The Project Gutenberg EBook of Voyage d'un Habitant de la Lune � Paris � la Fin du XVIIIe Si�cle
by Pierre Gallet

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Title: Voyage d'un Habitant de la Lune � Paris � la Fin du XVIIIe Si�cle

Author: Pierre Gallet

Release Date: July, 2005  [EBook #8520]
[This file was first posted on July 19, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: ISO Latin-1

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE � PARIS � LA FIN DU XVIIIE SI�CLE ***




Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed
Proofreading Team





VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE A PARIS A LA FIN DU XVIIIe. SI�CLE

PAR P. GALLET




AU LECTEUR.

Lecteur, d'autres s'abaissent devant vous et croyent acheter par la
bassesse votre suffrage: moi, qui vous juge mieux, je pense que vous
aimez � voir l'�crivain � la hauteur de son �tat. Ce desir noble doit
�tre le v�tre: on aime la modestie; mais la noble hardiesse de la
v�rit� ne d�pla�t point. En outre, l'�crivain a pour lui les principes
qui lui servent d'abri, m�me contre vos caprices, qui vous portent
quelquefois � bl�mer dans l'un ce que vous applaudissez dans l'autre,
et � vouloir la vraisemblance et l'invraisemblance � la fois; Je vais
vous armer, en ma faveur, contre vous-m�me, et prendre votre opinion
pour �gide. Sans doute, si vous ressemblez � un juge qui s'est tromp�
ou laiss� s�duire, vous deviendrez, comme lui, moins s�v�re: la honte
de se d�mentir retient; l'effet de la s�duction amollit les ames,
et tend � les rendre mobiles.... Je vais, en exposant mon sujet,
et discutant un seul principe, vous opposer les exemples de votre
indulgence.

Mon lunian fait un tableau satirique de Paris. Le mot de satire ne
doit pas vous effaroucher; elle tient plus directement � la morale
qu'on ne croit. Sans elle, lecteur, vous ne verriez point la com�die,
qui est une satire des moeurs comme la mienne l'est: vous ne liriez
aucun roman moral, ni les po�mes h�ro�ques et m�me sacr�s. Elle se
trouve dans tous: les attaques au vice, � la tyrannie, etc. sont
autant de satires. Il est vrai que ce n'est point la satire comme on
l'a long-tems envisag�e, celle qui tient � la personalit�, qui se
permet de juger la moralit� des individus; ce qui est un attentat
contre la soci�t�: mais celle qui a pour but de montrer aux hommes le
tableau de leurs vices ou de leurs ridicules, et de les ramener vers
la nature et le bon sens. Pour la justifier, je n'aurais qu'� vous
retracer que Socrate, ce s�v�re Socrate, qui fut l'ornement de la
nature et le vrai mod�le social, prit souvent en main l'arme de la
satire lorsqu'il fallut frapper le vice. Qu'importe l'arme qu'on
employe lorsqu'on sert la soci�t�?.... L'�crivain ne peut s'�garer
en suivant un tel mod�le. Lorsqu'il s'est circonscrit dans le cercle
g�n�ral, il a justifi� son motif et sa moralit�.

Venons � mon sujet. Je fais descendre un homme de la Lune, et je lui
donne pour monture des �l�phans a�l�s. Cela est fort, direz-vous? Sans
m'arr�ter � la possibilit� du principe naturel, dont mon voyageur vous
parlera, lecteur, je me porterai sur les tableaux de votre indulgence;
et je prendrai les exemples o� vous la port�tes � l'exc�s, envers les
genres, m�me, qui ne semblaient pas la m�riter. Rappelez-vous que vous
pass�tes � Milton, qui, plus pris de l'art, devait le respecter
davantage; car on n'insulte pas Dieu au sein du sanctuaire; d'avoir
pr�sent� des substances immat�rielles pourfendues, le n�ant dou� d'un
corps; d'avoir mis des canons dans le ciel; d'avoir jet� un pont dans
l'ab�me du vide, etc. Vous perm�tes � l'Arioste de se servir de
l'hyppogriffe, qui, n'en d�plaise � l'auteur de Roland, ne vaut pas
mes �l�phans; parce qu'il n'a pas un caract�re distinct, et qu'il
ne l'a pas pris dans la Lune. �C'est le cheval d'un enchanteur!
s'�criera-t-on peut-�tre: les enchanteurs ont droit de prendre
par-tout, et de renverser l'ordre de la nature!� Eh bien, lecteur,
supposez que mon lunian est un enchanteur; alors je me r�tracte envers
l'Arioste, et j'ai gagn� ma cause aupr�s de vous?.... Rappelez-vous
encore, que vous autoris�tes Voltaire � faire manger des montagnes par
ses h�ros; que vous lui pass�tes l'oiseau de Formosante, les licornes,
le merle d'Amazan et les moutons � toison d'or de Candide. Lecteur,
n'oubliez pas que le P�rou est encore sur votre globe, et qu'il est
malheureusement trop connu.

Me calquant sur cet �crivain, j'aurais pu vous faire parler mes
�l�phans sans vous r�volter. Vous pensez, sans doute, qu'un �l�phant �
plus de droit � tous �gards qu'un merle, de faire un r�cit ou de tenir
un beau discours; passe encore pour le ph�nix! ... Si tout cela ne
vous d�terminait point � supporter mes quadrup�des a�l�s, et si votre
esprit, ayant pris une nouvelle direction, �tait devenu plus s�v�re,
j'ajouterais que j'ai �t� soumis � la loi de la n�cessit�, comme le
furent Hom�re, F�n�lon, et tant d'autres, qui furent oblig�s de faire
descendre leurs h�ros, moteurs, sur des aigles ou des nuages. Je ne
pouvais pas faire arriver mon voyageur sur un rayon de soleil, form�
en plan inclin�, comme descendirent Uriel et St-Denis; les rayons du
soleil ne partant pas de cette planete, et �tant diverg�s seulement en
courbe vers nous. Enfin il me fallait une monture pour mon h�ros;
et il fallait que celui-ci e�t v�cu deux mille ans; car, sans cela,
comment aurait-il pu vous parler de Socrate, de Platon et d'Aristote,
que vous aimez comme mon voyageur.... D'ailleurs, pourquoi
repousseriez-vous mes �l�phans? Ils ne sont pas utiles au seul lunian,
puisqu'ils peuvent offrir des le�ons � l'humanit�.

Mais, direz-vous, vous montrez cet �v�nement arriv� � paris, il y a
seulement quelques ann�es; et nul des habitans de cette ville n'a vu
votre voyageur? Lecteur, voit-on toujours, et est-il dit qu'on puisse
toujours voir? Vous auriez peut-�tre pr�f�r� que j'eusse choisi pour
ma sc�ne, Babylone, Cachemire, Ispahan ou Bassora: mais j'ai pens�
que le nom de la sc�ne ne faisait rien lorsqu'on ne pouvait d�guiser
enti�rement l'action; ce qui m'a paru impossible, les moeurs des
Babyloniens, Indiens, Persans, etc., s'opposant � un parall�le exact
et vraisemblable.

Lecteur, si ne vous arr�tant point sur les choses utiles que dit et
fait mon voyageur, si vous fixant seulement sur les accessoires, et
oubliant vos jugemens pass�s, vous balanciez � regarder mon livre d'un
oeil favorable, je mettrais sous vos yeux, pour vous d�cider, trois
observations plus d�terminantes; et qui sont devenues des maximes de
l'art et de la morale. Je vous dirais, avec le Tasse, qui l'a r�p�t�,
d'apr�s les anciens les plus habiles � transmettre les le�ons utiles
aux hommes; qu'il faut _emmieller les bords du vase amer_. Je vous
dirais avec les peintres, qu'il faut quelquefois montrer des
plantes agr�ables sur les rochers: enfin je vous observerais, que
l'exp�rience, plus forte que les raisonnemens, prouve qu'il faut
des hochets aux enfans; et qu'avec les hochets on peut encore les
instruire.

Malgr� tout ce que je vous ai dit, lecteur, je crois entendre r�p�ter
autour de mon livre le mot _niaiserie_, si familier dans la bouche de
certaines gens. Permettez qu'avant d'en venir � mon voyageur, nous
discutions un peu sur ce mot, dont il me semble qu'on s'occupe trop
lorsqu'il faut l'appliquer, et trop peu lorsqu'il faut l'analyser.

Le mot de niaiserie est, sans-doute, dans l'acception qu'on lui donne
depuis long-tems, synonime de _sottise_; et la sottise annonce dans
l'objet auquel on l'applique, soit personne, soit �crit, l'absence du
jugement et de la raison. Il ne peut pas �tre applicable � l'ignorance
des usages du monde; car ce terme ne serait plus offensant, et ne
porterait point atteinte � l'opinion d'un homme ni � son �crit. Le
cercle de la raison, vous le pensez comme moi, n'est pas circonscrit
dans le cercle du monde: on peut �tre �clair�, sage, et m�me grand,
sans conna�tre ses pr�jug�s, son ton, ses modes, sa politique sociale,
ses manies, etc.... Eh! comment pouvoir faire l'application de ce mot
au particulier, lorsque tout, sur la terre, est r�put� niaiserie au
g�n�ral. Lecteur, veuillez-bien me suivre un instant; vous serez
convaincu, lorsque vous aurez envisag� le tableau que je vais mettre
sous vos yeux; et o� vous, moi et tous nos pareils allons figurer; car
tous les hommes de l'univers se traitent mutuellement de niais....
Commen�ons par nous, et voyons nos grands �crivains, prenant les
couleurs des mains des voyageurs, ou autres personnages �trangers,
comme Usbeck, Zadig, etc., y tracer les premiers traits.

N'ont-ils pas appel� des niaiseries, nos bals masqu�s, nos
f�licitations du jour de l'an; nos visites d'�tiquette, les discours
de nos soci�t�s, les soins de nos petits ma�tres et de nos petites
ma�tresses � ne pomponer et � s'admirer sans cesse, en disant que
tout ce qui ne tient pas au coeur, qui contraint notre volont�, et
contrarie le bon sens, est une niaiserie? N'ont-ils pas donn� le m�me
nom � notre amour d�sordonn� pour la mode et le faste, en faisant
entrevoir qu'on est v�ritablement niais, lorsqu'on sacrifie sa
fortune, sa vertu et les plus doux biens de la vie, qui naissent de
la simplicit�, � ces penchans, dont on ne recueille pour fruit, que
l'ennui ou le d�go�t? N'ont-ils pas mis au rang des niaiseries mille
autres pratiques et usages dont je ne parle point; car je vous
lasserais, lecteur?.... Venons aux nations qui ne nous ont sans-doute
pas �pargn� le titre dont nous parlons.

Les Turcs ne nous traitent-ils pas de niais en nous voyant costum�s
comme on le serait sous l'�quateur, et en envisageant que nous
habitons un climat humide et froid assez souvent, quoique sous la Zone
temp�r�e? Les Italiens, et les Espagnols n'emploient-ils pas ce terme
en voyant la complaisance extr�me des maris fran�ais pour leurs
femmes? Les anglais ne traitent-ils pas de niaiseries nos calembourgs,
nos charades, et les sarcasmes de quelques-uns de nos �crivains, en
disant qu'ils n'ont aucun but et aucun sens, etc. etc.?

Ne regardez-vous pas, � votre tour, comme des niais les Espagnols,
lorsqu'ils passent les nuits sous les fen�tres de leurs ma�tresses,
auxquelles ils ne peuvent toucher le bout du doigt? les Italiens,
lorsqu'ils livrent leurs femmes � d'aimables Sigisb�s? les Allemands,
lorsque vous les voyez ent�t�s; soit de la sup�riorit� qu'ils croyent
avoir dans les armes, ou ceux d'entr'eux qui, oubliant leur fortune,
et fuyant les plaisirs, ne s'occupent que de leurs quartiers de
noblesse, et qui regardent le cabinet o� sont leurs illustres
parchemins, comme s'il contenait les mines de Mancos et du Potosi?
N'avez-vous pas trait� de niais les Turcs, lorsqu'ils croyent �tre
agr�ables � Dieu en faisant pirouetter les Derviches dans leurs
mosqu�es? les Russes, lorsqu'ils se persuadent qu'en marchant sous la
banni�re de St. Nicolas ils seront � l'abri de la mort? N'avez-vous
pas donn� ce titre aux Lapons, lorsqu'ils pr�tent leurs femmes
aux voyageurs; ce que je n'affirme point malgr� les assertions de
plusieurs d'entr'eux? N'avez-vous pas fait l'apostrophe de niais aux
Indiens, lorsqu'ils mettent en relique la bouze de vache? sans parler
des extases, tourmens volontaires, etc., dont les faquirs, les
talapoins, les bonzes, etc., vous ont offert le tableau....
N'avez-vous pas mis d�s long-tems au rang des niais les Egyptiens,
qui voyaient leurs Dieux dans leurs porreaux? les Juifs, parce qu'ils
regardaient le porc comme immonde? les pr�tres grecs qui croyaient
trouver l'antre du destin dans le ventre de leurs victimes? Nous
rapprochant de notre tems, n'avez-vous pas trait�s de tels, ces
chevaliers des 12., 13. et 14mes. si�cles, qui juraient un amour
�ternel � leurs belles, se faisaient tuer pour elles, et sans leur
demander jamais le dernier prix de l'amour?

Je ne finirais pas, lecteur, si je vous retra�ais tous ceux que nos
grands hommes et nous, nomm�mes niais sur la terre, et tous les
traits de niaiserie qu'on nous pr�ta. Je dois, avant de terminer sur
l'article de la niaiserie, vous dire mon opinion sur l'application
du mot qui m'a entra�n� si loin. Je crois que le v�ritable niais est
celui qui pense savoir ce qu'il ne sait point, qui, osant affirmer
avec audace, et d'apr�s lui-m�me, l�ve comme l'insecte son dard contre
le soleil, que repr�sente la raison; et je crois que celui-l� est
seulement affranchi du titre de niais, qui suit la loi de la nature,
de la V�rit�, et montre aux hommes leurs bienfaits et leur but.

�Voil� un avant-propos sur un ton bien gai, s'�crieront quelques
lecteurs s�v�res, tandis que le voyage est s�rieux au fond, et offre
des discussions de syst�me....� Mais quel rapport a l'avant-propos
avec l'ouvrage? L'�crivain doit-il �tre toujours associ� au h�ros?
Distinguez-les donc une fois, pour toutes, lecteur; c'est une des
mesures les plus essentielles pour bien juger. On peut excuser la
pr�face, et condamner l'ouvrage; et l'on peut bl�mer l'ouvrage, et
applaudir au but de l'�crivain, ainsi qu'au ton de la pr�face. En ne
consid�rant que l'�crivain, vous vous exposez � �tre entra�n� par la
pr�vention, et � porter, malgr� vous-m�me, un jugement �quivoque;
l'homme �tant, peut-�tre, aussi esclave de la pr�vention que de
l'orgueil, ce qui est pousser l'argument jusqu'au p�riode.... Lecteur,
conduisez-vous envers les �crivains de bonne foi, et qui vous disent
la v�rit�, m�me en s'�gayant, comme un p�re qui laisse fol�trer son
fils, � son gr�, pourvu qu'il remplisse son devoir. D'ailleurs,
pourquoi chercherais-je � justifier aupr�s de vous le ton de mon
avant-propos? Ne sais-je pas, � mes propres d�pens peut-�tre, que
vous vous attachez g�n�ralement, et avec propension, aux ouvrages qui
portent le caract�re de la gaiet�? Enfin n'�tes-vous pas Fran�ais? Je
suis convaincu que Gilblas et Don-Quichotte ont �t� cent fois
plus lus, par vous, que Cleveland, Clarisse, et les autres romans
s�rieux.... Encore un coup, lecteur, attachez-vous au fond: envisagez
les motifs de l'�crivain plus que le ton qu'il prend, et la mani�re
dont il s'exprime; pourvu que ce ton soit autoris� par l'art, et que
sa mani�re de s'exprimer soit analogue aux principes de cet art, et
� ceux du langage. Voyez, enfin sous les touffes de �ph�m�res; si
je puis leur comparer les tons du discours et les nuances de
l'expression, quelques fruits salutaires, vers lesquels leur �clat
s�ducteur ou leur aspect bizarre vous attire.




VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE A PARIS A LA FIN DU XVIIIe SI�CLE


Le grand et sage monarque du petit satellite de la terre, voulant
conna�tre � fond notre planete, avait envoy� d�s long-tems des
ambassadeurs pour observer ses moeurs, ses loix, son ambition, ses
forces, etc; et, pour pouvoir se mettre en mesure, dans le cas o� les
deux globes se rapprocheraient, par une des r�volutions qui se font
quelquefois dans le ciel, non � l'�gard des grands astres, car un seul
ne pourrait �tre d�rang� sans que l'harmonie g�n�rale fut
�branl�e, que l'�quilibre fut rompu, et qu'il n'y e�t peut-�tre un
bouleversement g�n�ral; mais, dans les planetes, et sur-tout
dans leurs satellites. Ses savans avaient d�couvert une certaine
inclinaison dans l'axe de la terre o� ils l'avaient cru; car, en
fait d'astronomie et de physique, les savans de tout l'univers me
paraissent �tre sujets � s'�garer. J'en appelle aux n�tres qui, � coup
s�r, ne nous ont pas toujours dit la v�rit�, m�me dans leurs m�moires
pr�sent�s � l'acad�mie.

Le roi de la Lune avait appris que les habitans de la terre, quoique
moins grands et moins forts que ceux de sa planete, aimaient le
trouble et les chocs; que, s'�tant persuad�s que l'univers a �t� fait
pour eux, ils le conqui�rent en imagination, et qu'ils t�cheraient de
ranger sous leur joug tous ceux que le malheur mettrait en butte �
leur ambition et � leur extravagance. Il avait voulu se pr�munir
contre ceux-ci, dans le cas o�, la force attractive dominant sur la
repressive, le satellite se pr�cipiterait sur la planete.

_Alphonaponor_, le m�me qui va figurer dans notre voyage, avait d�j�
fait une course sur ce globe; et n'avait parcouru que sa partie
orientale, alors seulement peupl�e et polic�e; car il avait fait son
voyage il y a deux mille ans.... Comment deux mille ans! s'�crie le
lecteur; les habitans de la Lune ont-ils une si longue existence? D'o�
peut provenir cet �cart de la nature? N'est-elle pas un satellite de
la terre? Les habitans de celle-ci ne doivent-ils pas avoir plus de
droits? S'ils ne vivent qu'un si�cle, ceux de la Lune ne devraient pas
exister un demi lustre; la terre �tant neuf cent fois plus grosse que
son satellite? ... Suspendez votre d�cision, lecteur: Alphonaponor
r�pondra bient�t � votre question, et vous verrez combien l'esprit
d'analyse est n�cessaire lorsqu'on veut porter un jugement solide....

Le roi de la Lune �tait donc pr�muni contre les peuples qui habitaient
la terre il y a deux mille ann�es. Il connaissait l'ambition effr�n�e
des Romains, et la politique des Grecs, ainsi que leurs vaines id�es
sur la gloire dans les derniers tems de leur empire. Mais il voyait
que cela ne pouvait lui servir pour les si�cles pr�sens, ayant appris
qu'il s'�tait fait de grandes r�volutions sur ce globe. Il n'aimait
pas � laisser sortir ses sujets de son empire, de peur qu'ils n'y
revinssent moins bons, et qu'ils y portassent les vices des habitons
de la terre ou des autres planetes, comme cela arrive aux trois-quarts
de ceux qui s'�loignent de leur pays. Cependant, ma�tris� par sa
politique, il se vit forc� d'employer la mesure des voyageurs, dont
la plupart vont chez les peuples, en p�n�trant dans leur sein comme
l'Ichneumon d'Egypte p�n�tre dans celui du Crocodile; examinent les
parties faibles de leur constitution, et sont le plus souvent la cause
de leur perte. N� Franc, et guid� par une morale saine; il pensait que
ce n'�tait pas agir d'une mani�re loyale. En se d�cidant, il
n'employa point la tactique commune aux rois, de charger leurs agens
d'intriguer, et de miner sourdement le corps des nations qui leur
donnent l'hospitalit�, qui les re�oivent en amis, et souvent les
comblent d'honneurs dans l'instant o� elles devraient se m�fier d'eux
et les bannir de leurs �tats.

Les instructions qu'il donna � Alphonaponor, furent simples. �Observe,
lui dit-il, l'�tat de la terre, en jettant sur ses nations un
coup-d'oeil. Appr�cie leurs moeurs, et leur degr� de force: quant
� leur politique, je ne veux point que tu te jetes dans ce d�dale
bourbeux et sans fond. Je me confie � ton jugement. D'apr�s tes
observations, j'�tablirai le syst�me qui doit �tre notre �gide,
dans le cas o� un jour la r�volution plan�taire que je redoute
s'effectuerait.� Alors il embrassa Alphonaponor, car les rois de la
Lune sont assez grands pour embrasser leurs sujets, qu'ils regardent
quelquefois au-dessus d'eux, et le cong�dia.

Avant de suivre le voyageur dans les pr�paratifs de son voyage,
faisons une petite digression: elle doit contenir l'�loge du roi de la
Lune. Sa politique est sage; il veut conna�tre ce qui se passe autour
de lui; cela est dans l'ordre. _De l'observation_, comme cela a
�t� dit ailleurs, _na�t la comparaison, et la comparaison am�ne la
transformation favorable_. C'est parce qu'on n'a pas su observer et
comparer qu'on est tomb� sur la terre dans tant d'�carts. Une nation
ou un homme qui ne poss�de pas ces deux facult�s, ressemble � l'�ne
qui va au moulin; qui ne pense qu'au sac qu'il a sur le dos; et qui
voyant l'�nier comme son seul ma�tre, re�oit humblement, et d'une ame
r�sign�e, les coups de b�ton que ne lui �pargne pas ce dernier. Si
l'�ne observait et comparait, il saurait que l'�nier n'a pas plus
de droit � les lui distribuer, que lui � lancer des ruades � ce
premier.... La politique du roi de la Lune est encore int�ressante et
noble, parce qu'il ne fait point d'un ambassadeur un espion, comme
tant d'autres l'ont fait.

Alphonaponor est bient�t pr�t � se mettre en route. Il fait seller
deux �l�phans a�l�s qui lui ont servi dans ses divers voyages, et dont
la race se trouve dans sa planete.... Des �l�phans a�l�s! ... Pourquoi
pas? Qui peut voir les bornes du pouvoir de la nature? Qui peut
assurer qu'elle a �puis� toutes ses ressources pour la terre?
Savons-nous si dans les divers mondes habit�s, elle n'a point cr�� des
hommes qui portent des sens assez forts pour r�sister des millions de
si�cles � l'atteinte du tems? ... Pauvres insens�s, nous n'avons vu
la nature qu'� travers un microscope, et nous voulons limiter sa
puissance!....

Le but d'Alphonaponor en choisissant les �l�phans, pr�f�rablement �
nombre d'autres quadrup�des a�l�s qui se trouvent dans la Lune,
�tait d'avoir avec lui des �tres dou�s de la force, et sur-tout
de l'intelligence; car dans la Lune, comme chez nous, ces animaux
attirent l'admiration par cette derni�re facult�, qu'ils portent � un
tel point qu'elle �gale celle de l'homme pour ce qui concerne leurs
besoins; et dont le d�vouement, la douceur et les autres qualit�s
morales, qui tiennent � leur instinct, les �l�vent quelquefois
au-dessus de l'homme.

Il chargea l'un des deux de tout ce qu'il avait besoin dans son
voyage, qui se r�duisait � une cinquantaine de boisseaux de farine, �
deux outres pleines de la plus belle eau, et � des vases pour abreuver
ses �l�phans; par bizarrerie; (est-il un seul �tre sorti du moule de
l'humanit� qui n'ait la sienne, dans quelque globe qu'il habite?) il
se servait lui-m�me en route de la tasse que Diog�ne trouva avec
tant de joie. Il prit en outre une cassette qui contenait quelques
instrumens de math�matique, avec lesquels il voulait mesurer notre
globe, car Alphonaponor �tait un habile physicien. Il se chargea enfin
d'autres objets relatifs aux arts, qu'il voulait montrer aux habitans
de la terre si, emport�s par leur pr�vention ridicule, qu'il n'y a
qu'eux qui connaissent le beau, ils osaient douter que les arts ne
triomphent pas dans la Lune. Ce qui l'avait port� � prendre ces
objets, et � faire ces r�flexions, c'est que, dans son voyage en
Orient, il avait vu les Egyptiens et les Grecs former le doute dont il
parle. Il n'avait pu les convaincre, n'ayant pu le pressentir, et ne
s'�tant pas muni de preuves mat�rielles.

Enfin il monta gaiement sur l'un de ses quadrup�des a�l�s, � qui il
n'avait point mis de bride. Lorsqu'ils ont d�ploy� leurs a�les, qui
ont plus de deux-cent pieds d'enverg�re; il fallait au moins cela pour
soutenir de si lourdes masses; il crie � droite ou � gauche: cela
suffit � l'�l�phant qui le porte; le second le suit avec la m�me
docilit�. Ces deux animaux auraient pu se laisser tomber, et
lorsqu'ils auraient �t� � une lieue de la terre d�ployer tout-�-coup
leurs a�les; le voyage aurait �t� fait plus vite, et Alphonaponor
n'aurait �t�, d'apr�s l'observation qu'on a faite de la ch�te de la
meule de moulin, qui n'est gu�re plus lourde qu'un �l�phant, que de
quelques heures en route. Les poulmons de ces animaux, ainsi que
ceux du voyageur, auraient pu r�sister � la pression de l'air,
m�me lorsqu'ils auraient trouv� l'horison �pais de la terre. Mais
Alphonaponor n'aimait pas les tr�s-grands mouvemens, sachant qu'ils ne
sont point naturels � l'homme de la Lune, non plus qu'� celui de notre
planete. Il sait qu'il ne faut pas violenter la nature, et qu'une
corde trop tendue, si elle ne casse �prouve au moins une forte
distention. D'ailleurs, il voyageait en savant, et il voulait
s'arr�ter � point nomm� pour observer. En outre, il voulait m�nager
ses �l�phans, ne ressemblant pas aux voyageurs de la terre, qui
s'amusent � crever leurs montures, dirig�s par de bizarres caprices,
et qui ne r�fl�chissent pas que les chevaux, mulets, chameaux, etc.,
dont on se sert sur ce globe, doivent �tre m�nag�s par eux, parce
qu'ils leur sont utiles.... Il ordonna � ses �l�phans de louvoyer, en
formant des spirales dans l'�ther, et ceux-ci lui ob�irent en agitant
leurs a�les....

