The Project Gutenberg EBook of Le corricolo, by Alexandre Dumas Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Le corricolo Author: Alexandre Dumas Release Date: November, 2005 [EBook #9262] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on September 16, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ISO Latin-1 *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CORRICOLO *** Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreaders. LE CORRICOLO par ALEXANDRE DUMAS. PREMI�RE PARTIE. Introduction Le _corricolo_ est le synonyme de _calessino_, mais comme il n'y a pas de synonyme parfait, expliquons la diff�rence qui existe entre le corricolo et le calessino. Le corricolo est un esp�ce de tilbury primitivement destin� � contenir une personne et � �tre attel� d'un cheval; on l'attelle de deux chevaux, et il charrie de douze � quinze personnes. Et qu'on ne croie pas que ce soit au pas, comme la charrette � boeufs des rois francs, ou au trot, comme le cabriolet de r�gie; non, c'est au triple galop; et le char de Pluton, qui enlevait Proserpine sur les bords du Sym�te, n'allait pas plus vite que le corricolo qui sillonne les quais de Naples en br�lant un pav� de laves et en soulevant leur poussi�re de cendres. Cependant un seul des deux chevaux tire v�ritablement: c'est le timonier. L'autre, qui s'appelle le bilancino, et qui est attel� de c�t�, bondit, caracole, excite son compagnon, voil� tout. Quel dieu, comme � Tityre, lui a fait ce repos? C'est le hasard, c'est la Providence, c'est la fatalit�: les chevaux, comme les hommes, ont leur �toile. Nous avons dit que ce tilbury, destin� � une personne, en charriait d'ordinaire douze ou quinze; cela, nous le comprenons bien, demande une explication. Un vieux proverbe fran�ais dit: �Quand il y en a pour un, il y en a pour deux.� Mais je ne connais aucun proverbe dans aucune langue qui dise: �Quand il y en a pour un, il y en a pour quinze.� Il en est cependant ainsi du corricolo, tant, dans les civilisations avanc�es, chaque chose est d�tourn�e de sa destination primitive! Comment et en combien de temps s'est faite cette agglom�ration successive d'individus sur le corricolo, c'est ce qu'il est impossible de d�terminer avec pr�cision. Contentons-nous donc de dire comment elle y tient. D'abord, et presque toujours, un gros moine est assis au milieu, et forme le centre de l'agglom�ration humaine que le corricolo emporte comme un de ces tourbillons d'�mes que Dante vit suivant un grand �tendard dans le premier cercle de l'enfer. Il a sur un de ses genoux quelque fra�che nourrice d'Aversa ou de Neltuno, et sur l'autre quelque belle paysanne de Bauci ou de Procida; aux deux c�t�s du moine, entre les roues et la caisse, se tiennent debout les maris de ces dames. Derri�re le moine se dresse sur la pointe des pieds le propri�taire ou le conducteur de l'attelage, tenant de la main gauche la bride, et de la main droite le long fouet avec lequel il entretient d'une �gale vitesse la marche de ses deux chevaux. Derri�re celui-ci se groupent � leur tour, � la mani�re des valets de bonne maison, deux ou trois lazzaroni, qui montent, qui descendent, se succ�dent, se renouvellent, sans qu'on pense jamais � leur demander un salaire en �change du service rendu. Sur les deux brancards sont assis deux gamins ramass�s sur la route de Torre del Greco ou de Pouzzoles, ciceroni surnum�raires des antiquit�s d'Herculanum et de Pomp�ia, guides marrons des antiquit�s de Cumes et de Ba�a. Enfin, sous l'essieu de la voiture, entre les deux roues, dans un filet � grosses mailles qui va ballottant de haut en bas, de long en large, grouille quelque chose d'informe, qui rit, qui pleure, qui crie, qui hogne, qui se plaint, qui chante, qui raille, qu'il est impossible de distinguer au milieu de la poussi�re que soul�vent les pieds des chevaux: ce sont trois ou quatre enfans qui appartiennent on ne sait � qui, qui vont on ne sait o�, qui vivent on ne sait de quoi, qui sont l� on ne sait comment, et qui y restent on ne sait pourquoi. Maintenant, mettez au dessous l'un de l'autre, moine, paysannes, maris, conducteurs, lazzaroni, gamins et enfans; additionnez le tout, ajoutez le nourrisson oubli�, et vous aurez votre compte. Total, quinze personnes. Parfois il arrive que la fantastique machine, charg�e comme elle est; passe sur une pierre et verse; alors toute la carross�e s'�parpille sur le revers de la route, chacun lanc� selon son plus ou moins de pesanteur. Mais chacun se retire aussit�t et oublie son accident pour ne s'occuper que de celui du moine; on le t�te, on le tourne, on le retourne, on le rel�ve, on l'interroge. S'il est bless�, tout le monde s'arr�te, on le porte, on le soutient, on le choie, on le couche, on le garde. Le corricolo est remis� au coin de la cour, les chevaux entrent dans l'�curie; pour ce jour-l�, le voyage est fini; on pleure, on se lamente, on prie. Mais si, au contraire, le moine est sain et sauf, personne n'a rien; il remonte � sa place, la nourrice et la paysanne reprennent chacune la sienne; chacun se r�tablit, se regroupe, se rentasse, et, au seul cri excitateur du cocher, le corricolo reprend sa course, rapide comme l'air et infatigable comme le temps. Voil� ce que c'est que le corricolo. Maintenant, comment le nom d'une voiture est-il devenu le titre d'un ouvrage? C'est ce que le lecteur verra au second chapitre. D'ailleurs, nous avons un ant�c�dent de ce genre que, plus que personne, nous avons le droit d'invoquer: c'est le _Speronare_. I Osmin et Za�da. Nous �tions descendus � l'h�tel de la Victoire. M. Martin Zir est le type du parfait h�telier italien: homme de go�t, homme d'esprit, antiquaire distingu�, amateur de tableaux, convoiteur de chinoiseries, collectionneur d'autographes, M. Martin Zir est tout, except� aubergiste. Cela n'emp�che pas l'h�tel de la Victoire d'�tre le meilleur h�tel de Naples. Comment cela se fait-il? Je n'en sais rien. Dieu est parce qu'il est. C'est qu'aussi l'h�tel de la Victoire est situ� d'une mani�re ravissante: vous ouvrez une fen�tre, vous voyez Chiaja, la Villa-Reale, le Pausilippe: vous ouvrez une autre, voil� le golfe, et � l'extr�mit� du golfe, pareille � un vaisseau �ternellement � l'ancre, la bleu�tre et po�tique Capr�e; vous en ouvrez une troisi�me, c'est Sainte-Lucie avec ses mellenari, ses fruits de mer, ses cris de tous les jours, ses illuminations de toutes les nuits. Les chambres d'o� l'on voit toutes ces belles choses ne sont point des appartemens; ce sont des galeries de tableau, ce sont des cabinets de curiosit�s, ce sont des boutiques de bric-�-brac. Je crois que ce qui d�termine M. Martin Zir � recevoir chez lui des �trangers, c'est d'abord le d�sir de leur faire voir les tr�sors qu'il poss�de; puis il loge et nourrit les h�tes par circonstance. A la fin de leur s�jour � la Vittoria, un total de leur d�pense arrive, c'est vrai: ce total se monte � cent �cus, � vingt-cinq louis, � mille francs, plus ou moins, c'est vrai encore; mais c'est parce qu'ils demandent leur compte. S'ils ne le demandaient pas, je crois que M. Martin Zir, perdu dans la contemplation d'un tableau, dans l'appr�ciation d'une porcelaine ou dans le d�chiffrement d'un autographe, oublierait de le leur envoyer. Aussi, lorsque le dey, chass� d'Alger, passa � Naples, charriant ses tr�sors et son harem, pr�venu par la r�putation de M. Martin Zir. il se fit conduire tout droit � l'h�tel de la Vittoria, dont il loua les trois �tages sup�rieurs, c'est-�-dire le troisi�me, le quatri�me et les greniers. Le troisi�me �tait pour ses officiers et les gens de sa suite. Le quatri�me �tait pour lui et ses tr�sors. Les greniers �taient pour son harem. L'arriv�e du dey fut une bonne fortune pour M. Martin Zir; non pas, comme on pourrait le croire, � cause de l'argent que l'Alg�rien allait d�penser dans l'h�tel, mais relativement aux tr�sors d'armes, de costumes et de bijoux qu'il transportait avec lui. Au bout de huit jours, Hussein-Pacha et M. Martin Zir �taient les meilleurs amis du monde; ils ne se quittaient plus. Qui voyait para�tre l'un s'attendait � voir imm�diatement para�tre l'autre. Oreste et Pylade n'�taient pas plus ins�parables; Damon et Pythias n'�taient pas plus d�vou�s. Cela dura quatre ou cinq mois. Pendant ce temps, on donna force f�tes � Son Altesse. Ce fut � l'une de ces f�tes, chez les prince de Cassaro, qu'apr�s avoir vu ex�cuter un cotillon effr�n� le dey demanda au prince de Tricasia, gendre du ministre des affaires �trang�res, comment, �tant si riche, il se donnait la peine de danser lui m�me. Le dey aimait fort ces sortes de divertissemens, car il �tait fort impressionnable � la beaut�, � la beaut� comme il la comprenait bien entendu. Seulement il avait une singuli�re mani�re de manifester son m�pris ou son admiration. Selon la maigreur ou l'ob�sit� des personnes, il disait: --Madame une telle ne vaut pas trois piastres. Madame une telle vaut plus de mille ducats. Un jour on apprit avec �tonnement que M. Martin Zir et Hussein-Pacha venaient de se brouiller. Voici � quelle occasion le refroidissement �tait survenu: Un matin, le cuisinier de Hussein-Pacha, un beau n�gre de Nubie, noir comme de l'encre et luisant comme s'il e�t �t� pass� au vernis; un matin, dis-je, le cuisinier de Hussein-Pacha �tait descendu au laboratoire et avait demand� le plus grand couteau qu'il y e�t dans l'h�tel. Le chef lui avait donn� une esp�ce de tranchelard de dix-huit pouces de long, pliant comme un fleuret et affil� comme un rasoir. Le n�gre avait regard� l'instrument en secouant la t�te, puis il �tait remont� � son troisi�me �tage. Un instant apr�s il �tait redescendu et avait rendu le tranchelard au chef en disant: --Plus grand, plus grand! Le chef avait alors ouvert tous ses tiroirs, et ayant d�couvert un coutelas dont il ne se servait lui-m�me que dans les grandes occasions, il l'avait remis � son confr�re. Celui-ci avait regarde le coutelas avec la m�me attention qu'il avait fait du tranchelard, et, apr�s avoir r�pondu par un signe de t�te qui voulait dire: �Hum! ce n'est pas encore cela qu'il me faudrait, mais cela se rapproche,� il �tait remont� comme la premi�re fois. Cinq minutes apr�s, le n�gre redescendit de nouveau, et, rendant le coutelas au chef: --Plus grand encore, lui dit-il. --Et pourquoi diable avez-vous besoin d'un couteau plus grand que celui-ci? demanda le chef. --Moi en avoir besoin, r�pondit dogmatiquement le n�gre. --Mais pour quoi faire? --Pour moi couper la t�te � Osmin. --Comment! s'�cria le chef, pour toi couper la t�te � Osmin. --Pour moi couper la t�te � Osmin, r�pondit le n�gre. --A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse? --A Osmin, le chef des eunuques de Sa Hautesse. --A Osmin que le dey aime tant? --A Osmin que le dey aime tant. --Mais vous �tes fou, mon cher! Si vous coupez la t�te � Osmin, Sa Hautesse sera furieuse. --Sa Hautesse l'a ordonn� � moi. --Ah diable! c'est diff�rent alors. --Donnez donc un autre couteau � moi, reprit le n�gre, qui revenait � son id�e avec la persistance de l'ob�issance passive. --Mais qu'a fait Osmin? demanda le chef. --Donnez un autre couteau � moi, plus grand, plus grand. --Auparavant, je voudrais savoir ce qu'a fait Osmin. --Donnez un autre couteau � moi, plus grand, plus grand, plus grand encore! --Eh bien! je te le donnerai ton couteau, si tu me dis ce qu'a fait Osmin. --Il a laiss� faire un trou dans le mur. --A quel mur? --Au mur du harem. --Et apr�s? --Le mur, il �tait celui de Za�da. --La favorite de Sa Hautesse? --La favorite de Sa Hautesse. --Eh bien? --Eh bien! un homme est entr� chez Za�da. --Diable! --Donnez donc un grand, grand, grand couteau � moi pour couper la t�te � Osmin. --Pardon; mais que fera-t-on � Za�da? --Sa Hautesse aller promener dans le golfe avec un sac, Za�da �tre dans ce sac, Sa Hautesse jeter le sac � la mer... Bonsoir, Za�da. Et le n�gre montra, en riant de la plaisanterie qu'il venait de faire, deux rang�es de dents blanches comme des perles. --Mais quand cela? reprit le chef. --Quand, quoi? demanda le n�gre. --Quand jette-t-on Za�da � la mer? --Aujourd'hui. Commencer par Osmin, finir par Za�da. --Et c'est toi qui t'es charg� de l'ex�cution? --Sa Hautesse a donn� l'ordre � moi, dit le n�gre en se redressant avec orgueil. --Mais c'est la besogne du bourreau et non la tienne. --Sa Hautesse pas avoir eu le temps d'emmener son bourreau, et il a pris cuisinier � lui. Donnez donc � moi un grand couteau pour couper la t�te � Osmin. --C'est bien, c'est bien, interrompit le chef; on va te le chercher, ton grand couteau. Attends-moi ici. --J'attends vous, dit le n�gre. Le chef courut chez M. Martin Zir et lui transmit la demande du cuisinier de Sa Hautesse. M. Martin Zir courut chez Son Excellence le ministre de la police, et le pr�vint de ce qui se passait � son h�tel. Son Excellence fit mettre les chevaux � sa voiture et se rendit chez le dey. Il trouva Sa Hautesse � demi couch�e sur un divan, le dos appuy� � la muraille, fumant du lataki� dans un chibouque, une jambe repli�e sous lui et l'autre jambe �tendue, se faisant gratter la plante du pied par un icoglan et �venter par deux esclaves. Le ministre fit les trois saluts d'usage, le dey inclina la t�te. --Hautesse, dit Son Excellence, je suis le ministre de la police. --Je te connais, r�pondit le dey. --Alors, Votre Hautesse se doute du motif qui m'am�ne. --Non. Mais n'importe, sois le bien-venu. --Je viens pour emp�cher Votre Hautesse de commettre un crime. --Un crime! Et lequel? dit le dey, tirant son chibouque de ses l�vres et regardant son interlocuteur avec l'expression du plus profond �tonnement. --Lequel? Votre Hautesse le demande! s'�cria le ministre. Votre Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de faire couper la t�te � Osmin? --Couper la t�te � Osmin n'est point un crime, reprit le dey. --Votre Hautesse n'a-t-elle pas l'intention de jeter Za�da � la mer? --Jeter Za�da � la mer n'est point un crime, reprit encore le dey. --Comment! ce n'est point un crime de jeter Za�da � la mer et de couper la t�te � Osmin? --J'ai achet� Osmin cinq cents piastres et Za�da mille sequins, comme j'ai achet� cette pipe cent ducats. --Eh bien! demanda le ministre, o� Votre Hautesse en veut-elle venir? --Que, comme cette pipe m'appartient, je puis la casser en dix morceaux, en vingt morceaux, en cinquante morceaux, si cela me convient, et que personne n'a rien � dire. Et le pacha cassa sa pipe, dont il jeta les d�bris dans la chambre. --Bon pour une pipe, dit le ministre; mais Osmin, mais Za�da! --Moins qu'une pipe, dit gravement le dey. --Comment, moins qu'une pipe! Un homme moins qu'une pipe! Une femme moins qu'une pipe! --Osmin n'est pas un homme. Za�da n'est point une femme: ce sont des esclaves. Je ferai couper la t�te � Osmin, et je ferai jeter Za�da � la mer. --Non, dit Son Excellence. --Comment, non! s'�cria le pacha avec un geste de menace. --Non, reprit le ministre, non; pas � Naples du moins. --Giaour, dit le dey, sais-tu comment je m'appelle? --Vous vous appelez Hussein-Pacha. --Chien de chr�tien! s'�cria le dey avec une col�re croissante; sais-tu qui je suis? --Vous �tes l'ex-dey d'Alger, et moi je suis le ministre actuel de la police de Naples. --Et cela veut dire? demanda le dey. --Cela veut dire que je vais vous envoyer en prison si vous faites l'impertinent, entendez-vous, mon brave homme? r�pondit le ministre avec le plus grand sang-froid. --En prison! murmura le dey en retombant sur son divan. --En prison, dit le ministre. --C'est bien, reprit Hussein. Ce soir je quitte Naples. --Votre Hautesse est libre comme l'air, r�pondit le ministre. --C'est heureux, dit le dey. --Mais � une condition cependant. --Laquelle? --C'est que Votre Hautesse me jurera sur le proph�te qu'il n'arrivera malheur ni � Osmin ni � Za�da. --Osmin et Za�da m'appartiennent, dit le dey, j'en ferai ce que bon me semblera. --Alors Votre Hautesse ne partira point. --Comment, je ne partirai point! --Non, du moins avant de m'avoir remis Osmin et Za�da. --Jamais! s'�cria le dey. --Alors je les prendrai, dit le ministre. --Vous les prendrez? vous me prendrez mon eunuque et mon esclave? --En touchant le sol de Naples, votre esclave et votre eunuque sont devenus libres. Vous ne quitterez Naples qu'� la condition que les deux coupables seront remis � la justice du roi. --Et si je ne veux pas vous les remettre, qui m'emp�chera de partir? --Moi. --Vous? Le pacha porta la main � son poignard; le ministre lui saisit le bras au dessus du poignet. --Venez ici, lui dit-il en le conduisant vers la fen�tre, regardez dans la rue. Que voyez-vous � la porte de l'h�tel? --Un peloton de gendarmerie. --Savez-vous ce que le brigadier qui le commande attend? Que je lui fasse un signe pour vous conduire en prison. --En prison, moi? je voudrais bien voir cela! --Voulez-vous le voir? Son Excellence fit un signe: un instant apr�s, on entendit retentir dans l'escalier le bruit de deux grosses bottes garnies d'�perons. Presque aussit�t la porte s'ouvrit, et le brigadier parut sur le seuil, la main droite � son chapeau, la main gauche � la couture de sa culotte. --Gennaro, lui dit le ministre de la police, si je vous donnais l'ordre d'arr�ter monsieur et de le conduire en prison, y verriez-vous quelque difficult�? --Aucune, Excellence. --Vous savez que monsieur s'appelle Hussein-Pacha? --Non, je ne le savais pas. --Et que monsieur n'est ni plus ni moins que le dey d'Alger? --Qu'est-ce que c'est que �a, le dey d'Alger? --Vous voyez, dit le ministre. --Diable! fit le dey. --Faut-il? demanda Gennaro en tirant une paire de poucettes de sa poche et en s'avan�ant vers Hussein-Pacha, qui, le voyant faire un pas en avant, fit de son c�t� un pas en arri�re. --Non, il ne le faut pas, dit le ministre. Sa Hautesse sera bien sage. Seulement cherchez dans l'h�tel un certain Osmin et une certaine Za�da, et conduisez-les tous les deux � la pr�fecture. --Comment, comment, dit le dey, cet homme entrerait dans mon harem! --Ce n'est pas un homme ici, r�pondit le ministre; c'est un brigadier de gendarmerie. --N'importe. Il n'aurait qu'� laisser la porte ouverte! --Alors il y a un moyen. Faites-lui remettre Osmin et Za�da. --Et ils seront punis? demanda le dey. --Selon toute la rigueur de nos lois, r�pondit le ministre. --Vous me le promettez? --Je vous le jure. --Allons, dit le dey, il faut bien en passer par o� vous voulez, puisqu'on ne peut pas faire autrement. --A la bonne heure, dit le ministre; je savais bien que vous n'�tiez pas aussi m�chant que vous en aviez l'air. Hussein-Pacha frappa dans ses mains; un esclave ouvrit une porte cach�e dans la tapisserie. --Faites descendre Osmin et Za�da, dit le dey. L'esclave croisa les mains sur sa poitrine, courba la t�te et s'�loigna sans r�pondre un mot. Un instant apr�s il reparut avec les coupables. L'eunuque �tait une petite boule de chaire, grosse, grasse, ronde, avec des mains de femme, des pieds de femme, une figure de femme. Za�da �tait une Circassienne, aux yeux peints avec du cool, aux dents noircies avec du b�tel, aux ongles rougis avec du henn�. En apercevant Hussein-Pacha, l'eunuque tomba � genoux, Za�da releva la t�te. Les yeux du dey �tincel�rent, et il porta la main � son canjiar. Osmin p�lit, Za�da sourit. Le ministre se pla�a entre le pacha et les coupables. --Faites ce que j'ai ordonn�, dit-il en se retournant vers Gennaro. Gennaro s'avan�a vers Osmin et vers Za�da, leur mit � tous deux les poucettes et les emmena. Au moment o� ils quittaient la chambre avec le brigadier, Hussein poussa un soupir qui ressemblait � un rugissement. Le ministre de la police alla vers la fen�tre, vit les deux prisonniers sortir de l'h�tel, et, accompagn� de leur escorte, dispara�tre au coin de la rue Chiatamone. --Maintenant, dit-il en se retournant vers le dey, Votre Hautesse est libre de partir quand elle voudra. --A l'instant m�me! s'�cria Hussein, � l'instant m�me! Je ne resterai pas un instant de plus dans un pays aussi barbare que le v�tre! --Bon voyage! dit le ministre. --Allez au diable! dit Hussein. Une heure ne s'�tait pas �coul�e que Hussein avait fr�t� un petit b�timent; deux heures apr�s il y avait fait conduire ses femmes et ses tr�sors. Le m�me soir il s'y rendait � son tour avec sa suite, et � minuit il mettait � la voile, maudissant ce pays d'esclaves o� l'on n'�tait pas libre de couper le cou � son eunuque et de noyer sa femme. Le lendemain, le ministre fit compara�tre devant lui les deux coupables et leur fit subir un interrogatoire. Osmin fut convaincu d'avoir dormi quand il aurait d� veiller, et Za�da d'avoir veill� quand elle aurait d� dormir. Mais comme dans le code napolitain ces deux crimes de l�ze-hautesse n'�taient point pr�vus, ils n'�taient passibles d'aucune punition. En cons�quence, Osmin et Za�da furent, � leur grand �tonnement, mis en libert� le lendemain m�me du jour o� le dey avait quitt� Naples. Or, comme tous les deux ne savaient que devenir, n'ayant ni fortune ni �tat, ils furent forc�s de se cr�er chacun une industrie. Osmin devint marchand de pastilles du s�rail, et Za�da se fit demoiselle de comptoir. Quant au dey d'Alger, il �tait sorti de Naples avec l'intention de se rendre en Angleterre, pays o� il avait entendu dire qu'on avait au moins la libert� de vendre sa femme, � d�faut du droit de la noyer: mais il se trouva indispos� pendant la travers�e et fut forc� de rel�cher � Livourne, o� il fit, comme chacun sait, une fort belle mort, si ce n'est cependant qu'il mourut sans avoir pardonn� � M. Martin Zir, ce qui aurait eu de grandes cons�quences pour un chr�tien, mais ce qui est sans importance pour un Turc. II Les Chevaux spectres. J'avais �t� recommand� � M. Martin Zir comme artiste; j'avais admir� ses galeries de tableaux, j'avais exalt� son cabinet de curiosit�s, et j'avais augment� sa collection d'autographes. Il en r�sultait que M. Martin Zir, � mon premier passage, si rapide qu'il e�t �t�, m'avait pris en grande affection; et la preuve, c'est qu'il s'�tait, comme on l'a vu ailleurs, d�fait en ma faveur de son cuisinier Cama, dont j'ai racont� l'histoire (voir le _Speronare_), et qui n'avait d'autre d�faut que d'�tre _appassionnato_ de Roland et de ne pouvoir supporter la mer, ce qui �tait cause que sur terre il faisait fort peu de cuisine, et que sur mer il n'en faisait pas du tout. Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, apr�s trois mois d'absence, pendant lesquels le bruit de notre mort �tait arriv� jusqu'� lui, descendre � la porte de son h�tel. Comme sa galerie s'�tait augment�e de quelques tableaux, comme son cabinet s'�tait enrichi de quelques curiosit�s, comme sa collection d'autographes s'�tait recrut�e de quelques signatures, il me fallut avant toute chose parcourir la galerie, visiter le cabinet, feuilleter les autographes. Apr�s quoi je le priai de me donner un appartement. Cependant il ne s'agissait pas de perdre mon temps � me reposer. J'�tais � Naples, c'est vrai; mais j'y �tais sous un nom de contrebande; et comme d'un jour � l'autre le gouvernement napolitain pouvait d�couvrir mon incognito et me prier d'aller voir � Rome si son ministre y �tait toujours, il fallait voir Naples le plus t�t possible. Or, Naples, � part ses environs, se compose de trois rues o� l'on va toujours, et de cinq cents rues o� l'on ne va jamais. Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tol�de et la rue de Forcella. Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de D�dale; c'est le labyrinthe de Cr�te, moins le Minautore, plus les lazzaroni. Il y a trois mani�res de visiter Naples: A pied, en corricolo, en cal�che. A pied, on passe partout. En corricolo, l'on passe presque partout. En cal�che, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tol�de et de Forcella. Je ne me souciais pas d'aller � pied. A pied, l'on voit trop de choses. Je ne me souciais pas d'aller en cal�che. En cal�che, on n'en voit pas assez. Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau interm�diaire qui r�unissait les deux extr�mes. Je m'arr�tai donc au corricolo. Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussit�t. --Mon cher h�te, lui dis-je, je viens de d�cider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo. --A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte � la plus haute antiquit�. C'est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appr�ciez le corricolo. --Au plus haut degr�, mon cher h�te. Seulement, je voudrais savoir ce qu'on loue un corricolo au mois. --On ne loue pas un corricolo au mois, me r�pondit M. Martin. --Alors � la semaine. --On ne loue pas le corricolo � la semaine. --Eh bien! au jour. --On ne loue pas le corricolo au jour. --Comment donc loue-t-on le corricolo? --On monte dedans quand il passe et l'on dit: �Pour un carlin.� Tant que le carlin dure, le cocher vous prom�ne; le carlin us�, on vous descend. Voulez-vous recommencer? vous dites: �Pour un autre carlin;� le corricolo repart, et ainsi de suite. --Mais moyennant ce carlin on va o� l'on veut? --Non, on va o� le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n'a pas encore trouv� moyen de le diriger. --Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo! --Pour le plaisir d'y aller. --Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent � quinze dans une voiture o� l'on est g�n� � deux! --Pas pour autre chose. --C'est original! --C'est comme cela. --Mais si je proposais � un propri�taire de corricoli de louer un de ses berlingo au mois, � la semaine ou au jour? --Il refuserait. --Pourquoi? --Ce n'est pas l'habitude. --Il la prendrait. --A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles habitudes qu'on a. --Vous croyez? --J'en suis s�r. --Diable! diable! J'avais une id�e sur le corricolo; cela me vexera horriblement d'y renoncer. --N'y renoncez pas. --Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les corricoli ni au mois, ni � la semaine, ni au jour? --Achetez un corricolo. --Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les chevaux avec. --Achetez les chevaux avec. --Mais cela me co�tera les yeux de la t�te. --Non. --Combien cela me co�tera-t-il donc? --Je vais vous le dire. Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du papier, leva le nez au plafond et calcula de m�moire. --Cela vous co�tera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval, trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de France. --C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo? --Magnifique. --Neuf? --Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs. Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a �t� tu� l�galement. --Comment cela? --Oui, il y a un arr�t� de police qui d�fend aux carrossiers de faire des corricoli. --Et combien y a-t-il que cet arr�t� a �t� rendu? --Oh! il y a cinquante ans peut-�tre. --Alors comment le corricolo survit-il � une pareille ordonnance? --Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot. --Je crois bien! c'est une chronique nationale. --Ses propri�taires successifs en avaient chang� quinze fois le manche. --Et quinze fois la lame. --Ce qui ne l'emp�chait pas d'�tre toujours le m�me. --Parfaitement. --Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est d�fendu de faire des corricoli, mais il n'est pas d�fendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues. --Ah! je comprends. --De cette fa�on, le corricolo r�siste et se perp�tue; de cette fa�on, le corricolo est immortel. --Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour trente francs j'aurai un attelage. --Superbe! et qui ira comme le vent. --Quelle esp�ce de chevaux? --Ah! dame! des chevaux morts. --Comment! des chevaux morts? --Oui; vous comprenez que pour ce prix-l�, vous ne pouvez pas exiger autre chose. --Voyons, entendons-nous, mon cher monsieur Martin, car il me semble que nous pataugeons. --Pas le moins du monde. --Alors expliquez-moi la chose; je ne demande pas mieux que de m'instruire, je voyage pour cela. --Vous connaissez l'histoire des chevaux? --L'histoire naturelle? M. de Buffon? Certainement: le cheval est, apr�s le lion, le plus noble des animaux. --Non pas, l'histoire philosophique? --Je m'en suis moins occup�; mais n'importe! allez toujours. --Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrup�des sont soumis. --Dame! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle. --Apr�s? --De la selle, ils passent � la cal�che; de la cal�che, ils descendent au fiacre; du fiacre, ils tombent dans le coucou; du coucou, ils d�gringolent jusqu'� l'abattoir. --Et de l'abattoir? --Ils vont o� va l'�me du juste; aux Champs-�lys�es, je pr�sume. --Eh bien! ici ils parcourent une phase de plus. --Laquelle? --De l'abattoir, ils vont au corricolo. --Comment cela? --Voici l'endroit o� l'on tue les chevaux, au ponte della Maddelena. --J'�coute. --Il y a des amateurs en permanence. --Bon! --Et lorsqu'on am�ne un cheval... --Lorsqu'on am�ne un cheval? --Ils ach�tent la peau sur pieds trente carlins, c'est le prix; il y a un tarif. --Eh bien? --Eh bien! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui restent � vivre au cheval, s�rs qu'ils sont que la peau ne leur �chappera pas. Voil� ce que c'est que des chevaux morts. --Mais que diable peut-on faire de ces malheureuses b�tes! --On les attelle aux corricoli. --Comment! ceux avec lesquels je suis venu de Salerne � Naples?... --�taient des fant�mes de chevaux, des chevaux spectres! --Mais ils n'ont pas quitt� le galop! --Les morts vont vite. --Au fait, je comprends qu'en les bourrant d'avoine... --D'avoine? Jamais un cheval de corricolo n'a mang� d'avoine! --Mais de quoi vivent-ils? --De ce qu'ils trouvent? --Et que trouvent-ils? --Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de salade, de vieux chapeaux de paille. --Et � quelle heure prennent-ils leur aliment? --La nuit on les m�ne pa�tre. --A merveille. Restent les harnais. --Oh! quant � cela, je m'en charge. --Et des chevaux? --Des chevaux aussi. --Et du corricolo? --Encore, si cela peut vous rendre service. --Et quand tout cela sera-t-il pr�t? --Demain au matin. --Vous �tes un homme adorable! --Vous faut-il un cocher? --Non, je conduirai moi-m�me. --Tr�s bien. Mais en attendant, que ferez-vous? --Avez-vous un livre? --J'ai douze cents volumes. --Eh bien! je lirai. Avez-vous quelque chose sur votre ville? --Voulez-vous _Napoli senza sole_? --Naples sans soleil? --Oui. --Qu'est-ce que c'est que cela? --Un ouvrage � l'usage des gens � pied, et qui vous sera plus utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre. --Et de quoi traite-t-il? --De la mani�re de parcourir Naples � l'ombre. --La nuit. --Non, le jour. --A une heure donn�e? --Non, � toutes les heures. --M�me � midi? --A midi surtout. Le beau m�rite qu'il y aurait de trouver de l'ombre le soir et le matin! --Mais quel est le savant g�ographe qui a ex�cut� ce chef-d'oeuvre? --Un j�suite ignorant, que ses confr�res avaient reconnu trop b�te pour l'occuper � autre chose. --Et cette besogne l'a occup� combien d'ann�es? --Toute sa vie... C'est une publication posthume. --Moyennant laquelle on peut, dites-vous?... --Partir d'o� on voudra et aller o� cela fera plaisir, � quelque instant de la matin�e ou � quelque heure de l'apr�s-midi que ce soit, sans avoir � traverser un seul rayon de soleil. --Mais voil� un homme qui m�ritait d'�tre canonis�! --On ne sait pas son nom. --Ingratitude humaine! --Alors ce livre vous convient? --Comment donc! c'est un tr�sor. Envoyez-le-moi le plus t�t possible. Je passai la journ�e � �tudier ce pr�cieux itin�raire: deux heures apr�s, je connaissais mon Naples sans soleil, et je serais all� � l'ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria � Saint-Elmo. Le soir vint, et avec le soir la fra�cheur. Alors, � cette douce brise de mer, on vit toutes les fen�tres s'ouvrir comme pour respirer. Les portes roul�rent sur leurs gonds, les voitures commenc�rent � sortir, Chiaja se peupla d'�quipages, et la Villa-Reale de pi�tons. Je n'avais pas encore mon �quipage, je me m�lai aux pi�tons. La Villa-Reale fait face � l'h�tel de la Victoire; c'est la promenade de Naples. Elle est situ�e, relativement � la rue de Chiaja, comme le jardin des Tuileries � la rue de Rivoli. Seulement, au lieu de la terrasse du bord de l'eau, c'est la plage de l'Arno; au lieu de la Seine, c'est la M�diterran�e; au lieu du quai d'Orsay, c'est l'�tendue, c'est l'espace, c'est l'infini. La Villa-Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans et les laquais en sont rigoureusement exclus et n'y peuvent mettre le pied qu'une fois l'an, le jour de la f�te de la Madone du Pied-de-la-Grotte. Aussi ce jour-l� la foule se presse-t-elle sous ses all�es d'acacias, dans ses bosquets de myrtes, autour de son temple circulaire. Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues � la ronde avec son costume national; Ischia, Capr�e, Castellamare, Sorrente, Procida, envoient en d�putation leurs plus belles filles, et la solennit� de ce jour est si grande, si ardemment attendue, qu'il est d'habitude de faire dans les contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme � la promenade de la Villa-Reale, le 8 septembre de chaque ann�e, jour de la f�te della Madona di Pie-di-Grotta. Tout au contraire des Tuileries, d'o� l'on renvoie le public au moment o� il est le plus agr�able de s'y promener, la Villa-Reale reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai, mais deux petites portes d�rob�es offrent aux promeneurs attard�s une entr�e et une sortie toujours praticables � quelque heure que ce soit. Nous rest�mes jusqu'� minuit assis sur le mur que vient battre la vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et azur�e que nous venions de sillonner en tous sens et � laquelle nous allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle. En entrant � l'h�tel, nous trouv�mes M. Martin Zir, qui nous pr�vint que toutes les commissions dont nous l'avions charg� �taient faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait � huit heures du matin � la porte de l'h�tel. Effectivement, � l'heure dite, nous entend�mes sonner les grelots de nos revenans; nous m�mes le nez � la fen�tre, et nous v�mes le roi des corricoli. Il �tait fond rouge avec des dessins verts. Ces dessins repr�sentaient des arbres, des animaux et des arabesques. La composition g�n�rale repr�sentait le paradis terrestre. Deux chevaux qui paraissaient pleins d'impatience disparaissaient sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils �taient couverts. Enfin un homme, arm� d'un long fouet, se tenait debout pr�s de notre �quipage, qu'il paraissait admirer avec toute la satisfaction de l'orgueil. Nous descend�mes aussit�t, et nous reconn�mes dans l'homme au fouet Francesco, c'est-�-dire l'autom�don qui nous avait amen� en calessino de Salerne � Naples. M. Martin Zir s'�tait adress� � lui comme � un homme de l'�tat. Flatt� de la confiance, Francesco avait fait vite et en conscience. Il s'�tait procur� la caisse, il avait achet� les chevaux, et il avait trouv� de rencontre des harnais presque neufs; enfin, malgr� la pr�tention que nous avions manifest�e de conduire nous-m�mes, il venait nous offrir ses services comme cocher. Je commen�ai par lui demander la note de ses d�bours�s: il me la pr�senta. Comme l'avait dit M. Martin Zir, elle montait � quatre-vingt-un francs. Je lui en donnai quatre-vingt-dix; il mit sa croix au dessous du total en forme de quittance; puis je lui pris le fouet des mains, et je m'appr�tai � monter dans notre �quipage. --Est-ce que ces messieurs ne me gardent pas � leur service? nous demanda Francesco. --Et pourquoi faire, mon ami? r�pondis-je. --Mais pour faire tout ce dont je serai capable, et particuli�rement pour faire marcher vos chevaux. --Comment! pour faire marcher nos chevaux? --Oui. --Nous, les ferons bien marcher nous-m�mes. --Il faudra voir. --J'en ai men� de plus fringans que les tiens! --Je ne dis pas qu'ils sont fringans, excellence. --Et dans une ville o� il est plus difficile de conduire qu'� Naples, o� jusqu'� cinq heures de l'apr�s-midi il n'y a personne dans les rues. --Je ne doute pas de l'adresse de son excellence, mais... --Mais quoi? --Mais son excellence a peut-�tre men� jusqu'ici des chevaux vivans, tandis que... --Tandis que? Voyons, parle. --Tandis que ceux-ci sont des chevaux morts. --Eh bien! --Eh bien! je ferai observer � son excellence que c'est tout autre chose. --Pourquoi? --Son excellence verra. --Est-ce qu'ils sont vicieux, tes chevaux? --Oh! non, excellence; ils sont comme la jument de Roland, qui avait toutes les qualit�s; seulement toutes ces qualit�s �taient contrebalanc�es par un seul d�faut. --Lequel? --Elle �tait morte. --Mais s'ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec personne. --Pardon, excellence. --Et qui les fera marcher? --Moi. --Je serais curieux de faire l'exp�rience. --Faites, excellence. Francesco alla d'un air goguenard s'appuyer contre la porte de l'h�tel, tandis que je sautais dans le corricolo, o� m'attendait Jadin, et que je m'accommodais pr�s de lui. A peine �tabli, je rassemblai mes r�nes de la main gauche, et j'allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et le porteur. Ni le porteur ni le bilancino ne boug�rent; on e�t dit des chevaux de marbre. J'avais op�r� de droite � gauche, je recommen�ai en op�rant cette fois de gauche � droite. M�me immobilit�. Je m'attaquai aux oreilles. Ils se content�rent de secouer les oreilles comme ils auraient fait pour une mouche qui les e�t piqu�s. Je pris le fouet par la lani�re et je frappai avec le manche. Ils se content�rent de tourner leur peau comme fait un �ne qui veut jeter son cavalier � terre. Cela dura dix minutes. Au bout de ce temps, toutes les fen�tres de l'h�tel �taient ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni. Je vis que je donnais la com�die gratis � la population de Naples. Comme je n'�tais pas venu pour faire concurrence � Polichinelle, je pris mon parti. A l'instant m�me je jetai le fouet � Francesco, curieux de voir comment il s'en tirerait � son tour. Francesco sauta derri�re nous, prit les r�nes que je lui tendais, poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous part�mes au galop. Apr�s quelques �volutions autour de la place, Francesco parvint � diriger son attelage vers la rue de la Chiaja. III Chiaja. Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce qu'offre toute rue, c'est-�-dire une longue file de b�timens modernes d'un go�t plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne pr�senter qu'une seule ligne de portes, de fen�tres et de pierres plus ou moins maladroitement pos�es les unes sur les autres. La ligne parall�le est occup�e par les arbres taill�s en berceaux de la Villa-Reale, de sorte qu'� partir du premier �tage des maisons, ou plut�t des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle � Naples, on domine cette seconde partie du golfe qui s�pare de l'autre le ch�teau de l'Oeuf. Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-m�me, elle conduit � une partie des curiosit�s de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau de Virgile, � la grotte du Chien, au lac d'Agnano, � Pouzzoles, � Ba�a, au lac d'Averne et aux Champs-�lys�es. De plus et surtout, c'est la rue o� tous les jours, � trois heures de l'apr�s-midi pendant l'hiver, et � cinq heures de l'apr�s-midi pendant l'�t�, l'aristocratie napolitaine fait corso. Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja � quelque honn�te architecte qui nous prouvera que l'art de la b�tisse a fait de grands progr�s depuis Michel-Ange jusqu'� nous, et nous allons dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine. Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de date � la naissance de leurs familles. Peut-�tre auront-ils une fin, mais � coup s�r ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'�poque florissante de leurs maisons �tait sous les empereurs romains; ils citent tranquillement parmi leurs a�eux les Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur g�n�alogie que jusqu'au douzi�me si�cle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie. Comme toutes les autres noblesses europ�ennes, � quelques exceptions pr�s, la noblesse de Naples est ruin�e. Quand je dis ruin�e, il est bien entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative, c'est-�-dire que les plus riches sont pauvres comparativement � ce qu'�taient leurs a�eux. Il n'y a pas, au reste, � Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent mille livres de rente, vingt qui d�passent deux cent mille, et cinquante qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus ordinaires sont de cinq � dix mille ducats. Le commun des martyrs a mille �cus de rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des dettes. Mais la chose curieuse, c'est qu'il faut �tre pr�venu de cette diff�rence pour s'en apercevoir. En apparence, tout le monde a la m�me fortune. Cela tient � ce qu'en g�n�ral tout le monde vit dans sa voiture et dans sa loge. Or, comme, � part les �quipages du duc d'�boli, du prince de Sant'Antimo ou du duc de San-Theodo, qui sortent de la ligne, tout le monde poss�de une cal�che plus ou moins neuve, deux chevaux plus ou moins vieux, une livr�e plus ou moins fan�e, il n'y a souvent, � la premi�re vue, qu'une nuance entre deux fortunes o� il y a un ab�me. Quant aux maisons, elles sont presque toutes herm�tiquement closes aux �trangers. Quatre ou cinq palais princiers ouvrent orgueilleusement leurs galeries dans la journ�e, et fastueusement leurs salons le soir; mais pour tout le reste il faut en faire son deuil. Le temps est pass� o� comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on �crivait au dessus de sa porte: _Sibi, suisque, et amicis omnibus_; pour soi, pour les siens et pour tous ses amis. C'est qu'� part ces riches demeures, qui perp�tuent � Naples l'hospitalit� nationale, toutes les autres sont plus ou moins d�chues de leur ancienne splendeur. Le curieux qui, avec l'aide d'Asmod�e, l�verait la terrasse de la plupart de ces palais, trouverait dans un tiers la g�ne, et dans les deux autres la mis�re. Gr�ce � la vie en voiture et en loge, on ne voit rien de tout cela. On met sa carte au palais, mais on se rencontre au Corso, mais on fait ses visites au Fondo ou � Saint-Charles. De cette fa�on, l'orgueil est sauv�; comme Fran�ois 1er on a tout perdu, mais du moins il reste l'honneur. Vous me direz qu'avec l'honneur on ne mange malheureusement pas, et qu'il faut manger pour vivre. Or, il est �vident que, lorsqu'on prend sur mille �cus de rente l'entretien d'une voiture, la nourriture de deux chevaux, les gages d'un cocher et la location d'une loge au Fondo ou � Saint-Charles, il ne doit pas rester grand'chose pour faire face aux d�penses de la table. A cela je r�pondrai que Dieu est grand, la mer profonde, le macaroni � deux sous la livre, et l'asprino d'Aversa � deux liards le fiasco. Pour l'instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas ce que c'est que l'asprino d'Aversa, nous leur apprendrons que c'est un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de Champagne et le cidre de Normandie. Or, avec du poisson, du macaroni et de l'asprino, on fait chez soi un charmant d�ner qui co�te quatre sous par personne. Supposez que la famille se compose de cinq personnes, c'est vingt sous. Restent neuf francs pour soutenir l'honneur du nom. --Mais le d�je�ner? --On ne d�je�ne pas. Il est prouv� que rien n'est plus sain que de faire un seul repas toutes les vingt-quatre heures. Seulement le repas change de nom et d'heure selon la saison o� on le prend. En hiver, on d�ne � deux heures, et moyennant ce d�ner on en a jusqu'au lendemain deux heures. En �t�, on soupe � minuit, et moyennant ce souper on en a pour jusqu'au lendemain minuit. Puis il y a encore les �l�gans, qui mangent du pain sans macaroni ou du macaroni sans pain pour s'en aller prendre le soir � grand fracas une glace chez Donzelli ou chez Benvenuti. Il va sans dire que cette hygi�ne n'est adopt�e que par les petites bourses. Ceux qui ont cinq cent mille livres de rente ont un cuisinier fran�ais dont la filiation de certificats est aussi en r�gle que la g�n�alogie d'un cheval arabe. Ceux-l� font deux et quelquefois trois repas par jour. Pour ceux-l� il n'y a pas de pays: le paradis est partout. Le premier plaisir de l'aristocratie napolitaine est le jeu. Le matin on va au Casino et l'on joue; l'apr�s-midi on va � la promenade, et le soir au spectacle. Apr�s le spectacle, on revient au Casino et l'on joue encore. L'aristocratie n'a qu'une carri�re ouverte: la diplomatie. Or, comme, si �tendues que soient ses relations avec les autres puissances, le roi de Naples n'occupe pas dans ses ambassades et dans ses consulats plus d'une soixantaine de personnes, il en r�sulte que les cinq sixi�mes des jeunes nobles ne savent que faire, et par cons�quent ne font rien. Quant � la carri�re militaire, elle est sans avenir. Quant � la carri�re commerciale, elle est sans consid�ration. Je ne parle pas des carri�res litt�raires ou scientifiques, elles n'existent pas: il y a � Naples, comme partout, plus que partout m�me, une certaine quantit� de savans qui disputent sur la forme des pincettes grecques et des pelles � feu romaines, qui s'injurient � propos de la grande mosa�que de Pomp�ia ou des statues des deux Balbus. Mais cela se passe en famille, et personne ne s'occupe de pareilles pu�rilit�s. La chose importante, c'est l'amour. Florence est le pays du plaisir: Rome, celui de l'amour; Naples, celui de la sensation. A Naples, le sort d'un amoureux est d�cid� tout de suite. A la premi�re vue il est sympathique ou antipathique. S'il est antipathique, ni soins, ni cadeaux, ni persistance ne le feront aimer. S'il est sympathique, on l'aime sans grand d�lai: la vie est courte, et le temps qu'on perd ne se rattrape pas. L'amant pr�f�r� s'installe au logis; on le reconna�t, malgr� la distance respectueuse o� il se tient de la ma�tresse de la maison, au laisser-aller avec lequel il s'assied et � la mani�re facile avec laquelle il appuie sa t�te contre les fresques. En outre, c'est lui qui sonne les domestiques, qui reconduit les visiteurs et qui ramasse les poissons rouges que les bambins font tomber du bocal sur le parquet. Quant � l'amant malheureux, il s'en va tout consol�, certain que son infortune ne sera pas constante et qu'il trouvera bient�t � ramasser des poissons rouges ailleurs. L'aristocratie napolitaine est peu instruite: en g�n�ral, son �ducation est n�glig�e sous le rapport intellectuel: cela tient � ce qu'il n'y a pas dans tout Naples un seul bon coll�ge, celui des j�suites except�. En compensation, ceux qui savent savent bien: ils ont appris avec des professeurs attach�s � leur personne. J'ai vu des femmes plus fortes en histoire, en philosophie et en politique que certains historiens, que certains philosophes et que certains hommes d'�tat de France. La famille du marquis de Gargallo, par exemple, est quelque chose de merveilleux en ce genre. Le fils �crit notre langue comme Charles Nodier, et les filles la parlent comme madame de S�vign�. Les exercices physiques sont, au contraire, fort suivis � Naples: presque tous les hommes montent bien � cheval et tirent remarquablement le fusil, l'�p�e et le pistolet. Leur r�putation sur ce point est m�me assez �tendue et � peu pr�s incontest�e. Ce sont des duellistes fort dangereux. Cette derni�re p�riode de notre alin�a nous am�ne tout naturellement � parler du courage chez les Napolitains. La nation napolitaine, toute proportion gard�e et en raison de l'�tat politique de l'Italie actuelle, n'est ni une nation militaire comme la Prusse, ni une nation guerri�re comme la France: c'est une nation passionn�e. Le Napolitain, insult� dans son honneur, exalt� par son patriotisme, menac� dans sa religion, se bat avec un courage admirable. A Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accept� que partout ailleurs; et s'il varie sur les pr�liminaires, qui appartiennent � des habitudes de localit�s, le d�nouement en est toujours men� � bout aussi vigoureusement qu'� Paris, � Saint-P�tersbourg ou � Londres. Citons quelques faits. Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel; le rendez-vous est indiqu� � Castellamare, l'arme choisie est le sabre. Le colonel fran�ais se rend sur le terrain � cheval; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu d�sign�, o� l'attend son adversaire; le colonel rappelle � Rocca Romana qu'une des conditions du duel est qu'il aura lieu � cheval.--C'est vrai, r�pond Rocca Romana, je l'avais oubli�; mais qu'� cela ne tienne, l'oubli est facile � r�parer. Aussit�t il d�telle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l'animal, combat sans selle et sans bride, et tue son adversaire. A l'�poque de la restauration, c'est-�-dire vers 1815, Ferdinand, grand-p�re du roi actuel, de retour � Naples, qu'il avait quitt� depuis dix ou douze ans, voulut r�tablir les gardes-du-corps. En cons�quence, on recruta cette troupe privil�gi�e dans les premi�res familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes. J'ai dit dans le _Speronare_, et � l'article de Palerme, quelle est l'antipathie profonde qui s�pare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouv�rent pas plut�t en contact, surtout � cette �poque o� les haines politiques �taient encore toutes chaudes, que les querelles commenc�rent d'�clater. Quelques duels sans cons�quence eurent lieu d'abord, mais bient�t on r�solut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples � deux champions choisis parmi leurs enfans: on y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse r�v�lation de l'avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait et accept� par les adversaires, on d�cida qu'ils se battraient au pistolet � vingt pas, et jusqu'� blessure grave de l'un ou de l'autre champion. Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particuli�rement. C'�tait un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere Dudone dit Conza, dont parle le Tasse. Il �tait riche, il �tait beau, il �tait po�te; il avait par cons�quent re�u du ciel toutes les chances d'une vie heureuse; mais un mauvais pr�sage avait attrist� son entr�e dans la vie. Mirelli �tait n� au village de Sant'Antimo, fief de sa famille. A peine eut-on su que sa m�re �tait accouch�e d'un fils, que l'ordre fut envoy� � la chapelle d'un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux �v�nement � toute la population. Le sacristain �tait absent; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile � cet exercice, il se laissa enlever par la vol�e de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la t�te, pris par un vertige, il l�cha son point d'appui, tomba dans le choeur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutil� ainsi, le pauvre religieux ne se tra�na pas moins du choeur � la porte, o� il appela au secours: on vint � son aide, on le transporta dans sa cellule; mais, quelque soin qu'on pr�t de lui, il expira le lendemain. Cet �v�nement avait fait une grande sensation dans la famille, et cette histoire, souvent racont�e au jeune Mirelli, s'�tait profond�ment grav�e dans son esprit. Cependant il en parlait rarement. Voil� l'homme que les Napolitains avaient choisi pour leur champion. Quant au marquis Crescimani, c'�tait un homme digne en tout point d'�tre oppos� � Mirelli, quoique les qualit�s qu'il avait re�ues du ciel fussent peut-�tre moins brillantes que celles de son jeune adversaire. Au jour et � l'heure dits, les deux champions se trouv�rent en pr�sence: ni l'un ni l'autre n'�tait anim� d'aucune haine personnelle, et ils avaient v�cu jusque-l�, au contraire, plut�t en amis qu'en ennemis. En arrivant au rendez-vous, ils march�rent l'un � l'autre en souriant, se serr�rent la main et se mirent � causer de choses indiff�rentes, tandis que les t�moins r�glaient les conditions du combat. Le moment arriv�, ils s'�loign�rent de vingt pas, re�urent leurs armes toutes charg�es, se salu�rent en souriant, puis, au signal donn�, tir�rent tous les deux l'un sur l'autre: aucun des deux coups ne porta. Pendant qu'on rechargeait les armes, Mirelli et Crescimani �chang�rent quelques paroles sur leur maladresse mutuelle, mais sans quitter leur place. On leur remit les pistolets charg�s de nouveau. Ils firent feu une seconde fois, et, cette fois comme l'autre, ils se manqu�rent tous deux. Enfin, � la troisi�me d�charge, Mirelli tomba. Une balle l'avait perc� � jour au dessus des deux hanches; on le crut mort, mais lorsqu'on s'approcha de lui on vit qu'il n'�tait que bless�. Il est vrai que la blessure �tait terrible: la balle lui avait travers� tout le corps, et avait en passant ouvert le tube intestinal. On fit approcher une voiture pour transporter le bless� chez lui; on voulut le soutenir pour l'aider � y monter; mais il �carta de la main ceux qui lui offraient leurs secours, et, se relevant vivement par un effort incroyable sur lui-m�me, il s'�lan�a dans la voiture en disant: �Allons donc! il ne sera pas dit que j'aie eu besoin d'�tre soutenu pour monter, f�t-ce dans mon corbillard!� A peine fut-il entr� dans la voiture que la douleur reprit le dessus, et il s'�vanouit. Arriv� chez lui, il voulut descendre comme il �tait mont�; mais on ne le souffrit point. Deux amis le prirent � bras et le port�rent sur son lit. On envoya chercher le meilleur chirurgien de Naples, le docteur Penza; c'�tait un homme qui s'�tait fait dans la science un nom europ�en. Le docteur sonda la blessure et dit qu'il ne r�pondait de rien, mais qu'en tout cas la cure serait longue et horriblement douloureuse. --Faites ce que vous voudrez, docteur, dit Mirelli. Marius n'a pas jet� un cri pendant qu'on lui diss�quait la jambe, je serai muet comme Marius. --Oui, dit le docteur; mais lorsque le chirurgien en eut fini avec la jambe droite, Marius ne voulut jamais lui donner la gauche. N'allez pas me laisser entreprendre une op�ration et m'arr�ter au milieu. --Vous irez jusqu'au bout, docteur, soyez tranquille, r�pondit Mirelli; mon corps vous appartient, et vous pouvez l'anatomiser tout � votre aise. Sur cette assurance, le docteur commen�a. Mirelli tint sa parole; mais � mesure que la nuit s'approcha, il parut plus agit�, plus inquiet; il avait une fi�vre terrible. Sa m�re le gardait avec deux de ses amis. Vers les onze heures il s'endormit, mais au premier coup de minuit il se r�veilla. Alors, sans para�tre voir ceux qui �taient l�, il s'appuya sur son coude et parut �couter. Il �tait p�le comme un mort, mais ses yeux �taient ardens de d�lire. Peu � peu ses regards se fix�rent sur une porte qui donnait dans un grand salon. Sa m�re se leva alors et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose. --Non, rien, r�pondit Mirelli. C'est lui qui vient. --Qui, lui? demanda sa m�re avec inqui�tude. --Entendez-vous le tra�nement de sa robe dans le salon? s'�cria le malade. L'entendez-vous? Tenez, il vient, il s'approche; voyez, la porte s'ouvre... sans que personne la pousse... Le voil�... le voil�!... il entre... il se tra�ne sur ses cuisses bris�es... il vient droit � mon lit. L�ve ton froc, moine, l�ve ton froc, que je voie ton visage. Que veux-tu?... parle... voyons!... viens-tu pour me chercher?... d'o� sors-tu?... de la terre... Tenez, voyez-vous?... il l�ve les deux mains; il les frappe l'une contre l'autre; elles rendent un son creux, comme si elles n'avaient plus de chair... Eh bien! oui, je t'�coute, parle!... Et Mirelli, au lieu de chercher � fuir la terrible vision, s'approchait au bord de son lit comme pour entendre ses paroles; mais au bout de quelques secondes d'attention, pendant lesquelles il resta dans la pose d'un homme qui �coute, il poussa un profond soupir et tomba sur son lit en murmurant: --Le moine de Sant'Antimo! C'est alors qu'on se rappela seulement cet �v�nement arriv� le jour de sa naissance, c'est-�-dire vingt-cinq ans auparavant, et qui, conserv� toujours vivant dans la pens�e du jeune homme, prenait un corps au milieu de son d�lire. Le lendemain, soit que Mirelli e�t oubli� l'apparition, soit qu'il ne voul�t donner aucun d�tail, il r�pondit � toutes les questions qui lui furent faites qu'il ignorait compl�tement ce qu'on voulait lui dire. Pendant trois mois l'apparition infernale se renouvela chaque nuit, d�truisant ainsi en quelques minutes les progr�s que le reste du temps le bless� faisait vers la gu�rison. Mirelli ressemblait � un spectre lui-m�me. Enfin, une nuit il demanda instamment � rester seul, avec tant d'insistance, que sa m�re et ses amis ne purent s'opposer � sa volont�. A neuf heures, tout le monde ayant quitt� sa chambre, il mit son �p�e sous le chevet de son lit et attendit. Sans qu'il le s�t, un de ses amis �tait cach� dans une chambre voisine, voyant par une porte vitr�e et pr�t � porter secours au malade s'il en avait besoin. A dix heures il s'endormit comme d'habitude, mais au premier coup de minuit il s'�veilla. Aussit�t on le vit se soulever sur son lit et regarder la porte de son regard fixe et ardent; un instant apr�s il essuya son front, d'o� la sueur ruisselait; ses cheveux se dress�rent sur sa t�te, un sourire passa sur ses l�vres: puis saisissant son �p�e, il la tira hors du fourreau, bondit hors de son lit, frappa deux fois comme s'il e�t voulu poignarder quelqu'un avec la pointe de sa lame, et, jetant un cri, il tomba �vanoui sur le plancher. L'ami qui �tait en sentinelle accourut et porta Mirelli sur son lit; celui-ci serrait si fortement la garde de son �p�e qu'on ne put la lui arracher de la main. Le lendemain, il fit venir le sup�rieur de Sant'Antimo et lui demanda, dans le cas o� il mourrait des suites de sa blessure, � �tre enterr� dans le clo�tre du couvent, r�clamant la m�me faveur, en supposant qu'il en �chapp�t cette fois, pour l'�poque o� sa mort arriverait, quelle que f�t cette �poque et en quelque lieu qu'il expir�t. Puis il raconta � ses amis qu'il avait r�solu la veille de se d�barrasser du fant�me en luttant corps � corps, mais qu'ayant �t� vaincu, il lui avait promis enfin de se faire enterrer dans son couvent: promesse qu'il n'avait pas voulu lui accorder jusque-l�, tant il lui r�pugnait de para�tre c�der � une crainte, m�me religieuse et surnaturelle. A partir de ce moment, la vision disparut, et neuf mois apr�s Mirelli �tait compl�tement gu�ri. Nous avons racont� en d�tail cette anecdote, d'abord parce que de pareilles l�gendes, surtout parmi les contemporains, sont rares en Italie, le pays le moins fantastique de la terre; et ensuite parce qu'elle nous a paru d�velopper dans un seul homme trois courages bien diff�rens: le courage patriotique, qui consiste � risquer froidement sa vie pour la cause de la patrie; le courage physique, qui consiste � supporter sto�quement la douleur; et enfin le courage moral, qui consiste � r�agir contre l'invisible et � lutter contre l'inconnu. Bayard e�t certainement eu les deux premiers, mais il est douteux qu'il e�t eu le troisi�me. Maintenant passons au courage civil. Nous sommes en 99: les Fran�ais ont �vacu� la ville des d�lices. Le cardinal Ruffo, parti de Palerme, descendu de la Calabre et soutenu par les flottes turque, russe et anglaise, qui bloquent le fort, a assi�g� Naples, et, voyant l'impossibilit� de prendre la ville d�fendue du c�t� de la mer par Caracciolo, et du c�t� de la terre par Manthony, Caraffa et Schiappani, a sign� une capitulation qui assure aux patriotes la vie et la fortune sauves: pr�s de sa signature on lit celle de Foote, commandant la flotte britannique; de Keraudy, commandant la flotte russe; et de Bonnieu, commandant la flotte ottomane. Mais, dans une nuit de d�bauche et d'orgie, Nelson a d�chir� le trait�. Le lendemain, il d�clare que la capitulation est nulle, que Bonnieu, Keraudy et Foote ont outre-pass� leurs pouvoirs en transigeant avec les rebelles, et il livre � la haine de la cour, en �change de l'amour de lady Hamilton, les troupeaux de victimes qu'on lui demande. Alors il y eut spectacle et joie pour bien des jours, car on avait � peu pr�s vingt mille t�tes � faire tomber. Eh bien! toutes ces t�tes tomb�rent, et pas une seule ne tomba d�shonor�e par une larme ou par un soupir. Citons au hasard quelques exemples. Cyrillo et Pagano sont condamn�s � �tre pendus. Comme Andr� Ch�nier et Roucher, ils se rencontrent au pied de l'�chafaud; l� ils se disputent � qui mourra le premier; et comme aucun des deux ne veut c�der sa place � l'autre, ils tirent � la courte paille. Pagano gagne, tend la main � Cyrillo, met la courte paille entre ses dents, et monte l'�chelle inf�me, le sourire sur les l�vres et la s�r�nit� sur le front. Hector Caraffa, l'oncle du compositeur, est condamn� � avoir la t�te tranch�e; il arriva sur l'�chafaud; on s'informe s'il n'a pas quelque d�sir � exprimer. --Oui, dit-il, je d�sire regarder le fer de la mandaja. Et il est guillotin� couch� sur le dos, au lieu d'�tre couch� sur le ventre. Quoique cet article soit consacr� � l'aristocratie, un mot sur le courage religieux. Ce courage est celui du peuple. Au moment o� Championnet marchait sur Naples, proclamant la libert� des peuples et cr�ant des r�publiques sur son passage, les royalistes r�pandirent le bruit dans la ville que les Fran�ais venaient pour br�ler les maisons, piller les �glises, enlever les femmes et les filles et transporter en France la statue de saint Janvier. A ces accusations, d'autant plus accr�dit�es qu'elles sont plus absurdes, les lazzaroni, que les mots d'honneur, de patrie et de libert� n'auraient pu tirer de leur sommeil, se l�vent des portiques des palais dont ils ont fait leur demeure, encombrent les places publiques, s'arment de pierres et de b�tons, et � moiti� nus, sans chefs, sans tactique militaire, avec l'instinct de b�tes fauves qui gardent leur antre, leur femelle et leurs petits, aux cris de: Vive saint Janvier! vive la sainte Foi! mort aux Jacobins! ils combattent soixante heures les soldats qui avaient vaincu � Montenotte, pass� le pont de Lodi, pris Mantoue. Au bout de ce temps, Championnet n'�tait encore parvenu qu'� la porte de Saint-Janvier, et sur tous les autres points n'avait pas encore gagn� un pouce de terrain. A tout cela on m'objectera sans doute la r�volution de 1820, le passage des Abruzzes, abandonn� presque sans combat. Je r�pondrai une seule chose: c'est que les chefs qui commandaient cette arm�e, et qui avaient en face d'eux les ba�onnettes autrichiennes, voyaient se relever derri�re eux les b�chers, les �chafauds et les potences de 99; c'est qu'ils se savaient trahis � Naples, tandis qu'eux venaient mourir � la fronti�re; c'est qu'enfin c'�tait une guerre sociale que P�p� et Carrascosa avaient entreprise � leurs risques et p�rils, et que le peuple napolitain n'avait pas sanctionn�e. Lorsque nous traversons Naples avec nos id�es lib�rales, puis�es, non pas dans l'�tude individuelle des peuples, mais dans de simples th�ories �mises par des publicistes, et que nous jetons un coup d'oeil l�ger � la surface de ce peuple que nous voyons couch� presque nu sur le seuil des palais et dans les angles des places o� il mange, dort et se r�veille, notre coeur se serre � la vue de cette mis�re apparente, et nous crions dans notre philanthropique �lan: �Le peuple napolitain est le peuple le plus malheureux de la terre.� Nous nous trompons �trangement. Non, le peuple napolitain n'est pas malheureux, car ses besoins sont en harmonie avec ses d�sirs. Que lui faut-il pour manger? une pizza ou une tranche de cocomero � mettre sous sa dent; que lui faut-il pour dormir? une pierre � mettre sous sa t�te. Sa nudit�, que nous prenons pour une douleur, est au contraire une jouissance dans ce climat ardent o� le soleil l'habille de sa chaleur. Quel dais plus magnifique pourrait-il demander aux palais qui lui pr�tent leur seuil que le ciel de velours qui flamboie sur sa t�te? Chacune des �toiles qui scintillent � la vo�te du firmament n'est-elle pas dans sa croyance une lampe qui br�le au pied de la Madone? Avec deux grains par jour, ne se procure-t-il pas le n�cessaire, et de son superflu ne lui reste-t-il pas encore de quoi payer largement l'improvisateur du m�le et le conducteur du corricolo? Ce qui est malheureux � Naples, c'est l'aristocratie, qui, � peu d'exceptions pr�s, est ruin�e, comme nous l'avons dit � propos de la noblesse de Sicile, par l'abolition des majorats et des fid�icommis; c'est la noblesse, qui porte un grand nom et qui n'a plus de quoi le dorer, qui poss�de des palais et qui laisse vendre ses meubles. Ce qui est malheureux � Naples, c'est la classe moyenne, qui n'a ni commerce ni industrie, qui tient une plume et qui ne peut �crire, qui a une voix et qui ne peut parler; c'est cette classe qui calcule qu'elle aura le temps d'�tre morte de faim avant qu'elle r�unisse � elle assez de nobles philosophes et de lazzaroni intelligens pour se faire une majorit� constitutionnelle. Nous reviendrons en temps et lieu sur le mezzo ceto et sur les lazzaroni. Cet article nous a d�j� entra�n� trop loin, puisqu'il ne devait �tre consacr� qu'� la noblesse; mais de d�duction en d�duction on fait le tour du monde. Que notre lecteur se rassure; nous nous apercevons � temps de notre erreur, et nous nous arr�tons � Tol�de. IV Toledo. Toledo est la rue de tout le monde. C'est la rue des restaurans, des caf�s, des boutiques; c'est l'art�re qui alimente et traverse tous les quartiers de la ville; c'est le fleuve o� vont se d�gorger tous les torrens de la foule. L'aristocratie y passe en voiture, la bourgeoisie y vend ses �toffes, le peuple y fait sa sieste. Pour le noble, c'est une promenade; pour le marchand, un bazar; pour le lazzarone, un domicile. Toledo est aussi le premier pas fait par Naples vers la civilisation moderne, telle que l'entendent nos progressistes, c'est le lien qui r�unit la cit� po�tique � la ville industrielle, c'est un terrain neutre o� l'on peut suivre d'un oeil curieux les restes de l'ancien monde qui s'en va et les envahissemens du nouveau monde qui arrive. A c�t� de la classique osteria aux vieux rideaux tachet�s par les mouches, un galant p�tissier fran�ais �tale sa femme, ses brioches et ses babas. En face d'un respectable fabricant d'antiquit�s � l'usage de messieurs les Anglais se pavane un marchand d'allumettes chimiques. Au dessus d'un bureau de loterie s'�l�ve un brillant salon de coiffure; enfin, pour dernier trait caract�ristique de la fusion qui s'op�re, la rue de Toledo est pav�e en lave comme Herculanum et Pomp�ia, et �clair�e au gaz comme Londres et Paris. Tout est � voir dans la rue de Toledo; mais comme il est impossible de tout d�crire, il faut se borner � trois palais, qui sont ce qu'elle offre de plus saillant et de plus remarquable: le palais du roi � une extr�mit�, le palais de la ville � l'autre extr�mit�, et au milieu le palais de Barbaja. Quant au palais du roi de Naples, l'occasion se pr�sentera de nous en occuper. Passons � la ville. La ville se compose: 1. d'un carrosse � douze places, peint et dor� dans le plus beau style espagnol du dix-septi�me si�cle; 2. de douze magistrats, �lus moiti� parmi les nobles, moiti� parmi les bourgeois napolitains, portant fi�rement la cape et l'�p�e, chauss�s de petits souliers � boucles et coiff�s d'�normes perruques � la Louis XIV; 3. de six chevaux harnach�s, empanach�s, capara�onn�s avec la plus grande magnificence. Voici maintenant les fonctions respectives de tout le personnel de la ville; le carrosse est tenu de sortir deux fois par an de sa remise, les douze magistrats sont charg�s de s'asseoir dans le carrosse, et les six chevaux sont oblig�s de tra�ner le tout d'un bout de Toledo � l'autre, le plus lentement possible. Tout le monde s'acquitte � merveille de ses devoirs. Reste donc � expliquer � mes lecteurs ce que c'est, ou plut�t ce que c'�tait que Barbaja; car, h�las! au moment o� j'�cris ces lignes, ce grand homme a disparu, cette grande gloire s'est �vanouie, ce grand astre s'est �teint. Domenico Barbaja �tait le v�ritable type de l'impresario italien. En France, nous connaissons le directeur, le r�gisseur, le commissaire du roi, le caissier, les contr�leurs, nous ne connaissons pas l'impresario. L'impresario est tout cela � la fois, mais il est plus encore. Nos th��tres sont r�gis constitutionnellement, nos directeurs r�gnent et ne gouvernent pas, suivant la c�l�bre maxime parlementaire. L'impresario italien est un despote, un czar, un sultan, r�gnant par le droit divin dans son th��tre, n'ayant, comme les rois les plus l�gitimes, d'autres r�gles que sa propre volont�, et ne devant compte de son administration qu'� Dieu et � sa conscience. Il est � la fois pour les artistes un exploiteur habile et un p�re indulgent, un ma�tre absolu et un ami fid�le, un guide �clair� et un juge incorruptible. C'est un homme faisant la traite des blancs pour son compte et en disposant � son gr�, sans reconna�tre � qui que ce soit au monde le droit de visite sur ses planches, couvrant sa marchandise de son pavillon, et d�fendant les droits de son pavillon avec une intr�pidit� tout am�ricaine. Au reste, l'impresario n'a pas seulement le droit pour lui, il a aussi la force. Il a � ses ordres un piquet de cavalerie et un peloton d'infanterie, un commissaire de police et un capitaine de place, des sbires, des carabiniers, des gendarmes pour envoyer imm�diatement en prison les chanteurs qui s'aviseraient d'avoir des caprices et le public qui oserait siffler sans raison. Domenico Barbaja 1er a donc r�gn� d'une mani�re aussi compl�te et aussi absolue pendant l'espace de quarante ans. C'�tait un homme de taille moyenne, mais b�ti en Hercule, la poitrine large, les �paules carr�es, le poignet de fer. Sa t�te �tait assez commune, et ses traits ne se piquaient pas d'une grande r�gularit�; mais ses yeux p�tillaient d'esprit, d'intelligence et de malice. Goldoni l'avait pr�vu en �crivant _le Bourru bienfaisant_. Excellent coeur, mais les mani�res les plus brusques, le caract�re le plus violent et le plus emport� du monde. Il est impossible de traduire dans aucune langue le dictionnaire d'injures et de gros mots dont il se servait � l'�gard des artistes de son th��tre. Mais il n'en est pas un qui lui ait gard� rancune, tant ils �taient s�rs qu'au moindre succ�s Barbaja serait l� pour les embrasser avec effusion, � la moindre chute pour les consoler avec d�licatesse, � la moindre maladie pour les veiller nuit et jour avec une tendresse et un d�vo�ment paternels. Parti d'un caf� de Milan, o� il servait en qualit� de gar�on, il �tait arriv� � diriger en m�me temps les th��tres de Saint-Charles, de la Scala et de Vienne, � r�gner sans contestation et sans contr�le sur le public italien et sur le public allemand, c'est-�-dire sur deux publics dont l'un passe pour �tre le plus capricieux et l'autre pour �tre le plus difficile de l'univers. Apr�s avoir amass� sou par sou sa fortune, Barbaja la d�pensait noblement en prodigalit�s royales et en g�n�reux bienfaits. Il avait un palais pour loger les artistes, une villa pour traiter ses amis, des jeux publics pour amuser tout le monde. G�nie vraiment extraordinaire et instinctif, n'ayant jamais su �crire une lettre ni d�chiffrer une note, et tra�ant avec un parfait bon sens aux po�tes le plan de leurs libretti, aux compositeurs le choix de leurs morceaux; dou� par Dieu de la voix la plus criarde et la plus dissonante, et formant par ses conseils les premiers chanteurs, de l'Italie; ne parlant que son patois milanais, et se faisant comprendre � merveille par les rois et par les empereurs avec lesquels il traitait de puissance � puissance. Aussi prenait-il ses engagemens sur parole et sans jamais accepter la moindre condition. Il fallait se livrer � discr�tion � Barbaja. Il avait toujours sous sa main de quoi r�compenser largement et de quoi punir avec la derni�re s�v�rit�. Une ville se montrait-elle accommodante � l'endroit des d�cors, un public encourageait-il les d�butans avec cette bienveillance qui triple les moyens d'un artiste, un gouvernement ne l�sinait-il pas trop sur la subvention? ville, public, gouvernement, �taient aussit�t dans les bonnes gr�ces de l'impresario; il leur envoyait Rubini, la Pasta, Lablache, l'�lite de sa troupe. Mais si une autre ville, au contraire, se montrait par trop exigeante, si un autre public abusait de son droit de siffler achet� � la porte, si un autre gouvernement affichait des pr�tentions excessives, Barbaja leur l�chait le rebut de ses chanteurs, ses _chiens_, comme il les appelait par une expression �nergique; leur faisait �corcher les oreilles pendant une enti�re saison, et �coutait les plaintes et les sifflets des patiens avec le m�me sang-froid qu'un empereur romain assistant au spectacle du cirque. Il fallait voir le noble impr�sario assis dans sa belle loge d'avant-sc�ne, en face du roi, un soir de premi�re repr�sentation, grave, impassible, se tournant tant�t vers les acteurs, tant�t vers le public. Si c'�tait l'artiste qui bronchait, Barbaja �tait le premier � l'immoler avec une s�v�rit� digne de Brutus, en lui jetant un: �_Can de Dio_!� qui faisait trembler la salle. Si, au contraire, c'�tait le public qui avait tort, Barbaja se redressait comme une vip�re, et lui lan�ait � pleine voix un: �_Fioli d'una vacea_, voulez-vous vous taire vous ne m�ritez que de la canaille!