'�tait pas Girondin, emport� par
le sentiment d'un juste courroux, j'aurais peut-�tre fait saisir
Henriot, ou j'aurais �t� massacr� plut�t que de laisser ainsi outrager
la repr�sentation nationale.� N� dans une classe maintenant proscrite,
H�rault avait pourtant fait de grands sacrifices � la R�volution. Sa
belle figure, sa jeunesse, ses mani�res nobles et gracieuses attiraient
sur lui l'attention des autres d�tenus.

Camille n'avait qu'une id�e, sa Lucile. Il lui �crivit une premi�re
lettre d�chirante. �Je suis au secret, mais jamais je n'ai �t� par la
pens�e, par l'imagination, plus pr�s de toi, de ta m�re, de mon petit
Horace. O ma bonne Lolotte, parlons d'autre chose. Je me jette �
genoux, j'�tends les bras pour t'embrasser, je ne trouve plus mon
pauvre Loulou. (_Ici on remarque la trace d'une larme._) Envoie-moi le
verre o� il y a un C et un D, nos deux noms, et le livre sur
l'immortalit� de l'�me. J'ai besoin de me persuader qu'il y a un Dieu
plus juste que les hommes et que je ne puis manquer de te revoir. Ne
t'affecte pas trop de mes id�es, ma ch�re amie, je ne d�sesp�re pas
encore des hommes et de mon �largissement. Oui, ma bien-aim�e, nous
pourrons nous revoir encore dans le jardin du Luxembourg. Adieu,
Lucile! adieu, Daronne (_sa belle-m�re_) Adieu, Horace! Je ne puis pas
vous embrasser, mais aux larmes que je verse il me semble que je vous
tiens encore sur mon sein.� (_Une seconde larme mouille le papier._)
Lucile lut cette lettre en sanglotant, et dit � l'ami de Camille qui la
lui apportait, et qui t�chait de la consoler: �C'est inutile, je pleure
comme une femme, parce que Camille souffre... parce qu'ils le laissent
manquer de tout; mais j'aurai le courage d'un homme, je le sauverai...
Pourquoi m'ont-ils laiss�e libre, moi? Croient-ils que parce que je ne
suis qu'une femme je n'oserai �lever la voix? Ont-ils compt� sur mon
silence? J'irai aux Jacobins, j'irai chez Robespierre.� On assure
qu'elle r�dait � toute heure autour de la prison de son mari; mais les
murs d'une prison d'�tat sont comme le coeur d'un ge�lier: ils ne
laissent rien p�n�trer, ni le regard, ni l'�motion. Pauvre Lucile! le
silence seul entendait ses soupirs, la nuit voyait ses larmes.

Camille avait apport� dans sa prison des livres sombres, et
m�lancoliques, tels que les _Nuits d'Young_ et les _M�ditations
d'Harvey_.

--Est-ce que tu veux mourir d'avance? lui dit le sceptique R�al. Tiens,
voil� mon livre, � moi; c'est la _Pucelle d'Orl�ans_.

Quand Lacroix parut, H�rault de S�chelles, qui jouait � abattre un
bouchon de li�ge avec des gros sous, quitta sa partie de _galoche_ pour
l'embrasser. Camille et Philippeaux n'ouvrirent point la bouche. Danton
seul engagea une conversation th��trale avec tout ce qui l'entourait.
Il semblait charger les murs et les �chos de la prison de redire
chacune de ses paroles � la post�rit�.

En voici quelques-unes: �Dans les r�volutions, l'autorit� reste aux
plus sc�l�rats.�

�Ce sont tous des fr�res Ca�n.�

�Brissot m'aurait fait guillotiner comme Robespierre!�

�II vaut mieux �tre un pauvre p�cheur que de gouverner les hommes.�

Il parlait sans cesse des arbres, de la campagne, de la nature.

Les d�bats du proc�s s'ouvrirent.

Quand ils partirent pour le tribunal, Danton et Lacroix affect�rent une
gaiet� extraordinaire; Philippeaux descendit avec un visage calme et
serein, Camille Desmoulins avec un air r�veur et afflig�.

La foule �tait immense: entass�e dans la salle du tribunal et dans le
Palais de Justice, elle d�bordait par les rues et les ponts jusque de
l'autre c�t� de la Seine.

On assure que la femme de Camille Desmoulins, resplendissante de
jeunesse et de beaut�, cherchait � remuer le peuple.

Les accus�s parurent. Ils se d�fendirent avec rage, non comme des
pr�venus sous la loi, mais comme des victimes sous le couteau.

Danton surtout, Danton, ce Titan foudroy�, secouait, avec des
mouvements terribles, les tonnerres que l'accusation lan�ait sur sa
t�te. Sa voix s'enflait sur le bord de l'�ternit� comme un fleuve au
moment de se pr�cipiter dans la mer. Les fen�tres du tribunal �taient
ouvertes; Danton, qui savait quel concours de citoyens assistait � son
proc�s, parlait de mani�re � �tre entendu de tout un peuple. Cette
retentissante voix remuait les pierres du Palais de Justice, couvrait
la sonnette du pr�sident et poussait, par instants, de tels �clats,
qu'elle parvenait au del� m�me de la Seine, jusqu'aux curieux qui
encombraient le quai de la Ferraille. Danton comptait sur son �loquence
et sur une conspiration tram�e, dit-on, dans la prison du Luxembourg,
pour soulever la multitude.

Sa d�fense respirait le d�sordre et l'indignation: �Les l�ches qui me
calomnient oseraient-ils m'attaquer en face? Qu'ils se montrent, et
bient�t je les couvrirai eux-m�mes de l'ignominie, de l'opprobre qui
les caract�risent. Je l'ai dit et je le r�p�te: Mon domicile est
bient�t dans le n�ant, et mon nom au Panth�on!... Ma t�te est l�; elle
r�pond de tout!... La vie m'est � charge, il me tarde d'en �tre
d�livr�.

LE PR�SIDENT, � l'accus�.--Danton, l'audace est le propre du crime, et
le calme est celui de l'innocence.

--Est-ce d'un r�volutionnaire comme moi, aussi fortement prononc�,
qu'il faut attendre une d�fense froide? Les hommes de ma trempe sont
impayables; c'est sur leur front qu'est imprim�, en caract�res
ineffa�ables, le sceau de la libert�, le g�nie r�publicain: et c'est
moi que l'on accuse d'avoir ramp� aux pieds des vils despotes, d'avoir
toujours �t� contraire au parti de la libert�, d'avoir conspir� avec
Mirabeau et Dumouriez! et c'est moi que l'on somme de r�pondre � la
justice in�vitable, inflexible!... Et toi, Saint-Just, tu r�pondras �
la post�rit� de la diffamation lanc�e contre le meilleur ami du peuple,
contre son plus ancien d�fenseur!... En parcourant cette liste
d'horreurs, je sens toute mon existence fr�mir!...�

Danton promenait � chaque instant sur la multitude des regards o�
palpitait l'insurrection. �A moi! semblait-il dire. Sauvez le g�nie de
la libert�!� Sa parole agitait tour � tour le tocsin de la r�volte ou
le glas de la mort sur toutes les t�tes. Rien ne remuait. Alors les
forces l'abandonn�rent; sa voix qu'animait la fureur s'alt�ra; il se
tut.

De retour � sa prison, Camille perd tout espoir. Il �crit � sa femme
une derni�re lettre: �A mon r�veil, en ouvrant mes fen�tres, la pens�e
de ma solitude, mes affreux barreaux, les verrous qui me s�parent de
toi ont vaincu toute ma fermet� d'�me. J'ai fondu en larmes, ou plut�t
j'ai sanglot�, en criant dans mon tombeau: Lucile! Lucile, ma ch�re
Lucile! o� es-tu? Hier au soir, j'ai eu un pareil moment, et mon coeur
s'est �galement fendu, quand j'ai aper�u ta m�re dans le jardin. Un
mouvement machinal m'a jet� � genoux contre les barreaux; j'ai joint
les mains comme implorant sa piti�, � elle qui g�mit, j'en suis bien
sur, dans ton sein. J'ai vu hier sa douleur � son mouchoir et � son
voile qu'elle a baiss� ne pouvant tenir � ce spectacle. Quand vous
viendrez, qu'elle s'asseye un peu plus pr�s avec toi, afin que je vous
voie mieux.....Je t'en conjure, Lolotte, par nos �ternelles amours,
envoie-moi ton portrait. En attendant, envoie-moi de tes cheveux que je
les mette contre mon coeur! Ma ch�re Lucile, me voil� revenu au temps
de mes premi�res amours o� quelqu'un m'int�ressait par cela seul qu'il
sortait de chez toi. Hier, quand le citoyen qui t'a port� ma lettre fut
revenu: �H� bien! Vous l'avez vue?� lui dis-je, comme je le disais
autrefois � cet abb� Landreville; et je me surprenais � le regarder,
comme s'il f�t rest� sur ses habits, sur toute sa personne quelque
chose de toi... O ma ch�re Lucile, j'�tais n� pour faire des vers, pour
d�fendre les malheureux, pour te rendre heureuse, pour composer, avec
ta m�re et mon p�re et quelques personnes selon notre coeur, un Ota�ti.
Tu diras � Horace, ce qu'il ne peut pas entendre, que je l'aurais bien
aim�! Malgr� mon supplice, je crois qu'il y a un Dieu. Je le reverrai
un jour, � Lucile! Mes mains li�es t'embrassent, et ma t�te s�par�e
repose encore sur toi ses yeux mourants!�

La violence d�ploy�e par Danton, loin de sauver ses amis, leur avait
nui dans l'esprit des masses. La dignit� du pr�sident, qui ne cessait
de rappeler les accus�s � la mod�ration, acheva de les accabler.

�S'indigner n'est pas r�pondre, disaient les groupes; si Danton est
innocent, qu'il le prouve!� Comme l'�clat de la d�fense croissait par
l'audace de Danton et de Lacroix, � la troisi�me s�ance les accus�s
furent mis hors des d�bats et le jury se d�clara suffisamment �clair�.

Camille furieux d�chire son acte d'accusation et en jette les lambeaux
� la t�te de Fouquier-Tinville.

On pronon�a la peine des accus�s: la mort.

C'�tait le 5 avril 1794; le jour se leva le dernier pour Danton et ses
amis. Lorsqu'on vint les garrotter pour les conduire au supplice,
Camille Desmoulins criait, en �cumant de rage:

--Quoi! assassin� par Robespierre!

Danton conserva son sang-froid et son d�dain sto�que. [Note: S�nart
rapporte qu'au moment de partir pour l'ex�cution il fit entendre les
paroles suivantes, dignes d'un v�ritable �picurien: �Qu'importe si je
meurs? j'ai bien joui dans la R�volution, j'ai bien d�pens�, bien
_ribott�_, bien caress� les filles; allons dormir!�

Ce propos est compl�tement improbable et aura �t� invent� par un
ennemi.]


Dans le trajet, Camille, r�veill� comme en sursaut d'un affreux
cauchemar par les rudes cahots de la charrette, demandait avec stupeur
� ceux qui l'entouraient: �Est-ce bien moi que l'on conduit �
l'�chafaud, moi qui ai donn� le signal de courir aux armes le 14
juillet!�

Une foule silencieuse encombrait le chemin de la prison � la
guillotine. Desmoulins promenait sur toutes ces t�tes un regard
suppliant et courrouc�: �Peuple, pauvre peuple, s'�criait-il sans
cesse, on te trompe, on immole tes soutiens, tes meilleurs d�fenseurs!�
La violence de son action avait mis ses habits en pi�ces; il arriva
presque nu � l'�chafaud.

Danton semblait rougir pour son ami de ces transports: �Reste donc
tranquille, lui disait-il, et laisse l� cette canaille.� Il roulait en
m�me temps sur la multitude un oeil tranquille et superbe. Alors
Camille rencontrant sur une maison le buste de l'Ami du peuple: �Oh! si
Marat existait encore, nous ne serions pas ici!� IL garda quelque temps
le silence.