Il ne s'endormit point comme font la plupart des gens qui voyagent,
sur leurs montures ou dans leurs voitures; il l'aurait fait s'il e�t
�t� un b�n�dictin, un pr�lat de la Lune, un financier et m�me un
acad�micien couronn�.... Mais, dans la Lune, il n'y a point de moines
ni de pr�lats comme il le fera entrevoir plus bas; et les financiers
et les acad�miciens ne pourraient s'endormir sans honte, et sans �tre
vivement r�veill�s par l'opinion.... Il avait quelque chose dans
l'esprit et dans l'ame; et il savait que c'est un tems perdu pour la
raison que celui du sommeil. Il s'occupa donc � m�diter, non ce qu'il
devait faire sur la terre; il n'avait qu'� se laisser aller � son bon
sens pour cela: d'ailleurs, il aurait trouv� trop petit l'objet de
sa m�ditation en ce moment: mais il s'arr�ta sur les miracles de la
nature, et sur la puissance et la bienfaisance de celui qui a enfant�
l'oeuvre sublime qu'il avait sous ses regards; car l'immensit� des
globes infinis qui nagent dans l'espace �tait sous ses yeux.

On pense que l'�lan d'un coup d'a�le de deux-cens pieds d'enverg�re,
et dirig� par un animal aussi fort que l'�l�phant, devait embrasser un
grand espace, et qu'ils devaient fondre sur la terre avec trente
fois plus d'activit� que le plus grand condor; aussi les �l�phans
descendaient tr�s-rapidement. Ils firent halte une seule fois:
pour cela ils mirent en cape, en laissant leurs a�les immobiles et
�tendues; et, pendant ce repos, ils re�urent quelques morceaux de p�te
de la main de leur ma�tre qui n'eut pas besoin de se d�ranger pour
cette op�ration, non plus que pour leur donner � boire, les �l�phans
se servant de leurs trompes aussi bien que l'homme de ses mains.
Enfin ils arriv�rent � deux cent lieues de la surface de la terre, o�
Alphonaponor leur ordonna de rester de nouveau en station.... L� il
voulait observer la planete sur laquelle il descendait: il voulait
voir si la physionomie de ses habitans avait chang� depuis qu'il s'y
�tait port�; et il pensait, sans avoir besoin de parcourir, en entier,
les marais, les sables et les sentiers des rochers qui couvrent
sa surface, pouvoir appr�cier ainsi en partie leur caract�re.
Alphonaponor �tait un grand physionomiste, et il ne s'�tait jamais
tromp� sur ceux dont il avait jug� le caract�re et l'humeur d'apr�s
les signes ext�rieurs.... Oh! qu'il serait � d�sirer que le talent
d'Alphonaponor fut connu sur la terre!.... Alphonaponor! si tu pouvais
l'y introduire, tu lui donnerais plus que le Potosi. Le P�rou, le
Gange, le Mexique et les deux continens r�unis, n'offriraient pas
assez de tr�sors pour les d�poser � tes pieds.... Quelle couronne ne
m�riterait pas celui qui nous apprendrait � distinguer l'hypocrisie de
la v�rit�, la bonne foi de la perfidie et l'amiti� de l'indiff�rence!
Humanit�, tu aurais tout acquis!.... Que dis-je? respectons l'oeuvre
de la nature: n�s vicieux, ou du moins �lev�s au sein des vices et des
pr�jug�s, qui ont d�sorganis� nos ames, nous ressemblerions aux b�tes
f�roces: lorsque tout masque serait enlev�, il n'existerait plus de
digue, et nous nous d�vorerions tous.

Enfin il prit un de ses t�lescopes qui portait � plus de deux cent
lieues, les lunetiers de son globe ayant surpass� ceux de la terre.

Il le braqua sur la plan�te et sur l'h�misph�re septentrional, �tant
parti de la Lune � l'�poque o� elle �tait en conjonction avec lui.
Tout-�-coup il apper�ut un pays, dont il examina la position, et
qu'il reconnut, en se retra�ant ses anciennes observations, pour
l'Asie-Mineure.

D'un coup-d'oeil, il s'apper�ut que ces vastes r�gions avaient chang�
de ma�tres; de lois et d'usages, en contemplant l'aspect de ses
habitans, qu'il jugea r�duits au plus vil esclavage. Il n'arr�ta point
sa vue sur Bizance, qu'il jugea, encore avec raison, �tre la capitale
de l'empire du despotisme, et il chercha l'Hellespont. Bient�t il
d�tourna ses yeux en d�couvrant la Gr�ce qu'il ne reconnut qu'� sa
position, et il soupira en se retra�ant l'ancienne gloire de cet
empire dont il ne retrouvait pas un seul monument....

Il �tendit sa vue sur l'Italie; et ne vit en elle que l'ombre de ce
pays. Il se dit, en voyant la transformation totale de la Gr�ce et du
Latium: �Voil� o� ont amen�e l'ambition et l'amour de la guerre! Les
Grecs et les Romains �clips�rent toutes les nations de ce globe;
ces derniers les tinrent presque toutes sous leur joug; ils crurent
�terniser leur empire.... C�sars, que ne pouvez-vous repara�tre!
Quelle ne serait pas votre honte, en voyant les effets de votre faux
syst�me!� L'avilissement et l'impuissance qui na�t de lui; semblent
avoir an�anti � jamais, en ces lieux, le germe de toute grandeur....

Il cessa ses r�flexions; et, tournant le t�lescope vers la partie
septentrionale de l'Europe, il apper�oit de nombreuses arm�es couvrant
son territoire, et s'�tendant au dehors. Il entrevoit par-tout les
signes de son industrie. Jettant un coup-d'oeil sur les divers �tats,
il pensa que c'�taitent les nations qu'il d�couvrait, qu'il devait
conna�tre. �Ce petit coin de la terre, dit-il, me paroit aujourd'hui
le seul peupl�, et le seul redoutable. Observant quel est de ces �tats
le plus transcendant, il juge que c'est la France; et, appercevant sa
capitale, il se d�cide � descendre en son sein, apr�s avoir souri en
envisageant la position o� elle se trouve,[1] et en voyant le ruisseau
qui la traverse qu'il distinguait aussi ais�ment que s'il l'e�t
observ� du haut du Pont-Neuf.... Enfin il ordonne � ses �l�phans de
s'abaisser vers la France qu'il leur montre. Il quitte sa position
tranquille, apr�s avoir renferm� son t�lescope, et descend rapidement
sur ce pays.

Il entre bient�t dans l'horison de la terre, o� il est pr�t �
suffoquer, trouvant l'air plus dense, plus m�phitique que dans celui
de l'horison de la Lune, comme cela lui �tait arriv� dans son premier
voyage. Cependant il en est quitte pour trois ou quatre �clats de
toux, ainsi que ses �l�phans. Enfin il d�couvre Paris avec sa vue, et
il ordonne � ses �l�phans de ne pas descendre sur la Cit�: il craint
de porter l'�pouvante dans les esprits, et qu'on ne le prenne pour un
d�mon malfaisant; ayant eu occasion autrefois de juger, combien les
habitans de la terre sont enclins aux pr�jug�s, aux superstitions, et
� voir des choses surnaturelles dans les �v�nemens les plus simples et
les plus ordinaires.... Ce n'est pas une crainte personnelle qui le
dirige en agissant ainsi: Alphonaponor est sage; et le sage ne redoute
rien que la honte de lui-m�me et le cri de sa conscience.... Les
�l�phans qui devinent ses motifs, se h�tent d'ex�cuter son voeu.

Pendant qu'ils traversaient ce court espace, il pensa comment il
se conduirait si les peuples chez lesquels il descendait �taient
inhospitaliers, et comment, dans ce cas, il vivrait parmi eux. Il se
dit que s'ils �taient barbares, il saurait bien leur �chaper avec ses
�l�phans: quant � ses besoins, il r�fl�chit qu'il camperait s'ils lui
refusaient un asile. Il vit qu'il avait pour un mois de vivres avec
lui, et qu'� tout �v�nement, il remonterait � la h�te vers la Lune, ou
chercherait d'autres pays.

Enfin ils prennent terre � deux lieues de Paris, et sont accueillis
par nombre de villageois, qui, se persuadant que ce qu'ils voyaient
�taient des ballons et non des �tres anim�s, �taient accourus pour
f�liciter les voyageurs, qu'ils prenaient pour des habitans de leur
globe, et qui restent dans un �tonnement stupide et m�l� de terreur
lorsqu'ils voyent que la monture du voyageur est un v�ritable
�l�phant.... Ils sont pr�s de crier au miracle et de s'agenouiller
devant lui, lorsqu'Alphonaponor leur fait entendre par signes, car il
ne parlait point la langue, comme _Microm�gas_, par science infuse,
qu'il �tait homme comme eux, connaissant parfaitement l'art des
signes, qui n'est pas tout-�-fait inutile comme on l'a cru si
sottement autrefois,[2] leur fit concevoir qu'il venait de son pays,
c'est-�-dire de la Lune.

Bient�t il exer�a son talent de physionomiste, et il ne vit rien sur
la figure de ceux qui l'environnaient qui annon��t la barbarie. Il
s'avan�a, en per�ant le groupe des villageois qui l'entouraient, vers
une h�tellerie qu'il apper�ut, et o� il voulut �prouver si ce peuple
�tait hospitalier: cette observation lui �tait n�cessaire avant
d'entr�e dans la capitale. Il savait qu'un seul homme pris dans le
coin d'un empire, � quelques modifications pr�s, qui tiennent aux
usages et au climat, ressemble � la masse de la nation.

Il entra dans l'auberge dont on lui ouvrit les portes avec respect, et
on lui offrit � d�ner � table-d'h�te, car c'�tait l'heure du repas,
lorsqu'il eut enferm� ses �l�phans dans la cour, et qu'il les eut
nourris et abreuv�s. Il accepta et se mit � table, o� il fut combl� de
politesses par tous ceux qui s'y trouvaient, et qui �taient muettes,
aucun d'eux n'entendant sa langue, ni le grec qu'il parla, esp�rant
que dans le nombre quelqu'un l'entendrait. (Il l'avait appris dans
son ancien voyage.) Ce fut en vain.... Enfin, il fut satisfait des
�trangers qui se trouvaient avec lui, et se crut transport� dans les
environs d'Ath�nes, en d�couvrant la m�me urbanit� dans les hommes
qu'il rencontrait dans ceux de Paris. Il tira le plus heureux augure
sur le caract�re des fran�ais d'apr�s ce qu'il voyait. Il se dit
qu'une nation polie ne pouvait �tre m�chante, et qu'elle pouvait
avoir, tout au plus, des vices g�n�raux.... Alphonaponor jugeait assez
bien, comme on le voit: cependant j'aurais d�sir� qu'il se f�t laiss�
un peu moins s�duire par la politesse; et il aurait du distinguer
qu'elle n'est qu'un accessoire des autres vertus, et que, chez nombre
de peuples, elle n'est qu'un signe trompeur. Ce que je dis ne regarde
point ma nation, � qui on ne pourra jamais refuser le caract�re de
douceur et de bienveillance envers les �trangers. Ses ennemis sont
forc�s de lui rendre cette justice; et le philosophe, tout en
attaquant ses d�fauts, doit s'attacher � proclamer ses qualit�s.

Lorsqu'Alphonaponor eut d�n�, il voulut partir pour la capitale, et
il l'annon�a par signes � son h�te. Celui-ci lui apporta aussi-t�t la
carte. Voyant que le voyageur ne le comprenait pas, il lui montra une
pi�ce d'or, en lui faisant entendre qu'il fallait lui en donner une
semblable. Alphonaponor lui ayant fait signe qu'il n'en avait point,
l'aubergiste se montra m�content, et sembla le menacer d'arr�ter ses
�l�phans.... Alors le Voyageur, qui comprit sa menace, se dit en
lui-m�me: �Je vois qu'en ce lieu l'or fait tout comme en Gr�ce et �
Rome.� c'est une �pid�mie qui para�t n�e avec ce globe, et qui s'y
propage par-tout comme la peste. Quelle-est donc cette manie de tout
immoler � ce morceau de boue? Je plains cette nation de n'�tre pas
hospitali�re, et de suivre le mauvais exemple. Je crains bien que l'or
ne parvienne � �touffer en elle les vertus....

Apr�s avoir r�fl�chi un instant, il se rappela qu'il avait, outre ses
instrumens de physique, dont il ne se serait pas d�fait pour rien au
monde, e�t-il fallu combattre le village entier, des morceaux de cette
mati�re qui servaient � assolider les selles de ses �l�phans; et il
r�solut d'en d�tacher deux clous qu'il voulut donner � l'aubergiste.
Ce dernier n'avait pu les voir, les selles �tant couvertes par
d'immenses housses qui les enveloppaient.

Enfin Alphonaponor, qui, � tout prix, ne voulait pas �tre en reste
avec personne, d�tacha deux clous de ses harnais, et les donna �
l'h�te, qui les re�ut avec m�fiance, et ne le laissa partir que
lorsqu'il eut fait passer les deux morceaux d'or dans les mains des
autres voyageurs, et qu'il fut convaincu qu'il �tait pay�. Sans doute,
il aurait du �tre satisfait; Alphonaponor n'ayant pas fait la d�pense
r�elle de trente sols, car il n'avait mang� que du pain et des
l�gumes, et il lui donnait pour plus de six louis pesans de cette
mati�re. Cependant l'aubergiste parut ne point l'�tre, l'or n'�tant
pas monnoi�. Cette esp�ce d'homme, Alphonaponor en aurait fait
la r�flexion s'il l'eut connue, est la plus bizarre et la plus
intraitable qui soit sur la terre.

Enfin le voyageur monta sur son �l�phant, et prit au grand trot le
chemin de Paris, en se disant que, dans la Lune et tout �tat bien
polic�, un voyageur ne serait pas oblig� de d�clouer ses harnois pour
payer le plus modique des d�ners et l'abri de ses montures; et
il offrit un hommage aux grecs, dont il exalta l'amour de
l'hospitalit�....

Il examina avec �tonnement, dans sa route, les murailles de boue qui
ceignaient ou bordaient les villages. Lorsqu'il en vit form�es avec
des ossemens, le d�go�t le saisit; et il se dit: �il n'est pas
possible que cette ville soit ce qu'elle m'a paru avec mon t�lescope;
ou bien la bizarrerie le bon et le mauvais go�t se sont associ�s pour
la construire....

Le trot de ses �l�phans �quivalant au moins au galop des chevaux
barbes, il arriva dans quelques minutes aux portes de la capitale. Il
franchit les barri�res, en n'�coutant pas les commis qui semblaient
vouloir sonder le ventre de ses �l�phans, il s'avan�a dans le
fauxbourg St-Marceau ... �m'y voici enfin, dit-il: mais tout-�-coup il
se frotta les yeux, et crut dormir, lorsqu'il apper�ut les masures qui
composent ce fauxbourg, ses rues �troites, sales, qu'il regarda comme
des ruelles; et il s'�cria: �je m'abuse; je ne suis pas � l'entr�e
de cette grande cit�: ordinairement un beau palais a un p�ristile
majestueux.... Cependant, apr�s s'�tre ralli�, il vit qu'il �tait
dans un des fauxbourgs de la capitale. Il fit, dans sa pens�e, la
comparaison des magnifiques rues qui conduisent au centre de la
capitale de la Lune, et il pensa que le satellite est bien au-dessus
de la plan�te.

Il poussa plus loin. Apr�s avoir grimp� un monticule escarp�, et
aussi mal entour� que l'entr�e du faubourg, o� il ne d�couvrit pas
l'industrie accompagn�e de l'aisance, il arriva en face du Panth�on.
Il s'arr�ta � son aspect, et se dit: �voil� un b�timent qui offre un
bel aspect.� En m�me-tems il ne put s'emp�cher de rire en observant
ses alentours. �Oh! s'�cria-t-il, c'est de la dorure sur un manteau de
drap d�chir�!� Il s'avan�a vers le petit tertre, qu'on nomme place,
pour l'observer, et il r�fl�chit qu'il fallait que celui qui avait
donn� l'id�e de placer ce monument en ce lieu f�t un insens�. �C'est
pour les habitans de la Lune et les voyageurs qu'on a voulu le
construire, et non sans-doute pour les habitans de la Cit�!�
s'appercevant que dans l'endroit o� il est plac�, il n'est apper�u
d'aucun point de la ville, et que les Parisiens ne peuvent le voir que
lorsqu'ils sont en route, il s'interrogeait, en se disant: �Pourquoi
sont faits les monumens dans une ville?� Pour frapper � chaque instant
les regards de ceux qui l'habitent; pour leur donner une id�e de
leur grandeur, de leur g�nie, et pour concourir sur-tout � l'utilit�
publique. Pour cela il faut qu'ils soient en harmonie avec la cit�....
J'entrevois que l'harmonie est m�connue en ces lieux, quoiqu'elle soit
la base sur laquelle le bon et le beau s'�tablissent.... Combien ce
monument fait ressortir la laideur de ce qui l'entoure!�

Il s'avan�a jusqu'au centre de la ville, suivi d'une multitude de
personnes qui, � l'aspect de ses �l�phans, de sa figure et de son
costume, s'�tait rassembl�e autour de lui, et qui grossissait sans
cesse. Les atteliers, les magasins, tout �tait abandonn� d�s qu'on
l'appercevait: on se heurtait, on s'injuriait, on se battait pour
l'approcher de plus pr�s. Alexandre, en entrant � Babylone, n'eut
pas une escorte aussi nombreuse qu'il ne l'eut avant d'arriver au
Pont-Neuf. Alphonaponor ne se d�concerta point en voyant cette cohue:
il continuait m�me ses soliloques, en se disant: �je vois que je suis
chez un peuple qui immole jusqu'� ses travaux � la curiosit�. Si ce
n'est pas une preuve de sagesse, du moins ce n'en est pas une de
m�chancet�. Le curieux est l�ger; l'homme l�ger n'a pas la force de
nuire. Cependant il ne pouvait concevoir que deux �l�phans, dont on ne
voyait pas les a�les, qui �taient cach�es sous leurs housses, ce
qui, selon lui, aurait pu piquer l'attention, pussent exciter un tel
enthousiasme. Quant � sa personne, il ne pensait pas qu'elle d�t
para�tre extraordinaire. Il portait une robe longue, � peu pr�s faite
comme celle des Grecs, et, sur son visage, il ne d�couvrait aucun
trait qui fut diff�rent de ceux de ce peuple.

Lorsqu'il fut arriv� au Pont-Neuf, il jetta sa vue sur les b�timens
qui bordent la rivi�re, notamment sur le Louvre, dont il appercevait
la colonade et qu'il analysait d'un coup-d'oeil; et il dit: �on trouve
ici les arts; mais encore un d�faut d'harmonie. Quel est donc l'aspect
de cette colonade? Ne peut-on la contempler qu'en oblique?.... Son
imagination commen�a � s'�gayer, en trouvant au moins un aspect de
cit�.

Pendant qu'il faisait ces observations, le concours augmentait autour
de lui; et, comme il s'�tait arr�t� pour contempler le Louvre, il vit
qu'il lui �tait impossible de percer la foule, qui l'avait enti�rement
cern�, qu'avec la plus grande difficult�. Il aurait bien pu faire une
trou�e; il n'avait qu'� dire un mot � ses �l�phans, et tout aurait �t�
renvers� et dispers� en un clin d'oeil: mais il portait � l'exc�s:
l'humanit�, et la politesse qui �mane d'elle, il se serait laiss�
fatiguer et froisser pendant une heure, avant d'�craser le plus petit
des �tres. Ses �l�phans se conduisaient de m�me, ces animaux �tant
de la trempe de ceux de notre globe, qui, on le sait, sont amis de
l'homme.

Enfin il parvint � se d�gager sans occasionner aucun d�sastre, et
aussi-t�t il chercha de ses yeux une h�tellerie: l'enseigne qu'il
avait vue sur celle du village o� il avait d�n� lui avait appris �
les distinguer. N'en appercevant point, et pr�sumant que, dans une
population semblable, il se trouverait peut-�tre quelqu'un qui
parlerait le grec, il s'adressa au peuple en cette langue. Il ne fut
point compris. Alors il employa l'usage des signes, et il le fut.
Chacun s'empressa de les conduire dans un h�tel de la rue de Lille,
o�, malgr� l'�normit� de la porte coch�re, il ne fit entrer qu'avec
peine ses �l�phans, qu'il fut oblig� de laisser dans la cour, qui
suffisait tout au plus � l'�tendue de leurs a�les, malgr� que la
nature, qui sait tout envisager et tout pr�voir, les e�t faites
comme celles des chauve-souris, et encore avec plus d'art. Elles se
repliaient verticalement et horisontalement � la fois; ce qui les
r�duisaient � peu pr�s � la longueur de celles des aigles, en
proportion de leur corps.

Il entra dans l'h�tel apr�s avoir donn� ses soins � ses animaux, et
sans les d�charger: ce qu'il avait vu, lui faisait augurer qu'il ne
resterait pas long-tems dans cette ville. Il croyait d�j� conna�tre la
nation qu'il visitait: d'ailleurs, il voyait que ses �l�phans seraient
tr�s-mal dans cette cour. Heureusement qu'on se trouvait dans la belle
saison.

En entrant dans l'appartement qu'on lui donna, il montra la plus
grande surprise. Il lui parut encombr� de meubles, et il chercha
comment il pourrait s'y remuer. �A quoi bon tant de meubles, dit-il
en lui-m�me, n'est-ce pas assez de ceux qui sont n�cessaires? Ces
chambres pourraient porter ais�ment le nom de magasin, car elles en
repr�sentent un....� s'arr�tant ensuite sur les ornemens, il jugea
que leur multitude les d�paraient; et il s'�cria: �trop d'ornemens
fatiguent la vue; il y a une borne m�me dans le beau.� Il consid�ra le
lit, et sentant le duvet qui �tait entre les matelats, il vit qu'il
�tait chez un peuple ami de la mollesse. Il tira une cons�quence
singuli�re de cette d�couverte, et il se dit: �comment, celui qui
couche dans ces lits peut-il, s'il voyage ou s'il fait la guerre,
car je m'apper�ois que ce peuple l'aime ainsi que les Grecs et les
Romains, coucher sur la terre humide, ou rester expos� aux intemp�ries
de l'air? Ce peuple doit �tre sujet aux plus grandes maladies, � cause
de la froideur et de l'humidit� de son atmosph�re: il est impossible
de passer de l'extr�me chaleur que procurent ces lits, � un extr�me
froid sans s'en ressentir: l'habitant de ma plan�te, quoique plus
vigoureux que celui de la terre, je n'en puis douter d'apr�s les
efforts que j'ai vus faire ici pour lever les plus faibles fardeaux,
n'y r�sisterait pas.... Il chercha envain s'il y avait un bain dans la
maison. L'appartement qui contient le bain est un des plus essentiels
des maisons des habitans de la Lune; et sans doute il devrait l'�tre
aussi des n�tres; la propret� devant l'emporter sur la magnificence.
N'en trouvant point, il pensa qu'il ne lui restait qu'� se coucher. Il
ne voulut point se mettre dans le lit, o� il appr�henda d'�touffer de
chaleur. Ayant pris une peau d'orignal, car il s'en trouve dans la
Lune, et qui lui servait dans ses voyages, il se coucha dessus, apr�s
l'avoir �tendue sur le plancher, et s'endormit aussi-t�t.

A son r�veil, qui fut tr�s-prompt, car il ne dormait ordinairement que
trois heures; (on conna�t ses id�es sur le sommeil), deux hommes qui
�taient dans la foule qui l'avait escort� jusqu'� l'h�tel, et qui
avaient distingu� que c'�tait l'ancien grec qu'il parlait, se
pr�sent�rent � lui pour lui offrir leurs services. Ceux-ci �taient des
ma�tres de langue grecque. Ils lui parl�rent, ou crurent lui parler
cet idiome. Alphonaponor ne comprit que quelques mots de leur
discours, et sur tout ceux o� ils lui disaient qu'ils �taient ma�tres
de grec. Rien n'�gala l'�tonnement du lunian. Il parut stup�fait
lorsqu'il envisagea qu'il ne pouvait les comprendre. Cependant, se
dit-il, j'ai su le grec; j'en appelle � Aristote et � Socrate avec qui
j'ai convers� dans cette langue, et qui s'y connaissaient sans doute.
Je suis s�r aussi de ne l'avoir pas oubli�: je porte une m�moire o�
tout se grave comme sur l'airain: Je pourrais r�p�ter, mot pour mot,
les discours qu'ils me tinrent � l'�poque o� je les connus. Il pensa
alors, et avec raison, que ceux qui s'annon�aient comme des ma�tres de
l'ancien grec, �taient des ignorans qui ne le connaissaient point;
et il les cong�dia, en conservant l'espoir d'en trouver de plus
instruits. Ayant tout-�-coup r�fl�chi que, puisque ceux-ci avaient �t�
reconnus pour ma�tres, il fallait qu'il exist�t une erreur g�n�rale
sur cette langue, il revint sur son id�e, et son esp�rance, de se
faire entendre, s'an�antit.