� Si c'�tait le roi par hasard qui manquait, d'applaudir � temps, Barbaja se contentait de hausser les �paules et sortait en grommelant de sa loge. Barbaja ne se fiait � personne du soin de former sa troupe; il avait pour principe d'engager le moins possible les artistes connus, parce qu'une r�putation arriv�e � son apog�e ne pouvait plus que d�cro�tre, et qu'avec des talens c�l�bres il y avait plus � perdre qu'� gagner. Il aimait mieux les cr�er lui-m�me, et commen�ait d'ordinaire ses exp�riences _in anima vili_. Voici sa mani�re de proc�der: Il sortait par une belle matin�e de mai ou de septembre, et se faisait conduire par son cocher dans les environs de Naples. Arriv� � la campagne, il descendait de sa cal�che, cong�diait ses gens, et s'acheminait seul et � pied � la recherche de l'_ut_ de poitrine. S'il rencontrait un paysan assez beau, assez bien tourn� et assez paresseux pour faire un t�nor, il s'approchait de lui amicalement, lui posait la main sur l'�paule, et engageait la conversation � peu pr�s en ces termes: --Eh bien! mon ami, le travail nous fatigue un peu, n'est-ce pas? Nous n'avons pas la force de lever la b�che? --Je me reposais, eccellenza. --Connu! connu! le paysan napolitain se repose toujours. --C'est qu'il fait une chaleur �touffante. Et puis la terre est si dure! --Je parie que tu dois avoir une belle voix; je ne connais rien qui soulage et qui donne des forces comme un peu de musique; si tu me chantais une chanson? --Moi, monsieur! Je n'ai jamais chant� de ma vie. --Raison de plus; tu auras la voix plus fra�che. --Vous voulez plaisanter! --Non, je veux t'entendre. --Et qu'est-ce que je gagnerai � me faire entendre de vous? --Mais peut-�tre que si ta voix me pla�t tu ne travailleras plus, je te prendrai avec moi. --Pour domestique? --Mieux que cela. --Pour cuisinier? --Mieux, te dis-je. --Et pourquoi donc? demandait alors le paysan avec quelque d�fiance. --Qu'est-ce que �a te fait? chante toujours. --Bien fort? --De tous tes poumons, et surtout ouvre bien la bouche. Si le malheureux n'avait qu'une voix de baryton ou de basse-taille, l'impresario tournait lestement sur ses talons en lui laissant quelque maxime bien consolante sur l'amour du travail et le bonheur de la vie champ�tre; mais s'il �tait assez heureux dans sa journ�e pour mettre la main sur un t�nor, il l'emmenait avec lui et le faisait monter... derri�re sa voiture. Il ne g�tait pas les artistes, celui-l�. S'agissait-il d'engager un homme:--Qu'est-ce qu'il te faut, mon gar�on? lui demandait Barbaja de sa voix brusque et de son ton bourru; tu auras assez de cinquante francs par mois pour commencer. Des souliers pour te chausser, un habit pour te couvrir, du macaroni pour te r�galer, que demandes-tu davantage? Sois grand artiste d'abord, et ensuite tu me feras la loi comme je te la fais maintenant. H�las! ce temps ne viendra que trop t�t; tu as une belle voix, et la preuve c'est que je t'ai engag�; tu as de l'intelligence et la preuve c'est que tu voudrais me voler. Attends donc, cher ami, le bien te viendra en chantant. Si je te donnais beaucoup d'argent tout de suite, tu ferais le beau, tu te griserais tous les jours, et tu perdrais ta voix au bout de trois semaines. Avec les femmes, le raisonnement �tait beaucoup plus court et plus simple: --Ch�re enfant, je ne te donnerai pas un sou; c'est toi, au contraire, qui dois me payer. Je t'offre les moyens de montrer au public tout ce que tu poss�des d'agr�mens naturels. Tu es jolie; si tu as du talent, tu arriveras bien vite; si tu n'en as pas, tu arriveras plus vite encore. Crois-moi, tu m'en remercieras plus tard lorsque tu auras acquis un peu plus d'exp�rience. Si tu �tais d�j� riche � tes d�buts, tu �pouserais un choriste qui te battrait ou un prince qui te r�duirait � la mis�re. Convaincus par une logique aussi entra�nante, les artistes s'engageaient pour cinquante francs par mois; mais il arrivait le plus souvent qu'apr�s le premier trimestre ils devaient six mille francs � un usurier. Alors Barbaja, pour ne pas les faire aller en prison, payait leurs dettes, et le compte �tait sold�. Pendant mon s�jour � Naples, on racontait plusieurs anecdotes sur le grand impresario, qui peignent l'homme tout entier et donnent une exacte mesure de ses connaissances en musique. Je ne sais plus quel marquis napolitain, dont l'influence �tait grande � la cour, lui avait recommand� une jeune fille comme ayant pour le th��tre la vocation la plus d�cid�e et annon�ant le plus bel avenir. Barbaja fit une moue tr�s significative et enfon�a ses deux mains dans les poches de sa veste de nankin, attitude qu'il prenait habituellement quand il ne pouvait pas donner un libre cours � sa col�re. --Vous verrez, mon cher, r�pliqua le marquis avec un air de suffisance qui �chauffait de plus en plus la bile du terrible impresario, c'est un v�ritable prodige! --Bien, bien! qu'elle vienne demain � midi. Le lendemain, � l'heure dite, la d�butante met sa plus belle robe, prend ses cahiers, et, flanqu�e de l'�ternelle m�re que vous connaissez, se pr�sente au palais de Barbaja. Le directeur de l'orchestre �tait d�j� au piano, Barbaja se promenait de long en large dans son salon. --Signor impresario, dit la vieille femme apr�s une profonde r�v�rence, il est du devoir d'une m�re, devoir religieux et sacr�, de vous avertir que cette pauvre enfant, �tant pure comme le cristal, et timide comme une colombe... --Nous commen�ons mal, interrompit brusquement Barbaja; au th��tre il faut �tre effront�e. --Ce n'est pas cependant que je veuille entendre, reprend la m�re de sa voix la plus mielleuse... Mais l'impresario, lui tournant le dos, s'approcha de la jeune fille et lui dit d'un ton passablement impatient�:--Voyons, ma ch�re, que veux-tu me chanter? Il aurait tutoy� la reine en personne. --Monsieur, balbutie la d�butante, devenue rouge jusqu'au blanc des yeux, j'ai la pri�re de _Norma_... --Comment, malheureuse! s'�crie Barbaja d'une voix tonnante; apr�s la Ronzi, oserais-tu aborder la pri�re de _Norma_? Quelle audace! --Je chanterai, si vous le pr�f�rez, la cavatine du _Barbier_. --La cavatine du _Barbier_! apr�s la Fodor! Quelle indignit�! --Pardon, monsieur, dit la jeune fille en tremblant; j'essaierai la romance du _Saule_. --La romance du _Saule_! apr�s la Malibran! Quelle profanation! --Alors il ne me reste plus que des solf�ges, reprend la pauvre d�butante presque en sanglotant. --A la bonne heure! Va pour les solf�ges! La jeune fille essuie ses larmes, la m�re lui glisse � l'oreille un mot de consolation, l'accompagnateur l'encourage; bref, elle s'en tire � merveille. Jamais solf�ges n'avaient �t� mieux ex�cut�s. La physionomie de Barbaja s'�claircit, son front se d�ride, un sourire de satisfaction erre sur ses l�vres. --Eh bien, monsieur! s'�crie la m�re dans la plus grande anxi�t�, que pensez-vous de ma fille? --Eh, madame! la voix n'est pas mauvaise, mais du diable si j'ai pu comprendre un seul mot. Une autre fois (on �tait en plein hiver) on r�p�tait un op�ra nouveau, et les chanteurs charg�s des premiers r�les, d�sol�s de quitter leur �dredon, �taient toujours en retard. Barbaja, furieux, avait jur� la veille de mettre � l'amende le premier qui ne se trouverait pas � l'heure, f�t-ce le t�nor ou la prima donna elle-m�me, pour faire un exemple. La r�p�tition commence, Barbaja s'�loigne un peu vers le fond d'une coulisse pour gronder le machiniste; tout � coup les voix se taisent, l'orchestre s'arr�te, on attend quelqu'un. --Qu'y a-t-il? s'�crie l'impresario en se pr�cipitant vers la rampe. --Rien, monsieur, r�pond le premier violon. --Qu'est-ce qui manque? Je veux le savoir. --Il manque un _r�_. --A l'amende. Tout cela n'emp�che pas que Domenico Barbaja n'ait cr�� Lablache, Tamburini, Rubini, Donzelli, la Colbron, la Pasta, la Fodor, Donizetti, Bellini, Rossini lui-m�me; oui, le grand Rossini. Les plus grands chefs-d'oeuvre du ma�tre souverain ont �t� compos�s pour Barbaja, et Dieu seul peut savoir ce qu'il en a co�t� au pauvre impresario de pri�res, de violences et de ruses pour forcer au travail le g�nie le plus libre, le plus insouciant et le plus heureux qui ait jamais plan� sur le beau ciel de l'Italie. J'en citerai un exemple qui caract�rise parfaitement l'impr�sario et le compositeur. V Otello. Rossini venait d'arriver � Naples, pr�c�d� d�j� par une grande r�putation. La premi�re personne qu'il rencontra en descendant de voiture fut, comme on s'en doute bien, l'impresario de Saint-Charles. Barbaja alla au devant du maestro les bras et le coeur ouverts, et, sans lui donner le temps de faire un pas ni de prononcer une parole: --Je viens, lui dit-il, te faire trois offres, et j'esp�re que tu ne refuseras aucune des trois. --J'�coute, r�pondit Rossini avec ce fin sourire que vous savez. --Je t'offre mon h�tel pour toi et pour tes gens. --J'accepte. --Je t'offre ma table pour toi et pour tes amis. --J'accepte. --Je t'offre d'�crire un op�ra nouveau pour moi et pour mon th��tre. --Je n'accepte plus. --Comment! tu refuses de travailler pour moi? --Ni pour vous ni pour personne. Je ne veux plus faire de musique. --Tu es fou, mon cher. --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. --Et que viens-tu faire � Naples? --Je viens manger des macaroni et prendre des glaces. C'est ma passion. --Je te ferai pr�parer des glaces par mon limonadier, qui est le premier de Toledo, et je te ferai moi-m�me des macaroni dont tu me diras des nouvelles. --Diable! cela devient grave. --Mais tu me donneras un op�ra en �change. --Nous verrons. --Prends un mois, deux mois, six mois, tout le temps que tu d�sires. --Va pour six mois. --C'est convenu. --Allons souper. D�s le soir m�me, le palais de Barbaja fut mis � la disposition de Rossini; le propri�taire s'�clipsa compl�tement, et le c�l�bre maestro put se regarder comme �tant chez lui, dans la plus stricte acception du mot. Tous les amis ou m�me les simples connaissances qu'il rencontrait en se promenant �taient invit�s sans fa�on � la table de Barbaja, dont Rossini faisait les honneurs avec une aisance parfaite. Quelquefois ce dernier se plaignait de ne pas avoir trouv� assez d'amis pour les convier aux festins de son h�te: � peine s'il avait pu en r�unir, malgr� toutes les avances du monde, douze ou quinze. C'�taient les mauvais jours. Quant � Barbaja, fid�le au r�le de cuisinier qu'il s'�tait impos�, il inventait tous les jours un nouveau mets, vidait les bouteilles les plus anciennes de sa cave, et f�tait tous les inconnus qu'il plaisait � Rossini de lui amener, comme s'ils avaient �t� les meilleurs amis de son p�re. Seulement, vers la fin du repas, d'un air d�gag�, avec une adresse infinie et le sourire � la bouche, il glissait entre la poire et le fromage quelques mots sur l'op�ra qu'il s'�tait fait promettre et sur l'�clatant succ�s qui ne pouvait lui manquer. Mais, quelque pr�caution oratoire qu'employ�t l'honn�te impresario pour rappeler � son h�te la dette qu'il avait contract�e, ce peu de mots tomb�s du bout de ses l�vres produisait sur le maestro le m�me effet que les trois paroles terribles du festin de Balthazar. C'est pourquoi Barbaja, dont la pr�sence avait �t� tol�r�e jusque alors, fut pri� poliment par Rossini de ne plus para�tre au dessert. Cependant les mois s'�coulaient, le libretto �tait fini depuis long-temps, et rien n'annon�ait encore que le compositeur se f�t d�cid� � se mettre � l'ouvrage. Aux d�ners succ�daient les promenades, aux promenades les parties de campagne. La chasse, la p�che, l'�quitation se partageaient les loisirs du noble ma�tre; mais il n'�tait pas question de la moindre note. Barbaja �prouvait vingt fois par jour des acc�s de fureur, des crispations nerveuses, des envies irr�sistibles de faire un �clat. Il se contenait n�anmoins, car personne plus que lui n'avait foi dans l'incomparable g�nie de Rossini. Barbaja garda le silence pendant cinq mois avec la r�signation la plus exemplaire. Mais le matin du premier jour du sixi�me mois, voyant qu'il n'y avait plus de temps � perdre ni de m�nagemens � garder, il tira le maestro � l'�cart et entama l'entretien suivant: --Ah �a! mon cher, sais-tu qu'il ne manque plus que vingt-neuf jours pour l'�poque fix�e? --Quelle �poque? dit Rossini avec l'�bahissement d'un homme � qui on adresserait une question incompr�hensible en le prenant pour un autre. --Le 30 mai. --Le 30 mai! M�me pantomime. --Ne m'as-tu pas promis un op�ra nouveau qu'on doit jouer ce jour-l�? --Ah! j'ai promis? --Il ne s'agit pas ici de faire l'�tonn�! s'�cria l'impresario, dont la patience est � bout; j'ai attendu le d�lai de rigueur, comptant sur ton g�nie et sur l'extr�me facilit� de travail que Dieu t'a accord�e. Maintenant il m'est impossible de plus attendre: il me faut mon op�ra. --Ne pourrait-on pas arranger quelque op�ra ancien en changeant le titre? --Y penses-tu? Et les artistes qui sont engag�s expr�s pour jouer dans un op�ra nouveau? --Vous les mettrez � l'amende. --Et le public? --Vous fermerez le th��tre. --Et le roi? --Vous donnerez votre d�mission. --Tout cela est vrai jusqu'� un certain point. Mais si ni les artistes, ni le public, ni le roi lui-m�me ne peuvent me forcer � tenir ma promesse, j'ai donn� ma parole, monsieur, et Domenico Barbaja n'a jamais manqu� � sa parole d'honneur. --Alors c'est diff�rent. --Ainsi, tu me promets de commencer demain. --Demain, c'est impossible, j'ai une partie de p�che au Fusaro. --C'est bien, dit Barbaja, enfon�ant ses mains dans ses poches, n'en parlons plus. Je verrai quel parti il me reste � prendre. Et il s'�loigna sans ajouter un mot. Le soir, Rossini soupa de bon app�tit, et fit honneur � la table de l'impresario en homme qui avait parfaitement oubli� la discussion du matin. En se retirant, il recommanda bien � son domestique de le r�veiller au point du jour et de lui tenir pr�te une barque pour le Fusaro. Apr�s quoi il s'endormit du sommeil du juste. Le lendemain, midi sonnait aux cinq cents cloches que poss�de la bienheureuse ville de Naples, et le domestique de Rossini n'�tait pas encore mont� chez son ma�tre; le soleil dardait ses rayons � travers les persiennes. Rossini, r�veill� en sursaut, se leva sur son s�ant, se frotta les yeux et sonna: le cordon de la sonnette resta dans sa main. Il appela par la crois�e qui donnait sur la cour: le palais demeura muet comme un s�rail. Il secoua la porte de sa chambre: la porte r�sista � ses secousses, elle �tait mur�e au dehors! Alors Rossini, revenant � la crois�e, se mit � hurler au secours, � la trahison, au guet-apens! Il n'eut pas m�me la consolation que l'�cho r�pondit � ses plaintes, le palais de Barbaja �tant le b�timent le plus sourd qui existe sur le globe. Il ne lui restait qu'une ressource, c'�tait de sauter du quatri�me �tage; mais il faut dire, � la louange de Rossini, que cette id�e ne lui vint pas un instant � la t�te. Au bout d'une bonne heure, Barbaja montra son bonnet de coton � une crois�e du troisi�me. Rossini, qui n'avait pas quitt� sa fen�tre, eut envie de lui lancer une tuile; il se contenta de l'accabler d'impr�cations. --D�sirez-vous quelque chose? lui demanda l'impresario d'un ton patelin. --Je veux sortir � l'instant m�me. --Vous sortirez quand votre op�ra sera fini. --Mais c'est une s�questration arbitraire. --Arbitraire tant que vous voudrez; mais il me faut mon op�ra. --Je m'en plaindrai � tous les artistes, et nous verrons. --Je les mettrai � l'amende. --J'en informerai le public. --Je fermerai le th��tre. --J'irai jusqu'au roi. --Je donnerai ma d�mission. Rossini s'aper�ut qu'il �tait pris dans ses propres filets. Aussi, en homme sup�rieur, changeant tout � coup de ton et de mani�res, demanda-t-il d'une voix calme: --J'accepte la plaisanterie, et je ne m'en f�che pas; mais puis-je savoir quand me sera rendue ma libert�? --Quand la derni�re sc�ne de l'op�ra me sera remise, r�pondit Barbaja en �tant son bonnet. --C'est bien: envoyez ce soir chercher l'ouverture. Le soir, on remit ponctuellement � Barbaja un cahier de musique sur lequel �tait �crit en grandes lettres: _Ouverture d'Otello_. Le salon de Barbaja �tait rempli de c�l�brit�s musicales au moment o� il re�ut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on d�chiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'�tait pas un homme, et que, semblable � Dieu, il cr�ait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volont�. Barbaja, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya � la copisterie. Le lendemain il re�ut un nouveau cahier sur lequel on lisait: _Le premier acte d'Otello_; ce nouveau cahier fut envoy� �galement aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette ob�issance muette et passive � laquelle Barbaja les avait habitu�s. Au bout de trois jours, la partition d'_Otello_ avait �t� livr�e et copi�e. L'impresario ne se poss�dait pas de joie; il se jeta au cou de Rossini, lui fit les excuses les plus touchantes et les plus sinc�res pour le stratag�me qu'il avait �t� forc� d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux r�p�titions. --Je passerai moi-m�me chez les artistes, r�pondit Rossini d'un ton d�gag�, et je leur ferai r�p�ter leur r�le. Quant � ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi! --Eh bien! mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma pr�sence n'est pas n�cessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre � la r�p�tition g�n�rale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la mani�re dont j'ai agi. --Pas un mot de plus sur cela, ou je me f�che. --Ainsi, � la r�p�tition g�n�rale? --A la r�p�tition g�n�rale. Le jour de la r�p�tition g�n�rale arriva enfin: c'�tait la veille de ce fameux 30 mai qui avait co�t� tant de transes � Barbaja. Les chanteurs �taient � leur poste, les musiciens prirent place � l'orchestre, Rossini s'assit au piano. Quelques dames �l�gantes et quelques hommes privil�gi�s occupaient les loges d'avant-sc�ne. Barbaja, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflotant sur son th��tre. On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissemens fr�n�tiques �branl�rent les vo�tes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua. --Bravo! cria Barbaja. Passons � la cavatine du t�nor. Rossini se rassit � son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommen�a � jouer l'ouverture. Les m�mes applaudissemens, plus enthousiastes encore, s'il �tait possible, �clat�rent � la fin du morceau. Rossini se leva et salua. --Bravo! bravo! r�p�ta Barbaja. Passons maintenant � la cavatine. L'orchestre se mit � jouer pour la troisi�me fois l'ouverture. --Ah �a! s'�cria Barbaja exasp�r�, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester l� jusqu'� demain. Arrivez � la cavatine. Mais, malgr� l'injonction de l'impr�sario, l'orchestre n'en continu�t pas moins la m�me ouverture. Barbaja s'�lan�a sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria � l'oreille: --Mais que diable avez-vous donc � jouer la m�me chose depuis une heure? --Dame! dit le violon avec un flegme qui e�t fait honneur � un Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donn�. --Mais tournez donc le feuillet, imb�ciles! --Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture. --Comment! il n'y a que l'ouverture! s'�cria l'impresario en p�lissant: c'est donc une atroce mystification? Rossini se leva et salua. Mais Barbaja �tait retomb� sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le t�nor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frapp� par une apoplexie foudroyante. Rossini, d�sol� que la plaisanterie prit une tournure aussi s�rieuse, s'approche de lui avec une r�elle inqui�tude. Mais � sa vue, Barbaja, bondissant comme un lion, se prit � hurler de plus belle. --Va-t'en d'ici, tra�tre, ou je me porte � quelque exc�s! --Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque rem�de? --Quel rem�de, bourreau! C'est demain le jour de la premi�re repr�sentation. --Si la prima donna se trouvait indispos�e? murmura Rossini tout bas � l'oreille de l'impresario. --Impossible, lui r�pondit celui-ci du m�me ton; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public. --Si vous vouliez la prier un peu? --Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbron. --Je vous croyais au mieux avec elle. --Raison de plus. --Voulez-vous me permettre d'essayer, moi? --Fais tout ce que tu voudras; mais je t'avertis que c'est du temps perdu. --Peut-�tre. Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la premi�re repr�sentation d'_Otello_ �tait remise par l'indisposition de la prima donna. Huit jours apr�s on jouait _Otello_. Le monde entier conna�t aujourd'hui cet op�ra; nous n'avons rien � ajouter. Huit jours avaient suffi � Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare. Apr�s la chute du rideau, Barbaja, pleurant d'�motion, cherchait partout le ma�tre pour le presser sur son coeur; mais Rossini, c�dant sans doute � cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'�tait d�rob� � l'ovation de la foule. Le lendemain, Domenico Barbaja sonna son souffleur, qui remplissait aupr�s de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il �tait, le digne impr�sario, de pr�senter � son h�te les f�licitations de la veille. Le souffleur entra. --Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaja. --Rossini est parti, r�pondit le souffleur. --Comment! parti? --Parti pour Bologne au point du jour. --Parti sans rien me dire! --Si fait, monsieur, il vous a laiss� ses adieux. --Alors va prier la Colbron de me permettre de monter chez elle. --La Colbron? --Oui, la Colbron; es-tu sourd ce matin? --Faites excuse, mais la Colbron est partie. --Impossible! --Ils sont partis dans la m�me voiture. --La malheureuse! elle me quitte pour devenir la ma�tresse de Rossini. --Pardon, monsieur, elle est sa femme. --Je suis veng�! dit Barbaja. VI Forcella. De m�me que Chiaja est la rue des �trangers et de l'aristocratie, de m�me que Toledo est la rue des fl�neurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs. Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, � la galerie du Palais-de-Justice, � Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs r�p�s. C'est que les proc�s durent � Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent � Paris. Le jour o� nous la traversions, il y avait encombrement; nous f�mes forc�s de descendre de notre corricolo pour continuer notre route � pied, et nous allions � force de coups de coude parvenir � traverser cette foule lorsque nous nous avis�mes de demander quelle cause la rassemblait: on nous r�pondit qu'il y avait proc�s entre la confr�rie des p�lerins et don Philippe Villani. Nous demand�mes quelle �tait la cause du proc�s: on nous r�pondit que le d�fendeur, s'�tant fait enterrer quelques jours auparavant aux frais de la confr�rie des p�lerins, venait d'�tre assign� afin de prouver l�galement qu'il �tait mort. Comme on le voit, le proc�s �tait assez original pour attirer une certaine affluence. Nous demand�mes � Francesco ce que c'�tait que don Philippe Villani. En ce moment, il nous montra un individu qui passait tout courant. --Le voici, nous dit-il. --Celui qu'on a enterr� il y a huit jours? --Lui-m�me. --Mais comment cela se fait-il? --Il sera ressuscit�. --Il est donc sorcier? --C'est le neveu de Cagliostro. En effet, gr�ce � la filiation authentique qui le rattache � son illustre a�eul, et � une s�rie de tours de magie plus ou moins dr�les, don Philippe �tait parvenu � accr�diter � Naples le bruit qu'il �tait sorcier. On lui faisait tort: don Philippe Villani �tait mieux qu'un sorcier, C'�tait un type: don Philippe Villani �tait le Robert Macaire napolitain. Seulement l'industriel napolitain a une grande sup�riorit� sur l'industriel fran�ais; notre Robert Macaire � nous est un personnage d'invention, une fiction sociale, un mythe philosophique, tandis que le Robert Macaire ultramontain est un personnage de chair et d'os, une individualit� palpable, une excentricit� visible. Don Philippe est un homme de trente-cinq � quarante ans, aux cheveux noirs, aux yeux ardens, � la figure mobile, � la voix stridente, aux gestes rapides et multipli�s; don Philippe a tout appris et sait un peu de tout; il sait un peu de droit, un peu de m�decine, un peu de chimie, un peu de math�matiques, un peu d'astronomie; ce qui fait qu'en se comparant � tout ce qui l'entourait, il s'est trouv� fort sup�rieur � la soci�t� et a r�solu de vivre par cons�quent aux d�pens de la soci�t�. Don Philippe avait vingt ans lorsque son p�re mourut: il lui laissait tout juste assez d'argent pour faire quelques dettes. Don Philippe eut le soin d'emprunter avant d'�tre ruin� toute fait, de sorte que ses premi�res lettres de change furent scrupuleusement pay�es: il s'agissait d'�tablir son cr�dit. Mais toute chose a sa fin dans ce monde; un jour vint o� don Philippe ne se trouva pas chez lui au moment de l'�ch�ance: on y revint le lendemain matin, il �tait d�j� sorti; on y revint le soir, il n'�tait pas encore rentr�. La lettre de change fut protest�e. Il en r�sulta que don Philippe fut oblig� de passer des mains des banquiers aux mains des escompteurs, et qu'au lieu de payer six du cent, il paya douze. Au bout de quatre ans, don Philippe avait us� les escompteurs comme Il avait us� les banquiers; il fut donc oblig� de passer des mains des escompteurs aux mains des usuriers. Ce nouveau mouvement s'accomplit sans secousse sensible, si ce n'est qu'au lieu de payer douze pour cent, don Philippe fut oblig� de payer cinquante. Mais cela importait peu � don Philippe, qui commen�ait � ne plus payer du tout. Il en r�sulta qu'au bout de deux ans encore don Philippe, qui �prouvait le besoin d'une somme de mille �cus, eut grand'peine � trouver un juif qui consentit � la lui pr�ter � cent cinquante pour cent. Enfin, apr�s une foule de n�gociations dans lesquelles don Philippe eut � mettre au jour toutes les ressources inventives que le ciel lui avait donn�es, le descendant d'Isaac se pr�senta chez don Philippe avec sa lettre de change toute pr�par�e; elle portait obligation d'une somme de neuf mille francs: le juif en apportait trois mille; il n'y avait rien � dire, c'�tait la chose convenue. Don Philippe prit la lettre de change, jeta un coup d'oeil rapide dessus, �tendit n�gligemment la main vers sa plume, fit semblant de la tremper dans l'encrier, apposa son acceptation et sa signature au bas de l'obligation, passa sur l'encre humide une couche de sable bleu, et remit au juif la lettre de change toute ouverte. Le juif jeta les yeux sur le papier; l'acceptation et la signature �taient d'une grosse �criture fort lisible; le juif inclina donc la t�te d'un air satisfait, plia la lettre de change et l'introduisit dans un vieux portefeuille o� elle devait rester jusqu'� l'�ch�ance, la signature de don Philippe ayant depuis long-temps cess� d'avoir cours sur la place. A l'�ch�ance du billet, le juif se pr�sente chez don Philippe. Contre son habitude, don Philippe �tait � la maison. Contre l'attente du juif, il �tait visible. Le juif fut introduit. --Monsieur, dit le juif en saluant profond�ment son d�biteur, vous n'avez point oubli�, j'esp�re, que c'est aujourd'hui l'�ch�ance de notre petite lettre de change. --Non, mon cher monsieur F�lix, r�pondit don Philippe. Le juif s'appelai F�lix. --En ce cas, dit le juif, j'esp�re que vous avez eu la pr�caution de vous mettre en r�gle? --Je n'y ai pas pens� un seul instant. --Mais alors vous savez que je vais vous poursuivre? --Poursuivez. --Vous n'ignorez pas que la lettre de change entra�ne la prise de corps? --Je le sais. --Et, afin que vous ne pr�textiez cause d'ignorance, je vous pr�viens que, de ce pas, je vais vous faire assigner. --Faites. Le juif s'en alla en grommelant, et fit assigner don Philippe � huitaine. Don Philippe se pr�senta au tribunal. Le juif exposa sa demande. --Reconnaissez-vous la dette? demanda le juge. --Non seulement je ne la reconnais pas, r�pondit don Philippe, mais je ne sais pas m�me ce que monsieur veut dire. --Faites passer votre titre au tribunal, dit le juge au demandeur. Le juif tira de son portefeuille la lettre de change souscrite par don Philippe et la passa toute pli�e au juge. Le juge la d�plia; puis, jetant un coup d'oeil dessus: --Oui, dit-il, voil� bien une lettre de change, mais je n'y vois ni acceptation ni signature. --Comment! s'�cria le juif en p�lissant. --Lisez vous-m�me, dit le juge. Et il rendit la lettre de change au demandeur. Le juif faillit tomber � la renverse. L'acceptation et la signature avaient effectivement disparu comme par magie. --Inf�me brigand! s'�cria le juif en se retournant vers don Philippe. Tu me paieras celle-l�. --Pardon, mon cher monsieur F�lix, vous vous trompez, c'est vous qui me la paierez au contraire. Puis se tournant vers le juge: --Excellence, lui dit-il, nous vous demandons acte que nous venons d'�tre insult� en face du tribunal, sans motif aucun. --Nous vous l'accordons, dit le juge. Muni de son acte, don Philippe attaqua le juif en diffamation, et comme l'insulte avait �t� publique, le jugement ne se fit pas attendre. Le juif fut condamn� � trois mois de prison et � mille �cus d'amende. Maintenant expliquons le miracle. Au lieu de tremper sa plume dans l'encre, don Philippe l'avait purement et simplement tremp�e dans sa bouche et avait �crit avec sa salive. Puis, sur l'�criture humide, il avait pass� du sable bleu. Le sable avait trac� les lettres; mais, la salive s�ch�e, le sable �tait parti et avec lui l'acceptation et la signature. Don Philippe gagna six mille francs � ce petit tour de passe-passe, mais il y perdit le reste de son cr�dit; il est vrai que le reste de son cr�dit ne lui e�t probablement pas rapport� six mille francs. Mais si bien qu'on m�nage mille �cus, ils ne peuvent pas �ternellement durer; d'ailleurs, don Philippe avait une assez grande foi dans son g�nie pour ne point pousser l'�conomie jusqu'� l'avarice. Il essaya de n�gocier un nouvel emprunt, mais l'affaire du pauvre F�lix avait fait grand bruit, et, quoique personne ne plaignit le juif, chacun �prouvait une r�pugnance marqu�e � traiter avec un escamoteur assez habile pour effacer sa signature dans la poche de son cr�ancier. Sur ces entrefaites, on arriva au commencement d'avril. Le 4 mai est l'�poque des d�m�nagemens � Naples: don Philippe devait deux termes � son propri�taire, lequel lui fit signifier que s'il ne payait pas ces deux termes dans les vingt-quatre heures, il allait, par avance et en se pourvoyant devant le juge, se mettre en situation de le renvoyer � la fin du troisi�me. Le troisi�me arriva, et, comme don Philippe ne paya point, on saisit et l'on vendit les meubles, � l'exception de son lit et de celui d'une vieille domestique de la famille qui n'avait pas voulu le quitter et qui partageait toutes les vicissitudes de sa fortune. La veille du jour o� il devait quitter la maison, il se mit en qu�te d'un autre logement. Ce n'�tait pas chose facile � trouver: don Philippe commen�ait � �tre fort connu sur le pav� de Naples. D�sesp�rant donc de trouver un propri�taire avec qui traiter � l'amiable, il r�solut de faire son affaire par force ou par surprise. Il connaissait une maison que son propri�taire, vieil avare, laissait tomber en ruines plut�t que de la faire r�parer. Dans tout autre temps, cette maison lui e�t paru fort indigne de lui; mais don Philippe �tait devenu facile dans la fortune adverse. Il s'assura pendant la journ�e que la maison n'�tait point habit�e, et, lorsque la nuit fut venue, il d�m�nagea avec sa vieille servante, chacun portant son lit, et s'achemina vers son nouveau domicile. La porte �tait close, mais une fen�tre �tait ouverte; il passa par la fen�tre, alla ouvrir la porte � sa compagne, choisit la meilleure chambre, l'invita � choisir apr�s lui, et une heure apr�s tous deux �taient install�s. Quelques jours apr�s, le vieil avare, en visitant sa maison, la trouva habit�e. C'�tait une bonne fortune pour lui: depuis deux ou trois ann�es elle �tait dans un tel �tat de d�labrement qu'il ne pouvait plus la louer � personne; il se retira donc sans mot dire; seulement, il fit constater l'occupation par deux voisins. Le jour du terme, don Bernardo se pr�senta, cette attestation � la main, et apr�s force r�v�rences:--Monsieur, lui dit-il, je viens r�clamer l'argent que vous avez bien voulu me devoir, en me faisant l'agr�able surprise de venir loger chez moi sans m'en pr�venir. --Mon cher, mon estimable ami, lui r�pondit don Philippe en lui serrant la main avec effusion, informez-vous partout o� j'ai demeur� si j'ai jamais pay� mon loyer; et si vous trouvez dans tout Naples un propri�taire qui vous r�ponde affirmativement, je consens � vous donner le double de ce que vous pr�tendez que je vous dois, aussi vrai que je m'appelle don Philippe Villani. Don Philippe se vantait, mais il y a des momens o� il faut savoir mentir pour intimider l'ennemi. A ce nom redout�, le propri�taire p�lit. Jusque-l� il avait ignor� quel illustre personnage il avait eu l'honneur de loger chez lui. Les bruits de magie qui s'�taient r�pandus sur le compte de don Philippe se pr�sentaient � son esprit, et il se crut non seulement ruin� pour avoir h�berg� un locataire insolvable, mais encore damn� pour avoir fray� avec un sorcier. Don Bernardo se retira pour r�fl�chir � la r�solution qu'il devait prendre. S'il e�t �t� le diable boiteux, il e�t enlev� le toit; il n'�tait qu'un pauvre diable, il se d�cida � le laisser tomber, ce qui ne pouvait, au reste, entra�ner de longs retards, vu l'�tat de d�gradation de la maison. C'�tait justement dans la saison pluvieuse, et quand il pleut � Naples on sait avec quelle lib�ralit� le Seigneur donne l'eau; le propri�taire se pr�senta de nouveau au seuil de la maison. Comme nos premiers p�res poursuivis par la vengeance de Dieu, � laquelle ils cherchaient � �chapper, don Philippe s'�tait retir� de chambre en chambre devant le d�luge. Le propri�taire crut donc, au premier abord, qu'il avait pris le parti de d�camper, mais son illusion fut courte. Bient�t, guid� par la voix de son locataire, il p�n�tra dans un petit cabinet un peu plus imperm�able que le reste de la maison, et le trouva sur son lit tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre main un livre, et d�clamant � tue-t�te les vers d'Horace: _Impavidum ferient ruinae!_ Le propri�taire s'arr�ta un instant immobile et muet devant l'enthousiaste r�signation de son h�te, puis enfin, retrouvant la parole: --Vous ne voulez donc pas vous en aller? demanda-t-il faiblement et d'une voix constern�e: --�coutez-moi, mon brave ami, �coutez-moi, mon digne propri�taire, dit don Philippe en fermant son livre. Pour me chasser d'ici, il faut me faire un proc�s; c'est �vident: nous n'avons pas de bail, et j'ai la possession. Or, je me laisserai juger par d�faut: un mois, je formerai opposition au jugement: autre mois; vous me r�assignerez: troisi�me mois; j'interjetterai appel: quatri�me mois; vous obtiendrez un second jugement: cinqui�me mois; je me pourvoirai en cassation: sixi�me mois. Vous voyez qu'en allongeant tant soit peu la chose, car je cote au plus bas, c'est une ann�e de perdue, plus les frais. --Comment les frais! s'�cria le propri�taire; c'est vous qui serez condamn� aux frais. --Sans doute, c'est moi qui serai condamn� aux frais, mais c'est vous qui les paierez, attendu que je n'ai pas le sou, et que, comme vous serez le demandeur, vous aurez �t� forc� de faire les avances. --H�las! ce n'est que trop vrai! murmura le pauvre propri�taire en poussant un profond soupir. --C'est une affaire de six cents ducats, continua don Philippe. --A peu pr�s, r�pondit le propri�taire, qui avait rapidement calcul� les honoraires des juges, des avocats et des greffiers. --Eh bien! faisons mieux que cela, mon digne h�te, transigeons. --Je ne demande pas mieux, voyons. --Donnez-moi la moiti� de la somme, et je sors � l'instant de ma propre volont�, et je me retire � l'amiable. --Comment! que je vous donne trois cents ducats pour sortir de chez moi, quand c'est vous qui me devez deux termes! --La remise de l'argent portera quittance. --Mais c'est impossible! --Tr�s bien. Ce que j'en faisais, c'�tait pour vous obliger. --Pour m'obliger, malheureux! --Pas de gros mots, mon h�te; cela n'a pas r�ussi, vous le savez au papa F�lix. --Eh bien! dit l'avare faisant un effort sur lui-m�me, eh bien! je donnerai moiti�. --Trois cents ducats, dit don Philippe, pas un grain de plus, pas un grain de moins. --Jamais! s'�cria le propri�taire. --Prenez garde que, lorsque vous reviendrez, je ne veuille plus pour ce prix-l�. --Eh bien! je risquerai le proc�s, d�t-il me co�ter six cents ducats! --Risquez, mon brave homme, risquez. --Adieu; demain vous recevrez du papier marqu�. --Je l'attends. --Allez au diable! --Au plaisir de vous revoir. Et tandis que don Bernardo se retirait furieux, don Philippe reprit son ode au _Justum et tenacem_. VII Suite. Le lendemain se passa, le surlendemain se passa, la semaine se passa, et don Philippe, comme il s'y attendait, ne vit appara�tre aucune sommation; loin de l�, au bout de quinze jours, ce fut le propri�taire qui revint, aussi doux et aussi mielleux au retour qu'il s'�tait montr� mena�ant et terrible au d�part. --Mon cher h�te, lui dit-il, vous �tes un homme si persuasif qu'il faut en passer par o� vous voulez: voici les trois cents ducats que vous avez exig�s; j'esp�re que vous allez tenir votre promesse. Vous m'avez promis, si je vous apportais trois cents ducats, de vous en aller � l'instant, de votre propre volont� et � l'amiable. --Si vous me les donniez le jour m�me; mais je vous ai dit que si vous attendiez ce serait le double. Or, vous avez attendu. Payez-moi six cents ducats, mon cher, et je me retire. --Mais c'est une ruine! --C'est la vingti�me partie de la somme qu'on vous a offerte hier pour votre maison. --Comment! vous savez... --Que milord Blumfild vous en donne dix mille �cus. --Vous �tes donc sorcier? --Je croyais que c'�tait connu. Payez-moi mes six cents ducats, mon cher, et je me retire. --Jamais! --A votre prochaine visite, ce sera douze cents. --Eh bien! quatre cent cinquante. --Six cents, mon h�te, six cents. Et songez que si vous n'avez pas rendu r�ponse demain � milord Blumfild, milord Blumfild ach�te la maison de votre digne confr�re le papa F�lix. --Allons, dit le propri�taire tirant une plume et du papier de sa poche, faites-moi votre obligation, quoiqu'on dise que votre obligation et rien c'est la m�me chose. --Comment, mon obligation! c'est ma quittance que vous voulez dire? --Va pour votre quittance alors, et n'en parlons plus. Signez. Voici votre argent. --Voici votre quittance. --Maintenant, dit le propri�taire en lui montrant la porte. --C'est juste, r�pondit don Philippe en s'appr�tant � se retirer... --Mais votre domestique! --Marie! cria don Philippe. La vieille domestique parut. --Marie, mon enfant, nous d�m�nageons, dit don Philippe; prenez mon parapluie, saluez notre digne h�te et suivez-moi. Marie prit le parapluie, fit une r�v�rence au propri�taire, et suivit son ma�tre. Le lendemain, le propri�taire attendit toute la journ�e la visite de milord Blumfild. Il l'attendit toute la journ�e du surlendemain, il l'attendit toute la semaine: milord Blumfild ne parut pas. Le pauvre propri�taire visita tous les h�tels de Naples; on n'y connaissait aucun Anglais de ce nom. Seulement, un soir, en allant par hasard aux Fiorentini, don Bernardo vit un acteur qui ressemblait comme deux gouttes d'eau � son introuvable milord; il s'informa � la direction et apprit que le m�nechme de sir Blumfild jouait � merveille les r�les d'Anglais. Il demanda si par hasard cet artiste n'�tait pas li� avec don Philippe Villani, et il apprit que non seulement ils �taient amis intimes, mais encore que l'artiste n'avait rien � refuser � l'industriel, l'industriel faisant des articles � la louange de l'artiste dans le _Rat savant_, seul journal litt�raire qui exist�t dans la ville de Naples. Gr�ce � cette recrudescence de fortune, don Philippe parvint � trouver un logement convenable dont il paya, pour �ter toute m�fiance au propri�taire, le premier terme � l'avance. De plus, il fit l'acquisition de quelques meubles d'absolue n�cessit�. Cependant six cents ducats dans les mains d'un homme � qui l'avenir appartenait d'une fa�on si certaine ne devaient pas durer long-temps; mais l'exactitude de ses paiemens lui avait rendu quelque cr�dit; et lorsque ses six cents ducats furent �puis�s, il trouva moyen, sur lettre de change, d'en emprunter cent cinquante autres. Ces cent cinquante autres s'us�rent comme les premiers; les ducats disparurent, la lettre de change resta. Il n'y a que deux choses qui ne sont jamais perdues: un bienfait et une lettre de change. Toute lettre de change a une �ch�ance: l'�ch�ance de la lettre de change de don Philippe arriva, puis le cr�ancier suivit l'�ch�ance, puis l'huissier suivit le cr�ancier, puis la saisie devait le surlendemain suivre le tout. Le soir, don Philippe rentra charg� de vieilles porcelaines du plus beau Chine et du plus magnifique Japon; seulement la porcelaine �tait en morceaux. Il est vrai que, comme dit Jocrisse, il n'y avait pas un de ces morceaux de cass�. Aussit�t, avec l'aide de la vielle servante, il dressa un buffet contre la porte d'entr�e et sur le buffet il dressa toute sa porcelaine, puis il se coucha et attendit les �v�nemens. Les �v�nemens �taient faciles � pr�voir: le lendemain, � huit heures du matin, l'huissier frappa � la porte, personne ne r�pondit; l'huissier frappa une seconde fois, m�me silence; une troisi�me, n�ant. L'huissier se retira et s'en vint requ�rir l'assistance d'un commissaire de police et l'aide d'un serrurier; puis tous trois revinrent sur le palier de don Philippe. L'huissier frappa aussi inutilement que la premi�re fois; le commissaire donna au serrurier l'autorisation d'ouvrir la porte; le serrurier introduisit le rossignol dans la serrure: le p�ne c�da. Quelque chose cependant s'opposait encore � l'ouverture de la porte. --Faut-il pousser? demanda l'huissier. --Poussez! dit le commissaire. Le serrurier poussa. Au m�me instant on entendit un bruit pareil � celui que ferait en tombant un �talage de marchand de bric-�-brac; puis de grandes clameurs retentirent: --A l'aide! au secours! on me pille! on m'assassine! Je suis un homme perdu! je suis un homme ruin�! criait la voix. Le commissaire entra, l'huissier suivit le commissaire, et le serrurier suivit l'huissier. Ils trouv�rent don Philippe qui s'arrachait les cheveux devant les morceaux de sa porcelaine multipli�s � l'infini. --Ah! malheureux que vous �tes! s'�cria don Philippe en les apercevant, vous m'avez bris� pour deux mille �cus de porcelaine! C'e�t �t� au bas prix si la porcelaine n'avait pas �t� bris�e auparavant. Mais c'est ce qu'ignoraient le commissaire de police et l'huissier; ils se trouvaient en face des d�bris: le buffet �tait renvers�, la porcelaine en morceaux; ce malheur �tait arriv� de leur fait, et si � la rigueur ils n'�taient l�galement pas tenus d'en r�pondre, consciencieusement ils n'en �taient pas moins coupables. La fausset� de leur situation s'augmenta encore du d�sespoir de don Philippe. On devine que pour le moment il ne fut pas question de saisie. Le moyen de saisir, pour une mis�rable somme de cent cinquante ducats, les meubles d'un homme chez qui l'on vient de briser pour deux mille �cus de porcelaine! Le commissaire et l'huissier essay�rent de consoler don Philippe, mais don Philippe �tait inconsolable, non pas pr�cis�ment pour la valeur de la porcelaine, don Philippe avait fait bien d'autres pertes et de bien plus consid�rables que celle-l�; mais don Philippe n'�tait que d�positaire: le propri�taire qui �tait un amateur de curiosit�s, allait venir r�clamer son d�p�t; don Philippe ne pouvait le lui remettre; don Philippe �tait d�shonor�. Le commissaire et l'huissier se cotis�rent. L'affaire en s'�bruitant pouvait leur faire grand tort; la loi accorde � ses agens le droit de saisir les meubles, mais non celui de les briser. Ils offrirent � don Philippe une somme de trois cents ducats � titre d'indemnit�, et leur influence pr�s de son cr�ancier pour lui faire obtenir un mois de d�lai � l'endroit du paiement de sa lettre de change. Don Philippe, de son c�t�, se montra large et grand envers l'huissier et le commissaire; la douleur r�elle n'est point calculatrice; il consentit � tout sans rien discuter: le commissaire et l'huissier se retir�rent le coeur bris� de ce muet d�sespoir. Le d�lai accord� � don Philippe s'�coula sans que, comme on s'en doute bien, le d�biteur e�t song� � donner un sou d'�-compte. Il en r�sulta qu'un matin don Philippe, en regardant attentivement par sa fen�tre ce qui se passait dans la rue, pr�caution dont il usait toujours lorsqu'il se sentait sous le coup d'une prise de corps, vit sa maison cern�e par des gardes du commerce. Don Philippe �tait philosophe; il r�solut de passer sa journ�e � m�diter sur les vicissitudes humaines, et de ne plus sortir d�sormais que le soir. D'ailleurs, on �tait en plein �t�, et qui est-ce qui, en plein �t�, sort pendant le jour dans les rues de Naples, except� les chiens et les recors? Huit jours se pass�rent donc pendant lesquels les recors firent bonne, mais inutile garde. Le neuvi�me jour, don Philippe se leva comme d'habitude, � dix heures du matin: don Philippe �tait devenu fort paresseux depuis qu'il ne sortait plus. Il regarda par la fen�tre: la rue �tait libre; pas un seul recors! Don Philippe connaissait trop bien l'activit� de l'ennemi auquel il avait affaire pour se croire ainsi, un beau matin et sans cause, d�livr� de lui. Ou ses pers�cuteurs sont cach�s pour faire croire � leur absence, et tomber sur lui au moment o�, affam� d'air et de soleil, il sortira pour respirer: et le moyen serait bien faible et bien indigne d'eux et de lui! ou ils sont chez le pr�sident � solliciter une ordonnance pour l'arr�ter � domicile. A peine cette id�e a-t-elle travers� la t�te de don Philippe, qu'il la reconna�t juste avec la sagacit� du g�nie et s'y arr�te avec la persistance de l'instinct. Le danger devient enfin digne de lui: il s'agit d'y faire face. Don Philippe �tait un de ces g�n�raux habiles qui ne risquent une bataille que lorsqu'ils sont s�rs de la gagner, mais qui, dans l'occasion, savent temporiser comme Fabius ou ruser comme Anibal. Cette fois, il ne s'agissait pas de combattre, il s'agissait de fuir; cette fois, il s'agissait de gagner une retraite inviolable; cette fois, il s'agissait d'atteindre une �glise, l'�glise �tant � Naples lieu d'asile pour les voleurs, les assassins, les parricides et m�me pour les d�biteurs. Mais gagner une �glise n'�tait pas chose facile. L'�glise la plus proche �tait distante de six cents pas au moins. Il existe, comme nous l'avons dit, un livre intitul�: _Naples sans soleil_, mais il n'en existe pas qui soit intitul�: _Naples sans recors_. Tout � coup une id�e sublime traverse son cerveau. La veille, il a laiss� sa vieille domestique un peu indispos�e; il entre chez elle, la trouve au lit, s'approche d'elle et lui t�te le pouls. --Marie, lui dit-il en secouant la t�te, ma pauvre Marie, nous allons donc plus mal qu'hier? --Non, excellence, au contraire, r�pond la vieille, je me sens beaucoup mieux, et j'allais me lever. --Gardez-vous-en bien, ma bonne Marie! gardez-vous-en bien! je ne le souffrirai pas. Le pouls est petit, saccad�, sec, profond; il y a pl�thore. --Eh mon Dieu! monsieur, qu'est-ce que c'est que cette maladie-l�? --C'est un engorgement des canaux qui conduisent le sang veineux aux extr�mit�s et qui ram�nent le sang art�riel au coeur. --Et c'est dangereux, excellence? --Tout est dangereux, ma pauvre Marie, pour le philosophe; mais pour le chr�tien tout est louable: la mort elle-m�me qui, pour le philosophe, est une cause de terreur, est pour le chr�tien un objet de joie; le philosophe essaie de la fuir, le chr�tien se h�te de s'y pr�parer. --Monsieur, voudriez-vous dire que l'heure est venue de penser au salut de mon �me? --Il faut toujours y penser, ma bonne Marie, c'est le moyen de ne pas �tre pris � l'improviste. --Et qu'il serait temps que je me pr�parasse? --Non, non, certainement; vous n'en �tes pas l�; mais � votre place, ma bonne Marie, j'enverrais toujours chercher le viatique. --Ah! mon Dieu! mon Dieu! --Allons, allons, du courage! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi, ma bonne Marie, je suis fort tourment�, fort inquiet, et cela me tranquillisera, parole d'honneur! --Ah! en effet, je me sens bien mal. --L�, tu vois! --Et je ne sais pas s'il est temps encore. --Sans doute, en se pressant. --Oh! le viatique! le viatique! mon cher ma�tre. --A l'instant m�me, ma bonne Marie. --Le petit gar�on du portier fut exp�di� � la paroisse, et, dix minutes apr�s, on entendit les clochettes du sacristain: don Philippe respira. La vieille Marie fit ses derni�res d�votions avec une foi et une humilit� qui �difi�rent tous les assistans; puis, ses d�votions faites, son pieux ma�tre, qui lui avait donn� un si bon conseil et qui ne l'avait pas quitt�e pendant tout le temps qu'elle l'accomplissait, prit un des b�tons du dais, pour reconduire la procession � l'�glise. A la porte, il trouva les gardes du commerce qui, leur ordonnance � la main, venaient l'arr�ter � domicile. A l'aspect du Saint-Sacrement, ils tomb�rent � genoux et virent d'abord d�filer le sacristain sonnant sa sonnette, puis deux lazzaroni v�tus en anges, puis les ouvriers de la paroisse qui �taient de tour et qui marchaient deux � deux une torche � la main, puis le pr�tre qui portait le Saint-Sacrement, puis enfin leur d�biteur qui leur �chappait, gr�ce au b�ton du dais qu'il tenait des deux mains, et qui passait devant eux en chantant � tue-t�te le _Te Deum laudamus_. Arriv� dans l'�glise, et par cons�quent se trouvant en lieu de s�ret�, il �crivit � la bonne Marie qu'elle n'�tait pas plus malade que lui, et qu'elle e�t � venir le rejoindre le plus t�t possible. Une heure apr�s, le digne couple �tait r�uni. Le cr�ancier trouva quatre chaises, un buffet et quatre corbeilles de porcelaine cass�e: le tout fut rendu � la cri�e pour la somme de dix carlins. Don Philippe n'avait plus besoin de meubles; il avait momentan�ment trouv� un logement garni. Son ami l'artiste, qui contrefaisait si admirablement les Anglais, �tait devenu millionnaire tout � coup par un de ces caprices de fortune aussi inou� que bien-venu. Un Anglais immens�ment riche, et qui avait quitt� l'Angleterre attaqu� du spleen, �tait venu � Naples comme y viennent tous les Anglais; il �tait all� voir Polichinelle, et il n'avait pas ri; il �tait all� entendre les sermons des capucins, et il n'avait pas ri; il avait assist� au miracle de saint Janvier, et il n'avait pas ri. Son m�decin le regardait comme un homme perdu. Un jour il s'avisa d'aller aux Fiorentini; on y jouait une traduction des _Anglaises pour rire_, de l'illustrissime signore Scribe. En Italie, tout est Scribe. J'y ai vu jouer le _Marino Faliero_, de Scribe; la _Lucr�ce Borgia_, de Scribe; l'_Antony_, de Scribe; et lorsque j'en suis parti, on annon�ait le _Sonneur de Saint-Paul_, de Scribe. Le malade �tait donc all� voir les _Anglaises pour rire_, de Scribe; et � la vue de L�lio, qui jouait l'une de ces dames (L�lio �tait l'ami de don Philippe), notre Anglais avait tant ri que son m�decin avait craint un instant qu'il n'e�t, comme Bob�che, la rate attaqu�e. Le lendemain, il �tait retourn� aux Fiorentini: on jouait les _Deux Anglais_, de Scribe, et le spl�n�tique y avait ri plus encore que la veille. Le surlendemain, le convalescent ne s'�tait pas fait faute d'un rem�de qui lui faisait si grand bien: il �tait retourn�, pour la troisi�me fois, aux Fiorentini; il avait vu le _Grondeur_, de Scribe, et il avait ri plus encore qu'il n'avait fait les jours pr�c�dens. Il en �tait r�sult� que l'Anglais, qui ne mangeait plus, qui ne buvait plus, avait peu � peu retrouv� l'app�tit et la soif; et cela de telle fa�on, qu'au bout de trois mois qu'il �tait au L�lio, il avait pris une indigestion de macaroni et de muscats calabrais qui l'avait joyeusement conduit la nuit suivante au tombeau. De laquelle fin, plein de reconnaissance pour qui de droit, le digne insulaire avait laiss� trois mille livres sterling de rente � L�lio, qui l'avait gu�rit. L�lio, comme nous l'avons dit, se trouvait donc millionnaire. En cons�quence, il s'�tait retir� du th��tre, s'appelait don L�lio, et avait lou� le premier �tage du plus beau palais de la rue de Tol�de, o�, fid�le � l'amiti�, il s'�tait empress� d'offrir un appartement � don Philippe Villani. C'�tait cette offre, faite de la veille seulement, qui rendait don Philippe si insoucieux sur la perte de ses meubles. On fut un an � peu pr�s sans entendre aucunement parler de don Philippe Villani. Les uns disaient qu'il �tait pass� en France, o� il s'�tait fait entrepreneur de chemins de fer; les autres, qu'il �tait pass� en Angleterre, o� il avait invent� un nouveau gaz. Mais personne ne pouvait dire positivement ce qu'�tait devenu don Philippe Villani, lorsque, le 15 du mois de novembre 1835, la congr�gation des p�lerins re�ut l'avis suivant: �Le sieur don Philippe Villani �tant d�c�d� du spleen, la v�n�rable confr�rie des p�lerins est pri�e de donner les ordres les plus opportuns pour ses obs�ques.� Pour que nos lecteurs comprennent le sens de cette invitation, il est bon que nous leur disions quelques mots de la mani�re dont se fait � Naples le service des pompes fun�bres. Une vieille habitude veut que les morts soient enterr�s dans les �glises: c'est malsain, cela donne l'aria cattiva, la peste, le chol�ra; mais n'importe, c'est l'habitude, et d'un bout de l'Italie � l'autre on s'incline devant ce mot. Les nobles ont des chapelles h�r�ditaires enrichies de marbres et d'or, orn�es de tableaux du Dominiquin, d'Andr� del Sarto et de Ribeira. Le peuple est jet� p�le-m�le, hommes et femmes, vieillards et enfants, dans la fosse commune, au milieu de la grande nef de l'�glise. Les pauvres sont transport�s par deux croque-morts dans une charrette au Campo-Santo. C'est le plus cruel des malheurs, le dernier des avilissements, la plus cruelle punition qu'on puisse infliger � ces malheureux qui ont brav� la mis�re toute leur vie, et qui n'en sentent le poids qu'apr�s leur mort. Aussi, chacun de son vivant prend-il ses pr�cautions pour �chapper aux croque-morts, � la charrette et au Campo-Santo. De l� les associations pour les pompes fun�bres entre citoyens; de l� les assurances mutuelles, non pas sur la vie, mais sur la mort. Voici les formalit�s g�n�rales de r�ception pour �tre admis dans un des cinquante clubs mortuaires de la joyeuse ville de Naples. Un des membres de la soci�t� pr�sente le n�ophyte, qui est �lu _fr�re_ par les votes d'un scrutin secret: � partir de ce moment, chaque fois qu'il veut se livrer � quelque pratique religieuse, il va � l'�glise de sa confr�rie: c'est sa paroisse adoptive; elle doit, moyennant une l�g�re contribution mensuelle, le communier, le confirmer, le marier, lui donner l'extr�me-onction pendant sa vie, et enfin l'enterrer apr�s sa mort. Le tout gratis et magnifiquement. Si, au contraire, on a n�glig� cette formalit�, non seulement on est oblig� de payer fort cher toutes les c�r�monies qui s'accomplissent pendant la vie, mais encore les parens sont forc�s de d�penser des sommes fabuleuses pour arriver � cette magnificence de fun�railles qui est le grand orgueil du Napolitain, � quelque classe qu'il appartienne et � quelque degr� qu'il ait pratiqu� sa religion. Mais si le d�funt fait partie de quelque confr�rie, c'est tout autre chose: les parens n'ont � s'occuper de rien au monde que de pleurer plus ou moins le mort; tous les embarras, tous les frais, toutes les magnificences regardent les confr�res. Le d�funt est transport� pompeusement � l'�glise. On le d�pose dans une fosse particuli�re, sur laquelle on �crit son nom, le jour de sa naissance et celui de sa mort; plus, deux lignes de vertus, au choix des parens. Enfin, pendant une ann�e enti�re, on c�l�bre tous les jours une messe pour le repos de son �me. Et ce n'est pas tout: le 2 novembre, jour de la f�te des tr�pass�s, les catacombes de chaque confr�rie sont ouvertes au public; les parvis sont tendus de velours noir; des fleurs et des parfums embaument l'atmosph�re, et les caveaux mortuaires sont �clair�s comme le th��tre Saint-Charles les jours de grand gala. Alors on hisse les squelettes des fr�res qui sont morts dans l'ann�e, on les habille de leurs plus beaux habits, on les place religieusement dans des niches pr�par�es � cet effet tout autour de la salle; puis ils re�oivent les visites de leurs parens, qui, fiers d'eux, am�nent leurs amis et connaissances, pour leur faire voir la mani�re convenable dont sont trait�s apr�s leur mort les gens de leur famille. Apr�s quoi on les enterre d�finitivement dans un jardin d'orangers qu'on appelle _Terra santa_. Toutes les corporations fun�bres ont des rentes, des droits, des privil�ges fort respect�s; elles sont gouvern�es par un prieur �lu tous les ans parmi les confr�res. Il y a des confr�ries pour tous les ordres et pour toutes les classes: pour les nobles et pour les magistrats, pour les marchands et pour les ouvriers. Une seule, la confr�rie des p�lerins, qui est une des plus anciennes, admet, avec une �galit� qui fait honneur � la mani�re dont elle a conserv� l'esprit de la primitive �glise, les nobles et les pl�b�iens. Chez elle, pas le moindre privil�ge. Tous si�gent aux m�mes bancs, tous sont couverts du m�me costume, tous ob�issent aux m�mes lois; et l'esprit r�publicain de l'institution est pouss� � ce point, que le prieur est choisi une ann�e parmi les nobles, une ann�e parmi les pl�b�iens, et que, depuis que la confr�rie existe, cet ordre n'a pas �t� une seule fois interverti. C'est de cette honorable confr�rie que faisait partie don Philippe Villani; et il avait si bien senti l'importance d'en rester membre, que, si bas qu'il e�t �t� pr�cipit� par la roue de la Fortune, il avait toujours pieusement et scrupuleusement acquitt� sa part de la cotisation annuelle et g�n�rale. On fut donc afflig�, mais non surpris, lorsqu'on re�ut, au bureau de la confr�rie, l'avis de la mort de don Philippe et l'invitation de pr�parer ses obs�ques. Le choix de la majorit� �tait tomb�, cette ann�e, sur un c�l�bre marchand de morue, qui jouissait d'une r�putation de pi�t� qui eut �t� remarquable en tout temps, et qui de nos jours �tait prodigieuse. Ce fut lui qui, en sa qualit� de prieur, e�t mission de donner les ordres n�cessaires � l'enterrement de don Philippe Villani; il envoya donc ses ouvriers au n� 15 de la rue de Toledo, dernier domicile du d�funt, pour tendre la chambre ardente, convoqua tous les confr�res et invita le chapelain � se tenir pr�t. Vingt-quatre heures apr�s le d�c�s, terme exig� par les r�glemens de la police, le convoi s'achemina en cons�quence vers la maison de don Philippe. Un comte, choisi parmi la plus ancienne noblesse de Naples, tenait le gonfalon de la confr�rie; puis les confr�res, rang�s deux � deux et habill�s en p�nitens rouges, pr�c�daient une caisse mortuaire en argent massif, richement sculpt�e et cisel�e, que recouvrait un magnifique po�le en velours rouge, brod� et frang� d'or, et que soutenaient douze vigoureux porteurs. Derri�re la caisse marchait le prieur, seul et tenant en main le b�ton d'�b�ne � pomme d'ivoire, insigne de sa charge; enfin, derri�re le prieur, venait, pour clore le convoi, le respectable corps des pauvres de saint Janvier. Pardon encore de cette nouvelle digression; mais, comme nous marchons sur un terrain � peu pr�s inconnu � nos lecteurs, nous allons leur expliquer d'abord ce que c'est que les pauvres de saint Janvier, puis nous reprendrons cet int�ressant r�cit � l'endroit m�me o� nous l'avons interrompu. A Naples, quand les domestiques sont devenus trop vieux pour servir les ma�tres vivans, qui en g�n�ral sont fort difficiles � servir, ils changent de condition et passent au service de saint Janvier, patron le plus commode qui ait jamais exist�. Ce sont les invalides de la domesticit�. D�s qu'un domestique a atteint l'�ge ou le degr� d'infirmit� exig� pour �tre re�u pauvre de saint Janvier, et qu'il a son dipl�me sign� par le tr�sorier du saint, il n'a plus � s'inqui�ter de rien que de prier le ciel de lui envoyer le plus grand nombre d'enterremens possible. En effet, il n'y a pas d'enterrement un peu fashionable sans les pauvres de saint Janvier. Tout mort qui se respecte un peu doit les avoir � sa suite. On les convoque � domicile, ils se rendent � la maison mortuaire, re�oivent trois carlins par t�te et accompagnent le corps � l'�glise et au lieu de la s�pulture, en tenant � la main droite une petite banni�re noire flottant au bout d'une lance. Tant qu'ils accompagnent le convoi, le plus grand respect accompagne les pauvres de saint Janvier; mais comme il n'est pas de m�daille, si bien dor�e qu'elle soit, qui n'ait son revers, � peine les malheureux invalides cessent-ils d'�tre sous la protection du cercueil qu'ils perdent le prestige qui les d�fendait, et qu'ils deviennent purement et simplement les _lanciers de la mort_. Alors ils sont hu�s, conspu�s, poursuivis et reconduits � domicile � coups d'�corce de citrons et de trognons de choux, � moins que par bonheur il ne passe, entre eux et les assaillans, un chien ayant une casserole � la queue. On sait que, dans tous les pays du monde, une casserole et un chien r�unis par un bout de ficelle sont un grave �v�nement. Le gonfalonier, les confr�res, la caisse mortuaire, les porteurs, le marchand de morue et les pauvres de saint Janvier arriv�rent donc devant le no. 15 de la rue de Toledo; l�, comme le convoi �tait parvenu � sa destination, il fit halte. Quatre portefaix mont�rent au premier, prirent la bi�re pos�e sur deux tr�teaux, la descendirent et la d�pos�rent dans la caisse d'argent: aussit�t le prieur frappa la terre de son b�ton, et le convoi, reprenant le chemin par lequel il �tait venu, rentra lentement dans l'�glise des P�lerins. Le lendemain des obs�ques, le prieur, selon ses habitudes bourgeoises, qui le tenaient toute la journ�e � son comptoir, sortait � la nuit tombante pour aller faire son petit tour au M�le, r�citant mentalement un _De profundis_ pour l'�me de don Philippe Villani, lorsqu'au d�tour de la rue San-Giacomo, il vit venir � sa rencontre un homme qui lui paraissait ressembler si merveilleusement au d�funt, qu'il s'arr�ta stup�fait. L'homme s'avan�ait toujours, et, � mesure qu'il s'avan�ait, la ressemblance devenait de plus en plus frappante. Enfin, lorsque cet homme ne fut plus qu'� dix pas de distance, tout doute disparut: c'�tait l'ombre de don Villani elle-m�me. L'ombre, sans para�tre s'apercevoir de l'effet qu'elle produisait, s'avan�a droit vers le prieur. Le pauvre marchand de morue �tait rest� immobile; seulement la sueur coulait de son front, ses genoux s'entrechoquaient, ses dents �taient serr�es par une contraction convulsive; il ne pouvait ni avancer ni reculer: il essaya de crier au secours; mais, comme �n�e sur la tombe de Polydore, il sentit sa voix expirer dans son gosier, et un son sourd et inarticul� qui ressemblait � un r�le d'agonie s'en �chappa seul. --Bonjour, mon cher prieur, dit le fant�me en souriant. --_In nomine Patris et Filii et Spiritus sancti_, murmura le prieur. --_Amen_! r�pondit le fant�me. --_Vade retro, Satanas!_ s'�cria le prieur. --A qui donc en avez-vous, mon tr�s cher? demanda le fant�me en regardant autour de lui, comme s'il cherchait quel objet pouvait causer la terreur dont paraissait saisi le pauvre marchand de morue. --Va-t'en, �me bienveillante! continua le prieur, et je te promets que je ferai dire des messes pour ton repos. --Je n'ai pas besoin de vos messes, dit le fant�me; mais si vous voulez me donner l'argent que vous comptiez consacrer � cette bonne oeuvre, cet argent me sera agr�able. --C'est bien, lui dit le prieur; il revient de l'autre monde pour emprunter. C'est bien lui! --Qui, lui? demanda le fant�me. --Don Philippe Villani. --Pardieu! et qui voulez-vous que ce soit? --Pardon, mon cher fr�re, reprit le prieur en tremblant. Peut-on sans indiscr�tion vous demander o� vous demeurez, ou plut�t o� vous demeuriez? --Rue de Toledo, no. 15. A propos de quoi me faites-vous cette question? --C'est qu'on nous a �crit, il y a trois jours, que vous �tiez mort. Nous nous sommes rendus � votre maison, nous avons mis votre bi�re dans le catafalque, nous vous avons conduit � l'�glise, et nous vous avons enterr�. --Merci de la complaisance! dit don Philippe. --Mais comment se fait-il, puisque vous �tes mort avant-hier et que nous vous avons enterr� hier, que je vous rencontre aujourd'hui? --C'est que je suis ressuscit�, dit don Philippe. Et, donnant au bon prieur une tape d'amiti� sur l'�paule, don Philippe continua son chemin. Le prieur resta dix minutes � la m�me place, regardant s'�loigner don Philippe, qui disparut au coin de la rue de Toledo. La premi�re id�e du bon prieur fut que Dieu avait fait un miracle en faveur de don Philippe; mais en y r�fl�chissant bien, le choix fait par Notre-Seigneur lui sembla si �trange qu'il convoqua le soir m�me le chapitre pour lui exposer ses doutes. Le chapitre convoqu�, le digne marchand de morue lui raconta ce qui lui �tait arriv�, comment il avait rencontr� don Philippe, comment don Philippe lui avait parl�, et comment enfin don Philippe en le quittant lui avait annonc�, comme avait fait le Christ � la Madeleine, qu'il �tait ressuscit� le troisi�me jour. Sur dix personnes dont se composait le chapitre, neuf parurent dispos�es � croire au miracle; une seule secoua la t�te. --Doutez-vous de ce que j'ai avanc�? demanda le prieur. --Pas le moins du monde, r�pondit l'incr�dule; seulement je crois peu aux fant�mes, et comme tout ceci pourrait bien cacher quelque nouveau tour de don Philippe, je serais d'avis, en attendant plus amples informations, de le faire assigner en dommages-int�r�ts comme s'�tant fait enterrer sans �tre mort. Le lendemain, on laissa chez le portier de la maison no. 15, rue de Toledo, une sommation con�ue en ces termes: �L'an 1835, ce 18 novembre, � la requ�te de la v�n�rable confr�rie des P�lerins, moi, soussign�, huissier pr�s le tribunal civil de Naples, j'ai fait sommation � feu don Philippe Villani, d�c�d� le 15 du m�me mois, de compara�tre dans la huitaine devant le susdit tribunal, pour prouver l�galement sa mort, et, dans le cas contraire, se voir condamner � payer � ladite v�n�rable confr�rie des P�lerins cent ducats de dommages-int�r�ts, plus les frais de l'enterrement et du proc�s.� C'�tait le jour m�me du jugement du proc�s que nous nous �tions trouv�s au milieu du rassemblement qui attendait, rue de Forcella, l'ouverture du tribunal. Le tribunal ouvert, la foule se pr�cipita dans la salle d'audience et nous entra�na avec elle. Tout le monde s'attendait � voir juger le d�funt par d�faut; mais tout le monde se trompait: le d�funt parut, au grand �tonnement de la foule, qui s'ouvrit en le voyant para�tre, et le laissa passer avec un frissonnement qui prouvait que ceux qui la composaient n'�taient pas bien certains au fond du coeur que don Philippe Villani f�t encore r�ellement de ce monde. Don Philippe s'avan�a gravement et de ce pas solennel qui convient aux fant�mes; puis, s'arr�tant devant le tribunal, il s'inclina avec respect. --Monsieur le pr�sident, dit-il, ce n'est pas moi qui suis mort, mais un de mes amis chez lequel je logeais; sa veuve m'a charg� de son enterrement, et comme, pour le quart d'heure, j'avais plus besoin d'argent que de s�pulture, je l'ai fait enterrer � ma place. Au surplus, que demande la v�n�rable confr�rie? J'avais droit � un enterrement pour un: elle m'a enterr�. Mon nom �tait sur le catalogue: elle a ray� mon nom. Nous sommes quittes. Je n'avais plus rien � vendre: j'ai vendu mes obs�ques. En effet, le pauvre L�lio, qui avait tant fait rire les autres, venait de mourir du spleen, et c'�tait lui que la v�n�rable confr�rie des P�lerins avait enseveli au lieu et place de don Philippe. Celui-ci fut renvoy� de la plainte aux grands applaudissemens de la foule, qui le reporta en triomphe jusqu'� la porte du no. 15 de la rue de Toledo. Au moment o� nous quitt�mes Naples, le bruit courait que don Philippe Villani allait faire une fin en �pousant la veuve de son ami, ou plut�t ses trois mille livres sterling. VIII Grand Gala. Avant d'abandonner les rues o� l'on passe, pour conduire nos lecteurs dans les rues o� on ne passe pas, disons un mot du fameux th��tre de San-Carlo, le rendez-vous de l'aristocratie. Lorsque nous arriv�mes � Naples, la nouvelle de la mort de Bellini �tait encore toute r�cente, et, malgr� la haine qui divise les Siciliens et les Napolitains, elle y avait produit, quelles que fussent les opinions musicales des dilettanti, une sensation douloureuse; les femmes surtout, pour qui la musique du jeune maestro semble plus sp�cialement �crite et sur le jugement desquelles la haine nationale a moins d'influence, avaient presque toutes dans leur salon un portrait _del gentile maestro,_ et il �tait bien rare qu'une visite, si �trang�re qu'elle f�t � l'art, se termin�t sans qu'il y e�t �change de regrets entre les visiteurs et les visit�s sur la perte que l'Italie venait de faire. Donizetti surtout, qui d�j� portait le sceptre de la musique et qui h�ritait encore du la couronne, �tait admirable de regrets pour celui qui avait �t� son rival sans jamais cesser d'�tre son ami. Cela avait, du reste, raviv� les querelles entre les bellinistes et les donizettistes, querelles bien plus promptement termin�es que les n�tres, o� chacun des antagonistes tient � prouver qu'il a raison, tandis que les Napolitains s'inqui�tent peu, au contraire, de rationaliser leur opinion, et se contentent de dire d'un homme, d'une femme ou d'une chose qu'elle leur est sympathique ou antipathique. Les Napolitains sont un peuple de sensations. Toute leur conduite est subordonn�e aux pulsations de leur pouls. Cependant les deux partis s'�taient r�unis pour honorer la m�moire de l'auteur de _Norma_ et des _Puritains._ Les �l�ves du Conservatoire de Naples avaient ouvert une souscription pour lui faire des fun�railles; mais le ministre des cultes s'�tait oppos� � cette f�te mortuaire, sous le seul pr�texte, peu acceptable en France, mais suffisant � Naples, que Bellini �tait mort sans recevoir les sacremens. Alors ils avaient demand� la permission de chanter � _Santa-Chiara_ la fameuse messe de Winter; mais cette fois le ministre �tait intervenu, disant que ce _Requiem_ avait �t� ex�cut� aux fun�railles de l'a�eul du roi, et qu'il ne voulait pas qu'une messe qui avait servi pour un roi f�t chant�e pour un musicien. Cette seconde raison avait paru moins plausible que la premi�re. Cependant les amis du ministre avaient calm� l'irritation en faisant observer que Son Excellence avait fait une grande concession au progr�s constitutionnel des esprits en daignant instruire le public du motif de son refus, puisqu'il pouvait tout bonnement dire: Je ne veux pas, sans prendre la peine de donner la raison de ce non-vouloir. Cet argument avait paru si juste que le m�contentement des bellinistes s'�tait calm� en le m�ditant. Puis, comme les jours poussent les jours, et comme un soleil fait oublier l'autre, un �v�nement � venir commen�ait � faire diversion � l'�v�nement pass�. On parlait comme d'une chose incroyable, inou�e, et � laquelle il ne fallait pas croire, du reste, avant plus ample inform�, de la pr�somption d'un musicien fran�ais qui, lass� des ennuis qu'ont � �prouver les jeunes compositeurs parisiens pour arriver � l'Op�ra-Comique ou au grand Op�ra, avait achet� un drame � l'un de ces mille po�tes librettistes qui marchent � la suite de Romani, et qui, de plein saut et pour son d�but, venait s'attaquer au public le plus connaisseur de l'Europe et au th��tre le plus dangereux du monde. A l'appui de cette opinion sur eux-m�mes et sur Saint-Charles, les dilettanti napolitains rappelaient avec la b�atitude de la suffisance qu'ils avaient hu� Rossini et siffl� la Malibran, et ne comprenaient rien � la politesse fran�aise, qui se contentait de leur r�pondre en souriant: Qu'est-ce que cela prouve? Une chose encore nuisait on ne peut plus � mon pauvre compatriote, j'aurais d� dire deux choses: il avait le malheur d'�tre riche, et le tort d'�tre noble, double imprudence des plus graves de la part d'un compositeur � Naples, o� l'on est encore � ne pas comprendre le talent qui va en voiture et le nom c�l�bre qui porte une couronne de vicomte. Enfin, comme un point plus sombre en ce sombre horizon, une cabale, chose, il faut l'avouer, si rare � Naples qu'elle est presque inconnue, mena�ait pour cette fois de faire infraction � la r�gle et d'�clater en faveur du compositeur �tranger. Voici comment elle s'�tait form�e; je la raconte moins � cause de son importance que parce qu'elle me conduit tout naturellement � parler des artistes. La direction du th��tre Saint-Charles avait, sur la foi de ses succ�s pass�s, engag� la Ronzi pour soixante repr�sentations, et cela � mille francs chacune. Il �tait donc de son int�r�t de faire valoir un pensionnaire qui lui co�tait par soir�e la recette ordinaire d'un th��tre de France. En cons�quence, elle avait exig� que le r�le de la prima donna f�t �crit pour la Ronzi. Mais, par une de ces fatalit�s qui rendent les dilettanti de Saint-Charles si fiers de leur sup�riorit� dans l'esp�ce, la nouvelle prima donna, f�t�e, ador�e, couronn�e six mois auparavant, �tait venue tomber � plat, et si j'osais me servir d'un terme de coulisse, fit un fiasco complet � Naples. On avait trouv� g�n�ralement qu'il �tait absurde � l'administration de payer mille francs par soir�e pour un reste de talent et un reste de voix, tandis qu'en ajoutant mille francs de plus on aurait pu avoir la Malibran, qui �tait le commencement de tout ce dont l'autre �tait la fin. En cons�quence de ce raisonnement, une esp�ce de bande noire s'�tait attach�e aux ruines de la Ronzi et la d�molissait en sifflant chaque soir. D�s lors, l'administration avait compris deux choses: la premi�re, qu'il fallait obtenir de la nouvelle pensionnaire qu'elle r�duis�t de moiti� le nombre de ses repr�sentations, et les d�go�ts qu'elle �prouvait chaque soir rendaient la n�gociation facile; la deuxi�me, que c'�tait une mauvaise sp�culation de soutenir un talent qui n'�tait pas adopt� par un op�ra, qui ne pouvait pas l'�tre. En cons�quence, le r�le de la _prima donna_ �tait pass� des mains de la Ronzi dans celle de la Persiani, pour la voix de laquelle, du reste, il n'�tait pas �crit, celle-ci �tant un soprano de la plus grande �tendue. De l� l'orage dont nous avons signal� l'existence. Au reste, la troupe de Saint-Charles restait toujours la plus belle et la plus compl�te d'Italie: elle se composait de trois �l�mens musicaux n�cessaires pour faire un tout: d'un t�nor mezzo carattero, d'une basse, d'un soprano. Par bonheur encore les trois �l�mens �taient aussi parfaits qu'on pouvait le d�sirer, et avaient nom: Duprez, Ronconi, Taquinardi. A cette �poque, la France ne connaissait Duprez que vaguement: on parlait bien d'un grand artiste, d'un admirable chanteur qui parcourait l'Italie et commen�ait � imposer des conditions aux impresarii de Naples, de Milan et de Venise; mais des qualit�s de sa voix on ne savait rien que ce qu'en disaient les journaux ou ce qu'en rapportaient les voyageurs. Quelques amateurs se rappelaient seulement avoir entendu chanter a l'Od�on un jeune �l�ve de Choron, � la voix fra�che, sonore, �tendue; mais l'identit� du grand chanteur �tait si probl�matique qu'on se demandait avec doute si c'�tait bien celui-l� que les �tudians avaient siffl� qui �tait applaudi � cette heure par les dilettanti italiens. Deux ans apr�s, Duprez vint � Paris, et d�buta dans _Guillaume Tell_. Nous n'avons rien de plus � dire de ce roi du chant. Ronconi �tait, � cette m�me �poque, un jeune homme de vingt-trois � vingt-quatre ans, inconnu, je crois, en France, et qui se servait d'une magnifique voix de baryton que le ciel lui avait octroy�e, sans se donner la peine d'en corriger les d�fauts ou d'en d�velopper les qualit�s. Engag� par un entrepreneur qui le vendait trente mille francs et qui lui en donnait six, il puisait dans la modicit� de son traitement une excellente excuse pour ne pas �tudier, attendu, disait-il, que lorsqu'il �tudiait on l'entendait, et que lorsqu'on l'entendait il ne pouvait pas dire qu'il n'�tait pas chez lui. Depuis lors Ronconi, pay� � sa valeur, a fait les progr�s qu'il devait faire, et c'est aujourd'hui le premier baryton de l'Italie. La Taquinardi �tait une esp�ce de rossignol qui chante comme une autre parle: c'�tait madame Damoreau pour la m�thode, avec une voix plus �tendue et plus fra�che; rien n'�tait comparable � la douceur de cet organe, jeune et pur, mais rarement dramatique. Du reste, talent intelligent au supr�me degr�, sans devenir jamais ni m�lancolique ni passionn�; figure froide et jolie: c'�tait une brune qui chantait blond. La Taquinardi, en �pousant l'auteur d'_In�s de Castro_, est devenue la Persiani. Voil� quels �taient les artistes charg�s de repr�senter le po�me de _Lara_. Lorsque j'arrivai � Naples, l'ouvrage �tait en pleine r�p�tition, c'est-�-dire qu'on l'avait mis � l'�tude le 8 du mois de novembre, et qu'il devait passer le 19 dudit; ce qui faisait onze r�p�titions en tout pour un ouvrage du premier ordre. Tous les op�ras cependant ne se montent pas avec cette rapidit�. Il y en a auxquels on accorde jusqu'� quinze et dix-huit r�p�titions. Mais cette fois il y avait ordre sup�rieur: la reine-m�re s'�tait plainte de ne pas avoir cette ann�e pour sa f�te une nouveaut� musicale, ce qui ne manque jamais d'arriver pour celle de son fils ou de sa fille; et le roi de Naples, faisant droit � la plainte, avait ordonn� qu'on jouerait l'op�ra du Fran�ais pour faire honneur � l'anniversaire maternel: c'�tait une esp�ce de victime humaine sacrifi�e � l'amour filial. Aussi ne faut-il pas demander dans quel �tat je retrouvai mon pauvre compatriote. Il se regardait comme un homme condamn� par le m�decin, et qui n'a plus que sept � huit jours � vivre. Le fait est qu'en examinant sa position il n'y avait gu�re qu'un charlatan qui p�t promettre de le sauver. J'essayai cependant de ces consolations banales qui ne consolent pas. Mais � tous mes argumens il r�pondait par une seule parole: _Grand gala_! mon ami, _grand gala_! Je lui pris la main: il avait la fi�vre; je me retournai vers le chef d'orchestre, qui fumait avec un chibouque, et je lui dis en soupirant: II y a un commencement de d�lire. --Non, non, dit Festa en �tant gravement le tuyau d'ambre de sa bouche: il a parbleu raison, grand gala! grand gala! mon cher monsieur, grand gala! J'allai alors vers Duprez, qui faisait dans un coin des boulettes avec de la cire d'une bougie, et je le regardai comme pour lui dire: Voyons, tout le monde n'est-il pas fou ici? II comprit ma pantomime avec une rapidit� qui aurait fait honneur � un Napolitain. --Non, me dit-il en s'appliquant la boulette de cire sur le nez, non, ils ne sont pas fous; vous ne savez pas ce que c'est que grand gala, vous? Je sortis humblement. J'allai prendre mon Dictionnaire, je cherchai � la lettre G: je ne trouvai rien. --Auriez-vous la bont�, dis-je en rentrant, de m'expliquer ce que veut dire grand gala? --Cela veut dire, r�pondit Duprez, qu'il y a ce jour-l� dans la salle douze cents bougies qui vous aveuglent et dont la fum�e prend les chanteurs � la gorge. --Cela veut dire, continua le chef d'orchestre, qu'il faut jouer l'ouverture la toile lev�e, attendu que la cour ne peut pas attendre; ce qui nuit infiniment au choeur d'introduction. --Cela veut dire, termina Ruoltz, que toute la cour assiste � la repr�sentation, et que le public ne peut applaudir que lorsque la cour applaudit, et la cour n'applaudit jamais. --Diable! diable! dis-je, ne trouvant pas autre chose � r�pondre � cette triple explication. Et joignez � cela, ajoutai-je pour avoir l'air de ne pas rester court, que vous n'avez plus, je crois, que sept jours devant vous. --Et que les musiciens n'ont pas encore r�p�t� l'ouverture, dit Ruoltz. --Oh! l'orchestre, cela ne m'inqui�te pas, r�pondit Festa. --Que les acteurs n'ont point encore r�p�t� ensemble, ajouta l'auteur. --Oh! les chanteurs, dit Duprez, ils iront toujours. --Et je n'aurai jamais ni la force ni la patience de faire la derni�re r�p�tition. --Eh bien! mais ne suis-je pas l�? dit Donizetti en se levant. Ruoltz alla � lui et lui tendit la main. --Oui, vous avez raison, j'ai trouv� de bons amis. --Et, ce qui vaut mieux encore pour le succ�s, vous avez fait de la belle musique. --Croyez-vous? dit Ruoltz avec cet accent na�f et modeste qui lui est propre. Nous nous m�mes � rire. --Allons � la r�p�tition! dit Duprez. En effet, tout se passa comme l'avaient pr�vu Festa, Duprez et Donizetti. L'orchestre joua l'ouverture � la premi�re vue; les chanteurs, habitu�s � jouer ensemble, n'eurent qu'� se mettre en rapport pour s'entendre, et Ruoltz, mourant de fatigue, laissa le soin de ses trois derni�res r�p�titions � l'auteur d'_Anna Bolena_. Je revins du th��tre fortement impressionn�. J'avais cru assister � l'essai d'un �colier, je venais d'entendre une partition de ma�tre. On se fait malgr� soi une id�e des oeuvres par les hommes qui les produisent, et malheureusement on prend presque toujours de ces oeuvres et de ces hommes l'opinion qu'ils en ont eux-m�mes. Or, Ruoltz �tait l'enfant le plus simple et le plus modeste que j'aie jamais vu. Depuis trois mois que nous nous connaissions, je ne l'avais jamais entendu dire du mal des autres, ni, ce qui est plus �tonnant encore pour un homme qui en est � son premier ouvrage, du bien de lui. J'ai trouv� en g�n�ral beaucoup plus d'amour-propre dans les jeunes gens qui n'ont encore rien fait que dans les hommes _arriv�s_, et, qu'on me passe le paradoxe, je crois qu'il n'y a rien de tel que le succ�s pour gu�rir de l'orgueil. J'attendis donc, avec plus de confiance, le jour de la premi�re repr�sentation. Il arriva. C'est une splendide chose que le th��tre Saint-Charles, jour de grand gala. Cette immense et sombre salle, triste pour un oeil fran�ais pendant les repr�sentations ordinaires, prend, dans les occasions solennelles un air de vie qui lui est communiqu� par les faisceaux de bougies qui br�lent � chaque loge. Alors les femmes sont visibles, ce qui n'arrive pas les jours o� la salle est mal �clair�e. Ce n'est, certes, ni la toilette de l'Op�ra ni la fashion des Bouffes; mais c'est une profusion de diamans dont on n'a pas d'id�e en France; ce sont des yeux italiens qui p�tillent comme des diamans, c'est toute la cour avec son costume d'apparat, c'est le peuple le plus bruyant de l'univers, sinon dans la plus belle, du moins dans la plus grande salle du monde. Le soir, contre l'habitude des premi�res repr�sentations, la salle �tait pleine. La foule italienne, tout oppos�e � la n�tre, n'affronte jamais une musique inconnue. Non; � Naples surtout, o� la vie est toute de bonheur, de plaisir, de sensations, on craint trop que l'ennui n'en ternisse quelques heures. Il faut � ces habitans du plus beau pays de la terre une vie comme leur ciel avec un soleil br�lant, comme leur mer avec des flots qui r�fl�chissent le soleil. Lorsqu'il est bien constat� que l'oeuvre est du premier m�rite, lorsque la liste est faite des morceaux qu'on doit �couter et de ceux pendant lesquels on peut se mouvoir, oh! alors on s'empresse, on s'encombre, on s'�touffe: mais cette vogue ne commence jamais qu'� la sixi�me ou huiti�me repr�sentation. En France, on va au th��tre pour se montrer; � Naples, on va � l'Op�ra pour jouir. Quant aux claqueurs, il n'en est pas question: c'est une l�pre qui n'a pas encore rong� les beaux succ�s, c'est un ver qui n'a pas encore piqu� les beaux fruits. L'auteur n'a de billets que ceux qu'il ach�te, de loges que celles qu'il loue. Auteurs et acteurs sont applaudis quand le parterre croit qu'ils m�ritent de l'�tre, les jours de grand gala except�s, o�, comme nous l'avons dit, l'opinion du public est subordonn�e � l'opinion de la cour; quand le roi n'y est pas, � celle de la reine; quand la reine est absente, � celle de don Carlos, et ainsi de suite jusqu'au prince de Salerne. A sept heures pr�cises, des huissiers parurent dans les loges destin�es � la famille royale. Au m�me instant la toile se leva, et l'ouverture fit entendre son premier coup d'archet. Ce fut donc une chose perdue que l'ouverture, si belle qu'elle f�t. Moi-m�me tout le premier, et malgr� l'int�r�t que je prenais � la pi�ce et � l'auteur, j'�tais plus occup� de la cour, que je ne connaissais pas, que de l'op�ra qui commen�ait. Les aides-de-camp s'empar�rent de l'avant-sc�ne; la jeune reine, la reine-m�re et le prince de Salerne prirent la loge suivante; le roi et le prince Charles occupaient la troisi�me, et le comte de Syracuse, exil� dans la quatri�me, conserva au th��tre la place isol�e que sa disgr�ce lui assignait � la cour. L'ouverture, si peu �cout�e qu'elle f�t, parut bien disposer le public. L'ouverture d'un op�ra est comme la pr�face d'un livre; l'auteur y explique ses intentions, y indique ses personnages et y jette le prospectus de son talent. On reconnut dans celle de _Lara_ une instrumentation vigoureuse et soutenue, plut�t allemande qu'italienne, des motifs neufs et suaves qu'on esp�ra retrouver dans le courant de la partition, enfin une connaissance approfondie du mat�riel de l'orchestre. D�s les premiers morceaux, je m'aper�us de la diff�rence qui existe entre l'orchestre de Saint-Charles et celui de l'Op�ra de Paris, qui tous deux passent pour les premiers du monde. L'orchestre de Saint-Charles consent toujours � accompagner le chanteur et laisse pour ainsi dire flotter la voix sur l'instrument comme un li�ge sur l'eau; il la soutient, s'�l�ve et s'abaisse avec elle, mais ne la couvre jamais. En France, au contraire, le moindre triangle pr�tend avoir sa part des applaudissemens, et alors c'est la voix de l'artiste qui nage entre deux eaux. Aussi, � moins d'avoir dans le timbre une vigueur peu commune, est-il tr�s rare que quelques notes de chant bondissent hors du d�luge d'harmonie qui les couvre; et encore, comme les poissons volans, qui ne peuvent se maintenir au dessus de l'eau que tant que leurs ailes sont mouill�es, � peine la voix redescend-elle dans le m�dium qu'on n'entend plus que l'instrumentation. Un tr�s beau duo entre Ronconi et la Persiani passa sans �tre remarqu�. De temps en temps un g�n�ral portait son lorgnon � ses yeux, examinait avec grand soin quelques dilettanti, puis appelait un aide-de-camp, et d�signait tel ou tel individu au parquet ou dans les loges. L'aide-de-camp sortait aussit�t, reparaissait une minute apr�s derri�re le personnage d�sign�, lui disait deux mots, et alors celui-ci sortait et ne reparaissait plus. Je demandai ce que cela signifiait; on me r�pondit que c'�taient des officiers qu'on envoyait aux arr�ts pour �tre venus en bourgeois au th��tre. Du reste, la cour paraissait si occup�e de l'application de la discipline militaire, qu'elle n'avait pas encore pens� � donner ni aux musiciens ni aux acteurs un signe de sa pr�sence; par cons�quent l'ouverture et les trois quarts du premier acte avaient pass� d�j� sans un applaudissement. Ruoltz crut son op�ra tomb� et se sauva. Le second acte commen�a, les beaut�s all�rent croissant; des flots d'harmonie se r�pandaient dans la salle: le public �tait haletant. C'�tait quelque chose de merveilleux � voir que cette puissance du g�nie qui p�se sur trois mille personnes qui se d�battent et �touffent sous elle; l'atmosph�re avait presque cess� d'�tre respirable pour tous les hommes, autour desquels flottaient des vapeurs symphoniques chaudes comme ces bouff�es d'air qui pr�c�dent l'orage; de temps en temps la belle voix de Duprez illuminait une situation comme un �clair qui passe. Enfin vint le morceau le plus remarquable de l'op�ra: c'est une cavatine chant�e par Lara au moment o�, poursuivi par le tribunal, abandonn� de ses amis, il en appelle � leur d�vo�ment et maudit leur ingratitude. L'acteur sentait qu'apr�s ce morceau tout �tait perdu ou sauv�; aussi je ne crois pas que l'expression de la voix humaine ait jamais rendu avec plus de v�rit� l'abattement, la douleur et le m�pris: toutes les respirations �taient suspendues, toutes les mains pr�tes � battre, toutes les oreilles tendues vers la sc�ne, tous les yeux fix�s sur le roi. Le roi se retourna vers les acteurs, et au moment o� Duprez jetait sa derni�re note, d�chirante comme un dernier soupir, Sa Majest� rapprocha ses deux mains. La salle jeta un seul et grand cri: c'�tait la respiration qui revenait � trois mille personnes. Le premier torrent d'applaudissemens fut, comme d'habitude, re�u par l'acteur, qui salua; mais aussit�t trois mille voix appel�rent l'auteur avec une unanimit� �lectrique; il n'y avait plus de rivalit� nationale, il n'�tait plus question de savoir si le compositeur �tait Fran�ais ou Napolitain; c'�tait un grand musicien, voil� tout. On voulait le voir, l'�craser d'applaudissemens comme il avait �cras� le public d'�motions; on voulait rendre ce que l'on avait re�u. Duprez chercha l'auteur de tous les c�t�s et revint dire au public qu'il �tait disparu. Le public comprit la cause de cette fuite, et les applaudissemens redoubl�rent. Au bout d'un quart d'heure on reprit l'op�ra. Le dernier morceau �tait un rondo chant� par la Taquinardi; c'�tait quelque chose de d�chirant comme expression. La ma�tresse de Lara, apr�s avoir essay� de le perdre par une fausse accusation, se tra�ne empoisonn�e et mourante aux pieds de son amant en demandant gr�ce. La Malibran ou la Grisi, en pareille situation, se serait peu inqui�t�e de la voix, mais beaucoup du sentiment; la Taquinardi r�ussit par le moyen contraire; elle fila des sons d'une telle puret�, fit jaillir des notes si fleuries, s'�panouit en roulades si difficiles, qu'une seconde fois le roi applaudit et que la salle suivit son exemple. Cette fois l'auteur �tait revenu: on l'avait retrouv�, je ne sais o�, dans les bras de Donizetti, qui l'assistait � ses derniers momens. Duprez le prit par une main, la Taquinardi par l'autre, et on le tra�na plut�t qu'on ne le conduisit sur la sc�ne. Quant � moi, qui, comme compatriote et comme camarade, par esprit national et par amiti�, avais senti dans cette soir�e mon coeur passer par toutes les �motions, et qui avais appel� ce triomphe de toute mon �me, je le vis s'accomplir avec une piti� profonde pour celui qui en �tait l'objet: c'est que je connaissais ce moment supr�me et cette heure o� l'on est port� par Satan sur la plus haute montagne et o� l'on voit au dessous de soi tous les royaumes de la terre; c'est que je savais que de ce fa�te on n'a plus qu'� redescendre. Riche et heureux jusque alors, un homme venait tout � coup de changer son existence tranquille contre une vie d'�motions, sa douce obscurit� contre la lumi�re d�vorante du succ�s. Aucun changement physique ne s'�tait op�r� en lui, et cependant cet homme n'�tait plus le m�me homme: il avait cess� de s'appartenir; pour des applaudissemens et des couronnes, il s'�tait vendu au public; il �tait maintenant l'esclave d'un caprice, d'une mode, d'une cabale; il allait sentir son nom arrach� de sa personne comme un fruit de sa tige. Les mille voix de la publicit� allaient le briser en morceaux, l'�parpiller sur le monde; et maintenant, voul�t-il le reprendre, le cacher, l'�teindre dans la vie priv�e, cela n'�tait plus en son pouvoir, d�t-il se briser d'�motions � trentre-quatre ans ou se noyer de d�go�t � soixante; d�t-il, comme Bellini, succomber avant d'avoir atteint toute sa splendeur, ou, comme Gros, dispara�tre apr�s avoir surv�cu � la sienne. 