La belle et m�lancolique t�te d'H�rault de S�chelles semblait d�fier
les outrages ou l'indiff�rence de la foule.

Le lugubre cort�ge passa rue Saint-Honor�, devant la maison de
Robespierre. La porte coch�re, les fen�tres, les volets, tout �tait
ferm�: cette maison ressemblait � un tombeau. Quelques assistants
--�tait-ce l'id�e?--crurent entendre sortir dans ce moment-l�
des plaintes et un g�missement. Camille, � la vue de ces murs si connus
de lui, fit retentir l'air d'impr�cations terribles: �Tu nous suivras!
ta maison sera ras�e; on y s�mera du sel. Les monstres qui
m'assassinent ne me survivront pas longtemps!�

On �tait arriv� au pied de la fatale machine.

La place �tait �clair�e, la foule morne.

La charrette s'arr�ta. Ils descendirent un � un.

Arriv� au pied de l'�chafaud, Camille ou H�rault de S�chelles voulut
approcher son visage de celui de Danton pour l'embrasser; le bourreau
les s�para:

�Tu es donc plus cruel que la mort! s'�crie alors Danton; car la mort
n'emp�chera pas nos t�tes de se baiser tout � l'heure dans le fond du
panier.�

H�rault passa le premier sous la fatale collerette de ch�ne; sa t�te
tomba. Les victimes se succ�d�rent.

En face du moment supr�me, Camille avait retrouv� son calme. Il jeta
les yeux sur le couteau tout fumant du sang qui venait de couler:
�Voil� donc, dit-il, la r�compense destin�e au premier ap�tre de la
libert�!� Son tour �tait venu: il s'avance au-devant de la mort avec
beaucoup de courage et la re�oit en tenant une boucle de cheveux de
Lucile dans sa main.

Danton restait seul: �O ma bien-aim�e, s'�cria-t-il, � ma femme, je ne
te reverrai donc plus!...� puis s'interrompant: �Danton, pas de
faiblesse!� Il tomba le dernier, apr�s avoir recommand� � l'ex�cuteur
de montrer sa t�te au peuple; ce qui fut fait.

Ces hommes morts, un frisson de stupeur courut par toute la R�publique.
Les vrais patriotes, ceux qui avaient �t� le g�nie de la guerre,
pleur�rent, se rappelant que Danton avait �t� le g�nie qui avait sauv�
la patrie.

Les hommes qui p�rissent sur un �chafaud pour une cause politique
laissent derri�re eux des amis, des enfants, des femmes, autres
victimes, qui maudissent le syst�me r�gnant, et dont la t�te est
bient�t jug�e n�cessaire au maintien de la tranquillit� publique.

Ainsi la mort na�t de la mort et le supplice s'accro�t du supplice.

Un complot avait �t� ourdi, durant le proc�s des Dantonistes, pour
soulever les prisons: Lucile Desmoulins s'y �tait associ�e de toute sa
douleur et de toute sa tendresse de femme. Elle fut conduite au
tribunal et condamn�e � mort. Elle fit ses adieux � sa m�re: �Bonsoir,
ma ch�re maman, lui �crivit-elle du fond de sa prison; une larme
s'�chappe de mes yeux, elle est pour toi. Je vais m'endormir dans le
calme de l'innocence.� Elle alla au supplice avec plus de sang-froid et
de fermet� que son mari. Un mouchoir de gaze blanche, nou� sous le
menton, encadrait ses cheveux noirs et son visage souriant. Elle monta
toute seule sur l'�chafaud, et re�ut, sans avoir l'air d'y faire
attention, le coup fatal.

Cette tranquillit� ne venait point du sentiment religieux.--��tre des
�tres, disait � Dieu cette charmante Lucile, toi que la terre adore,
toi mon seul espoir, _si tu es_, re�ois l'offrande d'un coeur qui
t'aime!�




XXV

La R�volution veut transformer le th��tre et les arts.--Projet de
David.--H�ro�sme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David
(d'Angers).--Gaiet� et commerce dans Paris.--D�crets et institutions de
la Convention.--Id�al de Robespierre diff�rent de celui de la
R�volution.--F�te du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et
consid�rations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de
Robespierre.


On ne transforme les id�es d'un peuple qu'en transformant ses
habitudes. Aussi la R�volution voulut porter sa main sur tous nos
usages.

Les th��tres, les arts n'�chapp�rent point � cet enveloppement
r�volutionnaire.

Les spectacles jouaient _�picharis et N�ron_, trag�die politique du
citoyen Legouv�; _Manlius Torquatus,_ de Lavall�e; _le Mod�r�,_ com�die
en un acte, par le citoyen Dugazon, et d'autres pi�ces de circonstance.

Le peintre David exer�ait � la Convention la dictature des arts. Il
avait de temps en temps des id�es sublimes: �Citoyens, je propose de
placer un monument compos� des d�bris amoncel�s des statues royales sur
la place du Pont-Neuf, et d'asseoir au-dessus _l'image du peuple g�ant,
du peuple fran�ais_; que cette image, imposante par son attitude de
force et de simplicit�, porte �crit en gros caract�res sur son front,
_lumi�re_; sur sa poitrine, _nature, v�rit�_; sur ses bras, _force_;
sur ses mains, _travail_. Que sur l'une de ses mains les figures de la
Libert� et de l'�galit�, serr�es l'une contre l'autre et pr�tes �
parcourir le monde, montrent � tous qu'elles ne reposent que sur le
g�nie et la vertu du peuple. Que cette image du peuple _debout_ tienne
dans son autre main cette massue terrible et r�elle, dont celle de
l'Hercule ancien ne fut que le symbole.� L'ex�cution de cette statue
colossale fut d�cr�t�e.

La guerre civile, en plongeant le fer dans le coeur des citoyens arm�s
les uns contre les autres, d�voilait chaque jour des actes d'h�ro�sme
antique. L'enthousiasme r�volutionnaire �levait les femmes, les enfants
au-dessus de la faiblesse de l'�ge ou du sexe.

A treize ans, le jeune r�publicain Barra nourrissait sa m�re � laquelle
il abandonnait sa paie de tambour, partageant ainsi ses soins entre
l'amour filial et l'amour de la patrie. Envelopp� par une troupe de
Vend�ens, accabl� sous le nombre, il tombe vivant entre leurs mains.
Ces furieux lui pr�sentent d'un c�t� la mort, et le somment de l'autre
de crier: _Vive le Roi!_ Saisi d'indignation, il fr�mit et ne leur
r�pond que par le cri de: _Vive la R�publique!_ A l'instant, perc� de
coups, il tombe ... il tombe en pressant sur son coeur la cocarde
tricolore.

Cet h�ro�que enfant, mort pour avoir refus� sa bouche au blasph�me et
pour avoir confess� sa foi devant l'ennemi, m�ritait de revivre dans
l'histoire.

Robespierre demande pour lui les honneurs du Panth�on.

La Convention nationale d�cide en outre, sur la proposition de Bar�re,
qu'une gravure repr�sentant l'action g�n�reuse de Joseph Barra sera
faite aux frais de la R�publique, d'apr�s un tableau de David. Un
exemplaire de cette gravure, envoy� par la Convention nationale, devait
�tre plac� dans chaque �cole primaire. David avait accept� cette noble
t�che; mais bient�t les �v�nements se succ�dent, la R�publique s'efface
et avec elle la m�moire reconnaissante de la nation pour le courage
malheureux.

Un jour, M. David (d'Angers) lit le d�cret de la Convention qui d�cerne
ces honneurs posthumes au jeune Barra; il est frapp�: �Et moi aussi,
s'�crie-t-il, j'admire cet enfant sublime qui est mort pour une id�e.
Ce que David le peintre n'a pas fait, David le statuaire le fera.
Console-toi, Barra, tu auras ton monument!� Et il fit la statue que
vous savez, un chef-d'oeuvre. [Note: J'ai vu il y a quelques ann�es,
chez M. Charles Lemerle, une esquisse � l'huile du peintre David
repr�sentant le jeune Barra attaqu� par des Vend�ens au moment o� il
conduit des chevaux de l'arm�e � l'abreuvoir; ainsi le d�cret du 8
nivose an II avait re�u de la main de l'artiste conventionnel un
commencement d'ex�cution.]

La mort redoublait ses coups.

Le Comit� de salut public avait voulu frapper dans la bande d'H�bert
les exc�s de la d�mocratie, dans le parti de Danton la faiblesse et le
mat�rialisme r�publicain. Robespierre essaya, mais en vain, de sauver
madame �lisabeth, soeur de Louis XVI. La haine contre cette famille
�tait inexorable.

Hom�re d�signait les rois, de son temps, sous le titre de _mangeurs de
peuples_. Par un retour soudain, le peuple se faisait mangeur de rois
et de reines.

L'�poque de la Terreur fut un passage violent et douloureux.

Mes cheveux se dressent quand je regarde dans cet ab�me de sang.

Paris n'avait pourtant point alors la figure d�sol�e que lui donnent
les historiens. Voici ce qu'�crivait un t�moin oculaire. �On b�tit dans
toutes les rues. L'officier municipal suffit � peine � la quantit� des
mariages. Les femmes n'ont jamais mis plus de go�t ni plus de fra�cheur
dans leur parure. Toutes les salles de th��tre sont pleines.� Il n'est
pas vrai que le commerce f�t �teint. Jamais on ne vit autant de trafic
et de n�goce. Tous les rez-de-chauss�e de Paris �taient convertis en
magasins et en boutiques. Enfin cette Terreur, qu'on croit sans
entrailles, se laissait guider ou arr�ter dans le choix de ses victimes
par des consid�rations d'utilit� g�n�rale.

Cette fameuse Montagne, qu'on se repr�sente comme toujours terrible,
jetait des flots de lumi�re et de charit� sur des flots de sang. Elle
ne cessait de d�poser dans ses d�crets immortels le germe de toutes les
institutions utiles; elle tarissait les sources de la mis�re publique,
r�primait les exc�s de la propri�t� individuelle sans la d�truire,
temp�rait la concurrence sans tuer l'�mulation, cette racine de
l'activit� humaine, propageait les moyens d'instruction et les
diss�minait dans toute la R�publique, comme les r�verb�res dans une
cit�; fondait l'�cole de Mars, cr�ait des secours publics pour le
malheur, pour la faiblesse ou pour le repentir, abolissait l'esclavage
des n�gres, s'occupait de faire refleurir l'agriculture, d'extirper les
patois locaux, pour �tablir l'unit� de langage national, jetait en
silence les bases du Conservatoire des arts et m�tiers, for�ait en un
mot le respect m�me de ses ennemis et la reconnaissance de l'avenir.
Gr�ce � elle, la R�volution ne fut point tout � fait st�rile pour le
pauvre, ni pour le peuple des campagnes. En m�me temps qu'elle montrait
aux riches, aux puissants de la terre et aux superbes la face du Dieu
tonnant, elle versait la paix et la consolation sous les toits de
chaume.

[Illustration: Les Dantonistes au Luxembourg.]

La nation fran�aise �tait depuis cinq ans � la recherche de la justice.

Ce que l'homme, en effet, poursuit derri�re toutes les agitations de la
force ou de la pens�e, c'est la justice, toujours la justice.

Ce que les r�volutions cherchent �ternellement, c'est la v�rit�.

La Convention avait cr�� une arm�e, une Constitution, un gouvernement,
une administration, un peuple. Que lui manquait-il donc? Une morale,
une croyance philosophique.

La R�publique avait demand� un culte � la Raison, un sommeil �ternel �
la mati�re.

L'id�al de Robespierre �tait tout autre, et seul il se chargea de la
conduire vers un d�nouement. Suivons sa marche.