Le m�me jour, il eut encore occasion de voir huit ou dix de ces
professeurs de grec, habill� � la moderne, et il n'eut pas lieu d'�tre
plus satisfait. Cependant, avant la nuit, il en vint un, qui fut le
dernier, et qui frappa Alphonaponor par l'ensemble de ses traits. Il
crut y d�couvrir quelques signes de l'ancien grec, dirig� par son
grand art sur la physionomie. Celui-ci se fit entendre, parce qu'il
parla la langue d'Aristote, quoique d'une mani�re assez confuse. Enfin
Alphonaponor avait trouv� en lui ce qu'il lui fallait; c'est-�-dire,
un truchement.... Que ceux qui ont voyag�, et qui se sont trouv�s dans
la situation o� �tait notre h�ros, jugent qu'elle dut �tre sa joie en
ce moment. Il embrassa l'homme qui lui parlait, et lui ayant racont�
en deux mots qu'il �tait sujet du roi de la Lune, il voulut savoir
pourquoi on se disait ma�tre de grec � Paris, lorsqu'on n'entendait
point cette langue. Apr�s que le personnage lui eut appris qu'il �tait
un descendant des Grecs, voyageant lui-m�me en France, et que l'idiome
des anciens avait �t� conserv� comme un d�p�t sacr�, de p�re en fils,
par ses ayeux, qui le lui avait transmis; tandis que ses compatriotes
avaient substitu� � ce langage harmonieux le jargon le plus barbare;
il lui dit que c'�tait une manie des Europ�ens de parler grec, et de
vouloir corriger les anciens grecs eux-m�mes. Il ajouta qu'il n'avait
pas trouv� encore un seul savant qui l'expliqu�t correctement, et il
dit que les plus habiles lui avaient fait modestement l'aveu de leur
insuffisance.

Alphonaponor, tr�s-satisfait de la d�couverte d'un descendant de ses
anciens amis, le pria de s'associer � lui pendant son s�jour � Paris,
qu'il dit devoir �tre fort court.... Le grec, qui �tait un homme
raisonnable, qui, sage et �clair� comme Anacharsis, voyageait encore
pour s'instruire, et qui avait jug�, aux premiers mots que lui avait
dit Alphonaponor, et � son air simple et plein de dignit�, que son
ame poss�dait l'�l�vation, que son esprit �tait �clair�; et qu'il
connaissait les grands devoirs de la soci�t�, acc�da � son voeu avec
joie, et lui promit de ne pas le quitter tant qu'il resterait en
France: il consentit m�me, d'apr�s l'invitation d'Alphonaponor,
d'habiter d�s le jour m�me avec lui.... Lorsque deux hommes ont une
mani�re de penser �gale, lorsqu'ils marchent au m�me but, une liaison
�troite est bient�t form�e; c'est ce qui arriva eutre le grec et le
lunian.

Ils commenc�rent � s'entretenir sur la patrie de Socrate. Alphonaponor
fit l'�loge des philosophes qu'il avait connus, et que _Marouban_
(ainsi se nommait le grec) connaissait par tradition. Ensuite
ils s'entretinrent de l'Europe, que, Marouban, exact et profond
observateur, fit conna�tre au lunian sous le rapport de ses lois, de
ses moeurs il lui parla de la politique dont les souverains ont voulu
faire un lien entr'eux, et sur laquelle ils ont �tabli ce qu'ils
appellent syst�me de balance, ou mobile d'�quilibre de pouvoir;
syst�me qu'il dit n'avoir exist� que dans la t�te des souverains ou
de leurs ministres. Il crut le prouver en faisant l'histoire de leurs
guerres, et montrant le tableau des renversemens successifs des �tats,
tant garantis que non garantis par ce pr�tendu pacte.

Enfin ils allaient s'entretenir sur la France, lorsque des cris
per�ans qu'ils entendirent dans la cour annonc�rent un �v�nement
extraordinaire. Ils coururent aux fen�tres, et quel fut leur
�tonnement lorsqu'ils virent un homme que les deux �l�phans avaient
encha�n� avec leurs trompes, qu'ils serraient de mani�re � l'�touffer,
et sur-tout lorsqu'ils appercurent que celui-ci tenait un des vases
avec lesquels Alphonaponor les abreuvait. Le lunian d�couvrit
aussi-t�t le myst�re de l'aventure. Il dit � Marouban que sans doute
cet homme �tait un voleur qui avait voulu d�rober la coupe, et que les
�l�phans le tenaient prisonnier jusqu'� son arriv�e. Il ajouta qu'il
lui �tait arriv� une aventure �-peu-pr�s semblable en Gr�ce, ce qui
lui faisait faire ce rapprochement....

En effet, �tant descendus aussi-t�t, ils apprirent par la bouche m�me
de ce mis�rable, qui avoua son crime pour se soustraire � la question
terrible o� le mettaient les deux animaux, qu'il avait eu ce dessein.
Alphonaponor s'�tant approch�, les �l�phans l�ch�rent, � sa voix, le
personnage; mais ce ne fut que lorsqu'ils virent la coupe dans les
mains de leur ma�tre.

Alphonaponor demanda alors � Marouban ce qui avait pu porter cet
homme � voler ce vase. Le grec l'ayant examine avec �tonnement et
admiration: �Comment, s'�cria-t-il, vous vous en �tonnez? Parce que
ce vase est, en ces lieux, un tr�sor. Apprenez qu'il vaut une somme
immense: il est form� d'un diamant. Je m'y connais: mes compatriotes
sont devenus malheureusement tr�s-experts dans la connaissance de
cette mati�re, et j'ai �t� � port�e de l'appr�cier en vivant avec eux.
Sans doute, le voleur s'y conna�t aussi....� C'est un cristal de ma
plan�te, lui r�pondit le lunian; et nous n'y mettons de prix qu'en
raison de sa duret�, c'est ce qui nous le fait choisir pour nos vases
de voyage. Je m'�tonne qu'en ces lieux on le regarde comme un tr�sor.
Je me rappelle cependant que je vis en Gr�ce de ces cristaux auxquels
on mettait un grand prix. Je l'avais oubli�, comme je le fais de
tout ce qui tient � la pu�rilit�.... �Je n'aurais pas cru que cette
bizarrerie eut �t� transmise aux Fran�ais.�--�Ces objets sont
envisag�s de m�me en tous les lieux polic�s de la terre, r�pondit
Marouban: le diamant rivalise avec l'or, et �quivaut au signe
mon�taire; il le repr�sente m�me. Avec le prix de ce vase vous
pourriez traverser toute notre planete; car je suppose qu'il vaut au
moins quarante millions de livres.� Il lui expliqua ce qu'�tait
un million ou ce qu'il repr�sentait, vu les besoins de la vie.
Alphonaponor lui dit qu'il ne s'en serait pas dout�, et qu'il ne
concevait pas la manie extravagante des habitans de la terre, de
donner un prix inconcevable � des objets qui n'avaient point de valeur
au fond, et qui ne pouvaient �tre mis en balance contre un seul �pi de
bl�.

Marouban lui observa alors qu'il devait cacher le vase, et les autres
objets de nature semblable qu'il pourrait avoir, en lui faisant
entrevoir qu'il courrait le risque d'�tre �gorg� avec ses �l�phans, au
sein m�me de la ville, si on apprenait qu'il les possed�t. Le lunian
se r�cria, en disant: �il n'y a donc pas de loix en ce pays qui
veillent sur les jours des �trangers et de ses habitans?�--Il y en
a, r�pondit Marouban; mais elles sont presque toujours impuissantes
contra le crime. Il se propage d'une mani�re effroyable, et, quoiqu'on
fasse, on ne peut parvenir � l'extirper, parce que ses racines sont
tr�s-profondes. Elles tiennent jusqu'au fond des coeurs, o� elles sont
attach�es par l'immoralit�, par l'avarice et l'�go�sme qui prennent
chaque jour plus de puissance.... Alphonaponor fut rempli de surprise
en entendant ces mots, et il dit au grec que dans sa plan�te on
n'avait jamais vu un �v�nement semblable.... �Comment, r�partit
Marouban, dans la Lune on ne conna�t point les voleurs?�--Non,
r�pondit Alphonaponor, parce qu'on ne met du prix � rien qu'� la
vertu, et que l'infamie est r�serv�e � celui qui la m�conna�t....�
Marouban fut extasi�. Il allait questionner le lunian sur la
constitution morale de l'empire de la Lune, lorsque l'h�tel fut
tout-a-coup assailli par une foule de curieux qui demand�rent
� Alphonaponor l'avantage de l'entretenir. Comme son but �tait
d'appr�cier � la h�te cette nation, il pensa qu'il devait parler
� tout le monde, et il permit d'entrer, en priant Marouban de lui
transmettre les discours des personnages.

Parmi ceux qui parurent, �taient un anatomiste et un m�decin. Ils
venaient, l'un pour examiner s'il �tait organis� comme les hommes de
la terre, car on avait d�j� su qu'il descendait de la Lune, et le
m�decin voulait conna�tre pourquoi il portait un teint si fleuri et
une constitution si robuste. En effet Alphonaponor �tait la sant� en
personne: quoiqu'�g� de plus de deux mille ans, il ne paraissait �tre
que dans l'�ge de virilit�; et tout indiquait en lui le temp�rament le
plus fort. Le m�decin voulait apprendre, en outre, si on connaissait
dans la Lune la catalepsie, l'apoplexie, la go�te, et notamment la
maladie qui fut, dit-on, le fatal pr�sent de Colomb; mais qu'on trouve
sur notre h�misph�re, sous le nom de l�pre, dans les tems les plus
recul�s ... Il voulut enfin savoir s'il y avait des m�decins dans la
Lune, et quelle influence ils y avaient.

Apr�s divers complimens, dont les m�decins sont moins avares que de
bons rem�des et de gu�risons, il expliqua le motif de leur visite,
en faisant entrevoir, par un exc�s de gloriole, que cela tenait �
l'int�r�t g�n�ral; et il fit ses questions au lunian... Celui-ci
r�pondit � l'anatomiste: �Je suis dou� d'intelligence; l'�tes-vous?
�tes-vous raisonnable? Dans ce cas vous me ressemblez au moral. Quant
au physique; je mange, non des animaux que vous appelez boeufs, mais
d'une farine �gale � la v�tre; comme vous je dig�re et je fais toutes
mes fonctions: j'ai donc un estomac, des visc�res, des intestins. Ma
configuration est la m�me que la v�tre, � tr�s-peu de chose pr�s, car
j'ai des yeux, des mains, des jambes, des pieds, etc. Vous n'avez, de
votre c�t�, aucune observation � faire sur moi qui soit avantageuse an
g�n�ral....� Se retournant alors vers le m�decin, il lui dit: �Nous ne
connaissons ni la catalepsie, ni l'apoplexie, ni la go�te, ni ce que
vous nommez le pr�sent de _Colomb_, dont je vous prierai ensuite de me
faire conna�tre la nature; et cela, parce que nous ne faisons aucun
exc�s, et parce que nous n'avons point de m�decins. Je me rappelle
avoir entendu parler de la go�te en Gr�ce, et je m'apper�us que ceux
qui en �taient afflig�s �taient des hommes intemp�rans, et qui ne
savaient pas se servir de leurs jambes. Je r�fl�chis qu'un rouage
s'enraye, si son frottement est suspendu avec sa rotation; et
j'expliquai alors math�matiquement la cause de la go�te. Si nous ne
l'avons point, il y a encore pour raison que nous ne nous servons que
tr�s-rarement de chars dans notre plan�te; c'est un supplice pour nous
que de nous y faire entrer. Nous savons que la nature nous a donn� des
jambes pour en faire usage, et que c'est de leur action continuelle
que doit na�tra l'�quilibre de nos humeurs....�

�Comment, dit le m�decin, profitant d'une petite pause que fit le
voyageur, vous avez banni notre art de votre planete? Cependant il est
certain qu'il est utile dans une infinit� de cas. R�pondez: y a-t-il
jamais eu des m�decins? Peut-�tre vous ne les connaissez pas....�

�Pour le malheur de nos habitans, r�pliqua Alphonaponor, il s'y en
introduisit, qui attestaient avec arrogance pouvoir d�sarmer la
mort m�me, et la firent triompher pendant le peu de tems qu'ils y
rest�rent. On aurait dit qu'elle les avait choisis pour ses agens, et
qu'elle les dirigeait. C'�tait des charlatans dont l'ignorance �tait
masqu�e par l'orgueil et l'audace. Nos loix en firent bient�t justice
en les proscrivant. Nous n'avons pourtant pas m�connu et an�anti
tout-�-fait votre art: nous savons qu'il faut quelquefois aider la
nature; et nous avons conserv� quelques hommes qui s'en occupent nuit
et jour. Ces hommes sont pay�s par le gouvernement. On conna�t leur
extr�me prudence, leur moralit� et leur exp�rience; ainsi lorsqu'on
les consulte, c'est un p�re et un �tre bienfaisant � qui l'on
s'adresse. Ils ont rendu de tr�s-grands services; aussi les avons-nous
entour�s de la plus haute consid�ration. Nous ne les appelons point
m�decins; mais des sages....� Alors il revint sur sa question relative
au pr�sent de Colomb. Le m�decin, qui avait �t� d�concert�, et qui
s'�tait rassur� ensuite en pensant que jamais on n'imiterait les
habitons de la Lune ici bas, v� que le m�me esprit de sagesse ne
pouvait s'y �tablir, lui dit, apr�s lui avoir fait un tableau des
effets de cette maladie, qui fit frissonner d'horreur Alphonaponor,
qu'elle avait �t� apport�e d'Am�rique lors de la d�couverte de ce
continent.... �Eh! quel diable alliez-vous faire en Am�rique pour
y chercher un fleau si redoutable? N'aviez-vous pas assez de la
catalepsie, de la go�te et de l'apoplexie, sans vous mettre en butte �
des maux encore plus terribles: on dirait que celui qui dirigea cette
op�ration, �tait un des charlatans de la Lune, qui voulait couvrir
votre globe de cette l�pre pour pouvoir se rendre n�cessaire, et faire
triompher son ignorance et son art fatal....� Marouban lui ayant dit
que l'app�t de l'or avait �t� la source de ce malheur, le lunian
s'�cria avec le ton de l'indignation: �Terrestriens, vous m�ritez
votre sort! Quand on s'agenouille devant une idole si vile, on m�rite
de recevoir de sa divinit� les plus funestes pr�sens.

Le m�decin, qui avait �t� �tonn� en lui entendant dire qu'il avait
v�cu deux mille ans, lui t�moigna sa surprise sur ce qu'il annon�ait,
et lui dit qu'il lui semblait qu'il n'�tait pas dans la nature de
l'homme de vivre si long-tems.... �Cela peut �tre vrai pour les
habitans de la terre, r�pondit Alphonaponor, quoique, d'apr�s ce que
j'appris autrefois en Gr�ce: il soit certain qu'il d�pend de vous
de vivre un si�cle ou beaucoup plus sur votre globe[3]. Quant aux
habitans de la Lune, ils vivent ce tems parce qu'ils fut organis�s
diff�remment, parce qu'ils habitent dans un horison moins impur que
celui de la terre, parce que leur nature n'est point d�g�n�r�e, parce
que le germe de la vie n'est pas empest� comme chez vous dans sa
source, et parce que nous ne faisons pas, chaque jour, comme les
Terrestriens, tout ce qu'il faut pour nous d�truire. Nous avons confi�
le soin de notre vie � la sobri�t�, � la temp�rance et au travail:
ce sont eux � qui nous sommes principalement redevables de notre
conservation. Je pourrais trouver sur votre globe des exemples
physiques, qui vous prouveraient combien une organisation vicieuse est
pr�s de l'an�antissement. Ne voyez-vous pas des arbres, dont le germe
est alt�r�, p�rir en un instant; tandis que d'autres, de la m�me
esp�ce, durent des mille ann�es. J'ai fait ces observations dans la
for�t de Dodone, en Gr�ce. Elle est applicable aux Terrestriens et aux
Lunians.... Habitans de la Terre, n'accusez point la nature qui a fait
tout pour vous; mais vous seuls qui, par vos vices et votre mauvais
r�gime, pr�parez votre destruction; et vous engloutissez, comme des
insens�s, dans le gouffre de la mort que vous pourriez �viter si �tiez
plus sages.

Lorsqu'il eut parl� au m�decin, un troisi�me personnage, qui �tait
pr�sent, lui demanda pourquoi il avait pris pour monture des �l�phans,
en observant que la lourdeur de ces animaux devait retarder sa
marche; et s'il n'y avait pas des animaux a�l�s plus l�gers dans
sa plan�te.... Le lunian lui r�pondit qu'il y en avait; mais que
l'intelligence de l'�l�phant l'a fait pr�f�rer chez eux � tout le
reste. Que sont, s'�cria-t-il, la grandeur, la grosseur et les autres
qualit�s math�matiques, lorsqu'il s'agit de l'intelligence. Il me
para�t, ajouta-t-il, qu'on ne l'a pas bien appr�ci�e sur ce globe; et
qu'on s'attache � l'�corce et non au corps. A peine ceux-ci �taient
sortis qu'un concours de femmes se pr�sente � la porte, et entoure
l'h�tel. Toutes demandaient � voir l'habitant de la Lune; et l'on
d�couvrait dans leurs yeux un d�sir, qui e�t pu �tre interpr�t� d'une
mani�re tr�s-maligne, m�l� � la curiosit�. Marouban ayant instruit
Alphonaponor de leur demande, l'engage � les faire entrer. �Cela vous
amusera, dit-il, et peut-�tre vous prendra-t-il envie d'�prouver ce
qu'on vaut en amour sur notre globe.�

--�J'ai une femme dans la Lune, que j'idol�tre, r�pondit Alphonaponor;
ainsi je ne ferai rien pour les habitantes de la terre, dussai-je
trouver ici l'�gale de la V�nus des Grecs pour la beaut�. Cependant
voyons-les. Je m'instruirai au moins aupr�s d'elles: quoiqu'on en
dise, je sais qu'on apprend toujours quelque chose aupr�s des femmes.

Marouban les ayant faites entrer, elles se montr�rent extasi�es
en d�couvrant la bonne mine, la fra�cheur, en un mot la beaut�
d'Alphonaponor, et sur-tout l'extr�me politesse avec laquelle il
les re�ut; car les femmes sont tr�s-susceptibles de s'attacher � la
politesse; elle la comptent m�me trop souvent pour ce qu'elle ne vaut
pas.... Enfin elles s'assirent, et comme elles �taient presque toutes
jeunes et jolies, elles lanc�rent � l'envi des oeillades sur le
voyageur. Les minauderies ne furent pas �pargn�es, et chacune forma
l'espoir de voir le lunian lui jeter le mouchoir. Cette pr�tention
commune dut exciter entr'elles des d�bats qui ne se manifest�rent que
par des regards; mais qui dirent beaucoup � Alphonaponor: ils lui
firent juger combien les femmes pr�tendent � r�gner sur les hommes sur
notre globe. Il s'en apper�ut sur-tout lorsqu'il s'adressa � certaines
d'entr'elles, qu'il parut distinguer.... Mais nulle de ces femmes
ne devait obtenir de lui d'autres �gards; et il les cong�dia en
redoublant de politesse. Il y parvint avec la plus grande peine; elle
paraissaient vouloir toutes s'�tablir dans son h�tel[4].

D�s qu'elles se furent retir�es, le lunian t�moigna son �tonnement de
voir ces femmes v�tues comme les anciennes grecques. �D'o� vient cette
singularit�? dit-il; j'ai cru un instant me trouver � Ath�nes....�
Marouban lui r�pondit que la folie de la mode avait introduit ce
costume en France, et il dit qu'au moins le bon go�t y avait gagn�. En
m�me tems il fit observer � Alphonaponor que ce costume �tait oppos�
au climat de Paris, et il lui pr�dit qu'il nuirait autant � la
population que la guerre. Il ajouta que tout annon�ait que les femmes
ne l'abandonneraient point, parce qu'elles croient qu'il leur est
avantageux, et qu'il tend � r�veiller les d�sirs des hommes, qu'elles
jugent tr�s-enclins � s'engourdir.... �Ces femmes ne connaissent pas
leurs int�r�ts, r�pondit Alphonaponor. Outre que toutes ne gagnent
pas � montrer leurs formes, comme je m'en suis apper�u en envisageant
plusieurs de celles que nous venons de voir, elles devraient savoir
que l'imagination pare la beaut� lorsqu'elle est sous le voile.
L'illusion leur est alors favorable, au lieu que l'aspect de la
r�alit� la fait dispara�tre, et les d�sirs s'enfuient avec elle....�
Le lunian demanda aussit�t � Marouban quelle �tait la trempe morale
de ces femmes. �Je crois l'avoir appr�ci�e, dit-il, et je veux me
convaincre si je me suis tromp�....� Marouban, lui r�pondit: �je
ne vous instruirai jamais aussi bien que le fera une de ces femmes
elle-m�me. Prenez une ma�tresse parmi celles qui se pr�senteront
� vous, ne f�t-ce que pour trois heures, et vous conna�trez leurs
principes et leur but. Il s'en trouve de tr�s-aimables; vous serez
charm� d'en faire le rapprochement: la femme est ce qu'il y a de plus
attachant en ces climats. Par elle vous jugerez les hommes; car il y a
un grand rapport entre les deux sexes.�

�J'y consens, dit le lunian; fais-moi conna�tre une de celles que tu
dis aimables; je me plairai � converser avec elle. Je suis de ton
avis; leur conversation sert � juger des moeurs d'un peuple peut-�tre
mieux que tout autre objet. En outre, l'aspect d'une femme, de quelle
nature et pays qu'elle soit, nous est toujours plus agr�able que celui
d'un �tre de notre sexe; c'est une des plus grandes finesses qu'ait
employ� la nature pour former le rapprochement qui enfante l'harmonie
par la r�g�n�ration.�

Marouban se retira dans l'appartement qu'il avait pris dans l'h�tel.
Alphonaponor fut visiter et embrasser ses �l�phans[5], et annon�a
� l'un d'eux qu'il partirait le lendemain pour sa planete, voulant
donner de ses nouvelles � l'empereur. Apr�s cela il �crivit au roi de
la Lune ce qui suit.

    _Au roi de l'empire de la Lune._

    �Je suis dans le coin de la terre qui fut nomm� Gaule autrefois,
    et qui a pris le nom de France. J'ai trouv� un peuple poli, aimable,
    mais que tout m'annonce �tre le plus frivole de ceux qui habitent
    cette plan�te. J'ai d�couvert en lui une fiert� naturelle et une
    audace qu'on croirait oppos�e � son caract�re; mais la nature semble
    s'�tre plue � le former d'�l�mens contraires; enfin c'est le grec de
    l'Attique il y a deux mille ans. Comme il me para�t l'un des plus
    influens sur ce globe, je vais rester quelques jours chez lui; je
    verrai ensuite si je dois pousser plus loin. Je crois entrevoir que
    je n'eu aurai pas besoin: cette ville abonde d'�trangers; l'Europe
    enti�re s'y trouve r�unie. J'esp�re pouvoir h�ter ainsi mon retour.
    J'ai eu le bonheur de trouver un des descendans de Socrate et de
    Platon, dont je vous entretins au retour de mon voyage dans leur pays,
    et qui m�rit�rent votre estime; car ils ont fait l'ornement de ce
    globe, et ils auraient pu briller, par leurs vertus, dans le n�tre.
    Ce personnage me sert de guide et d'interpr�te. D'apr�s mes entretiens
    avec lui, et les notions qu'il m'a donn�es sur ce continent, le seul
    redoutable aujourd'hui, j'ai pens� que, quoiqu'il arrive, votre tr�ne
    et le sort de vos sujets, qui est plus pr�cieux pour vous que votre
    tr�ne, sont � l'abri. Vous avez seul l'�gide de a sagesse pour les
    couvrir, et contre lequel doivent se briser tous les efforts des
    habitans des plan�tes s'ils peuvent jamais se r�unir contre vous.
    Comme homme, �gal � vous, je vous salue; comme enfant, vous �tes le
    p�re de tous vos sujets, je vous embrasse.�

    ALPHONAPONOR.

Cela fait il se coucha. Son imagination, remplie de l'id�e de son pays
et des tableaux rians qu'il lui offrait sans cesse, fut livr�e aux
plus douces illusions. On pourrait dire, d'apr�s cet exemple et
d'apr�s cent mille autres, que le sommeil ne procure � l'homme ces
agr�ables impressions que lorsqu'il porte une �me d�gag�e du vice et
tourn�e vers la nature. Le sc�l�rat trouve l'inqui�tude et l'agitation
en son sein: le remords et la douleur s'attachent � l'homme pervers,
m�me � l'instant o� il semble dans les bras de la mort. Cette v�rit�,
je n'ose pas l'affirmer, ne serait-elle pas un pr�sage ou un signe
r�el du sort r�serv� aux m�chans daus l'�ternit�?....

A peine il fut jour qu'Alphonaponor descendit vers ses �l�phans, et
remit la lettre pour l'empereur de la Lune au plus �g� d'entr'eux, et
par cons�quent au plus exp�riment�. Ce voyage demandent beaucoup de
pr�cision de la part de l'animal; aussi envisagea-t-il sa prudence
comme n�cessaire. Apr�s lui avoir enjoint, en l'entretenant comme il
aurait fait un valet, de venir le rejoindre � Paris d�s qu'il aurait
rempli sa commission, ce qui, selon lui, devait �tre le lendemain au
soir, il le d�gagea de tout fardeau, et l'ayant conduit sur la place
de la R�volution, o� il pouvait seulement d�ployer ses ailes et
prendre son essor, il le vit s'�lever avec force et majest�, et
s'�lancer en ligne oblique dans l'horison de la terre, qu'il traversa
comme l'hirondelle la plus active... Il revint � l'h�tel d�s qu'il
l'eut perdu de vue, et le coeur un peu gros, de s'�tre s�par� de
son cher �l�phant. Quelque s�ret� qu'il e�t de la conservation de
celui-ci, il �tait attrist�. Nous ne voyons pas dispara�tre d'une
seule stade (ce fut la mesure terrestre qui s'offrit en image aux
yeux du lunian) l'objet qui nous est cher sans sentir notre �me �mue.
D'ailleurs, Alphonaponor avait sous les yeux les grosses larmes qu'il
avait vu verser � l'�l�phant lorsqu'il l'avait quitt�. Ces larmes
retombaient sur son propre coeur, et il se disait: �Quelle est la
puissance de la sensibilit�! Elle est telle que j'ach�terais de mon
sang les larmes que mon quadrup�de versait, et que je me ferais tuer
pour le sauver.� Cependant, r�fl�chissant que son devoir l'avait forc�
� s'en s�parer, et envisageant que toutes les douceurs, toutes les
jouissances et tous les biens doivent �tre immol�s au devoir, il calma
son coeur et revint dans l'h�tel o� il redoubla de caresses envers
l'autre animal, tant pour le consoler du d�part de son compagnon que
pour satisfaire son coeur.... Telle est la nature de l'homme, et de la
terre et de la Lune, de montrer plus d'affection pour l'objet qui lui
reste, lorsqu'un autre, qui lui est �galement cher, lui a �t� ravi.