1842. Je ne m'�tais pas tromp� dans ma pr�vision: le vicomte Ruoltz, apr�s avoir eu un succ�s � l'Op�ra de Paris comme il en avait eu un � l'Op�ra de Naples, a compl�tement abandonn� la carri�re musicale, et aussi bon chimiste qu'il �tait excellent compositeur, vient de faire cette excellente d�couverte dont le monde savant s'occupe en ce moment, et qui consiste � dorer le fer par l'application de la pile volta�que. IX Le Lazzarone. Nous avons dit qu'il y avait � Naples trois rues o� l'on passait et cinq cents rues o� l'on ne passait pas; nous avons essay�, tant bien que mal, de d�crire Chiaja, Toledo et Forcella; essayons maintenant de donner une id�e des rues o� l'on ne passe pas: ce sera vite fait. Naples est b�tie en amphith��tre; il en r�sulte qu'� l'exception des quais qui bordent la mer, comme Marinella, Sainte-Lucie et Mergellina, toutes les rues vont en montant et en descendant par des pentes si rapides, que le corricolo seul, avec son fantastique attelage, peut y tenir pied. Puis ajoutons que, comme il n'y a que ceux qui habitent de pareilles rues qui peuvent y avoir affaire, un �tranger ou un indig�ne qui s'y �gare avec un habit de drap est � l'instant m�me l'objet de la curiosit� g�n�rale. Nous disons un habit de drap, parce que l'habit de drap a une grande influence sur le peuple napolitain. Celui qui est _vestito di pano_ acquiert par le fait m�me de cette sup�riorit� somptuaire de grands privil�ges aristocratiques. Nous y reviendrons. Aussi l'apparition de quelque Cook ou de quelque Bougainville est-elle rare dans ces r�gions inconnues, o� il n'y a rien � d�couvrir que l'int�rieur d'ignobles maisons, sur le seuil ou sur la crois�e desquelles la grand-m�re peigne sa fille, la fille son enfant et l'enfant son chien. Le peuple napolitain est le peuple de la terre qui se peigne le plus; peut-�tre est-il condamn� � cet exercice par quelque jugement inconnu, et accomplit-il un supplice analogue � celui qui punissait les cinquante filles de Dana�s, avec cette diff�rence que, plus celles-ci versaient d'eau dans leur barrique, moins il en restait. Nous pass�mes dans cinquante de ces rues sans voir aucune diff�rence entre elles. Une seule nous parut pr�senter des caract�res particuliers: c'�tait la rue de Morta-Capuana, une large rue poussi�reuse, ayant des cailloux pour pav�s et des ruisseaux pour trottoirs. Elle est bord�e � droite par des arbres, et � gauche par une longue file de maisons, dont la physionomie n'offre au premier abord rien de bizarre; mais si le voyageur indiscret, poussant un peu plus loin ses recherches, s'approche de ces maisons; s'il jette un regard en passant dans les ruelles borgnes et tortueuses qui se croisent en tout sens dans cet inextricable labyrinthe, il est �tonn� de voir que ce singulier faubourg, de m�me que l'�le de Lesbos, n'est habit� que par des femmes, lesquelles, vieilles ou jeunes, laides ou jolies, de tout �ge, de tout pays, de toutes conditions, sont jet�es l� p�le-m�le, gard�es � vue comme des criminelles, parqu�es comme des troupeaux, traqu�es comme des b�tes fauves. Eh bien, ce n'est pas, comme on pourrait s'y attendre, des cris, des blasph�mes, des g�missemens qu'on entend dans cet �trange pand�monium, mais au contraire des chansons joyeuses, de folles tarentelles, des �clats de rire � faire damner un anachor�te. Tout le reste est habit� par une population qu'on ne peut nommer, qu'on ne peut d�crire, qui fait on ne sait quoi, qui vit on ne sait comment, qui se croit fort au dessus du lazzarone, et qui est fort au dessous. Abandonnons-la donc pour passer au lazzarone. H�las! le lazzarone se perd: celui qui voudra voir encore le lazzarone devra se h�ter. Naples �clair� au gaz, Naples avec des restaurans, Naples avec ses bazars, effraie l'insouciant enfant du m�le. Le lazzarone, comme l'Indien rouge, se retire devant la civilisation. C'est l'occupation fran�aise de 99 qui a port� le premier coup au lazzarone. A cette �poque, le lazzarone jouissait des pr�rogatives enti�res de son paradis terrestre; il ne se servait pas plus de tailleur que le premier homme avant le p�ch�: il buvait le soleil par tous les pores. Curieux et c�lin comme un enfant, le lazzarone �tait vite devenu l'ami du soldat fran�ais qu'il avait combattu; mais le soldat fran�ais est avant toutes choses plein de convenance et de vergogne; il accorda au lazzarone son amiti�, il consentit � boire avec lui au cabaret, � l'avoir sous le bras � la promenade, mais � une condition _sine qua non_, c'est que le lazzarone passerait un v�tement. Le lazzarone, fier de l'exemple de ses p�res et de dix si�cles de nudit�, se d�battit quelque temps contre cette exigence, mais enfin consentit � faire ce sacrifice � l'amiti�. Ce fut le premier pas vers sa perte. Apr�s le premier v�tement vint le gilet, apr�s le gilet viendra la veste. Le jour o� le lazzarone aura une veste, il n'y aura plus de lazzarone; le lazzarone sera une race �teinte, le lazzarone passera du monde r�el dans le monde conjectural, le lazzarone rentrera dans le domaine de la science, comme le mastodonte et l'ichtyosaurus, comme le cyclope et le troglodite. En amendant, comme nous avons eu le bonheur de voir et d'�tudier les derniers restes de cette grande race qui tombe, h�tons-nous, pour aider les savans � venir dans leurs investigations anthropologiques, de dire ce que c'est que le lazzarone. Le lazzarone est le fils a�n� de la nature: c'est � lui le soleil qui brille; c'est � lui la mer qui murmure; c'est � lui la cr�ation qui sourit. Les autres hommes ont une maison, les autres hommes ont une villa, les autres hommes ont un palais; le lazzarone, lui, a le monde. Le lazzarone n'a pas de ma�tre, le lazzarone n'a pas de lois, le lazzarone est en dehors de toutes les exigences sociales: il dort quand il a sommeil, il mange quand il a faim, il boit quand il a soif. Les autres peuples se reposent quand ils sont las de travailler; lui, au contraire, quand il est las de se reposer, il travaille. Il travaille non pas de ce travail du Nord qui plonge �ternellement l'homme dans les entrailles de la terre pour en tirer de la houille ou du charbon; qui le courbe sans cesse sur la charrue pour f�conder un sol toujours tourment� et toujours rebelle; qui le prom�ne sans rel�che sur les toits inclin�s ou sur les murs croulans, d'o� il se pr�cipite et se brise; mais de ce travail joyeux, insouciant, tout brod� de chansons et de lazzis, tout interrompu par le rire qui montre ses dents blanches, et par la paresse qui �tend ses deux bras; de ce travail qui dure une heure, une demi-heure, dix minutes, un instant, et qui dans cet instant rapporte un salaire plus que suffisant aux besoins de la journ�e. Quel est ce travail? Dieu seul le sait. Une malle port�e du bateau � vapeur � l'h�tel, un Anglais conduit du m�le � Chiaja, trois poissons �chapp�s du filet qui les emprisonne et vendus � un cuisinier, la main tendue � tout hasard et dans laquelle le _foresti�re_ laisse tomber en riant une aum�ne; voil� le travail du lazzarone. Quant � sa nourriture, c'est plus facile � dire: quoique le lazzarone appartienne � l'esp�ce des omnivores, le lazzarone ne mange en g�n�ral que deux choses: la pizza et le cocomero. On croit que le lazzarone vit de macaroni: c'est une grande erreur qu'il est temps de relever; le macaroni est n� � Naples, il est vrai, mais aujourd'hui le macaroni est un mets europ�en qui a voyag� comme la civilisation, et qui, comme la civilisation, se trouve fort �loign� de son berceau. D'ailleurs, le macaroni co�te deux sous la livre, ce qui ne le rend accessible aux bourses des lazzaroni que les dimanches et les jours de f�tes. Tout le reste du temps le lazzarone mange, comme nous l'avons dit, des pizze et du cocomero; du cocomero l'�t�, des pizze l'hiver. La pizza est une esp�ce de talmouse comme on en fait � Saint-Denis; elle est de forme ronde et se p�trit de la m�me p�te que le pain. Elle est de diff�rentes largeurs, selon le prix. Une pizza de deux liards suffit � un homme; une pizza de deux sous doit rassasier toute une famille. Au premier abord, la pizza semble un mets simple; apr�s examen, c'est un mets compos�. La pizza est � l'huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons; c'est le thermom�tre gastronomique du march�: elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingr�dients sus-d�sign�s, selon l'abondance ou la disette de l'ann�e. Quand la pizza aux poissons est � un demi-grain, c'est que la p�che a �t� bonne; quand la pizza � l'huile est � un grain, c'est que la r�colte a �t� mauvaise. Puis une chose influe encore sur le cours de la pizza, c'est son plus ou moins de fra�cheur; on comprend qu'on ne peut plus vendre la pizza de la veille le m�me prix qu'on vend celle du jour; il y a pour les petites bourses des pizza d'une semaine; celles-l� peuvent, sinon agr�ablement, du moins avantageusement, remplacer le biscuit de mer. Comme nous l'avons dit, la pizza est la nourriture d'hiver. Au 1er mai, la pizza fait place au cocomero; mais la marchandise dispara�t seule, le marchand reste le m�me. Le marchand c'est le Janus antique, avec sa face qui pleure au pass�, et sa face qui sourit � l'avenir. Au jour dit, le pizza-jolo se fait mellonaro. Le changement ne s'�tend pas jusqu'� la boutique: la boutique reste la m�me. On apporte un panier de cocomeri au lieu d'une corbeille de pizze; on passe une �ponge sur les diff�rentes couches d'huile, de lard, de saindoux, de fromage, de tomates ou de poissons, qu'a laiss�es le comestible d'hiver, et tout est dit, on passe au comestible d'�t�. Les beaux cocomeri viennent de Castellamare; ils ont un aspect � la fois joyeux et app�tissant: sons leur enveloppe verte, ils offrent une chair dont les p�pins nous font encore ressortir le ros� vif; mais un bon cocomero co�te cher; un cocomero de la grosseur d'un boulet de quatre-vingts co�te de cinq � six sous. Il est vrai qu'un cocomero de cette grosseur, sous les mains d'un d�tailleur adroit, peut se diviser en mille ou douze cents morceaux. Chaque ouverture d'un nouveau cocomero est une repr�sentation nouvelle; les concurrents sont en face l'un de l'autre: c'est � qui donnera le coup de couteau le plus adroitement et le plus impartialement. Les spectateurs jugent. Le mellonaro prend le cocomero dans le panier plat, o� il est pos� pyramidalement avec une vingtaine d'autres, comme sont pos�s les boulets dans un arsenal. Il le flaire, il l'�l�ve au dessus de sa t�te, comme un empereur romain le globe du monde. Il crie: �C'est du feu!� ce qui annonce d'avance que la chair sera du plus beau rouge. Il l'ouvre d'un seul coup, et pr�sente les deux h�misph�res au public, un de chaque main. Si, au lieu d'�tre rouge, la chair du cocomero est jaune ou verd�tre, ce qui annonce une qualit� inf�rieure, la pi�ce fait fiasco; le mellonaro est hu�, conspu�, honni: trois chutes, et un mellonaro est d�shonor� � tout jamais! Si le marchand s'aper�oit, au poids ou au flair, que le cocomero n'est point bon, il se garde de l'avouer. Au contraire, il se pr�sente plus hardiment au peuple; il �num�re ses qualit�s, il vante sa chair savoureuse, il exalte son eau glac�e:--Vous voudriez bien manger cette chair! vous voudriez bien boire cette eau! s'�crie-t-il; mais celui-ci n'est pas pour vous; celui-ci vous passe devant le nez; celui-ci est destin� � des convives autrement nobles que vous. Le roi me l'a fait retenir pour la reine. Et il le fait passer de sa droite � sa gauche, au grand �bahissement de la multitude, qui envie le bonheur de la reine et qui admire la galanterie du roi. Mais si, au contraire, le cocomero ouvert est d'une qualit� satisfaisante, la foule se pr�cipite, et le d�tail commence. Quoiqu'il n'y ait pour le cocomero qu'un acheteur, il y a g�n�ralement trois consommateurs: d'abord son seul et v�ritable propri�taire, celui qui paie sa tranche un demi-denier, un denier ou un liard, selon sa grosseur; qui en mange aristocratiquement la m�me portion � peu pr�s que mange d'un cantalou un homme bien �lev�, et qui le passe � un ami moins fortun� que lui; ensuite l'ami qui le tient de seconde main, qui en tire ce qu'il peut et le passe � son tour au gamin qui attend cette lib�ralit� inf�rieure; enfin le gamin, qui en grignote l'�corce, et derri�re lequel il est parfaitement inutile de chercher � glaner. Avec le cocomero on mange, on boit et on se lave, � ce qu'assure le marchand; le cocomero contient donc � la fois le n�cessaire et le superflu. Aussi le mellonaro fait-il le plus grand tort aux aquajoli. Les aquajoli sont les marchands de coco de Naples, � l'exception qu'au lieu d'une ex�crable d�coction de r�glisse ils vendent une excellente eau glac�e, acidul�e par une tranche de citron ou parfum�e par trois gouttes de sambuco. Contre toute croyance, c'est l'hiver que les aquajoli font les meilleures affaires. Le cocomero d�salt�re, tandis que la pizza �touffe; plus on mange de cocomero, moins on a soif; on ne peut pas avaler une pizza sans risquer la suffocation. C'est donc l'aristocratie qui d�fraie l'�t� les aquajoli. Les princes, les ducs, les grands seigneurs ne d�daignent pas de faire arr�ter leurs �quipages aux boutiques des aquajoli et de boire un ou deux verres de cette d�licieuse boisson, dont chaque verre ne co�te pas un liard. C'est que rien n'est tentant au monde, sous ce climat br�lant, comme la boutique de l'aquajolo, avec sa couverture de feuillage, ses franges de citrons et ses deux tonneaux � bascule pleins d'eau glac�e. Je sais que pour mon compte je ne m'en lassais pas, et que je trouvais adorable cette fa�on de se rafra�chir sans presque avoir besoin de s'arr�ter. Il y a des aquajoli de cinquante pas en cinquante pas; on n'a qu'� �tendre la main en passant, le verre vient vous trouver, et la bouche court d'elle-m�me au verre. Quant au lazzarone, il fait la nique aux buveurs, en mangeant son cocomero. Maintenant ce n'est point assez que le lazzarone mange, boive et dorme; il faut encore que le lazzarone s'amuse. Je connais une femme d'esprit qui pr�tend qu'il n'y a de n�cessaire que le superflu et de positif que l'id�al. Le paradoxe semble violent au premier abord, et cependant, en y songeant, on reconna�t qu'il y a, surtout pour les gens comme il faut, quelque chose de vrai dans cet axiome. Or, le lazzarone a beaucoup des vices de l'homme comme il faut. Un de ses vices est d'aimer les plaisirs. Les plaisirs ne lui manquent pas. �num�rons les plaisirs du lazzarone. Il a l'improvisateur du m�le. Malheureusement, nous avons dit qu'� Naples il y avait beaucoup de choses qui s'en allaient, et l'improvisateur est une des choses qui s'en vont. Pourquoi l'improvisateur s'en va-t-il? quelle est la cause de sa d�cadence? Voil� ce que tout le monde s'est demand� et ce que personne n'a pu r�soudre. On a dit que le pr�dicateur lui avait ouvert une concurrence: c'est vrai; mais examinez sur la m�me place le pr�dicateur et l'improvisateur, vous verrez que le pr�dicateur pr�che dans le d�sert, et que l'improvisateur chante pour la foule. Ce ne peut donc �tre le pr�dicateur qui ait tu� l'improvisateur. On a dit que l'Arioste avait vieilli; que la folie de Roland �tait un peu bien connue; que les amours de M�dor et d'Ang�lique, �ternellement r�p�t�es, �taient au bout de leur int�r�t; enfin que, depuis la d�couverte des bateaux � vapeur et des allumettes chimiques, les sorcelleries de Merlin avaient paru bien p�les. Rien de tout cela n'est vrai, et la preuve c'est que, l'improvisateur coupant les s�ances comme le po�te coupe ses chants, et s'arr�tant chaque soir � l'endroit le plus int�ressant, il n'y a pas de nuit que quelque lazzarone impatient n'aille r�veiller l'improvisateur pour avoir la suite de son r�cit. D'ailleurs, ce n'est pas l'auditoire qui manque � l'improvisateur, c'est l'improvisateur qui manque � l'auditoire. Eh bien! cette cause de la d�cadence de l'improvisation, je crois l'avoir trouv�e: la voici. L'improvisateur est aveugle comme Hom�re; comme Hom�re, il tend son chapeau � la foule pour en obtenir une faible r�tribution; c'est cette r�tribution, si modique qu'elle soit, qui perp�tue l'improvisateur. Or, qu'arrive-t-il � Naples? C'est que, lorsque l'improvisateur fait le tour du cercle tendant son chapeau, il y a des spectateurs po�tiques et consciencieux qui y plongent la main pour y laisser un sou; mais il y en a aussi qui, abusant du m�me geste, au lieu d'y mettre un sou, en retirent deux. Il en r�sulte que, lorsque l'improvisateur a fini sa tourn�e, il retrouve son chapeau aussi parfaitement vide qu'avant de l'avoir commenc�e, moins la coiffe. Cet �tat de choses, comme on le comprend, ne peut durer: il faut � l'art une subvention; � d�faut de subvention, l'art dispara�t. Or, comme je doute que le gouvernement de Naples subventionne jamais l'improvisateur, l'art de l'improvisation est sur le point de dispara�tre. C'est donc un plaisir qui va �chapper au lazzarone; mais, Dieu merci! � d�faut de celui-ci, il en a d'autres. Il a la revue que le roi tous les huit jours passe de son arm�e. Le roi de Naples est un des rois les plus guerriers de la terre; tout jeune, il faisait d�j� changer les uniformes des troupes. C'est � propos d'un de ces changements, qui ne s'op�raient pas sans porter quelque atteinte au tr�sor, que son a�eul Ferdinand, roi plein de sens, lui disait les paroles m�morables qui prouvaient le cas que le roi faisait, non pas sans doute du courage, mais de la composition de son arm�e:--Mon cher enfant, habille-les de blanc, habille-les de rouge, ils s'enfuiront toujours. Cela n'arr�ta pas le moins du monde le jeune prince dans ses dispositions belliqueuses; il continua d'�tudier le demi-tour � droite et le demi-tour � gauche; il amena des perfectionnements dans la coupe de l'habit et la forme du schako; enfin, il parvint � �largir les cadres de son arm�e jusqu'� ce qu'il p�t y faire entrer cinquante mille hommes � peu pr�s. C'est, comme on le voit, un fort joli joujou royal que cinquante mille soldats qui marchent, qui s'arr�tent, qui tournent, qui virent � la parole, ni plus ni moins que si chacune de ces cinquante mille individualit�s �tait une m�canique. Maintenant, examinons comment cette m�canique est mont�e, et cela sans faire tort le moins du monde au g�nie organisateur du roi et au courage individuel de chaque soldat. Le premier corps, le corps privil�gi�, le corps par excellence de toutes les royaut�s qui tremblent, celui auquel est confi�e la garde du palais, est compos� de Suisses; leurs avantages sont une paie plus �lev�e; leurs privil�ges, le droit de porter le sabre dans la ville. La garde ne vient qu'en second, ce qui fait que, quoique jouissant � peu pr�s des m�mes avantages et des m�mes privil�ges que les Suisses, elle ex�cre ces dignes descendants de Guillaume Tell, qui, � ses yeux, ont commis un crime irr�missible, celui de lui avoir pris le premier rang. Apres la garde vient la l�gion sicilienne, qui ex�cre les Suisses parce qu'ils sont Suisses, et les Napolitains parce qu'ils sont Napolitains. Apr�s les Siciliens vient la ligne, qui ex�cre les Suisses et la garde parce que ces deux corps ont des avantages qu'elle n'a pas et des privil�ges qu'on lui refuse, et les Siciliens par la seule raison qu'ils sont Siciliens. Enfin, vient la gendarmerie, qui, en sa qualit� de gendarmerie, est naturellement ex�cr�e par les autres corps. Voil� les cinq �l�ments dont se compose l'arm�e de Ferdinand II, cette formidable arm�e que le gouvernement napolitain offrait au prince imp�rial de Russie comme l'avant-garde de la future coalition qui devait marcher sur la France. Mettez dans une plaine les Suisses et la garde, les Siciliens et la ligne; faites-leur donner le signal du combat par la gendarmerie, et Suisses, Napolitains, Siciliens et gendarmes s'entr'�gorgeront depuis le premier jusqu'au dernier, sans rompre d'une semelle. �chelonnez ces cinq corps contre l'ennemi, aucun ne tiendra peut-�tre, car chaque �chelon sera convaincu qu'il a moins � craindre de l'ennemi que de ses alli�s, et que, si mal attaqu� qu'il sera par lui, il sera encore plus mal soutenu par les autres. Cela n'emp�che pas que, lorsque cette m�canique militaire fonctionne, elle ne soit fort agr�able � voir. Aussi, quand le lazzarone la regarde op�rer, il bat des mains; lorsqu'il entend sa musique, il fait la roue. Seulement, lorsqu'elle fait l'exercice � feu, il se sauve: il peut rester une baguette dans les fusils; cela s'est vu. Mais le lazzarone a encore d'autres plaisirs. Il a les cloches qui, partout, sonnent, et qui, � Naples, chantent. L'instrument du lazzarone, c'est la cloche. Plus heureux que Guildenstern qui refuse � Hamlet de jouer de la fl�te sous pr�texte qu'il ne sait pas en jouer, le lazzarone sait jouer de la cloche sans l'avoir appris. Veut-il, apr�s un long repos, un exercice agr�able et sain, il entre dans une �glise et prie le sacristain de lui laisser sonner la cloche; le sacristain, enchant� de se reposer, se fait prier un instant pour donner de la valeur � sa concession; puis il lui passe la corde: le lazzarone s'y pend aussit�t, et, tandis que le sacristain se croise les bras, le lazzarone fait de la voltige. Il a la voiture qui passe et qui le prom�ne gratis. A Naples, il n'y a pas de domestique qui consente � se tenir debout derri�re une voiture, ni de ma�tre qui permette que le domestique se tienne assis � c�t� de lui. Il en r�sulte que le domestique monte pr�s du cocher et que le lazzarone monte derri�re. On a essay� tous les moyens de chasser le lazzarone de ce poste, et tous les moyens ont �chou�. La chose est pass�e en coutume, et, comme toute chose pass�e en coutume, a aujourd'hui force de loi. Il a la parade des Puppi. Le lazzarone n'entre pas dans l'int�rieur o� se joue la pi�ce, c'est vrai. Aux Puppi, les premi�res co�tent cinq sous, l'orchestre trois sous, et le parterre six liards. Ces prix exorbitants d�passent de beaucoup les moyens des lazzaroni. Mais, pour attirer les chalands, on apporte sur des tr�teaux dress�s devant l'entr�e du th��tre les principales marionnettes rev�tues de leur grand costume. C'est le roi Latinus avec son manteau royal, son sceptre � la main, sa couronne sur sa t�te; c'est la reine Amata, v�tue de sa robe de grand gala et le front serr� avec le bandeau qui lui serrera la gorge; c'est le pieux Eneas, tenant � la main la grande �p�e qui occira Turnus; c'est la jeune Lavinie, les cheveux ombrag�s de la fleur d'oranger virginale; c'est enfin Polichinelle. Personnage indispensable, diplomate universel, Talleyrand contemporain de Mo�se et de S�sostris, Polichinelle est charg� de maintenir la paix entre les Troyens et les Latins; et, lorsqu'il perdra tout espoir d'arranger les choses, il montera sur un arbre pour regarder la bataille, et n'en descendra que pour en enterrer les morts. Voil� ce qu'on lui montre, � lui, cet heureux lazzarone; c'est tout ce qu'il d�sire. Il conna�t les personnages, son imagination fera le reste. Il a l'Anglais. Peste! nous avions oubli� l'Anglais. L'Anglais, qui est plus pour lui que l'improvisateur, plus que la revue, plus que les cloches, plus que les Puppi; l'Anglais, qui lui procure non seulement du plaisir, mais de l'argent; l'Anglais, sa chose, son bien, sa propri�t�; l'Anglais, qu'il pr�c�de pour lui montrer son chemin, ou qu'il suit pour lui voler son mouchoir; l'Anglais, auquel il rend des curiosit�s; l'Anglais, auquel il procure des m�dailles antiques; l'Anglais, auquel il apprend son idiome; l'Anglais, qui lui jette dans la mer des sous qu'il rattrape en plongeant; l'Anglais enfin, qu'il accompagne dans ses excursions � Pouzzoles, � Castellamare, � Capri ou � Pomp�ia. Car l'Anglais est original par syst�me: l'Anglais refuse parfois le guide patent� et le cic�rone � num�ro; l'Anglais prend le premier lazzarone venu, sans doute parce que l'Anglais a une attraction instinctive pour le lazzarone, comme le lazzarone a une sympathie calcul�e pour l'Anglais. Et, il faut le dire, le lazzarone est non seulement bon guide, mais encore bon conseiller. Pendant mon s�jour � Naples, un lazzarone avait donn� � un Anglais trois conseils dont il s'�tait trouv� fort bien. Aussi, les trois conseils avaient rapport� cinq piastres au lazzarone, ce qui lui avait fait une existence assur�e et tranquille pour six mois. Voici le fait. X Le Lazzarone et l'Anglais. Il y avait � Naples en m�me temps que moi et dans le m�me h�tel que moi un de ces Anglais quinteux, flegmatiques, absolus, qui croient l'argent le mobile de tout, qui se figurent qu'avec de l'argent on doit venir � bout de tout, enfin pour qui l'argent est l'argument qui r�pond � tout. L'Anglais s'�tait fait ce raisonnement: Avec mon argent, je dirai ce que je pense; avec mon argent, je me procurerai ce que je veux; avec mon argent, j'ach�terai ce que je d�sire. Si j'ai assez d'argent pour donner un bon prix de la terre, je verrai apr�s cela � marchander le ciel. Et il �tait parti de Londres dans cette douce illusion. Il �tait venu droit � Naples par le bateau � vapeur _the Sphinx_. Une fois � Naples, il avait voulu voir Pomp�ia; il avait fait demander un guide; et comme le guide ne se trouvait pas l� sous sa main � l'instant m�me o� il le demandait, il avait pris un lazzarone pour remplacer le guide. En arrivant la veille dans le port, l'Anglais avait �prouv� un premier d�sappointement: le b�timent avait jet� l'ancre une demi-heure trop tard pour que les passagers pussent descendre � terre le m�me soir. Or, comme l'Anglais avait eu constamment le mal de mer pendant les six jours que le b�timent avait mis pour venir de Porsmouth � Naples, ce digne insulaire avait support� fort impatiemment cette contrari�t�. En cons�quence, il avait fait offrir � l'instant m�me cent guin�es au capitaine du port; mais comme les ordres sanitaires sont du dernier positif, le capitaine du port lui avait ri au nez; l'Anglais alors s'�tait couch� de fort mauvaise humeur, envoyant � tous les diables le roi qui donnait de pareils ordres et le gouvernement qui avait la bassesse de les ex�cuter. Gr�ce � leur temp�rament lymphatique, les Anglais sont tout particuli�rement rancuniers; notre Anglais conservait donc une dent contre le roi Ferdinand; et, comme les Anglais n'ont pas l'habitude de dissimuler ce qu'ils pensent, il d�blat�rait tout en suivant la route de Pomp�ia, et dans le plus pur italien que pouvait lui fournir sa grammaire de Vergani, contre la tyrannie du roi Ferdinand. Le lazzarone ne parle pas italien, mais le lazzarone comprend toutes les langues. Le lazzarone comprenait donc parfaitement ce que disait l'Anglais, qui, par suite de ses principes d'�galit� sans doute, l'avait fait s'asseoir dans sa voiture. La seule distance sociale qui exist�t entre l'Anglais et le lazzarone, c'est que l'Anglais allait en avant, et le lazzarone allait en arri�re. Tant qu'on fut sur le grand chemin, le lazzarone �couta impassiblement toutes les injures qu'il plut � l'Anglais de d�biter contre son souverain. Le lazzarone n'a pas d'opinion politique arr�t�e. On peut dire devant lui tout ce qu'on veut du roi, de la reine ou du prince royal; pourvu qu'on ne dise rien de la Madone, de saint Janvier ou du V�suve, le lazzarone laissera tout dire. Cependant, en arrivant � la rue des Tombeaux, le lazzarone, voyant que l'Anglais continuait son monologue, mit l'index sur sa bouche en signe de silence; mais, soit que l'Anglais n'e�t pas compris l'importance du signe, soit qu'il regard�t comme au dessous de sa dignit� de se rendre � l'invitation qui lui �tait faite, il continua ses invectives contre Ferdinand le Bien-Aim�. Je crois que c'est ainsi qu'on l'appelle. --Pardon, excellence, dit le lazzarone en appuyant une de ses mains sur le rebord de la cal�che et en sautant � terre aussi l�g�rement qu'aurait pu le faire Auriol, Lawrence ou Redisha; pardon, excellence, mais avec votre permission je retourne � Naples. --Pourquoi toi retourner � Naples? demanda l'Anglais. --Parce que moi pas avoir envie d'�tre pendu, dit le lazzarone, empruntant pour r�pondre � l'Anglais la tournure de phrase qu'il paraissait affectionner. --Et qui oserait pendre toi? reprit l'Anglais. --Roi � moi, r�pondit le lazzarone. --Et pourquoi pendrait-il toi? --Parce que vous avoir dit des injures de lui. --L'Anglais �tre libre de dire tout ce qu'il veut. --Le lazzarone ne l'�tre pas. --Mais toi n'avoir rien dit. --Mais moi avoir entendu tout. --Qui dira toi avoir entendu tout? --L'invalide. --Quel invalide? --L'invalide qui va nous accompagner pour visiter Pomp�ia. --Moi pas vouloir d'invalide. --Alors vous pas visiter Pomp�ia. --Moi pas pouvoir visiter Pomp�ia sans invalide? --Non. --Moi en payant? --Non. --Moi, en donnant le double, le triple, le quadruple? --Non, non, non! --Oh! oh! fit l'Anglais; et il tomba dans une r�flexion profonde. Quant au lazzarone, il se mit � essayer de sauter pardessus son ombre. --Je veux bien prendre l'invalide, moi, dit l'Anglais au bout d'un instant. --Prenons l'invalide alors, r�pondit le lazzarone. --Mais je ne veux pas taire la langue � moi. --En ce cas, je souhaite le bonjour � vous. --Moi vouloir que tu restes. --En ce cas, laissez-moi donner un conseil � vous. --Donne le conseil � moi. --Puisque vous ne vouloir pas taire la langue � vous, prenez un invalide sourd au moins. --Oh! dit l'Anglais �merveill� du conseil, moi bien vouloir le invalide sourd. Voil� une piastre pour toi avoir trouv� le invalide sourd. Le lazzarone courut au corps-de-garde et choisit un invalide sourd comme une pioche. On commen�a l'investigation habituelle, pendant laquelle l'Anglais continua de soulager son coeur � l'endroit de Sa Majest� Ferdinand 1er, sans que l'invalide l'entend�t et sans que le lazzarone f�t semblant de l'entendre: on visita ainsi la maison de Diom�de, la rue des Tombeaux, la villa de Cic�ron, la maison du Po�te. Dans une des chambres � coucher de cette derni�re �tait une fresque fort anacr�ontique qui attira l'attention de l'Anglais, qui, sans demander la permission � personne, s'assit sur un si�ge de bronze, tira son album et commen�a � dessiner. A la premi�re ligne qu'il tra�a, l'invalide et le lazzarone s'approch�rent de lui; l'invalide voulut parler, mais le lazzarone lui fit signe qu'il allait porter la parole. --Excellence, dit le lazzarone, il est d�fendu de faire des copies des fresques. --Oh! dit l'anglais, moi vouloir cette copie. --C'est d�fendu. --Oh! moi, je paierai. --C'est d�fendu, m�me en payant. --Oh! je paierai le double, le triple, le quadruple. --Je vous dis que c'est d�fendu! d�fendu! d�fendu! entendez-vous? --Moi vouloir absolument dessiner cette petite b�tise pour faire rire milady. --Alors l'invalide mettre vous au corps-de-garde. --L'Anglais �tre libre de dessiner ce qu'il veut. Et l'Anglais se remit � dessiner. L'invalide s'approcha d'un air inexorable. --Pardonnez, excellence, dit le lazzarone. --Parle � moi. --Voulez-vous absolument dessiner cette fresque? --Je le veux. --Et d'autres encore? --Oui, et d'autres encore; moi vouloir dessiner toutes les fresques. --Alors, dit le lazzarone, laissez-moi donner un conseil � votre excellence. Prenez un invalide aveugle. --Oh! oh! s'�cria l'Anglais, plus �merveill� encore du second conseil que du premier, moi bien vouloir le invalide aveugle. Voil� deux piastres pour toi avoir trouv� le invalide aveugle. --Alors, sortons; j'irai chercher l'invalide aveugle, et vous renverrez l'invalide sourd, en le payant, bien entendu. --Je paierai le invalide sourd. L'Anglais renfon�a son crayon dans son album, et son album dans sa poche; puis, sortant de la maison de Salustre, il fit semblant de s'arr�ter devant un mur pour lire les inscriptions � la sanguine qui y sont trac�es. Pendant ce temps, le lazzarone courait au corps-de-garde et en ramenait un invalide aveugle, conduit par un caniche noir. L'Anglais donna deux carlins � l'invalide sourd et le renvoya. L'Anglais voulait rentrer � l'instant m�me dans la maison du po�te pour continuer son dessin; mais le lazzarone obtint de lui que, pour d�router les soup�ons, il ferait un petit d�tour. L'invalide aveugle marcha devant, et l'on continua la visite. Le chien de l'invalide connaissait son Pomp�ia sur le bout de la patte; c'�tait un gaillard qui en savait, en antiquit�s, plus que beaucoup de membres des inscriptions et belles-lettres. Il conduisit donc notre voyageur de la boutique du forgeron � la maison de Fortunata, et de la maison de Fortunata au four public. Ceux qui ont vu Pomp�ia savent que ce four public porte une singuli�re enseigne, model�e en terre cuite, peinte en vermillon, et au dessous de laquelle sont �crits ces trois mots: _Hic habitat Felicitas_. --Oh! oh! dit l'Anglais, les maisons �tre num�rot�es � Pomp�ia! Voil� le no. 1. Puis il ajouta tout bas au lazzarone: Moi vouloir peindre le no. 1 pour faire rire un peu milady. --Faites, dit le lazzarone; pendant ce temps j'amuserai le invalide. Et le lazzarone alla causer avec l'invalide tandis que l'Anglais faisait son croquis. Le croquis fut fait en quelques minutes. --Moi tr�s content, dit l'Anglais; mais moi vouloir retourner � la maison du po�te. --Castor! dit l'invalide � son chien; Castor, � la maison du po�te! Et Castor revint sur ses pas et entra tout droit chez Salustre. Le lazzarone se remit � causer avec l'invalide, et l'Anglais acheva son dessin. --Oh! moi tr�s content, tr�s content! dit l'Anglais; mais moi vouloir en faire d'autres. --Alors continuons, dit le lazzarone. Comme on le comprend bien, l'occasion ne manqua pas � l'Anglais d'augmenter sa collection de dr�leries; les anciens avaient � cet endroit l'imagination fort vagabonde. En moins de deux heures, il se trouva avoir un album fort respectable. Sur ces entrefaites, on arriva � une fouille: c'�tait, � ce qu'il paraissait, la maison d'un fort riche particulier, car on en tirait une multitude de statuettes, de bronzes, de curiosit�s plus pr�cieuses les unes que autres, que l'on portait aussit�t dans une maison � c�t�. L'Anglais entra dans ce mus�e improvis� et s'arr�ta devant une petite statue de satyre haute de six pouces, et qui avait toutes les qualit�s n�cessaires pour attirer son attention. --Oh! dit l'Anglais, moi vouloir acheter cette petite statue. --Le roi de Naples pas vouloir la vendre, r�pondit le lazzarone. --Moi je paierai ce qu'on voudra, pour faire rire un peu milady. --Je vous dis qu'elle n'est point � vendre. --Moi la paierai le double, le triple, le quadruple. --Pardon, excellence, dit le lazzarone en changeant de ton, je vous ai d�j� donn� deux conseils, vous vous en �tes bien trouv�; voulez-vous que je vous en donne un troisi�me? Eh bien! n'achetez point la statue, volez-la. --Oh! toi avoir raison. Avec cela, nous avoir l'invalide aveugle. Oh! oh! oh! ce �tre tr�s original. --Oui; mais avoir Castor, qui a deux bons yeux et seize bonnes dents, et qui, si vous y touchez seulement du bout du doigt, vous sautera � la gorge. --Moi, donner une boulette � Castor. --Faites mieux: prenez un invalide boiteux. Comme vous avez � peu pr�s tout vu, vous mettrez la statuette dans votre poche et nous nous sauverons. Il criera; mais nous aurons des jambes, et il n'en aura pas. --Oh! s'�cria l'Anglais, encore plus �merveill� du troisi�me conseil que du second, moi bien vouloir le invalide boiteux; voil� trois piastres pour toi avoir trouv� le invalide boiteux. Et pour ne point donner de soup�ons � l'invalide aveugle et surtout � Castor, l'Anglais sortit et fit semblant de regarder une fontaine en coquillages d'un rococo mirobolant, tandis que le lazzarone �tait all� chercher le nouveau guide. Un quart d'heure apr�s il revint accompagn� d'un invalide qui avait deux jambes de bois; il savait que l'Anglais ne marchanderait pas, et il ramenait ce qu'il avait trouv� de mieux dans ce genre. On donna trois carlins � l'invalide aveugle, deux pour lui, un pour Castor, et on les renvoya tous les deux. Il ne restait � voir que les th��tres, le Forum nundiarium et le temple d'Isis; l'Anglais et le lazzarone visit�rent ces trois antiquit�s avec la v�n�ration convenable; puis l'Anglais, du ton le plus d�gag� qu'il put prendre, demanda � voir encore une fois le produit des fouilles de la maison qu'on venait de d�couvrir; l'invalide, sans d�fiance aucune, ramena l'Anglais au petit mus�e. Tous trois entr�rent dans la chambre o� les curiosit�s �taient �tal�es sur des planches clou�es contre la muraille. Tandis que l'Anglais allait, tournait, virait, revenant sans avoir l'air d'y toucher, � sa statuette, le lazzarone s'amusait � tendre, � la hauteur de deux pieds, une corde devant la porte. Quand la corde fut bien assur�e il fit signe � l'Anglais, l'Anglais mit la statuette dans sa poche, et, pendant que l'invalide �bahi le regardait faire, il sauta par dessus la corde, et, pr�c�d� par le lazzarone, il se sauva � toutes jambes par la porte de Stabie, se trouva sur la route de Salerne, rencontra un corricolo qui retournait � Naples, sauta dedans et rejoignit sa cal�che, qui l'attendait � la via del Sepolcri. Deux heures apr�s avoir quitt� Pomp�ia il �tait � Torre del Greco, et une heure apr�s avoir quitt� Torre del Greco il �tait � Naples. Quant � l'invalide, il avait d'abord essay� d'enjamber par dessus la corde, mais le lazzarone avait �tabli sa barri�re � une hauteur qui ne permettait � aucune jambe de bois de la franchir: l'invalide avait alors tent� de la d�nouer; mais le lazzarone avait �t� p�cheur dans ses moments perdus, et savait faire ce fameux noeud � la marini�re qui n'est autre chose que le noeud gordien. Enfin l'invalide, � l'exemple d'Alexandre-le-Grand, avait voulu couper ce qu'il ne pouvait d�nouer, et avait tir� son sabre; mais son sabre, qui n'avait jamais coup� que tr�s peu, ne coupait plus du tout: de sorte que l'Anglais �tait � moiti� chemin de Resina, que l'invalide en �tait encore � essayer de scier sa corde. Le m�me soir l'Anglais s'embarqua sur le bateau � vapeur _the King George_, et le lazzarone se perdait dans la foule de ses compagnons. L'Anglais avait fait les trois choses les plus express�ment d�fendues � Naples: il avait dit du mal du roi, il avait copi� des fresques, il avait vol� une statue; et tout cela, non pas gr�ce � son argent, son argent ne lui servit de rien pour ces trois choses, mais gr�ce � l'imaginative d'un lazzarone. Mais, pensera-t-on, parmi ces choses, il y en a une qui n'est ni plus ni moins qu'un vol. Je r�pondrai que le lazzarone est essentiellement voleur; c'est-�-dire que le lazzarone a ses id�es � lui sur la propri�t�, ce qui l'emp�che d'adopter � cet endroit les id�es des autres. Le lazzarone n'est pas voleur, il est conqu�rant; il ne d�robe pas, il prend. Le lazzarone a beaucoup du Spartiate: pour lui la soustraction est une vertu, pourvu que la soustraction se fasse avec adresse. Il n'y a de voleurs, � ses yeux, que ceux qui se laissent prendre. Aussi, afin de n'�tre pas pris, le lazzarone s'associe parfois arec le sbire. Le sbire n'est souvent lui-m�me qu'un lazzarone arm� par la loi. Le sbire a un aspect formidable; il porte une carabine, une paire de pistolets et un sabre. Le sbire est charg� de faire la police de seconde main: il veille sur la s�curit� publique entre deux patrouilles. En cas d'association, aussit�t que la patrouille est pass�e, le sbire met une pierre sur une borne pour indiquer au lazzarone qu'il peut voler en toute s�ret�. Quand le lazzarone a vol�, le sbire parait. Alors le sbire et le lazzarone partagent en fr�res. Seulement, en ce cas, il arrive parfois aussi que le sbire vole le lazzarone ou que le lazzarone escroque le sbire: notre pauvre monde va tellement de mal en pis, qu'on ne peut plus compter sur la conscience, m�me des fripons. Le gouvernement sait cela, et il essaie d'y rem�dier en changeant les sbires de quartier; alors ce sont de nouvelles associations � faire, de nouvelles compagnies d'assurance mutuelle � organiser. Le sbire se met en embuscade dans la rue de Chiaja, de Toledo ou de Forcella, et, quand il veut, il est s�r, d�s le soir de la premi�re journ�e, d'avoir d�j� �tabli des relations commerciales qui le d�dommagent de celles qu'il vient d'�tre forc� de rompre. Comme le lazzarone n'a pas de poches, on le trouve �ternellement la main dans la poche des autres. Le lazzarone ne tarde donc jamais � �tre pris en flagrant d�lit par le sbire; alors le march� s'�tablit. Le sbire, g�n�reux comme Orosmane, propose une ran�on. Le lazzarone, fid�le � sa parole comme Lusignan, d�gage sa parole au bout de dix minutes, d'une demi-heure, d'une heure au plus tard. Parfois cependant, comme je l'ai dit, le sbire abuse de sa puissance ou le lazzarone de son adresse. Un jour, en passant dans la rue de Tol�de, j'ai vu arr�ter un sbire. Comme le chasseur de La Fontaine, il avait �t� insatiable, et il �tait puni par o� il avait p�ch�. Voici ce qui �tait arriv�: Un sbire avait pris un lazzarone en flagrant d�lit. --Qu'as-tu vol� � ce monsieur en noir qui vient de passer? demanda le sbire. --Rien, absolument rien, excellence, r�pondit le lazzarone (le lazzarone appelle le sbire excellence). --Je t'ai vu la main dans sa poche. --Sa poche �tait vide. --Comment! pas un mouchoir, pas une tabati�re, pas une bourse? --C'�tait un savant, excellence. --Pourquoi t'adresses-tu � ces sortes de gens --Je l'ai reconnu trop tard. --Allons, suis-moi � la police. --Comment! mais puisque je n'ai rien vol�, excellence. --C'est justement pour cela, imb�cile. Si tu avais vol� quelque chose, on s'arrangerait. --Eh bien! c'est partie remise, voil� tout; je ne serai pas toujours si malheureux. --Me promets-tu, d'ici � une demi-heure, de me d�dommager? --Je vous le promets, excellence. --Comment cela? --Ce qu'il y a dans la poche du premier passant sera pour vous. --Soit, mais je choisirai l'individu; je ne me soucie pas que tu ailles encore faire quelque b�tise pareille � l'autre. --Vous choisirez. Le sbire s'appuie majestueusement contre une borne; le lazzarone se couche paresseusement � ses pieds. Un abb�, un avocat, un po�te, passent successivement sans que le sbire bouge. Un jeune officier, leste, pimpant, par� d'un charmant uniforme, para�t � son tour; le sbire donne le signal. Le lazzarone se l�ve et suit l'officier; tous deux disparaissent � l'angle de la premi�re rue. Un instant apr�s, le lazzarone revient tenant sa ran�on � la main. --Qu'est-ce que c'est que cela? demande le sbire. --Un mouchoir, r�pond le lazzarone. --Voil� tout? --Comment, voil� tout? c'est de la batiste! --Est-ce qu'il n'en avait qu'un seul[1]? --Un seul dans cette poche-l�. --Et dans l'autre? --Dans l'autre il avait son foulard. --Pourquoi ne l'as-tu pas apport�? --Celui-l�, je le garde pour moi, excellence. --Comment, pour toi? --Oui. N'est-il pas convenu que nous partageons? --Eh bien? --Eh bien! chacun sa poche. --J'ai droit � tout. --A la moiti�, excellence. --Je veux le foulard. --Mais, excellence... --Je veux le foulard! --C'est une injustice. --Ah! tu dis du mal des employ�s du gouvernement. En prison, dr�le! en prison! --Vous aurez le foulard, excellence. --Je veux celui de l'officier. --Vous aurez celui de l'officier. --O� le retrouveras-tu! --Il �tait all� chez sa ma�tresse, rue de Foria; je vais l'attendre � la porte. Le lazzarone remonte la rue, dispara�t, et va s'embusquer dans une grande porte de la rue de Foria. Au bout d'un instant, le jeune officier sort; il n'a pas fait dix pas qu'il fouille � sa poche et s'aper�oit qu'elle est vide. --Pardon, excellence, dit le lazzarone, vous cherchez quelque chose? --J'ai perdu un mouchoir de batiste. --Votre excellence ne l'a pas perdu, on le lui a vol�. --Et quel est le brigand?... --Qu'est-ce que votre excellence me donnera si je lui trouve son voleur? --Je te donnerai une piastre! --J'en veux deux. --Va pour deux piastres. Eh bien! que fais-tu? --Je vous vole votre foulard? --Pour me faire retrouver mon mouchoir? --Oui. --Et o� seront-ils tous les deux? --Dans la m�me poche. Celui � qui je donnerai votre foulard est celui � qui j'ai d�j� donn� votre mouchoir. L'officier suit le lazzarone; le lazzarone remet le foulard au sbire, le sbire fourre le foulard dans sa poche. Le lazzarone, rendu � la libert�, s'esquive. Derri�re le lazzarone vient l'officier. L'officier met la main sur le collet du sbire, le sbire tombe � genoux. Comme le sbire de cette esp�ce a �t� lazzarone avant d'�tre sbire, il comprend tout: c'est lui qui est le vol�. Il a voulu jouer son associ�, il a �t� jou� par lui. Tous autres qu'un lazzarone et un sbire se brouilleraient en pareille circonstance: mais le lazzarone et le sbire ne se brouillent pas pour si peu de chose: c'est � l'oeuvre qu'on reconna�t l'ouvrier. Le lazzarone et le sbire se sont reconnus pour deux ouvriers de premi�re force; ils ont pu s'appr�cier l'un l'autre. Gare aux poches! ce sera d�sormais entre eux � la vie et � la mort. Note: [1] A Naples, on a toujours deux mouchoirs dans sa poche: un mouchoir de batiste pour s'essuyer, un mouchoir de soie pour se moucher; il y a m�me des �l�gants qui en ont un troisi�me avec lequel ils �poussettent leurs bottes, pour faire croire qu'ils sont venus en voiture. XI Le roi Nasone. Je ne sais pas si les lazzaroni, ennuy�s de leur libert�, demand�rent jamais un roi comme les grenouilles de la fable, mais ce que je sais, c'est qu'un jour Dieu leur envoya un. Celui-l� n'�tait ni un baliveau ni une grue: c'�tait un renard, et un des plus fins que la race royale ait jamais produits. Ce roi eut trois noms: Dieu le nomma Ferdinand IV, le congr�s le nomma Ferdinand 1er, et les lazzaroni le nomm�rent le roi Nasone. Dieu et le congr�s eurent tort: un seul de ses trois noms lui resta: c'est celui qui lui a �t� donn� par les lazzaroni. L'histoire, � la v�rit�, lui a conserv� indiff�remment les deux autres, ce qui n'a pas contribu� � la rendre plus claire: mais qui est-ce qui lit l'histoire, si ce n'est les historiens lorsqu'ils corrigent leurs �preuves! A Naples, personne ne conna�t donc ni Ferdinand 1er ni Ferdinand IV; mais, en revanche, tout le monde conna�t le roi Nasone. Chaque peuple a eu son roi qui a r�sum� l'esprit de la nation. Les �cossais ont eu Robert-Bruce, les Anglais ont eu Henri VIII, les Allemands ont eu Maximilien, les Fran�ais ont eu Henri IV, les Espagnols ont eu Charles V, les Napolitains ont eu _Nasone_ [1]. Le roi Nasone �tait l'homme le plus fin, le plus fort, le plus adroit, le plus insouciant, le plus ind�vot, le plus superstitieux de son royaume, ce qui n'est pas peu dire. Moiti� Italien, moiti� Fran�ais, moiti� Espagnol, jamais il n'a su un mot d'espagnol, de fran�ais ni d'italien; le roi Nasone n'a jamais su qu'une langue, c'�tait le patois du m�le. Il a eu pour enfans le roi Fran�ois, le prince de Salerne, la reine Marie-Am�lie, c'est-�-dire un des hommes les plus savans, un des princes les meilleurs, une des femmes les plus admirablement saintes qui aient jamais exist�. Le roi Nasone monta sur le tr�ne � six ans, comme Louis XIV, et mourut presque aussi vieux que lui. Il r�gna de 1759 � 1825, c'est-�-dire 66 ans y compris sa minorit�. Tout ce qui s'accomplit de grand en Europe dans la derni�re moiti� du si�cle pass� et dans le premier quart du si�cle pr�sent s'accomplit sous ses yeux. Napol�on tout entier passa dans son r�gne. Il le vit na�tre et grandir, il le vit d�cro�tre et tomber. Il se trouva m�l� � ce drame gigantesque qui bouleversa le monde de Lisbonne � Moscou, et de Paris au Caire. Le roi Nasone n'avait re�u aucune �ducation; il avait eu pour gouverneur le prince de San-Miandro, qui, n'ayant jamais rien su, n'avait pas jug� n�cessaire que son �l�ve en appr�t plus que lui. En �change, le roi faisait des armes comme Saint-Georges, montait � cheval comme Rocca Romana, et tirait un coup de fusil comme Charles X. Mais d'arts, mais de sciences, mais de politique, il n'en fut pas un seul instant question dans le programme de l'�ducation royale. Aussi de sa vie le roi Nasone n'ouvrit-il un livre ou ne lut-il un m�moire. Quand il fut majeur, il laissa r�gner son ministre, quand il fut mari�, il laissa r�gner sa femme. Il ne pouvait se dispenser d'assister aux conseils d'�tat, mais il avait d�fendu qu'il y par�t un seul encrier, de peur que sa vue n'entra�n�t � des �critures. Restait son seing, qu'il ne pouvait se dispenser de donner au moins une fois par jour. Napol�on, dans le m�me cas, avait r�duit le sien � cinq lettres d'abord, � trois ensuite, puis enfin � une seule. Le roi Nasone fit mieux, il eut une griffe. Aussi passait-il le meilleur de son temps � chasser � Caserte ou � p�cher au Fusaro; puis la chasse finie ou la p�che termin�e, le roi se faisait cabaretier, la reine se faisait cabareti�re, les courtisans se faisaient gar�ons de cabaret, et l'on d�taillait au dessous du cours des comestibles ordinaires, les produits de la chasse ou de la p�che, le tout avec l'accompagnement de disputes et de jurons qu'on aurait pu rencontrer dans une halle ordinaire. Cela �tait un des grands plaisirs du roi Nasone. Le roi Nasone savait de qui tenir son amour pour la chasse. Son p�re, le roi Charles III, avait fait b�tir le ch�teau de Capo-di-monti par la seule raison qu'il y avait sur cette colline, au mois d'ao�t, un abondant passage de becfigues. Malheureusement, en jetant les fondations de cette villa, on s'�tait aper�u qu'au dessous des fondations s'�tendaient de vastes carri�res d'o�, depuis dix mille ans, Naples tirait sa pierre. On y ensevelit trois millions dans des constructions souterraines; apr�s quoi on s'aper�ut qu'il ne manquait qu'une chose pour se rendre au ch�teau, c'�tait un chemin. On comprend que si Charles III, comme son fils, avait eu le go�t du commerce et avait vendu ses becfigues, il e�t, selon toute probabilit�, en les vendant au prix ordinaire, perdu quelque chose, comme un millier de francs sur chacun d'eux. Le contre-coup de la r�volution fran�aise vint troubler le roi Nasone au milieu de ses plaisirs. Un jour il lui prit envie de chasser � l'homme au lieu de chasser au daim ou au sanglier; il l�cha sa meute sur la piste des r�publicains et vint les attaquer aux environs de Rome. Malheureusement le Fran�ais est un animal qui revient sur le chasseur. Le roi Nasone le vit revenir et fut oblig� d'abandonner la place et de gouverner au plus vite sur Naples; encore fallut-il qu'il change�t de costume avec le duc d'Ascoli, son �cuyer. Il prit la gauche, ordonna au duc de le tutoyer, et le servit tout le long de la route comme si le duc d'Ascoli e�t �t� Ferdinand et qu'il e�t �t� le duc d'Ascoli. Plus tard, un des grands plaisirs du roi �tait de raconter cette anecdote. L'id�e que le duc d'Ascoli aurait pu �tre pendu � la place du roi mettait la cour en fort belle humeur. Arriv� � Naples sans accident, le roi jugea qu'il n'�tait point prudent � lui de s'arr�ter l�; il s'adressa � son bon ami Nelson, lui demanda un vaisseau, monta dessus avec la reine, son ministre Acton et la belle Emma Lyonna, � laquelle nous reviendrons bient�t; mais un vent contraire s'�leva: le vaisseau ne put sortir du golfe et fut forc� de revenir jeter l'ancre � une centaine de pas de la terre. Alors, ministres, magistrats, officiers, accoururent pour supplier le roi de revenir � Naples; mais le roi tint bon pour la Sicile et envoya promener officiers, magistrats et ministres, marmottant sans cesse ses meilleures pri�res pour que le vent change�t de direction. Au premier souffle qui vint du nord, on leva l'ancre et on s'�loigna � pleines voiles. Mais la satisfaction du roi ne fut point de longue dur�e. A peine la flottille avait-elle gagn� la haute mer qu'une temp�te terrible s'�leva; en m�me temps le jeune prince Alberto tomba malade. Le roi avait pris pour capitaine de son vaisseau l'amiral Nelson, qui passait � cette �poque pour le premier marin du monde, et cependant, comme si Dieu e�t poursuivi le roi en personne, le m�t de misaine et la grande vergue de son b�timent furent bris�s, tandis qu'il voyait � cent pas de lui la fr�gate de l'amiral Carracciolo, sur laquelle il avait refus� de monter, se fiant plus � son alli� qu'� son sujet, s'avancer au milieu de la temp�te, calme et comme si elle commandait aux vents. Plusieurs fois le roi h�la ce b�timent, qui, pareil � celui du _Corsaire rouge_, semblait un navire enchant�, pour s'informer s'il ne pourrait point passer � son bord; mais quoiqu'� chaque signal du roi l'amiral lui-m�me se f�t mis en mer dans une chaloupe et se f�t approch� du vaisseau royal pour recevoir les ordres de Sa Majest�, le p�ril du transport �tait trop grand pour que Carraciolo os�t en courir la responsabilit�. Cependant � chaque heure le danger augmentait. Enfin on arriva en vue de Palerme, mais le voisinage de la terre augmentait encore le danger: si habile marin que f�t Nelson, il en savait moins pour entrer dans le port par un gros temps que le dernier pilote c�tier. Il fit donc un signal pour demander s'il se trouvait sur la flottille un homme plus familiaris� que lui avec ces parages. Aussit�t une barque mont�e par un officier se d�tacha d'un des b�timens, emport�e par le vent comme une feuille, et s'approcha du vaisseau royal. Lorsqu'elle fut � port�e, on jeta une corde, l'officier la saisit, on le hissa � bord: c'�tait le capitaine Giovanni Beausan, �l�ve et ami de Carracciolo; il r�pondit de tout. Nelson lui remit le commandement: une heure apr�s on entrait dans le port de Palerme, et le m�me soir on d�barquait a Castello-�-Mare. Le lendemain, au point du jour, le roi chassait � son ch�teau de la Favorite, avec autant de plaisir et d'entrain que s'il n'e�t pas perdu la moiti� de son royaume. Pendant ce temps Championnet prenait Naples, et un beau matin le roi Nasone apprit que le monde lib�ral comptait une r�publique de plus. C'�tait la r�publique parth�nop�enne. Sa col�re fut grande; il ne comprenait pas que ses sujets, abandonn�s par lui, ne lui eussent pas gard� plus exactement leur serment de fid�lit�; c'�tait fort triste: le patrimoine de Charles III �tait diminu� de moiti�; le roi des Deux-Siciles n'en avait plus qu'une. Noblesse et bourgeoisie avaient embrass� avec ardeur la cause de la r�volution; il ne restait plus au roi Nasone que ses bons lazzaroni. Le roi Nasone s'en rapporta � Dieu et � saint Janvier de changer le coeur de ses sujets, fit voeu d'�lever une �glise sur le mod�le de Saint-Pierre s'il rentrait jamais dans sa bonne ville de Naples, et continua de chasser. Il est vrai que, comme nous l'avons dit, le roi Nasone �tait un merveilleux tireur. Quoiqu'il ne chass�t jamais qu'� balles franches, il �tait s�r de ne toucher l'animal qu'au d�faut de l'�paule; et, sur ce point, Bas-de-Cuir aurait pu prendre de ses le�ons. Mais le curieux de la chose, c'est qu'il exigeait que les chasseurs de sa suite en fissent autant que lui, sinon il entrait dans des col�res toujours fort pr�judiciables au coupable. Un jour qu'on avait chass� toute la journ�e dans la for�t de Fienzza, et que les chasseurs faisaient cercle autour d'un double rang de sangliers abattus, le roi avisa un des cadavres frapp�s au ventre. Aussit�t le rouge lui monta � la figure, et se retournant vers sa suite:--_Che � il porco che a fatto un tal colpo_? s'�cria-t-il, ce qui voulait dire en toutes lettres: Quel est le porc qui a fait un pareil coup? --C'est moi, sire, r�pondit le prince de San-Cataldo. Faut-il me pendre pour cela? --Non, dit le roi, mais il faut rester chez vous. Et d�sormais le prince de San-Cataldo ne fut plus invit� aux chasses royales. Un des crimes qui avaient le privil�ge d'exciter � un degr� presque �gal la col�re de Sa Majest�, �tait de se pr�senter devant elle avec des favoris longs et des cheveux courts. Tout homme dont le menton n'�tait point ras�, dont le cr�ne n'�tait point poudr� � blanc, et dont la nuque n'�tait point orn�e d'une queue plus ou moins longue, �tait pour le roi Nasone un jacobin � pendre. Un jour, le jeune prince Peppino Ruffo, qui avait tout perdu au service du prince, qui avait abandonn� famille et patrie pour le suivre, eut l'imprudence de se pr�senter devant lui sans poudre et avec une paire de ces beaux favoris napolitains que vous savez. Le roi ne fit qu'un bond de son fauteuil � lui, et le saisissant � pleines mains par la barbe:--Ah! brigand! ah! jacobin! ah! septembriseur! s'�cria-t-il. Mais tu sors donc d'un club, que tu oses te pr�senter ainsi devant moi? --Non, sire, r�pondit le jeune homme, je sors d'une prison o� j'ai �t� jet� il y a trois mois, comme trop fid�le sujet de Votre Majest�. Cette raison, si p�remptoire qu'elle f�t, ne calma pas enti�rement le roi, qui garda rancune au pauvre Peppino Ruffo, m�me apr�s qu'il eut ras� ses favoris, poudr� ses cheveux, pris une queue postiche et substitu� une culotte courte � ses pantalons. Il n'y avait par toute la Sicile qu'un homme qui f�t aussi col�re que le roi: c'�tait le pr�sident Cardillo, qui, n'ayant pas un seul cheveu sur la t�te et pas un seul poil au menton, �tait entr� tout d'abord dans les faveurs de son souverain, gr�ce � la majestueuse perruque dont son front �tait orn�. Aussi, malgr� son caract�re emport�, le roi l'avait-il pris en amiti� grande, malgr� sa haine pour les gens de robe. Il le d�signait quelquefois pour faire sa partie reversi. Alors c'�tait un spectacle donn� � la galerie. Quand il jouait avec tout autre qu'avec le roi, le pr�sident l�chait la bride � sa col�re, foudroyait son partner de gros mots, faisait voler les jetons, les fiches, les cartes, l'argent, les chandeliers. Mais, lorsqu'il avait l'honneur de jouer avec le roi, le pauvre pr�sident avait les menottes, et il lui fallait ronger son frein. Il prenait bien toujours, dans une intention parfaitement claire, chandeliers, argent, cartes, fiches et jetons; mais tout � coup le roi, qui ne le perdait pas de vue, le regardait ou lui adressait un question; alors le pr�sident souriait agr�ablement, reposait sur la table la chose quelconque qu'il tenait � la main et se contentait d'arracher les boutons de son habit, qu'on retrouvait le lendemain sem�s sur le parquet. Un jour cependant que le roi avait pouss� le pauvre pr�sident plus loin qu'� l'ordinaire, et que cette plaisanterie lui avait fait n�gliger son jeu, le prince s'aper�ut qu'un as dont il aurait pu se d�faire lui �tait rest�. --Ah! mon Dieu! que je suis b�te! s'�cria le prince, j'aurais pu donner mon as, et je ne l'ai pas fait. --Eh bien! je suis plus b�te encore que votre Majest�, s'�cria le pr�sident, car j'aurais pu donner le quinola et il m'est rest� dans les mains. Le prince, au lieu de se f�cher, �clata de rire; la r�ponse lui rappelant probablement l'urbanit� de ses bons lazzaroni. Il faut tout dire aussi: le pr�sident Cardillo �tait, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu, et avait de magnifiques chasses, des chasses royales auxquelles il invitait son roi et auxquelles son roi lui faisait l'honneur d'assister. C'�tait dans son magnifique fief d'Ilice que se passait la chose; et comme au milieu de la propri�t� s'�levait un ch�teau digne d'elle, Sa Majest� daignait, la veille des chasses, arriver, souper et coucher dans ce ch�teau, o� elle demeurait quelquefois deux ou trois jours de suite. Un soir on y arriva comme d'habitude avec l'intention de chasser le lendemain. Quand il s'agissait de chasser, le roi ne dormait pas. Aussi, apr�s s'�tre tourn� et retourn� toute la nuit dans son lit, se leva-t-il au point du jour, et, allumant son bougeoir, se dirigea-t-il en chemise vers la chambre du seigneur suzerain. La cl� �tait � la porte; Ferdinand eut envie de voir quelle mine un pr�sident avait dans son lit. Il tourna la cl� et entra dans sa chambre. Dieu servait le roi � sa guise. Le pr�sident, sans perruque et en chemise, �tait assis au milieu de la chambre. Le roi alla droit � lui. Tandis que, surpris � l'improviste, le pauvre pr�sident demeurait sans bouger, le roi lui mit le bougeoir sous le nez pour bien voir la figure qu'il faisait, puis il commen�a � faire le tour de la statue et du pi�destal avec une gravit� admirable, tandis que la t�te seule du pr�sident, mobile comme celle d'un magot de la Chine, l'accompagnait par un mouvement de rotation centrale, �gal au mouvement circulaire. Enfin les deux astres qui accomplissaient leur p�riple, se retrouv�rent en face l'un de l'autre. Et, comme le roi continuait de garder le silence: --Sire, dit le pr�sident avec le plus grand sang-froid, le fait n'�tant pas pr�vu par les lois de l'�tiquette, faut-il que je me l�ve ou faut-il que je reste? --Reste, reste, dit le roi, mais ne nous fais pas attendre; voil� quatre heures qui sonnent. Et il sortit de la chambre aussi gravement qu'il y �tait entr�. Bient�t l'honneur que le roi faisait au pr�sident Cardillo en allant ainsi chasser chez lui �veilla l'ambition des courtisans; il n'y eut pas jusqu'aux abbesses des premiers couvens de Palerme qui, peuplant leurs parcs de chevreuils, de daims et de sangliers, ne fissent inviter le roi � venir donner aux pauvres recluses dont elles dirigeaient les �mes la distraction d'une chasse. On comprend que Sa Majest� se garda bien de refuser de pareilles invitations. Le roi �tait quelque peu galant; il oublia presque sa colonie de San-Lucio. Cette colonie de San-Lucio �tait cependant quelque chose de fort agr�able. C'�tait un charmant village, situ� � trois ou quatre lieues de Naples, appartenant corps et biens au roi; les �mes seules appartenaient � Dieu, ce qui n'emp�chait pas le diable d'en avoir sa part. San-Lucio �tait, moins le turban et le lacet, devenu le s�rail du sultan Nasone. Comme le shah de Perse, il aurait pu une fois faire part � ses amis et connaissances de quatre-vingts naissances dans le m�me mois. Aussi la population de San-Lucio a-t-elle encore aujourd'hui des privil�ges que n'a aucun autre village du royaume des Deux-Siciles: ses habitans ne paient pas de contributions et �chappent � la loi du recrutement. En outre, chacun, quel que soit son �ge ou son sexe, a la pr�tention d'�tre quelque peu parent du roi actuel. Seulement, les plus �g�s l'appellent mon neveu, et les plus jeunes mon cousin. Le roi Nasone en �tait donc l� en Sicile, chassant tous les jours soit dans ses for�ts � lui, soit dans celles du pr�sident, soit dans les parcs des abbesses, faisant tous les soirs sa partie d'ombre, de whist ou de reversi, et ne regrettant au monde que son ch�teau de Capo-di-Monti, o� il y avait tant de becfigues; son lac de Fusaro, o� il y avait tant de poissons; et sa place du M�le, o� il y avait tant de lazzaroni, lorsqu'un jour un homme de cinquante � cinquante-cinq ans environ se pr�senta pour lui demander l'autorisation de reconqu�rir son royaume: cet homme, c'�tait le cardinal Ruffo. Fabrizio Ruffo �tait n� d'une famille noble, mais peu consid�rable. Seulement, comme il avait le g�nie de l'intrigue d�velopp� � un point fort remarquable, il avait fait, gr�ce au pape Pie VI, dont il �tait devenu le favori, un assez beau chemin dans la carri�re de la pr�lature, et il avait �t� nomm� � un haut emploi dans la chambre pontificale. Arriv� l�, il eut l'adresse de faire sa fortune en trois ans et la maladresse de laisser voir qu'il l'avait faite. Il en r�sulta que son faste ayant fait scandale, Pie VI fut forc� de lui demander sa d�mission. Ruffo la lui donne, vint � Naples, et obtint l'intendance du ch�teau de Caserie. Il y servait de son mieux le roi Nasone dans les plaisirs que Sa Majest� allait chercher dans sa villa, lorsque Sa Majest� se r�fugia en Sicile. Le cardinal Ruffo l'y suivit. L�, tandis que le roi chassait le jour et jouait le soir, Ruffo r�vait de reconqu�rir le royaume. La face des choses changeait en Italie, les d�faites succ�daient aux d�faites; Bonaparte semblait avoir transport� de l'autre c�t� de la M�diterran�e la statue de la Victoire. Les ennemis que le directoire avait � combattre croissaient chaque jour. La flotte turque et la flotte russe combin�es avaient repris quelques unes des �les louiennes, assi�geaient Corfou et annon�aient hautement que, d�s qu'elles se seraient rendues ma�tresses de ce point important, elles feraient voile vers les c�tes de l'Italie. L'escadre anglaise n'attendait qu'un signal pour se r�unir � elles. Fabrizio Ruffo esp�rait donc qu'en mettant le feu aux Calabres, ce feu, comme une tra�n�e de poudre, gagnerait rapidement Naples et embraserait la capitale. Il vint donc, comme nous l'avons dit, trouver le roi. Le roi, � qui il ne demandait ni hommes ni argent, mais seulement son autorisation et ses pleins pouvoirs, donna tout ce que le cardinal demandait; apr�s quoi, roi et cardinal �chang�rent leur b�n�diction. Le cardinal partit pour les montagnes de la Calabre, et le roi pour la for�t de Fienzza. Deux mois � peu pr�s s'�coul�rent. Pendant ces deux mois, le roi, tout en chassant � la Favorite, � Montr�al ou a Nice, avait vu passer une foule de vaisseaux russes, turcs et anglais se dirigeant vers sa capitale. Un soir m�me, en rentrant, il avait appris que Nelson avait quitt� Palerme pour prendre le commandement g�n�ral de la flotte. Enfin, un matin, il re�ut un courrier qui lui annon�a que le cardinal Ruffo venait d'entrer � Naples, que la r�publique parth�nop�enne, qui �tait venue avec Championnet, s'en �tait all�e avec Macdonald, et que les r�publicains avaient obtenu une capitulation en vertu de laquelle ils rendaient les forts, mais qui leur accordait en �change vie et bagages saufs. Cette capitulation �tait sign�e de Foote pour l'Angleterre, de Keraudy pour la Russie, de Boncieu pour la Porte, et de Ruffo pour le roi. Tout au contraire de ce � quoi l'on s'attendait, Sa Majest� entra dans une grande col�re; ou lui avait reconquis son royaume, ce qui �tait fort agr�able, mais on avait trait� avec des rebelles, ce qui lui paraissait fort humiliant. Nasone �tait petit-fils de Louis XIV, et il y avait en lui, tout populaire qu'il �tait, beaucoup de l'orgueil et de l'omnipotence du grand roi. Il s'agissait donc de sauver l'honneur royal en d�chirant la capitulation [2]. Cependant on craignait une chose: il y avait � cette heure � Naples un homme qui �tait plus roi que le roi lui-m�me; cet homme, c'�tait Nelson. Or, Nelson �tait arriv� � l'�ge de quarante-un ans sans que son plus mortel ennemi e�t eu d'autre reproche � lui faire qu'une trop grande intr�pidit�. Il avait des honneurs autant qu'un vainqueur en pouvait amasser sur sa t�te. La ville de Londres lui avait envoy� une �p�e, et le roi l'avait fait chevalier du Bain, baron du Nil et pair du royaume. Il avait une fortune princi�re; car le gouvernement lui faisait mille livres sterling de rente, le roi l'avait dot� d'une pension de cinquante mille francs, et la compagnie des Indes lui avait fait cadeau de cent mille �cus. Il y avait donc � craindre que Nelson, reconnu jusque alors, non seulement pour brave entre les braves, mais encore pour loyal entre les loyaux, n'e�t le ridicule de tenir � cette double r�putation, et, n'ayant rien fait jusque-l� qui port�t atteinte � son courage, ne voul�t rien faire qui port�t atteinte � son honneur. Et pourtant il fallait que la capitulation sign�e par Foote, de Keraudy et Bonnieu fut d�chir�e. On se rappela que c'�tait une femme qui avait perdu Adam, et on jeta les yeux sur son amie Emma Lyonna pour damner Nelson.--Emma Lyonna �tait une femme perdue de Londres. Son p�re, on ne le conna�t pas; sa patrie, on l'ignore: on sait seulement que sa m�re �tait pauvre; on croit qu'elle naquit dans la principaut� de Galles, voil� tout. Un charlatan la rencontra et lui offrit de prendre part � une sp�culation nouvelle: c'�tait de repr�senter la d�esse Hygie. Ce charlatan �tait le docteur Graham, auteur de la _M�galanthropog�n�sie_. Emma Lyonna accepte; elle est install�e dans le cabinet du docteur, � qui elle sert d'explication vivante. Emma Lyonna �tait belle, on accourut pour la voir, les peintres demand�rent � la copier; Hamney, l'un des artistes les plus populaires de l'Angleterre, la peignit en V�nus, en Cl�op�tre, en Phryn�. D�s lors la vogue d'Emma Lyonna fut �tablie, et la fortune de Graham fut faite. Parmi les jeunes gens qui, depuis l'exposition de la d�esse Hygie, suivaient avec le plus d'assiduit� les cours du docteur �tait un jeune homme de la maison de Warwick nomm� Charles Greville. Du jour o� il avait vu Emma Lyonna, il en �tait devenu amoureux; il proposa � la belle statue de quitter le docteur pour lui. Emma Lyonna commen�ait � se lasser du poser pour les curieux el pour les peintres. Sa r�putation �tait faite; un jeune homme de l'aristocratie allait la mettre � la mode; elle accepta. En trois ans, la fortune de Charles Greville fut mang�e, une place honorable qu'il occupait dans la diplomatie perdue, et il ne lui resta rien que la femme � laquelle il devait sa ruine p�cuniaire et sa chute sociale. Alors il offrit � Emma de l'�pouser, si grande �tait la fascination que cette autre La�s exer�ait sur cet autre Alcibiade. Mais Emma Lyonna �tait trop bonne calculatrice pour �pouser un homme ruin�; elle avait pris l'habitude de l'or et des diamans pendant ces trois ann�es, et elle ne voulait pas la perdre. Sous un pr�texta de d�licatesse dont le pauvre Charles Greville fut dupe, elle refusa. Alors une autre id�e lui vint. Il avait � la cour de Naples un oncle riche et puissant, nomm� sir Williams Hamilton. Il �tait l'h�ritier du vieillard; il lui avait fait demander de l'argent et la permission d'�pouser Emma Lyonna. L'oncle avait r�pondu par un double refus � celte double demande. Charles Greville connaissait le pouvoir d'Emma Lyonna sur les coeurs: il envoya sa belle sir�ne solliciter pour elle et pour lui. Il y avait en effet un charme fatal attach� � cette femme. Le vieillard vit Emma Lyonna et en devint amoureux. Il offrit de faire � son neveu deux mille cinq cents livres sterling de rente si Emma Lyonna consentait � l'�pouser lui-m�me. Quinze jours apr�s, Charles Greville recevait son contrat de rente et Emma Lyonna devenait lady Hamilton. Le scandale fut grand. Toutefois, on ne pouvait refuser de recevoir la nouvelle mari�e dans le monde. Tous les salons lui furent donc ouverts. La reine Caroline, cette fi�re princesse d'Autriche, cette soeur de Marie-Antoinette, plus hautaine qu'elle encore, refusa compl�tement de lui parler et affecta de lui tourner le dos chaque fois que le hasard jeta la reine et l'ambassadrice sur le m�me chemin. Sur ces entrefaites, Nelson vint � Naples: le vainqueur de la Vera-Cruz, qui devait �tre celui d'Aboukir et de Trafalgar, subit l'influence commune et devint amoureux. Nelson pouvait �tre un Achille, mais ce n'�tait ni un Hyacinthe ni un P�ris; il avait perdu un oeil � Calvi et un bras � la Vera-Cruz. Mais lady Hamilton �tait trop habile pour laisser �chapper la fortune qui passait � la port�e de sa main. Elle comprit tout de suite l'influence que Nelson allait prendre sur les �v�nemens et par cons�quent sur les hommes. L'Angleterre, pour Ferdinand et Caroline, �tait non seulement une alli�e, mais encore une lib�ratrice: Nelson devenait pour eux non seulement un h�ros, mais presque un dieu. L'amour de Nelson changea tout pour Emma Lyonna. La reine descendit de son tr�ne et fit la moiti� du chemin qui la s�parait d� l'aventuri�re; Emma Lyonna daigna faire l'autre. Bient�t on ne vit plus l'une sans l'autre. A la cour, au th��tre, � Chiaja, � Toledo, dans sa voiture comme dans la loge royale, Emma Lyonna eut sa place de tous les jours, de toutes les heures, de tous les instans, Emma Lyonna fut la favorite de Caroline. Le jour des d�sastres arriva: Emma Lyonna, fid�le � l'amiti� ou plut�t � l'ambition, accompagna le roi et la reine en Sicile, tra�nant Nelson � sa suite. Le terrible capitaine de la mer �tait, avec elle, ob�issant et doux comme un enfant. Ce fut sur cette femme que Caroline jeta les yeux pour perdre Nelson; ce lut � ces mains �tranges que Dieu remit l'existence des hommes et le destin des royaumes. Emma Lyonna portait une lettre de cr�ance con�ue en ces termes: �La Providence vous remet le sort de la monarchie napolitaine; je n'ai pas le temps de vous �crire une lettre d�taill�e sur le service immense que nous attendons de vous. Milady, mon ambassadrice et mon amie, vous exposera ma pri�re et toute la reconnaissance de votre affectionn�e, CAROLINE.� Dans cette lettre �tait contenu un d�cret du roi qui portait que �l'intention du roi n'avait jamais �t� de traiter avec des sujets rebelles; qu'en cons�quence les capitulations des forts �taient r�voqu�es; que les partisans de la pr�tendue r�publique parth�nop�enne �tant plus ou moins coupables de l�se-majest�, une junte d'�tat serait �tablie pour les juger, et punirait les plus coupables par la mort, les autres par la prison et l'exil, tous par la confiscation de leurs biens.� Une autre ordonnance devait faire conna�tre les volont�s ult�rieures de Sa Majest� et la mani�re dont elles seraient ex�cut�es. A la rigueur, le roi et la reine pouvaient �crire ces choses, ils n'avaient rien sign�: ils voyaient les �v�nemens accomplis au point de vue de leur pouvoir et de leur dignit�. Mais Nelson, l'homme du peuple; Nelson, le fils d'un pauvre ministre du village de Burnham-Thorp; Nelson, dont la parole �tait engag�e par la signature de son repr�sentant; Nelson, qui, dans tous ces d�m�l�s de peuple � rois, devait �tre calme, impartial et froid comme la statue de la Justice; Nelson, sur lequel l'Europe avait les yeux ouverts, et dont le monde n'attendait qu'un mot pour le proclamer le d�fenseur de l'humanit�, comme il �tait d�j� l'�lu de la gloire; Nelson, quelle excuse avait-il et que r�pondra-t-il � Dieu quand Dieu lui demandera compte de l'existence de vingt-cinq mille hommes sacrifi�s � un fol amour? Le navire qui portait Emma Lyonna aborda un soir le navire qui portait Nelson; une heure apr�s, le navire repartait pour Palerme, emportant pour tout message cette seule r�ponse: �Tout va bien.