Des arm�es �trang�res bordaient nos fronti�res constern�es. Il fallait
vaincre: on a vaincu. Des villes s'opposaient dans l'int�rieur au
gouvernement de la R�publique: on y entre le fer au poing. De nouvelles
conspirations s'agitent: on les abat. L'ath�isme, d�cha�n� par les
mouvements et les d�sordres ins�parables d'une grande secousse, levait
partout la t�te: on l'�crase. Une tourbe insens�e mena�ait de corrompre
par ses doctrines la partie saine du peuple: on en purge la France. La
faiblesse donnait la main � la corruption pour d�sorganiser le pouvoir
moral: on coupe cette main. Alors Robespierre am�ne cette farouche
R�volution, qui avait d�tr�n� tous les dieux de la terre, en robe de
f�te, par�e de fleurs et de rubans, et la fait plier le genou devant
son geste inspir�. �Il est un Dieu!� lui dit-il en lui montrant la
nature.

La f�te du 20 prairial est le point culminant de la R�volution
fran�aise. Le soleil se leva dans toute sa pompe, le ciel �tait bleu,
les coeurs �taient p�n�tr�s d'un sentiment auguste. Des bataillons
d'adolescents, des groupes de jeune filles, des m�res et leurs enfants,
des vieillards, tous orn�s de rubans aux trois couleurs, tous portant
des branches de ch�ne avec des bouquets, la force arm�e, les autorit�s,
une musique imposante, un vaste amphith��tre construit au-devant du
balcon du ch�teau des Tuileries; le colosse de l'ath�isme plac� au
milieu du bassin rond, colosse de toile et d'osier auquel le pr�sident
mit le feu _avec le flambeau de la v�rit�_; la statue de la Sagesse
apparaissant du milieu de ce monument incendi�; de nombreux discours
prononc�s avant et apr�s ce changement de d�coration; un long cort�ge
o� la Convention marchait entour�e d'un ruban tricolore port� par des
enfants orn�s de violettes, des adolescents orn�s de myrtes, des hommes
orn�s de ch�ne, des vieillards orn�s de pampre; les d�put�s tenant
chacun � la main un bouquet compos� d'�pis de bl�, de fleurs et de
fruits; un troph�e d'instruments d'arts et de m�tiers, mont� sur un
char tra�n� par huit taureaux, couvert de festons et de guirlandes,
tout cela distribu� avec art dans le Champ-de-Mars (nomm�
Champ-de-la-R�union); la Convention sur une montagne; les groupes de
vieillards, de m�res, d'enfants et d'aveugles chantant des _hymnes
patriotiques_, tant�t s�par�ment, tant�t en dialogue, tant�t en choeur,
et les refrains r�p�t�s par trois cent mille spectateurs, au bruit
�clatant des trompettes; le roulement de cent tambours, le tonnerre de
terribles salves d'artillerie.... on n'avait jamais vu c�r�monie si
extraordinaire ni si touchante.

D�s le matin, les filles du menuisier chez lequel logeait Robespierre
s'habill�rent de blanc et r�unirent des fleurs dans leurs mains, pour
assister � la f�te. �l�onore composa elle-m�me le bouquet du pr�sident
de la Convention. [Note: Robespierre avait �t� nomm�, par exception,
pr�sident de l'Assembl�e, comme �tant la pens�e de cet acte religieux.]

Le soleil s'�tait lev� sans nuage, tout riait dans la nature, et les
quatre jeunes soeurs �taient attendries d'avance par le caract�re
solennel de la c�r�monie qui se pr�parait: le printemps de l'ann�e se
mariait pour elles au printemps de l'�ge et de l'innocence. Elles
avaient plus d'une fois entendu Maximilien parler de l'existence de
Dieu. Il leur avait lu, dans les soir�es d'hiver, de belles pages de
Jean-Jacques Rousseau, son ma�tre, sur l'Auteur de la nature et sur
l'immortalit� de l'�me.

L'heure �tant venue de se rendre au jardin des Tuileries, le chef de la
maison, Duplay, ravi de voir ses filles si pieuses et si charmantes,
marqua un baiser sur le front de chacune d'elles pour leur porter
bonheur. On sortit avec la joie dans l'�me.

La famille de l'artisan ne rentra dans la maison paternelle qu'� la
chute du jour.

Comme les visages �taient chang�s! Ce n'�tait plus cette all�gresse du
matin, cet enthousiasme de jeunes filles qui, fra�ches et na�ves,
s'avan�aient, comme les vierges de la Jud�e, au-devant de l'�ternel; on
avait entendu dans la foule des murmures, des avertissements sinistres.
Un nuage �tait sur tous les fronts. Robespierre semblait triste et
r�sign�: �Je sais bien, dit-il en regardant ses h�tes, le sort qui
m'est r�serv�; vous ne me verrez plus longtemps; je n'aurai point la
consolation d'assister au r�gne de mes id�es; je vous laisse ma m�moire
� d�fendre; la mort que je vais bient�t subir n'est point un mal: la
mort est le commencement de l'immortalit�.�

Il se tut. Un morne pressentiment gla�ait les coeurs. On se s�para pour
la nuit.

Revenons sur les �v�nements du 8 juin: deux journ�es semblables ne se
l�vent point dans la vie d'un homme.

Robespierre �tait rev�tu du costume des repr�sentants du peuple, habit
bleu, panache au chapeau et la ceinture tricolore au c�t�. Il avait
d�pouill�, d�s le matin, cette morosit� qui lui �tait habituelle.
Maximilien quitta de bonne heure la maison de ses h�tes pour se rendre
aux Tuileries. �En passant dans la salle de la Libert�, raconte
Villate, je rencontrai Robespierre, tenant � la main un bouquet m�lang�
d'�pis et de fleurs; la joie brillait pour la premi�re fois sur sa
figure. Il n'avait pas d�jeun�. Le coeur plein du sentiment
qu'inspirait cette superbe journ�e, je l'engage de monter � mon
logement; il accepte sans h�siter. Il fut �tonn� du concours immense
qui couvrait le jardin des Tuileries: l'esp�rance et la gaiet�
rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient �
l'embellissement par les parures les plus �l�gantes. On sentait qu'on
c�l�brait la f�te de l'Auteur de la nature. Robespierre mangeait peu.
Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle. On le
voyait plong� dans l'ivresse de l'enthousiasme. _�Voil� la plus
int�ressante portion de l'humanit�. L'univers est ici rassembl�. O
Nature, que la puissance est sublime et d�licieuse! Comme les tyrans
doivent p�lir � l'id�e de cette f�te!�_

�Ce fut l� toute sa conversation.

�Maximilien resta jusqu'� midi et demi. Un quart d'heure apr�s sa
sortie para�t le tribunal r�volutionnaire, conduit chez moi par le
d�sir de voir la f�te.

�Un instant ensuite vient une jeune m�re folle de gaiet�, brillante
d'attraits, tenant par la main un petit enfant. Elle n'eut pas peur de
se trouver au milieu de cette redoutable soci�t�. La compagnie
commen�ant � d�filer, elle s'empara du bouquet de Robespierre qu'il
avait oubli� sur un fauteuil.�

Robespierre monta lentement les marches d'une tribune qui lui �tait
r�serv�e: cette tribune �tait une chaire, l'orateur �tait un proph�te.
Il parla de Dieu en termes simples et dignes. Sa p�le figure, ses
traits heurt�s, se d�tachaient fermement sur le ciel bleu.

Un vieux cordonnier, spectateur muet et perdu dans la foule, me
racontait ainsi ses impressions: �Je ne suis ni plus sensible ni plus
religieux qu'un autre; mais quand je vis cet homme lever la main, d'un
air inspir�, vers le ciel, je sentis quelque chose remuer l� (il me
montrait son coeur), et des pleurs d'attendrissement coul�rent sur mes
joues. Allons, voil� que j'en suis encore tout �mu.� Et il essuya
quelques larmes que lui arrachait le souvenir de cette journ�e
m�morable.

Le peuple entier partageait ces sentiments.

Quelques d�bris vivants de la faction d'H�bert couvraient seuls d'un
morne silence la nuit de leur �me. Il fallait plus que du courage �
Robespierre pour affronter les t�n�bres, les col�res et les poignards
de l'ath�isme. Tous les t�moignages des contemporains me d�montrent que
Robespierre expira victime de sa foi. Son crime, aux yeux de ses
ennemis, fut un acte de religion nationale; sa mort fut un martyre.

Bourdon (de l'Oise), Vadier, Fouch�, Collot-d'Herbois et
Billaud-Varennes ne lui pardonn�rent point d'avoir os� croire en Dieu.

Les membres de la Convention affect�rent d'�tablir une distance entre
eux et leur pr�sident, comme pour se s�parer d'avance de Robespierre et
pour faire croire � ses projets de dictature. Sa noble fiert�, dans ce
jour solennel, fut signal�e comme de l'orgueil, sa joie comme de
l'enivrement, son enthousiasme comme de l'ambition.

Les femmes, c'est-�-dire le sentiment, �taient pour lui; les enfants,
c'est-�-dire l'innocence et la v�rit�, lui tendaient leurs petits bras
en criant: �Vive Robespierre!� Ses coll�gues seuls murmuraient. �Ne
veut-il pas faire le Dieu?� disait l'un. �Nous l'avons par� de fleurs,
r�pondait l'autre: mais c'est pour l'immoler.� On tournait tout en
d�rision ou en crime, le panache flottant qui l'ombrageait, la mani�re
dont il portait sa t�te, les regards de satisfaction qu'il promenait
sur la multitude.

Entendant bourdonner autour de lui toutes ces haines, il dit �
demi-voix: �On croirait voir les Pygm�es renouveler la conspiration des
Titans.� Ce mot le perdit.

Une circonstance fit encore na�tre des pressentiments f�cheux. Au
moment o� Robespierre br�la le voile sous lequel on devait voir
para�tre la statue de la Sagesse, la flamme noircit enti�rement cette
statue. La chose fut regard�e comme un pr�sage. On crut voir la sagesse
m�me de Robespierre s'obscurcir.

Le d�cret qui proclamait l'existence de l'�tre supr�me fut re�u dans
les chaumi�res avec des larmes d'attendrissement et de joie. Apr�s cinq
mois d'ath�isme et d'abolition des cultes, la France venait de
retrouver Dieu. Ce fut un tressaillement dans toutes les consciences.
On se demande depuis un demi-si�cle ce qui manquait � Robespierre pour
avoir raison de ses ennemis et pour fonder dans le monde le r�gne de la
d�mocratie: il lui manqua un symbole religieux moins incomplet que le
d�isme. Son id�e de vouloir tout ramener � la nature comme � l'�tat de
perfection �tait chim�rique et r�trograde.

Quelques amis de Robespierre pr�tendent que cette f�te de l'�tre
supr�me n'�tait qu'un premier pas dans une voie de r�action religieuse,
et qu'apr�s avoir renou� avec Dieu Maximilien aurait ramen� la France
vers le catholicisme.

La mort interrompit ses desseins.

Les politiques de fait attachent peu d'importance � de telles
consid�rations; mais pour nous, qui ne s�parons jamais la soci�t� d'un
principe de justice; nous croyons que toute la destin�e de Robespierre,
comme celle de la France, �tait suspendue � l'�tablissement des
rapports de l'homme avec ses semblables, c'est-�-dire de la morale.
C'est faute d'avoir r�solu le probl�me d'une croyance sociale qu'il se
montra dans la suite inf�rieur aux �v�nements.

Et les t�tes tombaient.

Robespierre, dont le coeur saignait � la vue de ces ex�cutions sans
terme, con�ut le projet d'ensevelir la terreur et la mort dans un
dernier supplice.

Jusqu'ici la justice n'avait gu�re atteint que les faibles ou les
vaincus; il voulut que la foudre remont�t pour frapper les chefs de la
R�publique, ces hommes souill�s de rapines et de sang, qui avaient
d�shonor� leur mission. Ce fut dans ce but que Couthon, le confident et
l'ami de Robespierre, pr�senta, deux jours apr�s la f�te de l'�tre
supr�me, la loi sur le tribunal r�volutionnaire, dite du 22 prairial.