A peine �tait-il rentr� dans son appartement, et avait-il rejoint
Marouban, que l'h�tel fut de nouveau assi�g� par les femmes. Les plus
pudiques t�chaient de se faire regarder par Alphonaponor, tout en ne
paraissant occup�es que de son �l�phant. Marouban lui fit consid�rer
cette tactique, qui indiquait la ruse naturelle � la femme, qui la
porte � montrer l'indiff�rence dans le moment o� elle est d�vor�e par
le d�sir. Alphonaponor s'�tant arr�t� sur ce qu'il lui disait, et
employant sa logique s�re et son art de physionomiste, conclut qu'il
ne se trompait point.... Marouban ayant envisag� au m�me instant une
de ces femmes, dit au lunian: �Voyez-vous cette jolie brune qui para�t
porter la vivacit� � l'exc�s, et dont les yeux p�tillent d'esprit,
je la connais; elle est aimable quoique extr�mement frivole. Je
vous conseille de la choisir pour celle que vous avez dessein
d'entretenir.�--�Soit, r�pondit Alphonaponor; autant celle-l� qu'une
autre: d'ailleurs son air et sa vivacit� ne me d�plaisent point.�

Alors abordant la dame avec Marouban, elle parut confuse et joua la
pudeur, dans le moment o� elle �tait anim�e par la joie, qu'excitait
en elle l'orgueil d'avoir fix� les regards d'Alphonaponor, et par
l'esp�rance de le rendre amoureux et de triompher de ses rivales, ce
qui est pour les femmes fran�aises, une jouissance plus grande que
celle occasionn� par l'app�t des plaisirs. Le lunian l'invita � entrer
dans son appartement. Elle parut s'y refuser. Alphonaponor allait
renoncer � la presser davantage, ayant l'habitude de ne jamais
contraindre personne: mais Marouban lui dit que cette petite fa�on
�tait un autre effet de la tactique qu'il lui avait fait conna�tre,
qui fait refuser d'abord par les femmes ce qu'elles ambitionnent le
plus.... Le lunian lui r�partit:

�Voil� une singuli�re bizarrerie, et qui s'allie bien � toutes celles
que j'apper�ois sur votre globe. Pourquoi faire des fa�ons lorsqu'on
a envie de quelque chose? C'est martyriser son coeur. J'entrevois que
jusqu'aux femmes tout est ici malheureux; et je d�couvre avec d�pit et
piti� que chacun aide � forger la cha�ne qui l'�crase.�

Enfin la dame �tant entr�e s'humanisa. Peu � peu la fausse honte
qu'elle avait fait para�tre disparut de son front, o� la gaiet� et la
folie reprirent la place qu'ils lui avaient un instant c�d�e. Bient�t:
banissant toute �tiquette, elle assaillit Alphonaponor de questions,
et avec une volubilit� et une curiosit� inexprimables; ce qui �tonna
d'abord le voyageur, mais finit par l'amuser beaucoup, et par
l'�clairer de plus en plus sur les moeurs de la nation chez laquelle
il se trouvait. �Dites-moi, mon cher lunian, qu'elle est l'influence
des femmes dans votre planete? Y sont-elles coquettes?� Pr�sumant
qu'Alphonaponor ne comprendrait pas le mot, ou que Marouban le
d�finirait mal; �c'est-�-dire, ajouta-t-elle, par p�riphrase, si elles
jouent le sentiment lorsqu'elles ne l'�prouvent point, comme on fait
en France, et si elles mettent leur gloire � inspirer de l'amour �
tous les hommes qu'elles rencontrent. Sont-elles mignardes dans les
momens o� elles veulent obtenir ce qu'elles d�sirent? Ont-elles des
vapeurs lorsqu'on ne fait pas ce qui leur pla�t? Se font-elles un
scrupule d'adjoindre des amans, � leurs �poux? Et dit-on dans votre
planete, pour justifier cet usage, que la monotonie est le fl�au de la
vie et l'antagoniste du bonheur? Enfin les maris sont-ils complaisans
comme sur notre globe, et sur-tout dans cette ville? font-ils accueil
aux amans de leurs femmes? et croiraient-ils donner dans le mauvais
ton s'ils se conduisaient diff�remment? Dites-moi enfin quelles sont
les modes de la Lune? Je br�le de les conna�tre, et je voudrais les
porter la premi�re. Les modes doivent y �tre en vogue, et faire, comme
en France, les d�lices de tous. Y porte-t-on la la robe � la _Psych�_,
� la _Circassienne_, � la _H�b�_? N'oubliez pas, non plus, de me dire
s'il y a un op�ra dans la Lune? Comment y para�t-on? les acteurs, les
chanteurs et danseurs sont-ils aimables, et font-ils les d�lices des
femmes de votre monde? Comment est grande la salle? Quelle forme
a-t-elle? Comment est-elle d�cor�e et �clair�e? S'y voit-on de tous
les points? Dites-moi tout; je suis d'une curiosit� extr�me pour ces
choses. Avez-vous des ballets? Enfin en sort-on avec des vapeurs comme
� Paris? ... Parlez vite; racontez-moi tout cela: Nous parlerons
ensuite de nos amours, car je pr�tends bien vous encha�ner un moment.�

Alphonaponor �tait rest� interdit en voyant sa curieuse vivacit�, et
sur-tout, en entendant ce qu'il regardait comme les plus bizarres
questions. Enfin, s'�tant dit qu'il faut prendre les gens comme ils
sont, il r�pondit � la dame ... �Les femmes dans notre plan�te, ne
ressemblent point du tout � celles de ce pays, si elles sont enclines
aux penchans et sentimens que vous venez de manifester.

Elles ont sans doute de l'influence; les �tres les plus charmans de
la nature doivent �tre distingu�s: mais elles ne l'obtiennent que
lorsqu'elles allient � la beaut� et � leurs charmes naturels,
les �clatantes vertus. Ce sont elles-m�mes qui la leur donnent �
l'exclusion des autres qualit�s. Elles ne cherchent point � attacher �
leur char mille amans, et � rendre amoureux tous les hommes qu'elles
rencontrent: ce serait le projet le plus extravagant. Ignorez-vous ici
bas que la beaut� m�me ne peut imposer la loi � l'amour; et que bien
souvent la laideur l'emporte sur elle? Nos femmes sont convaincues de
cette v�rit�. Que diriez-vous, si j'osais affirmer que les plus belles
qui ont paru sur votre plan�te, ont �t� les moins aim�es? Cela doit
�tre; on ne peut ch�rir ce qui est insensible, quand les objets
ressembleraient � la V�nus des grecs. La femme belle, en g�n�ral, est
trop occup�e d'elle-m�me, et de l'adoration qu'elle croit m�riter,
pour s'occuper des autres. D'ailleurs, la pudeur, qui est la
principale des vertus de nos femmes, ainsi que leurs autres sentimens,
les �carteraient de la coquetterie: elles la regarderaient comme une
�cole de trahison, et elles se rendraient horribles � elles-m�mes....
Elles ne sont ni mignardes, ni vaporeuses; elles ont senti qu'on ne
s'y tromperait point: le sentiment a un signe distinct qui ne peut
�tre imit�. Elles savent que les feintes vapeurs sont d�menties par
le visage: ainsi la tromperie retomberait sur elles ... et pourquoi
l'employeraient-elles? On est toujours pr�t � voler au-devant de leurs
d�sirs, parce que leurs desirs sont l�gitimes. Elles n'ont pas besoin
de prendre des suppl�ans � leur �poux: rien ne les y porterait; elles
idol�trent ceux-ci, qui sont toujours les objets de leur premi�re
tendresse. Aucune consid�ration, aucun pr�jug� et aucune puissance
de famille ne les retient lorsqu'il s'agit de l'hym�n�e. Quant � la
monotonie dont vous parlez, elles ont le bon sens de croire qu'elles
ne trouveraient dans les autres hommes que ce qui est dans leurs
maris, et souvent beaucoup moins. Rien de plus bizarre et de plus
ridicule que les id�es qu'on se fait ici sur le plaisir: tout arbre
est un _arbre_; tout puits est un _puits_; je ne con�ois point que
les habitans de la terre n'aient pas fait cette r�flexion. Leur
imagination aurait �t� d�sabus�e; et, l'illusion manquant, il ne
restait plus de v�hicule pour l'inconstance.�

�Vous �tes un �tre bien singulier, avec vos r�flexions saugrenues!
s'�cria la dame. Vous ne pourrez pas cependant refuser d'avouer, qu'il
se trouve des diff�rences dans les hommes comme dans tous les animaux;
qu'il y a des chances � courir....� Alphonaponor, quittant son s�rieux
� une pareille r�plique, lui r�pondit sur le m�me ton: �Oui, il y a
des chances � courir; et le plus souvent d�savantageuses pour vous
tous, de quelque c�t� que vous envisagiez la chose. D'apr�s ce que je
vois, d'apr�s ce que je pr�sume, et ce que mon esprit m'a montr�,
je suis convaincu que que vous �tes le plus souvent �conduits. Que
d'illusions flatteuses, form�es avec extravagance, et d�truites en un
instant! Que de surprises fatales et d�sesp�rantes! Le bon est, sur
votre plan�te, plus rare que le mauvais: pardonnez l'apostrophe que
je fais � ses habitans; mais vous m'y avez contraint. Donc, si je
raisonne bien, le mauvais doit s'y trouver � chaque pas. Jugez �
pr�sent si la carri�re de l'amour et de l'inconstance est toujours
sem�e de fleurs chez vous.... Venons au faste des femmes de la Lune.
D'abord, je dois vous dire qu'elles ne croient pas pouvoir briller par
un �clat �tranger; qu'elles sont persuad�es qu'une robe magnifique
d�pare souvent la beaut�, et qu'elle enlaidit tout-�-fait celle qui
est d�nu�e d'attraits. Elles ont un costume �l�gant, plein de gr�ces,
mais qui ne varie point!� S'adressant � Marouban: �Je dois faire ici
l'�loge de vos compatriotes � cet �gard. Dans le tems o� je parcourus
votre empire, je vis avec satisfaction que la mode qui s'�tait
introduite chez les Grecs � un certain point, n'avait pas agi sur
la forme des costumes, Rien de si simple et de si noble que leur
v�tement, et rien de plus propre que celui des femmes � faire
ressortir leurs attraits, ou � cacher les d�fauts du petit nombre
de celles qui en �taient priv�es.� Revenant � la dame, il ajouta:
�Pardonnez-moi cette petite excursion philosophique. Pour varier
ses go�ts, il faut tomber n�cessairement dans le ridicule. Tout est
contraste et parall�le dans la nature: aux deux bouts d'une ligne
se trouvent le beau et le laid. Si on s'�carte du beau, il faut
n�cessairemeut se rapprocher du laid, et si on se rapproche encore,
il faut y toucher tout-�-fait. Il en est de m�me pour les facult�s de
l'esprit que pour les modes: en s'�loignant du bon sens, on tombe dans
la sottise; le ridicule enfin touche au bon genre.... Les femmes de la
Lune le savent; voil� pourquoi elles ont renonc� aux modes. Ce qui les
arr�te, d'apr�s ces notions qu'elles ont, c'est que personne n'aima
jamais � �tre ridicule: ceux des deux sexes qui le sont en tous lieux,
l'ignorent et croyent suivre le bon ton.�

�Vous m'avez demand�, reprit-il, en s'adressant toujours � la dame,
s'il y avait un op�ra dans la Lune? Sans doute nous en avons un, et
tr�s-brillant, o� l'on c�l�bre les exploits des h�ros, et o� l'on met
sans cesse sous les yeux les magnifiques tableaux de la nature. Mes
compatriotes aiment beaucoup la musique: ils savent que son harmonie
influe sur l'ame, et qu'elle y r�veille les sentimens doux, qui sont,
sur-tout, ceux que la n�tre peint. Nous avons une salle form�e en
cirque, qui contient vingt mille spectateurs. Elle ne doit pas �tre
moins grande pour la capitale de la Lune, qui voit dans son sein trois
cent mille habitans; et la sc�ne est assez grande pour qu'un escadron
entier puisse y manoeuvrer. La salle est simplement d�cor�e, mais avec
dignit�: elle est bien �clair�e; il y a un lustre au milieu qui porte
mille bougies, et le jour de la sc�ne est proportionn� � cet �clat....
Vous desirez savoir si on s'y voit de toutes parts? Permettez que je
vous observe que je n'entrevois point le motif de votre question: on
va � l'op�ra pour voir le spectacle; pourvu qu'on ait la sc�ne sous
les yeux, voil�, ce me semble, ce qu'il faut.�--�Point du tout, dit la
dame avec une esp�ce d'emportement; on y va autant pour voir la bonne
compagnie, ou les gens qui nous sont agr�ables, que pour voir la
pi�ce; du moins cela est ainsi � Paris.�--�C'est diff�rent, r�partit
Alphonaponor; dans la Lune on pense diff�remment.... Quant aux
ballets, nous en avons; nous aimons la danse autant que les habitons
d'aucune plan�te, parce que nous sommes naturellement vifs et gais.
Cela para�t vous �tonner: revenez sur votre id�e, et ne croyez pas que
les v�ritables �tres vertueux soient ennemis de la joie et des jeux
innocens. Nos ballets repr�sentent toujours une action prise dans la
nature.�--�Vous n'y mettez donc pas des dieux comme ici? r�pliqua
la dame.�--�Qu'avons-nous besoin des dieux dans nos ballets? ils y
porteraient la froideur: quel int�r�t peuvent inspirer des �tres
surnaturels?�--�Cela donne de la magnificence � la sc�ne, dit-elle de
nouveau.�--�Je l'accorde, r�partit Alphonaponor; mais la magnificence
�meut-elle vos coeurs? La jouissance des yeux vaut-elle celle de
l'�me? Dites-moi si l'apparition de vos dieux peut offrir un tableau
aussi agr�able que celui d'un p�re entour� de ses enfans, qui lui sont
rendus apr�s qu'il les a crus perdus � jamais, et qui fait triompher
la nature en ce moment? Apr�s avoir vu des dieux on doit sortir du
spectacle l'�me vide: lorsqu'on a vu des tableaux pareils � ceux dont
je parle, on en sort �prouvant une jouissance douce, et l'ennui n'a
point atteint le coeur..... J'ai vu autrefois discuter l'intervention
des dieux dans les trag�dies de Sophocle et d'Euripide, qui sont de
v�ritables op�ras; et je me rappelle qu'elle fut r�prouv�e par tous
les gens de bon go�t, tant d'Ath�nes que des autres parties de la
Gr�ce. Pour ce qui regarde les mimes, qui se rapportent � vos acteurs,
chanteurs et danseurs, on les choisit toujours aimables, adroits et
intelligens. Ils sont consid�r�s dans notre plan�te; mais ils ne sont
pas les moteurs des d�lices de nos femmes. Elles appr�cient leurs
talens, leur donnent le prix qu'ils m�ritent; mais elles ne sont
pas aveugl�es au point de les confondre avec les h�ros qu'ils
repr�sentent. Elles connaissent l'illusion de la lumi�re, celle de
l'optique, celle du costume, et elles d�couvrent toujours l'acteur
sous le masque du h�ros. Si elles pensaient et voyaient diff�remment,
elles embrasseraient des fant�mes: n'en sont-ce point que des �tres
qu'on ne voit pas sous leur v�ritable aspect?

�Voil� ce que j'avais � r�pondre � vos questions, madame. Pardonnez si
j'ai combattu vos id�es: la galanterie fran�aise l'improuve peut-�tre;
mais je suis un homme de la Lune. Je m'y permets de d�biter ces
maximes aux dames, et je passe cependant pour un des hommes les plus
galans de notre globe.�

�Je vois bien, dit la dame, que je ne pourrai me f�cher avec vous,
quoique j'en aie, et quoique vous ayez fait pleinement notre satyre:
mais vous avez pris un ton si doux, et si peu pr�tentieux, que je
vous pardonne. Je vous trouve m�me galant � un certain point. Je
m'apper�ois qu'il y a une mani�re de dire les v�rit�s, et de les
faire entendre par ceux m�me � qui elles s'adressent sans les
f�cher.�--�Votre observation annonce un jugement naturel, r�partit
Alphonaponor; et je vois que si vous adoptez des id�es fausses, c'est
plut�t par ton, qu'en agissant d'apr�s vous-m�me: c'est un malheur non
un d�faut r�el.�

�Je vois encore qu'il faudra que je vous fasse des complimens, r�pliqua
la dame, et que je vous remercie de m'avoir si bien tanc�e la premi�re:
eh bien! je vais au titre de galant, ajouter celui de sage. Cependant
il faudra que vous d�posiez ce titre � mes pieds; car je compte vous
faire jouer un instant le r�le de fou, et vous faire imiter les fran�ais
en vous rendant amoureux.�--�Je puis vous donner le nom d'ami, reprit
Alphonaponor, mais non celui d'amant. Je sens que c'est vous outrager,
d'apr�s vos pr�jug�s: cependant, si vous appr�ciez le titre d'ami, vous
jugerez qu'Alphonaponor distingue votre m�rite. Il croit ne point
satisfaire � une vaine politesse. Il voit en vous une ame bien faite
� qui il ne faudrait qu'un r�gulateur. Le germe existant dans El�onore,
elle a m�rit� son estime....�

Il allait continuer, lorsqu'il fut interrompu par un savant, qui
vint, au nom d'une soci�t� compos�e de ses confr�res, l'inviter � une
conf�rence qu'ils desiraient avoir avec lui. Alphonaponor, qui voit
dans cette occasion le moyen de s'assurer encore mieux du g�nie et des
moyens de cette nation, v� que Marouban lui observe que ce savant,
ainsi que sa soci�t�, passe pour ce qu'il y a de plus �clair� en
Europe; il consent � se rendre en son sein.... La dame lui dit alors:
�Alphonaponor, j'ai accept� le droit que vous m'avez donn�. Je vous
rejoindrai demain de bonne heure, et nous verrons si vous finirez par
me faire adopter votre genre de folie: je suis encore persuad�e que la
sagesse tient � elle par plus d'un anneau.� Alphonaponor sourit, et,
l'ayant quitt�e, il sortit avec Marouban et le savant, apr�s avoir dit
� son �l�phant de surveiller les voleurs; de prendre garde d'�craser
quelque enfant, et de froisser, de sa masse, les femmes qui
l'entouraient. L'�l�phant lui fait entendre, par un signe, qu'il est
l'ami des enfans, parce qu'ils sont les embl�mes de l'innocence, et
qu'il respecte les femmes � cause de leur foiblesse.... Le voyageur
s'applaudit de cette distinction faite par son animal, et l'ayant
communiqu�e � Marouban, celui-ci lui dit qu'il serait � souhaiter
que beaucoup d'hommes eussent, en pareil cas, l'appr�ciation de son
�l�phant; que l'harmonie sociale en irait mieux sur la terre.

Alponaponor fut re�u � la porte de l'h�tel par une foule non moins
grande que celle qui l'entoura le jour de son arriv�e. Ce qu'on
entendait dire de lui, attirait de toutes parts les curieux. Ils
firent entendre mille _bravos_ r�p�t�s, � son aspect, et on le
conduisit, comme en triomphe, jusqu'� l'endroit o� l'attendaient les
savans. Il t�moigna d'un air noble � ceux qui le suivaient qu'il �tait
satisfait de leur politesse, et ne parut ni �norgueilli ni �mu en
entendant les exclamations qu'on lui prodiguait. Il trouva que le
peuple s'oubliait � son �gard. Il observa � Marouban qu'on ne devait
prodiguer l'�loge qu'� celui qui l'a m�rite, et qu'il ne voyait pas
qu'il eut rien fait pour les fran�ais. Il tira une induction forte, �
l'�gard du caract�re de la nation, d'apr�s cet engouement, et il dit
au grec, qu'un peuple si sujet � l'exaltation devait tomber dans bien
des �carts, et compromettre souvent sa raison et ses sentimens....
Marouban lui r�pondit qu'il avait pens� juste.... ils arriv�rent au
lieu de l'assembl�e en s'entretenant � ce sujet.

�tant entr�s dans l'assembl�e de savans qui l'attendaient,
Alphonaponor re�ut leurs complimens avec modestie, et il leur dit
que l'invitation qu'ils lui faisaient �tait tr�s-honorable et
tr�s-gracieuse pour lui. �J'ai appr�ci� l'�tat de savant, et je me
suis convaincu que celui qui l'exerce se place au premier rang des
hommes. Lui seul sonde les ab�mes de la nature, en se d�gageant des
liens de la soci�t�; lui seul seulement existe.... Et peut-on exister,
s'�cria-t-il, si on ne conna�t la nature, si on n'entrevoit tous les
ressorts qui font mouvoir notre �tre et l'univers, et si on n'appr�cie
pas la grandeur de l'oeuvre de l'Eternel? Alors l'homme est lui-m�me:
il �l�ve son g�nie jusqu'� sa source; et il y trouve ces sublimes
v�rit�s, qui deviennent la consolation de ses pareils ou qui
contribuent � leur bonheur.�

Les savans, �tonn�s d'une d�finition aussi simple et aussi sublime
du principe et du but de leur art, applaudirent unanimement � son
discours, et revinrent sur l'id�e qu'ils avaient eue, avant son
arriv�e, qu'ils allaient rencontrer en lui un ignorant. Ils ne
pouvaient se persuader, par une de ces bizarreries attach�es � presque
tous les savans des divers pays, qu'on ne peut conna�tre quelque chose
que chez eux; qu'on ne peut �tre savant hors de notre planete; en
oubliant ce que la science a du apprendre, tant au philosophe, qu'aux
politique, moraliste, physicien, etc., que l'ame de l'homme et la
nature sont sans bornes; qu'elles ne circonscrivent leur influence
� aucune classe d'�tres, � aucun �tat; et qu'aucune r�gion n'est
la patrie du g�nie, qui, comme Dieu, dont il est la plus sublime
�manation, embrasse l'univers.

Ceux d'entre eux sur le front desquels avait paru le sourire du
d�dain, et le signe de la pr�vention � l'abord du lunian, quitt�rent
le ton gai qu'ils avaient pris, et l'humeur _aretine_ qui les avaient
port�s � lui lancer, � son ins�u, des sarcasmes, arme qui devrait �tre
�trang�re aux savans de toutes les sortes, et dont malheureusement ils
se servent trop souvent, parce qu'ils n'ont pas analys� l'effet du
sarcasme, et sa nature enti�rement oppos�e � la critique et � la saine
satire.

Enfin ils s'assirent autour d'Alphonaponor, et s'appr�t�rent � le
questionner sur toutes les parties des sciences et sur les syst�mes.