� Le lendemain la capitulation �tait d�chir�e. Parmi toutes les victimes, il y en avait une qui devait �tre sacr�e pour Nelson: c'�tait son coll�gue l'amiral Carracciolo. Apr�s avoir conduit le roi en Sicile avec un bonheur qui avait fait envie � celui qui passait � cette �poque pour le premier homme de mer qui exist�t, Carracciolo avait demand� la permission de revenir � Naples et l'avait obtenue. L� il avait pris parti pour les r�publicains, avait combattu avec eux, avait trait� comme eux, et, comme eux, e�t du �tre sous la garde de l'honneur de trois grandes nations. Carracciolo �tait parvenu � �chapper aux premi�res recherches, et par cons�quent aux premiers massacres; mais, trahi par un domestique, il fut pris dans la chambre o� il �tait cach�. A peine Nelson eut-il appris son arrestation qu'il le r�clama comme son prisonnier. Une action grande et g�n�reuse pouvait servir non pas de contre-poids, mais de palliatif � la trahison de l'amiral anglais; Nelson pouvait r�clamer son coll�gue pour l'arracher � la junte d'�tat; on le crut, on l'applaudit: Nelson r�clamait son coll�gue pour le faire pendre sur son propre vaisseau! Le proc�s fut court: il commen�a � neuf heures du matin; � dix heures, on fit dire � Nelson que la cour venait de d�cider qu'on accueillerait les preuves et les t�moignages en faveur de l'accus�, d�cision qui, dans tous les pays du monde, est un droit et non une faveur. Nelson r�pondit que c'�tait inutile, et la cour passa outre. A midi, on vint annoncer � Nelson que l'accus� �tait condamn� � la prison perp�tuelle. --Vous vous trompez, dit Nelson au comte de Thun, qui lui annon�ait cette sentence, il a �t� condamn� � la peine de mort. La cour gratta le mot _prison_ et �crivit le mot _mort_ � la place. A une heure, on vint dire � Nelson que le condamn� demandait � �tre fusill� au lieu d'�tre pendu. --Il faut que justice ait son cours, r�pondit Nelson. En cons�quence, on transporta Carracciolo � bord de la _Minerve_; c'�tait le vaisseau sur lequel il combattait de pr�f�rence. L'amiral l'avait constamment soign� comme un p�re soigne son propre fils; et cependant, pendant le temps qu'il �tait rest� � bord du vaisseau anglais, il avait remarqu� une foule de ces d�tails de construction qui faisaient alors et qui font encore de la marine de la Grande-Bretagne une des premi�res marines du monde: ces d�tails, il les expliquait � un jeune officier qui avait servi sous lui, et il en �tait arriv� � un point important de sa d�monstration, lorsque le greffier s'avan�a vers lui, le jugement � la main. Carracciolo s'interrompit, �couta la sentence avec le plus grand calme; puis, la lecture termin�e: --Je disais donc... reprit l'amiral, et il continua sa d�monstration � l'endroit m�me o� l'arr�t de mort l'avait interrompu. Dix minutes apr�s, le corps de l'amiral se balan�ait suspendu au bout d'une vergue. Le soir on coupa la corde, on attacha un boulet de trente-six aux pieds du cadavre, et on le jeta � la mer. Douze heures avaient suffi pour rassembler la cour, porter ce jugement, ex�cuter la sentence, et faire dispara�tre jusqu'� la derni�re trace du condamn�. Pendant ce temps, les bons lazzaroni faisaient de leur mieux: ils attendaient en chantant et en dansant au pied de l'�chafaud ou de la potence les cadavres qui sortaient des mains du bourreau, les jetaient dans des b�chers; puis, lorsqu'ils �taient cuits selon leur go�t, ils en grignotaient le foie ou le coeur, tandis que les autres, port�s par leur nature � des amusemens plus champ�tres, se faisaient des sifflets avec les os des bras, et des fl�tes avec les os des jambes. Trois mois de jugemens, d'ex�cutions et de supplices avaient r�tabli le calme dans la ville de Naples. Le roi et la reine re�urent donc avis qu'ils pouvaient rentrer dans leur capitale. Pendant ces trois mois, Nelson et Emma Lyonna ne s'�taient point quitt�s: ce furent trois malheureux pour ces tendres amans. D'ailleurs, de nouveaux honneurs pleuvaient sur Nelson et rejaillissaient sur sa ma�tresse: le vainqueur d'Aboukir avait �t� fait baron du Nil, le lac�rateur du trait� de Naples fut fait duc de Bronte. Le surlendemain de l'ex�cution de Carracciolo, on signala une flottille venant de Sicile; c'�tait le roi qui revenait prendre possession de son royaume. Mais le roi ne regardait pas encore le sol de Naples comme bien affermi; il r�solut de stationner quelques jours dans le port, et de recevoir ses fid�les sujets sur son vaisseau. Bient�t le vaisseau fut entour� de barques; c'�taient des ministres qui apportaient des ordonnances, c'�taient des d�put�s qui venaient d�biter des harangues, c'�taient des courtisans qui venaient mendier des places. Tous furent re�us avec ce visage souriant et paternel d'un roi qui rentre dans son royaume. Quelques barques seulement furent �cart�es de la cour comme importunes: c'�taient celles qui portaient quelques ennuyeux solliciteurs venant demander la gr�ce de leurs parens condamn�s � mort. La soir�e se passa en f�tes: il y eut illumination et concert sur le vaisseau royal. Or, �coutez que je vous dise l'�trange spectacle qu'�claira cette illumination, que je vous raconte l'�v�nement inou� qui troubla ce concert. C'�tait dans la nuit du 30 juin au 1er juillet: le roi �tait fatigu� de tout ce bruit, de toutes ces adulations, de toutes ces l�chet�s, car Nasone �tait homme d'esprit avant tout, et son regard voyait tout d'abord le fond de la chose. Il monta seul sur le pont et alla s'appuyer au bastingage du gaillard d'arri�re, et, tout en sifflotant un air de chasse, il se mit � regarder cette mer infinie, si calme et si tranquille qu'elle r�fl�chissait toutes les �toiles du ciel. Tout � coup, � vingt pas de lui, du milieu de cette nappe d'azur surgit un homme qui sort de l'eau jusqu'� la ceinture et demeure immobile en face de lui. Le roi fixe les yeux sur l'apparition, tressaille, regarde encore, p�lit, veut reculer et sent ses jambes qui lui manquent; il veut appeler et sent sa voix qui le trahit. Alors, immobile, l'oeil fixe, les cheveux h�riss�s, la sueur au front, il reste clou� par la terreur. Cet homme qui sort de l'eau jusqu'� la ceinture, c'est l'ancien ami du roi, c'est le condamn� de la surveille, c'est l'amiral Carracciolo, qui, la t�te haute, la face livide, la chevelure ruisselante, s'incline et se redresse � chaque mouvement de la houle, comme pour saluer une derni�re fois le roi. Enfin les liens qui retenaient la langue de Ferdinand se brisent, et l'on entend ce cri terrible retentir jusque dans les entrailles du b�timent. --Carracciolo! Carracciolo!... A ce cri, tout le monde accourt; mais au lieu de s'�vanouir, l'apparition reste visible pour tous. Les plus braves s'�meuvent. Nelson, qui, enfant, demandait ce que c'�tait que la peur, p�lit d'�motion et d'angoisse; et r�p�te l'ordre donn� par le roi de gouverner vers la terre. Alors, en un clin d'oeil, le b�timent se couvre de voiles, s'incline et glisse doucement vers Sainte-Lucie, pouss� par la brise de mer; mais voil�, chose terrible! que le cadavre, lui aussi, s'incline, suit le sillage, et, m� par la force d'attraction, semble poursuivre son meurtrier. En ce moment, le chapelain para�t sur le pont; le roi se jette dans ses bras:--Mon p�re! mon p�re! s'�cria-t-il, que me veut donc ce mort qui me poursuit? --Une s�pulture chr�tienne, r�pond le chapelain. --Qu'on la lui donne, qu'on la lui donne � l'instant m�me! s'�cria Ferdinand en se pr�cipitant par l'�coutille, afin de ne plus voir cet �trange spectacle. Nelson ordonna de mettre une barque � la mer et d'aller chercher le cadavre; mais pas un matelot napolitain ne consentit � se charger de cette mission. Dix matelots anglais descendirent dans la yole, huit ram�rent, deux tir�rent le cadavre hors de l'eau. La cause du miracle fut alors connue. L'amiral, comme nous l'avons dit, avait �t� jet� � la mer avec un boulet de trente-six seulement attach� aux pieds. Or, le corps s'�tait enfl� dans l'eau, et le poids �tant trop faible pour le retenir au fond, il �tait remont� � la surface de la mer, et, par un effet d'�quilibre, il s'�tait dress� jusqu'� la ceinture; puis, pouss� par le vent et entra�n� par le sillage, il avait suivi le vaisseau. Le lendemain il fut enterr� dans la petite �glise de Sainte-Marie-�-la-Cha�ne. Apr�s quoi, le roi fit son entr�e triomphale dans sa capitale, et r�gna paisiblement sur son peuple jusqu'au moment o� Napol�on lui fit signifier qu'il venait de disposer du royaume de Naples en faveur de son fr�re Joseph. Le roi Nasone prit la chose en philosophe, et s'en retourna chasser � Palerme. Ce nouvel exil dura jusqu'au 9 juin 1815, �poque � laquelle Joachim Murat, qui avait succ�d� � Joseph Napol�on, �tait tomb� � son tour. Sa Majest� napolitaine revint chasser a Capo-di-Monti et � Caserte. Notes: [1] Qu'on ne prenne point ce sobriquet en mauvaise part; c'est comme si, au lieu de dire Philippe V, nous disions Philippe-le-Long. [2] Voici tes termes de cette capitulation: 1. Le ch�teau Neuf et le ch�teau de l'Oeuf, avec armes et munitions, seront remis aux commissaires de Sa Majest� le roi des Deux-Siciles et de ses alli�s; l'Angleterre, la Prusse, la Porte-Ottomane. 2. Les garnisons r�publicaines des deux ch�teaux sortiront avec les honneurs de la guerre et seront respect�es dans leurs personnes et dans leurs biens meubles et immeubles. 3. Elles pourront choisir de s'embarquer sur des vaisseaux parlementaires pour �tre transport�es � Toulon, ou de rester dans le royaume sans avoir rien � craindre ni pour elles ni pour leurs familles. Les vaisseaux seront fournis par les ministres du roi. 4. Ces conditions et ces clauses seront communes aux personnes des deux sexes enferm�es dans les forts, aux r�publicains faits prisonniers dans le cours de la guerre par les troupes royales ou alli�es, et au camp de Saint-Martin. 5. Les garnisons r�publicaines ne sortiront des ch�teaux que quand les vaisseaux destin�s au transport de ceux qui auront choisi le d�part seront pr�ts � mettre � la voile. 6. L'archev�que de Salerne, le comte Michevieux, le comte Dillon et l'�v�que d'Avellino resteront comme otages dans le fort Saint-Elme, jusqu'� ce qu'on ait appris � Naples la nouvelle certaine de l'arriv�e � Toulon des vaisseaux qui auront transport� dans cette ville les garnisons r�publicaines. Les prisonniers du parti du roi et les otages retenus dans les forts seront mis en libert� aussit�t apr�s la ratification de la pr�sente capitulation. XIII Anecdotes. Quelque temps apr�s le retour du roi � Naples, Charles IV vint l'y rejoindre; celui-l� aussi �tait exil� de son royaume; mais il n'avait pas m�me une Sicile o� se r�fugier, et il venait demander l'hospitalit� � son fr�re. Celui-l� aussi �tait un grand chasseur et un grand p�cheur: aussi les deux fr�res, si long-temps s�par�s, ne se quittaient-ils plus, et chassaient-ils ou p�chaient-ils du matin jusqu'au soir. Ce n'�tait plus que parties de chasse dans le parc de Caserte ou dans le bois de Persano, que parties de p�che au lac Fusaro ou � Castellamare. On se rappelle la grande tendresse de Louis XIV pour Monsieur. Assez indiff�rent pour sa femme, assez �go�ste envers ses ma�tresses, assez s�v�re pour ses enfans, Louis XIV n'aimait que Monsieur, et cette amiti� s'augmentait, disait-on, de son indiff�rence profonde pour tout autre. Quelques nuages avaient bien de temps en temps pass� entre eux; mais ces nuages s'�taient promptement dissip�s au soleil ardent de la fraternit�. Aussi, le lendemain de la nuit o� mourut Monsieur, personne n'osait se risquer � aborder le grand roi, qui, enferm� dans son cabinet, s'abandonnait � la douleur. Enfin, dit Saint-Simon, madame de Maintenon se risqua, et trouva Louis XIV le nez au vent, le jarret tendu, et chantonnant un petit air d'op�ra � sa louange. M�me chose � peu pr�s devait se passer entre Ferdinand Ier et Charles IV. Une partie avait �t� li�e entre les deux princes pour aller chasser au bois de Persano, lorsqu'au moment du d�part du roi Charles IV se trouva l�g�rement indispos�; mais comme l'auguste malade savait par sa propre exp�rience quelle contrari�t� c'est qu'une partie de chasse remise, il exigea que son fr�re all�t � Persano sans lui; ce � quoi Ferdinand 1er ne consentit qu'� la condition que si le roi Charles IV se sentait plus indispos� il le lui ferait dire. Le malade s'y engagea sur sa parole. Le roi embrassa son fr�re et partit. Dans la journ�e, l'indisposition sembla prendre quelque gravit�. Le soir, le malade �tait fort souffrant. Pendant la nuit, la situation empira tellement que, sur les deux heures du matin, on exp�dia un courrier porteur d'une lettre de la duchesse de San-Florida, laquelle annon�ait au roi que, s'il voulait embrasser une derni�re fois son fr�re, il fallait qu'il rev�nt en toute h�te. Le courrier arriva comme Sa Majest� montait � cheval pour se rendre � la chasse. Le roi prit la lettre, la d�cacheta, et levant lamentablement les yeux au ciel: --Oh! mon Dieu! mon Dieu! messieurs, quel malheur! s'�cria-t-il, le roi d'Espagne est gravement malade! Et comme chacun, prenant une figure de circonstance, allongeait son visage le plus qu'il pouvait: --Heu! continua le roi avec cet accent napolitain dont rien ne peut rendre l'expression, je crois qu'il y a beaucoup d'exag�ration dans le rapport qu'on me fait. Chassons d'abord, messieurs; ensuite on verra. Les courtisans reprirent leur figure habituelle; on arriva au rendez-vous et l'on commen�a de chasser. A peine avait-on tir� dix coups de fusils, car la chasse que pr�f�rait Sa Majest� �tait la chasse au tir, qu'un second courrier arriva. Celui-ci annon�ait que le roi Charles IV �tait � toute extr�mit� et ne cessait de demander son fr�re. Il n'y avait plus de doute � conserver sur la situation d�sesp�r�e du malade. Aussi le roi Ferdinand, qui �tait homme de r�solution, prit-il aussit�t son parti; et comme les courtisans attendaient les premi�res paroles du roi pour r�gler leur visage sur ces paroles: --Heu! fit-il de nouveau, mon fr�re est malade mortellement ou il ne l'est pas. S'il l'est, quel bien lui fera-t-il que je vienne? S'il ne l'est pas, il sera d�sesp�r� de savoir que pour lui j'ai manqu� une si belle chasse. Chassons donc, messieurs. Et on se remit � la besogne de plus belle. Le soir, en rentrant, on trouva un courrier qui annon�ait que Charles IV �tait mort. La douleur que ressentit le roi fut si profonde qu'il comprit qu'il devait, avant tout, la combattre par quelque puissante distraction. En cons�quence, il donna ses ordres pour qu'une chasse plus belle encore que celle qu'on venait de faire e�t lieu pour le lendemain et le surlendemain. On tua cent cinquante sangliers et deux cents daims dans ces trois chasses. Mais qu'on ne croie point pour cela que Ferdinand avait oubli� le d�funt. A chaque beau coup qu'il faisait ou voyait faire, il s'�criait:--Ah! si mon pauvre fr�re �tait l�, qu'il serait heureux! Le troisi�me jour le roi revint, ordonna un convoi magnifique et prit le deuil pour trois mois, lui et toute sa cour. Qu'on ne croie pas non plus que le roi Nasone avait un mauvais coeur. Les coeurs des dix-septi�me et dix-huiti�me si�cles �taient faits ainsi. On vint un jour dire � Bassompierre, au moment o� il s'habillait pour aller danser un quadrille chez la reine Marie de M�dicis, que sa m�re, qu'il adorait, �tait morte. --Vous vous trompez, r�pondit tranquillement Bassompierre en continuant de nouer ses aiguillettes, elle ne sera morte que lorsque le quadrille sera dans�. Bassompierre dansa le quadrille; il y eut le plus grand succ�s, et rentra chez lui pour pleurer sa m�re. La sensibilit� est une invention moderne. Esp�rons qu'elle durera. A c�t� de cette indiff�rence, � l'endroit de sa passion dominante, le roi Nasone avait parfois d'excellens mouvemens. Un jour, une pauvre femme, dont le mari venait d'�tre condamn� � mort, part d'Aversa sur le conseil de l'avocat qui l'avait d�fendu, et vint � pied � Naples pour demander au roi la gr�ce de son mari. C'�tait chose facile que d'aborder le roi, toujours courant qu'il �tait, � pied ou � cheval dans les rues et sur les places de Naples, quand il n'�tait pas � la chasse. Cette fois, malheureusement ou heureusement, le roi n'�tait ni dans les rues ni dans son palais; il �tait a Capo-di-Monti: c'�tait la saison des becfigues. La pauvre femme �tait �cras�e de fatigue; elle venait de faire quatre grandes lieues tout courant; elle demanda la permission d'attendre le roi. Le capitaine des gardes, touch� de compassion pour elle, lui accorda sa demande. Elle s'assit sur la premi�re marche de l'escalier par lequel devait monter le roi pour rentrer dans son appartement. Mais quelles que fussent la gravit� de la situation o� elle se trouvait et la pr�occupation qui agitait ses esprits, la fatigue fut plus forte que l'inqui�tude, et, apr�s avoir pendant quelque temps lutt� en vain contre le sommeil, elle renversa sa t�te contre le mur, ferma les yeux et s'endormit. Elle dormait � peine depuis un quart d'heure lorsque le roi rentra. Le roi avait �t� ce jour-l� plus adroit que d'habitude, et avait trouv� des becfigues plus nombreux que la veille. Il �tait donc dans une situation d'esprit des plus bienveillantes, lorsqu'en rentrant il aper�ut la pauvre femme qui l'attendait. On voulut la r�veiller, mais le roi fit signe qu'on ne la d�range�t point. Il s'approcha d'elle, la regarda avec une curiosit� m�l�e d'int�r�t, puis, voyant l'angle de la p�tition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement et avec pr�caution, afin de ne pas troubler son sommeil, la lut, et ayant demand� une plume, il �crivit au bas: _Fortuna e duorme_. Ce qui correspond � peu pr�s � notre proverbe fran�ais: _La fortune vient en dormant_. Puis il signa _Ferdinand, roi_. Apr�s quoi il ordonna de ne r�veiller la bonne femme sous aucun pr�texte, d�fendit qu'on la laiss�t parvenir jusqu'� lui, repla�a la p�tition dans l'ouverture o� il l'avait prise, et remonta joyeusement chez lui, une bonne action sur la conscience. Au bout de dix minutes, la solliciteuse ouvrit les yeux, s'informa si le roi �tait rentr�, et apprit qu'il venait de passer devant elle pendant qu'elle dormait. Sa d�solation fut grande; elle avait manqu� l'occasion qu'elle �tait venue chercher de si loin et avec tant de fatigue; elle supplia le capitaine des gardes de lui permettre d'arriver jusqu'au roi; mais le capitaine des gardes refusa obstin�ment, en disant que Sa Majest� �tait renferm�e chez elle, d�clarant que de la journ�e ni de celle du lendemain elle ne sortirait de la chambre ni ne recevrait personne. Il fallut renoncer � l'espoir de voir le roi; la pauvre femme repartit pour Aversa d�sol�e. La premi�re visite, � son retour, fut pour l'avocat qui lui avait donn� le conseil de venir implorer la cl�mence du roi; elle lui raconta tout ce qui s'�tait pass� et comment, par sa faute, elle avait laiss� �chapper une occasion d�sormais introuvable. L'avocat, qui avait des amis � la cour, lui dit alors de lui rendre la p�tition, et qu'il aviserait � quelque moyen de la faire remettre au roi. La femme remit � l'avocat la p�tition demand�e. Par un mouvement machinal, l'avocat l'ouvrit; mais � peine y eut-il jet� les yeux qu'il poussa un cri de joie. Dans la situation o� l'on se trouvait, le proverbe consolateur �crit et sign� de la main du roi �quivalait � une gr�ce. Effectivement, huit jours apr�s, le prisonnier �tait rendu � la libert�, et cette fortune qui arrivait � la pauvre femme, ainsi que l'avait �crit te roi Nasone, lui �tait venue en dormant. Pr�s de cette action qui ferait honneur � Henri IV, citons des jugemens qui feraient honneur � Salomon. La marquise de C---- avait �t�, � l'�poque de la mort de son mari, nomm�e tutrice de son fils, alors �g� de douze ans. Pendant les neuf ann�es qui le s�paraient encore de sa majorit�, la marquise, femme pleine de sens et d'honneur, avait g�r� la fortune de son fils de telle fa�on que, gr�ce � la retraite o�, quoique jeune encore, elle avait v�cu, cette fortune s'�tait presque doubl�e. La majorit� du jeune homme arriv�e, la marquise lui rendit ses comptes; mais celui-ci, pour tout remerciement, se contenta de faire � sa m�re une esp�ce de pension alimentaire qui la soutenait � peine au dessus de la mis�re. La m�re ne dit rien, re�ut avec r�signation l'aum�ne filiale, et se retira � Sorrente, o� elle avait une petite maison de campagne. Au bout d'un an, la petite pension manqua tout � coup; et tandis que le fils menait � Naples le train d'un prince, la m�re se trouva � Sorrente sans un morceau de pain. Il fallait se r�signer � mourir de faim ou se d�cider � se plaindre au roi. La pauvre m�re �puisa jusqu'� sa derni�re ressource avant d'en venir � cette extr�mit�. Enfin, il n'y eut plus moyen d'aller plus avant. La marquise de C---- vint se jeter aux pieds de Nasone en lui demandant justice pour elle et pardon pour son fils. Le roi re�ut la p�tition que lui pr�sentait la marquise de C----, et dans laquelle �taient consign�s les d�tails de la gestion maternelle; puis il se fit rendre compte de la situation des choses, vit que tous ces d�tails �taient de la plus exacte v�rit�, prit une plume et �crivit: _Duri la minorit� del figlio giache vive la madre_. �Dure la minorit� du fils tant que vivra la m�re.� De singuliers bruits avaient couru sur le comte de B----. Son fils avait disparu, et l'on pr�tendait que, dans une querelle survenue entre le p�re et le fils pour une femme qu'ils auraient aim�e tous deux, le p�re, dans un mouvement d'emportement, aurait tu� le fils. Cependant ces bruits vagues n'existaient point � l'�tat de r�alit�; seulement, au dire du p�re, le jeune homme �tait absent et voyageait pour son instruction. Sur ces entrefaites, Ferdinand fut rel�gu� en Sicile, et Joseph, puis Murat, vinrent occuper le tr�ne de Naples. De si graves �v�nemens firent oublier les inculpations qui pesaient sur le comte de B----, qui, ayant pris du service � la cour du fr�re et du beau-fr�re de Napol�on, et �tant parvenu � une grande faveur, vit s'�teindre jusqu'aux allusions � la sanglante aventure dans laquelle le bruit public l'accusait d'avoir jou� un si terrible r�le. Tout le monde avait donc oubli� ou paraissait avoir oubli� le jeune homme absent, lorsque arriva la catastrophe de 1815. Murat, forc� de fuir de Naples, se r�fugia en France, et tous ceux qui l'avaient servi, sachant qu'il n'y avait point de pardon � esp�rer pour eux de la part de Ferdinand, n'attendirent point son arriv�e et s'�parpill�rent par l'Europe. Le comte de B---- fit comme les autres, et alla demander un asile � la Suisse, o� il demeura six ans. Au bout de six ans, il pensa que son erreur politique �tait expi�e par son exil, et �crivit � Ferdinand pour lui demander la permission de rentrer � la cour. La lettre fut ouverte par le ministre de la police, qui, au premier travail, la pr�senta au roi. --Qu'est cela? dit Ferdinand. --Une lettre du comte de B----, Majest�. --Que demande-t-il? --Il demande � rentrer en gr�ce pr�s de vous. --Comment donc! mais certainement, ce cher comte de B----, je le reverrai avec le plus grand plaisir. Passez-moi une plume. Le ministre passa la plume � Sa Majest�, qui �crivit au dessous de la demande: _Torni, ma col figlio_ (qu'il revienne, mais avec son fils). Le comte de B---- mourut en exil. Comme ses amis les lazzaroni, le roi Nasone n'avait pas un grand attachement pour les moines. En �change, et comme eux encore, il avait un profond respect pour padre Rocco, dont il avait plus d'une fois �cout� les sermons en plein air. Aussi padre Rocco, dont nous aurons � parler longuement dans la suite de ce r�cit, avait-il au palais du roi des entr�es aussi faciles que dans la plus pauvre maison de Naples. De plus, il va sans dire que padre Rocco, aux yeux duquel tous les hommes �taient �gaux, avait conserv� la m�me libert� de paroles vis-�-vis du roi qu'� l'�gard du dernier lazzarone. Un jour que toute la famille royale �tait � Capo-di-Monte, on vit arriver padre Rocco. Aussit�t de grands cris de joie retentirent dans le palais, et chacun accourut au devant du bon pr�tre, que personne n'avait vu depuis plus de dix-huit mois; c'�tait au premier retour de Sicile, et apr�s la terrible r�action dont nous avons dit quelques mots. Padre Rocco venait de qu�ter pour les pauvres prisonniers. Quand le roi, la reine, le prince Fran�ois, le duc de Salerne et les dix ou douze courtisans qui avaient suivi la famille royale � Capo-di-Monte eurent donn� leur aum�ne, padre Rocco voulut se retirer, mais Ferdinand l'arr�ta. --Un instant, un instant, padre Rocco, dit le roi; on ne s'en va pas comme cela. --Et comment s'en va-t-on, sire? --Chacun son imp�t. Nous vous devions une aum�ne, nous vous l'avons donn�e. Vous nous devez un sermon: donnez-nous-le. --Oh! oui, oui, un sermon! cri�rent la reine, le prince Fran�ois et le duc de Salerne. --Oh! oui, oui, un sermon! r�p�t�rent en choeur tous les courtisans. --J'ai l'habitude de pr�cher devant des lazzaroni, sire, et non devant des t�tes couronn�es, r�pondit padre Rocco: excusez-moi donc si je crois devoir r�cuser l'honneur que vous me faites. --Oh! non pas, non pas; vous ne vous en tirerez point ainsi: nous vous avons donn� votre aum�ne, il nous faut notre sermon; je ne sors pas de l�. --Mais quel genre de sermon? demanda le pr�tre. --Faites-nous un sermon pour amuser les enfans. Le pr�tre se mordit les l�vres; puis, s'adressant au roi: --Vous le voulez donc absolument, sire? --Oui, certes, je le veux. --Ce sermon �tant fait pour les enfans, ne vous �tonnez point qu'il commence comme un conte de f�e. --Qu'il commence comme il voudra, mais que nous l'ayons. --A vos ordres, sire. Et padre Rocco monta sur une chaise pour mieux dominer son auguste auditoire. --Au nom du P�re, du Fils et du Saint-Esprit! commen�a padre Rocco. --Amen! interrompit le roi. --Il y avait une fois, continua le pr�tre en saluant le roi, comme pour le remercier de ce qu'il avait bien voulu lui servir de sacristain, il y avait une fois un crabe et une crabe... --Comment dites-vous cela? s'�cria Ferdinand, qui croyait avoir mal entendu. --Il y avait une fois un crabe et une crabe, reprit gravement padre Rocco, lesquels avaient eu en l�gitime mariage trois fils et deux filles qui donnaient les plus belles esp�rances. Aussi le p�re et la m�re avaient-ils plac� pr�s de leurs enfans les professeurs les plus distingu�s et les gouvernantes les plus instruites qu'ils avaient pu trouver � trois lieues � la ronde: ils avaient surtout recommand� aux instituteurs et aux institutrices d'apprendre � leurs enfans � marcher droit. Quand l'�ducation des trois enfans m�les fut finie, le p�re les convoqua devant lui, et ayant laiss� le professeur � la porte, afin que, les �l�ves n'�tant pas soutenus par sa pr�sence, il p�t mieux juger de l'�ducation qu'ils avaient re�ue: --Mon cher fils, dit-il � l'a�n�, j'ai recommand� entre autres choses que l'on vous apprit � marcher droit. Marchez un peu, que je voie comment mes instructions ont �t� suivies. --Volontiers, mon p�re, dit le fils a�n�. Regardez, et vous allez voir. Et aussit�t il se mit en mouvement. --Mais, dit le p�re, que diable fais-tu donc l�? --Ce que je fais? je vous ob�is: je marche. --Oui, tu marches, mais tu marches de travers. Est-ce que cela s'appelle marcher? Voyons, recommen�ons. --Recommen�ons, mon p�re. Et le fils a�n� se remit en mouvement. Le p�re jeta un cri de douleur. La premi�re fois son enfant avait march� de droite � gauche; la seconde fois il marchait de gauche � droite. --Mais ne peux-tu donc pas aller droit? s'�cria le p�re. --Est-ce que je ne vais pas droit? demanda le fils. --Il ne voit pas son infirmit�! s'�cria le malheureux crabe en joignant ses deux grosses pinces et en les �levant avec douleur vers le ciel. Puis, se retournant vers son fils cadet: --Viens ici, toi, lui dit-il, et montre � ton fr�re a�n� comment on marche. --Volontiers, mon p�re, dit le second. Et il recommen�a exactement la m�me manoeuvre qu'avait faite son fr�re a�n�, si ce n'est qu'au lieu d'aller la premi�re fois de droite � gauche et la seconde fois de gauche � droite, il alla la premi�re fois de gauche � droite et la seconde fois de droite � gauche. --Toujours de travers! toujours de travers! s'�cria le p�re au d�sespoir. Puis, se retournant, les larmes aux yeux, vers le plus jeune de ses fils: --Voyons, toi, lui dit-il, � ton tour, et donne l'exemple � tes fr�res. --Mon p�re, reprit le troisi�me, qui �tait un jeune crabe plein de sens, il me semble que l'exemple serait bien autrement profitable pour nous si vous nous le donniez vous-m�me. Marchez donc, et montrez-nous comment il faut faire. Ce que vous ferez, nous le ferons! Alors, continua padre Rocco, alors le p�re... --Bien, bien, dit Ferdinand, bien, padre Rocco; nous avons notre affaire, la reine et moi; vous pouvez nous revenir demander l'aum�ne tant que vous voudrez, nous ne vous demanderons plus de sermons. Adieu, padre Rocco. --Adieu, sire. Et padre Rocco se retira laissant son sermon inachev�, mais emportant son aum�ne tout enti�re. Voil� le roi Nasone, non pas tel que l'histoire l'a fait ou le fera. L'histoire est trop grande dame pour entrer dans la chambre des rois � toute heure du jour et de la nuit, et pour les surprendre dans la position o� Sa Majest� napolitaine surprit le pr�sident Cardillo. Ce n'est pourtant que lorsqu'on a fait avec un flambeau le tour de leur tr�ne, et avec un bougeoir le tour de leur chambre, qu'on peut porter un jugement impartial sur ceux-l� que Dieu, dans son amour ou dans sa col�re, a choisis dans le sein maternel pour en faire des pasteurs d'hommes; et encore peut-on se tromper. Apr�s avoir vu le roi Nasone vendre son poisson, d�tailler son gibier, �couler au coin d'un carrefour le sermon de padre Rocco, s'humaniser avec les vassales dans son s�rail de San-Lecco, rire de son gros rire avec le premier lazzarone venu, peut-�tre ira-t-on croire qu'il �tat pr�t � tendre la main � tout le monde: point; il y avait entre l'aristocratie et le peuple une classe de la soci�t� que le roi Nasone ex�crait particuli�rement, c'�tait la bourgeoisie. Racontons l'histoire d'un bourgeois sicilien qui voulut absolument devenir gentilhomme. Ceux qui voudront savoir le nom de cet autre monsieur Jourdain pourront recourir aux moeurs siciliennes de mon spirituel ami Palinieri de Micciche, qui voyage depuis une vingtaine d'ann�es dans tous les pays, except� dans le sien, pour expier l'habitude qu'il a prise d'appeler les choses et les hommes par leur nom. Ce qui fait qu'instruit par son exemple, je l�cherai d'�viter le m�me inconv�nient. XIII La B�te noire du roi Nasone. Il y avait � Fermini, vers l'an de gr�ce 1798, un jeune homme de seize � dix-sept ans, lequel, comme le cardinal Lecada, ne demandait qu'une chose au ciel: �tre secr�taire d'�tat et mourir. C'�tait le fils d'un honn�te fermier nomm� Neodad. Le nom est tant soit peu arabe peut-�tre, mais nos lecteurs voudront bien se souvenir que la Sicile a �t� autrefois conquise par les Sarrasins. Puis, comme je l'ai dit, ils peuvent recourir pour les racines � mon ami Palmieri de Micciche. Son p�re lui avait laiss� quelque petite fortune; il r�solut d'acheter un costume � la mode, de poudrer ses cheveux, de raser son menton, d'attacher un catogan au collet de son habit, et de venir chercher un titre � Palerme. En cons�quence, en vertu de l'axiome: Aide-toi, et Dieu t'aidera, il commen�a par changer son nom de Neodad en celui de Soval, quoiqu'� mon avis le premier f�t bien plus pittoresque que le second. Il est vrai qu'un peu plus tard il ajouta � ce nom la particule _de_, ce qui le rendit, sinon plus aristocratique, du moins plus original encore. Ainsi d�guis�, et croyant avoir suffisamment cach� sa crasse paternelle sous la poudre � la mar�chale, le jeune Soval essaya tout doucettement de se glisser � la cour. Mais Sa Majest� napolitaine n'avait pas re�u le nom de Nasone pour rien. Elle flaira l'intrus d'une lieue, lui fit fermer toutes les portes des palais royaux et des villes royales, lui laissant toute libert�, au reste, de se promener partout ailleurs que chez lui. Mais le jeune fermier n'�tait pas venu � Palerme dans la seule intention de faire admirer sa tournure � la Marine ou sa jambe � la Fiora. Il �tait venu pour avoir ses entr�es � la cour. Il r�solut de les avoir � quelque prix que ce f�t, et, puisque le roi Nasone les lui refusait de bonne volont�, de les enlever de force. Il y avait plusieurs moyens pour cela. C'�tait le moment o� le cardinal Ruffo cherchait des hommes de bonne volont� pour l'aider � reconqu�rir le royaume de Naples, que, comme Charles VII, le roi Nasone perdait le plus ga�ment du monde. Le jeune Soval, d�j� habitu� aux m�tamorphoses, pouvait changer son habit de seigneur contre une casaque de soldat, comme il avait chang� sa veste de fermier contre un habit de seigneur; il pouvait ajouter � cette casaque un fusil, un sabre, une giberne, et aller se faire un nom dans le genre de ceux de Mammone et de Fra-Diavolo. Il ne fallait qu'un peu de courage pour cela; mais une des vertus h�r�ditaires de la famille Neodad �tait la prudence. Les Calabres sont longues, il pouvait arriver un accident entre Bagnara et Naples. Puis, notre h�ros connaissait le vieux proverbe: Loin des yeux, loin du coeur. Il r�solut de rester sous les yeux de ses souverains bien-aim�s, afin de demeurer le plus pr�s possible de leur coeur. Comme nous l'avons dit, c'�tait le roi Nasone qui �tait roi; mais c'�tait la reine Caroline qui r�gnait. Or, la reine Caroline, qui ne pouvait pas, comme le calife Al-Raschid, se d�guiser en kalender ou en portefaix pour entrer dans les maisons de ses fid�les sujets et savoir ce qu'on y pensait de son gouvernement, suppl�ait � cet inconv�nient en correspondant avec une foule de gens qui y entraient pour elle, et qui, dans un but tout patriotique, lui rendaient un compte exact des choses qu'elle ne pouvait voir par elle-m�me. Malheureusement, ce d�vo�ment si louable n'�tait pas tout � fait d�sint�ress�. En �change de ces petits services, la reine donnait � ceux qui les lui rendaient des appointemens plus ou moins �lev�s sur sa cassette particuli�re. Le jeune Soval, qui avait une �criture magnifique, un style �pistolaire des plus lucides et pas la moindre vocation pour la carri�re militaire, eut un beau matin la r�v�lation de l'avenir qui lui �tait r�serv�: il sollicita l'honneur d'�tre re�u surnum�raire, obtint l'objet de sa demande, et, au bout de trois mois, avait fait preuve d'une si haute intelligence dans le choix des discours, pens�es et maximes qu'il recueillait �a et l� pour les transmettre � Sa Majest�, qu'il fut d�finitivement re�u au nombre de ses correspondans. Le pauvre gar�on faillit en perdre la t�te de joie; du moment o� il correspondait avec la reine, il lui semblait que toute difficult� allait s'aplanir. Il redoubla donc de z�le; et, comme la nature l'avait dou� d'une finesse d'ou�e extr�me, il rendit vraiment des services incroyables. Aussi, la reine, qui, toute ma�tresse qu'elle �tait des choses politiques, avait cependant conserv� l'habitude de consulter son mari pour les choses d'�tiquette, demanda-t-elle pour le jeune Soval ses entr�es � la cour. Mais Sa Majest� napolitaine, en entendant ce nom qui lui �tait devenu si profond�ment antipathique, bondit comme un chevreuil relanc� par les chiens, et refusa tout net. Ni pri�res, ni supplications, ni menaces, ne purent rien: l'interdit lanc� sur le malheureux Soval fut maintenu. La restauration de 1799 arriva: c'�tait l'�poque des punitions, mais c'�tait aussi celle des r�compenses; le jeune Soval r�solut de donner une nouvelle et grande preuve de son d�vo�ment � la famille royale et s'expatria � sa suite. Ce fut alors que, pensant qu'il avait assez fait pour s'accorder � lui-m�me la r�compense qu'on lui refusait, il ajouta un _de_ � son nom, sans qu'il y e�t au reste plus d'emp�chement � l'adjonction de cette particule que n'en avait �prouv� Alfieri, apr�s avoir cr�� l'ordre d'Hom�re, � s'en d�corer lui-m�me chevalier. C'est donc � partir de ce moment, et en m�me temps que Buonaparte retranchait une lettre � son nom, que notre h�ros ajoutait deux lettres au sien. Arriv� � Naples, non seulement le jeune de Soval conserva ses anciennes fonctions pr�s de la reine Caroline; mais, comme on le comprend bien, ces fonctions acquirent une nouvelle importance: il en r�sulta que la reine ne se contenta plus de recevoir de simples lettres, mais lui permit de lui faire dans les grandes occasions des rapports verbaux. C'�tait ce que notre h�ros regardait comme le marchepied infaillible de sa grandeur. En effet, pour conf�rer avec la reine, il fallait qu'il vint chez le roi. Il est vrai qu'il entrait pour ces conf�rences par une petite porte d�rob�e par laquelle on n'introduisait que les familiers du premier ministre Giaffar; mais c'�tait toujours un pas de fait. La question �tait maintenant de passer par la grande porte au lieu de passer par la petite, et d'entrer de jour au lieu d'entrer de nuit. La reine ne d�sesp�rait pas d'obtenir cette faveur du roi. Mais, contre toutes les pr�visions de sa protectrice, le pauvre Soval ne put rien intervertir dans l'ordre �tabli, et sept ans de services s'�coul�rent sans qu'il e�t pu une seule fois entrer par la porte de devant. C'�tait � d�sesp�rer un saint: aussi le pauvre gar�on se d�sesp�ra tout de bon, et, un beau jour que la reine venait de lui porter une nouvelle rebuffade qu'elle avait re�ue du roi, il r�solut de partir � la mani�re des chevaliers errans, et de chercher � accomplir de par le monde quelque grande action qui for��t le roi � lui donner une r�compense �clatante. Ce fut vers 1808 que le nouveau don Quichotte se mit � chercher aventure. A cette �poque, il n'y avait pas besoin d'aller bien loin pour en trouver: aussi, � son arriv�e � Venise, le pauvre de Soval crut-il enfin avoir rencontr� ce qu'il cherchait. Il y avait � cette �poque � Venise une madame S----, Allemande de naissance, mais belle-soeur d'un des plus illustres amiraux de la marine anglaise. Cette dame �tait prisonni�re dans sa maison, gard�e � vue, et conserv�e par le gouvernement fran�ais comme un pr�cieux otage. Le jeune Soval vit dans cette circonstance l'aventure qu'il cherchait, et r�solut de tenter l'entreprise. Ce n'�tait pas chose facile, si adroit, si souple et si retors que f�t le paladin; Napol�on �tait � cette �poque un g�ant assez difficile � vaincre, et un enchanteur assez rebelle � endormir. Cependant notre h�ros avait une telle habitude des portes d�rob�es, qu'� force de tourner autour de la maison de madame S----, il en aper�ut une qui donnait sur un des mille petits canaux qui sillonnent Venise. Trois jours apr�s, madame S---- et lui sortaient par cette porte; le lendemain, ils �taient � Trieste; trois jours apr�s, � Vienne; quinze jours apr�s, en Sicile. Comme on doit se le rappeler, c'�tait en Sicile que se trouvait la cour � cette �poque; Joseph Napol�on �tant mont� en 1806 sur le tr�ne de Naples. Le chevalier errant se pr�senta hardiment � la reine. Cette foi, il ne doutait plus que cette grande porte, si longtemps ferm�e pour lui, ne s'ouvr�t � deux battans. La reine elle-m�me en eut un instant l'esp�rance. En effet, son prot�g� venait d'enlever une prisonni�re d'�tat aux Fran�ais; cette prisonni�re d'�tat appartenait � l'aristocratie d'Allemagne et �tait alli�e � celle d'Angleterre. La reine se hasarda � demander au roi le titre de marquis pour son lib�rateur. Malheureusement, le roi �tait en ce moment-l� de tr�s mauvaise humeur. Il re�ut donc la reine de fort mauvaise gr�ce, et, au premier mot qu'elle dit de son ambassade, il l'envoya promener avec plus de v�h�mence qu'il n'avait l'habitude de le faire en pareille occasion. Cette fois, la bourrade avait �t� si violente que Caroline exprima tous ses regrets � son prot�g�, mais lui d�clara que c'�tait la derni�re n�gociation de ce genre qu'elle tenterait pr�s de son auguste �poux, et que s'il se sentait d�cid�ment une vocation invincible � �tre marquis, elle l'invitait � trouver quelque autre canal plus s�r que le sien pour arriver � son marquisat. Il n'y avait rien � dire: la reine avait fait tout ce qu'elle avait pu. Le pauvre Soval ne lui conserva donc aucun ressentiment de son �chec; bien au contraire, il continua de lui rendre ses services habituels: seulement cette fois il partagea son temps entre elle et l'ambassadeur d'Angleterre. L'ambassadeur d'Angleterre �tait, � cette �poque, une grande puissance en Sicile, et Soval esp�rait obtenir par lui ce qu'il n'avait pu obtenir par la reine. La reine, de son c�t�, ne fut point jalouse de n'occuper plus que la moiti� du temps de son prot�g�; on pr�tendit m�me que ce fut elle qui lui donna le conseil d'en agir ainsi. Cependant, malgr� ce redoublement de besogne et ce surcro�t de d�vo�ment, l'aspirant marquis �tait encore bien loin du but tant d�sir�; six ans s'�coul�rent sans que sir W. A'Court, ambassadeur d'Angleterre, p�t rien obtenir du souverain pr�s duquel il �tait accr�dit�. Enfin 1815 arriva. Ce fut l'�poque de la seconde restauration: l'Angleterre en avait fait les d�penses; or, l'Angleterre ne fait rien pour rien, comme chacun sait; en cons�quence, d�s que Ferdinand fut rentr� dans sa tr�s fid�le ville de Naples, qui a conserv� ce titre malgr� ses vingt-six r�voltes tant contre ses vice-rois que ses rois, l'Angleterre pr�senta ses comptes par l'organe de son ambassadeur. Sir W. A'Court profita de cette occasion, et � l'article des titres, cordons et faveurs, il glissa, esp�rant que l'ensemble seul frapperait le roi et qu'il n�gligerait les d�tails, cette ligne de sa plus imperceptible �criture: _M. de Soval sera nomm� marquis_. Mais l'instinct a des yeux de lynx; Sa Majest� napolitaine, qui, comme on le sait, avait la haine des rapports, m�moires, lettres, etc., et qui signait ordinairement tout ce qu'on lui pr�sentait sans rien lire, flaira, dans l'arr�t� des comptes que lui pr�sentait son amie la Grande-Bretagne, une odeur de roture qui lui monta au cerveau. Il chercha d'o� la chose pouvait venir, et comme un limier ferme sur sa piste, il arriva droit � l'article concernant le pauvre Soval. Malheureusement, cette fois, il n'y avait pas moyen de refuser; mais Ferdinand voulut, puisqu'on le violentait, que la nomination m�me du futur marquis port�t avec elle protestation de la violence. En cons�quence, au dessous du mot _accord�_, il �crivit de sa propre main: �Mais uniquement pour donner une preuve de la grande consid�ration que le roi de Naples a pour son haut et puissant alli� le roi de la Grande-Bretagne.� Puis il signa, cette fois-ci, non pas avec sa griffe, mais avec sa plume; ce qui fit que, gr�ce au tremblement dont sa main �tait agit�e, la signature du titre est � peu pr�s ind�chiffrable. N'importe, lisible ou non, la signature �tait donn�e, et Soval �tait enfin--marquis de Soval. Le fils du pauvre fermier Neodad pensa devenir fou de joie � cette nouvelle; peu s'en fallut qu'il ne cour�t en chemise dans les rues de Naples, comme deux mille ans auparavant son compatriote Archim�de avait fait dans les rues de Syracuse. Quiconque se trouva sur son chemin pendant les trois premiers jours fut embrass� sans mis�ricorde. Il n'y avait plus pour le bienheureux Soval ni ami ni ennemi: il portait la cr�ation tout enti�re dans son coeur. Comme Jacob Ortis, il e�t voulu r�pandre des fleurs sur la t�te de tous les hommes. A son avis, il n'avait plus rien � d�sirer; il n'avait, pensait-il, qu'� se pr�senter avec son nouveau titre � toutes les portes de Naples, et toutes les portes lui seraient ouvertes. Toutes les portes lui furent ouvertes, effectivement, except� une seule. Cette porte �tait celle du palais royal, � laquelle le malheureux frappait depuis vingt ans. Heureusement le marquis de Soval, comme on a pu s'en apercevoir dans le cours de cette narration, n'�tait pas facile � rebuter; il mit le nouvel affront qu'il venait de recevoir pr�s des vieux affronts qu'il avait re�us, et se creusa la t�te pour trouver un moyen d'entrer, ne f�t-ce qu'une seule fois en sa vie, dans ce bienheureux palais, qui �tait l'�den aristocratique auquel il avait �ternellement vis�. Le carnaval de l'an de gr�ce 1816 sembla arriver tout expr�s pour lui fournir cette occasion. Le nouveau marquis, qui, gr�ce � la faveur toute particuli�re dont l'honorait la reine, s'�tait li� avec ce qu'il y avait de mieux dans l'aristocratie des deux royaumes, proposa � plusieurs jeunes gens de Naples et de Palerme d'ex�cuter un carrousel sous les fen�tres du palais royal. La proposition eut le plus grand succ�s, et celui qui avait eu l'id�e du divertissement re�ut mission de l'organiser. Le carrousel fut splendide; chacun avait fait assaut de magnificence, tout Naples voulut le voir. Il n'y eut qu'une seule personne qu'on ne put jamais d�terminer � s'approcher de son balcon: cette personne c'�tait le roi. Sa Majest� napolitaine avait appris que le directeur de l'oeuvre chor�graphique en question �tait le marquis de Soval, et il n'avait pas voulu voir le carrousel afin de ne pas voir le marquis. Un autre que notre h�ros se serait tenu pour battu, il n'en fut point ainsi; c'�tait un gaillard qui, pareil au renard de La Fontaine, avait plus d'un tour dans son bissac: il r�solut de mettre son antagoniste royal au pied du mur. Le soir m�me du carrousel, il y avait � la cour bal costum�. Or, le carrousel n'avait �t� invent� que dans le but d'attirer une invitation � son inventeur. Le but ayant �t� manqu�, puisque, le carrousel ex�cut�, l'invitation n'�tait pas venue, le marquis proposa � ses compagnons d'envoyer une d�putation au roi pour le prier d'accorder � _tous_ les acteurs de la mascarade la permission d'ex�cuter le soir au bal de la cour, et � pied, le ballet qu'ils avaient ex�cut� le matin sur la place et � cheval. Comme tous les compagnons du marquis avaient leurs entr�es au palais et �taient invit�s � la soir�e royale, ils ne virent aucun inconv�nient � la proposition et nomm�rent une d�putation pour la porter au roi. Le marquis aurait bien voulu �tre de cette d�putation; mais, malheureusement, de peur d'�veiller quelques unes de ces susceptibilit�s ou de ces jalousies qui ne manquent jamais de surgir en pareil cas, on d�cida que le sort d�signerait les quatre ambassadeurs. Notre h�ros �tait dans son mauvais jour: son nom resta au fond du chapeau, si ardente que fut sa pri�re mentale pour qu'il sorti. Les quatre �lus se pr�sent�rent � la porte du palais, qui s'ouvrit aussit�t pour eux, et, sur la simple audition de leurs noms et qualit�s, furent introduits devant le roi Ferdinand, � qui ils expos�rent le but de leur visite. Ferdinand vit d'o� venait le coup; mais, comme nous l'avons dit, c'�tait un vrai Saint-Georges pour la parade. --Messieurs, dit-il, tous ceux d'entre vous � qui leur naissance donne entr�e chez moi pourront y venir ce soir, soit avec leur costume du carrousel, soit avec tel autre costume qui leur conviendra. La r�ponse �tait claire. Aussi arriva-t-elle directement � son adresse. Le pauvre marquis vit que c'�tait un parti pris, et que, si fin et si ent�t� qu'il f�t, il avait affaire encore � plus rus� et plus tenace que lui. Il perdit courage, et de ce moment ne fit plus aucune tentative pour vaincre la r�pugnance du roi � son �gard. Cette r�pugnance du roi des lazzaroni ne venait point de l'�tat qu'avait exerc� le pauvre marquis, mais de l'inf�riorit� sociale dans laquelle il �tait n�. Au reste, si le roi Nasone avait son Croquemitaine qu'il ne voulait voir ni de pr�s ni de loin, il avait d'un autre c�t� son Jocrisse, dont il ne pouvait pas se passer. Ce Jocrisse �tait monseigneur Perelli. XIV Anecdotes. Chaque pays a sa queue rouge qui r�sume dans une seule individualit� la b�tise g�n�rale de la nation: Milan a Girolamo, Rome a Cassandre. Florence a Stentarelle, Naples a monsignor Perelli. Monsignor Perelli est le bouc �missaire de toutes les sottises dites et faites � Naples pendant la derni�re moiti� du dernier si�cle. Pendant cinquante ans qu'il a v�cu, monsignor Perelli a d�fray� de lazzis, d'anecdotes et de quolibets la capitale et la province, et depuis quarante ans que monsignor Perelli est mort, comme on n'a encore trouv� personne digne de le remplacer, c'est � lui que l'on continue d'attribuer tout ce qui se dit de mieux dans ce genre. Monsignor Perelli, ainsi que l'indique son titre, avait suivi la carri�re de la pr�lature et �tait arriv� aux bas rouges, ce qui est une position en Italie; puis, comme au bout du compte il �tait d'une probit� reconnue, il avait �t� nomm� tr�sorier de Saint-Janvier, place que, ses jocrisseries � part, il occupa honorablement pendant toute sa vie. Monsignor Perelli �tait de bonne famille. Aussi, comme nous l'avons dit, �tait-il parfaitement re�u en cour; il faut dire qu'aux yeux du roi Ferdinand, comme aux yeux du roi Louis XIV, si un homme e�t pu se passer d'a�eux, c'e�t �t� un pr�tre. Le pape, souverain temporel de Rome, roi spirituel du monde, n'est le plus souvent qu'un pauvre moine. Mais la question n'est point l�. Monsignor Perelli �tait noble, et le roi Nasone n'avait pas m�me eu la peine de vaincre � son �gard les r�pugnances que nous avons racont�es � l'endroit du pauvre marquis de Soval. Aussi Sa Majest� napolitaine, spirituelle et railleuse de sa nature, avait-elle vu tout de suite le parti qu'elle pouvait tirer d'un homme tel que monsignor Perelli. Comme le _Charivari_, qui tous les matins raconte un nouveau bon mot de M. Dupin et une nouvelle r�ponse fine de M. Sauzet, le roi Ferdinand demandait tous les matins � son lever:--Eh bien! qu'a dit hier monsignor Perelli? Alors, selon que l'anecdote de la veille �tait plus ou moins bouffonne, le roi, pour tout le reste de la journ�e, �tait lui-m�me plus ou moins joyeux. Une bonne histoire sur monsignor Perelli �tait la meilleure apostille pr�sent�e au roi Ferdinand. Une fois seulement il arriva � monsignor Perelli de rencontrer plus b�te que lui: c'�tait un soldat suisse. Le roi Ferdinand le fit caporal, le soldat bien entendu. Un ordre avait �t� donn� par l'archev�ch� de ne laisser entrer dans les �glises que les eccl�siastiques en robe, et des sentinelles avaient �t� mises aux portes des trois cents temples de Naples avec ordre de faire observer cette consigne. Justement, le lendemain m�me du jour o� cette mesure avait �t� prise, monsignor Perelli sortait du bain en habit court, et n'ayant que son rabat pour le faire distinguer des la�ques; soit qu'il ignor�t l'ordonnance rendue, soit qu'il se cr�t exempt de la r�gle g�n�rale, il se pr�senta avec la confiance qui lui �tait naturelle � la porte de l'�glise del Carmine. La sentinelle mit son fusil en travers. --Qu'est-ce � dire? demanda monsignor Perelli. --Vous ne pouvez point entrer, r�pondit la sentinelle. --Et pourquoi ne puis-je entrer? --Parce que vous n'avez point de robe. --Comment! s'�cria monsignor Perelli, comment! je n'ai point de robe! Que dites-vous donc l�? J'en ai quatre chez moi, dont deux toutes neuves. --Alors, c'est autre chose, r�pondit le Suisse; passez. Et monsignor Perelli passa malgr� l'ordonnance. Monsignor Perelli eut un jour un autre triomphe qui ne fit pas moins de bruit que celui-l�. Il �claircit d'un seul mot un grand point de l'histoire naturelle rest� obscur depuis la naissance des �ges. Il y avait r�union de savans aux Studi, et l'on discutait, sous la pr�sidence du marquis Arditi, sur les causes de la salaison de la mer. Chacun avait expos� son syst�me plus ou moins probable, mais aucun encore n'avait �t� d'une assez grande lucidit� pour que la majorit� l'adopt�t, lorsque monsignor Perelli, qui assistait comme auditeur � cette int�ressante s�ance, se leva et demanda la parole. Elle lui fut accord�e sans difficult� ni retard. --Pardon, messieurs, dit alors monsignor Perelli; mais il me semble que vous vous �cartez de la v�ritable cause de ce ph�nom�ne, qui, � mon avis, est patente. Voulez vous me permettre de hasarder une opinion? --Hasardez, monsignor, hasardez, cria-t-on de toutes parts. --Messieurs, reprit monsignor Perelli, une seule question. --Dites. --D'o� tire-t-on les harengs sal�s? --De la mer. --N'est-il pas dit dans l'histoire naturelle que ce c�tac� se trouve dans les mers, et presque toujours par bandes innombrables? --C'est la v�rit�. --Eh bien donc, reprit monsignor Perelli satisfait de l'adh�sion g�n�rale, qu'avez-vous besoin de chercher plus loin? --C'est juste, dit le marquis Arditi. Personne de nous n'y avait jamais song�: ce sont les harengs sal�s qui salent la mer. Et cette lumineuse r�v�lation fut inscrite sur les registres de l'Acad�mie, o� l'on peut encore la lire � cette heure, quoique je sois le premier peut-�tre qui l'ait communiqu�e au monde savant. Lors du bapt�me de son fils a�n�, le roi Ferdinand fit un cadeau plus ou moins pr�cieux � chacun de ceux qui assistaient � la c�r�monie sainte. Monsignor Perelli obtint dans cette distribution g�n�rale une tabati�re d'or enrichie du chiffre du roi en diamans. On comprend qu'une pareille preuve de la magnifique amiti� de son roi devint on ne peut plus ch�re � monsignor Perelli. Aussi cette bienheureuse tabati�re �tait-elle l'objet de son �ternelle pr�occupation. Il �tait toujours � la poursuivre des poches de sa veste dans les poches de son habit, et des poches de son habit dans celles de sa veste. Un savant math�maticien calcula, en proc�dant du connu � l'inconnu, que monsignor Perelli d�pensait, par jour et par nuit, quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes � chercher ce pr�cieux bijoux; or, comme, pendant les quatre heures trente-cinq minutes vingt-trois secondes qu'il passait par nuit et par jour � cette recherche, monsignor, ainsi qu'il le disait lui-m�me, ne vivait pas, c'�tait autant de secondes, de minutes et d'heures � retrancher � son existence. Il en r�sulta que, tout compte fait, monsignor Perelli e�t v�cu dix ans de plus si le roi Ferdinand ne lui e�t point donn� une tabati�re. Un soir que monsignor Perelli �tait all� faire sa partie de reversi chez le prince de C----, et que, selon son habitude, le digne pr�lat avait perdu une partie de sa soir�e � s'inqui�ter de sa tabati�re, il arriva qu'en rentrant chez lui, et en fouillant dans ses poches, monsignor s'aper�ut que le bijou �tait pour cette fois bien r�ellement disparu. La premi�re id�e de monsignor Perelli fut que sa tabati�re �tait rest�e dans sa voiture. Il appela donc son cocher, lui ordonna de fouiller dans les poches du carrosse, de retourner les coussins, de lever le tapis, enfin de se livrer aux recherches les plus minutieuses. Le cocher ob�it; mais cinq minutes apr�s il vint rapporter cette d�sastreuse nouvelle, que la tabati�re n'�tait pas dans la voiture. Monsignor Perelli pensa alors que peut-�tre, comme les glaces de son carrosse �taient ouvertes, et qu'il avait plusieurs fois pass� les mains par les porti�res, il avait pu, dans un moment de distraction, laisser �chapper sa tabati�re; elle devait donc en ce cas se retrouver sur le chemin suivi pour revenir du palais du prince de C---- � la maison qu'occupait monsignor Perelli. Heureusement il �tait deux heures du matin, il y avait quelque chance que le bijou perdu n'e�t point encore �t� retrouv�. Monsignor Perelli ordonna � son cocher et � sa cuisini�re, qui composaient tout son domestique, de prendre chacun une lanterne et d'explorer les rues interm�diaires, pav� par pav�. Les deux serviteurs rentr�rent d�sesp�r�s; ils n'avaient pas trouv� vestige de tabati�re. Monsignor Perelli se d�cida alors, quoiqu'il f�t trois heures du matin, � �crire au prince de C---- pour qu'il f�t imm�diatement et par tout son palais chercher le bijou dont l'absence causait au digne pr�lat de si graves inqui�tudes. La lettre �tait pressante et telle que peut la r�diger un homme sous le coup de la plus vive inqui�tude. Monsignor Perelli s'excusait vis-�-vis du prince de l'�veiller � une pareille heure, mais il le priait de se mettre un instant � sa place et de lui pardonner le d�rangement qu'il lui causait. La lettre �tait �crite et sign�e, pli�e, et il n'y manquait plus que le sceau, lorsqu'en se levant pour aller chercher son cachet, monsignor Perelli sentit quelque chose de lourd qui lui battait le gras de la jambe. Or, comme le docte pr�lat savait qu'il n'y a point dans ce monde d'effet sans cause, il voulut remonter � la cause de l'effet, et il porta la main � la basque de son habit; c'�tait la fameuse tabati�re qui, par son poids ayant perc� la poche, avait gliss� dans la doublure, et donnait signe d'existence en chatouillant le mollet de son propri�taire. La joie de monsignor Perelli fut grande. Cependant, il faut le dire, si sa premi�re pens�e fut pour lui-m�me, la seconde fut pour son prochain: il fr�mit � l'id�e de l'inqui�tude qu'aurait pu causer sa lettre � son ami le prince de C----, et, pour en att�nuer l'effet, il �crivit au dessous le _post criptum_ suivant: �Mon cher prince, je rouvre ma lettre pour vous dire que vous ne preniez pas la peine de faire chercher ma tabati�re. Je viens de la retrouver dans la basque de mon habit.� Puis il remit l'�p�tre � son cocher, en lui ordonnant de la porter � l'instant m�me au prince de C----, que ses gens r�veill�rent � quatre heures du matin pour lui remettre, de la part de monsignor Perelli, le message qui lui apprenait � la fois qu'il avait perdu et retrouv� sa tabati�re. Cependant monsignor Perelli avait un avantage sur beaucoup de gens de ma connaissance: c'�tait une b�te et non un sot; il y avait en lui une certaine conscience de son infirmit� d'esprit, d'o� il r�sultait qu'il ne demandait pas mieux que de s'instruire. Aussi, un soir, ayant entendu dire au comte de ---- que vers l'_Ave Maria_ il �tait malsain de rester � l'air, attendu que le cr�puscule tombait � cette heure, la remarque hygi�nique lui resta dans la t�te et le pr�occupa gravement. Monsignor Perelli n'avait jamais vu tomber le cr�puscule et ignorait parfaitement quelle esp�ce de chose c'�tait. Pendant plusieurs jours, il eut des vell�it�s de demander � ses amis quelques renseignemens sur l'objet en question; mais le pauvre pr�lat �tait tellement habitu� aux railleries qu'�veillaient presque toujours ses demandes et ses r�ponses, qu'� chaque fois que la curiosit� lui ouvrait la bouche, la crainte la lui refermait. Enfin, un jour que son cocher le servait � table: --Ga�tan, mon ami, lui dit-il, as-tu jamais vu tomber le cr�puscule? --Oh! oui, monseigneur, r�pondit le pauvre diable, � qui, comme on le comprend bien, depuis vingt-cinq ans qu'il �tait cocher, une pareille aubaine n'avait pas manqu�; certainement que je l'ai vu. --Et o� tombe-t-il? --Partout, monseigneur. --Mais plus particuli�rement? --Dame! au bord de la mer. Le pr�lat ne r�pondit rien, mais il mit � profit le renseignement, et, avant de faire sa sieste, il ordonna que les chevaux fussent attel�s � six heures pr�cises. A l'heure dite, Ga�tan vint pr�venir son ma�tre que la voiture �tait pr�te. Monsignor Perelli descendit son escalier quatre � quatre, tant il �tait curieux de la chose inconnue qu'il allait voir: il sauta dans son carrosse, s'y accommoda de son mieux, et donna l'ordre d'aller stationner au bout de la villa Reale, entre le Boschetto et Mergellina. Monsignor Perelli demeura � l'endroit indiqu� depuis sept jusqu'� neuf, regardant de tous ses yeux s'il ne verrait pas tomber ce cr�puscule tant d�sir�; mais il ne vit rien que la nuit qui venait avec cette rapidit� qui lui est toute particuli�re dans les climats m�ridionaux. A neuf heures, elle �tait si obscure que monsignor Perelli perdit toute esp�rance de rien voir tomber ce soir-l�. D'ailleurs, l'heure indiqu�e pour la chute �tait pass�e depuis long-temps. Il revint donc tout attrist� � la maison; mais il se consola en songeant qu'il serait probablement plus heureux le lendemain. Le lendemain, � la m�me heure, m�me attente et m�me d�ception; mais monsignor Perelli avait entre autres vertus chr�tiennes une patience d�velopp�e � un haut degr�; il esp�ra donc que sa curiosit�, tromp�e d�j� deux fois, serait enfin satisfaite la troisi�me. Cependant Ga�tan ne comprenait rien au nouveau caprice de son ma�tre qui, au lieu de s'en aller passer sa soir�e, comme il en avait l'habitude, chez le prince de C---- ou chez le duc de N----, venait s'�tablir au bord de la mer, et, la t�te � la porti�re, restait aussi attentif que s'il e�t �t� dans sa loge de San-Carlo un jour de grand gala; et puis Ga�tan n'�tait plus tout � fait un jeune homme, et il craignait, pour sa sant�, l'humidit� du soir, dont, assis sur son si�ge, rien ne le garantissait. Le troisi�me jour arriv�, il r�solut de tirer au clair la cause de ces stations inaccoutum�es. En cons�quence, au moment o� commen�ait � sonner l'_Ave Maria_: --Pardon, excellence, dit-il, en se penchant sur son si�ge de mani�re � dialoguer plus facilement avec monsignor Perelli, qui se tenait � la porti�re, les yeux �carquill�s dans leur plus grande dimension, peut-on, sans indiscr�tion, demander � votre excellence ce qu'elle attend ainsi? --Mon ami, dit le pr�lat, j'attends que le cr�puscule tombe; j'ai attendu inutilement hier et avant-hier; je ne l'ai pas vu malgr� la grande attention que j'y ai faite; mais aujourd'hui j'esp�re �tre plus heureux. --Peste! dit Ga�tan, il est cependant tomb�, et joliment tomb�, ces deux jours-ci, excellence, et je vous en r�ponds! --Comment! tu l'as donc vu, toi? --Non seulement je l'ai vu, mais je l'ai senti! --On le sent donc aussi? --Je le crois bien qu'on le sent! --C'est singulier, je ne l'ai vu ni senti. --Et tenez, dans ce moment m�me... --Eh bien? --Eh bien! vous ne le voyez pas, excellence? --Non. --Voulez-vous le sentir? --Je ne te cache pas que cela me serait agr�able. --Alors rentrez la t�te enti�rement dans la voiture. --M'y voil�. --�tendez la main hors de la porti�re. --J'y suis. --Plus haut. Encore. L�, bien. Ga�tan prit son fouet et en cingla un grand coup sur la main de monsignor Perelli. Le digne pr�lat poussa un cri de douleur. --Eh bien! l'avez-vous senti? demanda Ga�tan. --Oui, oui, tr�s bien! r�pondit monsignor Perelli. Tr�s bien; je suis content, tr�s content. Revenons chez nous. --Cependant, si vous n'�tiez pas satisfait, excellence, continua Ga�tan, nous pourrions revenir encore demain. --Non, mon ami, non, c'est inutile; j'en ai assez. Merci. Monsignor porta huit jours sa main en �charpe, racontant son aventure � tout le monde, et assurant que, malgr� les premiers doutes, il en �tait revenu � l'avis du comte de M----, qui avait dit qu'il �tait fort malsain de rester dehors tandis que le cr�puscule tombait, ajoutant que si le cr�puscule lui �tait tomb� sur le visage au lieu de lui tomber sur la main, il n'y avait pas de doute qu'il n'en f�t rest� d�figur� tout le reste de sa vie. Malgr� sa fabuleuse b�tise, et peut-�tre m�me � cause d'elle, monsignor Perelli avait l'�me la plus �vang�lique qu'il f�t possible de rencontrer. Toute douleur le voyait compatissant, toute plainte le trouvait accessible. Ce qu'il craignait surtout, c'�tait le scandale; le scandale, selon lui, avait perdu plus d'�mes que le p�ch� m�me. Aussi faisait-il tout au monde pour �viter le scandale. Non pas pour lui; Dieu merci, monsignor Perelli �tait un homme de moeurs non seulement pures, mais encore aust�res. Malheureusement, le bon exemple n'est pas celui que l'on suit avec le plus d'entra�nement. Monsignor Perelli avait, dans sa maison m�me, une jeune voisine, et dans la maison en face de la sienne un jeune voisin qui donnaient fort � causer � tout le quartier. C'�tait la journ�e durant, et d'une fen�tre � l'autre, les signes les plus tendres, si bien que plusieurs fois les �mes charitables de la rue qu'habitait monsignor Perelli le vinrent pr�venir des distractions mondaines que donnait aux esprits r�serv�s cet �ternel �change de signaux amoureux. Monsignor Perelli commen�a par prier Dieu de permettre que le scandale cess�t; mais, malgr� l'ardeur de ses pri�res, le scandale, loin de cesser, alla toujours croissant. Il s'informa alors des causes qui for�aient les deux jeunes gens � passer � cet exercice t�l�graphique un temps qu'ils pouvaient infiniment mieux employer en louant le Seigneur, et il apprit que les coupables �taient deux amoureux que leurs parens refusaient d'unir sous pr�texte de disproportion de fortune. D�s lors, au sentiment de r�probation que lui inspirait leur conduite se m�la un grain de piti� que lui inspirait leur malheur; il alla les trouver l'un apr�s l'autre pour les consoler, mais les pauvres jeunes gens �taient inconsolables; il voulut obtenir d'eux qu'ils se r�signassent � leur sort, comme devaient le faire des chr�tiens soumis et des enfans respectueux; mais ils d�clar�rent que le mode de correspondance qu'ils avaient adopt� �tait le seul qui leur rest�t apr�s la cruelle s�paration dont ils �taient victimes, ils ne renonceraient pour rien au monde � cette derni�re consolation, d�t-elle mettre en rumeur toute la ville de Naples. Monsignor Perelli eut beau prier, supplier, menacer, il les trouva in�branlables dans leur obstination. Alors, voyant que, s'il ne s'en m�lait pas plus efficacement, les deux malheureux p�cheurs continueraient d'�tre pour leur prochain une pierre d'achoppement, le digne pr�lat leur offrit, puisqu'ils ne pouvaient se voir ni chez l'un ni chez l'autre pour se dire, loin de tous les yeux, ce qu'ils �taient forc�s de se dire ainsi _coram populo_, de se rencontrer chez lui une heure ou deux tous les jours, � la condition que les portes et les fen�tres de la chambre o� ils se rencontreraient seraient ferm�es, que personne ne conna�trait leurs rendez-vous, et qu'ils renonceraient enti�rement � cette malheureuse correspondance par signes qui mettait en rumeur tout le quartier. Les jeunes gens accept�rent avec reconnaissance cette �vang�lique proposition, jur�rent tout ce que monsignor Perelli leur demandait de jurer, et, � la grande �dification du quartier, parurent avoir, � compter de ce jour, renonc� � leur fatal ent�tement. Plusieurs mois se pass�rent, pendant lesquels monsignor Perelli se f�licitait chaque jour davantage de l'exp�dient ing�nieux qu'il avait trouv� � l'endroit des deux amans, lorsqu'un matin, au moment o� il rendait gr�ces � Dieu de lui avoir inspir� une si heureuse id�e, les parens de la jeune fille tomb�rent chez monsignor Perelli pour lui demander compte de sa trop grande charit� chr�tienne. Seulement alors monsignor Perelli comprit toute l'�tendue du r�le qu'il avait jou� dans cette affaire. Mais comme monsignor Perelli �tait riche, comme monsignor Perelli �tait la bont� en personne, comme toute chose pouvait s'arranger, au bout du compte, avec une niaiserie de deux ou trois mille ducats, monsignor Perelli dota la jeune p�cheresse, � la grande satisfaction du p�re du jeune homme, de la part duquel venait tout l'emp�chement, et qui ne vit plus d�s lors aucun inconv�nient � la recevoir dans sa famille. La chose, gr�ce � monsignor Perelli, finit donc comme un conte de f�e: les deux amans se mari�rent, furent constamment heureux, et obtinrent du ciel beaucoup d'enfans. Maintenant, il me resterait bien une derni�re histoire � raconter, qui, � l'heure qu'il est, d�sopile encore immod�r�ment la rate des Napolitains; mais l'esprit des nations est chose si diff�rente, que l'on ne peut jamais r�pondre que ce qui fera pouffer de rire l'une fera sourciller l'autre. Conduisez Falstaff � Naples, et il y passera incompris; transplantez Polichinelle � Londres, et il mourra du spleen. Et puis nous avons une malheureuse langue moderne si b�gueule qu'elle rougit de tout, et m�me de sa bonne a�eule la langue de Moli�re et de Saint-Simon, � laquelle je lui souhaiterais cependant de ressembler. Il en r�sulte que, tout bien pes�, je n'ose point vous raconter l'histoire de monsignor Perelli, laquelle fit n�anmoins tant rire le bon roi Nasone, lequel, � coup s�r, avait au moins autant d'esprit que vous et moi en pouvons avoir, soit s�par�ment, soit m�me ensemble. Et pourtant, elle lui avait �t� racont�e un certain jour o� il ne fallait rien moins qu'une pareille histoire pour d�rider le front de Sa Majest�. On venait d'apprendre � Naples une nouvelle escapade des Vardarelli. Comme ces honn�tes bandits m'offrent une occasion de faire conna�tre le peuple napolitain sous une nouvelle face, et qu'on ne doit n�gliger dans un tableau aucun des d�tails qui peuvent en augmenter la v�rit� ou l'effet, disons ce que c'�tait que les Vardarelli. XV Les Vardarelli. Le peuple est en g�n�ral aux mains des rois ce qu'un couteau bien affil� est aux mains des enfans: il est rare qu'ils s'en servent sans se blesser. La reine Louisa de Prusse organisa les soci�t�s secr�tes: les soci�t�s secr�tes produisirent Sand. La reine Caroline prot�gea le carbonarisme: le carbonarisme amena la r�volution de 1820. Au nombre des premiers carbonari re�us, se trouvait un Calabrais nomm� Ga�tano Vardarelli. C'�tait un de ces hommes d'Hom�re, poss�dant toutes les qualit�s de la primitive nature, aux muscles de lion, aux jambes de chamois, � l'oeil d'aigle. Il avait d'abord servi sous Murat; car Murat, dans le projet qu'il con�ut un instant de se faire roi de toute l'Italie, avait calcul� que le carbonarisme lui serait en ce cas un puissant levier; puis, s'apercevant bient�t qu'il fallait un autre bras et surtout un autre g�nie que le sien pour diriger un pareil moteur, Murat, de protecteur des carbonari qu'il �tait, s'en fit bient�t le pers�cuteur. Ga�tano Vardarelli alors d�serta et se retira dans la Calabre, au sein de ses montagnes maternelles, o� il croyait qu'aucun pouvoir humain ne serait assez hardi pour le poursuivre. Vardarelli se trompait: Murat avait alors parmi ses g�n�raux un homme d'une bravoure inou�e, d'une pers�v�rance sto�que, d'une inflexibilit� supr�me; un homme comme Dieu en envoie pour les choses qu'il veut d�truire ou �lever: cet homme, c'�tait le g�n�ral Manh�s. Parcourez la Calabre de Reggio � Pestum: tout individu poss�dant un ducat et un pied de terrain vous dira que la paisible jouissance de ce pied de terrain et de ce ducat, c'est au g�n�ral Manh�s qu'il la doit. En �change, quiconque ne poss�de pas ou d�sire poss�der le bien des autres a le g�n�ral Manh�s en ex�cration. Vardarelli fut donc forc� comme les autres de se courber sous la main de fer du terrible proconsul. Traqu� de vall�e en vall�e, de for�t en for�t, de montagne en montagne, il recula pied � pied, mais enfin il recula; puis un beau jour, accul� � Scylla, il fut forc� de traverser le d�troit et d'aller demander du service au roi Ferdinand. Vardarelli avait vingt-six ans, il �tait grand, il �tait fort, il �tait brave. On comprit qu'il ne fallait pas m�priser un pareil homme, on le fit sergent de la garde sicilienne. C'est avec ce grade et dans cette position que Vardarelli rentra � Naples en 1815, � la suite du roi Ferdinand. Mais c'�tait une position bien secondaire que celle de sergent pour un homme du caract�re dont �tait Ga�tano Vardarelli. Toute son esp�rance, s'il continuait sa carri�re militaire, �tait d'arriver au grade de sous-lieutenant; et cette esp�rance, le jeune ambitieux n'e�t pas m�me voulu l'accepter comme un pis-aller. Apr�s avoir balanc� quelque temps, il fit donc ce qu'il avait d�j� fait; il d�serta le service du roi Ferdinand, comme il avait d�sert� celui du roi Joachim, et, la premi�re comme la seconde fois, il s'enfuit dans la Calabre, sentant, comme Ant�e, sa force s'accro�tre � chaque fois qu'il touchait sa m�re. L� il fit un appel � ses anciens compagnons. Deux de ses fr�res et une trentaine de bandits errans et dispers�s y r�pondirent. La petite troupe r�unie �lit Ga�tano Vardarelli pour son chef, s'engageant � lui ob�ir passivement, et lui reconnaissant sur tous le droit de vie et de mort. D'esclave qu'il �tait � la ville, Vardarelli se retrouva donc roi dans la montagne, et roi d'autant plus � craindre que le terrible g�n�ral Manh�s n'�tait plus l� pour le d�tr�ner. Vardarelli proc�da selon la vieille rubrique, gr�ce � laquelle les bandits ont toujours fait de si bonnes affaires en Calabre et � l'Op�ra-Comique; c'est-�-dire qu'il se proclama le grand r�gularisateur des choses de ce monde, et que, joignant l'effet aux paroles, il commen�a le nivellement social qu'il r�vait, en compl�tant le n�cessaire aux pauvres avec le superflu dont il d�barrassait les riches. Quoique ce syst�me soit un peu bien connu, il est juste de dire qu'il ne s'use jamais. Il en r�sulta donc qu'il s'attacha au nom de Vardarelli une popularit� et une terreur gr�ce auxquelles il ne tarda pas � �tre connu du roi Ferdinand lui-m�me. Le roi Ferdinand, qui venait d'�tre r�int�gr� sur son tr�ne, trouvait naturellement que le monde ne pouvait pas aller mieux qu'il n'allait, et appr�ciait assez m�diocrement tout r�formateur qui essayait de tailler au globe une nouvelle facette; il r�sulta de cette opinion bien arri�r�e chez lui, que Vardarelli lui apparut tout bonnement comme un brigand � pendre, et qu'il ordonna qu'il f�t pendu. Mais pour pendre un homme, il faut trois choses: une corde, une potence et un pendu. Quant au bourreau, il est inutile de s'en inqui�ter, cela se trouve toujours et partout. Les agens du roi avaient la corde et la potence, ils �taient � peu pr�s s�rs de trouver le bourreau, mais il leur manquait la chose principale: l'homme � pendre. On se mit � courir apr�s Vardarelli; mais comme il savait parfaitement dans quel but philanthropique on le cherchait, il n'eut garde de se laisser rejoindre. Il y a plus: comme il avait fait son �ducation sous le g�n�ral Manh�s, c'�tait un gaillard qui connaissait � fond son jeu de cache-cache. Il en donna donc tant et plus � garder aux troupes napolitaines, ne se trouvant jamais o� on s'attendait � le rencontrer, se montrant partout o� ne l'attendait pas, s'�chappant comme une vapeur et revenant comme un orage. Rien ne r�ussit comme le succ�s. Le succ�s est l'aimant moral qui attire tout � lui. La troupe de Vardarelli, qui ne montait d'abord qu'� vingt-cinq ou trente personnes, fut bient�t doubl�e: Vardarelli devint une puissance. Ce fut une raison de plus pour l'an�antir; on fit des plans de campagne contre lui, on doubla les troupes envoy�es � sa poursuite, on mit sa t�te � prix, tout fut inutile. Autant e�t valu mettre au ban du royaume l'aigle et le chamois, ses compagnons d'ind�pendance et de libert�. Et cependant chaque jour on entendait raconter quelque prouesse nouvelle qui indiquait dans le fugitif un redoublement d'adresse ou un surcro�t d'audace. Il venait jusqu'� deux ou trois lieues de Naples, comme pour narguer le gouvernement. Une fois, il organisa une chasse dans la for�t de Persiano, comme aurait pu faire le roi lui-m�me, et, comme il �tait excellent tireur, il demanda ensuite aux gardes qu'il avait forc�s de le suivre et de le seconder s'ils avaient jamais vu leur auguste ma�tre faire de plus beaux coups que lui. Une autre fois, c'�taient le prince de L�sorano, le colonel Calcedonio, Casella, et le major Delponte, qui chassaient eux-m�mes avec une dizaine d'officiers et une vingtaine de piqueurs dans une for�t � quelques lieues de Bari, quand tout � coup le cri: _Vardarelli! Vardarelli_! se fit entendre. Chacun alors de fuir le plus vite possible, et dans la direction o� il se trouvait. Bien en prit aux chasseurs de fuir ainsi, car tous eussent �t� pris, tandis que, gr�ce � la vitesse de leurs chevaux habitu�s � courre le cerf, un seul tomba entre les mains des bandits. C'�tait le major Delponte: les bandits jouaient de malheur, ils avaient fait prisonnier un des plus braves, mais aussi un des plus pauvres officiers de l'arm�e napolitaine. Lorsque Vardarelli demanda au major Delponte mille ducats de ran�on pour l'indemniser de ses frais d'exp�dition, le major Delponte lui fit des cornes en lui disant qu'il le d�fiait bien de lui faire payer une seule obole. Vardarelli mena�a Delponte de le faire fusiller si la somme n'�tait pas vers�e � une �poque qu'il fixa. Mais Delponte lui r�pondit que c'�tait du temps de perdu que d'attendre, et que s'il avait un conseil � lui donner, c'�tait de le faire fusiller tout de suite. Vardarelli en eut un instant la vell�it�; mais il songea que, plus Delponte faisait bon march� de sa vie, plus Ferdinand devait y tenir. En effet, � peine le roi eut-il appris que le brave major �tait entre les mains des bandits, qu'il ordonna de payer sa ran�on sur ses propres deniers. En cons�quence, un matin, Vardarelli annon�a au major Delponte que, sa ran�on ayant �t� exactement et int�gralement pay�e, il �tait parfaitement libre de quitter la troupe et de diriger ses pas vers le point de la terre qui lui agr�ait le plus. Le major Delponte ne comprenait pas quelle �tait la main g�n�reuse qui le d�livrait; mais comme, quelle qu'elle f�t, il �tait fort dispos� � profiter de sa lib�ralit�, il demanda son cheval et son sabre, qu'on lui rendit, se mit en selle avec un flegme parfait, et s'�loigna au petit pas et en sifflotant un air de chasse, ne permettant pas que sa monture fit un pas plus vite que l'autre, tant il tenait � ce qu'on ne p�t pas m�me supposer qu'il avait peur. Mais le roi, pour s'�tre montr� magnifique � l'endroit du major, n'en avait pas moins jur� l'extermination des bandits qui l'avaient forc� de traiter de puissance � puissance avec eux. Un colonel, je ne sais plus lequel, qui l'avait entendu jurer ainsi, fit � son tour le serment, si on voulait lui confier un bataillon, de ramener Vardarelli, ses deux fr�res et le soixante hommes qui composaient sa troupe, pieds et poings li�s, dans les cachots de la Vicaria. L'offre �tait trop s�duisante pour qu'on ne l'accept�t point; le ministre de la guerre mit cinq cents hommes � la disposition du colonel, et le colonel et sa petite troupe se mirent en qu�te de Vardarelli et de ses compagnons. Vardarelli avait des espions trop d�vou�s pour ne pas �tre pr�venu � temps de l'exp�dition qui s'organisait. Il y a plus: en apprenant cette nouvelle, lui aussi, il avait fait un serment: c'�tait de gu�rir � tout jamais le colonel qui s'�tait si aventureusement vou� � sa poursuite, d'un second �lan patriotique dans le genre du premier. Il commen�a donc par faire courir le pauvre colonel par monts et par vaux, jusqu'a ce que lui et sa troupe fussent sur les dents; puis, lorsqu'il les vit tels qu'il les d�sirait, il leur fit, � deux heures du matin, donner une fausse indication; le colonel prit le renseignement pour or en barre, et partit � l'instant m�me, afin de surprendre Vardarelli, qu'on lui avait assur� �tre, lui et sa troupe, dans un petit village situ� � l'extr�mit� d'une gorge si �troite qu'� peine y pouvait-on passer quatre hommes de front. Quelques �mes charitables qui connaissaient les localit�s firent bien au brave colonel quelques observations, mais il �tait tellement exasp�r� qu'il ne voulut entendre � rien, et partit dix minutes apr�s avoir re�u l'avis. Le colonel fit une telle diligence qu'il d�vora pr�s de quatre lieues en deux heures, de sorte qu'au point du jour il se trouva sur le point d'entrer dans la gorge de l'autre c�t� de laquelle il devait surprendre les bandits. Quand il fut arriv� l�, l'endroit lui parut si effroyablement propice � une embuscade qu'il envoya vingt hommes explorer le chemin, tandis qu'il faisait halte avec le reste de son bataillon; mais au bout d'un quart d'heure les vingt hommes revinrent, en annon�ant qu'ils n'avaient rencontr� �me qui vive. Le colonel n'h�sita donc plus et s'engagea dans la gorge lui et ses cinq cents hommes: mais au moment o� cette gorge s'�largissait, pareille � une esp�ce d'entonnoir, entre deux d�fil�s, le cri: _Vardarelli! Vardarelli_! se fit entendre comme s'il tombait des nuages, et le pauvre colonel, levant la t�te, vit toutes les cr�tes de rochers garnies de brigands qui le tenaient en joue lui et sa troupe. Cependant il ordonna de se former en peloton; mais Vardarelli cria d'une voix terrible: �A bas les armes, ou vous �tes morts!� A l'instant m�me les bandits r�p�t�rent le cri de leur chef, puis l'�cho r�p�ta le cri des bandits; de sorte que les soldats, qui n'avaient pas fait le m�me serment que leur colonel et qui se croyaient entour�s d'une troupe trois fois plus nombreuse que la leur, cri�rent � qui mieux mieux qu'ils se rendaient, malgr� les exhortations, les pri�res et les menaces de leur malheureux chef. Aussit�t Vardarelli, sans abandonner sa position, ordonna aux soldats de mettre les fusils en faisceaux, ordre qu'ils ex�cut�rent � l'instant m�me; puis il leur signifia de se s�parer en deux bandes, et de se rendre chacun � un endroit indiqu�, nouvel ordre auquel ils ob�irent avec la m�me ponctualit� qu'ils avaient fait pour la premi�re manoeuvre. Enfin, laissant une vingtaine de bandits en embuscade, il descendit avec le reste de ses hommes, et, leur ordonnant de se ranger en cercle autour des faisceaux, il les invita � mettre les armes de leurs ennemis hors d'�tat de leur nuire momentan�ment par le m�me moyen qu'avait employ� Gulliver pour �teindre l'incendie du palais de Lilliput. C'est le r�cit de cet �v�nement qui avait mis le roi de si mauvaise humeur, qu'il ne fallait rien moins que l'anecdote nouvelle dont monsignor Perelli �tait le h�ros pour le lui faire oublier. On comprend que cette nouvelle frasque ne remit pas don Ga�tano dans les bonnes gr�ces du gouvernement. Les ordres les plus s�v�res furent donn�s � son �gard; seulement, d�s le lendemain, le roi, qui �tait homme de trop joyeux esprit pour garder rancune � Vardarelli d'un si bon tour, racontait en riant � gorge d�ploy�e l'aventure � qui voulait l'entendre, de sorte que, comme il y a toujours foule pour entendre les aventures que veulent bien raconter les rois, le pauvre colonel n'osa de trois ans remettre le pied dans la capitale. Mais le g�n�ral qui commandait en Calabre prit la chose d'une fa�on bien autrement s�rieuse que ne l'avait fait le roi. Il jura que, quel que f�t le moyen qu'il d�t employer, il exterminerait les Vardarelli depuis le premier jusqu'au dernier. Il commen�a par les poursuivre � outrance; mais, comme on s'en doute bien, cette poursuite ne fut qu'un jeu de barres pour les bandits. Ce que voyant, le g�n�ral commandant proposa � leur chef un trait� par lequel lui et les siens entreraient au service du gouvernement. Soit que les conditions fussent trop avantageuses pour �tre refus�es, soit que Ga�tano se lass�t de cette vie de dangers sans fin et d'�ternel vagabondage, il accepta les propositions qui lui �taient faites, et le trait� fut r�dige en ces termes: �Au nom de la tr�s sainte Trinit�. �Art. 1er. Il sera octroy� pardon et oubli aux m�faits des Vardarelli et de leurs partisans. �Art. 2. La bande des Vardarelli sera transform�e en compagnie de gendarmes. �Art. 3. La solde du chef Ga�tano Vardarelli sera de 99 ducats par mois; celle de chacun de ses trois lieutenans, de 43 ducats, et celle de chaque homme de la compagnie, de 30. Elle sera pay�e au commencement de chaque mois et par anticipation[1]. �Art. 4. La susdite compagnie jurera fid�lit� au roi entre les mains du commissaire royal; ensuite elle ob�ira aux g�n�raux qui commandent dans les provinces, et sera destin�e � poursuivre les malfaiteurs dans toutes les parties du royaume. �Naples, 6 juillet 1817.