Le rempart derri�re lequel quelques membres impurs de la Convention
abritaient leur infamie sous l'inviolabilit� se trouvait renvers� par
cette loi. Les mis�rables virent la pointe du glaive qui les mena�ait.
Tallien, qui avait bu l'or et le sang de Bordeaux; Bourdon (de l'Oise),
qui s'�tait couvert de crimes dans la Vend�e; Dubois-Cranc�, dont les
mani�res hautaines et dures, les exigences outr�es avaient soulev� la
ville de Lyon; L�onard Bourdon, intrigant dont le cynisme �galait la
l�chet�; Merlin, qui n'�tait pas sorti les mains pures de la
capitulation de Mayence; Collot-d'Herbois, Fouch�, Carrier, qui avaient
des taches partout, se r�unirent dans l'ombre pour pr�parer le 9
thermidor. La loi passa; mais les sc�l�rats que Robespierre avait en
vue �chapp�rent au bras qui voulait les frapper. L'arme qui devait tuer
la Terreur en tuant les terroristes retomba plus lourde et plus
tranchante sur le cou des victimes. Robespierre alors sortit du Comit�
de salut public, et cessa de participer aux actes du gouvernement.
Cette neutralit� couvrait des projets de cl�mence et d'amnistie; mais
le moment n'�tait pas encore venu de les d�couvrir. Robespierre, soit
faiblesse, soit connaissance approfondie de la situation, suivait le
syst�me dilatoire qui lui avait si bien r�ussi dans l'affaire des
H�bertistes: il avait laiss� l'ath�isme s'user par ses propres exc�s;
il lui semblait de m�me que l'�chafaud devait se noyer d'un jour �
l'autre dans le sang des victimes et dans celui des pourvoyeurs. Il
attendait.




XXVI

Confidence de Bar�re.--Robespierre veut arr�ter la Terreur.--Les petits
Savoyards.--Puret� de moeurs de Robespierre.--Sa derni�re
promenade.--Le 9 thermidor; s�ance de la Convention.--D�vouement de
Robespierre jeune et de Lebas.--L�chet� de David.--Robespierre refuse
d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et bless� �
l'H�tel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du
peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intr�pidit� de
Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre
et de Saint-Just.--Ce que dira la post�rit�.


Cependant les comit�s ne cessaient de surveiller la retraite de
Robespierre.

Voici une pr�cieuse confidence de Bar�re � son lit de mort:
�Robespierre �tait un homme d�sint�ress�, r�publicain dans l'�me; son
malheur vient d'avoir cherch� � se faire nommer dictateur; il croyait
que c'�tait le seul moyen de comprimer le d�bordement des passions,
qui, en d�passant les mesures �nergiques, ne furent utiles qu'� une
�poque de la R�volution. Il nous en parlait souvent � nous, qui �tions
occup�s � diriger les arm�es dans notre Comit� de salut public. Nous ne
nous dissimulions pas que Saint-Just, taill� sur un plus grand patron
pour faire un dictateur, aurait fini par le renverser et se mettre � sa
place; nous savions aussi que nous, qui �tions contraires � ses id�es
dictatoriales, il nous aurait fait guillotiner. Nous le renvers�mes.
Voil� ce qui arriva alors. Depuis, j'ai r�fl�chi sur cet homme et j'ai
vu que son id�e dominante �tait la r�ussite du gouvernement
r�publicain; qu'il s'apercevait que les hommes, par leur opposition �
ce gouvernement, entravaient les rouages de la machine; il les
d�signait: il avait raison.

�Nous �tions alors sur des champs de bataille; nous n'avons pas compris
cet homme.� Saint-Just, qui avait effectivement l'�toffe d'un
dictateur, �tait doux comme un enfant, timide et rougissant comme une
jeune fille, terrible comme un lion; sa parole �tait un glaive. Il
n'�pargnait ni son sang ni le sang des autres; il s'exposait lui-m�me
au feu de l'ennemi; il se montrait froid dans le danger et sto�quement
intr�pide. Apr�s l'action, il �vitait de faire parler de lui. Son
�loquence avait le nerf et quelquefois l'obscurit� de Tacite. Il y
avait de l'enthousiasme aust�re et comme un d�sordre lyrique dans le
mouvement de ses id�es.

Couthon, qui fermait le triumvirat, �tait un esprit droit et judicieux.
Durant les s�ances de la Convention, il tenait sur ses jambes
paralys�es un petit chien aux poils longs et soyeux, qu'il caressait
doucement avec la main.

Robespierre voulait arr�ter la Terreur; mais, semblable aux cr�ations
fantastiques de l'alchimie, elle d�fiait la main qui lui avait donn�
l'existence. Ce n'�tait qu'une procession sans fin sur la route de
l'�chafaud. Attendre les pieds dans ce sang, attendre le retour
incertain de la mod�ration et de l'humanit� �tait un supplice horrible.
Robespierre souffrait mille morts, son �me �tait ulc�r�e des maux qu'il
voyait s'accumuler sur ses r�ves de f�licit� prochaine. Il passa
quelques jours � l'Ermitage, dans la vall�e de Montmorency. Maximilien
aimait � respirer l'�me de son ma�tre dans ces lieux encore tout pleins
de la pr�sence de Jean-Jacques Rousseau. Que se passait-il alors dans
les m�ditations du l�gislateur? Nul n'a p�n�tr� les desseins profonds
qu'enfant�rent, dit-on, ces jours de silence et de recueillement.
L'avenir lui a manqu�. Assurer l'existence de la R�publique, faire
cesser cet �tat d'incertitude qui livrait la fortune publique aux
intrigants et les t�tes au couteau, renouer une alliance s�rieuse entre
l'homme et Dieu, une sorte de concordat dont l'�vangile devait �tre le
lien, telle �tait sans doute la pens�e intime de Robespierre. Cette
pens�e, la mort la scella sur ses l�vres.

Depuis quelques mois, la porte coch�re de la maison qu'habitait la
famille Duplay �tait constamment ferm�e: la _chose_ dont on voulait
d�rober la vue aux quatre filles du menuisier passait r�guli�rement
tous les jours. Du reste, ce rideau une fois tir� sur la ville, rien ne
troublait plus la paix int�rieure. Maximilien avait ramen�, d'un voyage
dans l'Artois, un grand chien nomm� Brount, qu'il aimait. Ce chien
faisait la joie des jeunes soeurs. C'�tait un alli� de plus dans la
maison. L'animal, grave et penseur avec son ma�tre, �tait fol�tre avec
Victoire et �l�onore. Quand Maximilien travaillait dans sa chambre,
Brount, sage et s�rieux, le regardait en silence; de temps en temps, le
chien avan�ait sa t�te caressante sur les genoux de son ma�tre; c'�tait
entre eux une sympathie sans bornes. Peut-�tre ce chien repr�sentait-il
au tribun soucieux et d�fiant l'image de la fid�lit�, si rare toujours,
mais surtout dans les temps de r�volution.

Pendant la belle saison, Maximilien allait se promener tous les soirs
aux Champs-�lys�es, du c�t� des jardins Marbeuf, avec ses h�tes. De
petits Savoyards qui le connaissaient pour le rencontrer tous les soirs
dans les avenues accouraient au-devant de lui en jouant de la vielle et
en chantant quelque air des montagnes. Il leur donnait des petits sous
et leur parlait avec bont� de leur pays, de leur cabane, de leur
vieille m�re. Les enfants l'appelaient entre eux le bon monsieur. L'un
d'eux l'aborda un jour en pleurant. Maximilien lui demanda le motif
d'une si grosse tristesse; alors l'enfant, pour toute r�ponse,
entrouvrit sa bo�te qui �tait vide. �Je vois, r�pondit le bon monsieur;
tu as perdu ta marmotte; voici pour en acheter une autre.� Et il lui
glissa dans la main une pi�ce de monnaie.

A la fin d'un si�cle qui avait profan� l'amour, Robespierre se
distinguait par la puret� de ses moeurs et la d�licatesse de ses
proc�d�s envers un sexe que la litt�rature du temps regardait comme n�
presque uniquement pour le plaisir. Il respectait surtout le lit
conjugal. Attir� par l'habitude, il entrait tous les jours chez une
marchande de tabacs, madame Carvin, qui �tait fort jolie. Il aimait �
causer avec elle, mais sans jamais s'�carter des formes les plus
respectueuses. Sa figure exprimait la tristesse, quand il parlait des
affaires du jour: �Nous n'en sortirons jamais; je suis bourrel�; j'en
ai la t�te perdue.�

On �tait aux premiers jours de thermidor; Maximilien continuait avec sa
famille adoptive les excursions du soir aux Champs-�lys�es. Le soleil
tomb� � l'extr�mit� du ciel ensevelissait son globe derri�re les
massifs d'arbres ou nageait mollement �� et l� dans un fluide d'or
sombre. Les bruits de la ville venaient mourir parmi les branches
agit�es; tout �tait repos, silence et m�ditation; plus de tribune, plus
de peuple, rien que l'enseignement paisible et solennel de la nature.
Maximilien marchait avec la fille a�n�e du menuisier appuy�e � son
bras; Brount les suivait. Que se disaient-ils? La brise seule a tout
entendu et tout oubli�.

�l�onore avait le front m�lancolique et les yeux baiss�s; sa main
flattait n�gligemment la t�te de Brount, qui semblait tout fier de si
belles caresses; Maximilien montrait � sa fianc�e comme le coucher du
soleil �tait rouge. �C'est du beau temps pour demain,� dit-elle.
Maximilien baissa la t�te comme frapp� d'une image et d'un
pressentiment terrible.

Cette promenade fut la derni�re.

Le lendemain, Maximilien avait disparu dans un orage; le lendemain
�tait le 9 thermidor.

On n'a que trop �crit sur cette journ�e fameuse, qu'il faudrait, au
contraire, couvrir de deuil et de silence.

Les comit�s se soulev�rent contre l'homme qui mena�ait leur
sc�l�ratesse et entra�n�rent la Convention dans un pi�ge.

Robespierre fut �touff�. En vain Saint-Just, calme et intr�pide, agite
la v�rit� sur la t�te des m�chants comme un flambeau ou comme un
glaive; Tallien l'interrompt. Le sombre et atrabilaire Billaud-Varennes
s'�crie: �La premi�re fois que je d�non�ai Danton au Comit�,
Robespierre se leva comme un furieux, en disant qu'il voyait mes
intentions, que je voulais perdre les meilleurs patriotes. Tout cela
m'a fait voir l'ab�me creus� sous nos pas.� Ainsi la justification de
Robespierre �clatait dans la bouche m�me de ses accusateurs. Il
s'�lance � la tribune; des cris formidables s'�l�vent: �A bas, � bas le
tyran!� Tallien fait briller la lame d'un poignard dont il s'est arm�,
dit-il, pour percer le sein du nouveau Cromwell, si la Convention
nationale n'avait pas le courage de le d�cr�ter d'accusation.

Les incertitudes tombent devant cette menace.

L'Assembl�e se soul�ve tout enti�re comme frapp�e d'une commotion
�lectrique.

Robespierre, le chapeau � la main, p�le, mais non d�fait, n'avait point
quitt� la tribune; il insiste de nouveau pour obtenir la parole. Un cri
unanime: �A bas le tyran!� se fait entendre et couvre sa voix.

Bar�re fait signe qu'il r�clame le silence; alors toute la salle: �La
parole � Bar�re!� Ce d�put� avait, dit-on, deux discours dans sa poche,
l'un pour, l'autre contre Robespierre; jugeant la victime abattue, il
tira le glaive. �Tandis que je parlais, raconte-t-il lui-m�me dans ses
_M�moires_, mon fr�re, qui �tait dans la tribune au-dessus du fauteuil
du pr�sident, observait tous les mouvements de Robespierre. Celui-ci,
toujours � la tribune, s'agitait continuellement. Mon fr�re m'a dit que
lui et ses voisins craignaient qu'il n'en vint � l'extr�mit� d'attenter
� ma vie, tant on le voyait en proie � une violente crise de col�re et
de convulsion.