Le politique parla le premier, et lui demanda quelle �tait la
population de sa planete.... �Nous comptons chez nous cent millions
d'habitans.�--�Comment, s'�cria le politique, votre planete peut-elle
suffire � les nourrir, tandis que notre globe, qui a infiniment moins
d'individus, proportionnellement � son �tendue, ne peut suffire �
leurs besoins[6].�

�Nous poss�dons cette population, et le terrein de la Lune lui suffit
amplement, parce qn'il n'existe pas un pouce cube de terre qui n'y
soit cultiv�: nous avons tir� du grain de la c�me m�me de nos rochers,
� l'appui de l'agriculture, cet art respectable et bienfaisant � qui
nous sommes redevables de notre existence et de notre bonheur. Il a
bien m�rit� l'hommage que nous lui rendons, et d'�tre nomm�, parmi
nous, le premier des arts.... Je me suis apper�u, en contemplant la
terre avec mon t�lescope, que sa plus grande partie �tait aride et en
friche: il n'est pas �tonnant que ses habitans soient dans le besoin.
Cependant j'ai vu un mod�le qui devrait vous servir; j'ai d�couvert un
de vos empires de l'Orient organis� � peu pr�s, sous ce rapport, comme
celui de la Lune[7]. J'y ai vu une population immense, et qui m'a paru
n'�tre point en harmonie avec aucune autre partie de la terre, en
raison de la population et de l'�tendue du sol.�--�Vous n'arrachez
donc pas les hommes � l'agriculture, et vous ne faites donc pas, comme
sur ce globe, de vos laboureurs des soldats? Vous n'avez donc pas
des arm�es? Il vous en faut cependant s'il existe aupr�s de vous des
voisins puissans et redoutables.... Si la guerre n'a point exerc� son
pouvoir sur votre planete, quelle est donc la constitution de votre
empire et la trempe de ceux qui le gouvernent? Je regarderais comme un
prodige des plus �clatans, l'absence de la guerre d'un �tat, o�
qu'il se trouve, f�t-ce dans l'�toile du grand _Chien_. Si vous nous
ressemblez par votre organisation physique, vous devez avoir nos
passions.�

�Nous ne connaissons point ce fl�au, aussi redoutable, � mes yeux,
que la peste et la famine; dont j'eus lieu de conna�tre la fatale
influence dans le voyage que je fis autrefois en Gr�ce, et que je
jugeai devoir renverser sa puissance, ayant �t� t�moin de la fameuse
bataille des Thermopiles, o� Xerc�s fut vaincu. Je vis en ce moment
que l'arm�e la plus formidable n'offre point un bouclier s�r � un
monarque; et je conclus que la guerre avait an�anti ou an�antirait
toute puissance r�elle sur la terre. L'organisation de notre planete
en un seul �tat, fait que nous n'avons pas de voisins puissans, ni
ambitieux, dont nous soyons oblig�s de repousser les attaques; nous
n'avons pas besoin de tenir des grandes arm�es sur pied, et arracher,
par cons�quent, nos sujets � l'agriculture. Quand il en existerait,
nous serions assur�s de rendre leurs efforts impuissans: nous leur
opposerions le bouclier de la sagesse. Un de nos voyageurs nous a
rapport� que, dans une course faite dans votre Orient, il avait appris
que l'empire, que vous nommez Chine, et dont j'ai d�j� parl�, avait
exist� plus de quatre mille ans, parce qu'il n'avait pas introduit la
guerre en son sein, et qu'il avait oppos� sa sagesse � ses voisins. Il
s'y trouva au moment o� un vainqueur effr�n� et barbare envahit cet
�tat. Il vit clairement qu'elle �tait la puissance de cette sagesse,
lorsque l'ambitieux, qui venait de le conqu�rir, reconnut les loix de
ce peuple, et se rendit lui et les siens sujets de cet empire, qu'il
agrandit.... Cet exemple est frappant chez vous: il prouve ce que
j'annonce. �

Quand notre planete serait divis�e en royaumes, comme la terre,
continua-t-il, cela n'appuyerait pas le syst�me de la guerre. Les
monarques conna�traient trop bien leurs int�r�ts, qui leur seraient
rappel�s par les peuples, s'ils ne les envisageaient point eux-m�mes,
pour ne pas s'assurer que la guerre est toujours funeste au vainqueur;
et ils verraient qu'en �puisant leurs peuples, et les fatiguant, ils
finiraient par ali�ner leur confiance, et par s'exposer � se voir
ravir la puissance. J'ai appris autrefois en Gr�ce, de la bouche de
Socrate, que nombre de rois de votre globe avaient �t� victimes de
l'erreur dont je parle; et qu'en allumant les flammes de la guerre,
ils avaient �t� consum�s par elles.... Rappelez-vous qu'Ath�nes et
Sparte furent d�truites par la guerre, qu'elle an�antit par la main
l'une de l'autre. Lorsque j'ai approch� de votre plan�te, j'ai vu ses
funestes effets. Je n'ai point reconnu un seul des empires que j'y
avais vus; et, par-tout, j'ai vu les monumens de la destruction, et
les signes de ce fl�au d�vorateur.�

Le politique, voyant qu'il envisageait la guerre avec un oeil vaste,
et frapp� de la force de ses raisons, lui dit: �Je sais comme vous
que la guerre est un fl�au pour notre globe; et je vois avec peine
qu'on ne peut le d�truire. L'ignorance, les pr�jug�s des peuples, et
l'habitude, si puissante chez les hommes, contribuent � l'y affermir,
malgr� que les souverains commencent � s'appercevoir, ou au moins �
dire, qu'elle est funeste; et que les peuples le r�p�tent tacitement
sur tous les points de la terre.... Vous �tes plus fortun�s que nous,
qui voyons � chaque instant affaiblir notre puissance par elle. A
peine une g�n�ration est n�e, qu'elle est engloutie. Notre population,
nos tr�sors, les fruits de notre industrie sont an�antis par elle.�

Alors il lui demanda qu'elle �tait la constitution de leur
�tat.�--�Une monarchie, qui tient par le plus puissant lien � la
d�mocratie, r�pondit le lunian; ou, plut�t, c'est le peuple qui
gouverne par l'organe de son monarque. Un s�nat, compos� de tout ce
que l'empire poss�de de plus �clair� et de plus vertueux, forme son
conseil, et lui transmet les actes de l'autorit�. Les ministres ne
sont point comme ceux que je vis dans les �tats de l'Orient, des
souverains souvent plus puissans que les monarques eux-m�mes; mais des
simples organes du monarque, pour ex�cuter ses volont�s, et pour lui
transmettre celles de ses sujets. Enfin, le roi de la Lune n'est
autre qu'un p�re de famille, qui veille nuit et jour � la s�ret�, aux
besoins et au bonheur de ses enfans. Il se ferait un crime de leur
ravir un seul de ses momens, sachant qu'il les leur doit tous, et
qu'un roi ne doit s'occuper jamais de lui-m�me.� Le politique avoua
que cette constitution, bas�e sur un principe aussi sublime, �tait
celle qui contribuerait au bonheur de l'humanit�, si elle �tait
adopt�e dans tous les �tats.... Quittant alors ce sujet, il questionna
Alphonaponor sur le commerce et l'industrie. Le lunian r�pondit, que
l'industrie �tait port�e au plus haut point dans sa planete; mais
qu'elle �tait circonscrite, le syst�me de l'uniformit� qui existait
dans son pays l'exigeant.... �Nous ne multiplions point, dit-il,
les objets de luxe, ni les ornemens: le triomphe des arts se porte
g�n�ralement sur les objets utiles. Que nous importe d'avoir des
voitures de cent sortes, des maisons construites et meubl�es
diff�remment; des habits de mille fa�ons; ce qui ne peut exister
qu'aux d�pens du bon go�t et du bon sens! Nos maisons sont propres,
commodes, �l�gantes, et form�es sur le m�me plan. Si d'un cot�
l'uniformit� para�t d�plaire, de l'autre elles concourt � l'harmonie.
Lorsque nous voulons trouver la vari�t�, nous contemplons le ciel et
nos campagnes, et notre envie est pleinement satisfaite. Les objets
d'agr�ment sont rares dans ces maisons; des colonnes qui offrent �
nos yeux l'aspect de la majest�, sentiment peut-�tre le plus utile �
l'homme, les forment principalement. Nos meubles sont commodes, mais
en petit nombre. Nos habits ayant toujours les m�mes formes, nous ne
connaissons point les modes. Les arts lib�raux doivent �tre born�s
chez nous; mais ceux qu'on y voit en vigueur sont encourag�s par
tout les moyens. Les inventeurs sont distingu�s par l'opinion; et
r�compens�s avec �clat par le monarque ... Enfin nos instrumens
d'agriculture, de math�matique, de physique, d'astronomie, de musique
m�me, sont � un point de perfection au-dessus de tout ce qu'on a vu
sur la terre, malgr� que, d'apr�s ce que j'ai d�couvert, l'industrie
s'y soit �lev�e � une hauteur assez grande: on pourrait dire, m�me,
que c'est elle qui y a fait le plus de progr�s.�

�Vous ne connaissez donc pas ceux de nos sciences, r�pondit un
astronome, et sur-tout de celle dont je m'occupe? il les �numera, en
lui donnant une id�e de nos d�couvertes en astronomie, et lui
montrant un planisph�re. Un phisicien mit sous ses yeux le miroir
de Tchernaiis, el lui en d�montra la propri�t�. Il lui fit voir les
effets de l'�lectricit�, et ceux op�r�s par la machine pneumatique;
il lui parla de la pesanteur de l'air; et enfin il en vint aux forces
attractives.... Le lunian, d'abord �tonn�, le fut au dernier point
lorsque le physicien lui parla du syst�me de Newton, et il fit
conna�tre la cause de sa surprise, en disant que la m�me d�couverte
avait �t� faite dans la Lune.

Le physicien lui demanda ensuite si les savans de sa planete
connaissaient la circulation du sang. �Oui, dit-il, la s�ve des arbres
nous la fit d�couvrir. Il lui r�pondit au sujet de la pesanteur de
l'air, et de la d�composition de la lumi�re, qu'ils connaissaient les
propri�t�s de l'air, et qu'ils avaient des prismes.

Le naturaliste lui demanda, � son tour, s'ils avaient fait des
d�couvertes importantes dans les trois r�gnes; s'ils avaient observ�
les causes des volcans et des tremblemens de terre; car, dit-il,
votre globe �tant organis� comme le n�tre, doit contenir les m�mes
substances, et �tre vivifi� par les feux souterrains. Alphonaponor
expliqua en grand les causes de ces �v�nemens. Le physicien lui
demanda encore si on �tait parvenu dans la Lune � donner des
organes aux sourds et muets n�s? Cette derni�re question fixa toute
l'attention d'Alphonaponor, et excita sa surprise. Il r�pliqua
aussi-t�t: �auriez-vous fait cette sublime d�couverte? Vous auriez
ravi � l'art son plus beau secret; malgr� nos efforts nous n'y sommes
point parvenus.�--�Eh! bien, r�pondit le physicien, ce secret nous
est connu. Il a d�j� rendu � la soci�t� nombre d'individus que
la nature avait r�duits � une esp�ce de n�ant; ils ont retrouv�
l'existence et une portion de leur bonheur. Vous pourrez en voir
les effets dans cette ville.... Si vous nous surpassez en nombre de
points, nous avons, vous le voyez, quelques tr�sors � mettre sous
votre vue.�--�Cette d�couverte est plus pr�cieuse que celle de votre
Nouveau-Monde, et je m'humilie devant celui qui la fit. L'homme qui
sut trouver un secret si utile � l'humanit�, et qui justifie la
nature, m�rite l'hommage de tout �tre qui porte un coeur sensible.�

Il dit alors, en s'adressant au physicien, � l'astronome et au
naturaliste: �vous vous �tes rapproch�s enti�rement de nous par vos
travaux; et nos principes sont les m�mes. Je vous avoue que je suis
dans l'�tonnement de ce je viens d'apprendre; je n'aurais pu me
douter, d'apr�s ce que je vis en Gr�ce, que les sciences dont nous
venons de nous entretenir, eussent subi une gradation si rapide, o�
plut�t qu'elles fussent n�es chez vous. Ce que je d�couvris � Ath�nes
ne semblait pas me l'annoncer. Je trouvai que ses savans, Aristote
m�me, n'�taient pas aux premiers �l�mens de physique et d'astronomie;
et je ne pus venir � bout de les convaincre, tant ils �taient ent�t�s
de leur syst�me. J'augurai alors que cet ent�tement serait fatal �
votre planete; car je pressentis que leurs id�es seraient adopt�es par
les nations qui succ�deraient aux Grecs, et que leurs faux principes
germant dans les coeurs, nuiraient aux savans qui entreprendraient de
renverser ce faux syst�me. Je sais combien les pr�jug�s sont encha�n�s
l'un � l'autre, et qu'un seul, r�pandu dans un globe quelconque, peut
mettre le voile de l'erreur sur lui pendant nombre de si�cles.�

Le physicien lui dit qu'il avait pr�sum� juste; que le syst�me
d'Aristote avait excit� des rixes terribles sur cette planete,
sur-tout en Europe; qu'il avait r�gn� jusqu'au dix-septi�me si�cle;
et que les efforts des savans ne parvinrent � l'an�antir, qu'apr�s la
lutte la plus longue et la plus p�nible.

Alors un philosophe, s'adressant � Alphonaponor, voulut savoir en
quel �tat �tait la philosophie dans la Lune; s'ils reconnaissaient un
moteur supr�me, et, dans ce cas, s'ils divisaient son essence en
une ou plusieurs divinit�s: s'ils avaient analys� sa nature; s'ils
reconnaissaient l'immortalit� de l'ame et la r�compense ou punition
futures.... Il ajouta: �s'est-il montr� beaucoup de sectes
philosophiques chez vous? Chacune a-t-elle eu son costume,
c'est-�-dire des mani�res de voir diff�rentes? La religion a-t-elle
enfant� des guerres de vingt si�cles comme ici bas, et a-t-on confondu
le fanatisme avec la philosophie? S'y est-il trouv� des hommes qui,
comme Pithagore, ont proclam� la M�tempsic�se? et d'autres qui, comme
Anaxagoras, etc., ayent annonc� que l'ame de l'homme n'est rien,
puisqu'elle est mortelle? Dites-nous enfin si vous vous �tes sauv�s de
toutes ces extravagances, qui ont inond� de sang cet univers, et qui
ont couvert d'opprobre la philosophie, ou, du moins, ceux qui os�rent
prendre son masque, en �tablissant des principes subversifs?�

Alphonaponor tourna un oeil satisfait vers le philosophe, qui lui
parlait sur le m�me ton que Socrate; et l'ayant d'abord pri� de lui
faire conna�tre ce qu'�tait le fanatisme, dont il n'avait point
entendu parler en Gr�ce, celui-ci lui r�pondit que c'�tait la rage,
cach�e sous le manteau de la religion, pour couvrir la terre de
d�combres; et il lui d�peignit enti�rement son but et ses funestes
actions.... Il lui raconta que c'�tait lui qui avait pr�sent� la cigue
� Socrate, et fait p�rir le juste Galil�en sur le poteau r�serv� au
supplice des sc�l�rats. Enfin il lui dit que les trois-quarts des maux
de la terre, depuis dix si�cles, �manaient de lui. Il ajouta qu'il
�tait tems qu'on mit une borne � sa fureur; que sans cela le globe
allait �tre d�peupl�: il dit encore � Alphonaponor: �si sa puissance
n'�tait point limit�e, sage lunian, vous n'auriez pu para�tre sur
notre plan�te sans danger. Peut-�tre seriez-vous tomb� sous ses coups,
au moment o� votre sagesse m�rite notre admiration, et o� vous nous
apportez des le�ons salutaires, plus grandes que tous les tr�sors.�

Alphonaponor, qui avait recul� d'horreur en entendant que Socrate, qui
fut son ami, et qu'il avait reconnu pour un vrai sage, avait p�ri sous
les coups du monstre, et qui avait �t� saisi de douleur � ces mots,
s'�cria: �si Socrate fut sa victime, tout autre doit attendre de lui
sa perte! ... Eh quoi! la terre a pu v�n�rer ce monstre apr�s ces
attentats? Elle a pu voir tomber le plus m�ritant de ses enfans
sans p�lir, et sans an�antir � jamais l'auteur de ses maux?�--�Oui,
r�pondit le philosophe: jugez � pr�sent qu'elle a �t� notre
d�gradation. Voyez quelles armes terribles, quels bras formidables
il a fallu pour l'encha�ner, et quels assauts redoutables on a d�
soutenir contre lui.� Alphonaponor soupira, et repartit: �Le si�cle
qui a su borner son influence sera, tout ce que j'entrevois le prouve,
le plus glorieux de l'histoire de ce globe. Si le monstre parvient �
�tre an�anti tout-�-fait, je pr�vois que vous vous �lancerez davantage
vers le bonheur.�--�Cela est vrai, reprit le philosophe; le jour de
sa destruction totale, s'il peut arriver, verra renverser la
derni�re barri�re qui arr�te le g�nie et les arts; et la philosophie
triomphante pourra donner alors � la morale l'essor qu'elle doit
avoir. Les fl�aux qui nous environnent, et qu'il fait mouvoir dans
l'ombre, dispara�tront; l'ignorance se dissipera, et avec le jour pur
de la raison na�tra celui du bonheur.�

Alphonaponor observa, qu'en effet la raison seule pouvait le donner
aux hommes; et, apr�s avoir f�licit� le philosophe sur ses sentimens,
il s'appr�ta � le satisfaire en ces mots.�

�Nous reconnaissons un moteur universel de notre �tre et de l'univers:
quel homme, dou� de sa facult� principale, de sa raison, pourrait,
en envisageant le firmament, la nature et lui-m�me, douter de son
existence, et croire qu'il n'y a point un moteur et un gubernateur?
que rien a pu enfanter cet oeuvre sublime, et pr�sider � l'harmonie
qui conduit ce tout, et lie si �troitement toutes ses parties? Je
vis Anaxagoras et ses imitateurs en Gr�ce. Je les regardai comme des
insens�s qu'on devait plaindre, et je ne me doutai point que d'autres
hommes pussent adopter leurs extravagances, et qu'elles dussent passer
� la post�rit�.... Nous pensons, comme Socrate, et nous reconnaissons
l'immortalit� de l'�me. J'ai avec moi un �crit qui contient les
bases de notre croyance et de nos principes: Marouban vous le fera
conna�tre; je consentirai � le laisser parmi vous.

�Quant au partage de la divinit�, nous pensons que le moteur supr�me
n'aurait pu diviser son essence sans affaiblir son pouvoir, et sans
attenter � sa propre nature. Nous le voyons parfait, immuable, et
nous ne pouvons lui refuser la bienfaisance: depuis l'insecte jusqu'�
l'homme, tout l'atteste, tout en porte le caract�re sublime ... Nous
n'offrons notre hommage qu'� lui seul, et notre culte est unique comme
l'objet de notre adoration l'est lui-m�me: partager notre encens
serait, selon nous, m�conna�tre sa grandeur.

�Nous ne connaissons point les sectes dont vous parlez: nous sommes
tous unis au m�me principe. Ce fatal fanatisme, sur-tout, qui a
d�vast� votre globe, et dont je ne prononce le nom qu'avec horreur,
est inconnu dans notre planete; et jamais il ne pourra s'y introduire.
Notre peuple est trop �clair� pour m�conna�tre ce monstre, qui,
d'apr�s le tableau que vous m'en avez fait, est l'ennemi de l'humanit�
et de Dieu lui-m�me. Tous les d�bats cessent chez nous au seul nom de
la divinit�. Ce nom suffit pour �touffer les haines et les discordes;
bien loin de les faire na�tre, c'est le ralliement universel, le
centre de l'harmonie. Aucun lunian ne pourrait jamais se persuader que
le trouble et la discorde puissent lui �tre agr�ables; ce serait une
contradiction � ses propres loix, et aucun signe ne l'indique ; tandis
que l'existence des bons sentimens, les biens qu'ils portent en nos
coeurs, d�montrent qu'eux seuls ont le droit de lui plaire....

�Voil� quelles sont nos id�es sur la divinit�, et comment nous voyons
sa nature ... Nous croyons aussi � une vie future: en douter, serait
faire outrage au cr�ateur: l'oeuvre de l'homme est trop sublime,
pour qu'il e�t voulu l'an�antir en un instant: cinquante si�cles
d'existence ne sont rien aux yeux de la divinit�, qui n'envisage que
l'infini. Nous pensons retourner au sein de Dieu, et nous r�unir � son
essence. Nous croyons que le seul �tre vertueux aura des droits aupr�s
de lui, et obtiendra cette sublime identification; le vice ne peut
s'unir � la source de toute puret�.... A ces mots, le philosophe
embrassa Alphonaponor, et lui dit: �Vous poss�dez la profonde sagesse;
vos compatriotes m�ritent le bonheur dont ils jouissent.�

Dans le nombre des savans, quelques-uns s'�taient endormis pendant ces
discussions, notamment ceux qui donnent dans les arts d'agr�ment,
qui ne s'occupent presque jamais de philosophie, de politique et de
morale, quoiqu'il soit certain que ces sciences doivent entrer en
maxime dans les ouvrages les plus frivoles; car, sans cela o� serait
l'_utile_ d'Horace, et de tous ceux qui, avant et apr�s lui, ont
adopt� son syst�me? Mais ils se r�veill�rent, lorsqu'un des plus
instruits d'entr'eux, s'adressant au lunian, lui demanda en quel �tat
�tait la litt�rature dans sa plan�te: �y fait-on, dit-il, des Epop�es,
des Trag�dies, des Com�dies, des Histoires, des Romans, et enfin des
Critiques et des Satires? y a-t-on bien d�fini les principes de
ces arts? enfin comment les envisagez-vous; sur-tout comment les
jugez-vous? Y a-t-il parmi vos �crivains des critiques qui soient
pr�pos�s pour faire adopter les jugemens aux �tres moins �clair�s?
S'acquittent-ils impartialement de leur emploi? Sont-ils assez
�clair�s eux-m�mes pour prononcer d'embl�e sur toutes sortes d'�crits?
Ne se contredisent-ils jamais, et le public de la Lune ajoute-il foi �
leurs jugemens? Dites encore si on analyse les ouvrages en entier, ou
sur de faibles fragmens? Ces ouvrages enfin ont-ils des plans comme
ceux des Grecs? Contiennent-ils un syst�me, on y sont-ils li�s; et
s'attache-t-on chez vous plus aux d�tails qu'au fond, en d�daignant
la pens�e, le jugement et la v�rit�? Instruisez-nous; on a besoin
d'exemples et de le�ons sur notre globe, pour se d�cider � adopter un
syst�me. Nous n'en avons point pour la litt�rature: tout y est sans
ordre; on marche � t�tons dans cette carri�re. Les �l�mens sont bons;
mais nous n'avons pu former un tout, faute de m�thode, de pr�cision et
de philosophie litt�raire. Les �crivains ont-ils enfin dans la Lune la
consid�ration que leurs travaux semblent m�riter?�

Alphonaponor, �tonn� de ce qu'il venait d'entendre, car il croyait
que, d'apr�s ce qu'il avait vu en Gr�ce, la litt�rature �tait la
partie des arts la mieux cultiv�e et la mieux hors d'atteinte sur
ce globe, r�pondit: �Nous avons une litt�rature, et tous les genres
d'ouvrages que vous avez cit�s, except� l'�pop�e. Cependant nous la
connaissons, car, je portai dans mon pays celles d'Hom�re. Ce genre
nous aurait plu parce qu'il est le plus noble: mais notre raison s'est
oppos�e � ce que nous imitions Hom�re. Nous y avons renonc�, pensant
qu'il faut de la vraisemblance dans tout ouvrage, et un syst�me,
surtout dans l'�pop�e. Nous avons vu que nous ne pouvions les y
introduire, parce qu'il fallait mettre sur la sc�ne la divinit�, et
la rendre agissante; tandis que le libre arbitre, l'un des premiers
principes sur lesquels est �tablie notre nature, interdit cette
intervention. Nous n'avons pu penser, lorsque nous avons bien
r�fl�chi, qu'Hom�re qui passait aux yeux de toute la Gr�ce pour un
�crivain judicieux, n'ait point fait cette observation, et ne se soit
pas circonscrit dans la ligne des po�mes historiques; c'est-�-dire,
� la peinture r�elle ou fabuleuse des actions des h�ros, sans autre
intervention que celle de leurs passions, et du sort qui dirige les
�v�nements. Notre th��tre est � peu pr�s organis� comme celui des
Grecs, � l'exclusion des Dieux, qui ont encore �t� les agens de leurs
trag�dies, et qui en ont d�truit l'int�r�t, comme je l'entendis dire
souvent, par Socrate, � Euripide et � Sophocle.... Pour la morale,
elle est la m�me, la vertu triomphe et le crime est puni. Nous avons
peu de com�dies, parce que le nombre des ridicules est petit chez
nous: mais nous avons des histoires qui retracent � nos yeux les
�v�nemens du pass�; et nous sommes tr�s-scrupuleux � l'�gard de nos
�crivains en ce genre; il faut qu'ils soient la fid�lit� elle-m�me.
Nous ne permettrions point qu'ils sacrifiassent la v�rit� � l'�l�gance
de l'expression, et � la manie de pr�senter des tableaux.... Nous
avons aussi des romans, que nous regardons comme des po�mes en prose.
Ils ont tous un plan, des caract�res, une action et un but moral.
Cette partie de la litt�rature n'est point la moins utile dans notre
globe; elle pourra l'�tre dans tous les pays, lorsque les auteurs
sauront conna�tre le coeur humain, montrer ses d�fauts ou ses
faiblesses, et lorsqu'ils y pr�senteront d'une mani�re �clatante les
tableau des vertus.... Nous connaissons les ouvrages de critique:
cette partie, qui est subalterne en litt�rature, vu qu'elle ne tient
point au g�nie, mais au jugement et aux lumi�res acquises, est
regard�e par nous comme un ressort qui tend � mettre en jeu les
autres, ou les arr�ter. Elle est port�e tr�s-loin dans notre planete.
Nous avons d'excellens critiques. Nous ne leur donnons ce titre, que
lorsque nous leur avons reconnu un sens droit, une raison s�v�re, une
impartialit� exacte. Nous voulons trouver en eux de la justesse, de la
clairvoyance, de l'appr�ciation et de la m�thode; ind�pendamment de la
connaissance profonde, non-seulement des arts, mais des syst�mes en
g�n�ral. Nous voulons qu'ils nous donnent, non un jugement vague et
fond� sur leur opinion, que tout nous porterait � croire incertaine;
mais une analyse d�taill�e et compl�te, tant du syst�me de l'ouvrage
que des d�tails du style. Nous exigeons qu'ils s'attachent au fond, et
� la pens�e, plus qu'� l'expression; c'est le tronc et non l'�corce
qui contient la substance. Nous comparerions le critique qui ne
s'attacherait qu'aux d�tails du style, � un fou qui regarderait comme
une divinit�, une femme hideuse, d�charn�e, ou un squelette, si vous
aimez mieux, qui seraient couverts du voile et de la ceinture de
V�nus. Nous voulons qu'ils nous pr�sentent sans cesse les pr�ceptes de
l'art, pour pouvoir faire les applications; qu'ils soient, pour nous,
comme une mesure � laquelle nous puissions appliquer l'ouvrage, et
qui nous servent � conna�tre si l'opinion des critiques est vraie ou
fausse.... Nous ne les croirions point, s'ils se pr�sentaient sans
tous ces moyens, et s'ils osaient dire, d'apr�s leur opinion, qu'un
ouvrage est bon ou mauvais, en citant seulement quelques passages.
Nous savons qu'un �crit, m�me m�diocre, peut contenir une grande
v�rit� et le germe d'un ouvrage sublime.... Le d�faut que nous avons
voulu �viter, fut commun chez les Grecs. J'y vis leurs critiques, se
fondant trop sur leurs lumi�res, ou dirig�s par leurs pr�ventions,
porter les jugemens les plus �quivoques sur nombre d'�crits; et je me
rappelle d'en avoir fait le reproche � Aristote et � Longin, en leur
observant que l'analyse compl�te, seule, �tait probante, et ne pouvait
�tre r�voqu�e. Ils se r�cri�rent sur la difficult� du travail: je
leur dis qu'en suivant un autre plan, ils courraient le risque
d'�tre injustes; qu'on ne devait pas redouter la fatigue, lorsqu'il
s'agissait de travailler � la gloire de son pays, en �clairant son
peuple, et lui montrant les mod�les du beau et du bon. Je dis,
en outre, que le critique n'a rempli son objet, apr�s avoir fait
l'analyse d'un ouvrage; qu'il ne doit pas se permettre de classer
seul, que lorsqu'il a d�montr� math�matiquement ses qualit�s ou ses
d�fauts.