� Les conditions ci-dessus rapport�es furent imm�diatement mises � ex�cution de part et d'autre; les Vardarelli chang�rent de nom et d'uniforme, touch�rent d'avance, comme ils en �taient convenus, le premier mois de leurs appointemens, en �change de quoi ils se mirent � la poursuite des bandits qui d�solaient la Capitanate, ne leur laissant ni paix ni rel�che, tant ils connaissaient toutes les ruses du m�tier; si bien qu'au bout de quelque temps on pouvait s'en aller de Naples � Reggio sa bourse � la main. Mais ce n'�tait pas l� pr�cis�ment le but que s'�tait propos� le g�n�ral; il avait contre les Vardarelli, � cause de l'histoire du colonel, une vieille dent que vint encore corroborer la promptitude avec laquelle les nouveaux gendarmes venaient d'ex�cuter, au nombre de cinquante ou soixante seulement, des choses qu'avant eux des compagnies, des bataillons, des r�gimens et jusqu'� des corps d'arm�e avaient entreprises en vain. Il fut donc r�solu que, maintenant que les Vardarelli avaient d�barrass� la Capitanate et les Calabres des brigands qui les infestaient, on d�barrasserait le royaume des Vardarelli. Mais c'�tait chose plus facile � entreprendre qu'� ex�cuter, et probablement toutes les troupes que le g�n�ral avait sous ses ordres, r�unies ensemble, n'eussent pas pu y parvenir, si les bandits gendarmis�s eussent eu le moindre soup�on de ce qui se tramait contre eux. Mais, � d�faut de soup�ons positifs, ils �taient dou�s d'un instinct de d�fiance qui ne leur permettait pas de donner la moindre prise � leurs ennemis, et pr�s d'une ann�e se passa sans que le g�n�ral trouv�t moyen de mettre � ex�cution son projet exterminateur. Mais le g�n�ral trouva des alli�s dans les anciens amis des ex-brigands: un homme de Porto-Canone, dont Ga�tano Vardarelli avait enlev� la soeur, vint le trouver, et, lui racontant les causes de haine qu'il avait contre les Vardarelli, lui offrit de le d�barrasser au moins de Ga�tano Vardarelli et de ses deux fr�res. L'offre �tait trop selon les d�sirs du g�n�ral pour qu'il h�sit�t un instant � l'accepter. Il offrit � l'homme qui venait lui faire cette proposition une somme d'argent consid�rable; mais celui-ci, tout en acceptant pour ses compagnons, refusa pour lui-m�me, disant que c'�tait du sang et non de l'or qu'il lui fallait; que, quant aux compagnons qu'il comptait s'adjoindre dans celle exp�dition, il s'informerait de ce qu'ils demandaient pour le seconder, et qu'il rendrait compte de leurs exigences au g�n�ral, qui traiterait directement avec eux. Quelles furent ces exigences nul historien ne l'a dit. Ce qui fut donn�, ce qui fut re�u, on l'ignore. Ce qu'on sait seulement, ce furent les faits qui s'accomplirent � la suite de cet entretien. Un jour les Vardarelli, se croyant au milieu d'amis s�rs, stationnaient pleins de confiance et d'abandon sur la place d'un petit village de la Pouille, nomm� Uriri. Tout � coup, et sans que rien au monde e�t pu faire pr�sager une pareille agression, une douzaine de coups de feu partirent d'une des maisons situ�es sur la place, et de celle seule d�charge, Ga�tano Vardarelli, ses deux fr�res et six bandits tomb�rent morts. Aussit�t les autres, ne sachant pas � quel nombre d'ennemis ils avaient affaire, et soup�onnant qu'ils �taient envelopp�s d'une vaste trahison, saut�rent sur leurs chevaux, dont ils ne s'�loignaient jamais, et disparurent en un clin d'oeil, comme une vol�e d'oiseaux effarouch�s. Aussit�t que la place fut vide et qu'il n'y eut plus de morts, l'homme qui �tait all� trouver le g�n�ral sortit le premier de la maison d'o� �tait parti le feu, s'avan�a vers Ga�tano Vardarelli, et tandis que ses compagnons d�pouillaient les autres cadavres, s'emparant de leurs armes et de leur ceinture, lui se contenta de tremper ses deux mains dans le sang de son ennemi, et apr�s s'en �tre barbouill� le visage: --Voici la tache lav�e dit-il; et il se retira sans rien prendre du pillage commun, sans rien accepter de la r�compense promise. Cependant ce n'�tait point assez: Ga�tano Vardarelli, ses deux fr�res et six de ses compagnons �taient morts, c'est vrai; mais quarante autres �taient encore vivans et pouvaient, en reprenant leur ancien m�tier et en �lisant de nouveaux chefs, donner infiniment de fil � retordre � Son Excellence le g�n�ral commandant. Il r�solut donc de continuer � jouer le r�le d'ami, et donna l'ordre que les meurtriers d'Uriri fussent arr�t�s. Comme ceux-ci ne s'attendaient � rien de pareil, la chose ne fut pas difficile; on s'empara d'eux � l'improviste et sans qu'ils essayassent de tenter la moindre r�sistance; on les jeta en prison, et l'on cria bien haut qu'on allait leur faire leur proc�s, et que prompte et s�v�re vengeance serait tir�e du crime qu'ils avaient commis. Il pouvait y avoir du vrai dans tout cela; aussi les fugitifs se laiss�rent-ils prendre au pi�ge. Comme il �tait notoire qu'� la t�te des meurtriers se trouvait le fr�re de la jeune fille outrag�e par Ga�tano Vardarelli, on crut g�n�ralement dans la troupe que cet assassinat �tait le r�sultat d'une vengeance particuli�re; de sorte que, lorsque les malheureux qui s'�taient sauv�s virent leurs assassins arr�t�s et entendirent r�p�ter de tous c�t�s que leur proc�s se poursuivait avec ardeur, ils n'eurent aucune id�e que le gouvernement f�t pour quelque chose dans cette trahison. D'ailleurs, eussent-ils con�u quelque doute, qu'une lettre qu'ils re�urent de lui les e�t fait �vanouir: il leur �crivait que le trait� du 6 juillet restait toujours sacr�, et les invitait � se choisir d'autres chefs en remplacement, de ceux qu'ils avaient eu le malheur de perdre. Comme ce remplacement �tait urgent, les Vardarelli proc�d�rent imm�diatement � la nomination de leurs nouveaux officiers, et, � peine l'�lection achev�e, ils pr�vinrent le g�n�ral que ses instructions �taient suivies. Alors ils re�urent une seconde lettre qui les convoquait � une revue dans la ville de Foggia. Cette lettre leur recommandait, entre autres choses importantes, de venir tous tant qu'ils �taient, afin qu'on ne p�t douter que les �lections faites ne fussent le r�sultat positif d'un scrutin unanime et incontestable. A la lecture de cette lettre, une longue discussion s'�leva entre les Vardarelli; la majorit� �tait d'avis qu'on se rend�t � la revue; mais une faible minorit� s'opposait � cette proposition: selon elle, c'�tait un nouveau guet-apens dress� pour exterminer le reste de la troupe. Les Vardarelli avaient le droit de nomination entre eux; c'�tait chose incontest�e et qui par cons�quent n'avait besoin d'aucune sanction gouvernementale; on ne pouvait donc les convoquer que dans quelque sinistre dessein. C'�tait du moins l'avis de huit d'entre eux, et, malgr� les sollicitations de leurs camarades, ces huit clairvoyans refus�rent de se rendre � Foggia: le reste de la troupe, qui se composait de trente-un hommes et d'une femme qui avait voulu accompagner son mari, se trouva sur la place de la ville au jour et � l'heure dits. C'�tait un dimanche; la revue �tait solennement annonc�e, de sorte que la place publique �tait encombr�e de curieux. Les Vardarelli entr�rent dans la ville avec un ordre parfait, arm�s jusqu'aux dents, mais sans donner aucun signe d'hostilit�. Au contraire, en arrivant sur la place, ils lev�rent leurs sabres, et d'une voix unanime firent entendre le cri de _Vive le roi_! A ce cri, le g�n�ral parut sur son balcon pour saluer les arrivans, tandis que l'aide-de-camp de service descendait pour les recevoir. Apr�s force complimens sur la beaut� de leurs chevaux et le bon �tat de leurs armes, l'aide-de-camp invita les Vardarelli � d�filer sous le balcon du g�n�ral, manoeuvre qu'ils ex�cut�rent avec une pr�cision qui e�t fait honneur � des troupes r�gl�es. Puis, cette �volution ex�cut�e, ils vinrent se ranger sur la place, o� l'aide-de-camp les invita � mettre pied � terre et � se reposer un instant, tandis qu'il porterait au g�n�ral la liste des trois nouveaux officiers. L'aide-de-camp venait de rentrer dans la maison d'o� il �tait sorti; les Vardarelli, la bride pass�e au bras, se tenaient pr�s de leurs chevaux, lorsqu'une grande rumeur commen�a � circuler dans la foule; puis � cette rumeur succ�d�rent des cris d'effroi, et toute cette masse de curieux commen�a d'aller et de venir comme une mar�e. Par toutes les rues aboutissantes � la place, des soldats napolitains s'avan�aient en colonnes serr�es. De tous c�t�s les Vardarelli �taient cern�s. Aussit�t, reconnaissant la trahison dont ils �taient victimes, les Vardarelli saut�rent sur leurs chevaux et tir�rent leurs sabres; mais au m�me instant le g�n�ral ayant �t� son chapeau, ce qui �tait le signal convenu, le cri: Ventre � terre! retentit; et tous les curieux ayant ob�i � cette injonction dont ils comprenaient l'importance, les feux des soldats se crois�rent au dessus de leurs t�tes, et neuf Vardarelli tomb�rent de leurs chevaux, tu�s ou bless�s � mort. Ceux qui �taient rest�s debout, comprenant alors qu'il n'y avait pas de quartier � attendre, se r�unirent, saut�rent � bas de leurs chevaux, et, arm�s de leurs carabines, s'ouvrirent en combattant un passage jusqu'aux ruines d'un vieux ch�teau dans lesquelles ils se retranch�rent. Deux seulement, se confiant � la vitesse de leur monture, fondirent t�te baiss�e sur le groupe de soldats qui leur parut le moins nombreux, et, faisant feu � bout portant, profit�rent de la confusion que causait dans les rangs leur d�charge, qui avait tu� deux hommes, pour passer � travers les ba�onnettes et s'�chapper � fond de train. La femme, aussi heureuse qu'eux, dut la vie � la m�me manoeuvre, op�r�e sur un autre point, et s'�loigna au grand galop, apr�s avoir d�charg� ses deux pistolets. Tous les efforts se r�unirent aussit�t sur les vingt Vardarelli restans, lesquels, comme nous l'avons dit, s'�taient r�fugi�s dans les ruines d'un vieux ch�teau. Les soldats, s'encourageant les uns les autres, s'avanc�rent, croyant que ceux qu'ils poursuivaient allaient leur disputer les approches de leur retraite; mais, au grand �tonnement de tout le monde, ils parvinrent jusqu'� la porte sans qu'il y e�t un seul coup de fusil tir�. Cette impunit� les enhardit; on attaqua la porte � coups de hache et de levier, la porte c�da; les soldats se pr�cipit�rent alors dans la cour du ch�teau, se r�pandirent dans les corridors, parcourant les appartemens; mais, � leur grand �tonnement, tout �tait d�sert: les Vardarelli avaient disparu. Les assaillans furet�rent une heure dans tous les coins et recoins de la vieille masure; enfin ils allaient se retirer, convaincus que les Vardarelli avaient trouv� quelques moyens, connus d'eux seuls, de regagner la montagne, lorsqu'un soldat qui s'�tait approch� du soupirail d'un cellier, et qui se penchait pour regarder dans l'int�rieur tomba perc� d'un coup de feu. Les Vardarelli �taient d�couverts; mais les poursuivre dans leur retraite n'�tait pas chose facile. Aussi r�solut-on, au lieu de chercher � les y forcer, d'employer un autre moyen, plus lent, mais plus s�r: on commen�a par rouler une grosse pierre contre le soupirail. Sur cette pierre on amassa toutes celles que l'on put trouver; on laissa un piquet d'hommes avec leurs armes charg�es pour garder cette issue; puis, faisant un d�tour, on commen�a par jeter des fagots enflamm�s contre la porte du cellier, que les Vardarelli avaient ferm�e en dedans, et sur ces fagots enflamm�s tout le bois et toutes les mati�res combustibles que l'on put trouver; de sorte que l'escalier ne fut bient�t qu'une immense fournaise, et que, la porte ayant c�d� � l'action du feu, l'incendie se r�pandit comme un torrent dans ce souterrain o� les Vardarelli s'�taient r�fugi�s. Cependant un profond silence r�gnait encore dans le cellier. Bient�t deux coups de fusil partirent: c'�taient deux fr�res qui, ne voulant pas tomber vivans aux mains de leurs ennemis, s'�taient embrass�s et avaient � bout portant d�charg� leurs fusils l'un sur l'autre. Un instant apr�s, une troisi�me explosion se fit entendre: c'�tait un bandit qui se jetait volontairement au milieu des flammes et dont la giberne sautait. Enfin, les dix-sept bandits restans voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucune chance de salut, et se voyant pr�s d'�tre asphyxi�s, demand�rent � se rendre. Alors on d�blaya le soupirail, on les en tira les uns apr�s les autres, et � mesure qu'ils en sortirent on leur liait les pieds et les mains. Une charrette que l'on amena ensuite les transporta tous dans les prisons de la ville. Quant aux huit qui n'avaient pas voulu venir � Foggia et aux deux qui s'�taient �chapp�s, ils furent chass�s comme des b�tes fauves, traqu�s de caverne en caverne. Les uns furent tu�s ou d�busqu�s comme des chevreuils, les autres furent livr�s par leurs h�tes, les autres enfin se rendirent eux-m�mes; si bien qu'au bout d'un an tous les Vardarelli �taient morts ou prisonniers. Il n'y eut que la femme qui s'�tait sauv�e un pistolet de chaque main qui disparut, sans qu'on la rev�t jamais ni morte ni vivante. Lorsque le roi apprit cet �v�nement, il entra dans une grande col�re; c'�tait la seconde fois qu'on violait sans l'en pr�venir un trait�, non pas sign� par lui, mais fait en son nom. Or, il savait que l'inexorable histoire enregistre presque toujours les faits sans se donner la peine d'en rechercher les causes, et que, tout au contraire de ce qui se passe dans notre monde, o� ce sont les ministres qui sont responsables des fautes du roi, c'est le roi qui, dans l'autre, est responsable des fautes de ses ministres. Mais on lui r�p�ta tant, et de tant de c�t�s, que c'�tait une action louable que d'avoir extermin� celle m�chante race des Vardarelli, qu'il finit par pardonner � ceux qui avaient ainsi abus� de son nom. Il est vrai que quelque temps apr�s arriva la r�volution de 1820, qui amena avec elle bien d'autres pr�occupations que celle de savoir si on avait plus ou moins exactement tenu un trait� fait avec des bandits. Pour la troisi�me fois il rentra au bout de deux ans d'absence, an milieu des cris de joie de son peuple, qui le chassait sans cesse et qui ne pouvait vivre sans lui. Malheureusement pour les Napolitains, cette troisi�me restauration fut de courte dur�e. Le soir du 3 janvier 1825, le roi se coucha apr�s avoir fait sa partie de jeu et avoir dit ses pri�res accoutum�es. Le lendemain, comme � dix heures du matin il n'avait pas encore sonn�, on entra dans sa chambre, et on le trouva mort. A l'ouverture de son testament, dans lequel il recommandait � son fils Fran�ois de continuer les aum�nes qu'il avait l'habitude de faire, ou trouva que ces aum�nes montaient par an � 24,000 ducats. Il avait v�cu soixante-seize ans, il en avait r�gn� soixante-cinq; il avait vu passer sous son long r�gne trois g�n�rations d'hommes, et, malgr� trois r�volutions et trois restaurations, il mourait le roi le plus populaire que Naples ait jamais eu. Aussi le peuple chercha-t-il � la mort impr�vue de son roi bien-aim� une cause surnaturelle. Or, pour des hommes d'imagination comme sont les Napolitains, rien n'est difficile � trouver. Voil� ce que l'on d�couvrit. Le roi Ferdinand, comme on a pu le voir, n'�tait pas exempt de certains pr�jug�s. Depuis quinze ans il �tait pers�cut� par le chanoine Ojori, qui le tourmentait pour obtenir une audience de lui et lui pr�senter je ne sais quel livre dont il �tait l'auteur. Ferdinand avait toujours refus�, et, malgr� les instances du postulant, avait constamment tenu bon. Enfin le 2 janvier 1825, vaincu par les pri�res de tous ceux qui l'entouraient, il accorda pour le lendemain cette audience si long-temps recul�e. Le matin, le roi eut quelque vell�it� de partir pour Caserte et de rejeter sur une chasse, excuse qui lui paraissait toujours valable, l'impolitesse qu'il avait si grande envie de faire au bon chanoine; mais on l'en dissuada: il resta donc � Naples, re�ut don Ojori, lequel demeura deux heures avec lui et le quitta en lui laissant son livre. Le lendemain, comme nous l'avons dit, le roi Ferdinand �tait mort. Les m�decins d�clar�rent d'une voix unanime que c'�tait d'une attaque d'apoplexie foudroyante; mais le peuple n'en crut pas un mot. Ce qui fut la v�ritable cause de sa mort, selon le peuple, ce fut cette audience qu'il donna si � contre-coeur au chanoine Ojori. Le chanoine Ojori �tait, avec le prince de ----, le plus terrible _jettatore_ de Naples. Nous dirons dans un prochain chapitre ce que c'est que la _jettatura_. Note: [1] Ces diff�rens appointemens correspondaient aux soldes des colonels, des capitaines et des lieutenans. XVI La Jettatura. Naples, comme toutes les choses humaines, subit l'influence d'une double force qui r�git sa destin�e: elle a son mauvais principe qui la poursuit, et son bon g�nie qui la garde; elle a son Arimane qui la menace, et son Oromaze qui la d�fend; elle a son d�mon qui veut la perdre, elle a son patron qui esp�re la sauver. Son ennemi, c'est la jettatura; son protecteur, c'est saint Janvier. Si saint Janvier n'�tait pas au ciel, il y aurait long-temps que la jettatura aurait an�anti Naples; si la jettatura n'existait pas sur la terre, il y a long-temps que saint Janvier aurait fait de Naples la reine du monde. Car la jettatura n'est pas une invention d'hier; ce n'est pas une croyance du moyen-�ge, ce n'est pas une superstition du bas-empire: c'est un fl�au l�gu� par l'ancien monde au monde moderne; c'est une peste que les chr�tiens ont h�rit�e des gentils; c'est une cha�ne qui passe � travers les �ges, et � laquelle chaque si�cle ajoute un anneau. Les Grecs et les Romains connaissaient la jettatura: les Grecs l'appelaient [Greek: alexiana], les Romains _fascinum_. La jettatura est n�e dans l'Olympe; c'est un fl�au d'assez bonne maison, comme on voit. Maintenant � quelle occasion elle prit naissance, le voici. V�nus, sortie de la mer depuis la veille, venait de prendre place parmi les dieux; son premier soin avait �t� de se choisir un adorateur dans cette auguste assembl�e: Bacchus avait obtenu la pr�f�rence, Bacchus �tait heureux. Toute d�esse qu'elle �tait, V�nus se trouvait soumise aux lois de la nature comme une simple femme; en sa qualit� d'immortelle, elle �tait destin�e � les accomplir plus long-temps et plus souvent, voil� tout. V�nus s'aper�ut un jour qu'elle allait �tre m�re. Comme l'enfant qu'elle portait dans son sein �tait le premier de cette longue suite de rejetons dont la d�esse de la beaut� devait peupler les for�ts d'Amathonte et les bosquets de Cyth�re, la d�couverte de son nouvel �tat fut accompagn�e chez elle d'un sentiment de pudeur qui la d�termina � le cacher aux regards de tous les dieux. V�nus annon�a donc que sa sant� chancelante la for�ait d'habiter pendant quelque temps la campagne, et elle se retira dans les appartemens les plus recul�s de son palais, � Paphos. Tous les dieux avaient �t� dupes de cette fausse indisposition; il n'y avait pas jusqu'� Esculape lui-m�me qui n'e�t d�clar� que V�nus n'avait rien autre chose qu'une maladie de nerfs qui se calmerait avec des bains et du petit lait; Junon seule avait tout devin�. Junon �tait experte en pareille mati�re. Sa st�rilit� la rendait jalouse: il ne s'arrondissait pas une taille dans tout l'Olympe, que la premi�re ligne de ce changement ne lui saut�t aux yeux. Elle avait suivi les progr�s de celle de V�nus, et, d'avance, elle voua au malheur l'enfant qui na�trait d'elle. En cons�quence, elle r�solut de ne pas la perdre un instant de vue, afin de jeter un sort sur le malheureux fruit des entrailles de sa belle-fille. Aussi, d�s que V�nus sentit les premi�res douleurs, Junon se pr�senta-t-elle aussit�t � son chevet, d�guis�e en sage-femme. V�nus �tait fort douillette, comme toute femme � la mode doit �tre: elle jeta donc les hauts cris tant que dura le travail; puis enfin elle mit au jour le petit Priape. Junon le re�ut dans ses mains, et tandis que V�nus, � moiti� �vanouie, fermait ses beaux yeux encore tout moites de larmes, elle s'appr�ta � lancer sur l'enfant la mal�diction fatale qui devait influer sur le reste de sa vie. Mais � l'instant o� Junon fixait ses yeux pleins de col�re sur le nouveau-n�, elle s'arr�ta stup�faite. Jamais elle n'avait vu, m�me chez les plus grands dieux, rien de pareil � ce qu'elle voyait � cette heure. Si court que fut ce moment d'h�sitation, il sauva Priape. Bacchus, qui, du fond de l'Inde, o� il �tait occup� � apprendre aux Birmans la meilleure mani�re de coller le vin, avait entendu les cris de V�nus, �tait accouru en toute h�te: il se pr�cipita dans la chambre de l'accouch�e, courut � l'enfant, et, dans son ardeur toute paternelle, l'arracha des bras de Junon. Junon se crut d�couverte; elle sortit furieuse, sauta dans son char, et remonta au ciel. Bacchus ignorait cependant que ce f�t elle; mais il la devina, au cri de ses paons d'abord, puis au rayon de lumi�re qu'elle laissait � sa suite. Il connaissait de longue main le caract�re de sa belle-m�re: lui-m�me avait �t� oblig� de rester six mois cach� dans la cuisse de Jupiter pour �chapper � sa jalousie; il comprit que les choses se passeraient mal pour le pauvre enfant si jamais elle mettait la main sur lui: il l'emporta tout courant, et s'en alla le cacher dans l'�le de Lampsaque. Mais le bruit de ce qui s'�tait pass� se r�pandit, ainsi que la circonstance � laquelle le jeune Priape avait d� la vie; il n'en fallut pas davantage pour faire croire aux anciens qu'ils avaient trouv� un rem�de contre la jettatura; de l� certains bijoux d�terr�s � Herculanum et � Pomp�ia, qui faisaient partie de la toilette des femmes. Chez les modernes, o� ces bijoux ne sont pas de mise, les cornes les ont remplac�s. Vous n'entrez pas dans une maison de Naples quelque peu aristocratique, sans que le premier objet qui frappe vos yeux dans l'antichambre ne soit une paire de cornes; plus ces cornes sont longues, plus elles sont efficaces. On les fait venir en g�n�ral de Sicile; c'est l� qu'on trouve les plus belles. J'en ai vu qui avaient jusqu'� trois pieds de long, et qui co�taient cinq cents francs la paire. Outre ces cornes � domicile, qu'on ne peut, vu leur volume, transporter facilement avec soi, on a d'autres petits cornillons que l'on porte au cou, au doigt, � la cha�ne de la montre: cela se trouve � tous les coins de rue, chez tous les marchands de bric-�-brac. Ce symbole pr�servatif est ordinairement en corail ou en jais. Je voudrais vous dire quelles sont les causes qui ont port� les cornes � ce degr� d'honneur chez les Napolitains; mais quelque recherche que j'aie faite � ce sujet, j'avoue que je n'ai absolument rien pu d�couvrir sur quoi on puisse appuyer la moindre th�orie ou �chafauder le plus petit syst�me. Cela est parce que cela est; ne me demandez donc point autre chose, car je serais forc� de prononcer ce mot qui co�te tant � la bouche humaine: Je ne sais pas. Les anciens connaissaient trois moyens de jeter les sorts, car la jettatura n'est rien autre chose que la substantivation du verbe _jettare_,--par le toucher, par la parole, par le regard: Cujus ab attractu variarum monstra ferarum In juvenes veniunt; nulli sua mansit imago, dit Ovide; Quae nec pernumerare curiosi Possint, nec mala fascinare lingua, dit Catulle; Nescio quis teneros oculis mihi fascinat agnos, dit Virgile. Maintenant voulez-vous voir passer cette croyance du monde pa�en dans le monde chr�tien? �coutez saint Paul s'adressant aux Galates: Quis vos fascinavit non obedire veritati? Saint Paul croyait donc � la jettatura? Maintenant passons au moyen-�ge, et ouvrons Erchempert, moine du mont Cassin, qui florissait vers l'an 842: �J'ai connu, dit le v�n�rable c�nobite, messire Landolphe, �v�que de Capoue, homme d'une singuli�re prudence, lequel avait l'habitude de dire: �Toutes les fois que je rencontre un moine, il m'arrive quelque chose de malheureux dans la journ�e. _Quolies monachum visu cerno, semper mihi futura dies auspicia tristia subministrat_.� Or, cette croyance est encore en pleine vigueur aujourd'hui � Naples. Lorsque nous part�mes pour la Sicile, je crois avoir racont� qu'au moment de nous embarquer nous rencontr�mes un abb�, et qu'� sa vue le capitaine nous avait propos� de remettre le d�part au lendemain. Nous n'en f�mes compte, et nous f�mes assaillis par une temp�te qui nous tint vingt-quatre heures entre la vie et la mort. Des trois jettature connues de l'antiquit�, deux se sont perdues en route, et une seule est rest�e: la jettatura du r�gard. Il est vrai que c'est la plus terrible: �_Nihil oculo nequius creatum_,� dit l'Eccl�siaste, chap. 21. Cependant, comme Dieu a voulu que le serpent � sonnettes se d�non��t lui-m�me par le bruit que font ses anneaux, il a imprim� au front du jettatore certains signes auxquels, avec un peu d'habitude, on peut le reconna�tre. Le jettatore est ordinairement maigre et p�le, il a le nez en bec de corbin, de gros yeux qui ont quelque chose de ceux du crapaud et qu'il recouvre ordinairement, pour les dissimuler, d'une paire de lunettes: le crapaud, comme on sait, a re�u du ciel le don fatal de la jettature: il tue le rossignol en le regardant. Donc, quand vous rencontrez dans les rues de Naples un homme fait ainsi que j'ai dit, prenez garde � vous, il y a cent � parier contre un que c'est un jettatore. Si c'est un jettatore et qu'il vous ait aper�u le premier, le mal est fait, il n'y a pas de rem�de, courbez la t�te et attendez. Si, au contraire, vous l'avez pr�venu du regard, h�tez-vous de lui pr�senter le doigt du milieu �tendu et les deux autres ferm�s: le mal�fice sera conjur�:--_Et digitum porrigito medium_, dit Martial. Il va sans dire que, si vous porter sur vous quelque corne de jais ou de corail, vous n'avez point besoin de prendre toutes ces pr�cautions. Le talisman est infaillible, du moins � ce que disent les marchands de cornes. La jettatura est une maladie incurable; on na�t jettatore, on meurt jettatore. On peut � la rigueur le devenir; mais une fois qu'on l'est, on ne peut plus cesser de l'�tre. En g�n�ral, les jettatori ignorent leur fatale influence: comme c'est un fort mauvais compliment � faire � un homme que de lui dire qu'il est jettatore, et qu'il y en a d'ailleurs qui prendraient fort mal la chose, on se contente de les �viter comme on peut, et, si l'on ne peut pas, de conjurer leur influence en tenant sa main dans la position sus-indiqu�e. Toutes les fois que vous voyez a Naples deux hommes causant dans la rue et que l'un des deux garde sa main pli�e contre son dos, regardez bien celui avec lequel il cause; c'est un jettatore, ou du moins un homme qui a le malheur de passer pour tel. Lorsqu'un �tranger arrive � Naples, il commence par rire de la jettatura, puis peu � peu il s'en pr�occupe; enfin, au bout de trois mois de s�jour, vous le voyez couvert de cornes des pieds � la t�te et la main, droite �ternellement crisp�e. Rien ne garantit de la jettatura que les moyens que j'ai indiqu�s. Il n'y a pas de rang, il n'y a pas de fortune, il n'y a pas de position sociale qui vous mette au dessus de ses coups. Tous les hommes sont �gaux devant elle. D'un autre c�t�, il n'y a pas d'�ge, il n'y a pas de sexe, il n'y a pas d'�tat pour le jettatore: il peut �tre �galement enfant ou vieillard, homme ou femme, avocat ou m�decin, juge, pr�tre, industriel ou gentilhomme, lazzarone ou grand seigneur; le tout est seulement de savoir si l'un ou l'autre de ces �ges, l'un ou l'autre de ces sexes, l'une ou l'autre de ces conditions, ajoute ou �te de la gravit� au mal�fice. Il y a l�-dessus, � Naples, un travail extr�mement d�velopp� del gentile signor Niccolo Valetta; il y discute dans un volume toutes les questions qui divisent sur ce point les savans anciens et modernes, depuis vingt-cinq si�cles. Il y est examin�: 1. Si l'homme jette le sort plus terrible que ne le fait la femme; 2. Si celui qui porte perruque est plus � craindre que celui qui n'en porte pas; 3. Si celui qui porte des lunettes n'est pas plus � craindre que celui qui porte perruque; 4. Si celui qui prend du tabac n'est pas plus � craindre encore que celui qui porte des lunettes; et si les lunettes, la perruque et la tabati�re, en se combinant, triplent les forces de la jettatura; 5. Si la femme jettatrice est plus � craindre quand elle est enceinte; 6. S'il y a plus � craindre encore d'elle quand il y a certitude qu'elle ne l'est pas; 7. Si les moines sont plus g�n�ralement jettatori que les autres hommes, et parmi les moines quel est l'ordre le plus � craindre sur ce point; 8. A quelle distance se peut jeter le sort; 9. S'il se peut jeter de c�t�, de face ou par derri�re; 10. S'il y a r�ellement des gestes, des sons de voix et des regards particuliers auxquels on puisse reconna�tre les jettatori; 11. S'il est des pri�res qui puissent garantir de la jettatura, et, dans ce cas, s'il est des pri�res sp�ciales pour garantir de la jettatura qui vient des moines; 12. Enfin, si le pouvoir des talismans modernes est �gal au pouvoir du talisman ancien, et laquelle est plus efficace de la corne unique ou de la corne double. Toutes ces recherches sont consign�es dans un volume qui est du plus haut int�r�t et que je voudrais bien faire conna�tre � mes lecteurs. Malheureusement mon libraire refuse de l'imprimer dans mes notes justificatives, sous pr�texte que c'est un in-folio de 600 pages. Mois j'invite tout voyageur � se le procurer, en arrivant � Naples, moyennant la modique somme de six carlins. Maintenant que nous avons examin� la jettatura dans ses effets et ses causes, racontons l'histoire d'un jettatore. XVII Le Prince de ----. Le prince de ----, les lunettes, la perruque et la tabati�re except�es, naquit avec tous les caract�res de la jettatura. Il avait les l�vres minces, les yeux gros et fixes, et le nez en bec de corbin; sa m�re, dont il �tait le second enfant, n'eut pas m�me le bonheur de voir le nouveau-n�: elle mourut en couches. On chercha une nourrice pour l'enfant, et l'on trouva une belle et vigoureuse paysanne des environs de Nettuno. Mais � peine le malencontreux poupon lui eut-il touch� le sein que son lait tourna. Force fut de nourrir le principino au lait de ch�vre, ce qui lui donna pour tout le reste de sa vie une allure sautillante � laquelle, gr�ce au ciel, on le reconna�t � trois cents pas de distance, tandis qu'avec ses gros yeux il ne peut mordre qu'en touchant. Louons le Seigneur, ce qu'il a fait est bien fait. En apprenant la mort de sa femme et la naissance d'un second fils, le prince de ----, qui �tait ambassadeur en Toscane, accourut � Naples; il descendit au palais, pleura convenablement la princesse, embrassa paternellement l'infant et s'en alla faire sa cour au roi. Le roi lui tourna le dos, il avait trouv� fort mauvais que le prince quitt�t son ambassade sans autorisation; il eut beau faire valoir l'amour paternel, l'amour paternel lui co�ta sa place. Cette catastrophe refroidit un peu le prince de ---- pour son fils; d'ailleurs, il avait, comme nous l'avons dit, un fils a�n�, auquel appartenaient de droit titres, honneurs, richesses. Il fut donc d�cid� que le cadet entrerait dans les ordres. Le principino �tait trop jeune pour avoir une opinion quelconque � l'endroit de son avenir: il se laissa faire. Le jour o� il entra au s�minaire, tous les enfans de la classe dans laquelle il fut mis attrapaient la coqueluche. Notez qu'au milieu de tout cela aucun accident personnel n'atteignait le principino; il grandissait � vue d'oeil et prosp�rait que c'�tait un charme. Il fit ses classes avec le plus grand succ�s, l'emportant sur tous ses camarades. Une seule fois, on ne sait comment cela se fit, il ne remporta que le second prix; mais l'�l�ve qui avait remport� le premier, en allant recevoir sa couronne, butta sur la premi�re marche de l'estrade et se cassa la jambe. Cependant l'enfant devenait jeune homme. Si retir� que f�t le s�minaire, les bruits du monde arrivaient jusqu'� lui. D'ailleurs, dans ses promenades avec ses compagnons, il voyait passer de belles dames dans des voitures �l�gantes, et de beaux jeunes gens sur de fringans chevaux; puis, au bout de la rue de Toledo, il apercevait un �difice qu'on appelait Saint-Charles, et de l'int�rieur duquel on lui disait tant de merveilles, que les jardins et les palais d'Aladin n'�taient rien en comparaison. Il en r�sultait que le principino avait grande envie de faire connaissance avec les belles dames, de monter � cheval comme les beaux jeunes gens, et surtout d'entrer � Saint-Charles pour voir ce qui s'y passait r�ellement. Malheureusement la chose �tait impossible; le prince de ----, qui avait toujours sa disgr�ce sur le coeur, gardait rancune � son fils cadet. D'un autre c�t�, le prince Hercule, que l'on faisait voyager afin qu'il n'e�t aucun contact avec son fr�re, devenait de jour en jour un peu plus parfait cavalier, et promettait de soutenir � merveille l'honneur du nom. Raison de plus pour que le pauvre principino rest�t confin� dans son s�minaire. Cependant les affaires se brouillaient entre le royaume des Deux-Siciles et la France; on parlait d'une croisade contre les r�publicains; le roi Ferdinand, comme nous l'avons dit ailleurs, voulait en donner l'exemple. On leva des troupes de tous c�t�s, on assembla une arm�e, et l'on annon�a avec grande solennit� que l'archev�que de Naples b�nirait les drapeaux dans la cath�drale de Sainte-Claire. Comme c'�tait une chose fort curieuse, et que si grande que f�t l'�glise, il n'y avait pas possibilit� que tout Naples y p�t tenir, on d�cida que des d�put�s des diff�rens ordres de l'�tat assisteraient seuls aux c�r�monies. Eh outre, les coll�ges, les �coles et les s�minaires avaient droit d'y envoyer les �l�ves de chaque classe qui auraient �t� les premiers dans la composition la plus rapproch�e du jour o� devait avoir lieu la c�r�monie. Le principino fut le premier dans sa triple composition du th�me, de version et de th�ologie; le principino, qui faisait au reste des progr�s miraculeux, �tait � cette �poque en rh�torique, et pouvait avoir de 16 � 17 ans. Le grand jour arriva. La c�r�monie fut pleine de solennit�; tout se passa avec un calme et un grandiose parfaits; seulement, au moment o� les �tendards, apr�s la b�n�diction, d�filaient pour sortir de l'�glise, un des porte-drapeaux tomba mort d'une apoplexie foudroyante en passant devant le principino. Le principino, qui avait un coeur excellent, se pr�cipita aussit�t sur ce malheureux pour lui porter secours, mais il avait d�j� rendu le dernier soupir. Ce que voyant, le principino saisit l'�tendard, l'agita d'un air martial qui indiquait quel homme il serait un jour, et le remit � un officier en criant: _Vive le roi_! cri qui fut r�p�t� avec enthousiasme par toute l'assembl�e. Trois mois apr�s, l'arm�e napolitaine �tait battue, le drapeau �tait tomb� au pouvoir des Fran�ais avec une douzaine d'autres et le roi Ferdinand s'embarquait pour la Sicile. Le principino avait fini ses classes; il s'agissait de faire choix d'un couvent. Le jeune homme choisit les camaldules. En cons�quence, il sortit du s�minaire o� il avait pass� son adolescence, et il entra comme novice dans le monast�re o� devait s'�couler sa virilit� et s'�teindre sa vieillesse. Le lendemain de son entr�e aux camaldules parut l'ordonnance du nouveau gouvernement qui supprimait les communaut�s religieuses. Le jeune homme fut alors forc� de suivre la carri�re de la pr�lature, car, les couvens supprim�s, il n'en demeurait pas moins le cadet et n'en �tait pas plus riche pour cela. Pendant trois mois, il se promena donc dans les rues de Naples avec un chapeau � trois cornes, un habit noir et des bas violets; puis il se d�cida � recevoir les ordres mineurs. Le matin du jour fix� pour la c�r�monie, la r�publique parth�nop�enne, qui venait d'�tre �tablie, d�cida qu'il n'y avait pas d'�galit� devant la loi tant qu'il n'y avait pas �galit� entre les h�ritages, et que par cons�quent le droit d'a�nesse �tait aboli. Ce nouveau d�cret enlevait cent mille livres de rente au prince Hercule, fr�re a�n� de notre h�ros, lequel se trouvait possesseur d'un capital de deux millions. Comme le principino n'avait pas une grande vocation pour l'�glise, il fit des bas rouges comme il avait fit de la robe blanche, envoya le tricorne rejoindre le capuchon, fit venir le meilleur tailleur de Naples, acheta la plus belle voiture et les plus beaux chevaux qu'il put trouver, et envoya retenir pour le soir m�me une loge � Saint-Charles. Saint-Charles �tait v�ritablement bien digne du d�sir qu'avait toujour eu le principino d'y entrer: c'�tait un des monumens dont Charles VII, pendant sa royaut� temporaire, avait dot� Naples. Un jour il avait fait venir l'architecte Angelo Carasale, et mettant tous ses tr�sors � sa disposition, il lui avait dit de n'�pargner ni frais ni d�pense, mais de lui faire la plus belle salle qui exist�t au monde. L'architecte s'y �tait engag� (les architectes s'engagent toujours); puis, profitant de la licence accord�e, il avait choisi un emplacement voisin du palais, abattu nombre de maisons, et d�blay� un terrain immense sur lequel s'�leva avec une merveilleuse rapidit� la f�erique construction. En effet, le th��tre, commenc� an mais de mars 1737, fut pr�t le 1er novembre, et s'ouvrit le 4 du m�me mois, jour de la Saint-Charles. Si nous n'avions pas renonc� aux descriptions, par la conviction que nous avons qu'aucune description ne d�crit, nous essaierions de relever le nombre de glaces, de calculer le nombre de bougies, d'�num�rer le nombre d'arbres en fleurs qui faisaient, pendant cette grande soir�e, du th��tre de Saint-Charles la huiti�me merveille du monde. Une grande loge avait �t� pr�par�e pour le roi et la famille royale; et au moment o� les augustes spectateurs y entr�rent, l'impression fut si grande sur eux-m�mes qu'ils donn�rent le signal des applaudissements; aussit�t la salle tout enti�re �clata en bravos et en cris d'admiration. Ce ne fut pas tout. Le roi fit venir l'architecte dans sa loge, et, lui posant la main sur l'�paule � la vue de tous, il le f�licita sur son admirable r�ussite. --Une seule chose manque a votre salle, dit le roi. --Laquelle? demanda l'architecte. --Un passage qui conduise du palais au th��tre. L'architecte baissa la t�te en signe d'assentiment. Le spectacle fini, le roi sortit de sa loge et trouva Carasale qui l'attendait. --Qu'avez-vous donc fait pendant toute cette repr�sentation? lui demanda le roi. --J'ai ex�cut� les ordres de Votre Majest�, r�pondit Carasale. --Lesquels? --Que Votre Majest� daigne me suivre, et elle verra. --Suivons-le, dit le roi en se retournant vers la famille royale; quoi qu'il ail fait, rien ne m'�tonnera; nous sommes dans la journ�e aux miracles. Le roi suivit donc l'architecte; mais, quoi qu'il e�t dit, son �tonnement fut grand lorsqu'il vit s'ouvrir devant lui les portes d'une galerie int�rieure toute tapiss�e d'�toffes de soie et de glaces; cette galerie, qui avait deux ponts jet�s � une hauteur de trente pieds et un escalier de cinquante-cinq marches, avait �t� improvis�e pendant trois heures qu'avait dur� la repr�sentation. Voil� donc ce qu'�tait Saint-Charles depuis soixante ans; depuis soixante ans Saint-Charles faisait l'admiration et l'envie de toute la terre. Il n'�tait donc pas �tonnant que le principino e�t une si grande envie de voir Saint-Charles. Le soir m�me o� le principino avait vu Saint-Charles, et comme le dernier spectateur franchissait le seuil de la salle, le feu prit au th��tre; le lendemain Saint-Charles n'�tait plus qu'un monceau de cendres. D�j� depuis long-temps des bruits alarmans circulaient sur le principino; mais � partir de ce jour ces bruits prirent une consistance r�elle. On se rappelait avec effroi les diff�rens r�sultats qu'il avait obtenus, et l'on commen�a de le fuir comme la peste. Cependant ces bruits trouvaient des incr�dules; � Naples, comme partout ailleurs, il y a des esprits forts qui se vantent de ne croire � rien. D'ailleurs, la pr�sence des Fran�ais avait mis le scepticisme � la mode, et madame la comtesse de M----, qui aimait fort les Fran�ais, d�clara hautement qu'elle ne croyait pas un mot de ce que l'on disait sur le pauvre principino, et qu'en preuve de son incr�dulit� elle donnerait une grande soir�e tout expr�s pour le recevoir et pour prouver, par l'impunit�, que tous les bruits qu'on r�pandait sur lui �taient ridicules et erron�s. La nouvelle du d�fi port� � la jettatura par la comtesse de M---- se r�pandit dans Naples; le premier mot de tous les invit�s fut qu'ils n'iraient certainement pas � cette soir�e; mais le grand jour venu, la curiosit� l'emporta sur la crainte, et, d�s neuf heures du soir, les salons de la comtesse �taient encombr�s. Heureusement, toute cette foule d�bordait dans de magnifiques jardins �clair�s avec des verres de couleur, dans les bosquets desquels �taient dispos�s des groupes d'instrumentistes et de chanteurs. A dix heures, le prince de ---- arriva: c'�tait � cette �poque un charmant cavalier, qui portait depuis longtemps des lunettes, c'est vrai; qui venait de prendre la tabati�re bien plut�t par genre qu'autrement, c'est encore vrai; mais qu'une magnifique chevelure ondoyante et boucl�e devait encore long-temps dispenser de recourir � la perruque. Il �tait d'un caract�re charmant, paraissait toujours joyeux, se frottait les mains sans cesse, et ne manquait pas d'esprit; bref, c'�tait un homme � succ�s, n'�tait cette maudite jettatura. Son entr�e chez la comtesse de M---- fut signal�e par un petit accident; mais il est juste de dire que cet accident pouvait aussi bien avoir pour cause la maladresse que la fatalit�: un laquais, qui portait un plateau de glaces, le laissa tomber juste au moment o� le prince ouvrait la porte. Cependant la co�ncidence de son apparition avec l'�v�nement fit qu'on remarqua cet �v�nement, si l�ger qu'il f�t. Le prince se mit en qu�te de la ma�tresse de la maison. Elle se promenait dans ses jardins, ainsi que presque tous les invit�s. Il faisait une de ces magnifiques sor�es du mois de juin dont la chaleur, � Naples, est temp�r�e par cette double brise de mer qu'on ne conna�t que l�. Le ciel �tait flamboyant d'�toiles, et la lune, qui montait au dessus du V�suve fumant, semblait un �norme boulet rouge lanc� par un mortier gigantesque. Le prince, apr�s avoir err� dix minutes dans la foule, avoir respir� cet air, avoir savour� ces parfums, avoir admir� ce ciel, rencontra enfin la ma�tresse de la maison, � la recherche de laquelle il s'�tait lanc�, comme nous l'avons dit. D�s qu'elle aper�ut le prince, madame la comtesse de M---- vint a lui: on �changea les complimens d'usage; puis, pour prouver le m�pris qu'elle faisait des bruits r�pandus, la comtesse quitta le bras de son cavalier et prit celui du prince. Sensible � cette marque de distinction, le prince voulut la reconna�tre en louant la f�te. --Ah! madame, dit-il, quelle charmante f�te vous nous donnez l�, et comme on en parlera long-temps! --Oh! prince, r�pondit madame de M----, vous exag�rez la valeur d'une petite r�union sans cons�quence. --Non, d'honneur, dit le prince. Il est vrai que tout y concourt, et que Dieu vous a donn� le temps le plus magnifique. Le prince n'avait pas achev� cette phrase qu'un coup de tonnerre olympien se fit entendre, et qu'un nuage, que personne n'avait vu, crevant tout � coup, se r�pandit en �pouvantable averse. Chacun se sauva de son c�t� comme il put; les uns cherch�rent un abri momentan� dans les grottes ou dans les kiosques, les autres s'enfuirent vers le palais; la comtesse de M---- et le prince furent au nombre de ces derniers. Or, notez que, dans le mois de juin, Naples est une esp�ce d'Egypte � l'endroit de l'eau, et qu'il y a trois mois dans l'ann�e, juin, juillet et ao�t, pendant lesquels, la s�cheresse f�t-elle libyenne, on ne se hasarderait pas, pour la faire cesser, a sortir la ch�sse de saint Janvier de son tabernacle, de peur de compromettre la puissance du saint. Le prince n'avait eu qu'un mot � dire, et un autre d�luge avait � l'instant m�me ouvert les cataractes du ciel. Le salon principal, vaste rotonde autour de laquelle tournaient tous les autres appartements, �tait �clair� par un magnifique lustre en cristal que la comtesse de M---- avait re�u d'Angleterre trois mois auparavant, et qu'elle avait fait allumer pour la premi�re fois. Ce lustre �tait d'un effet magique, tant la lumi�re, refl�t�e par les mille facettes du verre, se multipliait, brillant de tous les feux de l'arc-en-ciel. Aussi, au moment o� le prince et la comtesse arriv�rent sur le seuil de la porte, le prince s'arr�ta-t-il �bloui. --Eh bien! qu'avez-vous donc, prince? demanda la comtesse de M----. --Ah! madame, s'�cria le prince, que vous avez l� un magnifique lustre! Le prince avait � peine laiss� �chapper ces paroles louangeuses, qu'un des anneaux dor�s qui soutenaient cet autre soleil au plafond se rompit, et que le lustre, tombant sur le parquet, se brisa en mille morceaux. Par bonheur, c'�tait juste au moment o� chacun prenait place pour la contredanse; le centre du salon se trouva donc vide, et personne ne fut bless�. Madame de M---- commen�a � se repentir en elle-m�me d'avoir ainsi tent� Dieu en invitant le prince; mais l'id�e qu'elle reculait devant trois accidents qui pouvaient, � tout prendre, �tre l'effet du hasard; la crainte des sarcasmes de ses amis si elle semblait c�der � cette crainte, la difficult� de se d�barrasser du prince, auquel elle donnait le bras et qui se confondait en regrets sur les catastrophes aussi incroyables qu'inattendues qui venaient attrister la f�te, toutes ces consid�rations r�unies la d�termin�rent � faire contre fortune bon coeur et � suivre jusqu'au bout la route o� elle �tait engag�e. La comtesse n'en fut donc que plus aimable avec le prince, et, sauf le plateau renvers�, sauf l'orage survenu, sauf le lustre bris�, tout continua d'aller � merveille. La soir�e �tait entrecoup�e de chant: c'�tait le moment o� Pa�siello et Cimarosa, ces deux anc�tres de Rossini, se partageaient les adorations du monde musical. On chantait tour � tour des morceaux de l'un et de l'autre. Une des meilleures interpr�tes de ces deux grands g�nies �tait la signora Erminia, prima donna du malheureux th��tre Saint-Charles, qui fumait encore. C'�tait un soprano de la plus grande �tendue, d'une s�ret� de voix et de m�thode telle, qu'on ne se rappelait pas, de m�moire de dilettante, avoir rien entendu de pareil. En effet, depuis trois ans que la signora Erminia �tait � Naples, jamais le moindre enrouement, jamais la moindre note douteuse, jamais, enfin, pour nous servir du terme consacr�, jamais le moindre _chat dans le gosier_. Elle avait promis de chanter le fameux air: _Pria che spunti_, et le moment �tait venu de tenir sa promesse. Aussi, la contredanse finie, chacun se rangea-t-il � sa place pour laisser le salon libre � la signora Erminia. L'accompagnateur se pla�a au piano, la signora se leva pour l'y rejoindre; mais comme il lui fallait traverser seule tout cet immense salon, le prince, qui l'avait appr�ci�e � sa valeur la seule fois qu'il avait �t� � Saint-Charles, dit un mot d'excuse � la comtesse de M----, et, s'�lan�ant au devant de la c�l�bre cantatrice, il lui offrit le bras pour la conduire � son poste. Chacun applaudit � cet �lan de galanterie, d'autant plus remarquable qu'il venait de la part d'un jeune homme qui, la veille encore, �tait au s�minaire. Le prince revint ensuite r�clamer le bras de la comtesse de M----, au milieu d'un murmure g�n�ral d'approbation. Mais bient�t les mots _Chut! Silence! Ecoutons_! se firent entendre. L'accompagnateur jeta � la foule impatiente son brillant pr�lude. La cantatrice toussa, essaya de rougir; puis, ouvrant la bouche, elle fila son premier son. Elle l'avait pris un demi-ton trop haut, et, � la moiti� de la quatri�me mesure, elle fit un �pouvantable _couac_. Comme c'�tait chose miraculeuse, chose inou�e, chose presque impossible � croire, chacun se h�ta de rassurer la cantatrice par des applaudissemens; mais le coup �tait port�: la signora Erminia, sentant qu'elle �tait domin�e par une force n�faste sup�rieure � son talent, comprit que c'�tait la jettatura qui agissait, elle s'�lan�a hors du salon en lan�ant un regard terrible au pauvre prince, auquel elle attribuait la d�convenue qui venait de lui arriver. Cette s�rie d'�v�nements commen�ait � mettre madame de M---- on ne peut plus mal � son aise; tous les yeux �taient fix�s sur elle et sur le malencontreux prince, dont la premi�re entr�e dans le monde �tait signal�e par de si �tranges catastrophes. Mais comme, de son c�t�, � part les compliments de condol�ance qu'il se croyait oblig� de faire � madame de M----, le prince ne paraissait nullement s'apercevoir qu'il �tait la cause pr�sum�e de tous ces effets, et que, fier de l'honneur d'avoir � son bras le bras de la ma�tresse de la maison, il ne semblait pas vouloir s'en dessaisir de toute la soir�e, madame de M---- avisa un moyen poli de rentrer en possession d'elle-m�me, en feignant d'�tre lasse de rester debout et en priant le prince de la conduire dans un charmant petit boudoir donnant sur le salon, et qui avait �t� conserv� tout meubl�, dans le but justement d'offrir un lieu de repos aux danseurs et aux danseuses fatigu�s. Cette charmante oasis �tait d'autant plus agr�able que sa porte � deux battants s'ouvrait sur le salon, et que tout en cessant de faire partie du bal comme acteur, on continuait, en se retirant dans ce petit boudoir, d'en demeurer spectateur. Ce fut donc l� que le prince de ---- conduisit la comtesse; et comme c'�tait un cavalier plein d'attentions, il alla prendre un fauteuil contre la muraille, le tra�na en face de la porte, de mani�re que, tout en se reposant, madame de M---- p�t parfaitement voir; approcha une chaise du fauteuil, afin de n'�tre point oblig� de la quitter, et, en la saluant, lui fit signe de s'asseoir. Madame de M---- s'assit; mais au moment o� elle s'asseyait, les deux pieds de derri�re du fauteuil se bris�rent en m�me temps, de mani�re que la pauvre comtesse fit une chute des plus d�sagr�ables. Aussi, lorsque le prince, se pr�cipitant vers elle, lui offrit la main pour l'aider � se relever, repoussa-t-elle sa main avec une vivacit� qu'avait cess� de temp�rer toute politesse, et, toute rougissante et confuse, se sauva-t-elle dans sa chambre � coucher, o� elle s'enferma, et d'o�, quelques instances qu'on lui f�t � la porte, elle ne voulut plus sortir! Veuf de la ma�tresse de la maison, le bal ne pouvait plus continuer. Aussi chacun se retira-t-il, maudissant le malencontreux invit� qui avait chang� toute cette d�licieuse f�te en une s�rie non interrompue d'accidents. Le prince seul ne s'aper�ut point des causes de cette d�sertion pr�matur�e; il resta le dernier, et s'obstinait encore � essayer de faire repara�tre madame de M----, lorsque les domestiques vinrent lui faire observer qu'il n'y avait plus que sa pr�sence qui emp�ch�t qu'on n'�teign�t les cand�labres et qu'on ne ferm�t les portes. Le prince, qui au bout du compte �tait homme de bon go�t, comprit qu'un plus long s�jour serait une inconvenance, et se retira chez lui, enchant� de son d�but dans le monde, et ne doutant pas que son amabilit� n'e�t produit sur le coeur de la comtesse le plus d�sastreux effet pour sa tranquillit� � venir. On comprend que les r�sultats de cette fameuse soir�e produisirent une immense sensation; on les attendait pour porter une opinion d�finitive sur le prince de ----. A compter de ce moment, l'opinion fut donc fix�e. Sur ces entrefaites, le prince Hercule, dont nous avons d�j� dit quelques mots, arriva de ses voyages; il avait parcouru la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et avait eu partout les plus grands succ�s. C'�tait chose juste, car peu d'hommes les eussent m�rit�s � aussi juste titre. C'�tait un excellent cavalier, un danseur merveilleux, et surtout un tireur de premi�re force � l'�p�e et au pistolet, sup�riorit� qui avait �t� constat�e par une douzaine de duels dans lesquels il avait toujours tu� ou bless� ses adversaires, sans qu'il e�t attrap�, lui, une seule �gratignure. Aussi le prince Hercule �tait-il dans ces sortes d'affaires d'une confiance qui s'augmentait naturellement encore de la crainte qu'il inspirait. L'entrevue entre les deux fr�res fut naturellement un peu froide; ils ne s'�taient jamais vus, et le prince Hercule, tout en pardonnant � son pu�n� l'accroc qu'il avait fait � sa fortune, n'avait point assez de philosophie pour l'oublier enti�rement. N�anmoins, le prince a�n� �tait si loyal, le prince cadet �tait si bon enfant, qu'au bout de quelques jours les deux fr�res �taient devenus ins�parables. Mais le prince Hercule n'avait point pass� ces quelques jours dans une ville qui ne s'entretenait que de la fatale influence attach�e � son fr�re cadet, sans attraper par-ci par-l� quelques bribes de conversation qui avaient donn� l'�veil � sa susceptibilit�. Il en r�sulta que le prince ouvrit l'oreille sur tout ce qui se disait � l'endroit de son fr�re, et, prenant dans la Villa-R�al un jeune homme en flagrant d�lit de narration, d�buta dans son explication avec lui par lui jeter � la figure un de ces d�mentis qui n'admettent d'autre r�paration que celle qui se fait les armes � la main. Jour et heure furent pris pour le lendemain; les t�moins devaient r�gler les conditions du combat. Une provocation aussi publique fit grand bruit par la ville. Si c'e�t �t� du temps du roi Ferdinand, ce bruit e�t �t� un bonheur, car il serait indubitablement parvenu aux oreilles de la police, qui e�t pris ses mesures pour que le duel n'e�t pas lieu; mais le r�gime avait fort chang�: la r�publique parth�nop�enne �tait d�cr�t�e de Ga�te � Reggio, et elle e�t regard� comme une atteinte port�e � la libert� individuelle d'emp�cher les citoyens qui vivaient sous sa maternelle protection de faire ce que bon leur semblait. La police laissa donc les choses suivre naturellement leur cours. Or, il �tait dans le cours de ces choses que notre h�ros apprit que son fr�re devait se battre le lendemain, tout en continuant d'ignorer la cause pour laquelle il se battait. Il descendit aussit�t chez son a�n� pour s'informer de ce qu'il y avait de vrai dans la nouvelle qui venait de parvenir jusqu'� lui; le prince Hercule lui avoua alors qu'il devait se battre en effet le lendemain, mais il ajouta qu'attendu que le duel avait lieu � propos d'une femme, il ne pouvait mettre personne dans le secret de cette future rencontre, pas m�me lui qui �tait son fr�re. Le jeune prince comprit parfaitement cet exc�s de d�licatesse, mais il exigea de son fr�re qu'il lui perm�t d'�tre son t�moin. Celui-ci refusa d'abord, mais le principino insista tellement que le prince Hercule consentit enfin � ce qu'il lui demandait, � cette condition cependant qu'il ne ferait aucune question sur la cause de la querelle, ni ne consentirait � aucun arrangement. Quant au choix des armes; le prince Hercule le laissait enti�rement � la disposition de son adversaire, le pistolet lui �tant aussi familier que l'�p�e, _et vice versa_. Deux heures apr�s ce colloque, les t�moins avaient arr�t�, sans autre explication, que les deux adversaires se rencontreraient le lendemain, � six heures du matin, au lac d'Agnano, et que l'arme � laquelle ils se battraient �tait l'�p�e. L�-dessus le prince Hercule s'endormit avec une telle tranquillit�, qu'il fallut que le lendemain, � cinq heures, son fr�re le r�veill�t. Tous deux partirent dans leur cal�che, emmenant avec eux leur m�decin, qui devait porter indiff�remment secours � celui des deux adversaires qui serait bless�. A l'entr�e de la grotte de Pouzzoles, ils rejoignirent ceux � qui ils avaient affaire et qui venaient � cheval. Les quatre jeunes gens se salu�rent, puis on s'enfon�a sous la grotte. Dix minutes apr�s on �tait sur les rives du lac d'Agnano. Les adversaires et les t�moins mirent pied � terre: chacun avait apport� des �p�es. On tira au sort afin de savoir desquelles on devait se servir. Le sort d�cida qu'on se servirait de celles du prince Hercule. Les deux jeunes gens mirent le fer � la main. La disproportion �tait inou�e. A peine si l'adversaire du prince Hercule avait touch� un fleuret trois fois dans sa vie; tandis que le prince Hercule, qui avait fait de l'escrime son d�lassement favori, maniait son �p�e avec une gr�ce et une pr�cision qui ne permettaient pas de douter un seul instant que toutes les chances ne fussent en sa faveur. Mais, � la premi�re passe et contre toute attente, le prince Hercule fut enfil� de part en part, et tomba sans m�me jeter un cri. Le m�decin accourut: le prince �tait mort; l'�p�e de son adversaire lui avait travers� le coeur. Le jeune prince voulut continuer le combat; il arracha l'�p�e des mains de son fr�re et somma son meurtrier de croiser le fer � son tour avec lui; mais le docteur et le second t�moin se jet�rent entre eux, d�clarant qu'ils ne permettraient pas une pareille infraction aux lois du duel, si bien que force fut au principino de se rendre � leurs raisons, quelque envie qu'il e�t de venger son fr�re. On le ramena chez lui d�sesp�r�, quoique ce fatal �v�nement doubl�t sa fortune. Le vieux prince, qui vivait fort retir� dans son ch�teau de la Capitanate, apprit la mort de son fils a�n� le lendemain du jour o� il avait expir�. Comme il l'avait toujours fort aim� et que cette nouvelle lui avait �t� annonc�e sans pr�caution aucune, elle le frappa d'un coup aussi douloureux qu'inattendu. Le m�me jour il se mit au lit; le surlendemain il �tait mort. Le principino se trouva donc le chef de la famille, et ma�tre, � vingt-un ans, d'une fortune de huit millions. XVIII Le Combat. La douleur du prince fut grande; aussi r�solut-il de voyager pour se distraire. Il y avait justement dans le port une fr�gate fran�aise qui s'appr�tait � faire voile pour Toulon; le prince demanda une recommandation pour le capitaine et obtint le passage. Des amis du capitaine lui avaient bien dit, lorsqu'ils avaient appris que le prince de ---- allait s'embarquer � son bord, quel �tait le compagnon de voyage que sa mauvaise fortune lui envoyait; mais le capitaine �tait un de ces vieux loups de mer qui ne croient ni � Dieu ni au diable, et il n'avait fait que rire des susceptibilit�s de ses amis. Toutes les chances �taient pour une heureuse travers�e: le temps �tait magnifique; la flotte anglaise, sous les ordres de Foote, croisait du c�t� de Corfou; Nelson vivait joyeusement � Palerme aupr�s de la belle Emma Lyonna; le capitaine partit, fier comme un conqu�rant qui court � la recherche d'un monde. Tout allait bien depuis deux jours et deux nuits, lorsqu'en se r�veillant le troisi�me jour, � la hauteur de Livourne, le capitaine entendit crier par le matelot en vigie: _Voile � tribord_! Le capitaine monta aussit�t sur le pont avec sa longue-vue et braqua l'instrument sur l'objet d�sign�. Au premier coup d'oeil, il reconnut une fr�gate de dix canons plus forte que la sienne, et, � certains d�tails de sa construction, il crut pouvoir �tre certain qu'elle �tait anglaise. Mais dix canons de plus ou de moins �taient une mis�re pour un vieux requin comme le capitaine; il ordonna � l'�quipage de se tenir pr�t � tout hasard, et continua d'examiner le b�timent. Il manoeuvrait �videmment pour se rapprocher de la fr�gate; le capitaine, qui aimait fort ce que les marins appellent le _jeu de boules_, r�solut de lui �pargner moiti� du chemin, et mit le cap droit sur le navire ennemi. Dans ce moment, le matelot en vigie cria: _Voile � b�bord_! Le capitaine se retourna, braqua sa lunette sur l'autre horizon, et vit un second b�timent qui, sortant majestueusement du port de Livourne, s'avan�ait de son c�t� avec intention �vidente de faire sa partie. Le capitaine l'examina avec une attention toute particuli�re, et il reconnut un vaisseau de ligne de la premi�re force. --Oh! oh! murmura-t-il, trois rang�es de dents � droite et deux � gauche, cela fait cinq. Nous avons � faire � trop fortes m�choires; et aussit�t, demandant son porte-voix, il donna l'ordre de se diriger sur Bastia et de couvrir la fr�gate d'autant de voiles qu'elle en pourrait porter. Aussit�t on vit se d�ployer comme autant d'�tendards les l�g�res bonnettes, et le b�timent, c�dant � l'impulsion nouvelle que lui imprimait ce surcro�t de toile, s'inclina doucement et fendit la mer avec une nouvelle vigueur. Le prince de ---- �tait sur le pont et avait suivi tous ces mouvemens avec un int�r�t et une curiosit� extr�mes. Il �tait brave et ne craignait pas un combat; mais cependant, en voyant les deux b�timens auxquels le capitaine allait avoir affaire, il comprenait qu'il n'y avait d'autre salut pour la fr�gate que de prendre chasse et de tailler les plus longues croupi�res qu'elle pourrait � ses ennemis. Heureusement le vent �tait bon. Aussi la fr�gate, qui n'avait qu'une ligne droite � suivre, tandis que les deux autres b�timens suivaient la diagonale, gagnait-elle visiblement sur les Anglais. Le capitaine, qui jusque-l� avait tenu le porte-voix � pleine main, commen�a � le laisser pendre n�gligemment � son petit doigt et � siffloter la _Marseillaise_, ce qui voulait dire clairement: _Enfonc�s messieurs les Anglais_! Le prince comprit parfaitement ce langage, et, s'approchant du capitaine en se frottant les mains et avec ce sourire qui lui �tait habituel: --Eh bien! capitaine, dit-il, nous avons donc de meilleures jambes qu'eux? --Oui, oui, dit le capitaine; et, si ce vent-l� dure, nous les aurons bient�t laiss�s � une telle distance que nous ne les entendrons plus m�me aboyer. --Oh! il durera, dit le prince, en fixant ses gros yeux vers le point de l'horizon d'o� venait la brise. --Oh�! capitaine, cria le matelot en vigie. --Eh bien? --Le vent saute de l'est au nord. --Mille tonnerres! s'�cria le capitaine, nous sommes flamb�s! En effet, une bouff�e de mistral, passant aussit�t � travers les agr�s, confirma ce que venait de dire le matelot. Cependant ce ne pouvait �tre qu'une saute de vent accidentelle. Le capitaine attendit donc quelques minutes encore avant de prendre un parti; mais, au bout d'un instant, il n'y avait plus de doute, le vent �tait fix� au nord. Cette impulsion nouvelle fut �prouv�e � la fois par les trois b�timens; le vaisseau � trois ponts en profita pour prendre l'avance et couper � la fr�gate fran�aise la roule de la Corse. Quant � la fr�gate anglaise, elle se mit � courir des bord�es afin de ne pas s'�loigner, ne pouvant plus se rapprocher directement. Le capitaine �tait homme de t�te; il prit � l'instant m�me une r�solution d�cisive et hardie: c'�tait de marcher droit sur le plus faible des deux b�timens, de l'attaquer corps � corps et de le prendre � l'abordage avant que le vaisseau de ligne e�t pu venir � son secours. En cons�quence, la manoeuvre n�cessaire fut ordonn�e, et le tambour battit le branle-bas de combat. On �tait si pr�s de la fr�gate anglaise que l'on entendit son tambour qui r�pondait � notre d�fi. De son c�t�, le vaisseau de ligne, comprenant notre intention, mit toutes voiles dehors et gouverna droit sur nous. Les trois b�timens paraissaient donc �chelonn�s sur une seule ligne et avaient l'air de suivre le m�me chemin; seulement ils �taient distanc�s � diff�rens intervalles. Ainsi, la fr�gate fran�aise, qui se trouvait tenir le milieu, �tait � un quart de lieue � peine de la fr�gate anglaise, et � plus de deux lieues du vaisseau de ligne. Bient�t cette distance diminua encore; car la fr�gate anglaise, voyant l'intention de son ennemie, ne conserva que les voiles strictement n�cessaires � la manoeuvre, et attendit le choc dont elle �tait menac�e. Le capitaine fran�ais, voyant que le moment de l'action approchait, invita le prince � descendre � fond de cale, ou du moins � se retirer dans sa cabine. Mais le prince, qui n'avait jamais vu de combat naval et qui d�sirait profiter de l'occasion, demanda � demeurer sur le pont, promettant de rester appuy� au m�t de misaine et de ne g�ner en rien la manoeuvre. Le capitaine, qui aimait les braves de quelque pays qu'ils fussent, lui accorda sa demande. On continua de s'avancer; mais, � peine eut-on fait la valeur d'une centaine de pas, qu'un petit nuage blanc apparut � b�bord de la fr�gate anglaise; puis on vit ricocher un boulet � quelques toises de la fr�gate fran�aise, puis on entendit le coup, puis enfin on vit la l�g�re vapeur produite par l'explosion monter en s'affaiblissant et dispara�tre � travers la m�ture, pouss�e qu'elle �tait par le vent qui venait de la France. La partie �tait engag�e par l'orgueilleuse fille de la Grande-Bretagne, qui, provoqu�e la premi�re par le son du tambour, avait voulu r�pondre la premi�re par le son du canon. Les deux b�timens commenc�rent de se rapprocher l'un de l'autre; mais, quoique les canonniers fran�ais fussent � leur poste, quoique les m�ches fussent allum�es, quoique les canons, accroupis sur leurs lourds aff�ts, semblassent demander � dire un mot � leur tour en faveur de la r�publique, tout resta muet � bord, et l'on n'entendit d'autre bruit que l'air de la _Marseillaise_ que continuait de siffloter le capitaine. Il est vrai que, comme c'�tait � peu pr�s le seul air qu'il s�t, il l'appliquait � toutes les circonstances; seulement, selon les tons o� il le sifflait, l'air variait d'expression, et l'on pouvait reconna�tre aux intonations si le capitaine �tait de bonne ou de mauvaise humeur, content ou m�content, triste ou joyeux. Cette fois, l'air avait pris en passant � travers ses dents une expression de menace stridente qui ne promettait rien de bon � messieurs les Anglais. En effet, rien n'�tait d'un aspect plus terrible que ce b�timent, muet et silencieux, s'avan�ant en droite ligne, et d'une aile aussi ferme que celle de l'aigle, sur son ennemi, qui, de cinq minutes en cinq minutes, virant et revirant de bord, lui envoyait sa double bord�e, sans que tout cet ouragan de fer qui passait � travers les voiles, les agr�s et la m�ture de la fr�gate fran�aise, par�t lui faire un mal sensible et l'arr�t�t un seul instant dans sa course. Enfin, les deux b�timens se trouv�rent presque bord � bord; la fr�gate venait de d�charger sa bord�e; elle donna l'ordre de virer pour pr�senter celui de ses flancs qui �tait encore arm�; mais, au moment o� elle s'offrait de biais � notre artillerie, le mot _Feu!_ retentit; vingt-quatre pi�ces tonn�rent � la fois, le tiers de l'�quipage anglais fut emport�, deux m�ts craqu�rent et s'abattirent, et le b�timent, fr�missant de ses m�tereaux � sa quille, s'arr�ta court dans sa manoeuvre, tremblant sur place et forc� d'attendre son ennemi. Alors la fr�gate fran�aise vira de bord � son tour avec une l�g�ret� et une gr�ce parfaites, et vint pour engager son beaupr� dans les porte-haubans du m�t d'artimon; mais, en passant devant son ennemie, elle la salua � bout portant de sa seconde bord�e, qui, frappant en plein bois, brisa la muraille du b�timent et coucha sur le pont huit ou dix morts et une vingtaine de bless�s. Au m�me moment, on entendit le choc des deux b�timens qui se heurtaient, et que les grappins attachaient l'un � l'autre de cette fatale �treinte que suit presque toujours l'an�antissement de l'un des deux. Il y eut un moment de confusion horrible; Anglais et Fran�ais �taient tellement m�l�s et confondus, qu'on ne savait lesquels attaquaient, lesquels se d�fendaient. Trois fois les Fran�ais d�bord�rent sur la fr�gate anglaise comme un torrent qui se pr�cipite, trois fois ils recul�rent comme une mar�e qui se retire. Enfin, � un quatri�me effort, toute r�sistance parut cesser; le capitaine avait disparu, bless� ou mort. Chacun se rendait � bord de la fr�gate anglaise; le pavillon britannique protestait seul encore contre la d�faite; un matelot s'�lan�a pour l'abaisser. En ce moment, le cri: Au feu! retentit; le capitaine anglais, une m�che � la main, avait �t� vu s'avan�ant vers la sainte-barbe. Aussit�t Anglais et Fran�ais se pr�cipit�rent p�le-m�le � bord de la fr�gate fran�aise pour fuir le volcan qui allait s'ouvrir sous leurs pieds et qui mena�ait d'engloutir � la fois amis et ennemis. Des matelots, la hache � la main, s'�lanc�rent pour couper les cha�nes des grappins et pour d�gager le beaupr�. Le capitaine emboucha son porte-voix et commanda la manoeuvre � l'aide de laquelle il esp�rait s'�loigner de son ennemie, et la belle et intelligente fr�gate, comme si elle e�t compris le danger qu'elle courait, fit un mouvement en arri�re. Au m�me instant, un fracas pareil � celui de cent pi�ces de canon qui tonneraient � la fois se fit entendre; le b�timent anglais �clata comme une bombe, chassant au ciel les d�bris de ses m�ts, ses canons bris�s et les membres dispers�s de ses bless�s et de ses morts. Puis un affreux silence succ�da � cet effroyable bruit, un vaste foyer ardent demeura quelques secondes encore � la surface de la mer, s'enfon�ant peu � peu et en faisant bouillonner l'eau qui l'�treignait, enfin il fit trois tours sur lui-m�me et s'engloutit. Presque aussit�t une pluie d'agr�s rompus, de membres sanglans, de d�bris enflamm�s retomba autour de la fr�gate fran�aise. Tout �tait fini, son ennemie avait cess� d'exister. Il y eut un instant de trouble supr�me pendant lequel personne ne fut s�r de sa propre existence, o� les plus braves se regard�rent en frissonnant, et o� l'on ne sut pas, tant la fr�gate fran�aise �tait proche de la fr�gate anglaise, si elle ne serait pas entra�n�e avec elle au fond de la mer ou lanc�e avec elle jusqu'au ciel. Le capitaine reprit la premier son sang-froid; il ordonna de conduire les prisonniers � fond de cale, de descendre les bless�s dans l'entre-pont et de jeter les morts � la mer. Puis, ces trois ordres ex�cut�s, il se retourna vers le vaisseau � trois ponts, qui, pendant la catastrophe que nous venons de raconter, avait gagn� du chemin, et qui s'avan�ait chassant l'�cume devant sa proue comme un cheval de course la poussi�re devant son poitrail. Le capitaine fit r�parer � l'instant m�me les avaries qui avaient atteint le corps du b�timent, changea deux ou trois voiles d�chir�es par les boulets, rempla�a les agr�s coup�s par des agr�s neufs; puis, comprenant que son salut d�pendait de la rapidit� de ses mouvemens, il reprit chasse avec toute la vitesse dont son b�timent �tait susceptible. Mais si rapidement qu'eussent �t� ex�cut�es ces manoeuvres, elles avaient pris un temps mat�riel que son antagoniste avait mis � profit, de sorte qu'au moment o� la fr�gate s'inclinait sous le vent, reprenant sa course vers les Bal�ares, un point blanc apparut � l'avant du b�timent de ligne, et presque aussit�t, passant � travers la m�ture, un boulet coupa deux ou trois cordages et troua la grande voile et la voile de foc. --Mille tonnerres! dit le capitaine; les brigands ont du vingt-quatre! Effectivement, deux pi�ces de ce calibre �taient plac�es � bord du vaisseau, l'une � l'avant, l'autre � l'arri�re, de sorte que, lorsque le capitaine de la fr�gate se croyait encore hors de la port�e habituelle, il se trouvait, � son grand d�sappointement, sous le feu de son ennemi. --Toutes les voiles dehors! cria le capitaine, tout, jusqu'aux bonnettes de cacatois! Qu'on ne laisse pas un chiffon de toile grand comme un mouchoir de poche dans les armoires! Allez! Et aussit�t trois ou quatre petites voiles s'�lanc�rent et coururent se ranger pr�s des voiles plus grandes qu'elles �taient destin�es � accompagner, et l'on sentit � un accroissement de vitesse que, si ch�tif que f�t ce secours, il n'�tait cependant pas tout � fait inutile. En ce moment, un second coup du canon retentit, qui passa comme le premier dans la m�ture, mais sans autre r�sultat que de trouer une ou deux voiles. On marcha ainsi pendant l'espace de dix minutes � peu pr�s; pendant ces dix minutes, le capitaine fran�ais ne cessa point de tenir sa lunette braqu�e sur le vaisseau ennemi. Puis, apr�s ces dix minutes d'examen, faisant rentrer les diff�rent tubes de sa lunette les uns dans les autres d'un violent coup de la paume de la main: --Enfonc�s, d�cid�ment, messieurs les Anglais! cria-t-il, nous filons un demi-noeud plus que vous! --Ainsi, demanda le prince, qui n'avait pas quitt� le pont, ainsi demain matin nous serons hors de vue? --Oh! mon Dieu, oui, r�pondit le capitaine, si nous allons toujours ce train-l�. --Et si quelque boulet maudit ne nous brise pas une de nos trois jambes, dit en riant le prince. Comme il disait ces paroles, le bruit d'un troisi�me coup de canon retentit, et presque aussit�t on entendit un craquement terrible; un boulet venait de briser le m�t auquel �tait appuy� le prince, au dessous de la grande hune. En m�me temps le m�t s'inclina comme un arbre que le vent d�racine; puis, toute charg�e de ses voiles, de ses agr�s, de ses cordages, sa partie sup�rieure s'abattit sur le pont, ensevelissant le prince de ---- sous un amas de voiles, mais cela avec tant de bonheur que le prince n'eut pas m�me une �gratignure. Un juron � faire fendre le ciel accompagna cet �v�nement comme le roulement du tonnerre accompagne la foudre. C'�tait le capitaine qui envisageait d'un coup d'oeil sa position. Or, cette position �tait tranch�e: maintenant un combat �tait in�vitable, et le r�sultat de ce combat avec un navire inf�rieur, des hommes d�j� lass�s d'une premi�re lutte et un �quipage de moiti� moins fort que l'�quipage ennemi, ne pr�sentait pas un instant la moindre chance favorable. Le capitaine ne se pr�para pas moins � cette lutte d�sesp�r�e avec le courage calme et pers�v�rant que chacun lui connaissait: le branle-bas de combat retentit de nouveau, et la moiti� des matelots courut de rechef aux armes, qu'on n'avait fait au reste que d�poser provisoirement sur le pont, tandis que l'autre moiti�, s'�lan�ant dans la m�ture, se mit � couper � grands coups de hache cordages et agr�s; puis on souleva le m�t bris�, et agr�s, m�ts, voiles, cordages, tout fut jet� � la mer. Ce fut alors seulement qu'on s'aper�ut que le prince �tait sain et sauf. Le capitaine l'avait cru extermin�. Cependant, si court que fut le temps �coul� depuis la catastrophe, les progr�s du vaisseau �taient d�j� visibles: continuer la chasse �tait donc fuir inutilement; or, fuir est une l�chet�, quand la fuite n'offre pas une chance de salut. C'est ainsi du moins que pensait le capitaine. Aussi ordonna-t-il aussit�t qu'on d�pouill�t le b�timent de toutes les voiles qui ne seraient pas absolument n�cessaires � la manoeuvre, et qu'on attendit le vaisseau. Mais, comme il pensa que dans cette situation critique une allocution � ses matelots ferait bien, il monta sur l'escalier du gaillard d'arri�re, et, s'adressant � son �quipage: --Mes amis, dit-il, nous sommes tous flamb�s depuis A jusqu'� Z. Il ne nous reste maintenant qu'� mourir le mieux que nous pourrons. Souvenez-vous du _Vengeur_, et _vive la r�publique_! L'�quipage r�p�ta d'une seule voix le cri de: _Vive la r�publique_! puis chacun courut � son poste aussi l�ger et aussi dispos que s'il venait d'�tre convoqu� pour une distribution de grog. Quant au capitaine, il se mit � siffler la _Marseillaise_. Le vaisseau s'avan�ait toujours, et, � chaque pas qu'il faisait, ses messagers de mort devenaient de plus en plus fr�quens et de plus en plus funestes; enfin il se trouva � port�e ordinaire, et tournant son flanc arm� d'une triple rang�e de canons, il se couvrit d'un �pais nuage de fum�e du milieu duquel s'�chappa une gr�le de boulets qui vint s'abattre sur le pont de la fr�gate. En pareille circonstance, mieux vaut courir au devant du danger que de l'attendre. Le capitaine ordonna de manoeuvrer sur le b�timent anglais et de tenter l'abordage. Si quelque chose pouvait sauver la fr�gate, c'�tait un coup de vigueur qui fit dispara�tre la sup�riorit� physique de l'ennemi auquel elle avait affaire, en mettant aux prises l'imp�tuosit� fran�aise avec le courage anglican. Mais le vaisseau anglais avait une trop bonne position pour la perdre ainsi. Avec ses canons de trente-six, la fr�gate pouvait l'atteindre � peine, tandis que lui, avec ses canons de quarante-huit, la foudroyait impun�ment. Or comme, d�s qu'il vit la fr�gate mettre cap sur lui, ce fut lui qui manoeuvra pour la tenir toujours � la m�me distance, � partir de ce moment ce fut, par un �trange jeu, le plus fort qui sembla fuir, et le plus faible qui sembla poursuivre. La situation du b�timent fran�ais �tait terrible: maintenu toujours � la m�me distance par la m�me manoeuvre, chaque bord�e de son ennemi l'atteignait en plein corps, tandis que les coups d�sesp�r�s qu'il tirait se perdaient impuissans dans l'intervalle qui la s�parait du but qu'il voulait atteindre; ce n'�tait plus une lutte, c'�tait simplement une agonie; il fallait mourir sans m�me se d�fendre, ou amener. Le capitaine �tait � l'endroit le plus d�couvert, se jetant pour ainsi dire au devant de chaque bord�e, et esp�rant qu'� chacune d'elles quelque boulet le couperait en deux; mais on e�t dit qu'il �tait invuln�rable; son b�timent �tait ras� comme un ponton, le plancher �tait couvert de morts et de mourans, et lui n'avait pas une seule blessure. Il y avait aussi le prince de ---- qui �tait sain et sauf. Le capitaine jeta les yeux autour de lui, il vit son �quipage d�cim� par la mitraille, mourant sans se plaindre, quoiqu'il mour�t sans vengeance; il sentit sa fr�gate fr�missant et se plaignant sous ses pieds, comme si elle aussi e�t �t� anim�e et vivante: il comprit qu'il �tait responsable devant Dieu des jours qui lui �taient confi�s, et devant la France du b�timent dont elle l'avait fait roi. Il donna, en pleurant de rage, l'ordre d'amener le pavillon. Aussit�t que la flamme aux trois couleurs eut disparu de la corne o� elle flottait, le feu du b�timent ennemi cessa; et, mettant le cap sur la fr�gate, il manoeuvra pour venir droit � elle; de son c�t�, la fr�gate le voyait s'avancer dans un morne silence: on e�t dit qu'� son approche les mourans m�me retenaient leurs plaintes. Par un mouvement machinal, les quelques artilleurs qui restaient pr�s d'une douzaine de pi�ces encore en batterie virent � peine le b�timent � port�e, qu'ils approch�rent machinalement la m�che des canons; mais, sur un signe du capitaine, toutes les lances furent jet�es sur le pont, et chacun attendit, r�sign�, comprenant que toute d�fense serait une trahison. Au bout d'un instant, les deux b�timens se trouv�rent presque bord � bord, mais dans un �tat bien diff�rent: pas un seul homme du vaisseau anglais ne manquait au r�le de l'�quipage, pas un m�t n'�tait atteint, pas un cordage n'�tait bris�; le b�timent fran�ais, au contraire, tout mutil� de sa double lutte, avait perdu la moiti� de son monde, avait ses trois m�ts bris�s, et presque tous ses cordages flottaient au vent comme une chevelure �parse et d�sol�e. Lorsque le capitaine anglais fut � port�e de la voix, il adressa en excellent fran�ais, � son courageux adversaire, quelques uns de ces mots de consolation avec lesquels les braves adoucissent entre eux la douleur de la mort ou la honte de la d�faite. Mais le capitaine fran�ais se contenta de sourire en secouant la t�te, apr�s quoi il fit signe � son ennemi d'envoyer ses chaloupes afin que l'�quipage prisonnier p�t passer d'un bord � l'autre, toutes les embarcations de la fr�gate �tant hors de service. Le transport s'op�ra aussit�t. Le b�timent fran�ais avait tellement souffert qu'il faisait eau de tout c�t�, et que, si l'on ne portait un prompt rem�de � ses avaries, il mena�ait de couler bas. On transporta d'abord les malheureux atteints le plus gri�vement, puis ceux dont les blessures �taient plus l�g�res, puis enfin les quelques hommes qui �taient sortis par miracle sains et saufs du double combat qu'ils venaient de soutenir. Le capitaine resta le dernier � bord, comme c'�tait son devoir; puis, lorsqu'il vit le reste de son �quipage dans la chaloupe, et que le capitaine anglais faisait mettre sa propre yole � la mer pour l'envoyer prendre, il entra dans sa chambre comme s'il e�t oubli� quelque chose; cinq minutes apr�s on entendit la d�tonation d'un coup de pistolet. Deux des matelots anglais et le jeune midshipman qui commandait l'embarcation s'�lanc�rent aussit�t sur le pont et coururent � la chambre du capitaine. Ils le trouv�rent �tendu sur le parquet, d�figur� et nageant dans son sang; le malheureux et brave marin n'avait pas voulu survivre � sa d�faite: il venait de se br�ler la cervelle. Le jeune midshipman et les deux matelots venaient � peine de s'assurer qu'il �tait mort, lorsqu'un coup de sifflet se fit entendre. Au moment o� le prince de ---- mettait le pied � bord du vaisseau anglais, on commen�a de s'apercevoir que le temps tournait � la temp�te; de sorte que le capitaine, voyant qu'il n'y avait pas de temps � perdre pour faire face � ce nouvel ennemi, avait r�solu de regagner en toute h�te le port de Livourne ou de Porto-Ferrajo. Trois jours apr�s, le b�timent anglais, d�m�t� de son m�t d'artimon, son gouvernail bris�, et ne se soutenant sur l'eau qu'� l'aide de ses pompes, entra dans le port de Mahon, pouss� par les derniers souffles de la temp�te qui avait failli l'an�antir. Quant � la fr�gate fran�aise, un instant son vainqueur avait voulu essayer de la tra�ner apr�s lui, mais bient�t il avait �t� forc� de l'abandonner; et en m�me temps que le vaisseau anglais entrait dans le port de Mahon, elle allait s'�chouer sur les c�tes de France, avec le corps de son brave capitaine, auquel elle servait de glorieux cercueil. Le prince de ---- avait support� la temp�te avec le m�me bonheur que le combat, et il �tait descendu � Mahon sans m�me avoir eu le mal de mer. XIX La B�n�diction paternelle. Pendant cinq ans, on ignora compl�tement ce que le prince de ---- �tait devenu. Son banquier seulement lui faisait r�guli�rement passer des sommes consid�rables, tant�t en France, tant�t en Angleterre, tant�t en Allemagne. Enfin, un beau jour, on le vit repara�tre � Naples, mari d'une jeune Anglaise qu'il avait �pous�e, et p�re de deux jolis enfans que le ciel, dans son �ternel sourire pour lui, avait faits l'un gar�on et l'autre fille. Nous ne dirons qu'un mot du gar�on; puis nous le quitterons pour revenir � la fille, dont les malheurs vont faire � peu pr�s � eux seuls les frais de cet int�ressant chapitre. Le gar�on �tait le portrait vivant de son p�re. Aussi, � la premi�re vue, n'y eut-il pas de doute � Naples que le don fatal de la jettatura ne d�t se continuer dans la ligne masculine du prince. Quant � la fille, c'�tait une d�licieuse personne, qui r�unissait en elle seule les deux types des beaut�s italienne et anglaise: elle avait de longs cheveux noirs, de beaux yeux bleus, le teint blanc et mat comme un lis, des dents petites et brillantes comme des perles, les l�vres rouges comme une