[Illustration: Arrestation de Robespierre et de ses co-accus�s.]

�Une appr�hension semblable �tait bien d'un fr�re, mais elle ne devait
pas s'�lever contre Robespierre: cet homme �tait barbare avec le glaive
des lois ou le fer des r�volutions, mais non d'individu � individu.�

Robespierre ne quittait toujours pas la tribune.

Le vieux sceptique Vadier provoque le rire hom�rique de la Convention
en faisant de son ennemi le chef d'une bande de d�vots et d'illumin�s.

TALLIEN.--Je demande la parole pour ramener la discussion � son vrai
point.

ROBESPIERRE.--Je saurai bien l'y ramener.

Sa voix est refoul�e par les mouvements et les cris de l'Assembl�e qui
ne veut pas l'entendre. Tallien calomnie impudemment l'homme sur la
bouche duquel tout le monde appuie le b�illon. �Certes, s'�crie-t-il,
si je voulais retracer les actes d'oppression particuli�re qui ont eu
lieu, je remarquerais que c'est pendant le temps o� Robespierre a �t�
charg� de la police g�n�rale qu'ils ont �t� commis.� Robespierre
indign�: �C'est faux! je...� Murmures, cris, tr�pignements de rage. Des
mains meurtri�res se l�vent et s'agitent de tous le coins de la salle.
Robespierre porte de tous c�t�s ses yeux; il ne rencontre que la
d�fection et la haine. A chaque fois qu'il ouvre la bouche, une
agitation tumultueuse le suffoque. Se tournant alors du c�t� de
Thuriot, auquel Collot-d'Herbois vient de c�der le fauteuil: �Pour la
derni�re fois, pr�sident d'assassins, je te demande la parole!�

Thuriot avait la taille et la voix d'un athl�te; c'est l'homme qu'il
fallait aux Thermidoriens pour en finir avec leur ennemi.

Alors Robespierre jeune: �Je suis aussi coupable que mon fr�re: je
partage ses vertus; je veux partager son sort. Je demande aussi le
d�cret d'accusation contre moi.� L'Assembl�e a le l�che courage
d'accepter cette victime volontaire.

On vote l'arrestation du _tyran_.

Des cris de: _Vive la libert�! vive la R�publique!_ �clatent.
Robespierre, avec une tristesse am�re: �La R�publique? Elle est perdue,
puisque les intrigants triomphent.�

Alors Lebas: �Je ne veux pas partager l'opprobre de ce d�cret! Je
demande aussi l'arrestation.�

Tout le monde respectait le caract�re sage et r�serv� de Lebas: les
pans de son habit �taient enti�rement arrach�s par des mains
officieuses qui, durant cette orageuse s�ance, avaient cherch� �
retenir son ardeur et son d�vouement. [Note: Communiqu� par la famille
Lebas.]

Les d�put�s qui venaient d'�tre d�cr�t�s d'arrestation descendirent �
la barre. Des t�moins rapportent que le visage de Robespierre exprimait
un m�pris m�l� d'indignation; calme et impassible, Saint-Just �tait
rest� ma�tre de sa figure; Robespierre jeune, Lebas et Couthon
semblaient plus touch�s de l'injustice de la Convention envers
Maximilien que de leur propre sort.

Bar�re disait: �J'ai sauv� la t�te de David au 9 thermidor; je lui dis:
�Ne viens pas � cette s�ance; tu n'es pas homme politique; tu te
compromettras.� En effet, je suis s�r qu'il aurait voulu monter � la
tribune pour d�fendre Robespierre. Souvent � Bruxelles, quand je me
trouvais chez lui, il disait aux personnes pr�sentes: �Je dois la vie �
Bar�re� [Note: Extrait des notes du M. David (d'Angers).]

Ce grand peintre tenait donc bien � la vie, qu'il s'applaudissait de
lui avoir sacrifi� l'honneur!

Les prisons refusaient de recevoir Robespierre et ses amis.

Vaincu dans la Convention, il ne l'�tait pas dans l'opinion publique.

S'il se f�t alors empar� du lieu des s�ances, s'il e�t fait tomber dans
la nuit une douzaine de t�tes, s'il e�t encourag� le peuple qui venait
en foule pour le d�livrer et pour le soutenir, il se f�t relev� plus
terrible et plus puissant que jamais.

Il ne le voulut point.

A ceux qui le pressaient d'agir contre la Convention nationale,
Robespierre n'opposa qu'un mot: �Et au nom de qui?�

Il mourut, comme on voit, martyr du dogme de la d�mocratie.

Pendant que le fant�me du devoir s'�levait dans la conscience de
Robespierre pour arr�ter sa main, ses ennemis remuaient de tous c�t�s.
La Convention soulevait le peuple. Un d�cret qui mettait sa t�te et
celle de ses amis _hors la loi_ �tait proclam� aux flambeaux, vers
minuit, depuis les Tuileries jusqu'au quai de l'�cole.

Robespierre �tait � l'H�tel de Ville avec les quatre d�put�s mis hors
la loi; deux colonnes s'avancent, sous les ordres de Barras, droit � la
Commune, aux cris de: _Vive la R�publique! Vive la repr�sentation
nationale!_ Les citoyens qui tenaient pour Robespierre h�sitent; les
bataillons de garde nationale qui se trouvaient sur la place se
d�bandent; les canons se retournent; les commissaires de la Convention
p�n�trent avec une force arm�e dans les salles. Robespierre re�oit dans
la bouche un coup de feu, qui lui fait perdre beaucoup de sang et qui
le livre sans d�fense aux gendarmes, entr�s les premiers dans la maison
commune pour le saisir.

Lebas s'�tait tu�.

Robespierre jeune venait de se fracasser la jambe en se lan�ant d'une
fen�tre.

Saint-Just �tait demeur� calme et immobile sur son si�ge.

On les conduisit tous au supplice.

La rue Saint-Honor� regorgeait de citoyens pr�venus ou �gar�s, qui se
r�jouissaient de voir punir ces hommes qu'ils croyaient �tre le syst�me
de la Terreur. Toutes les crois�es �taient garnies de femmes par�es
comme dans les jours de f�te.

Robespierre, extraordinairement p�le, et couvert du m�me habit qu'il
portait le jour o� il avait proclam� l'existence de l'�tre supr�me,
semblait prendre les injures de la foule en piti�. Sa figure �tait
envelopp�e d'un linge.

Des applaudissements partirent de plus d'une fen�tre richement tendue.
Tout le long de la route s'�levait une clameur immense.

--C'est lui! Il s'est bless� d'un coup de pistolet � la m�choire!

--Non, c'est le sang de Danton qui lui sort par la bouche.

--C'est celui de Camille Desmoulins,

--C'est celui de la France.

Les injures pleuvaient; les femmes lui montraient le poing; les
gendarmes eux-m�mes agitaient leur sabre en signe de r�jouissance ou
pour le montrer � la multitude; un assistant s'avan�a vers la
charrette, regarda en face Robespierre, et lui cria sous le nez: �Oui,
mis�rable, il est un Dieu!�

Robespierre ne donna aucun signe.

Un membre de la Convention se distinguait entre tous par la fureur avec
laquelle il poussait le cri de: _Mort au tyran!_

Ce Conventionnel, c'�tait... Carrier.

On �tait arriv� devant la maison o� logeait Maximilien; les �nergum�nes
qui suivaient le cort�ge oblig�rent les ex�cuteurs d'arr�ter. Un groupe
de furies ex�cuta une danse autour de la charrette o� �tait
Robespierre. En ce moment, une larme se forma lentement au bord de son
oeil sec. Le souvenir de la vie douce et presque pastorale qu'il avait
men�e dans cette maison, l'id�e de ses h�tes qu'il entra�nait dans sa
perte venait de lui ouvrir le coeur. On allait se remettre en marche:
alors une femme, v�tue avec une certaine recherche, fend la foule,
saisit avec vivacit� d'une main les barreaux de la charrette et de
l'autre, mena�ant Robespierre, lui crie: �Monstre! ton supplice
m'enivre de joie; je n'ai qu'un regret, c'est que tu n'aies pas mille
vies, pour jouir du plaisir de te les voir tontes arracher l'une apr�s
l'autre. Va, sc�l�rat, descends au tombeau avec les mal�dictions de
tontes les �pouses et de toutes les m�res de famille.� Robespierre
tourna languissamment les yeux sur elle et leva les �paules.

La classe moyenne affichait publiquement son triomphe par les insultes
et les transports de joie qu'elle faisait �clater tout le long de la
route. Le peuple, qui �tait personnifi� dans Robespierre, �tait au
contraire peu nombreux et morne. Il se disait que, cet homme mourant,
la R�publique allait mourir. Aussi gardait-il, sur le passage du fatal
cort�ge, un silence constern�.

Les proscrits, au nombre de vingt-deux, �taient tous mutil�s. En
cherchant eux-m�mes la mort, ils n'avaient rencontr� que la souffrance
et des contusions horribles qui les d�figuraient.

Seul l'intr�pide Saint-Just �tait debout, promenant sur la foule un
oeil tranquille.

Au moment o� les charrettes d�bouch�rent sur la place de la R�volution,
la multitude sembla retenir son haleine pour voir le d�nouement de
cette procession tragique. Les charrettes s'arr�t�rent au pied de
l'�chafaud.

Henriot, cet ivrogne barbouill� de lie et de sang, dont la conduite
insens�e avait perdu la cause du peuple, �tait le seul qui ne m�rit�t
point, dans cette journ�e, les honneurs du sacrifice. Un de ses yeux
�tait sorti de son orbite et ne tenait plus que par des filaments.
Avant qu'il mont�t sur la guillotine, un des valets du bourreau lui
arracha brutalement cet oeil; ce qui le fit fr�mir de douleur.

Ils tomb�rent tous, l'un apr�s l'autre, sans faiblesse et en silence.

Robespierre jeune, toujours impassible et serein, m�me envers la mort,
pr�senta fi�rement sa t�te au couteau et sa pens�e � l'avenir.

Couthon, qui n'avait plus que la t�te et le coeur de vivants, mourut
tout entier sans p�lir.

Maximilien voyait d'un c�t� les feuillages des Champs-Elys�es o�
murmurait pour lui un souffle d'amour, et de l'autre le jardin des
Tuileries o� il avait harangu� le peuple le jour de la f�te de l'�tre
supr�me. Il avait montr� tout le long de la route et conserva devant
l'instrument du supplice un courage inflexible. Le bourreau, avant de
l'�tendre sur la planche o� il allait recevoir la mort, lui arracha
brusquement l'appareil qui couvrait sa blessure. Alors Robespierre jeta
un cri. On entendit un coup sourd: sa t�te venait de tomber. La joie
f�roce des spectateurs �clata.

Saint-Just alors parut, les pieds dans le sang, la t�te dans le ciel,
grave sur l'�chafaud comme � la tribune ou sur les champs de bataille.
On n'avait jamais vu tant de beaut� ni de g�nie luire sous le reflet de
la hache. Il avait vingt-six ans. Il croyait � la vertu, � la probit�,
au d�vouement; il mourut �gorg� par l'intrigue et par un vil �go�sme.

Tous ces hommes n'avaient commis qu'un crime, celui de tirer le glaive
contre les ennemis du peuple; ils p�rirent aussi par le glaive.
Peut-�tre devaient-ils cette derni�re satisfaction � la justice
sociale, pour que, les trouvant acquitt�s de la dette qu'ils avaient
contract�e envers la mort, le monde p�t se prosterner un jour devant la
m�moire de ces martyrs qui ont d�fendu la cause du genre humain
souffrant, sauv� le territoire de l'invasion �trang�re et pr�par� �
leurs descendants des destin�es meilleures.