�Chacun de nous, ajouta-t-il, veut conna�tre le but et la morale
des �crits. Il analyse et juge � son tour; et c'est de l'opinion
recueillie, et m�rement r�fl�chie, sans aucune influence �trang�re,
que se forme le suffrage.... Quant aux �crivains, il n'est permis de
prendre ce titre qu'� celui qui a produit plusieurs ouvrages contenant
un plan et des caract�res, dans quelque genre que ce soit. Une �p�tre,
un ou plusieurs petits po�mes descriptifs, quels qu'ils soient, ne
suffiraient point pour le lui acqu�rir. Un seul passage, qui esquisse
un caract�re, ou qui forme ou d�veloppe le noeud d'une action, offre
cent fois plus de difficult�s, et demande plus de jugement et de g�nie
que vingt descriptions.... Ce titre devient tr�s-recommandable pour
ceux qui le portent; il leur donne la plus haute consid�ration. Elle
leur est due sans doute; ceux qui parviennent � �clairer, � instruire
les hommes, et � semer des fleurs sous leurs pas, en leur montrant la
carri�re du bonheur et la source des volupt�s pures ouvertes pour eux,
est un bienfaiteur de l'humanit�. Que sont les autres services sociaux
aupr�s de celui-ci? Lorsque nous leur avons c�d� ce droit, nous avons
envisag� cette v�rit�: qu'eux seuls sont utiles � tous, et servent la
soci�t� enti�re; tandis que les autres hommes s'isolent naturellement;
et, quelle que soit leur bienfaisance, ils ne peuvent la r�pandre que
sur quelques individus.�

Une acclamation g�n�rale des savans, que cette derni�re d�finition
avait tous rang�s sous sa banni�re, m�me les persiffleurs, qui se
trouvaient vaincus par l'orgueil, exalta l'opinion et la conduite des
lunians.... Alphonaponor cessant tout entretien, et ayant d�couvert
dans les questions du litt�rateur tout ce qu'il aurait pu lui dire
sur son art, et sur l'�tat o� il se trouve en Europe, se leva, et se
retira avec son fid�le Marouban, qui lui expliqua ensuite ce qu'il
avait pressenti, et qui conclut, avec lui, que son dernier tableau
n'avait pas �t� le moins utile � mettre sous la vue des Fran�ais.

Apr�s �tre rentr�s � l'h�tel, et avoir �t� t�moin de l'all�gresse que
montra son �l�phant en le revoyant, qu'il lui manifesta en l'enla�ant
doucement avec sa trompe; en formant des heunissemens que la
sensibilit� s�t adoucir, et qui mirent son ma�tre dans le cas de
penser et de dire � Marouban, que la sensibilit� donne des organes
nouveaux aux �tres, et a le pouvoir de transformer la nature; il se
retira dans son appartement avec celui-ci, qui lui �tait d�j� devenu
cher. Il trouvait en lui des moeurs et des sentimens dignes des
habitans de sa planete....

L� ils raisonn�rent plus amplement sur ce qu'ils venaient d'entendre;
et Marouban lui fit conna�tre l'impression qu'il avait faite sur
les savans, et qu'ils lui avaient manifest�e. Plusieurs d'entr'eux,
ent�t�s de leurs pr�jug�s, avaient trouv� ses id�es sur les arts et
les syst�mes trop exalt�es; d'autres, sur-tout les moins �g�s, avaient
ambitionn� que ses id�es se propageassent, et avaient cru que si
elles �taient adopt�es, ce qui ne pouvait �tre, selon eux, qu'en les
modifiant, le bonheur pouvait repara�tre sur ce globe.... Enfin, apr�s
un long entretien, dans lequel Marouban lui dit que les autres savans
de l'Europe pensaient de m�me que ceux-ci, et lui avoir observ� que la
m�me politique et le m�me syst�me, � quelques diff�rences pr�s, �tait
celui des Fran�ais, Alphonaponor crut en avoir assez vu; et il r�solut
de retourner bient�t dans sa planete, en disant en lui-m�me, et d'une
mani�re plus certaine, que le roi de la Lune n'avait rien � redouter
dans aucun cas de l'ambition des Terestriens. Il jugea qu'il
renverserait ais�ment leur politique, en lui opposant la force de la
franchise et de la saine raison.

Il proposa ensuite � Marouban de le suivre dans la Lune, en lui disant
qu'il �tait d�plac� sur la terre, v� qu'on n'avait pas su appr�cier
son m�rite.... �Marouban! s'�cria-t-il: le plus grand point de lumi�re
que puisse prendre le politique et le philosophe sur le bonheur, la
force et la gloire des peuples, est celui qu'offre l'appr�ciation
des talens et des hommes sages. Si on voit ceux-ci recherch�s, la
splendeur, la f�licit� du globe o� l'on se trouve s'annonce; et
s'ils sont laiss�s dans l'oubli, si on n'y sait point distinguer ces
qualit�s, la barbarie y r�gne, et l'homme raisonnable est hors de sa
sph�re dans son sein.�

Marouban consentit avec joie au voeu d'Alphonaponor, et lui t�moigna
sa reconnaissance. Il fut d�cid� qu'ils partiraient d�s que l'�l�phant
courrier serait de retour. Le lunian apr�s avoir embrass� Marouban,
lui dit alors: �je te reconnais d�s ce moment comme mon compatriote,
et nous sommes tous fr�res. Pr�pare tout pour me suivre d�s la
deuxi�me aurore�.... Ils se s�par�rent, Alphonaponor visita son
�l�phant, et le nourrit lui-m�me comme � l'ordinaire. Il ne voulait
rien recevoir des mains des autres; ce qui lui venait de celles de son
ma�tre lui �tait seulement pr�cieux, parce qu'il le ch�rissait comme
on l'a vu. Tous les individus dou�s de l'intelligence, trouvent plus
pr�cieux le don, quoiqu'il soit, qui leur vient d'une main ch�rie....
Il se reporta une partie de la nuit sur le tableau bizarre qu'il avait
sous sa vue: enfin il se livra au sommeil apr�s s'�tre couch� sur sa
peau d'orignal.

Le lendemain il se leva � la lueur du cr�puscule, le grand jour ne le
trouvant jamais couch�. Il disait que la nature avait cr�e le jour
pour la veille. Il �crivit ses reflexions sur le pays o� il se
trouvait; et, de rapprochement en rapprochement, il parvint � tracer
un fid�le tableau.... Il est des esprits � qui il ne faut que quelques
traits pour leur faire embrasser l'ensemble d'un grand dessin. Une
cha�ne conduit du doute jusqu'� la conviction. Lorsqu'un homme dou�
d'un jugement sain et d'une logique profonde, tient le premier mobile,
il parvient bient�t, en suivant la filiation, au terme o� se trouve
l'�claircissement. Il en est de m�me que de celui qui juge, par la
fum�e qu'il voit sortir d'une montagne, de l'existence d'un volcan....

Marouban vint interrompre son occupation, et lui annon�a qu'une
soci�t� dans laquelle se trouvait nombre de gens d'esprit, et qui
passait pour la plus brillante et pour celle qui offrait le meilleur
ton dans la capitale, lui avait d�p�ch� un agent pour l'inviter �
prendre part � un festin qu'elle donnait le soir m�me. Il l'engagea �
s'y rendre, en lui disant que puisqu'il restait ce jour-l� seulement
sur la terre, il ne devait pas manquer l'occasion de voir comment on y
vivait. Il ajouta qu'il trouverait dans cette soci�t� le dernier trait
pour terminer son tableau, et les couleurs et nuances avec lesquelles
il devait le colorier. Alphonaponor avait montr� au Grec comment il
peignait par induction.

Marouban lui tenait ce discours lorsque El�onore, c'est le nom de la
dame qui avait re�u d'Alphonaponor le titre d'amie, entre et lui dit,
apr�s l'avoir embrass� avec la m�me familiarit� et la m�me aisance que
si elle l'e�t connu depuis cent ans; �mon cher lunian, je viens vous
d�baucher aujourd'hui; nous laisserons l'op�ra pour une autre fois:
nous irons � une f�te brillante o� je suis invit�e; o� vous l'�tes
par-l� m�me, et o� vous verrez la meilleure soci�t� de Paris.�--�J'y
consens, r�pondit Alphonaponor, d'autant plus que j'avais d�j� re�u
une invitation de ceux qui la donnent. Je me ferai un plaisir d'y
para�tre avec vous, et de montrer � tous que j'ai su distinguer votre
coeur.�--�Voil� qui est v�ritablement galant, r�pliqua El�onore: cet
�loge me s�duit. J'entrevois que si je restais long-tems avec vous, je
deviendrais une v�ritable luniane; car je commence � voir vos id�es
comme moins bizarres, et je trouve que vos louanges n'ont point la
fadeur que portent celles des hommes de la terre, et qu'ils nous
prodiguent.�--�Avez-vous mang� jamais un bon plat sans un certain
assaisonnement, et avec plaisir? repartit Alphonaponor:�--�non,
r�pondit-elle.�--�Eh bien, les �loges de vos petits ma�tres sont des
plats non assaisonn�s. La nature s'est r�serv�e seule le droit de
fournir les �pices; et ceux qui ne la connaissent point ne peuvent les
donner, puisqu'ils ne les ont pas re�us d'elle....� �l�onore ayant
r�pondu qu'elle croyait qu'il avait raison, s'appr�ta � se retirer
pour aller s'habiller, et elle dit � Alphonaponor: �puisque vous �tes
aujourd'hui mon sultan, ordonnez; quel ajustement voulez-vous que je
mette? Je dois plaire � vous seul�--�Le plus simple que vous aurez
dans votre garde-robe; c'est celui qui vous rendra plus belle,
non seulement aux yeux des gens de bon go�t; mais m�me � ceux des
Terrestriens fascin�s. Je n'en doute pas, malgr� vos bizarres manies,
un v�tement simple et �l�gant doit avoir son prix chez vous. Sachez,
El�onore, que la nature est n�glig�e jusques dans sa magnificence.
Trop d'art annonce l'appr�t, et nuit � la fois � l'harmonie, car elle
ne peut puiser tous ses �l�mens dans la magnificence; et il d�truit
l'aisance, et cet abandon qui est le signe de la v�ritable volupt�.�
--�Il a ma foi raison en tout, repartit El�onore: on m'a toujours
dit que j'�tais plus belle en n�glig� qu'en grande parure; et je me
rappele que je n'ai jamais �t� si redoutable pour les hommes que
lorsque j'�tais en d�shabill� galant....� Elle sort � ces mots, en
disant au lunian qu'elle l'attend chez elle dans une heure, apr�s lui
avoir promis, volontairement, de suivre son conseil.

Les deux amis, on d�signera d�sormais de cette mani�re Alphonaponor et
Marouban, rest�rent ensemble, et Alphonaponor, en observant au Grec
qu'il d�couvrait une transformation dans El�onore, lui fit entrevoir
combien les femmes, m�me celles qui sont pli�es au joug de l'usage et
des pr�jug�s, sont ais�es � ramener lorsquelles ont affaire � des gens
raisonnables. �Je ne doute pas, si j'avais aupr�s de moi �l�onore un
seul mois dans la Lune, que je ne vainquisse sa frivolit�, et que je
n'en fisse la femme la plus estimable. Si les autres fran�aises lui
ressemblent, j'en suis charm� pour elles; elles pourront devenir
meilleures lorsque les hommes le voudront; car je m'apper�ois que cela
d�pend d'eux�.... Marouban trouva cette r�flexion profonde et juste;
et lui dit que le caract�re et la trempe morale d'El�onore �tait
celle du g�n�ral des femmes de ce pays. Il avoua que les hommes,
n'envisageant pas que la nature les a cr�es pour �tre leurs guides, la
faiblesse des organes de la femme la privant de cette force de pens�e
et de jugement n�cessaire pour se diriger, et ne sachant point
gouverner le coeur de celles-ci, �taient les moteurs de leurs �carts.

Alors Alphonaponor lui dit: �il me vient une id�e qui peut �tre utile
aux habitans de cette planete; c'est d'emmener �l�onore dans la Lune;
d'y retremper son ame dans le creuset de la vertu et de la raison, et
de la renvoyer ensuite en ces lieux pour apprendre aux autres, par
l'exemple, comment on peut devenir meilleures et fortun�es.�--�Cela
peut effectivement �tre utile, r�pondit Marouban; et je ne doute pas
que si vous le proposez � El�onore elle n'y consente. Elle est libre
d'elle-m�me et assez hardie quant aux voyages.�--�Si elle y consent,
je la conduis dans ma patrie avec toi: tu la rameneras ensuite sur la
terre, mon cher Marouban, si elle veut retourner ici bas; et si tu te
d�plais sur notre globe; ce que je ne puis cependant me persuader,
d'apr�s l'opinion que tu m'as donn�e de toi.... Cette r�solution
prise, ils s'empress�rent de se rendre chez �l�onore. ils arriv�rent
chez la dame sous un d�guisement; car Alphonaponor voulut se
soustraire au concours qui l'avait entour� le jour pr�c�dent, ne
ressemblant point � ces hommes qui aiment � se mettre en spectacle �
chaque instant; qui passeraient volontiers leur vie dans la pompe des
triomphes, et sans s'occuper seulement s'ils existent.

Ils trouv�rent �l�onore dans l'ajustement qu'Alphonaponor d�sirait.
Il la vit, sans autre ornement que quelques fleurs tress�es avec ses
beaux cheveux noirs, couverte d'une tunique d'une blancheur �clatante,
et d'un ample voile qui lui couvrait la plus grande partie du corps,
et qui ressemblait au pallium des Grecques. Elle repr�sentait la
simplicit� et la modestie elles-m�mes. Le lunian frapp� � son aspect,
la trouva mille fois plus belle, et ne lui cacha pas sa pens�e, il
ajouta que cet habillement avait un rapport avec celui des femmes de
sa plan�te. �l�onore fut ravie en voyant l'impression qu'elle faisait
sur lui, ainsi que sur Marouban, dont elle appr�ciait le suffrage; et
le compliment d'Alphonaponor la flatta plus que tous les �loges qu'on
lui avait donn�s jusqu'alors.... Ils se h�t�rent de se rendre dans le
lieu de la f�te, et ils y arriv�rent aussit�t.

Une acclamation g�n�rale accueillit le lunian, lorsqu'il entra dans
la salle o� les convives �taient rassembl�s; et les femmes, en
envisageant de pr�s sa tournure �tonnante; car il �tait plus fort
et plus muscl� que l'Hercule de la fable; et, voyant sa beaut�, sa
fra�cheur, son air noble et imposant, redoubl�rent les claquemens,
comme on le pense, tout en lan�ant des regards jaloux sur El�onore. Le
d�sir �tait entr� dans leurs ames, et les avaieut ensuite ouvertes
� l'envie.... �l�onore qui, la veille, eut �tal� son triomphe avec
�clat, et qui les aurait brav�es et humili�es avec orgueil, ma�trisant
en elle ce sentiment, montra qu'elle commen�ait � appr�cier ce qu'on
se doit mutuellement. Cependant elle ne put se vaincre tout-�-fait, ni
cacher sa joie; elle la montra dans toute sa pl�nitude, et, tout en
m�nageant le grand nombre de ses rivales, envers lesquelles elle
redoubla d'empressement.... Alphonaponor, apr�s avoir salu� la
compagnie, s'assit avec �l�onore, � qui il donna ses soins, pendant
que Marouban remerciait, en son nom, la soci�t� de l'accueil qu'elle
lui faisait; et la suppliait de ne point faire d'autre attention �
lui, en montrant la plus grande modestie sur son m�rite.

Alors il fut assi�g� de mille questions; mais la plus grande partie de
la soci�t� se mit aux tables de jeu, m�me les femmes, malgr� l'envie
qu'elles avaient de s'occuper de lui; tant l'amour de l'int�r�t
ma�trise en ces lieux la curiosit� et tout autre penchant, jusque
dans celles de ce sexe. La question des oisifs, qui s'adress�rent au
voyageur, fut celle de savoir si on jouait dans la Lune.... �On y
joue, r�pondit Alphonaponor; mais c'est � des jeux o� notre corps
s'exerce plus que notre esprit. Nous avons plusieurs de vos jeux, tels
que le ballon, le billard, la paume; nous poss�dons aussi celui des
�checs, que j'apportai de la Gr�ce, et qui a plu � nos habitans,
parce qu'il exerce l'imagination, et parce qu'il est une image de
la guerre....� Alors un des convives lui dit: �Je m'�tonne que
vous n'ayez pas adopt� le jeu de soci�t� dans votre planete: cette
occupation est un pr�servatif contre l'ennui, qui, sans cela, rendrait
la meilleure soci�t� d�serte ... Voyez-vous ces cartons, o� sont ces
signes rouges et noirs; ils nous servent � tenter et � aiguillonner le
sort. Cela exerce, cela pique. L'int�r�t p�cuniaire qu'on attache au
triomphe, nous entretient dans une crainte continuelle, qui tire l'ame
de l'engourdissement, et parvient � nous faire �couler les longues
heures de la vie.�--�Eh quoi! r�pondit Alphonaponor, vous avez besoin
de la terreur pour �branler vos ames et leur donner des sensations?
Elles sont donc bien �puis�es? Les sentimens y sont donc bien
�mouss�s? N'avez-vous d'autres plaisirs pour �carter de vous cet ennui
qui vous porte � vous isoler au sein de la soci�t� m�me; car je vois
que vous l'�tes ici, quoique vous y soyez rassembl�s; qui y s�me
enfin une morne tristesse, et y fait r�gner des sentimens encore plus
funestes, dont je vois les signes sur les visages de plusieurs de ceux
qui sont autour de ces tables.... S'il vous faut des hochets pour vous
amuser, n'en est-il pas de plus simples que vous pouvez prendre dans
les mains de la gaiet�?�--�Et o� la trouver cette gaiet� et ses
agr�ables hochets? Dites-nous o� elle habite? Comment font vos
soci�t�s pour l'attirer? Qu'y fait-on pour se distraire? Qu'y dit-on?
Les momens ne vous y paraissent-ils pas des si�cles?� N'en sort-on
point avec des vapeurs?�--�Non, r�pondit Alphonaponor, et jamais je
n'y ai vu pousser un baillement, ni compter les heures. Elles sont des
instans pour nous; et lorsque celle o� l'on doit se s�parer arrive, on
est oblig� d'avertir l'assembl�e; sans cela elle ne se douterait pas
quelle e�t pu �tre si rapproch�e.... Amans z�l�s des arts, connaissant
pres-tous les sciences, et portant des coeurs �trangers � tout ce qui
n'est pas sentiment, nous nous divisons en groupes pour converser, et
nous avons toujours quelque chose � nous dire. La nature et la soci�t�
n'offrent-elles pas une source in�puisable de doux et constans
entretiens? N'a-t-on pas � faire l'�loge des �tres vertueux? A
s'entretenir sur la bienfaisance f�conde de la divinit�? � c�l�brer
les prodiges du g�nie et � les juger? N'a-t-on pas des erreurs �
combattre? Les habitans de ma planete �tant n�s hommes, et n'�tant pas
au-dessus de leur nature, ont du s'�garer quelquefois. Chacun y trouve
un v�hicule pour ses sentimens, et un stimulant pour son ame. Le
vieillard, en retra�ant aux jeunes gens les le�ons de l'h�ro�sme et de
la vertu, et en leur peignant les dangers de la soci�t�, montrent
leur raison, leur sagesse, leur exp�rience; et, � chaque instant, ils
re�oivent un tribut d'hommages qui r�veille leurs ames appesanties
par les maux de la vieillesse, et qui leur offrent les plus douces
sensations; ensorte que chaque soir�e leur offre un triomphe. Les
jeunes gens, de leur c�t�, avides d'�loges; o� est l'homme qui ne
porte en lui la vif d�sir de les recevoir? recueillent des mains des
vieillards les lauriers r�serv�s aux actions honorables qu'ils ont
faites, et � leurs succ�s dans la carri�re des arts. On se pla�t �
les faire ressortir, en leur offrant des jouissances momentan�es:
on excite leur �mulation; et on la fait fructifier en faveur de la
soci�t�. Les vertus des jeunes filles y sont sur-tout exalt�es d'une
mani�re �clatante, et sans que cela excite la jalousie? parce qu'aucun
rang, aucune distinction ne dirige ou ne borne l'�loge. Leur candeur,
leur bienfaisance sur-tout, et leur d�vouement filial sont c�l�br�s
avec z�le et enthousiasme.... On ne regarde leur beaut� que comme un
accessoire, en consid�rant qu'il ne d�pend de personne de l'acqu�rir,
et jamais il n'en est question devant des rivales: l'impuissance de
pouvoir l'obtenir bornant l'�mulation, exciterait des ha�nes. Mes
compatriotes ont senti cette v�rit�; voil� pourquoi ils ne parlent que
tr�s-rarement aux femmes de leurs agr�mens physiques....�

Les jeunes gens, continua-t-il, pouss�s par le mobile de la louange,
se rendent avec empressement aupr�s des vieillards, autour desquels
les jeunes filles, par les mains desquelles ils distribuent leurs
prix, sont rang�es; et qui, � leurs yeux, couronnent d'�clat la
vieillesse.... Enfin les �poux s'y entretiennent de leur bonheur, et
forment ces �panchemens mutuels, qui sont si agr�ables lorsqu'on a �
exalter les vertus des objets qui nous sont chers. C'est dans notre
planete le plus noble des entretiens: d�daigner d'y parler de son
�pouse, serait pour un mari, non seulement un ridicule mais une tache
ineffa�able.... Les amans s'y entretiennent aussi de leur tendresse;
car un faux pr�jug� ne les force point � vivre comme des hiboux, en
s'�loignant de la soci�t�. Le pur amour est honor� chez nous: rien ne
para�t si noble et si touchant; c'est le plus charmant tableau pour
mes compatriotes, que de voir deux amans r�pandre dans leurs ames les
�manations d'une flamme pure. Souvent on se pla�t � les encha�ner avec
des guirlandes de fleurs; et � leur montrer ainsi l'embl�me de leur
bonheur futur.... Enfin le chant, la danse, et d'autres jeux innocens,
o� brillent l'esprit et les gr�ces, remplissent les vuides de nos
entretiens. Tous les �ges confondus y prennent part: les heures
passent comme des �clairs rapides: nous rentrons dans nos maisons,
l'ame remplie de doux ou de nobles sentimens; pleins du d�sir de
devenir meilleurs, et sur-tout affranchis de ce malheureux ennui qui
vous tourmente si fort ici bas, et qui, je le vois, n'est pas le moins
cruel ennemi de votre repos, de votre sant� et de votre bonheur.�

Tous ceux qui entouraient Alphonaponor, parurent �tonn�s en entendant
ce r�cit: plusieurs jeunes gens sourirent apr�s avoir lanc� des
sarcasmes contre les habitans de la Lune, qu'ils nomm�rent des vrais
Quakers, et des insens�s qui ne connaissent pas le vrai bonheur. Ils
se retir�rent en pirouettant, et crurent le trouver en s'admirant dans
les glaces, ou en d�bitant des fadeurs aux femmes autour des tables
de jeux.... Quelques-unes de celles-ci baill�rent, et annonc�rent
qu'Alphonaponor, malgr� ses agr�mens, leur avait donn� des vapeurs....
Quelques jeunes gens plus sens�s parurent occup�s de son r�cit; et le
voyageur les vit r�fl�chir avec satisfaction. Exer�ant son
coup-d'oeil habile, il jugea qu'il avait op�r� en eux une esp�ce de
transformation.... regardant alors El�onore, et la trouvant pensive �
son tour, il lui dit: �vous r�fl�chissez, El�onore! la femme qui porte
une ame noble, sensible, et qui r�fl�chit, est pr�s de la vertu et du
bonheur.

Divers personnages s'appr�taient � lui faire des questions nouvelles,
lorsqu'on annon�a qu'on avait servi. Alors les tables de jeu furent
abandonn�es, l'int�r�t ayant suspendu un instant son empire sur les
coeurs. L'attention g�n�rale se reporta sur Alphonaponor, et il fut
conduit � table avec pompe.

On lui donna la place d'honneur avec sa compagne, qui, malgr�
sa modestie nouvelle, ne pouvait se r�soudre � la refuser; et
Alphonaponor ne consentit � la prendre que lorsqu'on l'y eut contraint
avec une violence de politesse.

D'abord les yeux des convives furent fix�s sur lui. Ou suivait tous
ses mouvemens; et l'on fut rempli de surprise lorsqu'on vit qu'il ne
touchait point � la viande, mais seulement aux p�tes, aux l�gumes, au
maigre; sur-tout lorsqu'on s'apper�ut qu'il ne buvait que de l'eau, et
encore avec une esp�ce de r�pugnance. Sans doute que l'eau de la Lune
est moins charg�e de parties grossi�res que la n�tre: Alphonaponor
ne le dit point, parce qu'on l'assaillit de questions oppos�es � cet
objet; mais les observateurs d�couvrirent en voyant l'attention avec
laquelle il la regardait, que cette id�e �tait celle qui l'occupait.

Un des savans avec lequel il avait convers� la veille, et qui �tait
dans le nombre des convives, remplissant le voeu g�n�ral, qui �tait de
savoir pourquoi il ne se nourrissait que de ces alimens, lui en fit
la demande. Alphonaponor lui r�pondit par la bouche de Marouban, qui
s'�tait plac� � sa port�e: �Je ne mange point, non plus qu'aucun
habitant de ma plan�te, de ce que vous nommez chair des animaux. Quand
nous aurions ce go�t, nous nous ferions le plus grand scrupule de les
tuer, parce que ce ne fut pas le voeu de la nature en les cr�ant; et
parce que nous nous sommes convaincus qu'ils sont utiles � l'harmonie
g�n�rale.