cerise. La m�re seule se chargea de l'�ducation de cette ravissante enfant; elle grandit � son ombre, gracieuse et fra�che comme une fleur de printemps. A quinze ans, c'�tait le miracle de Naples; la premi�re chose qu'on demandait aux �trangers �tait s'ils avaient vu la charmante princesse de ----. Il va sans dire que pendant ces quinze ans l'�toile funeste du prince �tait constamment rest�e la m�me; seulement � ses besicles il avait joint une �norme tabati�re, ce qui doublait encore, s'il faut en croire les traditions, la maligne influence � laquelle �taient constamment soumis ceux qui se trouvaient en contact avec lui. Au milieu de tous les jeunes seigneurs qui bourdonnaient autour d'elle, la belle Elena (c'�tait ainsi que se nommait la fille du prince de ----) avait remarqu� le comte de F----, second fils d'un des plus riches et des plus aristocratiques patriciens de la ville de Naples. Or, comme le droit d'a�nesse �tait aboli dans le royaume des Deux-Siciles, le comte de F---- ne se trouvait pas moins, tout pu�n� qu'il �tait, un parti fort sortable pour notre h�ro�ne, puisqu'il apportait en mariage quelque chose comme cent cinquante mille livres de rente, un noble nom, vingt-cinq ans, et une belle figure. Chose difficile � croire, c'�tait cette belle figure qui se trouvait le principal obstacle au mariage, non de la part de la jeune princesse, Dieu merci; elle, au contraire, appr�ciait ce don de la nature � sa valeur, et m�me au del�; mais cette belle figure avait tant fait des siennes, elle avait tourn� tant de t�tes et elle avait caus� tant de scandale par la ville, que toutes les fois qu'il �tait question du comte de F---- devant le prince de ----, il s'empressait de manifester son opinion sur les jeunes dissip�s, et particuli�rement sur celui-ci, lequel, au dire du prince, avait autant de bonnes fortunes que Salomon. Malheureusement, il arriva ce qui arrive toujours; ce fut du seul homme que n'aurait pas d� aimer Elena que la belle Elena devint amoureuse. �tait-ce par sympathie ou par esprit de contrari�t�? Je l'ignore. �tait-ce parce qu'elle en pensait beaucoup de bien ou parce qu'on lui en avait dit beaucoup de mal? Je ne sais. Mais tant il y a qu'elle en devint amoureuse non pas de cet amour �ph�m�re qu'un l�ger caprice fait na�tre et que la moindre opposition fait mourir, mais de cet amour ardent, profond et �ternel, qui s'augmente des difficult�s qu'on lui oppose, qui se nourrit des larmes qu'il r�pand, et qui, comme celui de Juliette et de Rom�o, ne voit d'autre d�nouement � sa dur�e que l'autel ou la tombe. Mais quoique le prince ador�t sa fille, et justement m�me parce qu'il l'adorait, il se montrait de plus en plus oppos� � une union, qui, selon lui, devait faire son malheur. Chaque jour il venait raconter � la pauvre Elena quelque tour nouveau � la mani�re de Faublas ou de Richelieu, dont le comte de F---- �tait le h�ros; mais, � son grand �tonnement, cette nomenclature de m�faits, au lieu de diminuer l'amour de la jeune fille, ne faisait que l'augmenter. Cet amour arriva bient�t � un point que ses belles joues p�lirent, que ses yeux, conservant le jour la trace des larmes de la nuit, commenc�rent � perdre de leur �clat; enfin qu'une m�lancolie profonde s'emparant d'elle, ses l�vres ne laiss�rent plus passer que de ces rares sourires pareils aux p�les rayons d'un soleil d'hiver. Une maladie de langueur se d�clara. Le prince, horriblement inquiet du changement survenu chez Elena, attendit le m�decin au moment o� il sortait de la chambre de sa fille, et le supplia de lui dire ce qu'il pensait de son �tat; le m�decin r�pondit qu'en cette circonstance moins qu'en toute autre la m�decine pouvait se permettre de pr�dire l'avenir, attendu que la maladie de la jeune fille lui paraissait amen�e par des causes purement morales, causes sur lesquelles la malade avait obstin�ment refus� de s'expliquer; mais que, malgr� ce refus, il n'en �tait pas moins s�r qu'il y avait au fond de cette langueur, qui pouvait devenir mortelle, quelque secret dans lequel �tait sa gu�rison. Ce secret n'en �tait pas un pour le prince. Aussi suivit-il les progr�s du mal avec anxi�t�. Il tint bon encore deux ou trois mois; mais, au bout de ce temps, le m�decin l'ayant pr�venu que l'�tat de la malade empirait de telle fa�on qu'il ne r�pondait plus d'elle, le prince, tout en demandant pardon � Dieu et � la morale de confier le bonheur de sa fille � un pareil homme, finit par dire un beau jour � Elena que, comme sa vie lui �tait plus ch�re que tout au monde, il consentait enfin � ce qu'elle �pous�t le comte de F----. La pauvre Elena, qui ne s'attendait pas � cette bonne nouvelle, bondit de joie; ses joues p�lies s'anim�rent � l'instant du plus ravissant incarnat; ses yeux ternis lanc�rent des �clairs; enfin sa belle bouche attrist�e retrouva un de ces doux sourires qu'elle semblait � tout jamais avoir oubli�s. Elle jeta ses bras amaigris autour du cou de son p�re, et, en �change de son consentement, elle lui promit non seulement de vivre, mais encore d'�tre heureuse. Le prince secoua la t�te tristement, la fatale r�putation de son futur gendre lui revenant sans cesse � l'esprit. Cependant, comme sa parole �tait donn�e, il n'en consentit pas moins � ce qu'Elena fit conna�tre � l'instant m�me � son pr�tendu, qui avait �t� sinon aussi malade, du moins aussi malheureux qu'elle, le changement inattendu qui s'op�rait dans leur position. Le comte de F---- accourut. En apprenant cette nouvelle inesp�r�e, il avait failli devenir fou de joie. Les deux amans se revoyant ne purent �changer une seule parole, ils fondirent en larmes. Le prince se retira tout en grommelant: cinq secondes de plus d'un pareil spectacle, il allait pleurer comme eux et avec eux. Les refus du prince avaient fait tant de bruit qu'il comprit lui-m�me que, du moment o� il cessait de s'opposer � l'union des deux amans, mieux valait que le mariage e�t lieu plus t�t que plus tard. Le jour de la c�r�monie fut donc fix� � trois semaines; c'�tait juste le temps n�cessaire � l'accomplissement des formalit�s d'usage. Pendant ces trois semaines, le prince de ---- re�ut peut-�tre dix lettres anonymes, tontes remplies des plus graves accusations contre son futur gendre; c'�taient des Arianes d�laiss�es qui le repr�sentaient comme un amant sans foi; c'�taient des m�res �plor�es qui l'accusaient d'�tre un p�re sans entrailles; c'�taient enfin des deux parts des plaintes am�res qui venaient corroborer de plus en plus la premi�re opinion que le prince avait con�ue � l'endroit du comte de F----. Mais le prince avait donn� sa parole; il voyait son heureuse enfant se reprendre chaque jour � la vie en se reprenant au bonheur. Il renferma toutes ses craintes au fond de son �me, comprenant qu'apr�s avoir c�d� aux d�sirs d'Elena, ce serait la tuer maintenant que de lui retirer sa parole donn�e. Tout resta dans le _statu quo_, et, le grand jour arriv�, l'auguste c�r�monie eut lieu � la grande joie des jeunes �poux et � l'admiration de tous les assistans, qui d�claraient, � l'unanimit�, qu'on ferait inutilement tout le royaume des Deux-Siciles pour trouver deux jeunes gens qui se convinssent davantage sous tous les rapports. Le soir, il y eut un grand bal pendant lequel le jeune �poux fut fort empress�, et la belle �pouse fort rougissante; puis enfin vint l'heure de se retirer. Les invit�s disparurent les uns apr�s les autres: il ne resta plus dans le palais que les nouveaux mari�s, le prince et la princesse. En voyant se rapprocher ainsi l'instant d'appartenir � un autre, Elena se jeta dans les bras de sa m�re, tandis que le jeune comte secouait en souriant la main du prince. En ce moment, celui-ci, oubliant tous ses pr�jug�s contre son gendre, le prit dans un bras, prit sa fille dans l'autre, les embrassa tous les deux sur le front en s'�criant:--Venez, chers enfans, venez recevoir la b�n�diction paternelle! A ces mots, tous deux, se laissant glisser de ses bras, tomb�rent � ses genoux, et le prince, pour ne pas rester au dessous de la situation, abaissa sur leurs t�tes ses mains qu'il avait lev�es vers le ciel; alors, ne trouvant rien de mieux � dire que les paroles que le Seigneur lui-m�me dit aux premiers �poux:--Croissez et multipliez! s'�cria-t-il. Puis, craignant de se laisser aller � une �motion qu'il regardait comme indigne d'un homme, il se retira dans son appartement, o�, au bout d'un quart d'heure, la princesse vint le joindre, en lui annon�ant que, selon toute probabilit�, les deux jeunes �poux �taient occup�s � accomplir en ce moment m�me les paroles de la Gen�se. Le lendemain, Elena, en revoyant son p�re, rougit prodigieusement; de son c�t�, le comte de F---- n'�tait pas exempt d'un certain embarras en abordant le prince; mais comme cet embarras et cette rougeur �taient assez naturels dans la position des parties, la princesse se contenta de r�pondre � cette rougeur par un baiser, et le prince � cet embarras par un sourire. La journ�e se passa sans que le prince et la princesse essayassent d'entrer dans aucun d�tail sur ce qui s'�tait pass� entre les jeunes �poux hors de leur pr�sence; seulement, comme ils comprenaient leur situation, ils les laiss�rent le plus qu'ils purent en t�te-�-t�te, et ne furent aucunement �tonn�s qu'ils passassent une partie de la journ�e renferm�s dans leurs appartmens. N�anmoins, on d�na en famille; mais comme les �poux paraissaient de plus en plus contraints et embarrass�s, le prince et la princesse �chang�rent un sourire d'intelligence; et aussit�t le dessert achev�, ils annonc�rent � leurs enfans qu'ils avaient d�cid� d'aller passer quelques jours � la campagne, et que, pendant ces quelques jours, ils laissaient le palais de Naples � leur enti�re disposition. Ce qui fut dit fut fait, et le m�me soir le prince et la princesse partirent pour Caserte, assez pr�occup�s tous deux des observations qu'ils avaient faites s�par�ment, mais dont cependant ils n'ouvrirent pas la bouche pendant tout le voyage. Trois jours apr�s, au moment o� le prince et la princesse d�jeunaient en t�te-�-t�te, on entendit le roulement d'une voiture dans la cour du ch�teau. Cinq minutes apr�s, un domestique arriva tout courant annoncer que la jeune comtesse venait d'arriver. Derri�re lui Elena parut; mais, au contraire de ce qu'on aurait pu attendre d'une mari�e de la semaine, sa figure �tait toute boulevers�e, et elle se jeta en pleurant dans les bras de sa m�re. Le prince adorait sa fille; il voulut donc conna�tre la cause de son chagrin; mais plus il l'interrogeait, plus Elena, tout en gardant le silence, versait d'abondantes larmes. Enfin une id�e terrible traversa l'esprit du prince. --Oh! le malheureux! s'�cria-t-il, il t'aura fait quelque infid�lit�? --H�las! pl�t au ciel! r�pondit la jeune fille. --Comment, pl�t au ciel? Mais qu'est-il donc arriv�? continua le prince. --Une chose que je ne puis dire qu'� ma m�re, r�pondit Elena. --Viens donc, mon enfant, viens donc avec moi, s'�cria la princesse, et conte-moi tes chagrins. --Ma m�re! ma m�re! dit la jeune femme, je ne sais si j'oserai. --Mais c'est donc bien terrible? demanda le prince. --Oh! mon p�re, c'est affreux. --Je l'avais bien dit, murmura le prince, que cet homme ferait ton malheur! --H�las! que ne vous ai-je cru! r�pondit Elena. --Viens, mon enfant, viens, dit la princesse, et nous verrons � arranger tout cela. --Ah! ma m�re, ma m�re, r�pondit la jeune mari�e en se laissant entra�ner presque malgr� elle, ah! je crains bien qu'il n'y ait pas de rem�de. Et les deux femmes disparurent dans la chambre � coucher de la princesse. L� fut r�v�l� un secret inattendu, miraculeux, inou�: le comte de F----, le Lovelace de Naples, ce h�ros aux mille et une aventures, cet homme dont les pr�coces paternit�s avaient caus� de si grandes et de si longues terreurs au prince de ----, le comte de F---- n'�tait pas plus avanc� pr�s de sa femme au bout de six jours de mariage que M. de Lignolle, de charadique m�moire, ne l'�tait pr�s de sa femme au bout d'un an. Et ce qu'il y avait de plus extraordinaire, c'est que la r�putation ant�rieure du comte de F----, loin d'�tre usurp�e, �tait encore rest�e au dessous de la r�alit�. Mais la b�n�diction paternelle portait ses fruits. Aussi, comme l'avait laiss� craindre l'exclamation d'Elena, il n'y avait pas de rem�de. Trois ans s'�coul�rent sans que rien au monde p�t conjurer le mal�fice dont le pauvre comte de F---- �tait victime; puis, au bout de trois ans, un bruit singulier se r�pandit: c'est que madame la comtesse de F----, aux termes d'un des articles du concile de Trente, demandait le divorce pour cause d'impuissance de son mari. Une pareille nouvelle, comme on le comprend bien, ne pouvait avoir grande croyance dans la ville de Naples; les femmes surtout l'accueillaient en haussant les �paules, en assurant que de pareils bruits n'avaient pas le sens commun. Cependant un jour il fallut bien y croire: la comtesse de F---- venait de faire assigner son mari devant le tribunal de la Rota � Rome. Alors chacun voulut entrer dans les moindres d�tails des �v�nemens qui avaient suivi le bal de noces; mais nul ne pensa � r�v�ler la fatale b�n�diction du prince de ---- et les termes bibliques dans lesquels il l'avait formul�e, de sorte que toutes choses rest�rent dans le doute, tous les hommes prenant parti pour la comtesse, toutes les femmes se rangeant du c�t� du comte. Pendant trois mois, Naples fut aussi pleine de division qu'elle l'avait �t� aux �poques des plus grandes discordes civiles. C'�taient, � propos du comte et de la comtesse de F----, d'�ternelles discussions entre les maris et les femmes; les maris soutenaient � leurs femmes que non seulement le comte de F---- �tait impuissant, mais encore qu'il l'avait toujours �t�; les femmes r�pondaient � leurs maris qu'ils �taient des imb�ciles, et qu'ils ne savaient ce qu'ils disaient. Enfin la comtesse comparut devant un tribunal de docteurs et de sages-femmes. Les sages-femmes et les docteurs d�clar�rent � l'unanimit� qu'il �tait fort malheureux qu'Elena, comme Jeanne d'Arc, ne f�t pas n�e dans les marches de Lorraine, attendu que, comme l'h�ro�ne de Vaucouleurs, elle avait, en cas d'invasion tout ce qu'il fallait pour chasser les Anglais de France. Les maris triomph�rent, mais les femmes ne se rendirent point pour si peu: elles pr�tendirent que les sages-femmes ne savaient pas leur m�tier, et que les m�decins ne s'y connaissaient pas. Les querelles conjugales s'envenim�rent ainsi, et une partie de ces dames, n'ayant pas le bonheur de pouvoir demander le divorce pour cause d'impuissance, demand�rent la s�paration de corps pour incompatibilit� d'humeur. Le comte de F---- demanda le congr�s: c'�tait son droit. Le congr�s fut donc ordonn�: c'�tait sa derni�re esp�rance. Nous sommes trop chaste pour entrer dans les d�tails de cette singuli�re coutume, fort usit�e au moyen-�ge, mais fort tomb�e en d�su�tude au dix-neuvi�me si�cle. Au reste, si nos lecteurs avaient quelque curiosit� � ce sujet, nous les renverrions � Tallemant des Beaux, _Historiette de M. de Langeais_. Contentons-nous de dire que, contre toute croyance, le r�sultat tourna � la plus grande honte du pauvre comte de F----. Les maris napolitains se prirent par la main et dans�rent en rond, ni plus ni moins qu'on assure que le firent depuis au foyer du Th��tre-Fran�ais MM. les romantiques autour du buste de Racine; ce qui ne me parut jamais bien prouv�, attendu que le buste de Racine est appuy� contre le mur. On crut les femmes an�anties; mais comme on le sait, lorsque les femmes ont une chose dans la t�te, il est assez difficile de la leur �ter. Ces dames r�pondirent qu'elles demeureraient dans leur premi�re opinion sur l'excellent caract�re du comte jusqu'� preuve directe du contraire. Mais, comme le tribunal de la Rota n'est pas compos� de femmes, le tribunal d�cida que le mariage, n'ayant point �t� consomm�, �tait comme nul et non avenu. Moyennant lequel jugement les deux �poux rentr�rent dans la libert� de se tourner le dos et de contracter, si bon leur semble, chacun de son c�t�, un nouvel hym�n�e. Elena ne tarda point � profiter de la permission qui lui �tait donn�e. Pendant ces trois ans d'�trange veuvage, le chevalier de T---- lui avait fait une cour des plus assidues; mais, moiti� par vertu, moiti� dans la crainte de fournir au comte de F---- de l�gitimes griefs, Elena n'avait jamais avou� au chevalier qu'elle partageait son amour. Il �tait r�sult� de cette r�serve une grande admiration de la part du monde, et un profond amour de la part du chevalier de T----. Aussi, le prononc� du jugement � peine connu, le chevalier de T----, qui n'attendait que ce moment pour se substituer aux lieu et place du premier mari, accourut-il offrir son coeur et sa main � la belle Elena: l'un et l'autre furent accept�s, et la nouvelle des noces � venir se r�pandit en m�me temps que la rupture du mariage pass�. Cette fois, le prince ne mit aucune opposition aux voeux de sa fille, qui, au reste, �tant devenue majeure, avait le droit de se gouverner elle-m�me. Le chevalier de T---- n'avait jamais fait parler de lui que de la fa�on la plus avantageuse: il �tait d'une des premi�res familles de Naples, assez riche pour qu'on ne p�t pas supposer que son amour pour Elena f�t le r�sultat d'un calcul, et en outre attach� comme aide-de-camp � l'un des princes de la famille r�gnante: le parti �tait donc sortable de tout point. On d�cida qu'on laisserait trois mois s'�couler pour les convenances; que pendant ces trois mois le chevalier de T---- accepterait une mission que le prince lui avait offerte pour Vienne; enfin que, ces trois mois expir�s, il reviendrait � Naples, o� les noces seraient c�l�br�es. Tout se passa selon les conventions faites: au jour dit, le chevalier de T---- fut de retour, plus amoureux qu'il n'�tait parti: de son c�t�, Elena lui avait gard� dans toute sa force le second amour aussi profond et aussi pur que le premier. Toutes les formalit�s d'usage avaient �t� remplies pendant cet intervalle, rien ne pouvait donc retarder le bonheur des deux amans. Le mariage fut c�l�br� huit jours apr�s l'arriv�e du chevalier. Cette fois, il n'y eut ni d�ner ni bal; on se maria � la campagne et dans la chapelle du ch�teau: quatre t�moins, le prince et la princesse assist�rent seuls au bonheur des nouveaux �poux. Comme la premi�re fois, apr�s la c�l�bration du mariage, le prince les arr�ta pour leur faire une petite exhortation qu'Elena et le chevalier �cout�rent avec tout le recueillement et le respect possibles. Puis, l'allocution termin�e, il voulut les b�nir. Mais Elena, qui savait ce qu'avait co�t� � son bonheur la premi�re b�n�diction paternelle, fit un bond en arri�re, et, �tendant les mains vers son p�re: --Au nom du ciel! mon p�re, lui dit-elle, pas un mot de plus! C'est une superstition peut-�tre, mais, superstition ou non, ne nous b�nissez pas. Le prince, qui ne connaissait pas la v�ritable cause du refus de sa fille, insista pour accomplir ce qu'il regardait comme un devoir; mais, la peur l'emportant sur le respect, Elena, au grand �tonnement du prince, entra�na son mari dans son appartement pour le soustraire � la redoutable b�n�diction, et, d'un mouvement rapide comme la pens�e, en faisant des cornes de ses deux mains, afin, s'il �tait besoin, de conjurer doublement l'influence perturbatrice de son p�re, elle referma la porte entre elle et lui et la barricada en dedans � deux verroux. Le souvenir des orages qui avaient �clat� d�s le premier jour dans le jeune m�nage inspira d'abord de vives inqui�tudes � la princesse, qui craignit que le mal�fice de son �poux troubl�t �galement ce second m�nage. Ses appr�hensions ne se calm�rent que lorsque le troisi�me jour sa fille vint rendre visite comme la premi�re fois � ses parens, qui s'�taient retir�s � la campagne. La jeune fille avait la figure si radieuse que les craintes de la m�re s'�vanouirent aussit�t. En effet, Elena dit � sa m�re que son nouvel �poux n'avait pas cess� un seul instant de l'aimer, qu'il �tait bon, d'un charmant caract�re, pr�venant, docile m�me et plein d'attentions d�licates pour elle; en un mot, qu'elle �tait parfaitement heureuse. Le bonheur si ch�rement achet� de la jeune fille s'augmenta bient�t du titre de m�re. Elle donna le jour � un gros gar�on. On choisit pour allaiter le nouveau-n� une belle nourrice de Procida, aux boucles d'oreilles � rosette de perles, au justaucorps �carlate galonn� d'or, � l'ample jupon pliss� � franges d'argent, qu'on installa dans la maison et � qui tous les domestiques re�urent l'ordre d'ob�ir comme � une seconde ma�tresse. Le bambino �tait l'idole de toute la maison, la princesse l'adorait, le prince en �tait fou; nous ne parlons pas du p�re et de la m�re, tous les deux semblaient avoir concentr� leur existence dans celle de cette pauvre petite cr�ature. Quinze mois s'�coul�rent: l'enfant �tait on ne peut plus avanc� pour son �ge, connaissant et aimant tout le monde, et surtout le bon papa, auquel il rendait force gentils sourires en �change de ses agaceries. De son c�t�, bon papa ne pouvait se passer de lui. Il se le faisait apporter � toute heure du jour, si bien que, pour ne pas quitter l'enfant, le prince fut sur le point de refuser une mission de la plus haute importance que le roi de Naples lui avait confi�e pour le roi de France. Il s'agissait d'aller complimenter Charles X sur la prise d'Alger. Cependant tous les amis du prince lui remontr�rent si bien le tort qu'il se ferait dans l'esprit du roi par un pareil refus, sa famille le supplia tellement de consid�rer que l'avenir de son gendre pourrait �ternellement souffrir de son obstination, que le prince consentit enfin � remplir une mission que tant d'autres lui eussent envi�e. Il partit de Naples dans les premiers jours de juillet 1830, arriva � Paris le 24, se rendit aussit�t au minist�re des affaires �trang�res pour demander son audience, et fut re�u solennellement deux jours apr�s par le roi Charles X. Le lendemain de cette r�ception la r�volution de juillet �clata. Trois jours suffirent, comme on sait, pour renverser un tr�ne, huit pour en �lever un autre. Mais le prince n'�tait point accr�dit� pr�s du nouveau monarque. Aussi ne jugea-t-il pas � propos de rester pr�s de la nouvelle cour; il quitta la France, sans m�me mettre le pied aux Tuileries, circonstance � laquelle le roi Louis-Philippe dut, selon toute probabilit�, les heureux et faciles commencemens de son r�gne. Le prince �tait gu�ri des voyages par mer: les combats n'�taient plus � craindre, mais les temp�tes �taient toujours � redouter. Aussi prit-il par les Alpes, et traversa-t-il la Toscane pour se rendre � Naples par Rome. En passant par la capitale du monde, il s'arr�ta pour pr�senter ses hommages au pape Pie VIII, qui, sachant de quelle mission de confiance le prince avait �t� charg� par son souverain, le re�ut avec tous les honneurs dus � son rang, c'est-�-dire qu'au lieu de lui donner sa mule � baiser, comme Sa Saintet� fait pour le commun des martyrs, le pape lui donna sa main. Trois jours apr�s, le pape �tait mort. Le prince �tait parti de Rome aussit�t son audience obtenue, tant il avait h�te de revenir � Naples; il voyagea jour et nuit, et arriva en vue de son palais le lendemain � onze heures du matin, pr�c�d� de dix minutes seulement par le courrier qui lui faisait pr�parer des chevaux sur la route; mais ces dix minutes suffirent � toute la famille pour accourir sur le balcon du premier �tage, �lev�, comme tous les premiers �tages des palais napolitains, de plus de vingt-cinq pieds de hauteur. La nourrice y accourut comme les autres, tenant l'enfant dans ses bras. Malgr� sa vue basse, gr�ce � d'excellentes lunettes qu'il avait achet�es � Paris, le prince aper�ut son petit-fils et lui fit de sa voiture un signe de la main. De son c�t�, le bambino le reconnut; et comme, ainsi que nous l'avons dit, il adorait son bon papa, dans la joie de le revoir, le pauvre petit fit un mouvement si brusque, en tendant ses deux petits bras vers lui et en cherchant � s'�lancer � sa rencontre, que le malheureux enfant s'�chappa des bras de sa nourrice, et, se pr�cipitant du balcon, se brisa la t�te sur le pav�. Le p�re et la m�re faillirent mourir de douleur; le prince fut pr�s de six mois comme un fou; ses cheveux blanchirent, puis tomb�rent, de sorte qu'il fut forc� de prendre perruque, ce qui compl�ta ainsi en lui la triple et terrible r�union de la perruque, de la tabati�re et des lunettes. C'est ainsi que je le vis en passant � Naples; mais j'�tais heureusement pr�venu. Du plus loin que je l'aper�us, je lui fis des cornes, si bien que, quoiqu'il me f�t l'honneur de causer avec moi pr�s de vingt minutes, il ne m'arriva d'autre malheur, gr�ce � la pr�caution que j'avais prise, que d'�tre arr�t� le lendemain. Je raconterai cette arrestation en son lieu et place, attendu qu'elle fut accompagn�e de circonstances assez curieuses pour que je ne craigne pas, le moment venu, de m'�tendre quelque peu sur ses d�tails. Le jour m�me de mon d�part, le prince avait �t� nomm� pr�sident du comit� sanitaire des Deux-Siciles. Huit jours apr�s, j'appris � Rome que le lendemain de cette nomination le chol�ra avait �clat� � Naples. Depuis, j'ai su que le comte de F----, le premier �poux de la belle Elena, ayant suivi l'exemple qu'elle lui avait donn�, s'�tait remari� comme elle, avait �t� parfaitement heureux de son c�t� avec sa nouvelle �pouse, et comme mari, et comme p�re, car il avait eu de ce second mariage cinq enfans: trois gar�ons et deux filles. Au mois de mars dernier, le prince de ---- est entr� dans sa soixante-dix-huiti�me ann�e; mais, loin que l'�ge lui ait rien fait perdre de sa terrible influence, on pr�tend, au contraire, qu'il devient plus formidable au fur et � mesure qu'il vieillit. Et maintenant que nous avons fini avec Arimane, passons � Oromaze. XX Saint Janvier, martyr de l'�glise. Saint Janvier n'est pas un saint de cr�ation moderne; ce n'est pas un patron banal et vulgaire, acceptant les offres de tous les cliens, accordant sa protection au premier venu, et se chargeant des int�r�ts de tout le monde; son corps n'a pas �t� recompos� dans les catacombes aux d�pens d'autres martyrs plus ou moins inconnus, comme celui de sainte Philom�le; son sang n'a pas jailli d'une image de pierre, comme celui de la madone de l'Arc; enfin les autres saints ont bien fait quelques miracles pendant leur vie, miracles qui sont parvenus jusqu'� nous par la tradition et par l'histoire; tandis que le miracle de saint Janvier s'est perp�tu� jusqu'� nos jours, et se renouvelle deux fois par an, � la grande gloire de la ville de Naples et � la grande confusion des ath�es. Saint Janvier remonte, par son origine, aux premiers si�cles de l'�glise. �v�que, il a pr�ch� la parole du Christ et a converti au v�ritable culte des milliers de pa�ens; martyr, il a endur� toutes les tortures invent�es par la cruaut� de ses bourreaux, et a r�pandu son sang pour la foi; �lu du ciel, avant de quitter ce monde o� il avait tant souffert, il a adress� � Dieu une pri�re supr�me pour faire cesser la pers�cution des empereurs. Mais l� se bornent ses devoirs de chr�tien et sa charit� de cosmopolite. Citoyen avant tout, saint Janvier n'aime r�ellement que sa patrie; il la prot�ge contre tous les dangers, il la venge de tous ses ennemis: _Civi, patrono, vindici_, comme le dit une vieille tradition napolitaine. Le monde entier serait menac� d'un second d�luge, que saint Janvier ne l�verait pas le bout du petit doigt pour l'emp�cher; mais que la moindre goutte d'eau puisse nuire aux r�coltes de sa bonne ville, saint Janvier remuera ciel et terre pour ramener le beau temps. Saint Janvier n'aurait pas exist� sans Naples, et Naples ne pourrait plus exister sans saint Janvier. Il est vrai qu'il n'y a pas de ville au monde qui ait �t� plus de fois conquise et domin�e par l'�tranger; mais, gr�ce � l'intervention active et vigilante de son protecteur, les conqu�rans ont disparu, et Naples est rest�e. Les Normands ont r�gn� sur Naples, mais saint Janvier les a chass�s. Les Souabes ont r�gn� sur Naples, mais saint Janvier les a chass�s. Les Angevins ont r�gn� sur Naples, mais saint Janvier les a chass�s. Les Aragonais ont usurp� le tr�ne � leur tour, mais saint Janvier les a punis. Les Espagnols ont tyrannis� Naples, mais saint Janvier les a battus. Enfin, les Fran�ais ont occup� Naples, mais saint Janvier les a �conduits. Et qui sait ce que fera saint Janvier pour sa patrie? Quelle que soit la domination, indig�ne ou �trang�re, l�gitime ou usurpatrice, �quitable ou despotique, qui p�se sur ce beau pays, il est une croyance au fond du coeur de tous les Napolitains, croyance qui les rend patiens jusqu'au sto�cisme: c'est que tous les rois et tous les gouvernemens passeront, et qu'il ne restera en d�finitive que le peuple et saint Janvier. L'histoire de saint Janvier commence avec l'histoire de Naples, et ne finira, selon toute probabilit�, qu'avec elle: toutes deux se c�toient sans cesse, et, � chaque grand �v�nement heureux ou malheureux, elles se touchent et se confondent. Au premier abord, on peut bien se tromper sur les causes et les effets de ces �v�nemens, et les attribuer, sur la foi d'historiens ignorans ou pr�venus, � telle ou telle circonstance dont ils vont chercher bien loin la source; mais, en approfondissant le sujet, on verra que, depuis le commencement du quatri�me si�cle jusqu'� nos jours, saint Janvier est le principe ou la fin de toutes choses; si bien qu'aucun changement ne s'y est accompli que par la permission, par l'ordre ou par l'intervention de son puissant protecteur. Aussi cette histoire pr�sente-t-elle trois phases bien distinctes, et doit-elle �tre envisag�e sous trois aspects bien diff�rens. Dans les premiers si�cles, elle rev�t l'allure simple et na�ve d'une l�gende de Gr�goire de Tours; au moyen-�ge, elle prend la marche po�tique et pittoresque d'une chronique de Froissard; enfin, de nos jours, elle offre l'aspect railleur et sceptique d'un conte de Voltaire. Nous allons commencer par la l�gende. Comme de raison, la famille de saint Janvier appartient � la plus haute noblesse de l'antiquit�; le peuple, qui, en 1647, donnait � sa r�publique le titre de _s�r�nissime royale r�publique napolitaine_, et qui, en 1799, poursuivait les patriotes � coups de pierre pour avoir os� abolir le titre d'excellence, n'aurait jamais consenti � se choisir un protecteur d'origine pl�b�ienne: le lazzarone est essentiellement aristocrate. La famille de saint Janvier descend en droite ligne des _Januari_ de Rome, dont la g�n�alogie se perd dans la nuit des �ges. Les premi�res ann�es du saint sont rest�es ensevelies dans l'obscurit� la plus profonde; il ne para�t en public qu'� la derni�re �poque de sa vie, pour pr�cher et souffrir, pour confesser sa croyance et mourir pour elle. Il fut nomm� � l'�v�ch� de B�n�vent vers l'an de gr�ce 304, sous le pontificat de saint Marcelin. �trange destin�e de l'�v�ch� b�n�ventin, qui commence � saint Janvier et qui finit � M. de Talleyrand! Une des plus terribles pers�cutions que l'�glise ait endur�es est, comme on sait, celle des empereurs Diocl�tien et Maximien; les chr�tiens furent poursuivis en 302 avec un tel acharnement, que, dans l'espace d'un seul mois, dix-sept mille martyrs tomb�rent sous le glaive de ces deux tyrans. Cependant, deux ans apr�s la promulgation de l'�dit qui frappait de mort indistinctement tous les fid�les, hommes et femmes, enfans et vieillards, l'�glise naissante parut respirer un instant. Aux empereurs Diocl�lien et Maximien, qui venaient d'abdiquer, avaient succ�d� Constance et Gal�re; il �tait r�sult� de cette substitution que, par ricochet, un changement pareil s'�tait op�r� dans les proconsuls de la Campanie, et qu'� Dragontius avait succ�d� Timoth�e. Au nombre des chr�tiens entass�s dans les prisons de Cumes par Dragontius, se trouvaient Sosius, diacre de Mis�ne, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu'avait dur� la pers�cution, saint Janvier n'avait jamais manqu�, au risque de sa vie, de leur apporter des consolations et des secours; et, quittant son dioc�se de B�n�vent pour accourir l� o� il croyait sa pr�sence n�cessaire, il avait brav� mainte et mainte fois les fatigues d'un long voyage et la col�re du proconsul. A chaque nouveau soleil politique qui se l�ve, un rayon d'espoir passe � travers les barreaux des prisonniers de l'autre r�gne; il en fut ainsi � l'av�nement au tr�ne de Constance et de Gal�re. Sosius et Proculus se crurent sauv�s. Saint Janvier, qui avait partag� leur douleur, se h�ta de venir partager leur joie. Apr�s avoir r�cit� si long-temps avec ses chers fid�les les psaumes de la captivit�, il entonna le premier avec eux le cantique de la d�livrance. Les chr�tiens, rel�ch�s provisoirement, rendaient gr�ces au Seigneur dans une petite �glise situ�e aux environs de Pouzzoles, et le saint �v�que, assist� par les deux diacres Sosius et Proculus, s'appr�tait � offrir � Dieu le sacrifice de la messe, lorsque tout � coup il se fit au dehors un grand bruit, suivi d'un long silence. Les prisonniers, rendus il y avait peu d'instans � la libert�, pr�t�rent l'oreille; les deux diacres se regard�rent l'un l'autre, et saint Janvier attendit ce qui allait se passer, immobile et debout devant la premi�re marche de l'autel qu'il allait franchir, les mains jointes, le sourire aux l�vres, et le regard fix� sur la croix avec une indicible expression de confiance. Le silence fut interrompu par une voix qui lisait lentement le d�cret de Diocl�tien remis en vigueur par le nouveau proconsul Timoth�e; et ces terribles paroles, que nous traduisons textuellement, retentirent � l'oreille des chr�tiens prostern�s dans l'�glise: �Diocl�tien, trois fois grand, toujours juste, empereur �ternel, � tous les pr�fets et proconsuls du romain empire, salut. �Un bruit qui ne nous a pas m�diocrement d�plu �tant parvenu � nos oreilles divines, c'est-�-dire que l'h�r�sie de ceux qui s'appellent chr�tiens, h�r�sie de la plus grande impi�t� (_valde impiam_), reprend de nouvelles forces; que lesdits chr�tiens honorent comme dieu ce J�sus enfant� par je ne sais quelle femme juive, insultant par des injures et des mal�dictions le grand Apollon et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-m�me, tandis qu'ils v�n�rent ce m�me Christ, que les Juifs ont clou� sur une croix comme un sorcier; � cet effet, nous ordonnons que tous les chr�tiens, hommes ou femmes, dans toutes les villes et contr�es, subissent les supplices les plus atroces s'ils refusent de sacrifier � nos dieux et d'abjurer leur erreur. Si cependant quelques uns parmi eux se montrent ob�issans, nous voulons bien leur accorder leur pardon; au cas contraire, nous exigeons qu'ils soient frapp�s par le glaive et punis par la mort la plus cruelle (_morte pessima punire_). Sachez enfin que, si vous n�gligez nos divins d�crets, nous vous punirons des m�mes peines dont nous mena�ons les coupables.� Lorsque le dernier mot de la loi terrible fut prononc�, saint Janvier adressa � Dieu une muette pri�re pour le supplier de faire descendre sur tous les fid�les qui l'entouraient la gr�ce n�cessaire pour braver les tortures et la mort; puis, sentant que l'heure de son martyre venait de sonner, il sortit de l'�glise accompagn� par les deux diacres et suivi de la foule des chr�tiens, qui b�nissaient � haute voix le nom du Seigneur. Il traversa une double haie de soldats et de bourreaux �tonn�s de tant de courage, et, chantant toujours au milieu des populations ameut�es qui se pressaient pour voir le saint �v�que, il arriva � Nola apr�s une marche qui parut un triomphe. Timoth�e l'attendait du haut de son tribunal, �lev�, dit la chronique, comme de coutume, au milieu de la place. Saint Janvier, sans �prouver le moindre trouble � la vue de son juge, s'avan�a d'un pas ferme et s�r dans l'enceinte, ayant toujours � sa droite Sosius, diacre de Mis�ne, et � sa gauche Proculus, diacre de Pouzzoles. Les autres chr�tiens se rang�rent en cercle et attendirent en silence l'interrogatoire de leur chef. Timoth�e n'�tait pas sans savoir la grande naissance de saint Janvier. Aussi, par �gard pour le _civis romanus_, poussa-t-il la complaisance jusqu'� l'interroger, tandis qu'il aurait parfaitement pu, dit le p�re Antonio Carracciolo, le condamner sans l'entendre. Quant � Timoth�e, tous les �crivains s'accordent � le peindre comme un pa�en fort cruel, comme un tyran ex�crable, comme un pr�fet impie, comme un juge insens�. A ces traits, d�j� passablement caract�ristiques, un chroniqueur ajoute qu'il �tait tellement alt�r� de sang que Dieu, pour le punir, couvrait parfois ses yeux d'un voile sanglant qui le privait momentan�ment de la vue, et qui, tout le temps que durait sa c�cit�, lui causait les plus atroces douleurs. Tels �taient les deux hommes que la Providence amenait en face l'un de l'autre pour donner une nouvelle preuve du triomphe de la foi. --Quel est ton nom? demanda Timoth�e. --Janvier, r�pondit le saint. --Ton �ge? --Trente-trois ans. --Ta patrie? --Naples. --Ta religion? --Celle du Christ. --Et tous ceux qui t'accompagnent sont aussi chr�tiens? --Lorsque tu les interrogeras, j'esp�re en Dieu qu'ils r�pondront comme moi qu'ils sont tous chr�tiens. --Connais-tu les ordres de notre divin empereur? --Je ne connais que les ordres de Dieu. --Tu es noble? --Je suis le plus humble des serviteurs du Christ. --Et tu ne veux pas renier ton Dieu? --Je renie et je maudis vos idoles, qui ne sont que du bois fragile ou de la boue p�trie. --Tu sais les supplices qui te sont r�serv�s? --Je les attends avec calme. --Et tu te crois assez fort pour braver ma puissance? --Je ne suis qu'un faible instrument que le moindre choc peut briser; mais mon Dieu tout-puissant peut me d�fendre de ta fureur et te r�duire en cendres au m�me instant o� tu blasph�mes son nom. --Nous verrons, lorsque tu seras jet� dans une fournaise ardente, si ton Dieu viendra t'en tirer. --Dieu n'a-t-il pas sauv� de la fournaise Ananias, Azarias et Miza�l? --Je te jetterai aux b�tes dans le cirque. --Dieu n'a-t-il pas tir� Daniel de la fosse aux lions? --Je te ferai trancher la t�te par l'�p�e du bourreau. --Si Dieu veut que je meure, que sa volont� soit faite. --Soit. Je verrai jaillir ton sang maudit, ce sang que tu d�shonores en trahissant la religion de tes anc�tres pour un culte d'esclaves. --O malheureux insens�! s'�cria le saint avec un inexprimable accent de compassion et de douleur, avant que tu jouisses du spectacle que tu te promets, Dieu te frappera de la c�cit� la plus affreuse, et la vue ne te sera rendue qu'� ma pri�re, afin que tu puisses �tre t�moin du courage avec lequel savent mourir les martyrs du Christ! --Eh bien! si c'est un d�fi, je l'accepte, r�pondit le proconsul; nous verrons si, comme tu le dis, ta foi sera plus puissante que la douleur. Puis, se tournant vers ses licteurs, il ordonna que le saint f�t li� et jet� dans une fournaise ardente. Les deux diacres p�lirent � cet ordre, et tous les chr�tiens qui l'entendirent pouss�rent un long et douloureux g�missement; car quoique chacun d'eux f�t personnellement pr�t � subir le martyre, cependant le coeur leur manquait � tous du moment qu'il s'agissait d'assister au supplice de leur saint �v�que. A ce cri de piti� et de douleur qui s'�leva tout � coup dans la foule, saint Janvier se tourna d'un air grave et s�v�re, et �tendant la main droite pour imposer silence: --Eh bien! mes fr�res, dit-il, que faites-vous? Voulez-vous par vos plaintes r�jouir l'�me des impies? En v�rit� je vous le dis, rassurez-vous, car l'heure de ma mort n'est pas venue, et le Seigneur ne me croit pas encore digne de recevoir la palme du martyre. Prosternez-vous et priez cependant, non pas pour moi, que la flamme du brasier ne saurait atteindre, mais pour mon pers�cuteur, qui est vou� au feu �ternel de l'enfer. Timoth�e �couta les paroles du saint avec un sourire de m�pris, et fit signe aux bourreaux d'ex�cuter son arr�t. Saint Janvier fut jet� dans la fournaise, et aussit�t l'ouverture par laquelle on l'avait pouss� fut mur�e au dehors aux yeux de la population enti�re qui assistait � ce spectacle. Quelques minutes apr�s, des tourbillons de flammes et de fum�e s'�levant vers le ciel avertirent le proconsul que ses ordres �taient ex�cut�s; et se croyant veng� � tout jamais de l'homme qui avait os� le braver, il rentra chez lui plein de l'orgueil du triomphe. Quant aux autres chr�tiens, ils furent ramen�s dans leur prison pour y attendre le jour de leur supplice, et la foule se dissipa sous l'impression d'une piti� profonde et d'une sombre terreur. Les soldats, occup�s jusque alors � �carter les curieux et � maintenir le bon ordre, n'ayant plus rien � faire d�s que le peuple se fut �coul�, se rapproch�rent lentement de la fournaise et se mirent � causer entre eux des �v�nemens du jour et du calme �trange qu'avait montr� le patient au moment de subir une mort si terrible, lorsque l'un deux, s'arr�tant tout � coup au milieu de sa phrase commenc�e, fit signe � son interlocuteur de se taire et d'�couter. Celui-ci �couta en effet et imposa silence � son tour � son voisin; si bien que, le geste se r�p�tant de proche en proche, tout le monde demeura immobile et attentif. Alors des chants c�lestes, partant de l'int�rieur de la fournaise, frapp�rent les oreilles des soldats, et la chose leur parut si extraordinaire qu'ils se crurent un instant le jouet d'un r�ve. Cependant les chants devenaient plus distincts, et bient�t ils purent reconna�tre la voix de saint Janvier au milieu d'un choeur ang�lique. Cette fois, ce ne fut plus l'�tonnement, mais bien la frayeur qui les saisit; et voyant qu'il devenait urgent de pr�venir le pr�fet de l'�v�nement inattendu, quoique pr�dit, qui se passait sur la place, ils coururent chez lui, p�les et effar�s, et lui racont�rent avec l'�loquence de la peur l'incroyable miracle dont ils venaient d'�tre t�moins. Timoth�e haussa les �paules � cet �trange r�cit, et mena�a ses soldats de les faire battre de verges s'ils se laissaient dominer par de si pu�riles frayeurs. Mais alors ils jur�rent par tous leurs dieux, non seulement d'avoir reconnu distinctement la voix de saint Janvier et l'air qu'il chantait dans la fournaise, mais encore d'avoir retenu les paroles du cantique et les actions de gr�ces qu'il rendait au Seigneur. Le proconsul, irrit�, mais non pas convaincu par une telle obstination, donna l'ordre imm�diatement que la fournaise f�t ouverte en sa pr�sence, se r�servant de punir avec la derni�re rigueur, apr�s leur avoir mis sous les yeux les restes carbonis�s du martyr, ces faux rapporteurs qui venaient le d�ranger pour lui faire de pareils r�cits. Lorsque le pr�fet arriva sur la place, il la trouva de nouveau tellement encombr�e par le peuple qu'il eut peine � se frayer un passage. Le bruit du miracle ayant rapidement circul� dans la ville, les habitans de Nola, se pressant en tumulte sur le lieu du supplice, demandaient � grands cris la d�molition de la fournaise, et mena�aient le proconsul, non point encore par des paroles ou des faits, mais par ces clameurs sourdes qui pr�c�dent l'�meute comme le roulement du tonnerre pr�c�de l'ouragan. Timoth�e demanda la parole, et lorsque le calme fut suffisamment r�tabli pour qu'il p�t se faire entendre, il r�pondit que le d�sir du peuple allait �tre satisfait sur-le-champ, et qu'il venait pr�cis�ment donner l'ordre d'ouvrir la fournaise, pour offrir un �clatant d�menti aux bruits absurdes r�pandus parmi la foule. A ces mots, les cris cessent, la col�re s'apaise et fait place � une curiosit� haletante. Toutes les respirations sont suspendues, tous les yeux sont fix�s sur un point. A un signe de Timoth�e, les soldats s'avancent vers la fournaise, arm�s de marteaux et de pioches; mais aux premi�res briques qui tombent sous leurs coups, un tourbillon de flammes s'�chappe subitement du foyer et les r�duit en cendres. A l'instant m�me les murs tombent comme par enchantement, et au milieu d'une clart� �blouissante le saint �v�que appara�t dans toute sa gloire. Le feu n'avait pas touch� un seul cheveu de son front, la fum�e n'avait pas terni la blancheur de ses v�temens. Un essaim de petits ch�rubins soutenaient au dessus de sa t�te une aur�ole �clatante, et une musique invisible, dont les accords c�lestes �taient r�gl�s par la harpe des s�raphins, accompagnait son chant. Alors saint Janvier se mit � marcher de long en large sur les charbons ardens, afin de bien convaincre les incr�dules que le feu de la terre ne pouvait rien sur les �lus du Seigneur; puis, comme on aurait pu douter encore de la r�alit� du miracle, voulant prouver que c'�tait bien lui, homme de chair et de sang, et non pas un esprit, pas un fant�me, pas une apparition surhumaine que l'on venait de voir, saint Janvier rentra lui-m�me dans sa prison et se remit � la disposition du pr�fet. A la vue de ce qui venait de se passer, Timoth�e s'�tait senti pris d'une telle frayeur que, craignant quelque r�volte, il s'�tait r�fugi� dans le temple de Jupiter; ce fut l� qu'il apprit que le saint, qui pouvait, au milieu de l'enthousiasme g�n�ral dont ce miracle l'avait fait l'objet, s'�loigner et se soustraire � son pouvoir, �tait au contraire rentr� dans sa prison, et y attendait le nouveau supplice qu'il lui plairait de lui infliger. Cette nouvelle lui rendit toute son assurance, et avec son assurance toute sa col�re. Il descendit dans la prison du martyr pour acqu�rir la certitude qu'il avait bien affaire � l'�v�que de B�n�vent lui-m�me, et non point � quelque spectre que la magie e�t fait survivre � son corps. En cons�quence, et pour qu'il ne lui rest�t aucun doute � ce sujet, apr�s avoir t�t� saint Janvier, pour s'assurer qu'il �tait bien de chair et d'os, il le fit d�pouiller de ses v�temens sacerdotaux, le fit lier � une colonne que la v�n�ration des fid�les a conserv�e jusqu'� nos jours comme un nouveau t�moin du martyre du saint, et le fit fouetter par ses licteurs jusqu'� ce que le sang jaill�t. Alors il trempa dans ce sang le coin de sa toge, et s'assura que c'�tait bien du sang humain, et non quelque liqueur rouge qui en avait l'apparence; puis, satisfait de ce premier essai, il ordonna que le patient f�t appliqu� � la torture. La torture fut longue et douloureuse; saint Janvier en sortit les chairs meurtries et les os disloqu�s; mais, pendant tout le temps qu'elle dura, les bourreaux ne purent lui arracher une plainte. Lorsque les souffrances devenaient insupportables, saint Janvier louait le Seigneur. Timoth�e, voyant que la question n'avait d'autre r�sultat pour lui que de le faire souffrir, d�cida que saint Janvier serait jet� dans le cirque et expos� aux tigres et aux lions; seulement il h�sita quelque temps pour savoir si l'ex�cution aurait lieu dans le cirque de Pouzzoles ou de Nola; enfin il se d�cida pour celui de Pouzzoles. Un double calcul pr�sida � cette d�cision: d'abord le cirque de Pouzzoles �tait plus vaste que celui de Nola, et par cons�quent pouvait contenir un plus grand nombre de spectateurs; et puis, une telle fermentation s'�tait manifest�e � la suite du premier miracle, qu'il pensait que les bourreaux de saint Janvier auraient tout � craindre si le martyr sortait triomphant d'une seconde �preuve. Or, tandis que le proconsul avisait au moyen le plus s�r et le plus cruel de transporter le saint d'une ville � l'autre, on vint lui dire que saint Janvier, parfaitement gu�ri de la torture de la veille, pouvait faire le voyage � pied. A cette nouvelle, une id�e infernale traversa l'esprit de Timoth�e: il avisa que ce serait faire merveille que d'ajouter la honte � la douleur et imagina de faire tra�ner son char, de Nola � Pouzzoles, par le saint �v�que et par ses deux compagnons, les diacres Sosius et Proculus. Il esp�rait ainsi, ou que les trois martyrs tomberaient d'�puisement ou de douleur au milieu de la route, ou qu'ils arriveraient au lieu de leur supplice tellement humili�s et fl�tris par les hu�es de la populace, que leur sort n'inspirerait plus ni piti� ni regrets. La chose fut donc ex�cut�e comme l'avait d�cid� le proconsul. On attela saint Janvier au char consulaire, entre Sosius et Proculus; et Timoth�e, s'y �tant assis, intima � ses licteurs l'injonction de frapper de verges les trois patiens chaque fois qu'ils s'arr�teraient ou seulement ralentiraient le pas; puis il donna l'ordre du d�part en levant sur eux le fouet dont lui-m�me �tait arm�. Mais Dieu ne permit m�me pas que le fouet lev� sur les martyrs retomb�t sur eux. Saint Janvier, s'�lan�ant d'un bond, entra�na avec lui ses deux compagnons, renversant sur son passage soldats, licteurs et curieux. Beaucoup dirent alors avoir vu pousser sur les �paules des trois hommes du Seigneur de ces grandes ailes archang�liques, � l'aide desquelles les messagers du ciel traversent l'empir�e avec la rapidit� de l'�clair; mais la v�rit� est que le char s'�loigna, emport� par une telle rapidit� qu'il laissa bient�t derri�re lui non seulement la foule des pi�tons, mais les cavaliers romains, qui lanc�rent inutilement leurs montures � sa poursuite, et le virent bient�t dispara�tre au milieu d'un nuage de poussi�re. Ce n'�tait pas � cela que s'�tait attendu le proconsul; il ne s'�tait occup� que des moyens de pousser son saint attelage en avant et non de le retenir; aussi, se trouvant emport� avec une rapidit� dont les oiseaux de l'air pouvaient � peine donner une id�e, il ne songea qu'� se cramponner aux rebords du char pour ne point �tre renvers�; mais bient�t un vertige le prit; il lui sembla que le char cessait de toucher la terre, que tous les objets, emport�s d'une course �gale � la sienne, fuyaient en arri�re, tandis que lui s'�lan�ait en avant. La lumi�re manqua � ses yeux, le souffle � sa bouche, l'�quilibre � son corps; il se laissa tomber � genoux au fond du char, p�le, haletant, les mains jointes. Mais les trois saints ne pouvaient le voir, emport�s qu'ils semblaient �tre eux-m�mes par une puissance surhumaine. Enfin, arriv� � la colline d'Antignano, � l'endroit m�me o� l'on trouve encore aujourd'hui une petite chapelle �lev�e en m�moire de ce miraculeux �v�nement, le proconsul, rassemblant toutes les forces de son agonie, poussa un tel cri de d�tresse et de douleur, que saint Janvier l'entendit, malgr� le bruissement des roues, et que, s'arr�tant avec ses deux compagnons et se retournant vers son juge, il lui demanda d'une voix fra�che et repos�e qui ne trahissait point la moindre lassitude: --Qu'y a-t-il, ma�tre? Mais Timoth�e resta quelque temps sans pouvoir articuler une seule parole, tandis que les deux diacres profitaient de cet instant de halte pour respirer � pleine poitrine. Saint Janvier, au bout de quelques secondes, renouvela sa question. --Il y a que je veux relayer ici, dit le proconsul. --Relayons, r�pondit saint Janvier. Timoth�e descendit de son char; mais les trois saints rest�rent attach�s � leur cha�ne, et cependant, � l'�motion du proconsul, � la sueur qui coulait de son front, au souffle pr�cipit� qui sortait de sa poitrine, on e�t pu croire que c'�tait lui qui avait jusque alors �t� attel� � la place des chevaux, et que c'�taient les trois saints qui avaient tenu la place du ma�tre. Mais, d�s que le proconsul sentit son pied sur la terre, et que, par cons�quent, il se vit hors de danger, sa haine et sa col�re le reprirent, et s'avan�ant vers saint Janvier, le fouet lev�: --Pourquoi, lui dit-il, m'as-tu conduit de Nola ici avec une si grande rapidit�? --Ne m'avais-tu pas command� d'aller le plus vite que je pourrais? --Oui, mais qui allait se douter que tu irais plus vite que ceux de mes cavaliers qui �taient les mieux mont�s et qui n'ont pu te suivre? --J'ignorais moi-m�me de quel pas j'irais, quand les anges m'ont pr�t� leurs ailes. --Ainsi, tu crois que l'assistance que tu as re�ue vient de ton Dieu? --Tout vient de lui. --Et tu persistes dans ton h�r�sie? --La religion du Christ est la seule vraie, la seule pure, la seule digne du Seigneur. --Tu sais quelle mort t'attend � l'autre bout de la route? reprit le proconsul. --Ce n'est pas moi qui ai demand� � m'arr�ter, r�pondit saint Janvier. --C'est juste, r�pondit Timoth�e; aussi allons-nous repartir. --A tes ordres, ma�tre. --Ainsi, je vais remonter dans mon char. --Remonte. --Mais �coute-moi bien. --J'�coute. --C'est � la condition que tu n'iras plus du train que tu as �t�. --J'irai du train que tu voudras. --Le promets-tu? --Je le promets. --Sur ta parole de noble? --Sur ma foi de chr�tien. --C'est bien. --Es-tu pr�t, ma�tre? --Allons, dit le proconsul. --Allons, mes fr�res, dit saint Janvier � ses compagnons, faisons ce qui nous est ordonn�. Et le char repartit de nouveau; mais le saint, observant scrupuleusement la promesse qu'il avait faite, ne marcha plus qu'au pas, ou tout au plus au petit trot; encore se tournait-il de temps en temps vers Timoth�e pour lui demander si c'�tait l� l'allure qui lui convenait. Ce fut ainsi qu'ils arriv�rent sur la place de Pouzzoles, o� pas une �me n'attendait le proconsul; car ils avaient march� d'un tel train, que la nouvelle de leur arriv�e n'avait pu les pr�c�der. Aucun ordre n'�tait donc donn� pour le supplice: aussi force fut � Timoth�e de le remettre � un autre moment. Il se f�t donc purement et simplement conduire � son palais, et, appelant ses esclaves, il ordonna que les trois saints fussent d�tel�s et conduits dans les prisons de Pouzzoles, tandis que lui se parfumait dans un bain. Apr�s quoi, bris� de fatigue, il se reposa trois jours et trois nuits. Le matin du quatri�me jour, la foule se pressait sur les gradins de l'amphith��tre: elle y �tait accourue de tous les points de la Campanie, car cet amphith��tre �tait un des plus beaux de la province, et c'�tait pour lui qu'on r�servait les tigres et les lions les plus f�roces, qui, envoy�s d'Afrique � Rome, abordaient et se reposaient un instant � Naples. C'�tait dans ce m�me amphith��tre, dont les ruines existent encore aujourd'hui, que N�ron, deux cent trente ans auparavant, avait donn� une f�te � Tiridate. Tout avait �t� pr�par� pour frapper d'�tonnement le roi d'Arm�nie: les animaux les plus puissans et les gladiateurs les plus adroits s'�taient exerc�s devant lui; mais lui �tait rest� impassible et froid � ce spectacle, et lorsque N�ron lui demanda ce qu'il pensait de ces hommes dont les efforts surhumains avaient forc� le cirque d'�clater en tonnerres d'applaudissemens, Tiridate, sans rien r�pondre, s'�tait lev� en souriant, et, lan�ant son javelot dans le cirque, il avait perc� de part en part deux taureaux d'un seul coup. A peine le proconsul y eut-il pris place sur son tr�ne, au milieu de ses licteurs, que les trois saints, amen�s par son ordre, furent plac�s en face de la porte par laquelle les animaux devaient �tre introduits. A un signe du proconsul, la grille s'ouvrit et les animaux de carnage s'�lanc�rent dans l'ar�ne. A leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie; de leur c�t�, les animaux �tonn�s r�pondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et tous les applaudissemens. Puis, excit�s par les cris de la multitude, d�vor�s par la faim � laquelle, depuis trois jours leurs gardiens les condamnaient, all�ch�s par l'odeur de la chair humaine dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commenc�rent � secouer leurs crini�res, les tigres � bondir et les hy�nes � l�cher leurs l�vres. Mais l'�tonnement du proconsul fut grand lorsqu'il vit les lions, les tigres et les hy�nes se coucher aux pieds des trois martyrs, pleins de respect et d'ob�issance, tandis que saint Janvier toujours calme, toujours souriant, levait la main droite et b�nissait les spectateurs. Au m�me instant, le proconsul sentit descendre sur ses yeux comme un nuage; l'amphith��tre se d�roba � sa vue, ses paupi�res se coll�rent, et il fut plong� tout � coup dans les t�n�bres. Mais l'aveuglement n'�tait rien en comparaison de la souffrance, car � chaque pulsation de l'art�re il semblait au malheureux qu'un fer rouge per�ait ses prunelles. La pr�diction de saint Janvier s'accomplissait. Timoth�e essaya d'abord de dompter sa douleur et d'�touffer ses plaintes devant la multitude; mais, oubliant bient�t sa fiert� et sa haine, il tendit les mains vers le saint, et le pria � haute voix de lui rendre la vue et de le d�livrer de ses atroces souffrances. Saint Janvier s'avan�a doucement vers lui au milieu de l'attention g�n�rale, et pronon�a cette courte pri�re: �Mon Seigneur J�sus-Christ, pardonnez � cet homme tout le mal qu'il m'a fait, et rendez-lui la lumi�re afin que ce dernier miracle que vous daignerez op�rer en sa faveur puisse dessiller les yeux de son esprit et le retenir encore sur le bord de l'ab�me o� le malheureux va tomber sans retour. En m�me temps, je vous supplie, � mon Dieu! de toucher le coeur de tous les hommes de bonne volont� qui se trouvent dans cette enceinte; que votre gr�ce descende sur eux et les arrache aux t�n�bres du paganisme.� Puis �levant la voix et touchant de l'index les paupi�res du proconsul, il ajouta: �Timoth�e, pr�fet de la Campanie, ouvre les yeux et sois d�livr� de tes souffrances, au nom du P�re, du Fils et du Saint-Esprit.� --Amen, r�pondirent les deux diacres. Et Timoth�e ouvrit les yeux, et sa gu�rison s'op�ra d'une mani�re si prompte et si compl�te qu'il ne se souvenait m�me plus d'avoir �prouv� aucune douleur. A la vue de ce miracle, cinq mille spectateurs se lev�rent, et d'une seule voix, d'un seul cri, d'un seul �lan, demand�rent � recevoir le bapt�me. Quant � Timoth�e, il rentra au palais, et, voyant que le feu �tait impuissant et les animaux indociles, il ordonna que les trois saints fussent mis � mort par le glaive. Ce fut par une belle matin�e d'automne, le 19 septembre de l'ann�e 305, que saint Janvier, accompagn� des deux diacres Proculus et Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, pr�s d'un crat�re � moiti� �teint, dans la plaine de la Solfatare, pour y souffrir le dernier supplice. Pr�s de lui marchait le bourreau, tenant dans ses mains une large �p�e � deux tranchans, et deux l�gions romaines, arm�es de fortes pi�ces, pr�c�daient ou suivaient le cort�ge, pour �ter au peuple de Pouzzoles toute vell�it� de r�sistance. Pas un cri, pas une plainte, pas un murmure parmi cette foule avilie et tremblant; un silence de mort planait sur la ville enti�re, silence qui n'�tait interrompu que par le pi�tinement des chevaux et par le bruit des armures. Saint Janvier n'avait pas fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, o� son ex�cution devait avoir lieu, lorsque, au tournant d'une rue, il fut abord� par un pauvre mendiant qui avait eu toutes les peines du monde � se frayer un passage jusqu'� lui, accabl� qu'il �tait par le double malheur de la c�cit� et de la vieillesse. Le vieillard s'avan�ait en levant le menton et en �tendant les bras devant lui, se dirigeant vers la personne qu'il cherchait avec cet instinct des aveugles qui les guide quelquefois avec plus de s�ret� que le regard le plus clairvoyant. D�s qu'il se crut assez pr�s de saint Janvier pour �tre entendu, le malheureux, redoublant d'efforts et de z�le, s'�cria d'une voix haute et per�ante: --Mon p�re! mon p�re! o� �tes-vous, que je puisse me jeter � vos genoux? --Par ici, mon fils, r�pondit saint Janvier en s'arr�tant pour �couter le vieillard. --Mon p�re! mon p�re! pourrais-je �tre assez heureux pour baiser la poussi�re que vos pieds ont foul�e? --Cet homme est fou, dit le bourreau en haussant les �paules. --Laissez approcher ce vieillard, dit doucement saint Janvier, car la gr�ce de Dieu est avec lui. Le bourreau s'�carta, et l'aveugle put enfin s'agenouiller devant le saint. --Que me veux-tu, mon fils? demanda saint Janvier. --Mon p�re, je vous prit de me donner un souvenir de vous; je le garderai jusqu'� la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans cette vie et dans l'autre. --Cet homme est fou! dit le bourreau avec un sourire de m�pris. Comment! lui dit-il, ne sais-tu pas qu'il n'a plus rien � lui? Tu demandes l'aum�ne � un homme qui va mourir! --Cela n'est pas bien s�r, dit le vieillard en secouant la t�te, ce n'est pas la premi�re fois qu'il vous �chappe. --Sois tranquille, r�pondit le bourreau, cette fois il aura affaire � moi. --Serait-il vrai, mon p�re? vous qui avez triomph� du feu, de la torture et des animaux f�roces, vous laisserez-vous tuer par cet homme? --Mon heure est venue, r�pondit le martyr avec joie; mon exil est fini, il est temps que je retourne dans ma patrie. �coute, mon fils, interrompit saint Janvier, il ne me reste plus que le linge avec lequel on doit me bander les yeux � mon dernier moment: je te le laisserai apr�s ma mort. --Et comment irai-je le chercher? dit le vieillard, les soldats ne me laisseront pas approcher de vous. --Eh bien! r�pondit saint Janvier, je te l'apporterai moi-m�me. --Merci, mon p�re. --Adieu, mon fils. L'aveugle s'�loigna et le cort�ge reprit sa marche. Arriv� au forum de Vulcano, les trois saints s'agenouill�rent, et saint Janvier, d'une voix ferme et sonore, pronon�a ces paroles: --Dieu de mis�ricorde et de justice, puisse enfin le sang que nous allons verser calmer votre col�re et faire cesser les pers�cutions des tyrans contre votre sainte �glise! Puis il se leva, et apr�s avoir embrass� tendrement ses deux compagnons de martyre, il fit signe au bourreau de commencer son oeuvre de sang. Le bourreau trancha d'abord les t�tes de Proculus et de Sosius, qui moururent courageusement en chantant les louanges du Seigneur. Mais comme il s'approchait de saint Janvier, un tremblement convulsif le saisit tout � coup, et l'�p�e lui tomba des mains sans qu'il e�t la force de se courber pour la ramasser. Alors saint Janvier se banda lui-m�me les yeux; puis, portant la main � son cou: --Eh bien! dit-il au bourreau, qu'attends-tu, mon fr�re? --Je ne pourrai jamais relever cette �p�e, dit le bourreau, si tu ne m'en donnes pas la permission. --Non seulement je te le permets, fr�re, mais je t'en prie. A ces mots, le bourreau sentit que les forces lui revenaient, et levant l'�p�e � deux mains il en frappa le saint avec tant de vigueur, que non seulement la t�te, mais un doigt aussi furent emport�s du m�me coup. Quant � la pri�re que saint Janvier avait adress�e � Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agr��e par le Seigneur, car, la m�me ann�e, Constantin, s'�chappant de Rome, alla trouver son p�re et fut nomm� par lui son h�ritier et son successeur dans l'empire. Si donc tout effet doit se reporter � sa cause, c'est de la mort de saint Janvier et de ses deux diacres Proculus et Sosius que date le triomphe de l'�glise. Apr�s l'ex�cution, comme les soldats et le bourreau s'acheminaient vers la maison de Timoth�e pour lui rendre compte de la mort de son ennemi et de ses deux compagnons, ils rencontr�rent le mendiant � la m�me place o� ils l'avaient laiss�. Les soldats s'arr�t�rent pour s'amuser un peu aux d�pens du vieillard, et le bourreau lui demanda en ricanant: --Eh bien! l'aveugle, as-tu re�u le souvenir qu'on t'avait promis? --O impie que vous �tes! s'�cria le vieillard en ouvrant les yeux brusquement et fixant sur tous ceux qui l'entouraient un regard clair et limpide, non seulement j'ai re�u le bandeau des mains du saint lui-m�me, qui vient de m'appara�tre tout � l'heure, mais en appliquant ce bandeau sur mes yeux j'ai recouvr� la vue, moi qui �tais aveugle de naissance. Et maintenant, malheur � toi qui as os� porter la main sur le martyr du Christ! malheur � celui qui a ordonn� sa mort! malheur � tous ceux qui s'en sont rendus complices! malheur � vous, malheur! Les soldats se h�t�rent de quitter le vieillard, et le bourreau les devan�ait pour avoir la gloire de faire le premier son rapport au tyran. Mais la maison du proconsul �tait vide et d�serte, les esclaves l'avaient pill�e, les femmes l'avaient abandonn�e avec horreur. Tout le monde s'�loignait de ce lieu de d�solation, comme si la main de Dieu l'e�t marqu� d'un signe maudit. Le bourreau et son escorte, ne comprenant rien � ce qui se passait, r�solurent d'avancer hardiment; mais au premier pas qu'ils firent dans l'int�rieur de la maison, ils tomb�rent raides morts. Timoth�e n'�tait plus qu'un cadavre informe et pourri, et les �manations pestilentielles qui s'exhalaient de son corps avaient suffi pour asphyxier d'un seul coup les mis�rables complices de ses iniquit�s. Cependant, d�s que la nuit fut venue, le mendiant s'en alla au forum de Vulcano pour recueillir les restes sacr�s du saint �v�que. La lune, qui venait de se lever, r�pandit sa lumi�re argent�e sur la plaine jaun�tre de la Solfatare, de telle sorte qu'on pouvait distinguer le moindre objet dans tous ses d�tails. Comme le vieillard marchait lentement et regardait autour de lui pour voir s'il n'�tait pas suivi par quelque espion, il aper�ut � l'autre bout du forum une vieille femme � peu pr�s de son �ge qui s'avan�ait avec les m�mes pr�cautions. --Bonjour, mon fr�re, dit la femme. --Bonjour, ma soeur, r�pondit le vieillard. --Qui �tes-vous, mon fr�re? --Je suis un ami de saint Janvier. Et vous, ma soeur? --Moi, je suis sa parente. --De quel pays �tes-vous? --De Naples. Et vous? --De Pouzzoles. --Puis-je savoir quel motif vous am�ne ici � cette heure? --Je vous le dirai quand vous m'aurez expliqu� le but de votre voyage nocturne. --Je viens pour recueillir le sang de saint Janvier. --Et moi je viens pour enterrer son corps. --Et qui vous a charg� de remplir ce devoir, qui n'appartient d'ordinaire qu'aux parens du d�funt? --C'est saint Janvier lui-m�me, qui m'est apparu peu d'instans apr�s sa mort. --Quelle heure pouvait-il �tre lorsque le saint vous est apparu? --A peu pr�s la troisi�me heure du jour. --Cela m'�tonne, mon fr�re, car � la m�me heure il est venu me voir, et m'a ordonn� de me rendre ici � la nuit tombante. --Il y a miracle, ma soeur, il y a miracle. �coutez-moi, et je vous raconterai ce que le saint a fait en ma faveur. --Je vous �coute, puis je vous raconterai � mon tour ce qu'il a fait en la mienne; car, ainsi que vous le dites, il y a miracle, mon fr�re, il y a miracle. --Sachez d'abord que j'�tais aveugle. --Et moi percluse. --Il a commenc� par me rendre la vue. --Il m'a rendu l'usage des jambes. --J'�tais mendiant. --J'�tais mendiante. --Il m'a assur� que je ne manquerai de rien jusqu'� la fin de mes jours. --Il m'a promis que je ne souffrirai plus ici bas. --J'ai os� lui demander un souvenir de son affection. --Je l'ai pri� de me donner un gage de son amiti�. --Voici le m�me linge qui a servi � bander ses yeux au moment de sa mort. --Voici les deux fioles qui ont servi � c�l�brer sa derni�re messe. --Soyez b�nie, ma soeur, car je vois bien maintenant que vous �tes sa parente. --Soyez b�ni, mon fr�re, car je ne doute plus que vous �tiez son ami. --A propos, j'oubliais une chose. --Laquelle, mon fr�re? --Il m'a recommand� de chercher un doigt qui a d� lui �tre coup� en m�me temps que sa t�te, et de le r�unir � ses saintes reliques. --Il m'a bien dit de m�me que je trouverai dans son sang un petit f�tu de paille, et m'a ordonn� de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles. --Cherchons. --Cela ne doit pas �tre bien loin. --Heureusement la lune nous �claire. --C'est encore un bienfait du saint, car depuis un mois le ciel �tait couvert de nuages. --Voici le doigt que je cherchais. --Voici le f�tu dont il m'a parl�. Et tandis que le vieillard de Pouzzoles pla�ait dans un coffre le corps et la t�te du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouill�e pieusement, recueillait avec une �ponge jusqu'� la derni�re goutte de son sang pr�cieux, et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait donn�es lui-m�me � cet effet. C'est ce m�me sang qui, depuis quinze si�cles, se met en �bullition toutes les fois qu'on le rapproche de la t�te du saint, et c'est dans cette �bullition prodigieuse et inexplicable que consiste le miracle de saint Janvier. Voil� ce que Dieu fit de saint Janvier; maintenant voyons ce qu'en firent les hommes. XXI Saint Janvier et sa Cour. Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les diff�rentes p�r�grinations qu'elles ont accomplies, et qui les conduisirent de Pouzzoles � Naples, de Naples � B�n�vent, et les ramen�rent enfin de B�n�vent � Naples: cette narration nous entra�nerait � l'histoire du moyen-�ge tout enti�re, et on a tant abus� de cette int�ressante �poque qu'elle commence singuli�rement � passer de mode. C'est depuis le commencement du seizi�me si�cle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, dont il ne sort que deux fois l'an pour aller faire son miracle � la cath�drale de Sainte-Claire. Deux ou trois fois par hasard on d�range bien encore le saint, mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire pour le faire sortir de ses habitudes s�dentaires; et chacune de ces sorties devient un �v�nement dont le souvenir se perp�tue et grandit, par tradition orale, dans la m�moire du peuple napolitain. C'est � l'archev�ch� et dans la chapelle du Tr�sor que, tout le reste de l'ann�e, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut b�tie par les nobles et les bourgeois napolitains: c'est le r�sultat d'un voeu qu'ils firent simultan�ment en 1527, �pouvant�s qu'ils �taient par la peste qui d�sola cette ann�e la tr�s fid�le ville de Naples. La peste cessa, gr�ce � l'intercession du saint, et la chapelle fut b�tie comme un signe de la reconnaissance publique. A l'oppos� des votans ordinaires qui, lorsque le danger est pass�, oublient le plus souvent le saint auquel il se sont vou�s, les Napolitains mirent une telle conscience � remplir vis-�-vis de leur patron l'engagement pris, que dona Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer de son c�t� pour une somme de trente mille ducats � la confection de la chapelle, ils refus�rent cette somme, d�clarant qu'ils ne voulaient partager avec aucun �tranger, cet �tranger f�t-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l'honneur de loger dignement leur saint protecteur. Or, comme ni l'argent ni le z�le ne manqua, la chapelle fut bient�t b�tie; il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volont�, nobles et bourgeois avaient pass� une obligation, laquelle existe encore, devant ma�tre Vicenzio di Bossis, notaire public; cette obligation porte la date du 13 janvier 1527: ceux qui y ont sign� s'engagent � fournir pour les frais du b�timent la somme de 13,000 ducats; mais il parait qu'� partir de cette �poque il fallait d�j� commencer � se d�fier des devis des architectos: la porte seule couta 135,000 francs, c'est-�-dire une somme triple de celle qui �tait allou�e pour les frais g�n�raux de la chapelle. La chapelle termin�e, on d�cida qu'on appellerait, pour l'orner de fresques repr�sentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement cette d�cision ne fut pas approuv�e par les peintres napolitains, qui d�cid�rent � leur tour que la chapelle ne serait orn�e que par des artistes indig�nes, et qui jur�rent que tout rival qui r�pondrait � l'appel fait � son pinceau s'en repentirait cruellement. Soit qu'ils ignorassent ce serment, soit qu'ils ne crussent pas � son ex�cution, le Dominiquin, le Guide et le chevalier d'Arpino accoururent; mais le chevalier d'Arpino fut oblig� de fuir avant m�me d'avoir mis le pinceau � la main; le Guide, apr�s deux tentatives d'assassinat, auxquelles il n'�chappa que par miracle, quitta Naples � son tour: le Dominiquin seul, fait aux pers�cutions par les pers�cutions qu'il avait d�j� �prouv�es, las d'une vie que ses rivaux lui avaient rendue si triste et si douloureuse, n'�couta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il fit successivement la Femme gu�rissant une foule de malades avec l'huile de la lampe qui br�le devant saint Janvier, la R�surrection d'un jeune homme, et la coupole, lorsqu'un jour il se trouva mal sur son �chafaud: on le rapporta chez lui, il �tait empoisonn�. Alors les peintres napolitains se crurent d�livr�s de toute concurrence; mais il n'en �tait point ainsi: un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses �l�ves pour remplacer le Guide son ma�tre; huit jours apr�s, les deux �l�ves, attir�s sur une gal�re, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entend�t reparler d'eux; alors Gessi abandonn� perdit courage et se retira � son tour; et l'Espagnolet, Corenzio, Lafranco et Stanzoni se trouv�rent ma�tres � eux seuls de ce tr�sor de gloire et d'avenir, � la possession duquel ils �taient arriv�s par des crimes. Ce fut alors que l'Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque; Stanzoni, la Poss�d�e d�livr�e par le saint; et enfin Lafranco, la coupole, � laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commenc�es par le Dominiquin aux angles des vo�tes ne seraient pas enti�rement effac�es. Ce fut � cette chapelle, o� l'art avait eu ses martyrs, que les reliques du saint furent confi�es. Ces reliques se conservent dans une niche plac�e derri�re le ma�tre-autel; cette niche est s�par�e par un compartiment de marbre, afin que la t�te du saint ne puisse regarder son sang, �v�nement qui pourrait faire arriver le miracle avant l'�poque fix�e, puisque c'est par le contact de la t�te et des fioles que le sang fig� se liqu�fie. Enfin elle est close par deux portes d'argent massif sculpt�es aux armes du roi d'Espagne Charles II. Ces portes sont ferm�es elles-m�mes par deux cl�s dont l'une est gard�e par l'archev�que, et l'autre par une compagnie tir�e au sort parmi les nobles, et qu'on appelle les d�put�s du Tr�sor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la libert� accord�e aux doges, qui ne pouvaient jamais d�passer l'enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu'avec la permission du s�nat. Si cette r�clusion a ses inconv�niens, elle a bien aussi ses avantages: saint Janvier y gagne � n'�tre pas d�rang� � toute heure du jour et de la nuit comme un m�decin de village: aussi ceux qui le gardent connaissent bien la sup�riorit� de leur position sur leurs confr�res les gardiens des autres saints. Un jour que le V�suve faisait des siennes, et que la lave, apr�s avoir d�vor� Torre del Greco, s'acheminait tout doucement vers Naples, il y eut �meute: les lazzaroni, qui cependant avaient le moins � perdre dans tout cela se port�rent � l'archev�ch�, et commenc�rent � crier pour qu'on sort�t le buste de saint Janvier et qu'on le port�t � l'encontre de l'inondation de flammes. Mais ce n'�tait pas chose facile que de leur accorder ce qu'ils demandaient: saint Janvier �tait sous double cl�, et une de ces deux cl�s �tait entre les mains de l'archev�que, pour le moment en course dans la Basilicate, tandis que l'autre �tait entre les mains des d�put�s, qui, occup�s � d�m�nager ce qu'ils avaient de plus pr�cieux, couraient l'un d'un c�t�, l'autre de l'autre. Heureusement le chanoine de garde �tait un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint Janvier occupait au ciel et sur la terre: il monta sur le balcon de l'archev�ch� qui dominait toute la place encombr�e de monde; il fit signe de la main qu'il voulait parler, et, balan�ant la t�te de haut en bas, en homme �tonn� de l'audace de ceux � qui il avait affaire: --Vous me paraissez encore de plaisans dr�les, dit-il, de venir ici crier saint Janvier comme vous viendriez crier saint Cr�pin ou saint Fiacre. Apprenez que saint Janvier est un monsieur qui ne se d�range pas ainsi pour le premier venu. --Tiens, dit une voix dans la foule, J�sus-Christ se d�range bien pour le premier venu; quand je demande le bon Dieu, est-ce qu'on me le refuse? --Voil� justement o� je vous attendais, reprit le chanoine: de qui est fils J�sus-Christ, s'il vous pla�t? D'un charpentier et d'une pauvre fille comme vous et moi pourrions �tre; tandis que saint Janvier, c'est bien autre chose. Saint Janvier est fils d'un s�nateur et d'une patricienne; c'est donc, vous le voyez, un bien autre personnage que J�sus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu si vous voulez; mais quant � saint Janvier, c'est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous r�unir dix fois plus nombreux que vous n'�tes, et crier quatre fois davantage, il ne se d�rangera pas, car il a le droit de ne pas se d�ranger. --C'est juste, dit la foule: allons chercher le bon Dieu. Et l'on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate que saint Janvier, sortit de l'�glise de Sainte-Claire, et s'en vint suivi de son cort�ge populaire au lieu que r�clamait sa mis�ricordieuse pr�sence. En effet, comme le disait le bon chanoine, saint Janvier est un saint aristocrate: il a un cort�ge de saints inf�rieurs qui reconnaissent sa supr�matie, � peu pr�s comme les cliens romains reconnaissaient celle de leurs ma�tres: ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l'attendent quand il rentre: ce sont les patrons secondaires de la ville de Naples. Voici comment se recrute cette arm�e de saints courtisans. Toute confr�rie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier m�me qui tient � faire d�clarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la pr�sidence de saint Janvier bien entendu, n'a qu'� faire fondre une statue d'argent massif du prix de 6 � 8,000 ducats, et l'offrir � la chapelle du Tr�sor. La statue, une fois admise, est retenue � perp�tuit� dans la susdite chapelle: � partir de ce moment, elle jouit de toutes les pr�rogatives de sa pr�sentation en r�gle. Comme les saints, qui au ciel glorifient �ternellement Dieu autour duquel ils forment un choeur, eux glorifient �ternellement saint Janvier. En �change de cette b�atitude qui leur est accord�e, ils sont condamn�s � la m�me r�clusion que saint Janvier; ceux m�me qui en ont fait don � la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu'en d�posant entre les mains d'un notaire du saint le double de la valeur de la statue � laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l'int�r�t g�n�ral, on d�sire faire voir le jour. La somme d�pos�e, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentr�, son identit� constat�e, le propri�taire, muni de son re�u, va retirer la somme. De cette fa�on, on est s�r que les saints ne s'�gareront pas, et que, s'ils s'�garent, ils ne seront pas du moins perdus, puisque avec l'argent d�pos� on en pourra faire fondre deux au lieu d'un. Cette mesure, qui para�t arbitraire au premier abord, n'a �t� prise, il faut le dire, qu'apr�s que le chapitre de saint Janvier eut �t� dupe de sa trop grande confiance: la statue de san Ga�tano, sortie sans d�p�t, non seulement ne rentra pas au jour dit, mais encore ne rentra jamais. On eut beau essayer de charger le saint lui-m�me, et pr�tendre qu'ayant toujours �t� assez m�diocrement affectionn� � saint Janvier, il avait profit� de la premi�re occasion qui s'�tait pr�sent�e pour faire une fugue; les t�moignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c'�tait un cocher de fiacre qui avait d�tourn� la pr�cieuse statue. On se mit � la poursuite du voleur; mais comme il avait eu deux jours devant lui, il avait, selon toute probabilit�, pass� la fronti�re; et, si minutieuses que fussent les recherches, elles n'amen�rent aucun r�sultat. Depuis ce malheureux jour, une tache ind�l�bile s'�tendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui jusque-l�, � Naples, comme en France, avaient disput� aux caniches la supr�matie de la fid�lit�, et qui, � partir de ce moment, n'os�rent plus se faire peindre revenant au domicile de la pratique une bourse � la main. Il y a plus, si vous avez discussion avec le cocher de fiacre, et que vous croyiez que la discussion vaille la peine d'appliquer � votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV: jurez tout bonnement par san Ga�tano, et vous verrez votre ennemi att�r� tomber � vos pieds pour vous demander excuse, s'il ne se rel�ve pas, au contraire, pour vous donner un coup de couteau. Comme on le comprend bien, les portes du Tr�sor sont toujours ouvertes pour recevoir les statues des saints qui d�sirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela sans aucune investigation de date, sans que le r�cipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426; la seule r�gle exig�e, la seule condition _sine qua non_, c'est que la statue soit d'argent pur et qu'elle p�se le poids. Cependant la statue serait d'or et p�serait le double, qu'on ne la refuserait point pour cela; les seuls j�suites, qui, comme on le sait, ne n�gligent aucun moyen de maintenir ou d'augmenter leur popularit�, ont d�pos� cinq statues au Tr�sor dans l'espace de moins de trois ans. Ces d�tails �taient n�cessaires pour nous amener au miracle de saint Janvier, qui depuis plus de mille ans fait tous les six mois tant de bruit, non seulement dans la ville de Naples, mais encore par tout le monde. XXII Le Miracle. Nous nous trouvions fort heureusement � Naples lors du retour de cette �poque solennelle. Huit jours auparavant, on commen�a � sentir la ville s'agiter, comme c'est l'habitude � l'approche de quelque grand �v�nement: les lazzaroni criaient plus haut et gesticulaient plus fort; les cochers devenaient insolens, et faisaient leurs conditions au lieu de les recevoir; enfin, les h�tels s'emplissaient d'�trangers, qu'amenaient de Rome les diligences, ou qu'apportaient de Civita-Vecchia et de Palerme les bateaux � vapeur. Il y avait aussi recrudescence de carillons; tout � coup une cloche se mettait � sonner hors de son heure: on courait � l'�glise d'o� partait ce bruit pour s'informer des motifs de ce concert inattendu; le lazzarone, qui s'�battait en pendillant au bout de sa corde, vous r�pondait tout bonnement que la cloche sonnait parce qu'elle �tait joyeuse. Le V�suve, de son c�t�, lan�ait une fum�e plus noire le jour et plus rouge la nuit; le soir, � la base de cette colonne de vapeur qui montait en tournoyant, et qui s'�panouissait dans le ciel comme la cime d'un pin gigantesque, on voyait surgir des langues de flamme pareilles aux dards d'un serpent. Tout le monde parlait d'une �ruption prochaine; et, � force de l'entendre annoncer comme in�vitable, nous avions fini par compter dessus, et la classer � son endroit dans le programme de la f�te. La surveille, toutes les populations voisines commenc�rent � d�border dans la ville: c'�taient les p�cheurs de Sorrente, de Resina, de Castellamare et de Capri, dans leurs plus beaux costumes; c'�taient les femmes d'Ischia, de Nettuno, de Procida et d'Averse, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diapr�e, joyeuse, dor�e, bruyante, passait de temps en temps une vieille femme, aux cheveux gris �pars comme ceux de la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s'inqui�ter des coups qu'elle donnait; entour�e au reste par tout son chemin de respect et de v�n�ration: c'�tait une des nourrices ou des parentes de saint Janvier: toutes les vieilles femmes, de Sainte-Lucie � Mergellina, sont parentes de saint Janvier et descendent de celle que l'aveugle gu�ri rencontra dans le cirque de Pouzzoles, recueillant dans une fiole le sang du saint. Toute la nuit les cloches sonn�rent � folles vol�es: on e�t dit qu'un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isol�es les unes des autres et dans une ind�pendance tout individuelle. La veille du miracle, nous f�mes r�veill�s � dix heures du matin par une rumeur effroyable. Nous m�mes le nez � la fen�tre, les rues semblaient des canaux roulant � pleins bords la population de Naples et des environs; toute cette foule se rendait � l'archev�ch� pour prendre sa place � la procession. Cette procession va de la chapelle au Tr�sor, domicile habituel de saint Janvier, � la cath�drale de Sainte-Claire, m�tropole des rois de Naples; et dans laquelle le saint doit accomplir son miracle. Nous suiv�mes la foule, et nous all�mes gagner la maison de Duprez, qui demeurait justement sur le passage de la procession, et qui nous avait offert place � ses fen�tres. Nous m�mes plus d'une heure � faire cinq cents pas. Par bonheur, la procession, qui part de l'archev�ch� avant le jour, n'arrive � la cath�drale qu'� la nuit ferm�e: il lui faut d'ordinaire quatorze ou quinze heures pour accomplir un trajet d'un kilom�tre � peu pr�s. Elle se compose, comme nous l'avons dit, non seulement de la ville tout enti�re, mais encore des populations environnantes, divis�es par castes et confr�ries. La noblesse doit marcher la premi�re, puis viennent les corporations. Malheureusement, gr�ce au caract�re parfaitement ind�pendant de la nation napolitaine, personne ne garde ses rangs; j'�tais depuis une heure � la fen�tre, demandant quand viendrait la procession � tous mes voisins, qui, �trangers comme moi, se faisaient les uns aux autres la m�me question, lorsqu'un Napolitain survint et nous dit que cette foule plus ou moins endimanch�e, ces ouvriers poudr�s � blanc, habill�s de noir, de vert, de rouge, de jaune et de gorge de pigeon, avec leurs culottes courtes de mille couleurs, leurs bas chin�s, escarpins � boucles, marchant par groupes de quinze ou vingt, s'arr�tant pour causer avec leurs connaissances, faisant halte pour boire � la porte des cabarets, criant pour qu'on leur apport�t des tranches de cocomero et des verres de sambuco, �taient la procession elle-m�me. Ce fut un trait de lumi�re: je regardai plus attentivement, et je vis en effet une double ligne de soldats plac�e sur toute la longueur de la rue, portant au bras le fusil orn� d'un bouquet, et destin�e comme une digue � resserrer le torrent dans son lit; mission dont, malgr� toute sa bonne volont� et la rigueur de la consigne, elle ne pouvait parvenir � s'acquitter. La procession, que je reconnaissais maintenant pour telle, s'en allait vagabonde et ind�pendante, comme la Durance, battant de ses flots les maisons, et de pr�f�rence la porte des cabarets; s'arr�tant tout � coup sans qu'il y e�t une cause visible � cette station; se remettant en marche sans qu'on p�t deviner le motif qui lui rendait le mouvement; pareille, enfin, � ces fleuves aux cours contraires, dont il est, gr�ce � leur double remou, presque impossible de distinguer la v�ritable direction. Au milieu de tout cela, on voyait de temps en temps briller le riche uniforme d'un officier napolitain, marchant nonchalamment, un cierge renvers� � la main, et escort� de quatre ou cinq lazzaroni, se heurtant, se culbutant, se renversant, pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire tombant de son cierge; tandis que l'officier, la t�te haute, sans s'occuper de ce qui se passait � ses pieds, faisait largesse de sa cire, lorgnait les dames amass�es aux fen�tres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l'air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, lui envoyaient leurs bouquets en �change de ses clins d'oeil. Puis venaient, pr�c�d�s de la croix et de la banni�re, m�l�s au peuple, dont le flot les enveloppait sans cesse en les isolant les uns des autres, des moines de tous les ordres et de toutes couleurs: capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chauss�s et d�chauss�s; les uns au corps gras, gros, rond, court, avec une t�te enlumin�e pos�e carr�ment sur de larges �paules: ceux-l� s'en allaient causant, chantant, offrant du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, et regardant, peut-�tre un peu plus charnellement que ne le permettait la r�gle de leur ordre, les jeunes filles group�es sur les bornes ou appuy�es sur l'�paule des soldats pour les voir passer; les autres, maigris par le je�ne, p�lis par l'abstinence, affaiblis par les aust�rit�s, levant au ciel leur front jaune, leurs joues livides et leurs yeux caves; marchant sans voir o� le flot humain les emportait; fant�mes vivans, qui s'�taient fait un enfer de ce monde, dans l'espoir que cet enfer les conduirait droit au paradis, et qui recueillaient en ce moment le fruit de leurs douleurs claustrales, par le respect craintif et religieux dont ils �taient environn�s. C'�tait l'endroit et l'envers de la vie monastique. De temps en temps, lorsque les stations �taient trop longues, ou lorsque le d�sordre �tait trop grand, le ceremoniere l�chait sur les tra�nards ses estafiers arm�s d'une longue baguette d'�b�ne, comme fait le berger en envoyant ses chiens apr�s les moutons r�calcitrans; alors, c�dant � cette mesure de r�pression, les buveurs, les causeurs et les priseurs finissaient par reprendre tant bien que mal un rang quelconque, et la procession faisait quelques pas en avant. Cependant, comme on le comprend bien, cette procession qui n'avait pas encore de queue avait une t�te; vers les onze heures du matin cette t�te arrivait � la cath�drale, entrait par la porte du milieu, et commen�ait � d�poser ses bouquets et ses cierges devant l'autel o� �tait expos� le buste de saint Janvier; puis, ressortant par les portes lat�rales, chacun s'en allait � sa besogne: les moines � leurs d�ners, les officiers � leurs amours, les corporations � leur sieste, les lazzaroni � de nouveaux cierges. Et ainsi de suite, au fur et � mesure que les masses se succ�daient. Les masses se succ�d�rent ainsi jusqu'� six heures du soir; � six heures du soir, la procession commen�a � prendre une forme un peu plus r�guli�re. D'abord nous v�mes para�tre, pr�c�d�e par des bouff�es d'harmonie qui, entre toutes les rumeurs populaires, �taient d�j� venues jusqu'� nous, la musique des gardes royales, ex�cutant les airs les plus � la mode de Rossini, de Mercadante et de Donizetti; ensuite les s�minaristes en surplis, et marchant deux � deux dans le plus grand ordre; puis enfin les soixante-quinze statues d'argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l'avons dit, forment la cour de saint Janvier. A l'approche des ces statues, un autre spectacle nous attendait; on nous l'avait r�serv� pour le dernier, sans doute parce qu'il �tait le plus curieux. Comme nous l'avons dit, les saints qui composent le cort�ge de saint Janvier ne sont pas choisis dans l'aristocratie du calendrier, mais, au contraire, parmi les parvenus de la finance: il en r�sulte qu'il y a sur les �lus de la Chauss�e-d'Antin napolitaine bien des choses � dire et m�me des cancans de faits; et comme le peuple, ainsi que nous l'avons dit, met saint Janvier au dessus de toute chose, et ne voit rien, ni avant, ni apr�s lui, ces saints, subordonn�s � leur bienheureux patron, sont, � mesure qu'ils paraissent, expos�s aux quolibets les plus piquans et les plus r�it�r�s; ce qui ne serait pas encore trop grand'chose pour les saints; mais ce qui devient grave pour eux, c'est qu'il n'y a pas une peccadille de la vie publique ou priv�e ces malheureux �lus qui �chappe � la censure des spectateurs. On reproche � saint Paul son idol�trie, � saint Pierre ses trahisons, � saint Augustin ses fredaines, � sainte Th�r�se son extase, � saint Fran�ois Borgia ses principes, � saint Antoine son usurpation, � saint Ga�tan son insouciance; et cela, en des termes, avec des cris, avec des vocif�rations, avec des gestes qui font le plus grand honneur au bon caract�re des saints, et qui prouvent qu'� la t�te des vertus qui leur ont ouvert le paradis marchaient la patience et l'humilit�. Chacune de ces statues s'avan�ait, port�e sur les �paules de six fachini et pr�c�d�e par six pr�tres, et chacune d'elles soulevait tout le long de sa route le hourra toujours prolong� et toujours croissant que nous avons dit. Puis, ainsi apostroph�es, les statues arrivent enfin � l'�glise Sainte-Claire, font humblement la r�v�rence � saint Janvier, qui est expos� sur le c�t� droit de l'autel, et se retirent. Apr�s les saints vient l'archev�que, port� dans une riche liti�re et tenant en main les fioles du sang miraculeux. L'archev�que d�pose ses fioles dans le tabernacle, puis tout est fini pour ce jour-l�. Chacun s'en retourne � ses amours, � ses plaisirs ou � ses affaires; les cloches seules n'ont point de repos et continuent de sonner arec une all�gresse qui ressemble au d�sespoir. Ce branle universel et continuel dura toute la nuit. A sept heures du matin nous nous lev�mes; Naples se pr�cipitait vers l'�glise Sainte-Claire: il ne s'agissait, cette fois, ni de demander les chevaux ni d'appeler sa voiture; la circulation de tout v�hicule �tait interdite. Nous descend�mes nos deux �tages, nous nous arr�t�mes un instant sur la porte, puis nous nous abandonn�mes � la foule et nous laiss�mes emporter par le tourbillon. Le torrent nous mena droit � l'�glise de Sainte-Claire. Le vaste �difice �tait encombr�; mais, gr�ce � l'ambassade fran�aise, nous avions eu des billets r�serv�s. A la vue de nos _posti distinti_, les sentinelles nous firent faire place et nous gagn�mes nos tribunes. Voici le spectacle que pr�sentait l'�glise: Sur le ma�tre-autel �taient: d'un c�t�, le buste de saint Janvier; de l'autre, la fiole contenant le sang. Un chanoine �tait de garde devant l'autel. A droite et � gauche de l'autel, �taient deux tribunes; La tribune de gauche, charg�e de musiciens attendant, leurs instrumens � la main, que le miracle se f�t pour le c�l�brer; La tribune de droite, encombr�e de vieilles femmes s'intitulant parentes de saint Janvier et se chargeant d'activer le miracle si par hasard le miracle se faisait attendre. Au bas des marches de l'autel s'�tendait une grande balustrade o� venaient tour � tour s'agenouiller les fid�les; le chanoine alors prenait la fiole, la leur faisait baiser, leur montrait le sang parfaitement coagul�; puis les fid�les satisfaits se retiraient pour faire place � d'autres, qui venaient baiser la fiole � leur tour, constater de leur c�t� la coagulation du sang, puis se retiraient encore c�dant la place a leurs successeurs, et ainsi de suite. Les m�mes peuvent revenir trois, quatre, cinq et six fois, tant qu'ils veulent enfin; seulement ils ne peuvent pas rester deux fois de suite: une fois la fiole bais�e, une fois la coagulation du sang constat�e, il faut qu'ils se retirent. Le reste de l'�glise forme une mer de t�tes humaines, au dessus de laquelle apparaissent comme des �les charg�es de femmes, d'hommes, de plumes, de crachats, de rubans, d'�paulettes et d'�charpes; la tribune des princes, la tribune des ambassadeurs et la tribune _dei posti distinti_. Princes, ambassadeurs, _posti distinti_ peuvent descendre de leur �chafaudage, aller baiser la fiole, constater la coagulation du sang et revenir � leur place: seulement, pendant ce trajet, ils risquent d'�tre �touff�s comme de simples mortels. La premi�re chose que nous f�mes fut de nous agenouiller � la balustrade; le chanoine de garde nous pr�senta la fiole, que nous bais�mes; puis il nous fit voir le sang dess�ch�, qui se tenait coll� aux parois. Nous rev�mes prendre noire place: Jadin laissa dans le trajet un pan de son habit, moi un mouchoir de poche. Puis nous attend�mes. Les foules se succ�d�rent ainsi depuis le moment de notre entr�e, c'est-�-dire depuis trois heures du matin, jusqu'� huit heures de l'apr�s-midi. A trois heures de l'apr�s-midi, des murmures commenc�rent � se faire entendre, et quelques malintentionn�s r�pandaient le bruit que le miracle ne se ferait pas. Vers trois heures et demie, les murmures augment�rent d'une fa�on effrayante: cela commen�ait par une esp�ce de plainte, et cela montait jusqu'aux rugissemens. Les parentes de saint Janvier jet�rent quelques injures au saint qui se faisait ainsi prier. A quatre heures, il y avait presque �meute: on tr�pignait, on vocif�rait, on montrait des poings; le chanoine de garde (on avait renouvel� les chanoines d'heure en heure) s'approcha de la balustrade et dit: --Il y a sans doute des h�r�tiques dans l'assembl�e. Que les h�r�tiques sortent, ou le miracle ne se fera pas. A ces mots, une clameur �pouvantable s'�leva de toutes les parties de la cath�drale, hurlant:--Dehors les h�r�tiques! � bas les h�r�tiques! � mort les h�r�tiques! Une douzaine d'Anglais, qui �taient aux tribunes, descendirent alors de leur �chafaudage, au milieux des cris, des hu�es et des vocif�rations de la foule; une escouade de fantassins, conduite par un officier, l'�p�e nue � la main, les enveloppa, afin qu'ils ne fussent pas mis en pi�ces par le peuple, et les accompagna hors de l'�glise, o� je ne sais pas ce qu'ils devinrent. Leur expulsion amena un moment de silence, pendant lequel la foule, �mue et soulev�e, reprit le mouvement qui la reportait vers l'autel pour baiser la fiole, et s'�loignait de l'autel quand la fiole �tait bais�e. Une heure � peu pr�s s'�coula dans l'attente, et sans que le miracle se fit. Pendant celle heure, la foule fut assez tranquille; mais c'�tait le calme qui pr�c�de l'orage. Bient�t les rumeurs recommenc�rent, les grondemens se firent entendre de nouveau, quelques clameurs sauvages et isol�es �clat�rent. Enfin, cris tumultueux, vocif�rations, grondemens, rumeurs, se fondirent dans un rugissement universel dont rien ne peut donner une id�e. Le chanoine demanda une seconde fois s'il y avait des h�r�tiques dans l'assembl�e; mais cette fois personne ne r�pondit. Si quelque malheureux Anglais, Russe ou Grec se f�t d�nonc� en r�pondant � cet appel, il e�t �t� certainement mis en morceaux, sans qu'aucune force militaire, sans qu'aucune protection humaine e�t pu le sauver. Alors les parentes de saint Janvier se m�l�rent � la partie: c'�tait quelque chose de hideux que ces vingt ou trente m�g�res arrachant leur bonnet de rage, mena�ant saint Janvier du poing, invectivant leur parent de toute la force de leurs poumons, hurlant les injures les plus grossi�res, vocif�rant les menaces les plus terribles, insultant le saint sur son autel, comme une populace ivre e�t pu faire d'un parricide sur un �chafaud. Au milieu do ce sabbat infernal, tout � coup le pr�tre �leva la fiole en l'air, criant:--Gloire � saint Janvier, le miracle est fait! Aussit�t tout changea. Chacun se jeta la face contre terre. Aux injures, aux vocif�rations, aux cris, aux clameurs, aux rugissemens, succ�d�rent les g�missemens, les plaintes, les pleurs, les sanglots. Toute cette populace, folle de joie, se roulait, se relevait, s'embrassait, criant:--Miracle! miracle! et demandait pardon � saint Janvier, en agitant ses mouchoirs tremp�s de larmes, des exc�s auxquels elle venait de se porter � son endroit. Au m�me instant, les musiciens commenc�rent � jouer et les chantres � chanter le _Te Deum_, tandis qu'un coup de canon tir� au fort Saint-Elme, et dont le bruit vint retentir jusque dans l'�glise, annon�ait � la ville et au monde, _urbi et orbi_, que le miracle �tait fait. En effet, la foule se pr�cipita vers l'autel, nous comme les autres. Ainsi que la premi�re fois, on nous donna la fiole � baiser; mais, de parfaitement coagul� qu'il �tait d'abord, le sang �tait devenu parfaitement liquide. C'est, comme nous l'avons dit, dans cette liqu�faction que consiste le miracle. Et il y avait bien v�ritablement miracle, car c'�tait toujours la m�me fiole; le pr�tre ne l'avait touch�e que pour la prendre sur l'autel et la faire baiser aux assistans, et ceux qui venaient de la baiser ne l'avaient pas un instant perdue de vue. La liqu�faction s'�tait faite au moment o� la fiole �tait pos�e sur l'autel, et o� le pr�tre, � dix pas de la fiole � peu pr�s, apostrophait les parentes de saint Janvier. Maintenant, que le doute dresse sa t�te pour nier, que la science �l�ve sa voix pour contredire; voil� ce qui est, voil� ce qui se fait, ce qui se fait sans myst�re, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait � la vue de tous. La philosophie du dix-huiti�me si�cle et la chimie moderne y ont perdu leur latin: Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre � cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont us� leurs dents. Maintenant, est-ce un secret gard� par les chanoines du Tr�sor et conserv� de g�n�ration en g�n�ration depuis le quatri�me si�cle jusqu'� nous? Cela est possible; mais alors cette fid�lit�, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle. J'aime donc mieux croire tout bonnement au miracle; et, pour ma part. je d�clare que j'y crois. Le soir, toute la ville �tait illumin�e et l'on dansait dans les rues. XXIII Saint Antoine usurpateur. Maintenant, et apr�s ce que nous venons de dire de la popularit� de saint Janvier, croirait-on une chose? C'est que, comme une puissance terrestre, comme un simple roi de chair et d'os, comme un Stuart, ou comme un Bourbon, un jour vint o� Saint Janvier fut d�tr�n�. Il est juste d'ajouter que c'�tait en 99, �poque du d�tr�nement g�n�ral sur la terre comme au ciel; il est vrai de dire que c'�tait pendant cette p�riode �trange o� Dieu lui-m�me, chass� de son paradis, eut besoin, pour repara�tre en France sous le nom de l'�tre-Supr�me, d'un laissez-passer de la Convention nationale sign� par Maximilien Robespierre. Ceux qui douteront de la chose pourront, en passant dans le faubourg du Roule, jeter les yeux sur le fronton de l'�glise Saint-Philippe; ils y liront encore cette inscription, mal effac�e: �Le peuple fran�ais reconna�t l'existence de l'�tre-Supr�me et l'immortalit� de l'�me.� Or, comme nous le disions, ce fut en 1799, dans le seizi�me si�cle du patronat de saint Janvier, MM. Barras, Rewbel, Gohier et autres r�gnant en France sous le nom de directeurs, que la chose arriva. Voici � quelle occasion: Le 23 janvier 1799, apr�s une d�fense de trois jours, pendant lesquels les lazzaroni, arm�s de pierres et de b�tons seulement, avaient tenu t�te aux meilleures troupes de la r�publique, Naples s'�tait rendue � Championnet, et, gr�ce � un discours que le g�n�ral en chef avait fait aux Napolitains dans leur propre langue, et par lequel il leur avait prouv� que tout ce qui s'�tait pass� �tait un malentendu, l'arm�e r�publicaine avait fait son entr�e dans la ville, criant:--Vive saint Janvier! tandis que de leur c�t� les lazzaroni criaient:--Vivent les Fran�ais! Pendant la nuit, on enterra quatre mille morts, victimes de ce malentendu, et tout fut dit. Cependant, comme on le pensa bien, cette entr�e, toute fraternelle qu'elle �tait, avait amen� un changement notable dans les affaires du gouvernement: le parti r�publicain l'emportait; il se mit donc � �tablir une r�publique, laquelle prit le nom de r�publique parth�nop�enne. Le jour o� elle fut proclam�e, il y eut, un grand banquet que le g�n�ral Championnet donna aux membres du nouveau gouvernement, dans l'ancien palais du roi, devenu palais national. Ce banquet r�jouit beaucoup les lazzaroni, qui virent d�ner leurs repr�sentans, et qui s'assur�rent que les lib�raux n'�taient point des anthropophages, comme on le leur avait dit. Le lendemain, le g�n�ral Championnet, suivi de tout son �tat-major, se transporta en grande pompe dans la cath�drale de Sainte-Claire, pour rendre gr�ces � Dieu du r�tablissement de la paix, adorer les reliques de saint Janvier, et implorer sa protection pour la ville de Naples, malgr� son changement de gouvernement. Cette c�r�monie, � laquelle assista autant de peuple que l'�glise put en contenir, fut fort agr�able aux lazzaroni, qui reconnurent, vu le silence du saint et le recueillement du g�n�ral et de son �tat-major, que les Fran�ais n'�taient point des h�r�tiques, comme on le leur avait assur�. Le surlendemain on planta des arbres de l� Libert� sut toutes les places de Naples, au son de la musique militaire fran�aise et de la musique civile napolitaine. Cet essai d'horticulture championnienne mit le comble � l'enthousiasme des lazzaroni, qui aiment la musique et qui adorent l'ombre. Alors commenc�rent ce que l'on appelle les r�formes; ce fut la pierre d'achoppement de la nouvelle r�publique. On abolit les droits sur le vin, et le peuple laissa faire sans rien dire. On abolit les droits sur le tabac, et le peuple tol�ra encore cette abolition. On abolit le droit sur le sel, et le peuple commen�a � murmurer. On abolit les droits sur le poisson, et le peuple cria plus fort. Enfin, on abolit le titre d'excellence, et le peuple se f�cha tout � fait. Bon et excellent peuple, qui regardait chaque abolition d'imp�t comme un outrage fait � ses droits, et qui pourtant ne se r�volta r�ellement que lorsqu'on abolit le titre d'excellence, qui cependant, comme il le disait lui-m�me, n'avait rien fait au nouveau gouvernement. Malheureusement, le nouveau gouvernement ne tint aucun compte des r�clamations des lazzaroni, et continua ses r�formes, fier et fort qu'il �tait de l'appui de l'arm�e fran�aise. Mais cet appui, comme on le comprend bien, r�v�la aux Napolitains qu'il y avait connivence entre l'arm�e fran�aise et le gouvernement qui les opprimait en leur enlevant les uns apr�s les autres leurs imp�ts les plus anciens et les plus sacr�s. D�s lors les Fran�ais, d'abord combattus comme des h�r�tiques, puis accueillis comme des lib�rateurs, puis f�t�s comme des fr�res, furent regard�s comme des ennemis, et le bruit commen�a � se r�pandre, du ch�teau de l'Oeuf � Capo-di-Monte, et du pont de la Maddalena � la grotte de Pouzzoles, que saint Janvier, pour punir la ville de Naples de la confiance qu'elle avait eue en eux, ne ferait point son miracle le premier dimanche du mois de mai, comme c'est son habitude de le faire depuis quatorze si�cles au jour sus-indiqu�. Cette d�sastreuse nouvelle fit grande sensation; chacun en s'abordant se demandait:--Avez-vous entendu dire que saint Janvier ne fera pas son miracle cette ann�e? On se r�pondait:--Je l'ai entendu dire; et les interlocuteurs, regardant le ciel en soupirant, secouaient la t�te et se quittaient en murmurant: --C'est la faute de ces gueux de Fran�ais! Bient�t on commen�a, aux heures de l'appel, � remarquer des absences dans les rangs. Le rapport en fut fait au g�n�ral Championnet, qui ne douta point un seul instant que les absens n'eussent �t� jet�s � la mer. Quelques jours avant celui o� le miracle devait avoir lieu, on trouva trois soldats inanim�s: un dans la rue Porta-Capouana, le second dans la rue Saint-Joseph, le troisi�me sur la place du March�-Neuf. Un d'eux, avait encore dans la poitrine le couteau qui l'avait tu�, et au manche du couteau �tait attach�e celle inscription: �Meurent ainsi tous ces h�r�tiques de Fran�ais, qui sont cause que saint Janvier ne fera pas son miracle!� Le g�n�ral Championnet vit alors qu'il �tait fort important pour son salut et pour le salut de l'arm�e que le miracle se fit. Il d�cida donc que d'une fa�on ou de l'autre le miracle se ferait. A mesure que le premier dimanche de mai approchait, les d�monstrations devenaient plus hostiles et les menaces plus ouvertes. La veille du grand jour arriva: la procession eut lieu comme d'habitude; seulement, au lieu de d�filer entre deux lignes de soldats napolitains, elle d�fila entre uns haie de grenadiers fran�ais et une haie de troupes indig�nes. Toute la nuit les patrouilles furent faites, moiti� par les soldats de la r�publique parth�nop�enne, et moiti� par les soldats de la r�publique fran�aise. Il y avait pour les deux nations un m�me mot d'ordre franco-italien. La nuit, quelques cloches isol�es sonn�rent; mais au lieu de ce joyeux carillon qui leur est habituel, elles ne jet�rent dans l'air que de lugubres vol�es. Ces tintemens rappel�rent au g�n�ral Championnet celui des V�pres Siciliennes et il promit de ne pas se laisser surprendre comme l'avait fait Charles d'Anjou. Le matin, chacun s'avan�a vers l'�glise de Sainte-Claire morne et silencieux. C'�tait un trop grand contraste avec le caract�re napolitain pour qu'il ne f�t pas remarqu�. Le g�n�ral, � l'exception des hommes de service, consigna les soldats dans les casernes, en leur donnant l'ordre de se tenir pr�ts � marcher au premier appel. La journ�e s'�coula sous un aspect sombre et mena�ant. Cependant, comme le miracle ne s'accomplit d'ordinaire que de trois � six heures du soir, jusque-l� il n'y eut encore trop rien � dire; mais cette heure arriv�e, les vocif�rations commenc�rent; seulement, cette fois, au lieu de s'adresser au saint, c'�tait les Fran�ais qu'elles attaquaient. Comme le g�n�ral assistait � la c�r�monie avec son �tal-major et qu'il entendait parfaitement le patois napolitain, il ne perdit pas un mot de toutes les menaces qui lui �taient faites. A six heures, les vocif�rations se chang�rent en hurlemens, les bras commenc�rent � sortir des manteaux et les couteaux � sortir des poches. Bras et couteaux se dirigeaient vers le g�n�ral et vers son �tat-major, qui demeuraient aussi impassibles que s'ils n'eussent rien compris ou que si la chose ne les e�t point regard�s. A huit heures, c'�taient des rugissemens � ne plus s'entendre, ceux de la rue r�pondaient � ceux de l'�glise; les grenadiers regardaient le g�n�ral pour savoir si eux aussi ne tireraient pas la ba�onnette. Le g�n�ral �tait impassible. A huit heures et demie, comme le tumulte redoublait, le g�n�ral se pencha vers un aide-de-camp et lui dit quelques mois � l'oreille. L'aide-de-camp descendit de l'�chafaudage, traversa la double haie de soldats fran�ais et napolitains qui conduisait au choeur, se m�la � la foule des fid�les qui se pressaient pour aller baiser la fiole, arriva jusqu'� la balustrade, se mit � genoux et attendit son tour. Au bout de cinq minutes, le chanoine prit sur l'autel la fiole renfermant le sang parfaitement coagul�; ce qui �tait, vu l'heure avanc�e, une grande preuve de la col�re de saint Janvier contre les Fran�ais; la leva en l'air, pour que personne ne dout�t de l'�tat dans lequel elle �tait; puis il commen�a � la faire baiser � la ronde. Lorsqu'il arriva devant l'aide-de-camp, celui-ci, tout en baisant la fiole, lui prit la main. Le chanoine fit un mouvement. --Un mot, mon p�re, dit le jeune officier. --Que me voulez-vous? demanda le pr�tre. --Je veux vous dire, de la part du g�n�ral en chef, reprit l'aide-de-camp, que si dans dix minutes le miracle n'est pas fait, dans un quart d'heure vous serez fusill�. Le chanoine laissa tomber la fiole, que le jeune aide-de-camp rattrapa heureusement avant qu'elle n'e�t touch� la terre, et qu'il lui rendit aussit�t avec les marques de la plus profonde d�votion; puis il se leva, et revint prendre sa place pr�s du g�n�ral. --Eh bien? dit Championnet. --Eh bien! dit l'aide-de-camp, soyez tranquille, g�n�ral, dans dix minutes le miracle sera fait. L'aide-de-camp avait dit la v�rit�: seulement il s'�tait tromp� de cinq minutes. Au bout de cinq minutes, le chanoine leva la fiole en criant:--_Il miracolo e fatto_. Le sang �tait en pleine liqu�faction. Mais au lieu de cris de joie et de transports d'all�gresse qui accueillaient ordinairement cette heure solennelle, toute cette foule, d��ue dans son espoir, s'�couta dans un morne silence: la promesse faite au nom de saint Janvier n'avait pas �t� tenue; malgr� la pr�sence des Fran�ais, le miracle s'�tait accompli. Saint Janvier ne les regardait donc pas comme des ennemis; c'�tait � n'y plus rien comprendre; et comme ni le chanoine ni le g�n�ral ne r�v�l�rent pour le moment la petite conversation qu'ils avaient eue ensemble par l'organe du jeune aide-de-camp, personne en effet n'y comprit rien. Il en r�sulta que de mauvais soup�ons plan�rent sur saint Janvier: on l'accusa tout bas de s'�tre laiss� s�duire par de belles paroles, et de tourner tout doucement au r�publicanisme. Ce bruit fut la premi�re atteinte port�e au pouvoir spirituel et temporel de saint Janvier. Nous avons dit ailleurs comment les choses suivirent un autre cours que celui auquel on s'attendait. Les Fran�ais, battus dans l'Italie occidentale, rappel�rent les troupes qui occupaient Naples: le g�n�ral Macdonald, qui avait remplac� le g�n�ral Championnet, �vacua la capitale, laissant la r�publique parth�nop�enne � elle-m�me. Trois mois apr�s, la pauvre r�publique n'existait plus. Il y eut alors une r�action terrible contre tout ce qui avait subi l'influence du parti fran�ais. Nous avons racont� les supplices de Caracciolo, d'Hector Caraffa, de Cirillo et d'�l�onore Pimentale; pendant deux mois, Naples fut une vaste boucherie. Que ceux qui en ont le courage ouvrent Coletta et fassent avec lui le tour de cet effroyable charnier. Cependant, lorsque les lazzaroni eurent tout tu� ou tout proscrit, force leur fut de s'arr�ter. On regarda alors de tous c�t�s, pour voir si l'on n'avait oubli� personne, avant de d�raciner les potences, de d�monter les �chafauds et d'�teindre les b�chers; tout �tait muet et d�sert comme une tombe; il n'y avait que des bourreaux sur les places, des spectateurs aux fen�tres, mais plus de victimes. Quelqu'un pensa alors � saint Janvier, lequel avait fait son miracle d'une fa�on si anti-nationale et surtout si inattendue. Mais saint Janvier n'�tait pas une de ces puissances d'un jour, � laquelle on s'attaque sans s'inqui�ter de ce qu'il en r�sultera: saint Janvier avait vu passer les Grecs, les Goths, les Sarrasins, les Normands, les Souabes, les Angevins, les Espagnols, les vice-rois, et les rois, et saint Janvier �tait toujours debout; de sorte que ce fut tout bas et presque en tremblant que le premier qui accusa saint Janvier formula son accusation. Mais, justement � cause de cette longue popularit� saint Janvier avait au fond beaucoup plus d'ennemis qu'on ne lui en connaissait. Si bienveillant, si puissant, si attentif qu'il f�t, il lui avait �t� impossible, au milieu du concert de demandes qui monte �ternellement jusqu'� lui, d'entendre et d'exaucer tout le monde; il s'�tait donc, sans qu'il s'en dout�t lui-m�me, fait une foule de m�contens, lesquels n'osaient rien dire tant qu'ils se croyaient isol�s, mais se ralli�rent imm�diatement au premier accusateur qui �leva la voix; il en r�sulta que, contre son attente, celui-ci eut un succ�s auquel il ne s'�tait pas attendu. Du moment qu'on n'avait pas mis l'accusateur en pi�ces, on l'�leva sur un pavois: aussit�t chacun fit chorus; il n'y eut pas jusqu'au plus petit lazzarone qui ne formul�t sa petite accusation. Saint Janvier, d'abord soup�onn� d'indiff�rence, fut bient�t tax� de trahison; on l'appela lib�ral, on l'appela r�volutionnaire, on l'appela jacobin. On courut � la chapelle du Tr�dor, qu'on pilla pr�alablement; puis on prit la statue du saint, on lui attacha une corde au cou, on la tra�na sur le M�le, on la jeta � la mer. Quelques voix s'�lev�rent bien parmi les p�cheurs contre cette ex�cution, qui sentait son 2 septembre d'une lieue; mais ces voix furent aussit�t couvertes par les vocif�rations de la populace, qui criait:--_A bas saint Janvier! saint Janvier � la mer_! Saint Janvier subit donc une seconde fois le martyre, et fut jet� dans les flots; il est vrai que cette fois il �tait ex�cut� en effigie. Mais saint Janvier ne fut pas plus t�t � la mer que la ville de Naples se trouva sans patron, et que, habitu�e comme elle l'�tait � une protection miraculeuse, elle sentit de la fa�on la plus d�plorable l'isolement dans lequel elle se trouvait. Son premier mouvement, son mouvement naturel, fut de recourir � l'un de ses soixante-quinze patrons secondaires, et de lui transmettre la survivance de saint Janvier. Malheureusement ce n'�tait pas chose facile � faire; les saints sup�rieurs �taient occup�s ailleurs: saint Pierre avait Rome, saint Paul avait Londres, saint Fran�ois avait Assise, saint Charles Borrom�e Arona; chacun enfin avait sa ville qu'il avait toujours prot�g�e comme saint Janvier avait prot�g� Naples, et il n'y avait pas lieu d'esp�rer que, quelque esp�rance d'avancement que lui donn�t cette nouvelle nomination, il abandonn�t son peuple pour un peuple nouveau. D'un autre c�t� en partageant son patronage, il y avait � craindre que le saint n'e�t plus de besogne qu'il n'en pouvait faire, et n'�treign�t mal pour trop embrasser. Restaient, il est vrai, les saintes, qui, gr�ce � l'�tablissement presque g�n�ral de la lui salique, ont plus de temps � elles que les saints; mais c'�tait un pauvre successeur � donner � saint Janvier qu'une femme, et les Napolitains �taient trop fiers pour laisser ainsi tomber le patronage de leur ville en quenouille. Pendant ce temps, toutes sortes de brigues s'ourdissaient: chacun pr�sentait son saint, exag�rait ses m�rites, doublait ses qualit�s, s'engageait pour lui et en son nom, r�pondait de sa bonne volont�; il n'y eut pas jusqu'� saint Ga�tan qui n'e�t ses pr�neurs. Mais on comprend que c'�tait un mauvais ant�c�dent pour le saint que de s'�tre laiss� voler lui-m�me, et de n'avoir pas pu se retrouver. Aussi san Ga�tan n'eut-il pas un instant de chance, et ne fut-il nomm� que pour m�moire. On r�solut de faire un conclave o� les m�rites des pr�tendans seraient examin�s, et d'o� sortirait le plus digne. Les noms des soixante-quinze saints furent proclam�s; apr�s chaque proclamation, chacun eut la libert� de se lever et de dire en faveur du dernier nomm� tout ce que bon lui semblerait; la libert� enti�re da vote fut accord�e; et, pour que ces votes fussent essentiellement libres, on d�cr�ta que le scrutin s�rait secret. Au troisi�me tour de scrutin, saint Antoine fut �lu. Ce qui avait surtout plaid� en faveur de saint Antoine, c'est qu'il est patron du feu. Or, Naples �tant incessamment menac�e, comme Sodome et Gomorrhe, de p�rir de combustion instantan�e, voyait une certaine s�curit� dans le choix d'un patron qui tenait particuli�rement sous sa d�pendance l'�l�ment mortel et redout�. Mais Naples n'avait pas song� � une chose, c'est qu'il y a feu et feu, comme il y a fagots et fagots. Saint Antoine �tait le patron du feu caus� par accident, par inadvertance, par maladresse; il �tait souverain contre tout incendie ayant pour principe une cause humaine; mais saint Antoine ne pouvait rien contre le feu du ciel, ni contre le feu de la terre; saint Antoine �tait impuissant contre la foudre et contre la lave, contre les orages et contre les volcans. A part le soin avec lequel il s'�tait gard� jusque-l�, saint Antoine n'�tait donc pas pour Naples un patron de beaucoup sup�rieur � saint Ga�tan. Saint Antoine n'en fut pas moins proclam� patron de Naples au milieu de l'all�gresse g�n�rale. Il y eut des danses, des f�tes, des joutes sur l'eau, des distributions gratis, des spectacles en plein air et des feux d'artifice; de sorte que saint Antoine se crut aussi solide � son poste que l'avaient �t� successivement les vingt-trois empereurs romains successeurs de Charlemagne, ou les deux cent cinquante-sept papes successeurs de saint Pierre. Saint Antoine comptait sans le V�suve. Six mois s'�coul�rent sans qu'aucun �v�nement vint porter atteinte � la popularit� du nouveau patron; deux, ou trois incendies avaient m�me eu lieu dans la ville, qui avaient �t� miraculeusement r�prim�s par la seule pr�sence de la ch�sse du saint: de sorte que non seulement on commen�ait d'oublier saint Janvier, mais qu'il y, avait m�me des courtisans du pouvoir qui proposaient de jeter bas la statue de l'ex-patron de Naples que, par oubli sans doute, on avait laiss�e debout � la t�te du _ponte della Maddalena_. Heureusement l'exasp�ration �tait calm�e, et cette proposition de vengeance r�troactive n'eut aucun r�sultat. Tout semblait donc marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, lorsqu'un beau matin on s'aper�ut que la fum�e du V�suve s'�paississait sensiblement et montait au ciel avec uni violence et une rapidit� extraordinaires. En m�me temps, des bruits souterrains commenc�rent � se faire entendre; les chiens hurlaient lamentablement, et de nombreuses troupes d'oiseaux effray�s tournoyaient en l'air, s'abattant pour un instant, puis reprenant leur vol aussit�t, comme s'ils eussent craint de se reposer sur une chose qui avait sa racine dans la terre. De son c�t�, la mer pr�sentait des ph�nom�nes particuliers tout aussi effrayans; du bleu d'azur qui lui est habituel sous le beau ciel de Naples, elle �tait pass�e � une couleur cendr�e qui lui �tait toute sa transparence; et, quoique calme en apparence, quoique aucun vent ne l'agit�t, de grosses vagues isol�es montaient, bouillonnant et venaient crever � la surface en r�pandant une forte odeur de soufre. Parfois aussi, comme s'il y e�t eu pour la mer m�diterran�enne une mar�e pareille � celle qui agile le vieil Oc�an, le flot montait au dessus de son rivage, puis tout a coup reculait, laissant la plage nue, pour revenir bient�t comme il s'�tait �loign�. Ces pr�sages �taient trop connus pour qu'on dout�t un seul instant de ce qu'ils annon�aient: une �ruption du V�suve �tait imminente. Dans tout autre moment, Naples s'en serait souci�e comme de Colin-Tampon; mais au moment du danger Naples se souvint qu'elle n'avait plus saint Janvier, qui, pendant quatorze si�cles, l'avait si bien gard�e de son redoutable voisin, que le V�suve avait eu beau jeter feu et flamme, l'insouciante fille de Panth�nope n'avait pas moins continu� de se mirer dans son golfe, comme si la chose ne l'e�t regard�e aucunement. En effet, la Sicile avait �t� boulevers�e, la Calabre avait �t� d�truite; R�sina et Torre del Greco, reb�ties, l'une sept fois et l'autre neuf, s'�taient autant de fois fondues dans un torrent de la lave, sans que jamais une seule des maisons enferm�es dans l'enceinte des murailles de Naples e�t �t� seulement et �branl�e. Aussi la confiance �tait-elle arriv�e � ce point que les Napolitains ne regardaient plus le V�suve que comme une esp�ce de phare � la lueur duquel ils voyaient le bouleversement du reste du monde sans qu'eux-m�mes eussent � craindre d'�tre boulevers�s. Mais cette fois un vague instinct de malheur leur dirait qu'il n'en �tait plus ainsi. Avec saint Janvier la s�curit� avait disparu: le pacte �tait rompu entre la ville et la montagne. Aussi, contre l'habitude, une certaine terreur, � la vue de ces signes mena�ans, se r�pandit-elle dans la cit�. Au lieu de se coucher aux grondemens de la montagne, les nobles et les bourgeois dans leurs lits, les p�cheurs dans leurs barques, les lazzaroni sur les marches de leurs palais, chacun resta debout et examina avec inqui�tude le travail nocturne du volcan. C'�tait � la fois un magnifique et terrible spectacle, car � chaque instant les pr�sages devenaient plus certains et le danger plus imminent. En effet, du minute en minute la fum�e se d�roulait plus �paisse, et de temps en temps de longs serpens de flamme, pareils a des �clairs, jaillissaient de la bouche du volcan et se dessinaient sur la spirale sombre qui semblait soutenir le poids du ciel. Enfin, vers les deux heures du matin, une d�tonation terrible se fit entendre; la terre oscilla, la mer bondit, et la cime du mont, se d�chirant comme une grenade trop m�re, donna passage � un fleuve de lave ardente qui, un instant incertain de la direction qu'il devait prendre, s'arr�ta comme sur un plateau; puis, comme s'il e�t �t� conduit par une main vengeresse, abandonna son cours accoutum� et s'avan�a directement vers Naples. Il n'y avait pas de temps � perdre: une fois sa direction prise, la lave s'avance avec une lente, mais impassible inflexibilit�; rien ne la d�tourne, rien ne la fl�chit, rien ne l'arr�te; elle tarit les fleuves, elle comble les vall�es, elle surmonte les collines; elle enveloppe les maisons, les coupe par leur base, les emporte comme des �les flottantes et les balance � sa surface jusqu'� ce qu'elles s'�croulent dans ses flots. A son approche, l'herbe su dess�che, les feuilles meurent, jaunissent et tombent; la s�ve des arbres s'�vapore; l'�corce �clate et se soul�ve; le tronc fume et se plaint; la lave est � vingt pas de lui encore, que d�j� il se tord, s'embrase, s'enflamme, pareil � ces ifs qu'on pr�pare pour les f�tes publiques; si bien que, lorsqu'elle l'atteint, le g�ant foudroy� n'est d�j� plus qu'une colonne de cendre qui tombe en poussi�re, et s'�vanouit comme si elle n'avait jamais exist�. La lave s'avan�ait vers Naples. On courut � la chapelle du Tr�sor; on en tira la statue de saint Antoine; six chanoines la prirent sur leur dos, et, suivis d'une partie de la population, s'avanc�rent vers l'endroit o� mena�ait le danger. Mais ce n'�tait plus l� un de ces incendies sans cons�quence sur lesquels saint Antoine n'avait eu qu'� souffler pour les �teindre; c'�tait une mer de feu qui s'avan�ait, ruisselant de rocher en rocher, sur une largeur de trois quarts de lieue. Les chanoines port�rent le saint le plus pr�s de la lave qu'il leur fut possible, et l� ils entonn�rent le _Dies irae, dies illa_. Mais, malgr� la pr�sence du saint, malgr� les chants des chanoines, la lave continua d'avancer. Les chanoines tinrent bon tant qu'ils purent, aussi y eut-il un moment o� l'on crut le feu vaincu. Mais ce n'�tait qu'une fausse joie: saint Antoine fut contraint de reculer. De ce moment on comprit que tout �tait perdu. Si le patron de Naples ne pouvait rien pour Naples, quel serait le saint assez puissant pour la sauver? Naples, la ville des d�lices; Naples, la maison de campagne de Rome du temps d'Auguste; Naples, la reine de la M�diterran�e dans tous les temps; Naples allait �tre ensevelie comme Herculanum et dispara�tre comme Pomp�ia. Il lui restait encore deux heures � vivre, puis tout serait dit: Naples aurait v�cu! La lave s'avan�ait toujours; elle avait atteint d'un c�t� le chemin de Portici, et commen�ait � se r�pandre dans la mer; elle avait d�pass� de l'autre le Sebetus et commen�ait � se r�pandre dans les jardins. Le centre descendait droit sur l'�glise de Sainte-Marie-des-Gr�ces, et allait atteindre le pont della Maddalena. Tout � coup la statue de marbre de saint Janvier, qui se tenait � la t�te du pont les mains jointes, d�tacha sa main droite de sa main gauche, et, d'un geste supr�me et imp�ratif, �tendit son bras de marbre vers la rivi�re de flammes. Aussit�t le volcan se referma; aussit�t la terre cessa de fr�mir; aussit�t la mer se calma. Puis la lave, apr�s avoir fait encore quelques pas, sentant la source qui l'alimentait se tarir, s'arr�ta tout � coup � son tour. Saint Janvier venait de lui dire, comme autrefois Dieu � l'Oc�an: --Tu n'iras pas plus loin! Naples �tait sauv�e! Sauv�e par son ancien patron, par celui qu'elle avait hu�, conspu�, d�tr�n�, jet� � l'eau, et qui se vengeait de toutes ces humiliations, de toutes ces insultes, de toutes ces injures, comme J�sus-Christ s'�tait veng� de ses bourreaux, en leur pardonnant. Il ne faut pas demander si la r�action fut rapide: � l'instant m�me les cris de: _Vive saint Janvier_! retentirent d'un bout de la ville � l'autre; toutes les cloches bondirent, toutes les �glises chant�rent. On courut � l'endroit o� l'on avait jet� la statue de saint Janvier � la mer; on l'enveloppa de filets, et l'on demanda les meilleurs plongeurs pour aller reconna�tre l'endroit o� gisait le pr�cieux simulacre. Mais alors un vieux p�cheur fit signe qu'on e�t � le suivre. Il conduisit toute cette foule � sa cabane; puis, y �tant entr� seul, il en sortit un instant apr�s tenant la statue du saint dans ses bras. Le m�me soir o� elle avait �t� pr�cipit�e du haut du M�le, il l'avait retir�e de la mer et l'avait pr�cieusement emport�e chez lui. La statue fut aussit�t transport�e � la cath�drale de Sainte-Claire, et le lendemain r�int�gr�e en grande pompe dans la chapelle du Tr�sor. Quant au pauvre saint Antoine, il fut d�grad� de tous ses titres et honneurs, et, � partir de cette heure, class� dans l'esprit des Napolitains un cran plus bas que saint Ga�tan. Depuis ce jour, la d�votion � saint Janvier, loin de subir quelque nouvelle atteinte, a toujours �t� en croissant. J'ai entendu dans une �glise la pri�re d'un lazzarone: il demandait � Dieu de prier saint Janvier de le faire gagner � la loterie. XXIV Le Capucin de Resina. Le V�suve, dont nous nous sommes encore assez peu occup�, mais auquel nous reviendrons plus tard, est le juste milieu entre l'Etna et le Stromboli. Je pourrais donc, en toute s�curit� de conscience, renvoyer mes lecteurs aux descriptions que j'ai d�j� donn�es des deux autres volcans. Mais, dans la nature comme dans l'art, dans l'oeuvre de Dieu comme dans le travail de l'homme, dans le volcan comme dans le drame, � c�t� du m�rite r�el il y a la r�putation. Or, quoique les v�ritables d�buts du V�suve dans sa carri�re volcanique datent � peine de l'an 79, c'est-�-dire d'une �poque o� l'Etna �tait d�j� vieux, il s'est tant remu� depuis dans ses cinquante �ruptions successives, il a si bien profit� de son admirable position et de sa magnifique mise en sc�ne, il a fait tant de bruit et tant de fum�e, que non seulement il a �clips� le nom de ses anciens confr�res, qui n'�taient ni de force ni de taille � lutter contre lui, mais qu'il a presque effac� la gloire du roi des volcans, du redoutable Etna, du g�ant hom�rique. Il faut aussi convenir qu'il s'est r�v�l� au monde par un coup de ma�tre. Envelopper la campagne et la mer d'un sombre nuage; r�pandre la terreur et la nuit sur une immense �tendue; envoyer ses cendres jusqu'en Afrique, en Syrie, en �gypte; supprimer deux villes telles qu'Herculanum et Pompe�a; asphyxier � une lieue de distance un philosophe tel que Pline, et forcer son neveu d'immortaliser la catastrophe par une admirable lettre; vous m'avouerez que ce n'est pas trop mal pour un volcan qui commence, et pour un ignivome qui d�bute. A dater de cette �poque le V�suve n'a rien n�glig� pour justifier la c�l�brit� qu'il avait acquise d'une mani�re si terrible et si impr�vue. Tant�t �clatant comme un mortier et vomissant par neuf bouches de feu des torrens de lave, tant�t pompant l'eau de la mer et la rejetant en gerbes bouillonnantes au point de noyer trois mille personnes, tant�t se couronnant d'un panache de flammes qui s'�leva en 1779, selon le calcul des g�om�tres, � dix-huit mille pieds de hauteur, ses �ruptions, qu'on peut suivre exactement sur une collection de gravures colori�es, ont toutes un caract�re diff�rent et offrent toujours l'aspect le plus grandiose et le plus pittoresque. On dirait que le volcan a m�nag� ses effets, vari� ses ph�nom�nes, gradu� ses explosions avec une parfaite entente de son r�le. Tout lui a servi pour agrandir sa renomm�e: les r�cits des voyageurs, les exag�rations des guides, l'admiration des Anglais, qui, dans leur philanthropique enthousiasme, donneraient leur fortune et leurs femmes par dessus pour voir une bonne fois br�ler Naples et ses environs. Il n'est pas jusqu'� la lutte soutenue avec saint Janvier, lutte, � la v�rit�, o� le saint a remport� tout l'avantage, qui n'ait aussi ajout� � la gloire du V�suve. Il est vrai que le volcan a fini par �tre vaincu, comme Satan par Dieu; mais une telle d�faite est plus grande qu'un triomphe. Aussi le V�suve n'est plus seulement c�l�bre, il est populaire. On comprend, apr�s cela, qu'il m'�tait impossible de quitter Naples sans pr�senter mes hommages au V�suve. Je fis donc pr�venir Francesco[1] qu'il e�t � tenir pr�t son corricolo pour le lendemain matin � six heures, en lui recommandant bien d'�tre exact, et en joignant � la recommandation six carlins depour-boire, seul moyen de rendre la recommandation efficace. Le lendemain, � la pointe du jour, Francesco et son fantastique attelage �taient � la porte de l'h�tel. Jadin refusa de m'accompagner dans ma nouvelle ascension, pr�tendant que son croquis n'en serait que plus exact s'il ne quittait pas sa fen�tre, et m'engageant par toutes sortes de raisons � ne pas me d�ranger moi-m�me pour si peu de chose. A l'entendre, le V�suve �tait un volcan �teint depuis plusieurs si�cles, comme la Solfatare ou le lac d'Aguano; seulement le roi de Naples y faisait tirer de temps � autre un petit feu d'artifice � l'intention des Anglais. Quant � Milord, il partagea compl�tement l'avis de son ma�tre: l'intelligent animal, apr�s son bain dans les eaux bouillantes de Vulcano et son passage dans les sables br�lans de Stromboli, �tait parfaitement gu�ri de toute curiosit� scientifique. Je partis donc seul avec Francesco. Le brave conducteur commen�a par s'informer tr�s respectueusement si son excellence mon camarade n'�tait pas indispos�. Rassur� sur l'objet de ses craintes, il s'empressa de quitter sa tristesse de commande, reprit son air le plus joyeux, son sourire le plus �panoui, et fit claquer son fouet avec un redoublement de bonne humeur. Soit que la pr�sence de Jadin l'e�t intimid� dans nos excursions pr�c�dentes, soit qu'il e�t aval� litt�ralement son pour-boire de la veille, Francesco d�ploya tout le long de la route une verve sceptique et une incr�dulit� voltairienne que je ne lui avais nullement soup�onn�es, et qui m'�tonn�rent singuli�rement dans un homme de son �ge, de sa condition et de son pays. Arriv� au _Ponte della Maddalena_, il passa fort cavali�rement entre les deux statues de saint Janvier et de saint Antoine, affectant de siffler ses chevaux et de crier gare! � la foule, pour ne pas rendre le salut d'usage aux deux protecteurs de la ville. Comme � la rigueur cette premi�re irr�v�rence pouvait �tre mise sur le compte d'une distraction l�gitime, je fis semblant de ne pas m'en apercevoir. Mais en traversant _San Giovanni a Tudicci_, village assez c�l�bre pour la confection du macaroni, un moine franciscain d'une sant� florissante et d'une magnifique encolure, par ce droit naturel qu'ont les moines napolitains sur tous les corricoli, comme les Anglais sur la mer, h�la le cocher, et lui fit signe imp�rieusement de l'attendre. Francesco arr�ta ses chevaux avec une si parfaite bonne foi, qu'habitu� d'ailleurs � de telles surprises, je m'�tais d�j� rang� pour faire place au compagnon que le ciel m'envoyait. Mais � peine le bon moine s'�tait-il approch� � la port�e de nos voix, que Francesco �ta ironiquement son chapeau, et lui dit avec un sourire railleur:--Pardon, mon r�v�rend, mais je crois que saint Fran�ois, mon patron et le fondateur de votre ordre, n'est jamais mont� dans un corricolo de sa vie. Si je ne me trompe, il se servait de ses sandales lorsqu'il voyageait par terre, et de son manteau lorsqu'il traversait la mer. Or, vos souliers me semblent en fort bon �tat, et je ne vois pas le plus petit trou � votre manteau: ainsi, mon fr�re, si vous voulez aller � Capri, prenez votre manteau; si vous voulez aller � Sorrente, prenez vos sandales. Adieu, mon r�v�rend. Cette fois, l'irr�ligion de Francesco devenait plus �vidente. Cependant, si son refus �tait toujours bl�mable dans la forme, on pouvait en quelque sorte l'excuser au fond; car, m'ayant c�d� son corricolo, il n'avait plus le droit d'y admettre d'autres passagers. Je voulus donc attendre une autre occasion pour lui exprimer mon m�contentement. Comme nous entrions � Portici, � la hauteur d'une petite rue qui m�ne au port du Granatello, je remarquai une �norme croix peinte en noir, et au dessous de cette croix une inscription en grosses lettres qui enjoignait aux voitures d'aller au pas, et aux cochers de se d�couvrir. Je me retournai vivement vers Francesco pour voir de quelle mani�re il allait se conformer � un ordre aussi simple et aussi pr�cis: lui donnant l'exemple moi-m�me, plus encore, je dois le dire, par un sentiment de respect intime que par ob�issance aux r�glemens de Sa Majest� Ferdinand II; Francesco enfon�a son chapeau sur sa t�te, et fit partir ses chevaux au galop. Il n'y avait plus de doute possible sur les intentions anti-chr�tiennes de mon conducteur. Je n'avais rien vu de pareil dans toute l'Italie. Je pensai qu'il �tait temps d'intervenir. --Pourquoi n'arr�tez-vous pas vos chevaux? Pourquoi ne saluez-vous pas cette croix? lui demandai-je s�v�rement. --Bah! me dit-il d'un ton d�gag� qui e�t fait honneur � un encyclop�diste, cette croix que vous voyez, monsieur, est la croix du mauvais larron. Les habitans de Portici l'ont en grande v�n�ration, par une raison toute simple: ils sont tous voleurs. L'esprit fort de cet homme renversait toutes les id�es que je m'�tais faites sur la foi na�ve et l'aveugle superstition du lazzarone. N�anmoins, je crus m'�tre tromp� un instant, et j'allais lui rendre mon estime en le voyant revenir � des sentimens plus pieux. Entre Portici et Resina, au point de jonction des deux chemins, dont l'un conduit � la Favorite, et l'autre descend � la mer, s'�l�ve une de ces petites chapelles, si fr�quentes en Italie, devant lesquelles les brigands eux-m�mes ne passent pas sans s'incliner. La fresque qui sert de tableau � la petite chapelle de Resina jouit � bon droit d'une immense r�putation a dix lieues � la ronde. Ce sont des �mes du purgatoire du plus beau vermillon, se tordant de douleur et d'angoisse dans des flammes si vives et si terribles, que, compar� � leur intense ardeur, le feu du V�suve n'est qu'un feu follet. A la vue du brasier surhumain, la raillerie expira sur les l�vres de Francesco; il porta machinalement la main � son chapeau, et jeta un long regard sur les deux chemins qui se terminaient � angle droit par la chapelle, comme s'il e�t craint d'�tre observ� par quelqu'un. Mais ce bon mouvement, inspir� soit par la peur, soit par le remords, ne dura que quelques secondes. Rassur� par son inspection rapide, Francesco redoubla de ga�t� et d'aplomb, et, donnant un libre cours � ses moqueries et � ses sarcasmes, il se mit en devoir de me faire sa profession de foi, ou plut�t d'incr�dulit�, se vantant tout haut qu'il ne croyait ni au purgatoire, ni � l'enfer, ni � Dieu, ni au diable; et ajoutant, en forme de corollaire, que toutes ces momeries avaient �t� invent�es par les pr�tres, � l'effet de presser la bourse des pauvres gens assez simples et assez timides pour se fier � leurs promesses ou s'effrayer de leurs menaces. Francesco me rappelait �tonnamment mon brave capitaine Langl�. J'allais arr�ter ce d�bordement d'�pigrammes �mouss�es et de bel-esprit de carrefour, lorsque Francesco, sautant l�g�rement � terre, m'annon�a que nous �tions arriv�s. --Comment! d�j�? m'�criai-je en oubliant mon sermon. --C'est-�-dire nous sommes arriv�s � la paroisse de Resina, au pied du V�suve. Maintenant il ne reste plus qu'� monter. --Et comment monte-t-on au V�suve? --Il y a trois mani�res de monter: en chaise � porteurs, � quatre pattes et � �ne. Vous avez le choix. --Ah! et laquelle de ces trois mani�res te semble-t-elle pr�f�rable? --Dame! �a d�pend... Si vous vous d�cidez pour la chaise � porteurs, vous n'avez qu'� louer une de ces petites cages peintes que vous voyez l� � votre gauche: montez dedans, fermez les yeux et vous laissez faire. Au bout de deux heures, on vous d�posera sur le sommet de la montagne, mais... ---Mais quoi? --Avec la chaise, on a une chance de plus de se casser le cou; vous comprenez, excellence... quatre jambes glissent mieux que deux. --Allons, parlons d'autre chose. --Si vous grimpez � quatre pattes, il est clair qu'en vous aidant des pieds et des mains, vous risquez moins de rouler en bas, mais... --Encore, qu'y a-t-il? --Il y a, excellence, que vous vous �corcherez les pieds sur la lave, et que vous vous br�lerez les mains dans les cendres. --Reste l'�ne. --C'est aussi ce que j'allais vous conseiller, vu la grande habitude qu'a cet animal de marcher � quatre pattes depuis sa cr�ation, et la sage pr�caution qu'ont ses ma�tres de le chausser de fers tr�s solides; mais il y a aussi un petit inconv�nient. --Lequel? repris-je impatient� de ces objections flegmatiques. --Voyez-vous ces braves gens, excellence? me dit Francesco, en me montrant du bout de son index un groupe de lazzaroni qui se tenaient sournoisement � l'�cart pendant notre entretien, guettant du coin de l'oeil le moment favorable pour fondre sur leur proie. --Eh bien? --Ces gens-l� vous sont tous indispensables pour monter au V�suve. Les guides vous montreront le chemin; les ciceroni vous expliqueront la nature du volcan; les paysans vous vendront leur b�ton ou vous loueront leur �ne. Mais ce n'est pas tout que de louer un �ne, il faut encore le faire marcher. --Comment, dr�le, tu crois que, quand j'aurai enfourch� ma monture, et que je pourrai manier � mon aise un de ces bons b�tons de ch�ne, que je guigne du coin de l'oeil, je ne viendrai pas � bout de faire marcher mon �ne? --Pardon, excellence; ce n'est pas un reproche que je vous fais; mais vous aviez cru aussi pouvoir faire aller mes chevaux; et pourtant un cheval est bien moins ent�t� qu'un �ne!... --Quel sera donc ce prodigieux dompteur de b�tes que je dois appeler � mon secours? --Moi, excellence, si vous le permettez. Je vais recommander la voiture � Tonio, un ancien camarade, et je suis � vos ordres. --J'accepte, � la condition que tu me d�barrasseras de tout ce monde. --Vous �tes parfaitement libre de les laisser ici; seulement, que vous les ameniez ou non, il faudra toujours les payer. --Voyons, t�che de t'arranger avec eux, et que je sois au moins d�livr� de leur pr�sence. En moins d'un quart d'heure, Francesco fit si bien les choses, que le corricolo �tait remis�, que les chevaux se pr�lassaient � l'�curie, que les lazzaroni avaient disparu, et que je montais sur mon �ne. Tout cela me co�tait deux piastres. Pauvre animal! il suffisait de le voir pour se convaincre qu'on l'avait indignement calomni�. Quand je me fus bien assur� de la docilit� de ma b�te et de la solidit� de mon b�ton, je voulus donner une petite le�on de savoir-vivre � mon impertinent conducteur, et j'appliquai un tel coup sur la croupe de ma monture, que je crus, pour le moins, qu'elle allait prendre le galop. L'�ne s'arr�ta court; je redoublai, et il ne bougea pas plus que si, comme le chien de C�phale, il e�t �t� chang� en pierre. Je r�p�tai mon avertissement de droite � gauche, comme je l'avais fait une premi�re fois de gauche � droite. L'animal tourna sur lui-m�me par un mouvement de rotation si rapide et si exact, qu'avant que j'eusse relev� mon b�ton il �tait retomb� dans sa position et dans son immobilit� primitives. Indign� d'avoir �t� la dupe de ces hypocrites apparences de douceur, je fis alors pleuvoir une gr�le de coups sur le dos, sur la t�te, sur les jambes, sur les oreilles du tra�tre. Je le chatouillai, je le piquai, j'�puisai mes forces et mes ruses pour lui faire entendre raison. L'affreuse b�te se contenta de tomber sur ses genoux de devant, sans daigner m�me pousser un seul braiement pour se plaindre de la fa�on dont elle �tait trait�e. Haletant, tremp� de sueur, je m'avouai vaincu, et je priai Francesco de venir � mon aide. Il le fit avec une modestie parfaite, c'est une justice � lui rendre. --Rien n'est plus facile, excellence, me dit-il: r�gle g�n�rale, les �nes font toujours le contraire de ce qu'on leur dit. Or, vous voulez que votre �ne marche en avant, il suffit de le tirer par derri�re; et, joignant la pratique � la th�orie, il se mit � le tirer doucement par la queue. L'�ne partit comme un trait. --Il para�t que l'animal te conna�t, mon cher Francesco. --Je m'en flatte, excellence. Avant d'�tre cocher, j'ai travaill� dans les �nes: aussi leur dois-je ma fortune. --Comment cela, mon gar�on? --Oh! mon Dieu! dit Francesco avec un soupir, ce n'est pas moi qui l'ai cherch�e! Et encore si j'avais pu pr�voir une telle horreur, jamais au grand jamais je n'aurais voulu accepter. --Mais enfin explique-toi; que t'est-il donc arriv�? --Nous nous tenions, mon �ne et moi, au bas de la montagne o� nous avons laiss� la voiture. Un jour se pr�sentent deux Anglais qui me demandent � louer ma b�te pour monter au V�suve.--Mais vous �tes deux, milords, que je leur dis, et je n'ai qu'un seul �ne.--Cela ne fait rien, qu'ils me r�pondent.--Au moins, vous allez monter chacun votre tour! Je tiens � ma b�te, et pour rien au monde je ne voudrais l'�reinter.--Soyez tranquille, mon brave, nous ne le monterons pas du tout. En effet, ils se mettent � marcher l'un � droite, l'autre � gauche, respectant mon �ne comme s'il e�t port� des reliques. Cela ne m'�tonnait pas de leur part! j'avais entendu dire que les Anglais avaient un faible pour les b�tes, et il y a dans leur pays des lois tr�s dures contre ceux qui les maltrailent... A preuve qu'un Anglais peut tra�ner sa femme au march�, la corde au cou, tant qu'il lui fait plaisir; mais il n'oserait pas se permettre la plus petite avanie contre le dernier de ses chats. C'est tr�s bien vu, n'est-ce pas, excellence? Or, comme nous montions toujours, l'�ne, les voyageurs et moi, voil� que les deux Anglais, apr�s avoir caus� un peu dans leur langue, un dr�le de baragouin, ma foi!--Mon brave, qu'ils me disent, veux-tu nous vendre ton �ne? --C'est trop d'honneur, milords, r�pondis-je; je vous ai dit que je l'aimais, cet animal, comme un ami, comme un camarade, comme un fr�re; mais, si j'en trouvais le prix, et si j'�tais s�r qu'il d�t tomber entre les mains d'honn�tes gens comme vous (je les flattais les Anglais), je ne voudrais pas emp�cher son sort. --Et quel prix en demandes-tu, mon gar�on? --Cinquante ducats! leur dis-je d'un seul coup. C'�tait �norme! Mais je l'aimais beaucoup, mon pauvre �ne, et il me fallait de grands sacrifices pour me d�cider � m'en s�parer. --C'est convenu, qu'ils me r�pondent en me comptant mon argent � l'instant m�me. Il n'y avait plus � s'en d�dire. Je fis comprendre � mon �ne que son devoir �tait de suivre ses nouveaux ma�tres. La pauvre b�te ne se le fit pas r�p�ter deux fois, et � peine l'eus-je tir�e un peu par la queue, qu'elle se mit � grimper bravement apr�s les Anglais. Ils �taient arriv�s au bord du crat�re et s'amusaient � jeter des pierres au fond du volcan; l'�ne baissait son museau vers le gouffre, all�ch� par un peu d'�cume verd�tre qu'il avait prise pour de la mousse; moi, j'�tais tout occup� � compter mon argent, lorsque tout � coup j'entends un bruit sourd et prolong�... Les deux m�cr�ans avaient jet� la pauvre b�te au fond du V�suve, et ils riaient comme deux sauvages qu'ils �taient. Je vous l'avoue, dans ce premier moment, il me prit une furieuse envie de les envoyer rejoindre ma b�te. Mais �a aurait pu me faire du tort, attendu que ces Anglais sont toujours soutenus par la police; et d'ailleurs, comme ils m'avaient pay� le prix convenu, ils �taient dans leur droit. En descendant, j'eus la douleur de reconna�tre au bas du c�ne, � c�t� d'un trou qui venait de s'ouvrir pas plus tard que la veille, mon malheureux animal, noir et br�l� comme un charbon. C'�tait pour voir s'il y avait une communication int�rieure entre les deux ouvertures, que les brigands avaient sacrifi� mon �ne. Je le pleurai long-temps, excellence; mais comme, en d�finitive, toutes les larmes du monde n'auraient pu le faire revenir, je me mariai pour me consoler, et j'achetai avec l'argent des Anglais deux chevaux et un corricolo. Tout en �coutant ce larmoyant r�cit, j'�tais arriv� � l'Ermitage. Pour distraire Francesco de sa douleur, je lui demandai s'il n'y avait pas moyen de boire un verre de vin � la m�moire du noble animal, et s'il n'y aurait pas d'indiscr�tion � r�clamer quelques instans d'hospitalit� dans la cellule de l'ermite. A ce nom d'ermite, toute la m�lancolie de Francesco se dissipa comme par enchantement, il fron�a de nouveau ses l�vres par un sourire sardonique, et frappa lui-m�me � la porte � coups redoubl�s. L'ermite parut sur le seuil, et nous re�ut avec un empressement digne des premiers temps de l'Eglise. Il nous servit des oeufs durs, du saucisson, une salade et des figues excellentes; le tout arros� de deux bouteilles de _lacryma christi_ de premi�re qualit�. Comme je me r�criais sur la g�n�rosit� de notre h�te: --Attendez la carte, me dit Francesco avec malice. En effet, le total de cette r�fection chr�tienne se montait, je crois, � trois piastres; c'�tait quatre fois le prix des auberges ordinaires. Apr�s avoir remerci� notre excellent ermite, je montai jusqu'� la bouche du volcan, et je descendis jusqu'au fond du crat�re. Le lecteur trouvera mes expressions exactes magnifiquement rendues dans trois admirables pages de Ch�teaubriand, qui avait accompli avant moi la m�me ascension et la m�me descente. Pendant tout le temps que dura notre voyage, Francesco, remis en train par la petite supercherie de notre h�te, ne cessa pas d'exercer sa bonne humeur sur les moines, sur les qu�teurs, sur les ermites de toute esp�ce, r�p�tant avec une nouvelle �nergie qu'il se laisserait �corcher vif plut�t que de jeter une obole dans la bourse d'un de ces intrigans. De retour � Resina, nous remont�mes dans notre corricolo, et ses d�clamations reprirent de plus belle � la vue d'un sacristain qui nous souhaita le bon voyage. Je commen�ais � d�sesp�rer r�ellement de pouvoir lui imposer silence, lorsqu'au moment o� nous passions devant la petite chapelle des �mes du purgatoire, je le vis s'interrompre brusquement au milieu de sa phrase; ses joues p�lirent, ses l�vres trembl�rent et il laissa tomber le fouet de sa main. Je regardai devant moi pour t�cher de comprendre quelle pouvait �tre l'apparition qui causait � mon vaillant conducteur un effroi si terrible, et je vis un petit vieillard, � la barbe blanche et soyeuse, aux yeux baiss�s et modestes, � la physionomie douce et souriante, paraissant se tra�ner avec peine, et portant le costume des capucins dans toute sa rigoureuse pauvret�. Le saint personnage s'avan�ait vers nous la main gauche sur la poitrine, la droite �lev�e pour nous pr�senter une bourse en ferblanc, sur laquelle �taient reproduites en miniature les m�mes �mes et les m�mes flammes qui �clataient dans les fresques. Au reste, le pauvre capucin ne pronon�ait pas une parole, se bornant � solliciter la charit� des fid�les par son humble d�marche et par son �loquente pantomime. Francesco descendit en tremblant, vida sa poche dans la bourse du qu�teur et se signa d�votement en baisant les �mes du purgatoire; puis, remontant promptement derri�re la voiture, il fouetta les deux chevaux � tour de bras, comme s'il se f�t agi de fuir devant tous les d�mons de l'enfer. Je tenais mon incr�dule. --Qu'y a-t-il, mon cher Francesco? lui dis-je en raillant � mon tour; expliquez-moi par quel miracle ce bon capucin, sans m�me ouvrir la bouche, vous a si subitement converti, que dans votre ardeur de n�ophite vous lui avez vers� dans les mains tout ce que vous aviez dans vos poches. --Lui! un capucin! dit Francesco en se tournant en arri�re avec un reste de frayeur: c'est le plus inf�me bandit de Naples et de Sicile; c'est Pietro. Je croyais qu'il faisait sa sieste � cette heure; sans cela je ne me serais pas risqu� � m'approcher de sa chapelle, o� il d�valise les passans avec l'autorisation des sup�rieurs. --Comment! ce vieillard si doux, si bienveillant, si v�n�rable?... --C'est un affreux brigand. --Prenez garde, Francesco, votre aversion pour les gens d'�glise devient r�voltante. --Lui, un homme d'�glise! Mais je vous jure, excellence, par tout ce qu'il y a de plus sacr� au monde, qu'il n'est pas plus moine que vous et moi. Quand je lui dis brigand, je l'appelle par son nom; c'est la seule chose qu'il n'ait pas vol�e. --Mais alors par quelle m�tamorphose se trouve-t-il transform� en capucin? --Le diable s'est fait ermite, voil� tout... --Et comment, dans un pays aussi catholique et aussi religieux que Naples, peut-on lui permettre cette indigne profanation?... --Il s'agit bien pour lui de demander une permission! il la prend. --Mais la police? --Ni vu ni connu... --Les carabiniers? --Votre serviteur... --Les gendarmes? --Enfonc�s. --C'est donc un homme plus d�termin� que Marco Brandi, plus rus� que Vardarelli, plus imprenable que Pascal Bruno? --C'est � peu pr�s la m�me force, mais ce n'est plus le m�me genre. --Ah! et quelle est sa sp�cialit� � ce brave capucin? --Les autres se contentaient de voler les hommes; lui, il vole le bon Dieu. --Comment! il vole le bon Dieu? --Quand je dis le bon Dieu, c'est les pr�tres que je veux dire, �a revient au m�me. Les autres bandits se donnent la peine de courir la campagne, d'arr�ter les fourgons du roi, de se battre avec les gendarmes. Sa campagne, � lui, a toujours �t� la sacristie, ses fourgons l'autel, ses ennemis les �v�ques, les vicaires, les chanoines. Croix, chandeliers, missels, calices, ostensoirs, il n'a rien respect�. Il est n� dans l'�glise, il a v�cu aux d�pens de l'�glise, et il veut mourir dans l'�glise. --C'est donc par des vols sacril�ges que cet homme a soutenu sa criminelle existence? --Mon Dieu, oui; c'est plus qu'une habitude chez lui, c'est une vocation, c'est une second nature. Il est neveu d'un cur�; sa m�re l'avait naturellement plac� � la paroisse en qualit� de sacristain, d'enfant de choeur ou de bedeau, je ne sais pas bien ses fonctions exactes. Quoi qu'il en soit, le premier coup qu'a fait l'affreux garnement a �t� de voler la montre de son r�v�rend oncle. --Vraiment? --C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, excellence, et encore d'une dr�le de mani�re, allez. Le cur� disait la messe tous les matins au petit jour, et, pour que rien ne sort�t de la famille, il se faisait servir par son neveu. Il faut vous dire que don Gregorio (c'�tait don Gregorio que s'appelait le cur�) �tait un homme tr�s exact, assez bon enfant au dehors, mais n'entendant plus la plaisanterie d�s qu'il s'agissait de ses devoirs, tenant � gagner honn�tement sa vie, et incapable de faire tort � ses paroissiens d'un _Ite missa est_. Or, comme sa messe lui �tait pay�e trois carlins, et qu'elle devait durer trois quarts d'heure, don Gregorio posait sa montre sur l'autel, jetait un coup d'oeil sur l'�vangile, un autre sur le cadran, et � l'instant m�me o� l'aiguille touchait � sa quarante-cinqui�me minute il faisait sa derni�re g�nuflexion, et la messe �tait dite. Malheureusement don Gregorio avait la vue basse; aussi � c�t� de sa montre n'oubliait-il jamais de poser ses lunettes, d'abord pour regarder l'heure, ensuite pour surveiller ses fid�les; car je ne sais pas si je vous ai dit, excellence, que don Gregorio �tait cur� de Portici, et que les habitans de Portici avaient une d�votion particuli�re pour le mauvais larron. --Oui, oui, continue... --Or, comme c'est l'habitude � la campagne de s'agenouiller tout pr�s de l'autel pour mieux entendre le _Memento_... --Ah! je ne savais pas cela... --C'est tout simple, excellence; chacun donne quelque chose au pr�tre pour qu'il recommande � Dieu son affaire: celui-ci sa r�colte, celui-l� ses troupeaux, un troisi�me ses vendanges; de sorte que l'on n'est pas f�ch� de savoir comment il s'acquitte de sa commission... --Eh bien! que faisait don Gregorio? --Don Gregorio, tout en lisant son missel et en regardant son heure, jetait de temps en temps un petit coup d'oeil � ses voisins pour voir s'ils ne s'approchaient pas trop de sa montre. --Je comprends. --Vous voyez donc, excellence, que ce n'�tait pas chose facile que de voler la montre de don Gregorio. Or, ce qui e�t �t� un obstacle insurmontable pour tout le monde ne fut qu'un jeu pour le neveu du cur�. Son oncle �tait myope; il s'agissait de le rendre aveugle, voil� tout. Que fait donc le petit brigand? Au moment o� don Gregorio passait sa chasuble, il colle deux grands pains � cacheter sur les deux verres des lunettes; avec une telle rapidit� et une telle adresse, que le digne cur�, ne le croyant pas m�me dans la sacristie, l'appela deux ou trois fois pour lui demander sa barrette. On peut deviner le reste. Don Gregorio sort de la sacristie pr�c�d� de son neveu, il monte � l'autel, ouvre son �vangile, rel�ve sa chasuble et sa soutane, tire la montre de son gousset et la pose devant lui, tout en priant ses ouailles de ne pas trop se presser; en m�me temps, il fouille dans l'autre poche, prend ses lunettes, et les enfourche majestueusement sur son nez. --J�sus-Maria! s'�cria le pauvre cur� dans son latin, je n'y vois pas clair, je n'y vois plus du tout, je suis aveugle! Le tour �tait fait: la montre �tait pass�e de l'oncle au neveu. O� chercher le voleur quand on a l'avantage d'�tre cur� de Portici, et que soup�onner un seul c'est �videmment faire tort � tous les autres? --En effet, la chose doit �tre embarrassante. Mais par quel encha�nement de circonstances le sacristain de Portici est-il devenu le capucin de Resina? --Depuis son premier vol, sa vie enti�re n'a �t� qu'un pillage continuel de couvens, de monast�res et d'�glises. Le diable en personne n'aurait pu imaginer toutes les abominations qu'il a su mettre en oeuvre, et toujours avec un succ�s qui tenait du miracle. Croiriez-vous enfin, excellence, qu'il s'est servi des choses les plus saintes pour commettre ses crime les plus audacieux? Autant de c�r�monies religieuses, autant de pr�textes d'effraction et d'escalade; autant de bapt�mes, d'enterremens, de mariages, autant de primes pr�lev�es sur la bourse du prochain; autant de sacremens, autant de vols. Pour vous conter un seul de ses tours; il va se confesser un jour au tr�sorier de la chapelle de Saint-Janvier, qui a le privil�ge de donner l'absolution des p�ch�s les plus �normes: --Mon p�re, lui dit le brigand en se frappant la poitrine, j'ai commis un crime horrible. --Mon fils, la mis�ricorde de Dieu est sans bornes, et je tiens de notre saint-p�re le pape des pouvoirs illimit�s pour vous absoudre; avouez-moi donc votre crime, et ayez toute confiance dans la bont� du Seigneur... --J'ai vol� un bon pr�tre au moment m�me o� j'�tais agenouill� humblement � ses pieds pour me confesser. --C'est tr�s grave, mon fils, et vous avez encouru l'excommunication... --Vous le voyez, mon p�re... --Cependant Dieu est mis�ricordieux, et il veut la conversion, non pas la mort du p�cheur. --Vous croyez donc, mon p�re, qu'il me le pardonnera? --Je l'esp�re; vous repentez-vous, mon fils? --De tout mon coeur. --Alors je vous absous, au nom du P�re, du Fils et du Saint-Esprit. --Ainsi soit-il!--r�pondit le voleur en se relevant; et il s'�loigna d'un air humble et contrit. Lorsque le brave tr�sorier voulut se lever � son tour pour monter dans sa chambre, il s'aper�ut que les boucles d'argent qui retenaient ses souliers avaient disparu. Vous pensez si le bon pr�tre en dut �tre furieux, et si l'archev�que de Naples a d� solliciter du roi l'arrestation du bandit. --Et jamais on n'en est venu � bout? --Jamais; le diable lui-m�me y e�t perdu sa peine. Enfin le ministre de la police, d�sesp�rant de le faire arr�ter, l'amnistia, � la condition qu'il e�t � choisir un �tat, et � se conduire d�sormais en honn�te homme. Ce fut alors qu'il demanda impudemment � se faire capucin. Mais ce n'�tait pas assez de la parole du ministre; il fallait l'autorisation de l'archev�que pour rev�tir l'habit religieux, et l'archev�que �tait trop bien renseign� sur ses faits et gestes pour lui accorder une pareille autorisation. --Diable! Et comment se tira-t-il de cette nouvelle difficult�? --Oh! ce n'en fut pas une pour lui.--Ah! s'�cria-t-il en souriant; monseigneur ne veut pas me donner la permission; eh bien! je la volerai. Comme il savait contrefaire diff�rentes �critures, il se fabriqua d'abord un certificat en toute r�gle, et imita parfaitement la signature de l'archev�que. Restait le point le plus difficile: le certificat �tait nul sans le sceau pontifical, et ce sceau, monseigneur l'appliquait lui-m�me et le portait nuit et jour � son doigt, dans une bague enrichie de diamans magnifiques. Il s'agissait donc de voler cette bague. Le brigand ne fut pas long-temps � prendre son parti: il loua une petite chambre � deux pas de l'archev�ch�, s'�tendit sur un grabat comme un homme pr�t � rendre son �me, fit appeler un confesseur, et, apr�s avoir re�u avec une humilit� profonde et une d�votion exemplaire les sacremens de l'�glise, il demanda en gr�ce que l'archev�que en personne vint lui administrer l'extr�me-onction, ajoutant qu'il avait � lui confier un secret duquel d�pendait le salut de son �me. Comme le cas �tait urgent et que le moribond paraissait n'avoir plus que quelques instans � vivre, l'archev�que s'empressa de se rendre � la pri�re du bandit; et, apr�s avoir sign� son front, sa bouche et sa poitrine de l'huile b�nite, se baissa pour recueillir ses paroles faibles et entrecoup�es d�j� par le r�le de l'agonie. Le mourant se leva sur ses coudes par un supr�me effort, et, prenant la main de l'archev�que, murmura ces mots � l'oreille du pr�lat:--Courez chez vous, monseigneur; tandis que j'expire ici, mes complices mettent le feu � votre palais. L'archev�que n'en voulut pas entendre davantage; il sauta l'escalier en trois bonds, traversa la rue d'un seul pas, et fit sonner la cloche d'alarme. Il n'y avait ni feu, ni complot, ni voleur; seulement, lorsque Son �minence fut revenue de son effroi, elle s'aper�ut que sa bague avait disparu. Le lendemain, l'archev�que re�ut une lettre con�ue en ces termes: �Monseigneur, j'ai mon certificat, et je vous rendrai votre bague � la condition que vous ne vous opposerez pas plus long-temps � ma vocation. �Sign�: Fr�re PIETRO le bandit.