La post�rit�, qui d�j� danse sur les cadavres des vaincus et des
victimes, dira: Il y eut un peuple qui, en moins de deux ann�es, jugea
son roi, refit son gouvernement, changea ses moeurs, �crasa dans son
sein toutes les factions, soutint le poids d'un continent tout entier
devenu son ennemi, dispersa ses anciens ma�tres, d�truisit les nouveaux
ambitieux ou les anarchistes, pour remonter par ses propres forces � la
justice, � la morale, et ressaisir sa souverainet�. Ce peuple avait �
sa t�te des hommes int�gres, d�sint�ress�s, inflexibles, qui
s'�croul�rent avec leur r�ve.

Paix � ces ombres terribles!




XXVII

La seconde Terreur.--D�sint�ressement des Montagnards.--Jugement de
Bar�re sur Robespierre.--Billaud-Varennes � Cayenne.--Ses paroles.--Les
lettres de sa femme.--Sa mort.--Consid�rations g�n�rales sur les
Montagnards.


La Terreur allait finir; les coeurs s'ouvraient � la piti�; les pav�s
teints en rouge se soulevaient dans nos faubourgs contre le mouvement
de la charrette qui servait aux ex�cutions, quand le 9 thermidor vint
ramasser dans le sang de Robespierre et de Saint-Just le glaive �mouss�
qu'ils voulaient d�truire.

La hache se retourna furieuse.

Les d�bris de la faction des mod�r�s se veng�rent cruellement.

La justice du peuple avait �t� inflexible, celle de ses ennemis fut
atroce.

Il y eut une seconde Terreur, mille fois plus sanguinaire et plus
implacable que l'autre. Des calculs exacts portent � huit ou dix mille
le nombre des ennemis de l'�galit� qui tomb�rent sur l'�chafaud avant
le 9 thermidor; selon des rapports faits par les
contre-r�volutionnaires eux-m�mes, trente-cinq mille Robespierristes
furent �gorg�s, apr�s le 9 thermidor, dans quatre d�partements. On voit
d�j� de quel c�t� fut la violence. Il ne faut pas s'en �tonner: les
premiers terroristes frappaient avec le fer d'une conviction et au nom
d'un principe social, tandis que les seconds assassin�rent avec l'arme
de l'�go�sme et de la peur.

Les Montagnards eurent, presque tous, une vertu civile qui rach�te bien
des fautes, le d�sint�ressement. Ceux-ci n'�taient du moins ni des
sangsues du peuple ni des voleurs.

Robespierre ne laissa pas un sou apr�s sa mort.

Saint-Just, noble et riche, avait abandonn� tout son bien � la commune
de Bl�rancourt.

Envoy� en mission, l'abb� Gr�goire r�duisait ses d�penses, pour m�nager
les deniers de l'�tat: �Devinez, �crivait-il � madame Dubois, combien
mon souper de chaque jour co�te � la Nation: juste deux sous; car je
soupe avec deux oranges.� Il rapporta au Tr�sor public le fruit de ses
�conomies, une petite somme �pargn�e sur ses frais de voyage et nou�e
dans un coin de son mouchoir.

Cahors, p�re d'une famille nombreuse et membre de la Convention �
l'�poque la plus florissante de cette assembl�e, mourut, sans rien
dire, de mis�re... oui, de mis�re.

Les d�put�s de la Montagne qui surv�curent � la Terreur thermidorienne
parvinrent presque tous � l'extr�me vieillesse. Aucun d'eux ne se
reprocha le sang de Louis XVI; mais ils auraient voulu laver leurs
mains et leur conscience du sang de Robespierre.

M. David (d'Angers) aborde un jour Bar�re sur son lit de douleur et lui
t�moigne l'intention de couler en bronze le portrait des hommes les
plus c�l�bres de la R�volution fran�aise; il lui nomme d'abord
Danton... Bar�re se l�ve brusquement sur son s�ant; et, le visage
inspir� par la fi�vre, il lui dit en faisant un geste d'autorit�: �Vous
n'oublierez pas Robespierre, n'est-ce pas? Car c'�tait un homme pur,
int�gre, un vrai et sinc�re r�publicain; ce qui l'a perdu, c'�tait son
irascible susceptibilit� et son injuste d�fiance envers ses
coll�gues... Ce fut un grand malheur!� Apr�s avoir dit, sa t�te retomba
sur sa poitrine et il resta longtemps enseveli dans ses r�flexions.

Billaud-Varennes, d�port� � Cayenne, pauvre, vieux et _devenu doux
comme une jeune fille,_ [Note: Expression des femmes noires qui lui ont
ferm� les yeux.] se reprochait le 9 thermidor, qu'il appelait sa
d�plorable faute.

�Je le r�p�te, disait-il, la r�volution puritaine a �t� perdue ce
jour-l�; depuis, combien de fois j'ai d�plor� d'y avoir agi de col�re!
Pourquoi ne laisse-t-on pas ces intempestives passions et toutes les
vulgaires inqui�tudes aux portes du pouvoir?�

Il disait encore: �Nous avions besoin de la dictature du Comit� de
salut public pour sauver la France. Aucun de nous n'a vu alors les
faits, les accidents, tr�s-affligeants sans doute, que l'on nous
reproche! Nous avions les regards port�s trop haut pour voir que nous
marchions sur un sol couvert de sang. Parmi ceux que nos lois
condamn�rent, vous ne comptez donc que des innocents? Attaquaient-ils,
oui ou non, la R�volution, la R�publique? Oui! H� bien! nous les avons
�cras�s comme des �go�stes, comme des inf�mes. Nous avons �t� _hommes
d'�tat_, en mettant au-dessus de toutes les consid�rations le sort de
la cause qui nous �tait confi�e.... Nous, du moins, nous n'avons pas
laiss� la France humili�e et nous avons �t� grands au milieu d'une
noble pauvret�. N'avez-vous pas retrouv� au Tr�sor public toutes nos
confiscations?�

Un profond chagrin pesait n�anmoins sur le coeur de Billaud. Apr�s sa
condamnation, sa jeune femme, qu'il avait ador�e et qu'il aimait
peut-�tre encore, profitant de la loi du divorce, s'�tait remari�e en
France. Elle avait alors vingt ans, un nom terrible � porter et la
mis�re pour toute ressource. Un homme vieux et riche, touch� de cette
situation d�plorable, s'offrit � l'�pouser en secondes noces: elle
consentit. Il mourut. H�riti�re d'une grande fortune et touch�e sans
doute de remords, cette femme, qui �tait encore tr�s-belle, se souvint
de Billaud qui vivait � Cayenne. Elle voulut consacrer sa richesse et
ses soins � l'adoucissement d'un exil si amer. Un sentiment qui ne
s'�tait jamais effac� de son coeur la ramenait, disait-elle, aupr�s de
son premier mari. Elle lui �crivit lettre sur lettre, mais sans obtenir
de r�ponse. S'�tant rendue elle-m�me sur les lieux, elle demanda, par
la bouche d'un interm�diaire, la gr�ce de soulager la noble infortune
de M. Billaud-Varennes. Le vieux et fier r�publicain �couta l'envoy� de
sa femme avec une attention soutenue, laissa m�me �chapper quelques
larmes, et ce fut tout. Il repoussa les services que venaient lui
offrir ces mains tendres, mais profan�es. �Il est, dit-il, des fautes
irr�parables. J'ai d�chir� toutes ses lettres sans les lire.�

Une n�gresse, nomm�e Virginie, prit soin de sa vieillesse et de son
malheur.

Billaud rendit le dernier soupir en confessant, avec l'exaltation de la
fi�vre, que, loin de se repentir, il mourait fier de l'utilit� et du
d�sint�ressement de sa vie. Ses l�vres bleues et livides se ferm�rent
en murmurant ces paroles terribles du dialogue d'Euchrate et de Sylla:
_Mes ossements du moins reposeront sur une terre qui veut la libert�;
mais j'entends la voix de la post�rit� qui me reproche d'avoir trop
m�nag� le sang des tyrans de l'Europe_.

Acceptons tout de ces hommes, moins le sang! La France rayonne encore
dans le monde de l'�clat de leur dictature et de leurs batailles. La
d�mocratie rena�tra t�t ou tard de leur cendre par la r�forme des
moeurs et par la diffusion des lumi�res. Leur m�moire est la colonne de
feu qui guide les g�n�rations errantes et ind�cises � la recherche
d'une nouvelle terre promise. Le 9 thermidor ensevelit la R�publique
dans un orage. La montagne se changea en volcan. Ce volcan a jet� les
membres palpitants de la Convention dans toutes les parties de la terre
et jusque dans les contr�e les plus sauvages. J'interroge alors
l'univers qui a �t� t�moin des derni�res ann�es de leur vie, et
l'univers me r�pond: �Le monde n'en a jamais vu ni n'en reverra jamais
de semblables; ils sont tous morts convaincus et r�sign�s. On aurait
dit des �tres sup�rieurs � l'esp�ce humaine.�

Soyez donc tranquilles et fiers dans vos tombeaux, ossements �pars;
l'heure de la r�surrection politique du globe avance. Vous serez enfin
jug�s! Mais aujourd'hui que l'arme de la terreur est tomb�e de leurs
mains et que le regard peut les consid�rer sans effroi, ces hommes nous
apparaissent d�j� comme des g�ants. L'�bauche de d�mocratie qu'ils nous
ont laiss�e ressemble, toute noircie qu'elle est par la foudre, � une
de ces pierres druidiques qu'on rencontre dans les champs de la vieille
Bretagne. Jeunes gens, oublions les pertes et les blessures de nos
familles, pour ne plus voir que le r�sultat acquis � la cause du
peuple; n'imitons pas leurs exc�s, car les exc�s font reculer la
libert�. Vous-m�mes, ombres des victimes de la R�volution, maintenant
que, d�gag�es des liens du corps et des int�r�ts de la vie, vous jugez
plus sainement les questions humaines, reconnaissez que votre, mort a
�t� utile au progr�s des g�n�rations futures, et r�jouissez-vous par
del� le tombeau!





TABLE DES MATI�RES


INTRODUCTION

I. Mes T�moins. II. Les Girondins.


CHAPITRE PREMIER.

Pr�ludes de la R�volution fran�aise.

I

Du sentiment religieux.--Principaux �v�nements de notre
histoire.--Comment les faits s'enchainaient les uns aux autres pour
amener un changement dans l'ordre po�tique et social.--
Affranchissement des communes.--Luther et Calvin.--La
Saint-Barth�lemy.--Richelieu.--Louis XIV.--Louis XV.

II

La R�volution en germe dans la cabale.--La franc-ma�onnerie.--Les
mystiques.--Les inventeurs.

III

Les prisons d'�tat.--Le Pr�v�t de Beaumont.--D�cadence de l'ancien
r�gime.

IV

La R�volution pouvait-elle �tre �vit�e?--Louis XVI et
Marie-Antoinette.--Affaire du collier.--Personne ne voit de salut que
dans la convocation des �tats g�n�raux.

V

Le clerg�, la noblesse et le tiers �tat.--La mission de la France, et
pourquoi elle devait tomber aux mains des Montagnards.


CHAPITRE DEUXI�ME.

L'Assembl�e constituante.

I

Les �lections.--Convocation des �tats g�n�raux.--Serment du
Jeu-de-Paume.

II

La s�ance royale.--Paroles de Mirabeau.--Necker.--Troubles �
Paris.--Conduite des d�put�s.--Prise de la Bastille.

III

�tat des esprits.--Premi�re �migration.--La disette.--Mort de Foulon et
de Berthier.--Conduite du clerg� fran�ais dans les premiers temps de la
R�volution.

IV

Troubles et soul�vements dans les campagnes.--Henri de Belzunce.--Un
�pisode de la R�volution � Caen.

V

Suite de l'�motion populaire.--La d�tente.--Nuit du 4 ao�t.--Quelle est
sa port�e.--Abolition des d�mes.--Conduite du roi et de la cour.