D'autres motifs, plus directement li�s � notre conservation
personnelle, nous porte � nous abstenir de ces alimens. Nos physiciens
ont d�couvert que le sang des animaux porte une bile noire dans le
sein de celui qui en fait usage; qu'il voit alt�rer sa gaiet�, devient
sombre, m�lancolique: ils ont combin� que deux �l�mens �trangers,
r�unis pour former un tout, ne peuvent former qu'un tout imparfait;
et que le sang des animaux, compos� d'�l�mens qui sont souvent des
poisons pour les hommes, ce que la nourriture d�c�s animaux d�termine,
ils doivent �tre funestes � ces premiers.... Nos philosophes, d'apr�s
leurs observations, ont conclu que l'humeur f�roce, le penchant �
l'inqui�tude, � la col�re et � la fureur pouvait na�tre de cette
cause, sur-tout lorsqu'ils ont su que les habitons d'une partie de la
terre en faisaient usage; je le leur appris moi-m�me apr�s mon voyage
sur votre plan�te. Leur opinion a �t� confirm�e � nos yeux, lorsque
divers autres voyageurs, qui sont venus observer apr�s moi votre
globe, ont rapport� que les peuples de votre Orient, qui ne l'avaient
point adopt�, �taient plus doux, moins enclins aux troubles, aux
combats; et ils ont cru voir encore que la cause de la guerre se
trouvait, en partie, dans ce fatal usage; sachant, d'apr�s un axiome
prouv�, que les grands effets ont les plus petites causes.

Pendant qu'il disait ces mots, appercevant un plat qu'un domestique
posait sur la table, et qui �tait tout sanglant; car c'�tait un filet
de boeuf arrang� � l'anglaise, c'est-�-dire, mac�r� seulement et
presque crud; il fit un mouvement de d�go�t; et l'on fut oblig� d'�ter
le plat, parce qu'on vit, � l'impression qu'il avait fait sur lui,
qu'il pourrait quitter la table.... Alors reprenant son discours, et
s'arr�tant sur ce qu'il venait d'appercevoir, il ajouta: �J'avais vu
les Grecs cuire toutes les viandes qu'ils mangeaient, et j'avais cru
qu'on se conduisait de m�me en ces lieux. Je me disais: la cuisson les
d�naturant en parue; elles sont moins funestes; mais, d'apr�s ce que
je viens de d�couvrir, je ne m'�tonne plus si je vois sur vos figures,
au moment m�me o� vous paraissez vouloir vous �gayer, la plus sombre
m�lancolie.... Y a-t-il long-tems, dit-il au savant, que de pareils
plats se sont introduits sur votre table, car je m'apper�ois qu'ils
ne sont pas en harmonie avec les autres?� �Depuis quelques ann�es
seulement, r�pondit celui-ci.�--�Le peuple duquel vous l'avez re�u,
r�pliqua le lunian, est-il plus port� � la gaiet�, mieux dou� de
la sant� que vous?� �Non, dit le savant; c'est le peuple le plus
m�lancolique et le plus sujet aux maladies de tous ceux qui habitent
l'Europe.�--�Vous le voyez, r�pliqua-t-il, nos physiciens et nos
philosophes ne se sont pas tromp�s; dans ce que vous venez de me dire
se trouve la preuve de leurs raisonnemens. D'apr�s cela, je crois que
vous ne vous sauverez d'une infinit� de maux ici bas, que lorsque vous
renoncerez � cette habitude d�sastreuse.�

Je dois arr�ter mon action un instant, pour observer qu'Alphonaponor,
malgr� son jugement et son excellente logique, nous a donn� un conseil
�quivoque. Il aurait du envisager l'influence de l'habitude sur les
hommes: elle est aussi forte, et peut-�tre plus pour son physique que
pour son moral. Cela peut �tre bon pour les habitans de la Lune, de
ne vivre que de v�g�taux, parce qu'ils ont �t� nourris par eux en
naissant; ainsi que pour les Indiens et les autres peuples de notre
globe qui ne connoissent point la viande.... Si nous nous en privions
tout-�-fait, il est douteux que nous pussions le faire sans danger;
tant il est vrai que le poison m�me, car je reconnais le principe de
la v�rit� que le lunian a expos�e, que la viande est un poison: elle
devient, sinon salutaire en certain cas, du moins utile. On voit
que je sers la cause des habitans septentrionaux de l'Europe, en
combattant l'opinion du voyageur; cependant je n'entends pas parler
ici des viandes mac�r�es seulement; et je crois que tous les Fran�ais,
qui ne tiennent pas d'une mani�re absolue � la mode, seront de mon
avis.�

Le savant, trouvant l'argument sans r�plique, et qui, �tant gourmand
lui-m�me, ne savait pas envisager sa sant�, comme c'est l'usage de
tous les gourmands, n'insista plus sur l'objet de la question; et il
lui demanda pourquoi il ne buvait pas de vin; s'il n'en existait point
dans la Lune.

�Nous connaissons la plante et le fruit qui le produisent; nous en
faisons m�me; mais nous l'employons seulement comme m�dicament....�
--�Comment, pour m�dicament! s'�cria un petit homme � face rebondie, et
dont les yeux rouges et enflamm�s annon�aient qu'il n'�tait pas de la
trempe des habitans de la Lune, quant au vin; vous renoncez donc � tout
ce qui est bon, et qui ranime la vie et la gaiet� en nous? Quelle est la
bizarre fantaisie qui vous fait conduire ainsi? Sans doute votre vin
n'est pas de la nature du n�tre; car, sans cela, il faudrait �tre plus
qu'insens� pour s'en priver.�

�La premi�re raison qui nous porte � nous priver du vin, r�pondit le
lunian, c'est celle qui nous est fournie par la conviction que nous
avons qu'il n'est pas naturel � l'homme. La vigne ne se trouve que sur
quelques points de notre planete; est-ce de m�me sur votre globe? Je
le crois. Je n'entends pas parler des transplantations, mais de sa
croissance primitive. L'intention de la nature est manifeste � nos
yeux, d'apr�s l'absence de l'objet utile; et dans l'existence de l'eau
en tous lieux, nous voyons qu'elle l'a destin�e, non-seulement � la
fertilisation des globes opaques, mais � servir de boisson � leurs
habitans. Notre logique et notre exp�rience nous font donc renoncer
au vin; nous sommes convaincus que tout ce qui n'est pas naturel �
l'homme lui est contraire.... Un second motif qui est le plus fort,
est celui d'�viter l'ivresse qu'il occasionne: j'en ai vu en Gr�ce les
plus funestes effets. Tout objet qui �branle les sens au point de les
renverser tout-�-fait, et de suspendre les ressorts de la m�moire
et de l'entendement, ce que la douleur la plus vive, le plus grand
tourment ne peuvent parvenir � faire, doit �tre un poison funeste
qui, (s'il ne d�truit pas la vie en un instant, ce qui n'est pas sans
exemple, puisque je l'ai vu sur votre globe,) mine sourdement vos
corps, �puise vos esprits animaux, qu'il corrode, et est la source de
nombre de vos infirmit�s, et souvent de votre perte.� Interpellant
encore le savant, �dites-moi si les hommes les plus forts de votre
globe boivent du vin.� Le savant parut embarass�. Marouban, prenant
lui-m�me la parole, r�pondit que non. Les Tartares, dit-il, les
Russes[8] , les Chinois, tous les peuples de l'Orient, ceux de
l'Afrique et du Nouveau Continent, ne connaissent point cette boisson;
et il est certain qu'ils sont les plus forts de la terre.�--�Voil� une
preuve nouvelle et transcendante contre cet usage, et que je trouve
encore chez vous. Je vois avec joie que les habitans de ma planete ont
su entrevoir d'une mani�re pr�cise la v�ritable propri�t� des choses
et leur utilit�....�

Je dois m'arr�ter encore, et observer qu'Alphonaponor pensant juste
sur la nature du vin et sur ses effets, parle � nous, Europ�ens, comme
aux habitans du Bidulgerid, ou de l'Arabie-P�tr�e; il veut que nous
nous contentions d'eau. Je crois entrevoir que les trois-quarts des
habitans des pays septentrionaux, car les buveurs de bierre, de cidre
sont dans le m�me cas, ne mettraient pas en balance la privation du
vin contre dix lustres d'existence douteuse, de plus.

Le lunian cessa son discours pour laisser manger la soci�t�, dans
laquelle, hormis quelques individus, qui regardent la raison de leur
estomac comme celle _sine qua non_, tout le monde avait �cout� sans
agir, et il dit au savant et � la soci�t�, en d�voilant son motif
poli, qu'il r�pondrait sur toutes les questions qu'on pourrait lui
faire � la fin du repas.

Il s'occupa alors de sa compagne, qui �tait �merveill�e en
l'entendant; et qui applaudissait tacitement � tout ce qu'il avait
dit; car elle n'aimait gu�re la viande, et point du tout le vin.
Alphonaponor mangea encore des p�tes, des fruits, et attendit, en
servant ses voisins, avec une politesse noble, une aisance et une
adresse inconnues, qui �tonnaient de plus en plus les convives, qu'ils
eussent complett� leur repas. Il porta m�me la complaisance jusqu'�
servir � boire au petit homme rebondi � qui il avait parl�, qui
branlait la t�te, avec le signe de piti�, pendant qu'il discutait sur
la propri�t� du vin; et il eut la malice de lui servir beaucoup d'eau,
en lui disant qu'il ne voulait pas contribuer � l'empoisonner.

Pendant ce tems, il observa les convives, et sur-tout les femmes
lorsqu'elles buvaient du vin. Il s'�tonna en voyant nombre
d'entr'elles rivaliser pour la boisson avec les hommes. Il se dit:
�Je ne me serais jamais dout� qu'en aucun pays les femmes fissent les
m�mes exc�s que les hommes. Quel renversement! leurs fibres sont plus
faibles, et elles employent les m�mes v�hicules pour les �branler? Il
se rappella que les Grecques ne buvaient que de l'eau, et dit encore
dans une apostrophe tacite: �Fran�aises, vous n'avez encore, �
beaucoup d'�gards, que le costume des anciennes habitantes de la
Gr�ce.� Il envisagea ensuite le nombre de sortes de vins dont elles
s'abreuv�rent, et r�fl�chit sur l'amalgame et la fermentation de ces
objets de natures diff�rentes, dans l'estomac. Voyant El�onore ne
point imiter ses compagnes, et croyant que c'�tait par r�serve qu'elle
se conduisait ainsi, il lui observa qu'elle ne devait point se g�ner;
et que si ses raisons l'avaient frapp�e, elle ne devait pas pour
cela changer d'habitude tout-�-coup. Il dit qu'une transformation
quelconque ne pouvait se faire en un instant; qu'il �tait m�me
dangereux de passer sans interm�de d'un �tat � l'autre. �l�onore, lui
ayant r�pondu qu'elle ne buvait jamais de vin, il la f�licita, en
ajoutant: �Voil� la cause de la fra�cheur que je d�couvre sur votre
figure. Observez vos compagnes; voyez leur teint h�ve, plomb�: s'il se
colore, ce n'est point l'incarnat naturel, mais le rouge excit� par la
fermentation de la liqueur dans leur sang.�

Lorsque le Champagne arriva, et qu'il fit sauter le bouchon,
Alphonaponor �prouva une grande surprise, et eut lieu de faire une
dissertation secrete sur le d�bandement que devait exciter dans les
esprits la force de la boisson qui avait pu lancer le bouchon au
plancher; il ne communiqua point ses id�es, en voyant l'all�gresse
qu'excitait la saut du bouchon, et l'empressement qu'on mettait
� avaler la boisson avant, m�me, que sa fougue fut calm�e par
l'influence de l'air atmosph�rique. Il se contenta de r�fl�chir, et
d'entretenir El�onore jusqu'� ce qu'un �v�nement pr�par� par le vin,
et que le Champagne avait d�termin�, le reporta sur ses premi�res
id�es, et lui montra l'�vidence de ce qu'il avait dit: �Ce fut l'homme
rebondi qui l'occasionna: il avait tant bu que l'ivresse le saisit
avant le dessert, et qu'il tomba tout-�-coup, comme s'il �tait frapp�
d'apoplexie ou de mort.... Ce personnage fut emport� par les valets,
et l'on continua le repas.

Le dessert �tant arriv�, l'�tonnement d'Alphonaponor s'accrut,
lorsqu'il vit les femmes boire deux ou trois verres d'eau-de-vie; et
lorsque l'un des convives lui ayant demand� s'il la connaissait, et si
elle figurait sur les tables, dans la Lune, il l'examina, et reconnut
que c'�tait la quintescence du vin.... D�s ce moment il vit que
les Terrestriens faisaient une guerre �ternelle � la nature, et
cherchaient avec empressement tout ce qui pouvait exister de plus
funeste pour eux.... Il r�pondit � celui qui l'interrogeait, qu'il ne
connaissait point cette liqueur; que les Grecs n'en faisaient point
usage lorsqu'il parut chez eux, et que, dans sa planete, on n'avait
pas pu supposer son existence. �Si nos chimistes, dit-il, eussent fait
cette d�couverte, ils l'auraient cach�e � tous les yeux: ils auraient
apper�u, d'apr�s les propri�t�s du vin qu'ils connaissaient, que
la quintescence de cette liqueur devait _�tre le poison le plus
d�vorant..._ Il ajouta, en s'adressant tout bas � Marouban: �Ami, je
ne m'�tonne plus s'il existe des crimes, des vices et des maux sans
nombre sur la terre. Les hommes ne se contentent point de se nourrir
du poison qui attaque leur sant� et leur raison, il faut qu'ils le
rar�fient encore, et lui donnent cent fois plus de force en r�unissant
ses parties v�n�neuses, et les d�pouillant de tout ce qui peut
affaiblir leur effet en les divisant, les habitans de la terre
s'ennuient de vivre un demi-si�cle: s'ils continuent, ils auront
bient�t l'existence �ph�m�re du papillon. Je d�couvre au fond de ces
bouteilles, les sources de l'immoralit� que tu m'as dit r�gner en ces
lieux; j'y vois celle de l'inconstance du plus grand nombre de femmes:
leur sang enflamm� par cette liqueur terrible, doit les rendre comme
des bacchantes effr�n�es, et les mettre dans le cas d'oublier qu'elles
ont des �poux devant ces �poux eux-m�mes....� Il dit ensuite: �Les
femmes ont besoin de toute leur raison pour r�sister � l'attaque
de leurs sens, et aux assauts que leur livrent continuellement les
hommes; comment peuvent-elles �viter les pi�ges qu'on leur tend
lorsqu'elles ne poss�dent plus cette raison? Contemple ce tableau;
l'ivresse est g�n�rale sans �tre parvenue � son comble; et juge �
pr�sent si je me trompe.� Marouban lui r�pondit qu'il avait fait d�s
long-tems la m�me r�flexion.

Pendant que les convives se livraient � une joie bruyante et forc�e,
en s'entretenant tous �-la-fois; et que la plupart lan�aient des
sarcasmes � tort et � travers, m�me sur l'�tranger leur convive,
Alphonaponor et le grec les contemplaient avec piti�. �l�onore qui
devinait leurs pens�es, et qui partageait leurs sentimens, se r�unit
� leur entretien, apr�s qu'elle eut re�u de nouvelles le�ons et de
nouveaux complimens de son ami ... Mais le lunian ne devait pas
�tre long-tems tranquille aupr�s d'elle: les femmes de la soci�t�,
r�alisant ce qu'il avait dit � Marouban, sur l'effet de l'ivresse
� l'�gard de celles de ce sexe, l'entour�rent en lui faisant les
observations et les questions les plus hardies. �l�onore eut �
supporter leurs sarcasmes, qui devinrent virulens, l'envie qui
dominait ces femmes n'�tant retenue alors par aucun frein.

Alphonaponor montra en ce moment son extr�me politesse, ainsi que
sa dignit�. Ayant offert un tribut d'�loges public � �l�onore, qui
faisait la satire de ses rivales, il se disposa � quitter l'assembl�e
avec elle et Marouban, et apr�s avoir remerci� la soci�t�, qui voulut
en vain le retenir. Il dit, � cet �gard, voyant qu'on le cernait et
qu'on lui fermait tout passage: �dans mon pays, l'un des premiers
devoirs sociaux, qui r�gle principalement la politesse, est celui de
rendre le convive ind�pendant: sans cela on l'asservirait � un
joug p�nible; et la soci�t�, quelqu'agr�ment qu'elle offrit, lui
deviendrait � charge....� Au mot de politesse on leur ouvrit le
cercle, et ils se retir�rent.

Comme ils s'�loignaient, un homme, qui portait sur son visage les
rides que forme la sp�culation, arr�te Alphonaponor, et le tirant �
part avec Marouban, lui dit: �avant de vous en aller, apprenez-moi
qu'elle est la valeur de l'or dans votre planete: sans doute il sert
de signe mon�taire comme ici. Dites-moi, aussi, s'il y a des gens de
mon �tat dans la Lune, c'est-�-dire des banquiers?�--Alphonaponor,
quoique d�pit� au fond de l'ame contre la majorit� des convives, crut
devoir � la politesse de lui r�pondre, et lui r�pondit: �il n'y a
point de banquiers dans la Lune, parce que le transport de l'argent
est tr�s-facile, et que le commerce n'a pas l'extension ni les m�mes
principes qu'il a chez vous. Quant � la mati�re dont vous parlez
nombre de mines nous l'offrent; mais elle ne nous sert qu'� �tre mise
en oeuvre, l'or �tant le moins poreux et par cons�quent le plus dur
des m�taux: notre signe mon�taire est la plume de colibri.�--Le
banquier partit d'un �clat de rire � ces mots, et se retira en
s'�criant: �je l'avais bien pressenti, que les habitans de la Lune
�taient des insens�s! pr�f�rer les plumes du colibri � l'or, c'est
le comble de l'impertinence humaine!� Pauvre ignorant, dit alors
Alphonaponor; tu ne vois pas que ton or n'a de prix que celui que ta
propre folie lui donne ... Voil�, ajouta-t-il, un homme qui ne conna�t
pas m�me les principes de son �tat.�

�tant arriv� � l'h�tel avec ses amis, il discourut avec force sur
ce qu'il avait vu, et il annon�a qu'il partait irr�vocablement, le
lendemain, pour sa planete. �Je ne voudrais pas, dit-il, rester plus
long-tems sur ce globe, pour l'honneur de ses habitans eux-m�mes;
et avoir � rendre compte de toutes leurs sottises et de tous leurs
ridicules.�--�Comment! s'�cria �l�onore, qui avait �t� frapp�e de
surprise en entendant la nouvelle de son d�part, et qui paraissait en
proie � la douleur, ce que ses larmes manifest�rent aussit�t: vous
partez! que vais-je devenir? vous m'avez attach�e � vous par le
plus puissant lien, celui de l'estime; elle n'osa pas dire celui
de l'amour: mais ses jeux s'exprim�rent au d�faut de sa bouche.
J'esp�rais au moins que vous ach�veriez l'ouvrage que vous avez
commenc�, et que vous me mettriez � port�e d'appr�cier le bonheur,
qui, je n'en doute plus, se trouve dans votre planete.�--�Le bonheur
existe sur votre globe et en ces lieux m�mes, r�pondit le lunian: son
principe est en votre ame: vous pouvez vous isoler au milieu de tout
ce qui vous entoure. Il est dans cette ville des �tres vertueux,
confondus dans la masse, que vous pouvez distinguer, et auxquels vous
pouvez-vous associer. Il s'en trouve dans les pays o� la d�pravation
a le plus d'empire: je m'en assurai autrefois en Gr�ce. Il est vrai
qu'ils sont rares, et que bien souvent on les �vite faute de savoir
appr�cier le m�rite.... Si vous ne voyez point sur votre globe les
m�mes attraits qui vous y attachaient, je vous offre de vous conduire
dans le mien, avec Marouban, qui est d�cid� � m'y suivre. Vous
resterez dans la Lune tant qu'il vous plaira; je m'engage � vous faire
reconduire sur la terre lorsque cela vous sera agr�able, et si vous ne
vous plaisez point chez nous.... Je me trompe, le bon et le vrai beau
(vous le trouverez dans mon pays) plaisent, attachent, entra�nent:
c'est parce qu'on ne les reconna�t point qu'on s'en �carte. Je suis
s�r que la vertu et le m�rite sont v�n�r�s sur votre globe, m�me par
vos compatriotes les plus d�prav�s.�--�Cela est vrai dit �l�onore.

Ce que j'ai vu, ce que Marouban m'a appris et ce que vous me dites,
r�pliqua le lunian, me fait juger que les Terrestriens ont le germe du
bon en eux. Vous �tes des enfans qui ne pensez qu'� vos hochets, et
les pr�f�rez aux choses utiles et � la vertu. On peut vous comparer
encore � des enfans, qui fuient un p�re qu'ils aiment, et dont ils
redoutent la s�v�rit�. Si on vous montrait ce p�re pr�t � vous combler
de tous les biens, en vous ouvrant son sein, et sous son v�ritable
aspect, je pressens que vous ne le fuiriez point. Je vois, aussi, que
ce ne serait pas une petite entreprise, et qu'il faudrait des peintres
bien habiles pour rendre sensibles ses traits � vos yeux, qui ne sont
pas habitu�s � distinguer les nuances ... J'augure que nous vous
garderons dans la Lune, aimable �l�onore, si vous consentez � y passer
avec nous; et si vous revenez un jour sur la terre, ce sera pour
reconcilier les femmes avec nos penchans, et pour servir les v�tres.�
�l�onore reprenant sa gaiet� ordinaire, que la crainte de perdre
Alphonaponor pour toujours avait fait dispara�tre un instant, et
montrant encore son caract�re, se dit: �il m'a s�duit par ses
�loges, et � pr�sent il m'�blouit par ses esp�rances de vertu et de
bonheur.... Faisons la folie: celle-ci, quoique tr�s-marquante; car
monter sur un �l�phant a�l�, et aller de but en blanc dans la Lune
n'est pas peu de chose, ne sera que la suite de celles que j'ai d�j�
faites.... Cependant je sens en moi plus d'assurance; je pr�sume
qu'elle aura un meilleur r�sultat. Ce diable de lunian m'a ensorcel�e;
les habitans de sa planete seraient-ils tous des enchanteurs?�

Avant de consentir � vous suivre, reprit-elle, dites-moi s'il n'y a
point de risques � courir. Cela me para�t bien hazardeux de n'avoir
pour appui que des a�les, et point de sol aupr�s de soi pour se
soutenir. Si dans nos voyages un cheval tr�b�che, ou se casse les
jambes, et si nous renversons, nous avons l'esp�rance de trouver
la terre � trois pieds. Celle-l� est au moins solide.�--�Vous vous
abusez, r�pondit le lunian. Vous ignorez, �l�onore, que vous �tes sans
cesse sur le crat�re d'un volcan pr�t � s'allumer, en quelque lieu que
vous vous trouviez sur la terre.�--�Comment, d'un volcan! mais il n'y
en a qu'en Italie, en Gr�ce et dans le P�rou.�--�Vous vous trompez
encore: la terre et notre plan�te ne sont autre chose qu'une masse de
feu concentr�e; c'est un foyer qui br�le sans cesse. N'en voyez-vous
pas souvent des �manations dans les endroits o� l'on ne s'y attend
pas? Les tremblemens de terre ne se font-ils pas sentir en tous lieux?
J'ai vu nombre d'Iles, en Gr�ce, dispara�tre � la suite d'un de ces
�v�nemens, et d'autres sortir de la mer inopin�ment. D'apr�s cela
vous pouvez �tre par-tout engloutie, et � chaque instant.�--�Comment,
r�pliqua-t-elle, la nature a-t-elle pu ainsi nous exposer?
Qu'avait-t-elle besoin d'allumer un foyer g�n�ral sous notre plan�te?�
--�Il le fallait pour que vous pussiez na�tre, et subsister ensuite;
c'est ce foyer, et les bassins d'eau qui le couvrent, qui amenent la
fertilit�: sans cela vous n'auriez pas un brin d'herbe sur la terre.
C'est la chaleur int�rieure, encore plus que le concours du soleil,
qui produit la germination.�--�Cela me para�t vraisemblable,
repartit-t-elle: � pr�sent je vois bien que l'air est aussi s�r que la
terre; et je ne doute plus de la fin du monde. Un beau jour il prendra
une belle fantaisie au foyer de s'enflammer tout-�-fait; et gare les
bassins qui sont dessus, et les pauvres hommes qui dansent sur les
bassins!�.... �Cette reflexion fit rire Marouban et Alphonaponor.
Comme elle n'�tait pas invraisemblable, elle leur fit voir combien
l'esprit d'�l�onore �tait ing�nieux.