VI

Adoucissement des moeurs.--Le journalisme.--Marat et Camille
Desmoulins.--D�clarations des droits de l'homme et du citoyen.--La
pr�rogative royale et le v�to.--Syst�me des deux Chambres.--Obstacles
que rencontrait le travail de la Constitution.--Brissot et Danton.

VII

Orgles des gardes-du-corps.--La contre-r�volution second�e par les
d�esses de la cour.--Le peuple meurt de faim.--Il va chercher le roi �
Versailles.--Les femmes de Paris.--Le sang coule.--Le roi et la reine
au balcon.--Lafayette.--R�conciliation.--Retour � Paris.

VIII

L'Assembl�e nationale � Paris.--Ses travaux.--R�g�n�ration des
moeurs.--Un assassinat.--Le marc d'argent.--Le docteur
Guillotin.--Opinion de Marat sur la peine de mort.--Robespierre
grandit.

IX

Apparition des Clubs.--Les Jacobins.--Les Cordeliers.--Poursuites
exerc�es centre les journaux d�mocratiques.--Marat racont� par
lui-m�me.--Favras.--Les biens de l'�glise.--Projets des �migr�s.--L'Ami
du peuple.--Abolition des titres de noblesse.--Opinion de Marat � cet
�gard.--Division de la France en 83 d�partements.--Les juifs, les
protestants et les com�diens.

X

Constitution civile du clerg�.--F�tes de le F�d�ration.

XI

Le parti des Indiff�rents.--Marat �clate.--Camille Desmoulins d�nonc�
par Malouet.--Apparition de Saint-Just.--D�sorganisation de
l'ann�e.--Mort de Loustalot.--Une s�ance du club des Jacobins.
--Mariage de Camille Desmoulins.--Mort de Mirabeau.

XII

Les f�d�rations.--La bulle du pape.--Le clerg� r�fractaire.--Marat et
Robespierre royalistes.--Doctrines sociales de la R�volution.--Les
chevaliers du poignard.--Ce qui se passait au ch�teau des
Tuileries.--Th�roigne de M�ricourt.

XIII

Alarmes et soup�ons.--Marat proph�te.--Fuite du roi.--Lafayette risque
d'�tre massacr� sur la place de Gr�ve.--Les armes et les insignes de la
royaut� sont arrach�s et d�truits.--Le peuple entre au ch�teau des
Tuileries.--Robespierre aux Jacobins.

XIV

Arrestation du roi et de la famille royale.--Conduite de
Drouet.--Fermet� de Sausse.--Retour � Paris.--La voie
douloureuse.--Arriv�e au ch�teau des Tuileries.--Translation des
cendres de Voltaire au Panth�on.--Discussion, � l'Assembl�e nationale,
sur le sort de la royaut�.--Les clubs.--Robespierre et
Danton.--Devait-on restaurer Louis XVI sur le tr�ne?

XV

Discussion sur la forme de gouvernement.--R�union des citoyens au
Champ-de-Mars.--P�tition sign�e sur l'autel de la patrie.--D�ploiement
de forces militaires.--La loi martiale et le drapeau rouge.--Lafayette
et Bailly.--Massacres.--Cons�quences de cette journ�e d�sastreuse.

XVI

Triomphe de la r�action.--Robespierre introduit dans la famille
Duplay.--Sa mani�re de vivre.--Marat sous terre.--L'abolition de la
peine de mort propos�e par Robespierre, repouss�e par la majorit�
conservatrice de l'Assembl�e.--Fin de la Constituante.


CHAPITRE TROISI�ME.

Assembl�e l�gislative.

I

En quoi l'Assembl�e l�gislative diff�rait de l'Assembl�e
constituante.--Le parti des Girondins.--Quels �taient alors les
r�publicains.--Troubles excit�s dans tout le royaume par les pr�tres
r�fractaires.--Menaces des �migr�s.--Conduite ambigu� de Louis XVI.

II

Deux d�crets: l'un contre les �migr�s, l'autre contre les pr�tres
r�fractaires.--D'o� est parti le syst�me de la Terreur.--Le roi tient
pour le clerg� non asserment� et pour la noblesse r�volt�e contre la
nation.--Les d�sastres de Saint-Domingue.--Camille Desmoulins sans
journal.--Les lettres et les arts en 91.--Danton est nomm�
procureur-adjoint de la Commune de Paris.--Son caract�re et sa
profession de foi.

III

La guerre.--R�sistance de Robespierre � l'�lan g�n�ral.--L'avis de
Danton.--Brissot se d�clare ouvertement pour l'attaque.--Lutte entre
lui et Robespierre.--Le sentiment martial l'emporte.--Les Marseillais
marchent sur Arles.--Le bonnet rouge.--Les piques.--Minist�re girondin.

IV

Influence des femmes sur la R�volution fran�aise.--Mme Roland et
Th�roigne.--La question religieuse aux Jacobins.--Massacres dans le
midi de la France.--Entrevue de Robespierre et de Marat.--D�claration
de guerre.

V

La guerre d�bute mal.--Quelles �taient les causes de notre inf�riorit�
passag�re.--Lettres de la commune de Marseille aux citoyens de
Valence.--L'ennemi est a l'int�rieur.--D�cret contre les pr�tres
r�fractaires.--D�clin des croyances religieuses.--Le v�to
royal.--Lettre de Roland.--Chute du minist�re girondin.--Changements
que la n�cessit� de vaincre am�nent dans l'esprit public.

VI

Pr�ludes de la journ�e du 20 juin.--Proposition de Danton au sujet de
la reine.--Lettre de Lafayette � l'Assembl�e.--Menaces d'un coup
d'Etat.--Manifestation du peuple de Paris.--Il p�n�tre dans
l'Assembl�e.--Envahissement des Tuileries.--Conduite de Louis XVI.--A
qui la victoire?--F�te du Champ-de-Mars.

VII

Lenteur calcul�e des op�rations militaires.--Lafayette � la barre de
l'Assembl�e.--Manifeste de Brunswick,--Enr�lements
volontaires.--Arriv�e des f�d�r�s marseillais.--R�le de Danton.--
Angoisses et d�couragement des chefs populaires.--Le 10 ao�t.--Une page
du journal de Lucile.--P�rip�ties de la lutte.--Le roi se r�fugie dans
l'Assembl�e l�gislative.--D�faite et massacre des Suisses.--Th�roigne
et Sulean.--R�solutions vot�es par les repr�sentants de la nation.

VIII

Direction nouvelle imprim�e � la guerre.--La Commune de Paris.--Sa
lutte avec l'Assembl�e l�gislative.--Marat � l'H�tel de Ville.--Qui
l'emportera de la vengeance ou de la justice?--Cr�ation du tribunal
r�volutionnaire.--Conduite de Danton.--Prise de Longwy.--Acquittement
de Montmorin.--Formation d'un camp au Champ-de-Mars.--Provocations au
massacre des royalistes.

IX

Massacres de septembre.--Le Comit� de surveillance.--La prison de
l'Abbaye.--Le pr�sident Maillard.--Les jugements.--Journiac de
Saint-M�ard.--Ce qui se passait dans l'int�rieur de la prison et devant
le tribunal.--Royalistes acquitt�s.--Mlle. Cazotte et Mlle. de
Sombreuil.--L'abb� Sicard.--La princesse de Lamballe.--A qui revient la
responsabilit� des massacres?--R�le de Danton.--Marat seul ose
justifier les journ�es de septembre.

X

Effet moral produit par les massacres.--Lutte de Danton et de
Marat.--Affaire Duport.--�chec de la Commune.--Les �lections.--Fin de
l'Assembl�e l�gislative.


CHAPITRE QUATRI�ME.

La Convention.

I

Physionomie de la Convention nationale.--Nomination du
bureau.--Abolition de la royaut�.--La situation politique jug�e par
Danton.--La propri�t� est d�clar�e inviolable.--R�forme judiciaire.
--Les juges seront choisis indistinctement parmi tous les
citoyens.--Vice original de la Convention.--Les Girondins ennemis de
Paris.--Le parti qu'ils tirent des journ�es de septembre.--Pr�sages
d'une lutte � mort entre la Gironde et la Montagne.

II

Une proposition malheureuse.--S�ance du 23 septembre.--D�nonciation de
Lasource.--Discours de Danton.--Attaque contre Robespierre.--Sa
d�fense.--D�menti donn� � Barbaroux par Paris. Accusation contre
Marat.--L'Ami du peuple � la tribune.--Conclusion de cette
journ�e.--D�faite des Girondins.--Paris veng�.--La R�publique une et
indivisible.

III

�lan du la d�fense nationale.--La panique.--D�tente.--La patrie n'est
plus en danger.--Arriv�e de Dumouriez � Paris.--Sa pr�sence au club des
Jacobins.--Habilet� de Danton.--Une soir�e chez Talma.--Rabat-Joie.

IV

Ce qu'�taient alors les Girondins.--Leur r�le dans la
Convention.--Leurs pr�jug�s contre Paris.--Encore l'affaire du
_Mauconseil_ et du _R�publicain_.--La population lasse des divisions
personnelles.--Danton conciliateur et repouss� par les Girondins.--Son
mot sur Mme. Roland.--On lui demande des comptes.--Sa d�fense.--La
Commune de Paris.--Accusation contre Robespierre.--S�ance du 5
novembre.--D�route de la Gironde.--Robespierre et son fr�re chez
Duplay.--Une promenade autour de Paris.--Marat d�nonc� par
Barboroux.--R�ponse de Marat.--�claircie.--La bataille de Jemmapes.

V

Louis XVI au Temple.--Pr�liminaires de son proc�s.--Quels sont les
hommes responsables de son jugement et de sa mort.--Saint-Just se
r�v�le: son discours.--Les Conventionnels assaillis par le parti des
femmes.--Marat et Mlle. Fleury.--La question religieuse sous la
Convention.--La question des subsistances.--Opinion de Saint-Just.--Le
proc�s du roi r�clam� par les Montagnards, consenti par les
Girondins.--Shakespeare parle du fond de sa tombe.--La forme du proc�s
est r�solue.

VI

Louis XVI et sa famille.--Proc�s-verbal d'Albertier.--Rapport du maire
Cambon.--R�cit de Bar�re.--L'ex-roi devant la Convention.--Son
attitude et ses r�ponses.--Retour au Temple.--Nouvelles tentatives de
s�duction en faveur du roi.--Olympe de Gouges.--Vie priv�e de Louis XVI
dans sa captivit�.--La protestation de la vengeance.

VII

L'instruction primaire devant la Convention.--Gratuite et
la�que.--Apparition de l'ath�isme.--Sentiment de Robespierre sur la
propri�t�.--Proc�s de Louis XVI.--Seconde comparation � la barre de
l'Assembl�e nationale.--Retour au Temple.--Conversation entre le roi,
Cambon et Chaumette.--Agitation dans l'Assembl�e.--Discours de
Robespierre.--Discours de Saint-Just.--Appel nominal sur la question
de culpabilit�.--Discours de Danton.--Second appel nominal sur la
ratification du jugement par le peuple.--Troisi�me appel nominal sur la
peine � infliger.--Lettre de l'ambassadeur d'Espagne.--Sortie de
Danton.--Le sursis.--Assassinat de Lepelletier de Saint-Fargeau.

VIII

Lutte entre la Convention et la Commune � propos de la libert� des
th��tres.--Danton incline vers la Commune.--Ex�cution de Louis
XVI.--Derni�re entrevue avec la reine.--Son confesseur.--La maison
Duplay durant le passage du lugubre cort�ge.--L'�chafaud.--Derni�res
paroles de Louis.--Le soir du 21 janvier.--Embarras que la royaut�
l�guait � la R�volution.

IX

Mort de la premi�re femme de Danton.--Sa mission en Belgique.--La
r�union des deux pays.--Retour victorieux de l'ennemi.--La Belgique
�vacu�e par nos troupes.--Avis de Danton sur l'�tat des
choses.--Proclamation de la Commune de Paris.--Le drapeau noir flotte
sur les tours de Notre-Dame.--Sublime discours de Danton.--Accusations
contre sa probit�.--�tablissement du tribunal
r�volutionnaire.--�largissement des d�tenus pour dettes.--Envoi de
commissaires aux d�partements.--D�claration de guerre a l'Angleterre.

X

Marat rit.--Pillage des boutiques.--D�nonciation de Bar�re et de
Salles.--D�cret d'arrestation contre Marat.--Il �chappe.--Sa lettre �
la Convention.--Il est d�cr�t� d'accusation � la suite d'un appel
nominal.--D�fection de Dumouriez.--Opinion de Thibaudeau sur les
intrigues orl�anistes.--La Vend�e.--Marat devant le tribunal
r�volutionnaire.--Son acquittement.--Son triomphe.--Sa rentr�e � la
Convention.--Marat chez Simonne �vrard.

XI

Parall�le entre la Gironde et la Montagne.--Ce qui manquait aux
Girondins.--�loquence des orateurs.--Camille Desmoulins r�primand� par
Prudhomme.--Causes de la d�cadence des Girondins.--Ils n'�taieut point
de leur temps.

XII

Installation du Comit� de salut public.--Son caract�re.--Appel � la
conciliation et � la fraternit�.--Les frais de la guerre pay�s par les
riches.--Le maximum.--Lyon et Marseille soulev�s contre la
Convention.--La Constitution de 93.--Opinion de Verguiand sur
l'inspiration divine.--Opinion de Danton sur la libert� des cultes.--La
Convention si�ge aux Tuileries.--Isnard pr�sident.--Histoire des
Brissotins.--Commission des douze.--Arrestation d'H�bert.--Invective
d'Isnard.--Agitation de Paris.

XIII

Insurrection pacifique du 31 mai.--Danton et le canon
d'alarme.--l'�v�ch�.--La Convention envahie.--La Commission des douze
est cass�e.--Promenade aux flambeaux.--L'insurrection recommence le 2
juin.--Mauvaises nouvelles de la Vend�e et du th��tre de la guerre.--Le
tocsin de Notre-Dame et la g�n�rale.--Ce qui se passe � la
Convention.--Henriot et ses canonniers.--Mise en accusation des
vingt-deux.--Fin de Th�roigne de M�ricourt.

XIV

Incapacit� des Girondins en fait de gouvernement.--Physionomie de la
Convention apr�s le 2 juin.--Lettre de Marat.--D�clin de l'Ami du
peuple.--Syst�me de bascule adopt� par Robespierre.--Activit� de la
Convention apr�s la chute des Girondins.--Fondation du Mus�um
d'histoire naturelle--La Constitution de 93.--Alliance de la Gironde
avec les royalistes--Ce qui se passait dans le Calvados.

XV

Marat alit�.--Le docteur Charles.--D�putation du club des
Jacobins.--Mort de l'Ami du peuple.--�motion des patriotes.--Les
fun�railles.--Le tableau de David.--Les honneurs posthumes rendus �
Marat.--Son entr�e triomphale au Panth�on.

XVI

Second mariage de Danton.--Il propose � la Convention un gouvernement
r�volutionnaire.--Motifs sur lesquels il appuie cette vigoureuse
mesure.--Opposition de Robespierre.--Soul�vement des enrag�s contre
Danton.--R�organisation du Comit� de salut public.--Les souvenirs de
Bar�re.

XVII

La f�te du 10 ao�t 1793.--L'�ducation publique par les
beaux-arts.--Retour � la nature.--La fontaine de la
R�g�n�ration.--David et H�rault de S�chelles.--D�fil� du cort�ge sur
les boulevards.--�galit� des rangs et des conditions
humaines.--Honneurs rendus aux Aveugles, aux Enfants-Trouv�s, aux
Vieillards.--Deuxi�me station: l'arc de triomphe �lev� en l'honneur des
citoyennes.--Troisi�me station: la statue de la Libert�.--Quatri�me
station: les Invalides.--Cinqui�me station: le Temple fun�bre.

XVIII

Si�ge de Lyon.--D�cret de la Convention nationale.--Cl�mence de
Couthon.--Atroce conduite de Collot d'Herbois et Fouch�.--Le Girondin
Rebecqui � Marseille.--Les royalistes s'emparent du mouvement.--Terreur
blanche.--Si�ge et prise de la ville par l'arm�e r�publicaine.--Origine
de la r�volte � Toulon.--Les royalistes, cach�s derri�re les Girondins,
se rendent ma�tres des sections et fondent un Comit� g�n�ral.--Leur
tribunal soi-disant populaire.--Le couronnement de la
Vierge.--Pam�la.--Toulon est vendu aux Anglais par les chefs de la
r�action.--La guillotine et le gibet.--Arriv�e de l'arm�e de
Cartaux.--Attaque et victoire des Montagnards.--Panique des
royalistes.--Incendie de nos arsenaux.--Noble conduite des for�ats.

XIX

Le r�gne de la Terreur.--Quels sont ceux qui l'ont provoqu�.--Comment
il s'est form� par une sorte d'incubation lente.--S�ance du 5
septembre.--Merlin, Chaumette, Danton, Varennes, Bar�re.--Aggravation
du Tribunal r�volutionnaire.--Institution d'une arm�e sp�ciale charg�e
de contenir Paris.--Consid�rations g�n�rales sur les mesures prises par
la Convention.--Ce qui serait arriv� si les Montagnards eussent
faibli.--Ne pas confondre le syst�me avec ses exc�s.--La Terreur
compar�e � l'Empire.--Dernier mot des Conventionnels.

XX.

Proc�s et mort de Custine.--Proc�s et mort de Marie-Antoinette.--Proc�s
des Girondins.--Robespierre arrache � la mort soixante-treize
d�put�s.--Condamnation � mort des Vingt-et-un.--Suicide de
Valaz�.--Ex�cution de Brissot et de ses complices.--Sort des autres
Girondins.--Mort de Mme. Roland.--Supplice de Bailly et de
Barnave.--Ch�timent de la Dubarry.--Un mot sur le Tribunal
r�volutionnaire.--Souberbielle.--Duplay.--Prostration.--La victoire
ranime tous les courages.

XXI

La ligue des philosophes de la Convention pour propager les
lumi�res.--Lakanal.--Les services qu'il rendit aux savants.--Bernardin
de Saint-Pierre et Daubenton.--Calendrier r�publicain.--Chappe
inventeur du t�l�graphe.--Deux ans de fer contre quiconque d�gradera
les monuments publics.--Progr�s du Mus�um d'histoire naturelle--Les
�coles normales.--Vengeance de Lakanal.--L'abb� Sicard ami de
Couthon.--Le docteur Pinel.--�tat des fous jusqu'en 1793.--Visite de
Couthon � Bic�tre.--Lib�ration des fous.--Le Conservatoire de
musique.--Ce qu'a fait la Convention pour les arts et pour l'humanit�.

XXII

La R�volution est partout ma�tresse.--Indignes successeurs de
Marat.--Ath�isme d'H�bert et de Chaumette.--L'ev�que Gobel, �
l'instigation d'Anacharsis Clootz, d�pose l'exercice de son culte entre
les mains de la Nation.--R�sistance de l'abb� Gr�goire.--F�te de la
d�esse Raison. Pallnodie d'H�bert.--Ronsin, Carier, Fouch� de Nantes.

XXIII

Retraite de Danton, son m�pris pour les H�bertistes.--Camille
Desmoulins.--Son journal, ses attaques contre H�bert et le Comit� de
salut public.--Sa mod�ration, ses id�es de cl�mence et ses rapports
avec Robespierre.--Accusation port�e contre Danton.--Son
insouciance.--Inqui�tudes de Lucile.--S�ance des Jacobins.--Mort des
H�bertistes.

XXIV

La perte des indulgents est d�cid�e.--Arrestation de Camille Desmoulins
et de Danton.--Lettre de Camille.--Paroles de Danton.--Derni�re lettre
de Camille.--Proc�s et d�fense des Dantonistes.--Ils sont conduits �
l'�chafaud.--Mort de Lucile Desmoulins.

XXV

La R�volution veut transformer le th��tre et les arts.--Projet de
David.--H�ro�sme et mort du jeune Barra.--Sa statue par David
(d'Angers).--Gaiet� et commerce dans Paris.--D�crets et institutions de
la Convention.--Id�al de Robespierre diff�rent de celui de la
R�volution.--F�te du 20 prairial.--Paroles de Robespierre et
consid�rations sur ses projets.--Loi du 22 prairial.--Retraite de
Robespierre.

XXVI

Confidence de Bar�re.--Robespierre veut arr�ter la Terreur.--Les petits
Savoyards.--S�ret� de moeurs de Robespierre.--Sa derni�re
promenade.--Le 9 thermidor, s�ance du la Convention.--D�vouement de
Robespierre jeune et de Lebas.--L�chet� de David.--Robespierre refuse
d'agir contre la Convention.--Il est mis hors la loi et bless� �
l'H�tel de Ville.--Il est conduit au supplice.--Silence du
peuple.--Joie de la classe moyenne.--Intr�pidit� de
Saint-Just.--Henriot, Robespierre jeune, Couthon.--Mort de Robespierre
et de Saint-Just.--Ce que dira la post�rit�.

XXVII

La seconde Terreur.--D�sint�ressement des Montagnards.--Jugement de
Barere sur Robespierre.--Billaud-Varennes � Cayenne.--Ses
paroles.--Les lettres de sa femme.--Sa mort.--Consid�rations g�n�rales
sur les Montagnards.




TABLE DES GRAVURES


Frontispiece.--Portrait de l'auteur.
Rouget de l'Isle.
Louis XIV.
Louis XVI.
Necker.
Serment du Jeu-de-Paume.
Camille Desmoulins.
Camille Desmoulins au Palais-Royal.
Robespierre.
Prise de la Bastille.
Danton.
Bar�re.
Un homme est tu� par les gardes-du-corps.
Le club des Cordeli�rs.
Marat.
Les Cordeliers avaient pose deux sentinelles
  � la porte de Marat.
F�te de la F�d�ration au Champ-de-Mars.
Fabre-d'�glantine.
Une s�ance du club des Jacobins.
Brissot.
Collot-d'Herbois.
Santerre.
P�tion.
La d�putation des p�titionnaires du Champ-de-Mars
  quitte l'H�tel de Ville, terrifi�e
  d'avoir vu arborer le drapeau rouge.
Massacres du Champ-de-Mars.
Couthon.
Verguiaud.
Dumouriez.
Madame Roland.
Chaumette.
Les p�titionnaires du 20 juin.
H�bert.
L'abb� Sicard, instituteur des sourds-muets.
Int�rieur de l'Abbaye aux journ�es de Septembre.
Massacres dans les prisons.
Massacre des Carmes.
Barras.
Marat � la tribune de la Convention: S�ance orageuse.
S�ance du 25 septembre.
Boissy-d'Anglas.
Saint-Just.
Louis XVI et la famille royale au Temple.
Louis XVI donnant une le�on de g�ographie � son fils.
Louis XVI fait construire une caisse en fer.
Cambon ordonne � Louis XVI de se rendre �
  la barre de la Convention.
Gensonn�.
L'abb� Gr�goire.
Logement de Marat rue des Cordeliers.
Fouquier-Tinville, accusateur public.
Carrier.
Comit� de salut public.
Assassinat de Marat.
Provocation d'Isnard, pr�sident de la Convention.
D�fil� du cort�ge sur les boulevards.
Fontaine de la R�g�n�ration.
Merlin de Douai donne lecture de son rapport.
Rassemblements devant l'H�tel de Ville.
Valaz�.
Le g�n�ral Custine est conduit devant le
  tribunal r�volutionnaire.
Les H�bertistes � la Conciergerie.
Derni�re entrevue de Danton et de Robespierre.
Les Dantonistes devant le tribunal r�volutionnaire.
Les Dantonistes au Luxembourg.
Arrestation de Robespierre et de ses co-accus�s.





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