Puisqu'il faut fermer les yeux surtout, reprit-t-elle, dites-moi enfin
ce qu'il faut que je prenne? Aurez-vous de la place sur vos �l�phans,
pour mettre toutes mes bo�tes et mes cartons? je vous avertis que le
nombre n'en est pas petit; je ne m'embarque jamais avec peu de chose:
lorsque je voyage, j'en charge une berline enti�re�.... Alphonaponor,
� qui Marouban avoit expliqu� ce qu'�tait une berline, ne put
s'emp�cher de sourire, non plus que celui-ci, et il lui r�pondit:
�laissez ici vos bo�tes et vos cartons; vous trouverez tout ce qu'il
vous faut dans mon palais; c'est-�-dire, ce qui vous est n�cessaire
pour vos besoins et pour votre habillement. Je vous croyais en partie
d�tach�e de vos modes.�--�En effet je le suis: mais la force de
l'habitude.�--�Je vois qu'elle est tr�s-puissante en ces lieux.
T�chez de vous en affranchir: sa cha�ne est humiliante lorsqu'elle ne
vous attache qu'� de petits objets.�--�Adieu donc mes bonnets et tous
mes pompons! l'intraitable lunian, votre ennemi, me s�pare de vous
peut-�tre � jamais, s'�cria-t-elle en riant. Adieu, Op�ra, Tivoli,
Frascati, que je regardai comme des lieux enchant�s; je vais, dit-on,
vous retrouver dans la Lune! mais je n'y para�trai qu'en luniane;
et dieu sait si j'y gagnerai.�--�Oui, sans doute, dit Alphonaponor.
J'esp�re vous y faire briller, de mani�re � vous prouver que vous
n'avez rien vu jusqu'� ce jour de beau, de brillant et d'aimable, que
votre personne dans votre miroir.�

--�Le voil� encore qui m'entra�ne par ses �loges, cet adroit
enchanteur!.... Eh bien! soit: je suis � vous: je ne vous quitte plus
d�s ce moment: Marouban se chargera de prendre mes papiers chez moi.�
Marouban y consentit; et Alphonaponor ayant regard� sa montre, dit:
�mon �l�phant ne doit pas tarder � paraitre; nous le laisserons
reposer cette nuit, et demain, d�s l'aurore, nous nous �lancerons dans
l'�ther.�

Ils continuaient de s'entretenir, et Alphonaponor reassurait El�onore
sur les dangers du voyage; car, quoique hardie, comme l'avait dit
Marouban, elle ne laissait pas d'�tre inquiette sur la travers�e, en
envisageant la lourdeur de l'animal sur le dos duquel elle allait
s'asseoir; lorsque des hennissemens, r�p�t�s avec force par l'�l�phant
de la cour, annonc�rent � son ma�tre l'approche de son compagnon....
En effet, prenant aussi-t�t son t�lescope et son graphom�tre, il le
d�couvrit � cinquante lieues de la terre, et il le dit � El�onore et �
Marouban ... �Comment, s'�cria celle-ci, l'autre �l�phant l'a senti
de cinquante lieues? Quel flaire il faut qu'il ait pour cela!�--�Je
crois vous avoir dit, r�pliqua le lunian, que ces animaux �taient
d'une esp�ce extraordinaire, et je vous ai vant� leur intelligence:
elle donne � leurs sens une activit� inconnue. El�onore, sachez que
l'intelligence, n'ayant point de bornes, et �tant une portion du plus
grand attribut de la divinit�, elle doit �tre un moteur universel dans
quelque �tre qu'elle se trouve....� Alors il engagea Marouban � sortir
avec lui jusqu'� la grande place, o� il pr�voyait que s'abbattrait
l'animal. El�onore voulut les suivre pour jouir du spectacle. Ils
n'y furent pas une demi-heure, que l'�l�phant, s'abaissant d'un vol
rapide, et redoublant d'activit� lorsqu'il apper�ut son ma�tre, prit
terre. Repliant ses a�les, il courut au grand trot vers Alphonaponor,
� qui il fit les plus grandes caresses, et aux pieds duquel il versa
encore des larmes d'attendrisement.... Alphonaponor, ayant r�compens�
� son tour, par ses caresses ce z�l� serviteur, le conduisit vers son
compagnon; et ici, se passa une nouvelle sc�ne de sensibilit�, qu'on
ne peut d�crire, entre les deux animaux. Elle aurait pu faire envier �
nombre d'hommes, comme l'observa El�onore, de leur ressembler.

D�s qu'Alphonaponor eut d�tach� les d�p�ches, qui �taient li�es � la
trompe de l'�l�phant, il rentra avec ses amis dans l'h�tel, et leur
ayant dit qu'il avait � s'occuper de la lettre de son roi, il les
engagea � se retirer dans leurs appartemens, Eleonore en ayant pris un
dans l'h�tel. Il les embrassa, en leur r�it�rant que lendemain, ils
quitteraient la terre, les ordres de son roi le rappelant sans d�lai.
Il avait parcouru d'un coup-d'oeil sa d�p�che.

Le lecteur est sans doute curieux de savoir ce qu'�crivait le roi de
la Lune au voyageur. Voici la traduction du texte de sa lettre:

    _A Alphonaponor, le plus cher de mes enfans._

    �Votre d�p�che, mon cher Alphonaponor, m'a �t� remise par votre
    intelligent courrier; et j'ai re�u avec plaisir les notions que vous
    m'avez donn�es sur la terre. Que l'axe de cette planete s'incline
    tout-�-fait, cela m'est indiff�rent; je n'ai plus de crainte sur le
    sort de mes sujets, qui est le seul objet qui doive fixer l'attention
    d'un roi, � l'exclusion enti�re de lui-m�me. D'apr�s cela, je vous
    invite � retourner au plut�t aupr�s de moi. Je ne puis me passer de
    vous: un sujet �clair� et fid�le, comme vous l'�tes, est un tr�sor
    qu'un roi ne doit pas perdre un instant de vue. Je sens tout le poids
    de la puissance depuis que vous m'avez quitt�; et je m'apper�ois, de
    plus en plus, qu'un roi, quel qu'il soit, fut-il dou� de la sagesse
    la plus profonde et des talens les plus extraordinaires, ne peut
    marcher seul. Il faut autour de lui des hommes semblables � vous, qui
    bl�ment sans cesse ses actions, et lui pr�sentent les tableaux
    effrayans enfant�s par sa conduite. O� est le roi assez fortun� pour
    ne point faire un abus de son pouvoir? ... Vous le savez; je n'aime
    point les flatteurs: je suis convaincu, d�s long-tems, qu'ils sont
    les ennemis les plus cruels des rois et des peuples. Je les ai bannis
    de ma coeur, et ne me suis entour� que d'hommes raisonnables: cependant,
    Alphonaponor, je trouve qu'ils me flattent encore, sans qu'ils s'en
    apper�oivent, et qu'ils ne me disent pas assez fortement la v�rit�.
    L'ame d'un monarque a besoin d'�tre sans cesse r�veill�e: le pouvoir
    tend toujours � l'entra�ner dans la route oppos�e � celle du bonheur
    public: il faut un ressort puissant qui l'arr�te; c'est la v�rit�....
    Quittez aussit�t le globe o� vous �tes, si la gloire de votre roi vous
    est ch�re. Venez frapper mes regards, et rappeler ma r�flexion, par
    votre aspect s�v�re. Rendez-moi un ministre ami de mon peuple, et
    j'aurai conquis plus que je ne pourrais jamais perdre....

    Adieu mon fils: comme homme, je vous embrasse; comme roi, je vous
    salue.�

    _Le roi de l'empire de la Lune._

L'ame d'Alpbonaponor fut agit�e en lisant cette lettre, et en
envisageant le degr� de sagesse auquel �tait parvenu le monarque de la
Lune.... �Le voila, s'�cria-t-il, le v�ritable roi! voil� l'�tre fort
et invincible! celui qui est digne de l'amour de son peuple, celui
qui peut entendre la v�rit�, et la d�sire, est parvenu au faite de la
grandeur. Rien ne peut �branler son tr�ne: lui seul peut dire, comme
la divinit�, je suis immuable, hormis pour ce qui regarde la nature, �
la loi de laquelle rien ne peut le soustraire!.... Il arrosa de douces
larmes cet �crit, o� il trouvait un �loge si pompeux pour lui-m�me, et
il se dit: �quel d�vouement ne dois-je pas � un tel roi! Je le sens,
c'est leur sagesse qui enfante la vertu dans leurs sujets. Qu'ils
donnent l'exemple, et ils verront le pied de leurs tr�nes entour�s de
sages et de h�ros!�

Il passa la nuit livr� � ces int�ressantes et utiles r�flexions.
Lorsque le premier rayon de l'aurore per�a le voile sombre de la nuit
dans l'Orient, il descendit vers ses �l�phans, et disposa tout pour
son d�part. Il paya l'h�te avec l'argent que Marouban lui avait remis,
et ayant fait dire ensuite � ce premier, de lui faire venir quelques
malheureux � qui il voulait distribuer le reste de la somme, qui
consistait en deux mille louis, s'�tant apper�u avec surprise et
douleur que Paris en fourmillait, il les attendit; il retarda,
pour cela, son d�part, en se disant qu'on doit tout immoler � la
bienfaisance, jusqu'� ses plaisirs les plus doux. Leur ayant enfin
remis sa somme, apr�s s'�tre excus� envers eux d'avoir os� sonder le
secret de leur infortune, et la leur avoir offerte plut�t comme le
prix d'un service rendu que d'un bienfait, il les cong�dia, en les
suppliant de cesser les acclamations que la reconnaissance leur
faisait pousser. Il leur observa que l'homme bienfaisant n'a droit
qu'� son prix tacite; et que les louanges l'outragent. �Il sait, leur
dit-il, qu'il n'a de propri�t� r�elle que ses vertus. S'il est riche,
il doit aux malheureux le partage de sa fortune; s'il ne l'est point,
il leur doit des consolations. Il sait encore que la nature lui a
impos� ce devoir; et l'homme qui remplit son devoir, n'a aucun droit
� l'�loge....� Cependant il entendit avec satisfaction le discours de
celui de ces infortun�s � qui il avait fait le don le plus fort, car
il avait cru qu'il en �tait plus digne que les autres, ayant trouv�, �
l'aide de son art de physionomiste, des traits plus caract�ristiques
de vertu sur sa figure.... Celui-ci dit: �J'ai connu le malheur;
je sais combien il est doux de recevoir des bienfaits donn�s sans
ostentation; j'ai re�u des outrages de la plupart de ceux qui m'ont
offert le pain avec lequel j'ai soutenu ma mis�rable vie; et ils m'ont
fait d�sirer la mort encore plus que la mis�re. Soyons bienfaisant, �
notre tour, et imitons ce magnanime lunian, qui seul conna�t le prix
et les droits de la vertu!....� Alphonaponor embrassa le personnage,
qui trouva cet embrassement plus grand que son bienfait; le noble
orgueil de l'homme ne s'�teignant jamais en lui dans quelque situation
qu'il se trouve, comme ce dernier venait de l'annoncer.

Alors �l�onore descendit, et elle se montra au lunian les larmes de
l'admiration dans les yeux. Elle avait �t� t�moin de sa bienfaisante
action, d'une fen�tre o� elle s'�tait mise. Elle f�licita, avec
all�gresse, Alphonaponor, et fit voir, ainsi, que la femme la
plus frivole est souvent encline aux plus grands actes de vertu.
Alphonaponor l'observa: il offrit un hommage nouveau aux femmes
fran�aises, et il fit conna�tre ses esp�rances sur elles, en disant
� �l�onore: �Je vois dans vos yeux le signe de la bienfaisance qui
r�side en votre �me; la sensibilit� est son organe. Je ne doute plus
que vous ne deveniez l'ornement de votre sexe. Que celles, parmi vos
pareilles, qui portent dans leur sein un germe aussi heureux, sont
� plaindre de ce qu'on ne frappe point plus souvent leur vue par
l'exemple! Elles immoleraient alors la frivolit� � l'auguste sentiment
dont je parle; elles seraient la consolation des infortun�s. Les
fruits de la bienfaisance, offerts par la main d'une femme, dou�e des
autres qualit�s de son sexe, de cette candeur aimable dont l'aspect
excite la confiance, et de cette douceur, qui porte avec elle les
d�lices pour l'�me des malheureux, sont inappr�ciables.... Femmes!
s'�cria-t-il, la nature semble vous avoir cr��es pour r�pandre les
dons de la bienfaisance! L'homme, quel qu'il soit, ne peut parer,
comme vous, son bienfait: Vous �tes �gales � l'ange qui descendrait
des cieux pour remplir ce sublime emploi!�

Le moment du d�part �tait arriv�, et les �l�phans �taient pr�ts,
lorsque les litt�rateurs r�unis envoy�rent un des leurs vers lui, pour
l'inviter � une seconde conf�rence: leur dessein �tait de lui faire
mieux expliquer son syst�me d'analise....

Alphonaponor ayant r�pondu au litt�rateur qu'il partait � l'instant
m�me, celui-ci lui demanda, au moins, un quart d'heure d'entretien,
en lui observant qu'il ne lui ferait que deux questions, en se
restreignant. �Comme elles divisent, dit-il, nos �crivains; c'est nous
servir que de nous faire conna�tre votre opinion raisonn�e.�

Le litt�rateur, �tant le m�me qui avait pris la parole dans
l'assembl�e des savans, et qui avait inspir� de l'int�r�t au lunian,
ce dernier consentit � suspendre d'une demie heure son d�part, et il
l'engagea � �tre court.

Le litt�rateur lui dit alors: �Quelle est la borne qu'on oppose au
langage dans votre planete? Est-il permis � l'�crivain de donner des
acceptions aux mots � son gr�? Enfin, quelle est la barri�re o� l'on
doit s'arr�ter � l'�gard de la po�sie? Il voulut savoir encore si
les savans de la Lune pensaient qu'on put juger l'expression par
sentiment.�

�Ce que vous me demandez, r�pondit Alphonaponor, serait le sujet
d'un ouvrage entier, dont je ne puis, m�me, vous faire entrevoir
l'esquisse, devant partir sans d�lai. Je vous exposerai seulement
quelques id�es g�n�rales:�

L'usage de la langue est immuable chez nous, reprit-il. Si chaque
�crivain voulait innover, nous ne pourrions nous entendre. Il faut que
les changemens soient consacr�s par les soci�t�s savantes, et qu'ils
soient ensuite ins�r�s dans les dictionnaires. Le lecteur peut
conna�tre l'expression d'un terme, en y ayant recours, et appr�cier
les innovations: sans cela il ne con�oit point ce qu'il lit ou ce
qu'il entend; et il ne peut s'amuser ni s'instruire. Celui qui ne
remplirait pas ce but, serait r�put�, par nous, hors de la ligne de
l'art et de la raison, et il serait suppose �crire pour les habitans
d'une autre planete. Je m'�tonne de votre question. N'avez-vous pas
des �crivains qui vous ayent servi de guides en tous les tems? Hom�re,
Euripide, Platon, etc., parlaient le grec ordinaire, et se faisaient
entendre. Ils ne cherchaient le sublime que dans la pens�e et l'image,
o� il r�side principalement. Ils s'attachaient � la noblesse dans
l'expression; mais cette expression �tait celle de tous. La noblesse
ne se trouvait que dans le choix des mots, les plus propres aux
pens�es et les plus harmonieux. La vari�t� �tait dans les tours
de l'expression; mais jamais dans le changement des mots. Ils
choisissaient les plus pompeux pour peindre les sentimens nobles, ou
retracer les richesses de la nature; et, dans les sujets simples, ils
prenaient les termes analogues. Si nous souffrons quelqu'innovation
dans l'expression, il faut qu'elle ait tant de clart�, qu'elle
s'adapte si bien � l'ancien tour, ou au terme vulgaire et correspondant,
qu'on n'ait pas besoin d'elle pour comprendre l'ouvrage. Nous n'en
tol�rerions pas beaucoup dans un �crit, parce que nous serions s�rs
qu'elles y s�meraient la confusion. D'ailleurs, pourquoi chercher la
nouveaut� dans les mots? Terrestriens! Vous vous attacherez donc
toujours � l'�corce?... Le sublime ne peut na�tre de l'expression. Je
le r�p�te; il est dans la pens�e, dans les sentimens et dans l'image.
Si vous tendez � �tonner, d�veloppez � grands traits les passions:
trouvez cette force de sentimens qui entra�ne, et montrez les grands
tableaux de la nature. Si vous n'avez pour vous que des mots, vous ne
ferez qu'amuser un instant.... L'expression est, dans un ouvrage, ce
que les pierres pr�cieuses, qui entourent un cadran de pendule sont �
la pendule elle-m�me. Elles peuvent orner le cadran; mais l'ornement
du cadran n'est-il pas un simple accessoire, et la pendule en sera-t-elle
moins une pendule, et moins utile? Les mots, et surtout les nouveaux,
peuvent �tre compar�s aux couleurs exalt�es, qu'on d�couvre, �a et l�,
dans un tableau; qui frappent la vue par leur �clat; mais qui ne sont
pas en harmonie avec les autres nuances, et qui d�parent enti�rement le
tableau, parce qu'elles d�truisent cette harmonie, source unique du beau.
Si vous ne voyez que l'expression dans un �crit, vous ressemblerez � ceux
qui ne regardent que l'�clat des couleurs bizarres dont je viens de parler,
et qui n�gligent de voir si le dessin du tableau est correct; si le
sentiment qu'on a voulu peindre est exprim�; et qui n'envisagent point
qu'il y a un grotesque jusques dans le coloris. Tous les arts ont un m�me
type; c'est la nature: et ils concordent tous.

Quant � votre demande, si on peut juger l'expression, par sentiment,
j'avoue qu'elle m'�tonne encore. L'ame est bien l'organe de toutes les
facult�s; mais ce ne peut �tre ni la raison ni le sentiment qui jugent
un ouvrage sous le rapport des mots. Tout homme, le p�tre le plus
ignorant, peut appr�cier un trait relatif aux sensations; mais non
juger les termes du langage qui tiennent � des principes �trangers au
moral, puisqu'ils sont l'effet d'une convention sociale. L'art qui
est l'oeuvre de la comparaison, et qui a pour but l'application � la
nature, est, selon nous, la seule r�gle. Si l'ame ou l'esprit pouvait
juger l'expression, il s'ensuivrait que tous les hommes, le p�tre
m�me, parleraient aussi bien que le savant, et pourraient prononcer
sur le style comme ce dernier; parce qu'un p�tre porte en lui les
mobiles du sentiment, et le jugement propre � remplir, dans ce cas,
ces objets.�

Le litt�rateur lui dit alors: �vous avez avanc� dans votre conf�rence
avec nous, qu'un passage qui d�veloppe un noeud ou esquisse un
caract�re, demande plus de g�nie que vingt descriptions. Comme vous
n'avez pas appuy� votre assertion par des raisonnemens, permettez que
je vous interroge � cet �gard.

Ce que je dis n'exige de vous qu'un moment de r�flexion, pour que vous
en soyez convaincu. Il ne faut qu'avoir des yeux et de l'attention
pour d�crire au physique. Mais les yeux de l'ame voient difficilement,
cela est hors de doute; car nous appr�cions avec plus de difficult� un
objet moral qu'un objet physique. Si ce que je dis n'�tait point, nous
d�couvririons le but d'un ambitieux ou d'un fripon, aussi vite que
nous appercevons une montagne. Ceux qui veulent sonder l'ab�me du
coeur humain, ont besoin de la lumi�re de la raison et du jugement
pour y parvenir; et il faut poss�der pleinement ces facult�s pour voir
un caract�re dans son ensemble.... Quant au noeud, il faut que le
g�nie dirige celui qui le forme. Le noeud suppose la cr�ation,
puisqu'il offre un incident ind�pendant d'aucune connaissance re�ue.
Il n'est li� � l'art que par ce qui a rapport � la mani�re dont il
est form�, ou, autrement, par le pr�cepte de l'organisation. Pour la
description, il ne faut qu'observer, avoir l'attention de rassembler
toutes les parties �parses d'un tableau, et les r�unir. La comparaison
sert � celui qui d�crit � les mettre � leur place, en imitant la
nature; donc ce dernier n'a besoin que de la r�flexion et de l'art de
peindre par les mots; c'est-�-dire, de choisir les couleurs propres �
ce qu'il veut pr�senter. Je vois avec une surprise nouvelle que
vous ayez pu confondre la cr�ation avec l'imitation. Rappelez-vous
qu'Hom�re fit des descriptions; mais qu'il n'a re�u le titre de grand
po�te, en Gr�ce, que par ses applications et ses grandes descriptions
morales. La _cha�ne-d'or_, les _pri�res_; enfin le plus sublime de
son ouvrage, offrent ces images et ces grandes pens�es. S'il n'avait
d�peint que le choc des guerriers, les temp�tes, etc., et s'il n'avait
su joindre � ces descriptions d'autres tableaux de cr�ation, il
n'aurait �t� que versificateur, parce qu'il n'aurait qu'imit� la
nature.

A ces mots il se leva sans attendre la r�plique du litt�rateur, et
ayant rejoint ses amis, qui l'attendaient, il donna, pour monture,
� Marouban le plus jeune de ses �l�phans. Il monta, lui-m�me, avec
�l�onore, sur l'autre; et, ayant attach� la dame � son corps avec une
ceinture, ils gagn�rent � la h�te la grande place, o� Alphonaponor
ayant ordonn� aux �l�phans de retourner dans leur pays, ils prirent
leur vol, aux yeux de nombre d'individus que la curiosit� avait
arrach�s � la mollesse, et qui �taient accourus au bruit qui s'�tait
fait dans la rue....

Les �l�phans s'�lev�rent avec majest�, et d'abord doucement; il
fallait habituer �l�onore qui tremblait, de tous ses membres, derri�re
Alphonaponor. Lorsqu'elle fut � un quart de lieue de la terre, elle se
montra plus hardie; et le lunian lui dit: �il n'y a que le premier pas
qui co�te dans la carri�re de l'audace.� Alors les deux animaux, �
la voix de leur ma�tre, press�rent leur course. Paris ne leur parut
bient�t que comme un point sur ce globe. Alphonaponor le fit remarquer
� El�onore, et lui dit: �Voil� � quoi se r�duit la grandeur! Cette
ville ne vous para�t qu'un grain de sable; bient�t la terre enti�re
vous semblera de m�me. Vous jugerez alors que, malgr� son orgueil,
l'homme de toutes les planetes est rang� dans la classe des infiniment
petits; et qu'il n'est rien d'essentiellement grand que l'immensit� de
celui qui l'a cr��....� Paris disparut: la terre ne s'offrit bient�t
plus � leur vue; et ils nag�rent dans l'espace sans bornes de
l'�ther.[9]




Notes:


[1] _Nous ne connaissons point le motif qui fit regarder la Seine
comme un ruisseau par le voyageur. Il est probable que cette rivi�re
serait un fleuve dans sa planete, qui, ayant moins de surface, et par
cons�quent des montagnes moins hautes, doit pr�senter des �manations
d'eau moins fortes que chez nous. Peut-�tre qu'il d�couvrit des
fleuves plus consid�rables dans notre pays, et qu'il jugea que
l'harmonie et l'utilit� publique voudraient que la capitale f�t situ�e
sur l'un d'eux._

[2] _La d�couverte de l'abb� de l'Ep�e, d�montre que l'art des signes
peut �tre aussi utile � la soci�t� que la facult� de la parole_.

[3] _Le voyageur a raison. Mathusalem, vivant 960 ans, d'apr�s la
bible, appuye son assertion d'une mani�re irr�vocable, et rend
tr�s-vraisemblable la longue existence des habitons de la Lune_.

[4] _Ce qu'on vit � Paris lors de l'arriv�e des ambassadeurs Turcs,
tant M�h�m�d-Effendi, qu'Esseid-Effendi, prouve la vraisemblance
morale de ce qu'on retrace ici_.

[5] _Cet embrassement n'est pas une pu�rilit�: on embrasse tous les
jours un cheval, qui n'a pas la centi�me partie de l'intelligence
de l'�l�phant. D'ailleurs, l'homme de la nature est si diff�rent de
l'homme de soci�t�, que ce qui est un acte noble pour l'un, est une
niaiserie pour l'autre. Nous ne pourrons porter un jugement, que
lorsque nous serons assur�s que nous analisons bien les droits et le
voeu de la nature, ainsi que les sentimens; et lorsque nous serons
enti�rement dignes d'�tre nomm�s sensibles_.

[6] _La terre est si �loign�e de fournir aux besoins de ses habitans,
qu'il se trouve des portions de peuples, m�me en Europe, qui go�tent �
peine le pain. Quant aux habitans des autres continens, la majorit�
ne conna�t point ce qui constitue essentiellement la nourriture de
l'homme, tel que le bled, le riz, etc., et ne vit que de fruits._

[7] _La Chine, o� l'art de l'agriculture a su fertiliser jusqu'au
sommet des monts les plus arides._

[8] _Les voyageurs r�pondront � Marouban que les Russes boivent du
_Wodki_, qui est plus fort que le vin, puisque c'est une eau-de-vie
de grain, mais je leur r�pliquerai que cette boisson n'est connue
g�n�ralement que dans les villes, et sur les grandes routes de
l'empire. S'il s'en trouve dans les grands villages de l'int�rieur,
les habitans en boivent rarement; ainsi la tr�s-grande majorit� du
peuple russe ne fait point usage de cette boisson. Je dirai encore,
pour appuyer l'assertion du grec, et ce qui ne peut �tre contredit,
que le peuple des campagnes, qui n'en fait point usage, est plus fort
que celui des villes qui en boit._

[9] _Je pressens qu'on voudra que je sois vraisemblable jusques dans
le voyage de la terre � la Lune; et que les physiciens m'observeront,
qu'�l�onore ne pourra supporter l'effet de la rar�faction de l'air
lorsqu'elle arrivera aux bornes de notre atmosph�re.

Ne me rebattant point sur les raisons que j'ai �nonc�es, je dirai aux
physiciens; que le doute existant, la vraisemblance existe; car elle
se place entre le doute et la v�rit�. Les courses des a�rostats
dans l'atmosph�re, les observations sur les Cordilli�res, etc., ne
suffisent point pour an�antir ce doute et prouver tout ce qu'on a dit
sur la rar�faction. Ne savons-nous pas combien il y a_ de distance
d'un simple �claircissement � la conviction? N'avons-nous pas droit
de douter, m�me, de l'authenticit� du syst�me de Newton, malgr� sa
vraisemblance probable, en �gard aux autres syst�mes? Physiciens,
litt�rateurs, philosophes, soyez tr�s-r�serv�s avant d'en venir �
l'affirmation. La chute du syst�me d'Aristote, proclam� et reconnu,
comme immuable, par vingt si�cles, ne d�montre-telle pas que,
non-seulement les savans mais l'univers entier peuvent s'�garer; et
que ce qui tient � l'art ou aux lumi�res, ne peut avoir une
existence invariable, que lorsqu'il y a d�monstration math�matique;
c'est-�-dire, lorsque l'objet est rendu sensible, soit par les sens,
soit par le jugement, et l'�vidence du raisonnement._


FIN




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, VOYAGE D'UN HABITANT DE LA LUNE � PARIS � LA FIN DU XVIIIE SI�CLE ***

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