� A dater de ce jour, personne ne songea plus � s'opposer � la vocation de Pietro: il peignit lui-m�me sa petite chapelle des �mes du purgatoire, et il demanda l'aum�ne aux voyageurs en leur mettant le couteau ou le pistolet sous la gorge. --Mais la peur te fait divaguer, mon pauvre Francesco; cet homme me para�t vieux et infirme, et pour toute arme il ne nous a montr� que sa bourse. --Oh le sc�l�rat! s'�cria Francesco avec un nouveau frisson; mais c'est l� son poignard, ce sont l� ses pistolets, c'est l� sa carabine. D'abord �ge, infirmit�s, d�votion, tout cela n'est que com�die. Il vous avalerait en trois bouch�es un r�giment de dragons. Ensuite, rien qu'en vous montrant sa bourse, il vous dit: L'argent ou la vie; c'est sa mani�re. Il vous la pr�sente d'abord du c�t� des �mes du purgatoire. Si vous lui faites l'aum�ne � cette premi�re sommation, tout est dit, il vous remercie et vous laisse aller en paix; mais si vous le refusez, il tourne la bourse de l'autre c�t�: et savez-vous ce qu'il y a de l'autre c�t�? son propre portrait dans son ancien costume de brigand, arm� d'un �norme couteau, et au bas du portrait on lit en lettres rouges: PIETRO LE BANDIT. --Et si on ne tient pas compte des deux avis? --Alors on peut faire son paquet et se pr�parer � partir pour l'autre monde. Mais cela n'est jamais arriv�. Il est trop connu dans le pays. A ma grande satisfaction, Francesco, toujours sous l'impression de sa terreur, n'osa plus railler les moines que nous rencontr�mes sur notre route, se d�couvrit respectueusement devant la croix de Portici, et r�cita une double pri�re en repassant devant les statues de saint Janvier et de saint Antoine. Honneur au capucin de Resina! Il venait de convertir le dernier voltairien de notre �poque. Note: [1] Je m'aper�ois ici que j'ai appel� notre cocher tant�t Francesco, tant�t Ga�tano. Cela tient � ce qu'il �tait baptis� sous l'invocation de ces deux saints, et que nous l'appelions Francesco quand nous �tions de bonne humeur, et Ga�tano quand nous le boudions. XXV Saint Joseph. Nous avons vu le lazzarone dans sa vie publique et dans sa vie priv�e; nous l'avons vu dans ses rapports avec l'�tranger et dans ses rapports avec ses compatriotes; or, comme l'incr�dulit� de Francesco pourrait fausser le jugement de nos lecteurs � l'endroit de ses confr�res, montrons maintenant le lazzarone dans ses relations avec l'�glise. Un moine prend un batelier au M�le. --O� allons-nous, mon p�re? --Au Pausilippe, dit le moine. Et le batelier se met � ramer de mauvaise humeur; le moine ne paie jamais son passage. Par hasard il offre une prise de tabac, voil� tout. Cependant il est inou� qu'un batelier ait refus� le passage � un moine. Au bout de dix minutes, le moine sent quelque chose qui grouille dans ses jambes. --Qu'est cela? demande-t-il. --Un enfant, r�pond le batelier. --A toi? --On le dit. --Mais tu n'en es pas s�r? --Qui est s�r de cela? --Vous autres moins que personne. --Pourquoi nous autres moins que personne. --Vous n'�tes jamais � la maison. --C'est vrai: heureusement que nous avons un moyen de nous assurer de la v�rit� si l'enfant est de nous. --Lequel? --Nous le gardons jusqu'� cinq ans. --Apr�s? --A cinq ans, nous lui faisons faire une promenade en mer. --Et puis? --Et puis, quand nous sommes � la hauteur de Capri ou dans le golfe de Baya, nous le jetons � l'eau. --Eh bien? --Eh bien, s'il nage tout seul, il n'y a pas de doute sur la paternit�. --Mais s'il ne nage pas? --Ah! s'il ne nage pas, c'est tout le contraire. Nous sommes s�rs de la chose comme si nous l'avions vue de nos deux yeux. --Alors que faites-vous de l'enfant? --Ce que nous en faisons? --Oui. --Que voulez-vous, mon p�re! comme au bout du compte ce n'est pas sa faute, � ce pauvre petit, et qu'il n'a pas demand� � venir au monde, nous plongeons apr�s lui et nous le retirons de l'eau. --Ensuite? --Ensuite nous le rapportons � la maison. --Et puis? --Et puis nous lui donnons sa nourriture; c'est ce que nous lui devons. Mais quant � son �ducation, c'est autre chose; cela ne nous regarde pas. De sorte que, vous comprenez, mon p�re, il devient un affreux garnement sans foi ni loi, ne croyant ni � Dieu ni aux saints, maugr�ant, jurant, blasph�mant; mais lorsqu'il a atteint sa quinzi�me ann�e, quand il n'est plus bon � rien au monde, nous en faisons... --Vous en faites quoi? Voyons, ach�ve. --Nous en faisons un moine, mon p�re. Il ne faut cependant pas croire que le lazzarone soit voltairien, mat�rialiste, ou ath�e; le lazzarone croit en Dieu, esp�re en l'immortalit� de l'�me, et, tout en raillant le mauvais moine, il respecte le bon pr�tre. Il y en avait un qui faisait faire aux lazzaroni tout ce qu'il voulait. Ce pr�tre, c'�tait le c�l�bre padre Rocco, dont nous avons d�j� parl� � propos de la pr�dication sur les crabes. Padre Rocco est plus populaire � Naples que Bossuet, F�nelon et Fl�chier tout ensemble ne le sont � Paris. Padre Rocco avait trois moyens d'arriver � son but: la persuasion, la menace, les coups. D'abord il parlait avec une onction toute particuli�re des r�compenses du paradis; puis, si le moyen �chouait, il passait au tableau des souffrances de l'enfer; enfin, si la menace n'avait pas plus de succ�s que la persuasion, il tirait un nerf de boeuf de dessous sa robe, et frappait � tour de bras sur son auditoire. Il fallait qu'un p�cheur f�t bien endurci pour r�sister � un pareil argument. Ce fut Padre Rocco qui r�ussit � faire �clairer Naples. Cette ville, resplendissante aujourd'hui d'huile et de gaz, de r�verb�res et de lanternes, de cierges et de veilleuses, �tait, il y a cinquante ans, plong�e dans les plus profondes t�n�bres. Ceux qui �taient riches se faisaient �clairer la nuit par un porteur de torches; ceux qui �taient pauvres t�chaient de se trouver sur le chemin des riches, et s'ils suivaient la m�me route qu'eux ils profitaient de leur fanal. Il r�sultait de cette obscurit� que les vols �taient du double plus fr�quens � cette �poque qu'ils ne le sont aujourd'hui; ce qui para�t impossible, mais ce qui n'en est pas moins l'exacte v�rit�. Aussi la police d�cida-t-elle un beau matin qu'on �clairerait les trois principales rues de Naples: Chiaja, Toledo et Forcella. Ce n'�tait peut-�tre pas ces trois rues qu'il �tait urgent d'�clairer, attendu que ces trois rues �taient justement celles qui pouvaient le mieux se passer d'�clairage; mais on n'arrive pas du premier coup � la perfection, et quelque tendance naturelle qu'ait la police � �tre infaillible, elle est, comme toutes les autres choses de ce monde, soumise au t�tonnement du progr�s. Une cinquantaine de r�verb�res furent donc �parpill�s dans les trois rues susdites, et allum�s un beau soir, sans qu'on e�t demand� aux lazzaroni si cela leur convenait. Le lendemain, il n'en restait pas un seul; les lazzaroni les avaient cass�s depuis le premier jusqu'au dernier. On renouvela l'exp�rience trois fois. Trois fois elle amena les m�mes r�sultats. La police en fut pour ses cent cinquante r�verb�res. On fit venir padre Rocco, et on lui expliqua l'embarras dans lequel se trouvait le gouvernement. Padre Rocco se chargea de faire entendre raison aux r�calcitrans, pourvu qu'on lui perm�t d'op�rer sur eux � sa mani�re. Le gouvernement, enchant� d'�tre d�barrass� de ce soin, donna carte blanche � padre Rocco, lequel se mit incontinent � l'oeuvre. Padre Rocco avait compris que c'�taient les rues �troites et tortueuses qu'il fallait �clairer d'abord; et il avait avis� comme un centre la rue Saint-Joseph, qui donne d'un c�t� dans la rue de Tol�de, et de l'autre sur la place de Santa-Medina. Il fit donc peindre sur un beau mur blanc qui se trouvait au milieu de la rue � peu pr�s un magnifique saint Joseph. Les lazzaroni suivirent les progr�s de la peinture sur la muraille avec un plaisir visible. Nous avons oubli� de dire que le lazzarone est artiste. Quand la fresque fut achev�e, padre Rocco alluma un cierge devant la fresque; il �tait d�vot � saint Joseph, il br�lait un cierge en l'honneur du saint: il n'y avait rien � dire. D'ailleurs, le cierge jetait une fort m�diocre clart�. A dix pas du cierge, on pouvait voler, tuer, assassiner; il fallait des yeux de lynx pour distinguer le voleur du vol�, l'assassin de la victime, le meurtrissant du meurtri. Le lendemain, padre Rocco alluma un second cierge; sa d�votion s'accroissait; il n'y avait rien � dire. Seulement deux cierges produisirent le double de la lumi�re que produisait un seul; les lazzaroni commenc�rent � remarquer qu'il faisait un peu bien clair dans la rue Saint-Joseph. Le surlendemain, padre Rocco alluma un troisi�me cierge. Cette fois, les lazzaroni se plaignirent, tout haut. Padre Rocco ne tint aucun compte de leurs plaintes; et comme sa d�votion � saint Joseph allait toujours croissant, le quatri�me jour il alluma un r�verb�re. Cette fois, il n'y avait pas � se tromper aux intentions de padre Rocco; il faisait, � minuit, clair dans la rue Saint-Joseph comme en plein jour. Les lazzaroni cass�rent le r�verb�re de padre Rocco, comme ils avaient cass� les r�verb�res du gouvernement. Padro Rocco annon�a qu'il pr�cherait le dimanche suivant sur la puissance de saint Joseph. C'�tait une grande affaire qu'un sermon de padre Rocco. Padre Rocco pr�chait rarement, et toujours dans des circonstances supr�mes; ce n'�tait pas un faiseur de phrases, c'�tait un diseur de faits. Or, comme les faits racont�s par padre Rocco �taient toujours � la hauteur de l'intelligence de son auditoire, les sermons de padre Rocco produisaient habituellement une profonde impression sur ses ouailles. Aussi, d�s que le bruit se r�pandit que padre Rocco pr�cherait, tous les lazzaroni se r�p�t�rent-ils les uns aux autres cette importante nouvelle, de sorte qu'� l'heure indiqu�e pour le sermon, non seulement l'�glise Saint-Joseph �tait pleine, mais encore il y avait une queue qui bifurquait sur les marches de l'�glise, et qui remontait d'un c�t� jusqu'au Mercatello, et descendait de l'autre jusqu'� la place du Palais-Royal. Les derniers, comme on le comprend bien, ne pouvaient rien entendre, mais ils comptaient sur l'obligeance de ceux qui entendraient pour leur r�p�ter ce qu'ils auraient entendu. Padre Rocco monta on chaire: il ouvrit la bouche, on fit silence. --Mes enfans, dit-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai fait peindre le saint Joseph que vous avez pu admirer dans la rue qui porte le nom de ce grand saint. --Nous le savons, nous le savons, dirent en choeur les lazzaroni. Padre Rocco, au contraire d'une foule de pr�dicateurs qui posent d'avance la condition qu'on ne les interrompra point, padre Rocco, dis-je, provoquait ordinairement le dialogue. --Mes enfans, continua-t-il, il est bon de vous apprendre que c'est moi qui ai mis un cierge devant saint Joseph. --Nous le savons, reprirent les lazzaroni. --Que c'est moi qui ai mis deux cierges devant saint Joseph. --Nous le savons encore. --Que c'est moi qui ai mis trois cierges devant saint Joseph. --Nous le savons toujours. --Enfin, que c'est moi qui ai mis un r�verb�re devant saint Joseph. --Mais pourquoi avez-vous mis un r�verb�re devant saint Joseph, puisqu'on ne met pas de r�verb�re devant les autres saints? --Parce que saint Joseph, ayant plus de puissance que tout autre au ciel, doit plus que tout autre �tre honor� sur la terre. --Oh! firent les lazzaroni, un instant, padre Rocco; nous avons d'abord le bon Dieu qui passe avant lui. --J'en conviens, dit padre Rocco. --La Madone! --Pardon, la Madone est sa femme. --J�sus-Christ? --J�sus-Christ est son fils. --Ce qui veut dire?... --Que le mari et le p�re passent avant la m�re et l'enfant. --Ainsi, saint Joseph a plus de pouvoir que la Madone? --Oui. --Il a plus de pouvoir que J�sus-Christ? --Oui. --Quel pouvoir a-t-il donc? --Il a le pouvoir de faire entrer au ciel tous ceux qui lui furent d�vots sur la terre. --Quelque chose qu'ils aient faite? --Oh! mon Dieu, oui. --M�me les voleurs? --M�me les voleurs. --M�me les brigands? --M�me les brigands. --M�me les assassins? --M�me les assassins. Il se fit un grand murmure de doute dans l'assembl�e. Padre Rocco se croisa les bras et laissa le murmure monter, d�cro�tre et s'�teindre. --Vous doutez? dit padre Rocco. --Hum! firent les lazzaroni. --Eh bien! voulez-vous que je vous raconte ce qui est arriv�, pas plus tard qu'il y a huit jours, � Mastrilla? --A Mastrilla le bandit? --Oui. --Qui a �t� jug� � Ga�te? --Oui. --Et pendu � Terracine? --Oui. --Racontez, padre Rocco, racontez, s'�cri�rent tous les lazzaroni. Padre Rocco n'attendait que cette invitation, aussi ne se fit-il point prier. --Comme vous le savez, Mastrilla �tait un brigand sans foi ni loi; mais ce que vous ne savez pas, c'est que Mastrilla �tait d�vot � saint Joseph. --Non, c'est vrai, nous ne le savions pas, dirent les lazzaroni. --Eh bien! je vous l'apprends, moi. Les lazzaroni se r�p�t�rent les uns aux autres:--Mastrilla �tait d�vot � saint Joseph. --Tous les jours Mastrilla faisait sa pri�re � saint Joseph, et il lui disait: �Grand saint, je suis un si formidable p�cheur que je ne compte que sur vous pour me sauver � l'heure de ma mort, car il n'y a que vous qui puissiez obtenir du bon Dieu qu'un r�prouv� comme moi puisse entrer dans le paradis. Tout autre �lu y perdrait son latin. Je ne compte donc que sur vous, � grand saint Joseph!� Voil� la pri�re qu'il faisait tous les jours. --Eh bien? demand�rent les lazzaroni. --Eh bien! r�pondit le pr�dicateur, lorsqu'il fut dans les mains du bourreau, qu'il fut sur l'�chelle, qu'il eut la corde au cou, il demanda la permission de dire deux lignes de pri�res.--On la lui accorda. Il r�p�ta alors son oraison habituelle, et, au dernier mot de son oraison, sans attendre que le bourreau le pouss�t, il sauta de l'�chelle en l'air. Cinq minutes apr�s il �tait pendu. --Je l'ai vu pendre, dit un des assistans. --Eh bien! ce que je dis est-il vrai? demanda le pr�dicateur. --C'est la v�rit� pure, r�pondit le lazzarone. --Apr�s? apr�s? cri�rent les lazzaroni, qui commen�aient � prendre un vif int�r�t � la narration de padre Rocco. --A peine Mastrilla fut-il mort qu'il vit deux routes ouvertes devant lui, une qui allait en montant, l'autre qui allait en descendant. Quand on vient d'�tre pendu, il est permis de ne pas savoir ce qu'on fait. Mastrilla prit la route qui allait en descendant. Mastrilla descendit, descendit, descendit, pendant un jour, une nuit, et encore un jour; enfin, il trouva une porte. C'�tait la porte de l'enfer. Mastrilla frappa � la porte. Pluton parut. --D'o� viens-tu? demanda Pluton. --Je viens de la terre, r�pondit Mastrilla. --Que veux-tu? --Je veux entrer. --Qui es-tu? --Je suis Mastrilla. --Il n'y a pas de place ici pour toi; tu as pass� ta vie � prier saint Joseph; va-t'en trouver ton saint. --O� est saint Joseph? --Il est au ciel. --Par o� va-t-on au ciel? --Retourne par o� tu es venu, tu trouveras un chemin qui monte; une fois que tu seras sur ce chemin, va toujours tout droit: le ciel est au bout. --Il n'y a pas � se tromper? --Non. --Bien oblig�. --Il n'y a pas de quoi. Pluton ferma la porte, et Mastrilla prit le chemin du ciel. Il monta pendant un jour, une nuit et un jour; puis monta encore pendant une nuit, un jour et une nuit, et il trouva une porte. C'�tait la porte du ciel. Mastrilla frappa � la porte. Saint Pierre parut. --D'o� viens-tu? demanda saint Pierre. --Je viens de l'enfer, r�pondit Mastrilla. --Que veux-tu? --Je veux entrer. --Qui es-tu? --Je suis Mastrilla. --Comment! s'�cria saint Pierre, tu es Mastrilla le bandit, Mastrilla le voleur, Mastrilia l'assassin, et tu demandes � entrer au ciel! --Dame! on ne veut pas de moi en enfer, dit Mastrilla; il faut bien que j'aille quelque part. --Et pourquoi ne veut-on pas de toi en enfer? --Parce que j'ai �t� toute ma vie d�vot � saint Joseph. --En voil� encore un! dit saint Pierre; cela ne finira donc pas! Mais tant pis, ma foi! Je suis las d'entendre toujours la m�me chanson. Tu n'entreras pas! --Comment! je n'entrerai pas? --Non. --Et o� voulez-vous que j'aille? --Va-t'en au diable! --J'en viens. --Eh bien! retournes-y. --Ah! non, non! Merci! il y a trop loin; je suis fatigu�. Me voila ici, j'y reste. --Comment, tu y restes? --Oui. --Et tu comptes entrer malgr� moi? --Je l'esp�re bien. --Et sur qui comptes-tu pour cela? --Sur saint Joseph. --Qui se r�clame de moi? demanda une voix. --Moi, moi! cria Mastrilla, qui reconnut saint Joseph, lequel, passant par hasard, avait entendu prononcer son nom. --Allons, bon! dit saint Pierre, il ne manquait plus que cela! --Qu'y a-t-il donc? demanda saint Joseph. --Rien, dit saint Pierre; absolument rien. --Comment, rien! s'�cria Mastrilla; vous appelez cela rien, vous! Vous m'envoyez en enfer et vous ne voulez pas que je crie! --Pourquoi envoyez-vous cet homme en enfer? demanda saint Joseph. --Parce que c'est un bandit, r�pondit saint Pierre. --Mais peut-�tre s'est-il repenti � l'heure de sa mort? --Il est mort imp�nitent! --Ce n'est pas vrai! s'�cria Mastrilla. --A quel saint t'es-tu vou� en mourant? demanda saint Joseph. --Mais � vous, grand saint, � vous en personne, � vous, et pas � un autre. Mais c'est par jalousie ce que saint Pierre en fait. --Qui es-tu? demanda saint Joseph. --Je suis Mastrilla. --Comment! tu es Mastrilla, mon bon Mastrilla, qui tous les jours me faisais sa pri�re? --C'est moi-m�me en personne. --Et qui au moment de ta mort t'es adress� � moi, directement � moi? --A vous seul. --Et il veut t'emp�cher d'entrer? --Si vous n'�tiez pas pass� l�, c'�tait fini. --Mon cher saint Pierre, dit Joseph prenant un air digne, j'esp�re que vous allez laisser passer cet homme? --Ma foi, non, dit saint Pierre; je suis concierge ou je ne le suis pas. Si l'on n'est pas content de moi qu'on me destitue; mais je veux �tre ma�tre � ma porte, et ne tirer le cordon que quand il me pla�t. --Eh bien! alors, dit saint Joseph, vous trouverez bon que nous r�f�rions de la chose au bon Dieu. Vous ne lui contesterez pas le droit d'ouvrir le paradis � qui bon lui semble. --Soit! allons au bon Dieu. --Mais laissez entrer cet homme, au moins. --Qu'il attende � la porte. --Que dois-je faire, grand saint? demanda Mastrilla. Faut-il que je force la consigne ou faut-il que j'ob�isse? --Attends, mon ami, dit saint Joseph, et si tu n'entres pas, c'est moi qui sortirai; entends-tu? --J'attendrai, dit Mastrilla. Saint Pierre referma la porte, et Mastrilla s'assit sur le seuil. Les deux saints se mirent � la recherche du bon Dieu. Au bout d'un instant ils le trouv�rent occup� � dire l'office de la Vierge. --Encore! dit le bon Dieu en entendant le bruit que faisaient les deux saints en entrant; mais on ne peut donc pas �tre tranquille dix minutes! Que me veut-on? leur dit-il. --Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph... --Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre... --Mais vous vous querellerez donc toujours! Mais je serai donc �ternellement occup� � mettre la paix entre vous! --Seigneur, dit saint Joseph, c'est saint Pierre qui ne veut pas laisser entrer mes d�vots. --Seigneur, dit saint Pierre, c'est saint Joseph qui veut faire entrer tout le monde. --Et moi je vous dis que vous �tes un �go�ste! reprit saint Joseph. --Et vous un ambitieux! reprit saint Pierre. --Silence! dit le bon Dieu, Voyons, de quoi s'agit-il? --Seigneur, demanda saint Pierre, suis-je concierge du paradis ou non? --Vous l'�tes. On pourrait en trouver un meilleur, mais enfin vous l'�tes. --Ai-je le droit d'ouvrir ou de fermer la porte � ceux qui se pr�sentent? --Vous l'avez; mais, vous comprenez, il faut �tre juste. Qui est-ce qui se pr�sente? --Un bandit, un voleur, un assassin. --Oh! fit le bon Dieu. --Qui vient d'�tre pendu. --Oh! oh! Est-ce vrai, saint Joseph? --Seigneur... r�pondit saint Joseph un peu embarrass�. --Est-ce vrai? oui ou non? r�pondez. --Il y a du vrai, dit saint Joseph. --Ah! fit saint Pierre triomphant. --Mais cet homme m'a toujours �t� particuli�rement d�vot, et je ne puis pas abandonner mes amis dans le malheur. --Comment s'appelait-il? demanda le bon Dieu. --Mastrilla, r�pondit saint Joseph avec une certaine h�sitation. --Attendez donc! attendez donc! fit le bon Dieu cherchant dans sa m�moire; Mastrilla, Mastrilla, mais je connais cela, moi. --Un voleur, dit saint Pierre. --Oui. --Un brigand, un assassin. --Oui, oui. --Qui se tenait sur la route de Rome � Naples, entre Terracine et Ga�te. --Oui, oui, oui. --Et qui pillait toutes les �glises. --Comment! et c'est cet homme-l� que tu veux faire entrer ici? demanda le bon Dieu � saint Joseph. --Pourquoi pas? dit saint Joseph; le bon larron y est bien. --Ah! tu le prends sur ce ton-l�! dit le bon Dieu, � qui ce reproche �tait d'autant plus sensible que c'�tait toujours celui que lui faisaient les saints lorsqu'on leur refusait de laisser entrer quelqu'un de leurs prot�g�s. --C'est celui qui me convient, dit saint Joseph. --Bon! nous allons voir! Saint Pierre? --Seigneur. --Je vous d�fends de laisser entrer Mastrilla. --Faites bien attention � ce que vous ordonnez l�, Seigneur, reprit saint Joseph. --Saint Pierre, je vous d�fends de laisser entrer Mastrilla, dit le bon Dieu. Vous entendez? --Parfaitement, Seigneur. Il n'entrera pas, soyez tranquille. --Ah! il n'entrera pas? dit saint Joseph. --Non, dit le bon Dieu. --C'est votre dernier mot? --Oui. --Vous y tenez? --J'y tiens. --Il est encore temps de revenir l�-dessus. --J'ai dit. --En ce cas-l�, adieu, Seigneur. --Comment! adieu? --Oui, je m'en vais. --O�? --Je retourne � Nazareth. --Vous retournez � Nazareth, vous! --Certainement. Je n'ai pas envie de rester dans un endroit o� l'on me traite comme vous le faites. --Mon cher, dit le bon Dieu, voil� d�j� la dixi�me fois que vous me faites la m�me menace. --Eh bien! je ne vous la ferai pas une onzi�me. --Tant mieux! --Ah! tant mieux! Alors vous me laissez partir? --De grand coeur. --Vous ne me retenez pas? --Je m'en garde. --Vous vous en repentirez. --Je ne crois pas. --C'est ce que nous allons voir. --Eh bien, voyons! --R�fl�chissez-y. --C'est r�fl�chi. --Adieu, Seigneur. --Adieu, saint Joseph. --Il est encore temps, dit saint Joseph en revenant. --Vous n'�tes pas encore parti? dit le bon Dieu. --Non, mais cette fois je pars. --Bon voyage! --Merci. Le bon Dieu se remit � ses affaires, saint Pierre retourna � sa porte, saint Joseph rentra chez lui, ceignit ses reins, prit son b�ton de voyage et passa chez la Madone. La Madone chantait le _Stabat Mater_ de Pergol�se, qui venait d'arriver au ciel. Les onze mille vierges lui servaient de choeur; les s�raphins, les ch�rubins, les dominations, les anges et les archanges lui servaient d'instrumentistes; l'ange Gabriel conduisait l'orchestre. --Psitt! fit saint Joseph. --Qu'y a-t-il? demanda la Madone. --Il y a qu'il faut me suivre. --O� cela! --Que vous importe? --Mais enfin? --�tes-vous ma femme, oui ou non? --Oui. --Eh bien, la femme doit ob�issance � son �poux. --Je suis votre servante, monseigneur, et j'irai o� vous voudrez, dit la Madone. --C'est bien, dit saint Joseph. Venez. La Madone suivit saint Joseph les yeux baiss�s et avec sa r�signation habituelle, toujours pr�te qu'elle �tait � donner l'exemple du devoir et de la vertu au ciel comme sur la terre. --Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous? --Je vous ob�is, monseigneur. --Vous me suivez seule? --Je m'en vais comme je suis venue. --Ce n'est pas de cela qu'il s'agit: emmenez votre cour, emmenez! La Madone fit un signe, et les onze mille vierges march�rent derri�re elle en chantant; elle fit un autre signe, et les s�raphins, les ch�rubins, les dominations, les anges et les archanges, l'accompagn�rent en jouant de la viole, de la harpe et du luth. --C'est bien, dit saint Joseph, et il entra chez J�sus-Christ. J�sus-Christ revoyait l'�vangile de saint Mathieu, dans lequel s'�taient gliss�es quelques erreurs de typographie. --Psitt! fit saint Joseph. --Qu'y a-t-il? demanda J�sus-Christ. --Il y a qu'il faut me suivre. --O� cela? --Que vous importe! --Mais enfin? --Etes-vous mon fils, oui ou non! --Oui, dit J�sus-Christ. --Le fils doit ob�issance � son p�re. --Je suis votre serviteur, mon p�re, dit le Christ, et j'irai o� vous voudrez. --C'est bien, dit saint Joseph; venez. Le Christ suivit saint Joseph avec cette douceur qui l'a fait si fort, et cette humilit� qui l'a fait si grand. --Eh bien! demanda saint Joseph, que faites-vous? --Je vous ob�is, mon p�re. --Vous me suivez seul? --Je m'en vais comme je suis venu. --Ce n'est pas de cela qu'il s'agit; emmenez votre cour, emmenez. J�sus fit un signe: les ap�tres se rang�rent autour de lui; J�sus �leva la voix, et les saints, les saintes et les martyrs accoururent. --Suivez-moi, dit le Christ. Et les ap�tres, les saints, les saintes et les martyrs march�rent � sa suite. Il prit la t�te du cort�ge et s'achemina vers la porte. Derri�re lui venaient la Madone et toute la population du ciel. Ils rencontr�rent le Saint-Esprit que causait avec la colombe de l'arche. --O� donc allez-vous comme cela? demanda le Saint-Esprit. --Nous allons faire un autre paradis, dit saint Joseph. --Et pourquoi cela? --Parce que nous ne sommes pas contens de celui-ci. --Mais le bon Dieu?... --Le bon Dieu, nous le laissons. --Oh! il y a quelque erreur l�-dessous, dit le Saint-Esprit. Voulez-vous permettre que j'aille en conf�rer avec le Seigneur? --Allez, dit saint Joseph, mais d�p�chez-vous, nous sommes press�s. --J'y vole et je reviens, dit le Saint-Esprit. Le Saint-Esprit entra dans l'oratoire du bon Dieu et alla s'abattre sur son �paule. --Ah! c'est vous? dit le bon Dieu. Quelle nouvelle? --Mais une nouvelle terrible! --Laquelle? --Vous ne savez donc pas? --Non. --Saint Joseph s'en va. --C'est moi qui l'ai mis � la porte. --Vous, Seigneur? --Oui, moi. Il n'y avait plus moyen de vivre avec lui; c'�taient tous les jours de nouvelles pr�tentions, de nouvelles exigences. On aurait dit qu'il �tait le ma�tre ici. --Eh bien! vous avez fait l� une belle chose! --Comment? --Il emm�ne la Madone. --Bah! --Il emm�ne J�sus-Christ. --Impossible! --La Madone emm�ne les onze mille vierges, les s�raphins, les ch�rubins, les dominations, les anges, les archanges. --Que me dites-vous l�! --Le Christ emm�ne les ap�tres, les saints, les saintes et les martyrs. --Mais c'est donc une d�fection! --G�n�rale. --Que va-t-il donc me rester, � moi? --Les proph�tes Isa�e, �z�chiel, J�r�mie. --Mais je vais m'ennuyer � mourir, moi! --C'est comme cela. --Vous vous serez tromp�. --Regardez. Le bon Dieu regarda par cette m�me fen�tre o� notre grand po�te B�ranger le vit, et il aper�ut une foule immense qui se pressait du c�t� de la porte du paradis; tout le reste du ciel �tait vide, � l'exception d'un petit coin o� causaient les trois proph�tes. Le bon Dieu comprit d'un seul coup d'oeil la situation critique dans laquelle il se trouvait. --Que faut-il faire? demanda le bon Dieu au Saint-Esprit. --Dame! dit celui-ci, je ne connais pas l'�tat de la question. --Le bon Dieu lui raconta tout ce qui s'�tait pass� entre lui et saint Joseph a propos de Mastrilla, et comme quoi il avait donn� raison � saint Pierre. --C'est une faute, dit le Saint-Esprit. --Comment, c'est une faute! s'�cria le bon Dieu. --Eh! mon Dieu, oui. Il ne s'agit point ici du plus ou moins de m�rite du prot�g�; il s'agit du plus ou moins de puissance du protecteur. --Un malheureux charpentier! --Voil� ce que c'est de lui avoir fait une position! il en abuse. --Mais que faire? --Il n'y a pas deux moyens: il faut en passer par ce qu'il voudra. --Mais il est capable de m'imposer des conditions nouvelles! --Il faut les accepter de suite. Plus vous attendrez, plus il deviendra exigeant. --Allez donc me le chercher, dit le bon Dieu. --J'y vais, dit le Saint-Esprit. En un coup d'aile le Saint-Esprit fut � la porte du paradis: rien n'�tait chang�; saint Joseph avait la main sur la cl�, et tout le monde attendait qu'il ouvr�t la porte pour sortir avec lui. Quant � saint Pierre, en sa qualit� d'ap�tre, il avait �t� forc� de se mettre � la suite du Christ. --Le bon Dieu vous demande, dit le Saint-Esprit � saint Joseph. --Ah! c'est bien heureux! dit celui-ci. --Il est dispos� � faire tout ce que vous voulez. --Je savais bien qu'il en viendrait l�. --Vous pouvez renvoyer chacun � son poste. --Non pas, non pas; je prie au contraire tout le monde de m'attendre ici. Si nous ne nous entendions pas, ce serait � recommencer. --Nous attendrons, dirent la Madone et le Christ. --C'est bien, dit saint Joseph. Et, pr�c�d� du Saint-Esprit, il alla retrouver le bon Dieu. --Seigneur, dit le Saint-Esprit entrant le premier, voici saint Joseph. --Ah! c'est bien heureux! dit le bon Dieu. --Je vous avais pr�venu, r�pondit saint Joseph. --Mauvaise t�te! --�coutez, on est saint ou on ne l'est pas; si on est saint, il faut avoir le droit de faire entrer dans le paradis ceux qui se r�clament de vous; si on ne l'est pas, il faut s'en aller autre part. --C'est bien, c'est bien; n'en parlons plus. --Mais, au contraire, parlons-en; c'est fini pour aujourd'hui, mais cela recommencera demain. --Que veux-tu? voyons. --Je veux que tous ceux qui auront eu confiance en moi pendant leur vie puissent compter sur moi apr�s leur mort. --Diable! Sais-tu ce que tu demandes l�? --Parfaitement. --Si je donnais un pareil privil�ge � tout le monde. --D'abord, je ne suis pas tout le monde, moi. --Voyons, transigeons. --C'est � prendre ou � laisser. --Le quart? --Je m'en vais. Et saint Joseph fit un pas. --La moiti�? --Adieu. Et saint Joseph gagna la porte. --Les trois quarts? --Bonsoir! Et saint Joseph sortit. --Est-ce qu'il s'en va tout de bon? demanda le bon Dieu. --Tout de bon! r�pondit le Saint-Esprit. --Il ne se retourne point? --Pas le moins du monde. --Il ne ralentit pas sa marche? --Il se met � courir. --Volez apr�s lui, et dites-lui qu'il revienne. Le Saint-Esprit vola apr�s saint Joseph, et le ramena � grand peine. --Eh bien! dit le bon Dieu, puisque le ma�tre ici c'est vous et non pas moi, il sera fait comme vous le voulez. --Envoyez chercher le notaire, dit saint Joseph. --Comment, le notaire! s'�cria le bon Dieu; vous ne vous en rapportez pas � ma parole. --_Verba volant_, dit saint Joseph. --Appelez un notaire, dit le bon Dieu. Le notaire fut appel�, et saint Joseph est possesseur aujourd'hui d'un acte parfaitement en r�gle qui l'autorise � faire entrer dans le paradis quiconque lui est d�vot. Or, je vous le demande maintenant, un saint comme saint Joseph peut-il se contenter d'un mauvais cierge comme un saint de troisi�me ou de quatri�me ordre, et ne m�rite-t-il pas un r�verb�re? --Il en m�rite dix, il en m�rite vingt, il en m�rite cent! cri�rent les lazzaroni. Vive saint Joseph! vive le p�re du Christ! vive le mari de la Madone! � bas saint Pierre! Le m�me soir, padre Rocco fit allumer dix r�verb�res dans la rue Saint-Joseph. Le lendemain, il en fit allumer vingt dans les rues adjacentes; le surlendemain, il en fit allumer cent dans les environs; le tout � la plus grande gloire du saint auquel l'histoire qu'il venait de raconter avait improvis� une si grande popularit�. Ce fut ainsi que les r�verb�res de la rue Saint-Joseph, d�bordant d'un c�t� dans la rue de Tol�de et de l'autre sur la place de Santa-Mediana, finirent � peu par se glisser, gr�ce au pieux stratag�me de padre Rocco, dans les rues les plus sombres et les plus d�sertes de Naples. DEUXI�ME PARTIE. I La villa Giordani. Une violente �ruption du V�suve, miraculeusement calm�e par saint Janvier, donna lieu � un �trange �pisode. Sur le penchant du V�suve, � la source d'une des branches du Sebetus, s'�levait une de ces charmantes villas, comme on en voit blanchir au fond des d�licieux tableaux de L�opold Robert. C'�tait une �l�gante b�tisse carr�e, plus grande qu'une maison, moins imposante qu'un palais, au portique soutenu par des colonnes, au toit en terrasse, aux jalousies vertes, au perron surcharg� de fleurs, dont les degr�s conduisaient � un jardin tout plant� d'orangers, de lauriers roses et de grenadiers. A l'un des angles de cette coquette habitation s'�levait un bouquet de palmiers dont les cimes, d�passant le toit, retombaient dessus comme un panache, et donnaient � tout l'ensemble du b�timent un petit air oriental qui faisait plaisir � voir. Toute la journ�e, comme c'est l'habitude � Naples, la villa muette semblait solitaire et restait ferm�e; mais, lorsque le soir arrivait, et avec le avec le soir la brise de la mer, les jalousies s'ouvraient doucement, pour respirer, et alors ceux qui passaient au pied de cette demeure enchant�e pouvaient voir, � travers les fen�tres, des appartemens aux meubles dor�s et aux riches tentures, dans lesquels passaient, appuy�s au bras l'un de l'autre, et se regardant avec amour, un beau jeune homme et une belle jeune femme. C'�taient les ma�tres de ce petit palais de f�e, le comte Odoardo Giordani et sa jeune femme la comtesse Lia. Quoique les deux jeunes gens s'aimassent depuis long-temps, il y avait six mois seulement qu'ils �taient unis l'un � l'autre. Ils avaient d� se marier au moment o� la r�volution napolitaine avait �clat�; mais alors le comte Odoardo, que sa naissance et ses principes attachaient � la cause royale, avait suivi le roi Ferdinand en Sicile, �tait rest� � Palerme, comme chevalier d'honneur de la reine, pendant sept � huit mois; puis, au moment o� le cardinal Ruffo avait fait son exp�dition de Calabre, le comte Odoardo avait demand� � sa souveraine la permission de partir avec lui, et, l'ayant obtenue, avait accompagn� cet �trange chef de partisans dans sa marche triomphale vers Naples. Il �tait entr� avec lui dans la capitale, avait retrouv� sa Lia fid�le, et, comme rien ne s'opposait plus � son mariage, il l'avait �pous�e. Fuyant alors les massacres qui d�solaient la ville, il avait emport� sa jeune femme dans le paradis que nous avons essay� de d�crire, qu'ils habitaient ensemble depuis six mois, et o� le comte e�t �t�, sans contredit, l'homme le plus heureux de la terre, sans un �v�nement qui venait de lui arriver et qui troublait profondement son bonheur. Tous les membres de sa famille n'avaient point partag� la haine qu'il portait aux Fran�ais, et qui lui avait fait quitter Naples � leur approche. Le comte avait une soeur cadette nomm�e Teresa, belle et chaste enfant qui s'�panouissait comme un lis � l'ombre du clo�tre. Selon l'habitude des familles napolitaines, l'avenir d'amour et de bonheur de la jeune fille, cet amour que Dieu a permis � toute cr�ature humaine d'esp�rer, avait �t� sacrifi� � l'avenir d'ambition de son fr�re a�n�. Avant que la pauvre Teresa s�t ce que c'�tait que le monde, la grille d'un couvent s'�tait ferm�e entre le monde et elle; et, lorsque son p�re �tait mort, lorsque son fr�re a�n�, qui l'adorait, �tait devenu ma�tre de sa libert�, depuis trois ans d�j� ses voeux �taient prononc�s. La premi�re parole du comte Odoardo � sa soeur, en la revoyant apr�s la mort de son p�re, avait �t� l'offre de lui faire obtenir du saint p�re la rupture d'un engagement pris avant qu'elle conn�t la valeur du serment prononc�, et qu'elle p�t appr�cier l'�tendue du sacrifice qu'elle allait faire; mais pour la pauvre enfant, qui n'avait vu le monde qu'� travers le voile insouciant de ses premi�res ann�es, dont le coeur ne connaissait d'autre amour que celui qu'elle avait vou� au Seigneur, le clo�tre avait son charme, et la solitude son enchantement; elle remercia donc son fr�re bien-aim� de l'offre qu'il lui faisait, mais elle l'assura qu'elle se trouvait heureuse et qu'elle craignait tout changement qui viendrait donner � son existence un autre avenir que celui auquel elle s'�tait habitu�e. Le jeune homme, qui commen�ait � aimer, et qui savait quel changement l'amour apporte dans la vie, se retira en priant Dieu de permettre que sa soeur ne regrett�t jamais la r�solution qu'elle avait prise. Quelques mois s'�coul�rent; puis arriv�rent les �v�nemens que nous avons racont�s: le comte Odoardo se retira en Sicile, comme nous l'avons dit, laissant la jeune carm�lite sous la garde du Seigneur. Les Fran�ais entr�rent � Naples, et la r�publique parth�nop�enne fut proclam�e: un des premiers actes du nouveau gouvernement fut, ainsi que l'avait fait sa soeur a�n�e la r�publique fran�aise, d'ouvrir les portes de tous les couvens et de d�clarer que les voeux prononc�s par force �taient nuls. Puis, comme cette d�cision �tait insuffisante pour d�terminer les femmes surtout � quitter l'asile o� elles s'�taient habitu�es � vivre et o� elles comptaient mourir, un d�cret arriva bient�t qui d�clarait les ordres religieux compl�tement abolis. Force fut alors aux pauvres colombes de sortir de leur nid; Teresa se retira chez sa tante, qui l'accueillit comme si elle e�t �t� sa fille; mais la maison de la marquise de Livello (c'est ainsi que se nommait la tante de Teresa) �tait mal choisie pour que la jeune religieuse p�t retrouver le calme qu'elle regrettait. La marquise, que sa position aristocratique, sa fortune et sa naissance attachaient de coeur � la maison de Bourbon, avait craint d'�tre compromise par cet attachement bien connu, et elle s'�tait empress�e de recevoir chez elle le g�n�ral Championnet et les principaux chefs de l'arm�e fran�aise. Parmi ces officiers il y avait un jeune colonel de vingt-quatre ans. � cette �poque, on �tait colonel de bonne heure. Celui-ci, sans naissance, sans fortune, �tait parvenu � ce grade, aid� par son seul courage. � peine eut-il vu Teresa qu'il en devint amoureux; � peine Teresa l'eut-elle vu qu'elle comprit qu'il y a d'autre bonheur dans la vie que la solitude et le repos du clo�tre. Les jeunes gens s'aim�rent, l'un avec l'imagination d'un Fran�ais, l'autre avec le coeur d'une Italienne. Cependant, d�s le premier retour qu'ils avaient fait sur eux-m�mes, ils avaient compris que cet amour ne pouvait �tre que malheureux. Comment la soeur d'un �migr� royaliste pouvait-elle �pouser un colonel r�publicain? Les jeunes gens ne s'en aim�rent pas moins, et peut-�tre ne s'en aim�rent-ils que davantage. Trois mois pass�rent comme un jour; puis cet ordre fatal, qui devait �tre le signal de si grands malheurs, arriva � l'arm�e fran�aise de battre en retraite, et vint r�veiller les amans au milieu de leur songe d'or. Il ne s'agissait point de se quitter: l'amour des jeunes gens �tait trop grand pour s'arr�ter un instant � l'id�e d'une s�paration. Se s�parer c'�tait mourir, et tous deux se trouvaient si heureux, qu'ils avaient bonne envie de vivre. En Italie, pays des amours instantan�es, tout a �t� pr�vu pour qu'� chaque heure du jour et de la nuit un amour du genre de celui qui liait le jeune colonel � Teresa p�t recevoir sa sanctification. Deux amans se pr�sentent devant un pr�tre, lui d�clarent qu'ils d�sirent se prendre pour �poux, se confessent, re�oivent l'absolution, vont s'agenouiller devant l'autel, entendent la messe et sont mari�s. Le colonel proposa � Teresa un mariage de ce genre. Teresa accepta. Il fut convenu que pendant la nuit qui pr�c�derait le d�part des Fran�ais, Teresa quitterait le palais de sa tante, et que les deux jeunes gens iraient recevoir la b�n�diction nuptiale dans l'�glise del Carmine, situ�e place du _Mercato nuovo_. Tout se fit ainsi qu'il avait �t� arr�t�, � une chose pr�s. Les deux jeunes gens se pr�sent�rent devant le pr�tre, qui leur dit qu'il �tait tout dispos� � les unir aussit�t qu'il les aurait entendus en confession. Il n'y avait rien � dire, c'�tait l'habitude: le colonel s'y conforma en s'agenouillant d'un c�t� du confessionnal, tandis que la jeune fille s'agenouillait de l'autre; et quoique sans doute son r�cit ne f�t pas exempt de certaines peccadiles, le pr�tre, qui savait qu'il faut passer quelque chose � un colonel, et surtout � un colonel de vingt-quatre ans, lui remit ses p�ch�s avec une facilit� toute patriarcale. Mais, contre toute attente, il n'en fut pas ainsi de la pauvre Teresa. Le pr�tre lui pardonna bien son amour; il lui pardonna sa fuite de chez sa tante, puisque cette fuite avait pour but de suivre son mari; mais quand la jeune fille lui apprit qu'elle avait autrefois �t� religieuse, qu'elle �tait sortie de son couvent lors du d�cret qui abolissait les ordres religieux, le pr�tre se leva, d�clarant que, d�li�e aux yeux des hommes, Teresa ne l'�tait pas aux regards de Dieu. En cons�quence, il refusa positivement de b�nir leur union. Teresa supplia, le colonel mena�a, mais le pr�tre resta aussi insensible aux menaces qu'aux pri�res. Le colonel avait grande envie de lui passer son �p�e au travers du corps, mais il r�fl�chit qu'il n'en serait pas mieux mari� apr�s cela, et il emporta Teresa entre ses bras, lui jurant que ce n'�tait qu'un retard sans importance, et qu'� peine arriv�s en France ils trouveraient un pr�tre moins scrupuleux que celui-l�, lequel s'empresserait de r�parer le temps perdu en les unissant sans aucun d�lai et sans aucune contestation. Teresa aimait: elle crut et consentit � suivre son amant. Le lendemain, la marquise de Livello trouva une lettre qui lui annon�ait la fuite de sa ni�ce. Cette nouvelle lui causa une grande douleur. Cependant cette douleur ne venait pas tout enti�re de la disparition de Teresa. Nous avons dit les craintes politiques de la marquise. Ces craintes, contre son opinion, avaient �t� jusqu'� lui faire recevoir comme amis ces Fran�ais qu'elle ha�ssait. Or, elle pr�voyait une r�action royaliste, elle avait d�j� � r�pondre aux bourboniens de sa facilit� � fraterniser avec les patriotes: que serait-ce donc lorsqu'on apprendrait que la ni�ce qui lui avait �t� confi�e, la soeur du comte Odoardo, c'est-�-dire d'un des plus ardens _santa fede_ de la cour du roi Ferdinand, �tait partie de Naples avec un colonel r�publicain! La marquise de Livello se voyait d�j� perdue, guillotin�e, prisonni�re, ou tout au moins proscrite. Sa r�solution fut prise imm�diatement: elle annon�a que, depuis quelque temps, la sant� de sa ni�ce s'affaiblissait sans cesse, et que, supposant que l'air de Naples lui �tait contraire, elle allait se retirer dans sa terre de Livello. Le m�me soir, elle partit dans une voiture ferm�e o� elle �tait cens�e �tre avec Teresa, et le lendemain elle arriva dans son ch�teau, situ� dans la terre de Bari, pr�s du petit fleuve Ofanto. C'�tait un ch�teau sombre, isol�, solitaire, et qui convenait parfaitement � la r�solution qu'elle avait prise. Au bout d'un mois, le bruit se r�pandit � Naples que Teresa venait de mourir d'une maladie de langueur. Un certificat d'un vieux pr�tre attach� � la maison de la marquise depuis cinquante ans ne laissa aucun doute sur cet �v�nement. D'ailleurs, � qui le soup�on que cette nouvelle �tait un mensonge pouvait-il venir? On savait que la marquise adorait sa ni�ce, et elle avait annonc� hautement qu'elle n'aurait pas d'autre h�riti�re; enfin la marquise avait r�pandu ce bruit avec d'autant plus de confiance que Teresa lui avait annonc� dans sa lettre qu'elle ne la reverrait jamais. Le comte Odoardo fut au d�sespoir. Lia et sa soeur, c'�tait tout ce qu'il aimait au monde: heureusement Lia lui restait. Nous avons dit comment, en rentrant � Naples avec le cardinal Ruffo, Odoardo avait retrouv� Lia plus aimante que jamais; nous avons dit comment ils avaient �t� unis et comment ils avaient fui Naples pour �tre tout entiers � leur amour. Ils habitaient donc cette charmante villa que nous avons d�crite, situ�e sur le penchant du V�suve, et des fen�tres de laquelle on voyait � la fois le volcan, la mer, Naples, et toute cette d�licieuse vall�e de l'antique Campanie qui s'�tend vers Acerra. Les deux nouveaux �poux recevaient peu de monde; le bonheur aime le calme et cherche la solitude. D'ailleurs, dans les premiers jours de son mariage, une des amies de la comtesse, en venant lui rendre sa visite de noce, l'avait trouv�e seule, et s'�tait empress�e de la f�liciter, non seulement de son union avec le comte Odoardo, mais encore du triomphe qu'elle avait obtenu sur sa rivale, triomphe dont cette union �tait la preuve. Alors, sans savoir ce que signifiaient ces paroles, Lia avait p�li et avait demand� de quelle rivale on voulait parler, et de quel triomphe il �tait question. L'obligeante amie avait aussit�t racont� � la jeune comtesse qu'il n'avait �t� bruit � la cour de Palerme que de l'amour que le comte avait inspir� � la belle Emma Lyonna, la favorite de Caroline, bruit qui avait fait craindre aux amies de la future comtesse que son mariage ne f�t fort aventur�; mais il n'en avait point �t� ainsi: le nouveau Renaud, �gar� un instant, selon la visiteuse, avait enfin rompu les fers de cette autre Armide, et, quittant l'�le enchant�e o� s'�tait un instant perdu son coeur, il �tait revenu plus amoureux que jamais � ses premi�res amours. Lia avait �cout� toute cette histoire le sourire sur les l�vres et la mort dans l'�me; puis, satisfaite de la douleur qu'elle avait caus�e, l'officieuse amie �tait retourn�e � Naples, laissant dans le coeur de la jeune �pouse toutes les angoisses de la jalousie. Aussi, � peine la porte se fut-elle referm�e derri�re la visiteuse, que Lia fondit en larmes. Presqu'en m�me temps une porte lat�rale s'ouvrit, et le comte entra. Lia essaya de lui cacher ses pleurs sous un sourire; mais, quand elle voulut parler, la douleur l'�touffa, et, au lieu des tendres paroles qu'elle essayait de prononcer, elle ne put qu'�clater en sanglots. Ce chagrin �tait trop profond et trop inattendu pour que le comte n'en voul�t pas savoir la cause. Lia, de son c�t�, avait le coeur trop plein pour renfermer long-temps un pareil secret: toute sa douleur d�borda, sans reproches, sans r�criminations, mais telle qu'elle l'avait �prouv�e, pleine d'angoisses et d'amertume. Odoardo sourit. Il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'avait racont� � Lia son obligeante amie. La belle Emma Lyonna avait effectivement distingu� le comte; mais, � son grand �tonnement, sa sympathie n'avait �t� accueillie que par la froide politesse de l'homme du monde. Enfin, l'occasion s'�tait pr�sent�e pour lui de quitter la Sicile avec le cardinal Ruffo; il s'�tait empress� de la saisir. Odoardo raconta tout cela � sa femme avec l'accent de la v�rit�, sans faire valoir aucunement le sacrifice qu'il avait fait, car il aimait trop Lia pour croire qu'il lui avait fait un sacrifice. Lia, rassur�e par son sourire, avait fini par oublier cette aventure comme on oublie les soup�ons d'amour, c'est-�-dire qu'elle n'y pensait plus que lorsqu'elle �tait seule. Un matin qu'Odoardo �tait sorti d�s le point du jour pour chasser dans la montagne, Lia, en traversant sa chambre, vit sur sa table quatre ou cinq lettres que le domestique venait de rapporter de la ville; elle y jeta machinalement les yeux; une de ces lettres �tait une �criture de femme. Lia tressaillit. Elle avait un trop profond sentiment de son devoir pour d�cacheter cette lettre; mais elle ne put r�sister au d�sir de s'assurer du genre de sensation qu'�prouverait son mari en la d�cachetant. Aussit�t qu'elle l'entendit rentrer, elle se glissa dans un cabinet d'o� elle pouvait tout voir, et attendit, anxieuse et tremblante, comme si quelque chose de supr�me allait se d�cider pour elle. Le comte traversa sa chambre sans s'arr�ter, et entra dans celle de sa femme; on lui avait dit que la comtesse �tait chez elle, il croyait l'y trouver. Il l'appela. R�pondre, c'�tait se trahir. Lia se tut. Odoardo rentra alors dans sa chambre, d�posa son fusil dans un coin, jeta sa carnassi�re sur un sofa; puis, s'avan�ant nonchalamment vers la table o� �taient les lettres, il jeta sur elles un coup d'oeil indiff�rent; mais � peine eut-il vu cette �criture fine qui avait tant intrigu� la comtesse, qu'il poussa un cri et que sans s'inqui�ter des autres d�p�ches, il se saisit de celle-l�. La seule vue de cette �criture avait caus� au comte une telle �motion, qu'il fut oblig� de s'appuyer � la table pour ne pas tomber; puis il resta un instant les regards fix�s sur l'adresse comme s'il ne pouvait en croire ses yeux. Enfin il brisa le cachet en tremblant, chercha la signature, la lut avidement, d�vora la lettre, la couvrit de baisers; puis il resta pensif quelques minutes et pareil � un homme qui se consulte. Enfin, ayant relu cette �p�tre, dont l'importance n'�tait pas douteuse, il la replia soigneusement, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'avait point �t� vu, et, se croyant seul, il la cacha dans la poche de c�t� de sa veste de chasse, de mani�re que, soit par hasard, soit avec intention, la lettre se trouvait reposer sur son coeur. Cette lettre, c'�tait une lettre de Teresa. � la vue de l'�criture de celle qu'il croyait morte, Odoardo avait tressailli de surprise et avait cru �tre le jouet de quelque illusion. C'est alors qu'il avait ouvert cette lettre avec tant d'�motion et de crainte. Alors tout lui avait �t� r�v�l�. Le jeune colonel avait �t� tu� � la bataille de Genola, et Teresa s'�tait trouv�e seule et isol�e dans un pays inconnu. Femme du colonel, elle f�t rentr�e en France, fi�re du nom qu'elle portait; mais le mariage n'avait pas encore eu lieu: elle avait droit de pleurer son amant, voil� tout. Alors elle avait pens� � son fr�re qui l'aimait tant; c'�tait � lui seul qu'elle confiait sa position; elle le suppliait de lui garder le secret, d�sirant aux yeux de tous continuer de passer pour morte. Du reste, elle arrivait presque aussit�t que sa lettre: un mot, qu'elle priait son fr�re de lui jeter poste restante, lui indiquerait o� elle pourrait descendre. L�, elle l'attendrait avec toute l'impatience d'une soeur qui avait craint de ne jamais le revoir. Pour plus de s�curit�, ce mot ne devait porter aucun nom et �tre adress� � madame ----. Elle terminait sa lettre en lui recommandant de nouveau le secret, m�me vis-�-vis de sa femme, dont elle craignait la rigidit� et dont elle ne pourrait supporter le m�pris. Odoardo tomba sur une chaise, succombant � l'exc�s de sa surprise et de sa joie. Nous n'essaierons pas m�me de d�crire les angoisses que la comtesse avait �prouv�es pendant la demi-heure qui venait de s'�couler. Vingt fois elle avait �t� sur le point d'entrer, d'appara�tre tout � coup au comte, et de lui demander en face si c'�tait ainsi qu'il tenait les sermens de fid�lit� qu'il lui avait faits. Mais retenue chaque fois par ce sentiment qui veut que l'on creuse son malheur jusqu'au fond, elle �tait rest�e immobile et sans parole, encha�n�e � place comme si elle e�t �t� sous l'empire d'un r�ve. Cependant elle comprit que, si le comte la retrouvait l�, il devinerait qu'elle avait tout vu, et par cons�quent se tiendrait sur ses gardes. Elle s'�lan�a donc dans le jardin, et par une r�action d�sesp�r�e sur elle-m�me, elle parvint, au bout de quelques minutes, � rendre un certain calme � ses trais; quant � son coeur, il semblait � la comtesse qu'un serpent la d�vorait. Le comte aussi �tait descendu dans le jardin: tous deux se rencontr�rent donc bient�t, et tous deux en se rencontrant firent un effort visible sur eux-m�mes, l'un pour dissimuler sa joie, l'autre pour cacher sa douleur. Odoardo courut � sa femme. Lia l'attendit. Il la serra dans ses bras avec un mouvement si puissant, qu'il �tait presque convulsif. --Qu'avez-vous donc, mon ami? demanda la comtesse. --Oh! je suis bien heureux! s'�cria le comte. Lia se sentit pr�te � s'�vanouir. Tous deux rentr�rent pour d�ner. Apr�s le d�ner, pendant lequel Odoardo parut tellement pr�occup� qu'il ne fit point attention � la pr�occupation de sa femme, il se leva et prit son chapeau. --O� allez-vous? demanda Lia en tressaillant. Il y avait, dans le ton avec lequel ces paroles �taient prononc�es, un accent si �trange, qu'Odoardo regarda Lia avec �tonnement. --O� je vais? dit-il en regardant Lia. --Oui, o� allez-vous? reprit Lia avec un accent plus doux et en s'effor�ant de sourire. --Je vais � Naples. Qu'y a-t-il d'�tonnant que j'aille � Naples? continua Odoardo en riant. --Oh! rien, sans doute, mais vous ne m'aviez pas dit que vous me quittiez ce soir. --Une des lettres que j'ai re�ues ce matin me force � cette petite course, dit le comte; mais je rentrerai de bonne heure, sois tranquille. --Mais c'est donc une affaire importante qui vous appelle � Naples? --De la plus haute importance. --Ne pouvez-vous la remettre � demain? --Impossible. --En ce cas, allez. Lia pronon�a ce dernier mot avec un tel effort, que le comte revint � elle; et, la prenant dans son bras pour l'embrasser au front: --Souffres-tu, mon amour? lui dit-il. --Pas le moins du monde, r�pondit Lia. --Mais tu as quelque chose? continua-t-il en insistant. --Moi? rien, absolument rien. Que voulez-vous que j'aie, moi? Lia pronon�a ces paroles avec un sourire si amer, que cette fois Odoardo vit bien qu'il se passait en elle quelque chose d'�trange. --�coute, mon enfant, lui dit-il, je ne sais pas si tu as quelque cause de chagrin; mais ce que je sais, c'est que mon coeur me dit que tu souffres. --Votre coeur se trompe, dit Lia; partez donc tranquille et ne vous inqui�tez pas de moi. --M'est-il possible de te quitter, m�me pour un instant, lorsque tu me dis adieu ainsi? --Eh bien! donc, puisque tu le veux, dit Lia en faisant un nouvel effort sur elle-m�me, va, mon Odoardo, et reviens bien vite. Adieu. Pendant ce temps on avait sell� le cheval favori du comte, et il pi�tinait au bas du perron. Odoardo sauta dessus et s'�loigna en faisant de la main un signe � Lia. Lorsqu'il eut disparu derri�re le premier massif d'arbres, Lia monta dans un petit pavillon qui surmontait la terrasse et d'o� l'on d�couvrait toute la route de Naples. De l� elle vit Odoardo se dirigeant vers la ville au grand galop de son cheval. Son coeur se serra plus fort; car, au lieu que l'id�e lui v�nt que c'�tait pour �tre plus t�t de retour, elle pensa que c'�tait pour s'�loigner plus rapidement. Odoardo allait � Naples pour retenir un appartement � sa soeur. D'abord il eut l'id�e de lui louer un palais, puis il comprit que ce n'�tait point agir selon les instructions qu'il avait re�ues et que mieux valait quelque petite chambre bien isol�e dans un quartier perdu. Il trouva ce qu'il cherchait, rue San-Giacomo, no. 11, au troisi�me �tage, chez une pauvre femme qui louait des chambres en garni. Seulement, lorsqu'il eut fait choix de celle qu'il r�servait pour Teresa, il fit venir un tapissier et lui fit promettre que le lendemain au matin les murs seraient couverts de soie et les carreaux de tapis. Le tapissier s'engagea � faire de cette pauvre chambre un petit boudoir digne d'une duchesse. Le tapissier fut pay� d'avance un tiers en plus de ce qu'il demandait. En sortant, le comte rencontra son h�tesse: elle �tait avec sa soeur, vieille m�g�re comme elle. Le comte lui recommanda tous les soins possibles pour sa nouvelle pensionnaire. L'h�tesse demanda quel �tait son nom. Le comte r�pondit qu'il �tait inutile qu'elle conn�t ce nom, qu'une femme jeune et jolie se pr�senterait, demandant le comte Giordani, et que c'�tait � cette femme que la chambre �tait destin�e. Les deux vieilles �chang�rent un sourire, que le comte ne vit m�me pas, ou auquel il ne fit pas attention. Puis, sans m�me se donner le temps d'�crire, tant il �tait inquiet de Lia, il reprit le chemin de la villa Giordani, pensant qu'il enverrait la lettre par un domestique. Lia �tait rest�e dans le pavillon jusqu'� ce qu'elle e�t perdu son mari de vue. Alors elle �tait redescendue dans sa chambre, continuant de le suivre avec les yeux inquiets et per�ans de la jalousie. Son coeur �tait oppress� � ne plus le sentir battre; elle ne pouvait ni pleurer ni crier, c'�tait un supplice affreux, et il lui semblait qu'on ne pouvait l'�prouver sans mourir. Lia resta deux heures, la t�te renvers�e sur le dos de son fauteuil, tenant � pleines mains ses cheveux tordus entre ses doigts. Au bout de deux heures, elle entendit le galop du cheval: c'�tait Odoardo qui revenait; elle sentit qu'en ce moment elle ne pourrait pas le voir, il lui semblait qu'elle le ha�ssait autant qu'elle l'avait aim�; elle courut � la porte qu'elle ferma au verrou, et revint se jeter sur son lit. Bient�t elle entendit les pas du comte qui s'approchait de la porte; il essaya de l'ouvrir, mais la porte r�sista. Alors il parla � voix basse, et Lia entendit ces mots venir jusqu'� elle:--C'est moi, mon enfant, dors-tu? Lia ne r�pondit rien. Elle retourna seulement la t�te et regarda du c�t� par o� venait cette voix avec des yeux ardens de fi�vre. --R�ponds-moi, continua Odoardo. Lia se tut. Elle entendit alors les pas du comte qui s'�loignait. Un instant apr�s sa voix parvint de nouveau jusqu'� elle: il demandait � sa femme de chambre si elle savait ce qu'avait sa ma�tresse; mais celle-ci, qui ne s'�tait aper�ue de rien, r�pondit que sa ma�tresse �tait rentr�e dans sa chambre, et que, sans doute fatigu�e de la chaleur, elle s'�tait couch�e et endormie. --C'est bien, dit le comte, je vais �crire. Quand la comtesse sera �veill�e, pr�venez-moi. Et Lia entendit Odoardo qui rentrait dans sa chambre et qui s'asseyait devant une table. Les deux chambres �taient contigu�s; Lia se leva doucement, tira la cl� de la porte et regarda par la serrure. Odoardo �crivait effectivement; et sans doute la lettre qu'il �crivait r�pondait � un besoin de son coeur, car une expression infinie de bonheur �tait r�pandue sur tout son visage. --Il lui �crit! murmura Lia. Et elle continua de regarder, h�sitant entre sa jalousie qui la poussait � ouvrir cette porte, � courir au comte, � arracher cette lettre de ses mains, et un reste de raison qui lui disait que ce n'�tait peut-�tre point � une femme qu'il �crivait et que mieux valait attendre. Le comte acheva la lettre, la cacheta, mit l'adresse, sonna un domestique, lui ordonna de monter � cheval et de porter � l'instant la lettre qu'il venait d'�crire. C'�tait celle que Teresa devait trouver poste restante. Le domestique prit la lettre des mains du comte et sortit. La comtesse courut � une petite porte de d�gagement qui donnait de son cabinet de toilette dans le corridor, et descendit au jardin. Au moment o� le domestique allait franchir la grille du parc, il rencontra la comtesse. --O� allez-vous si tard, Giuseppe? demanda la comtesse. --Porter, de la part de M. le comte, cette lettre � la poste, r�pondit le domestique. Et en disant ces mots il tendit la lettre vers la comtesse; Lia jeta un coup d'oeil rapide sur l'adresse et lut: �A madame ----, poste restante, � Naples.� --C'est bien, dit-elle. Allez. Le domestique partit au galop. Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'�tait bien � une femme qu'il �crivait, � une femme qui cachait son nom sous un signe, � une femme qui, par cons�quent, voulait rester inconnue. Pourquoi ce myst�re, s'il n'y avait pas en dessous quelque intrigue criminelle? D�s lors le parti de la comtesse fut arr�t�. Elle r�solut de dissimuler, afin d'�pier son mari jusqu'au bout, et, avec une puissance dont elle se serait crue elle-m�me incapable, elle rentra dans sa chambre, et, ouvrant la porte qui donnait dans l'appartement du comte, elle s'avan�a vers Odoardo, le sourire sur les l�vres. Le lendemain, Odoardo avait compl�tement oubli� cette pr�occupation qu'il avait remarqu�e la veille sur le visage de Lia, et qui l'avait un instant inqui�t�. Lia paraissait plus joyeuse et plus confiante dans l'avenir que jamais. Le lendemain �tait un dimanche. La matin�e de ce jour-l� �tait consacr�e par la comtesse � une grande distribution d'aum�nes. Aussi, d�s huit heures du matin, la grille du parc �tait-elle encombr�e de pauvres. Apr�s le d�je�ner, le comte, qui �tait habitu� � abandonner cette oeuvre de bienfaisance � sa femme, prit son fusil, sa carnassi�re et son chien et s'en alla faire un tour dans la montagne. Lia monta au pavillon; elle vit Odoardo s'�loigner dans la direction d'Avellino. Cette fois, il n'allait donc pas � Naples. Elle respira. C'�tait, depuis la veille, la premi�re fois qu'elle se retrouvait seule avec elle-m�me. Au bout d'un instant, sa femme de chambre vint lui dire que les pauvres l'attendaient. Lia descendit, prit une poign�e de carlins et s'achemina vers la grille du parc. Chacun eut sa part: vieillards, femmes, enfans, chacun �tendit vers la belle comtesse sa main vide et retira sa main enrichie d'une aum�ne. Au fur et � mesure que s'op�rait la distribution, ceux qui avaient re�u se retiraient et faisaient place � d'autres. Il ne restait plus qu'une vieille femme assise sur une pierre, qui n'avait encore rien demand� ni rien re�u, et qui, comme si elle e�t �t� endormie, tenait sa t�te sur ses deux genoux. Lia l'appela, elle ne r�pondit point; Lia fit quelques pas vers elle, la vieille resta immobile; enfin Lia lui toucha l'�paule, et elle leva la t�te. --Tenez, ma bonne femme, dit la comtesse en lui pr�sentant une petite pi�ce d'argent, prenez et priez pour moi. --Je ne demande pas l'aum�ne, dit la vieille femme, je dis la bonne aventure. Lia regarda alors celle qu'elle avait prise pour une pauvresse, et elle reconnut son erreur. En effet, ses v�temens, qui �taient ceux des paysannes de Solatra et d'Avellino, n'indiquaient pas pr�cis�ment la mis�re; elle avait une jupe bleue bord�e d'une esp�ce de broderie grecque, un corsage de drap rouge, une serviette pli�e sur le front � la mani�re d'Aquila, un tablier autour duquel courait une arabesque, et de larges manches de toile grise par lesquelles sortaient ses bras nus. Sa t�te, qui e�t pu servir de mod�le � Schnetz pour prendre une de ces vieilles paysannes qu'il affectionne, �tait pleine de caract�re et semblait taill�e dans un bloc de bistre. Les rides et les plis qui la sillonnaient �taient accus�s avec tant de fermet�, qu'ils semblaient creus�s � l'aide du ciseau. Toute sa figure avait l'immobilit� de la vieillesse. Ses yeux seuls vivaient et semblaient avoir le don de lire jusqu'au fond du coeur. Lia reconnut une de ces boh�miennes � qui leur vie errante a livr� quelques uns des secrets de la nature et qui ont vieilli en sp�culant sur l'ignorance ou sur la curiosit�. Lia avait toujours eu de la r�pugnance pour ces pr�tendus sorciers. Elle fit donc un pas pour s'�loigner. --Vous ne voulez donc pas que je vous dise votre bonne aventure, signora? reprit la vieille. --Non, dit Lia, car ma bonne aventure, � moi, pourrait bien, si elle �tait vraie, n'�tre qu'une sombre r�v�lation. --L'homme est souvent plus press� de conna�tre le mal qui le menace que le bien qui peut lui arriver, r�pondit la vieille. --Oui, tu as raison, dit Lia. Aussi, si je pouvais croire en ta science, je n'h�siterais pas � te consulter. --Que risquez-vous? reprit la vieille. Aux premi�res paroles que je dirai, vous verrez bien si je mens. --Tu ne peux pas conna�tre ce que je veux savoir, dit Lia. Ainsi ce serait inutile. --Peut-�tre, dit la vieille. Essayez. Lia se sentait combattue par ce double principe dont, depuis la veille, elle avait plusieurs fois �prouv� l'influence. Cette fois encore elle c�da � son mauvais g�nie, et se rapprochant de la vieille: --Eh bien! que faut-il que je fasse? demanda-t-elle. --Donnez-moi votre main, r�pondit la vieille. La comtesse �ta son gant et tendit sa main blanche, que la vieille prit entre ses mains noires et rid�es. C'�tait un tableau tout compos� que cette jeune, belle, �l�gante et aristocratique personne, debout, p�le et immobile devant cette vieille paysanne aux v�temens grossiers, au teint br�l� par le soleil. --Que voulez-vous savoir? dit la boh�mienne apr�s avoir examin� les lignes de la main de la comtesse avec autant d'attention que si elle avait pu y lire aussi facilement que dans un livre. Dites, que voulez-vous savoir? le pr�sent, le pass� ou l'avenir? La vieille pronon�a ces mots avec une telle confiance que Lia tressaillit; elle �tait Italienne, c'est-�-dire superstitieuse; elle avait eu une nourrice calabraise, elle avait �t� berc�e par des histoires de stryges et de boh�miens. --Ce que je veux savoir, dit-elle en essayant de donner � sa voix l'assurance de l'ironie; je d�sire savoir le pass�: il m'indiquera la foi que je puis avoir dans l'avenir. --Vous �tes n�e � Salerne, dit la vieille; vous �tes riche, vous �tes noble, vous avez eu vingt ans � la derni�re f�te de la Madone de l'Arc, et vous avez �pous� derni�rement un homme dont vous avez �t� longtemps s�par�e et que vous aimez profond�ment. --C'est cela, c'est bien cela, dit Lia en p�lissant; et voil� pour le pass�. --Voulez-vous savoir le pr�sent? dit la vieille en fixant sur la comtesse ses petits yeux de vip�re. --Oui, dit Lia apr�s un instant de silence et d'h�sitation; oui, je le veux. --Vous vous sentez le courage de le supporter? --Je suis forte. --Mais si je rencontre juste, que me donnerez-vous? demanda la vieille. --Cette bourse, r�pondit la comtesse en tirant de sa poche un petit filet enrichi de perles, et dans laquelle on voyait briller, � travers la soie, l'or d'une vingtaine de sequins. La vieille jeta sur l'or un regard de convoitise, et �tendit instinctivement la main pour s'en emparer. --Un instant! dit la comtesse, vous ne l'avez pas encore gagn�. --C'est juste, signora, r�pondit la vieille. Rendez-moi votre main. Lia rendit sa main � la boh�mienne. --Oui, oui, le pr�sent, murmura la vieille, le pr�sent est une triste chose pour vous, signora; car voici une ligne qui va du pouce � l'annulaire, et qui me dit que vous �tes jalouse. --Ai-je tort de l'�tre? demanda Lia. --Ah! cela, je ne puis vous le dire, reprit la boh�mienne, car ici la ligne se confond avec deux autres. Seulement ce que je sais, c'est que votre mari a un secret qu'il vous cache. --Oui, c'est cela, murmura la comtesse; continuez. --C'est une femme qui est l'objet de ce secret, reprit la boh�mienne. --Jeune? demanda Lia. --Jeune?... oui, jeune, r�pondit la boh�mienne apr�s un moment d'h�sitation. --Jolie? continua la comtesse. --Jolie? Je ne la vois qu'� travers un voile; je ne puis donc vous r�pondre. --Et o� est cette femme? --Je ne sais. --Comment, tu ne sais? --Non! je ne sais pas o� elle est aujourd'hui. Il me semble qu'elle est dans une �glise, et je ne vois pas de ce c�t�-l�; mais je puis vous dire o� elle sera demain. --Et o� sera-t-elle demain? --Demain elle sera dans une petite chambre de la rue San-Giacomo, no. 11, au troisi�me �tage, o� elle attendra votre mari. --Je veux voir cette femme! s'�cria la comtesse en jetant sa bourse � la boh�mienne. Cinquante sequins si je la vois. --Je vous la ferai voir, dit la vieille; mais � une condition. --Parle. Laquelle? --C'est que, quelque chose que vous voyiez et que vous entendiez, vous ne para�trez point. --Je te le promets. --Ce n'est pas assez de le promettre, il faut le jurer. --Je te le jure. --Sur quoi? --Sur les plaies du Christ. --Bien. Ensuite il faudrait vous procurer un v�tement de religieuse, afin que, si vous �tes rencontr�e, vous ne soyez pas reconnue. --J'en ferai demander un au couvent de Sainte-Marie-des-Gr�ces, dont ma tante est abbesse; ou plut�t... attends... J'irai d�s le matin sous pr�texte de lui faire une visite; viens m'y prendre � dix heures avec une voiture ferm�e, et attends-moi � la petite porte qui donne dans la rue de l'Arenaccia. --Tr�s bien, dit la boh�mienne; j'y serai. Lia rentra chez elle, et la vieille s'�loigna en branlant la t�te et en comptant son or. A deux heures Odoardo rentra. Lia l'entendit demander au valet de chambre si l'on n'avait pas apport� quelque lettre pour lui. Le valet de chambre r�pondit que non. Lia fit semblant de n'avoir rien entendu que les pas du comte, pas qu'elle connaissait si bien, et elle ouvrit la porte en souriant. --Oh! quelle bonne surprise! lui dit-elle. Tu es rentr� plus t�t que je n'esp�rais. --Oui, dit Odoardo en jetant les yeux du c�t� du V�suve; oui, j'�tais inquiet. Ne sens-tu pas qu'il fait �touffant? ne vois-tu pas que la fum�e du V�suve est plus �paisse que d'habitude? La montagne nous promet quelque chose! --Je ne sens rien, je ne vois rien, dit Lia. D'ailleurs, ne sommes-nous pas du c�t� privil�gi�? --Oui, et maintenant plus privil�gi� que jamais, dit Odoardo: un ange le garde. Cette soir�e se passa comme l'autre, sans que le comte con��t aucun soup�on, tant Lia sut dissimuler sa douleur. Le lendemain, � neuf heures du matin, elle demanda au comte la permission d'aller voir sa tante la sup�rieure du couvent de Sainte-Marie. Cette permission lui fut gracieusement accord�e. Le V�suve devenait de plus en plus mena�ant; mais tous deux avaient trop de choses dans le coeur et l'esprit pour penser au V�suve. La comtesse monta en voiture et se fit conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Gr�ces. Arriv�e l�, elle dit � sa tante que, pour accomplir incognito une oeuvre de bienfaisance, elle avait besoin d'un costume de religieuse. L'abbesse lui en fit apporter un � sa taille. Lia le rev�tit. Comme elle achevait sa toilette monastique, la vieille la fit demander: elle attendait � la porte avec la voiture ferm�e. Cinq minutes apr�s, cette voiture s'arr�tait � l'angle de la rue San-Giacomo et de la place Santa-Medina. Lia et sa conductrice descendirent et firent quelques pas � pied; puis elles entr�rent par une petite porte � gauche, trouv�rent un escalier sombre et �troit, et mont�rent au troisi�me �tage. Arriv�e l�, la vieille poussa une porte et entra dans une esp�ce d'antichambre, o� une autre vieille l'attendait. Les deux boh�miennes alors firent renouveler � Lia son serment de ne jamais rien dire sur la mani�re dont elle avait d�couvert la trahison de son mari; puis ce serment fait dans les m�mes termes que la premi�re fois, elles l'introduisirent dans une petite chambre, � la cloison de laquelle une ouverture presque imperceptible avait �t� pratiqu�e. Lia colla son oeil � cette ouverture. La premi�re chose qui la frappa dans cette chambre, et la seule qui attira d'abord toute son attention, fut une ravissante jeune femme de son �ge � peu pr�s, reposant tout habill�e sur un lit aux rideaux de satin bleu moir� d'argent; elle paraissait avoir c�d� � la fatigue et dormait profond�ment. Lia se retourna pour interroger l'une ou l'autre des deux vieilles; mais toutes deux avaient disparu. Elle reporta avidement son oeil � l'ouverture. La jeune femme s'�veillait; elle venait de soulever sa t�te, qu'elle appuyait encore tout endormie sur sa main. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles de son front jusque sur l'oreiller, lui couvrant � demi le visage. Elle secoua la t�te pour �carter ce voile, ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d'elle, comme pour reconna�tre o� elle �tait; puis, rassur�e sans doute par l'inspection, un l�ger et triste sourire passa sur ses l�vres; elle fit une courte pri�re mentale, baisa un petit crucifix qu'elle portait au cou, et, descendant de son lit, elle alla soulever le rideau de la fen�tre, regarda long-temps dans la rue comme attendant quelqu'un, et, ce quelqu'un ne paraissant pas encore, elle revint s'asseoir. Pendant ce temps, Lia l'avait suivie de l'oeil, et ce long examen lui avait bris� le coeur. Cette femme �tait parfaitement belle. La vue de Lia se reporta alors de cette femme aux objets qui l'entouraient. La chambre qu'elle habitait �tait pareille � celle dans laquelle Lia avait �t� introduite; mais dans la chambre voisine une main pr�voyante avait r�uni tous ces mille d�tails de luxe dont a besoin d'�tre sans cesse accompagn�e, comme une peinture l'est de son cadre, la femme belle, �l�gante et aristocratique; tandis que l'autre chambre, celle o� se trouvait Lia, avec ses murs nus, ses chaises de paille, ses tables boiteuses, avait conserv� son caract�re de mis�re et de v�tust�. Il �tait �vident que l'autre chambre avait �t� pr�par�e pour recevoir la belle h�tesse. Cependant celle-ci attendait toujours, dans la m�me pose, pensive et m�lancolique, la t�te pench�e sur sa poitrine, celui qui sans doute avait veill� � l'arrangement du charmant boudoir qu'elle occupait. Tout � coup elle releva le front, pr�ta l'oreille avec anxi�t� et demeura soulev�e � demi et les yeux fix�s sur la porte. Bient�t sans doute le bruit qui l'avait tir�e de sa r�verie devint plus distinct; elle se leva tout � fait, appuyant une main sur son coeur et cherchant de l'autre un appui, car elle p�lissait visiblement et semblait pr�te � s'�vanouir. Il y eut alors un instant de silence, pendant lequel le bruit des pas d'un homme montant l'escalier arriva jusqu'� Lia elle-m�me; puis la porte de la chambre voisine s'ouvrit: l'inconnue jeta un grand cri, �tendit les bras et ferma les yeux comme si elle ne pouvait r�sister � son �motion. Un homme se pr�cipita dans la chambre et la retint sur son coeur au moment o� elle allait tomber. Cet homme, c'�tait le comte. La jeune femme et lui ne purent qu'�changer deux paroles: --Odoardo! Teresa! La comtesse n'en put supporter davantage; elle poussa un g�missement douloureux et tomba �vanouie sur le plancher. Quand elle recouvra ses sens, elle �tait dans une autre chambre. Les deux vieilles lui jetaient de l'eau sur le visage et lui faisaient respirer du vinaigre. Lia se leva d'un mouvement rapide comme la pens�e, et voulut s'�lancer vers la porte de la chambre qui renfermait Odoardo et la femme inconnue, mais les deux vieilles lui rappel�rent son serment. Lia courba la t�te sous une promesse sacr�e, tira de sa poche une bourse contenant une cinquantaine de louis et la donna � la boh�mienne; c'�tait le prix de la proph�tie faite par elle, et qui s'�tait si ponctuellement et si cruellement accomplie. La comtesse descendit l'escalier, remonta dans sa voiture, donna machinalement l'ordre de la conduire au couvent de Sainte-Marie-des-Gr�ces et rentra chez sa tante. Lia �tait si p�le que la bonne abbesse s'aper�ut tout aussit�t qu'il venait de lui arriver quelque chose; mais � toutes les questions de sa tante, Lia r�pondit qu'elle s'�tait trouv�e mal et que ce reste de p�leur venait de l'�vanouissement qu'elle avait subi. L'amour de la sup�rieure s'alarma d'autant plus que, tout en lui racontant l'accident qui venait de lui arriver, sa ni�ce lui en cachait la cause. Aussi fit-elle tout ce qu'elle put pour obtenir de la comtesse qu'elle rest�t au couvent jusqu'� ce qu'elle f�t remise tout � fait; mais l'�motion qu'avait �prouv�e Lia n'�tait point une de ces secousses dont on se remet en quelques heures. La blessure �tait profonde, douloureuse et envenim�e. Lia sourit am�rement aux craintes de sa tante, et, sans m�me essayer de les combattre, d�clara qu'elle voulait retourner chez elle. L'abbesse lui montra alors la cime de la montagne tout envelopp�e de fum�e, et lui dit qu'une �ruption prochaine �tant in�vitable, il serait plus raisonnable � elle de faire dire � son mari de venir la rejoindre et d'attendre les r�sultats de cette �ruption en un lieu s�r. Mais Lia lui r�pondit en lui montrant d'un geste cette pente verdoyante de la montagne sur laquelle, depuis que le V�suve existait, pas le plus petit ruisseau de lave ne s'�tait �gar�. L'abbesse, voyant alors que sa r�solution �tait in�branlable, prit cong� d'elle en la recommandant � Dieu. La comtesse remonta en voiture. Dix minutes apr�s, elle �tait � la villa Giordani. Odoardo n'�tait pas encore rentr�. L�, les douleurs de Lia redoubl�rent. Elle parcourut comme une insens�e les appartemens et les jardins: chaque chambre, chaque bouquet d'arbres, chaque all�e avait pour elle un souvenir, d�licieux trois jours auparavant, aujourd'hui mortel. Partout Odoardo lui avait dit qu'il l'aimait. Chaque objet lui rappelait une parole d'amour. Alors Lia sentit que tout �tait fini pour elle et qu'il lui serait impossible de vivre ainsi; mais elle sentit en m�me temps qu'il lui �tait impossible de mourir en laissant Odoardo dans le monde qu'habitait sa rivale. En ce moment, il lui vint une id�e terrible: c'�tait de tuer Odoardo et de se tuer ensuite. Lorsque cette id�e se pr�senta � son esprit, elle jeta presque un cri d'horreur; mais peu � peu elle for�a son esprit de revenir � cette pens�e, comme un cavalier puissant force son cheval rebelle de franchir l'obstacle qui l'avait d'abord effarouch�. Bient�t cette pens�e, loin de lui inspirer de la crainte, lui causa une sombre joie; elle se voyait le poignard � la main, r�veillant Odoardo de son sommeil, lui criant le nom de sa rivale entre deux blessures mortelles, se frappant � son tour, mourant � c�t� de lui, et le condamnant � ses embrassemens pour l'�ternit�. Et Lia s'�tonnait qu'au fond d'une douleur si poignante une r�solution pareille p�t remuer une si grande joie. Elle alla dans le cabinet d'Odoardo. L� �taient des troph�es d'armes de tous les pays, de toutes les esp�ces, depuis le crik empoisonn� du Malais jusqu'� la hache gothique du chevalier franc. Lia d�tacha un beau cangiar turc, au fourreau de velours, au manche tout �maill� de topazes, de perles et de diamans. Elle l'emporta dans sa chambre, en essaya la pointe au bout de son doigt, dont une goutte de sang jaillit, limpide et brillante comme un rubis, puis le cacha sous son oreiller. En ce moment, elle entendit le hennissement du cheval d'Odoardo et comme elle se trouvait devant une glace, elle vit qu'elle devenait p�le comme une morte. Alors elle se mit � rire de sa faiblesse, mais l'�clat de son propre rire l'effraya, et elle s'arr�ta toute frissonnante. En ce moment elle entendit les pas de son mari, qui montait l'escalier. Elle courut aux rideaux des fen�tres, qu'elle laissa retomber afin d'augmenter l'obscurit� et de d�rober ainsi au comte l'alt�ration de son visage. Le comte ouvrit la porte, et, encore �bloui par l'�clat du jour, il appela Lia de sa plus douce et de sa plus tendre voix. Lia sourit avec d�dain, et, se levant du fauteuil o� elle �tait assise dans l'ombre des rideaux de la fen�tre, elle fit quelques pas au devant de lui. Odoardo l'embrassa avec cette effusion de l'homme heureux qui a besoin de r�pandre son bonheur sur tout ce qui l'entoure. Lia crut que son mari s'abaissait � feindre pour elle un amour qu'il n'�prouvait plus. Un instant auparavant elle avait crut le ha�r; d�s lors elle crut le m�priser. La journ�e se passa ainsi, puis la nuit vint. Bien souvent Odoardo, en regardant sa femme, qui s'effor�ait de sourire sous son regard, ouvrit la bouche comme pour r�v�ler un secret; puis chaque fois il retint les paroles sur ses l�vres, et le secret rentra dans son coeur. Pendant la soir�e, les menaces du V�suve devinrent plus effrayantes que jamais. Odoardo proposa plusieurs fois � sa femme de quitter la villa et de s'en aller dans leur palais de Naples; mais � chaque fois Lia pensa que cette proposition lui �tait faite par Odoardo pour se rapprocher de sa rivale, le palais du comte �tant situ� dans la rue de Tol�de, � cent pas � peine de la rue San-Giacomo. Aussi, � chaque proposition du comte, lui rappela-t-elle que le c�t� du V�suve o� s'�levait la villa avait toujours �t� respect� par le volcan. Odoardo en convint; mais il n'en d�cida pas moins que, si le lendemain les sympt�mes de la montagne �taient toujours les m�mes, ils quitteraient la villa pour aller attendre � Naples la fin de l'�v�nement. Lia y consentit. La nuit lui restait pour sa vengeance; elle ne demandait pas autre chose. Par un �trange ph�nom�ne atmosph�rique, � mesure que l'obscurit� descendait du ciel, la chaleur augmentait. En vain les fen�tres de la villa s'�taient ouvertes comme d'habitude pour aspirer le souffle du soir, la brise quotidienne avait manqu�, et, � sa place, la mer en �bullition d�gageait une vapeur lourde et ti�de presque visible � l'oeil, et qui se r�pandait comme un brouillard � la surface de la terre. Le ciel, au lieu de s'�toiler comme � l'ordinaire, semblait un d�me d'�tain rougi pesant de tout son poids sur le monde. Une chaleur insupportable passait par bouff�es, venant de la montagne et descendant vers la villa; et cette chaleur �nervante semblait, � chaque fois qu'elle se faisait sentir, emporter avec elle une portion des forces humaines. Odoardo voulait veiller. Ces sympt�mes bien connus l'inqui�taient pour Lia, mais Lia le rassurait en riant de ses frayeurs; Lia paraissait insensible � tous ces ph�nom�nes. Quand le comte se couchait sans force et les yeux � demi ferm�s sur un fauteuil, Lia restait debout, ferme, roide et immobile, soutenue par la douleur qui veillait au fond de son �me. Le comte finit par croire que la faiblesse qu'il �prouvait venait d'une mauvaise disposition de sa part. Il demanda en riant le bras de Lia, s'y appuya pour gagner son lit, se jeta dessus tout habill�, lutta un instant encore contre le sommeil, puis tomba enfin dans une esp�ce d'engourdissement l�thargique, et s'endormit la main de Lia dans les siennes. Lia resta debout pr�s du lit, silencieuse et sans faire un mouvement, tant qu'elle crut que le sommeil n'avait pas encore pris tout son empire. Puis, lorsqu'elle fut � peu pr�s certaine que le comte �tait devenu insensible au bruit comme au toucher, elle retira doucement sa main, s'avan�a vers l'antichambre, donna l'ordre aux domestiques de partir � l'instant m�me pour Naples, afin de pr�parer le palais � les recevoir le lendemain matin, et rentra dans son appartement. Les domestiques, enchant�s de pouvoir se mettre en s�ret� en accomplissant leur devoir, s'�loign�rent � l'instant m�me. La comtesse, appuy�e � sa fen�tre ouverte, les entendit sortir, fermer la porte de la villa, puis la grille du jardin. Elle descendit alors, visita les antichambres, les corridors, les offices. La maison �tait d�serte: comme la comtesse le d�sirait, elle �tait rest�e seule avec Odoardo. Elle rentra dans sa chambre, s'approcha de son lit d'un pas ferme, fouilla sous son oreiller, en tira le cangiar, le sortit du fourreau, examina de nouveau sa lame recourb�e et toute diapr�e d'arabesques d'or; puis, les l�vres serr�es, les yeux fixes, le front pliss�, elle s'avan�a vers la chambre d'Odoardo, pareille � Gulnare s'avan�ant vers l'appartement de S�ide. La porte de communication �tait ouverte, et la lumi�re laiss�e par Lia dans sa chambre projetait ses rayons dans celle du comte. Elle s'avan�a donc vers le lit, guid�e par cette lueur. Odoardo �tait toujours couch� dans la m�me position et dans la m�me immobilit�. Arriv�e au chevet, elle �tendit la main pour chercher l'endroit o� elle devait frapper. Le comte, oppress� par la chaleur, avait, avant de se coucher, �t� sa cravate et entr'ouvert son gilet et sa chemise. La main de Lia rencontra donc sur sa poitrine nue, � l'endroit m�me du coeur, un petit m�daillon renfermant un portrait et des cheveux qu'elle lui avait donn�s au moment o� il �tait parti pour la Sicile, et qu'il n'avait jamais quitt�s depuis. La supr�me exaltation touche � la supr�me faiblesse. A peine Lia eut-elle senti et reconnu ce m�daillon, qu'il lui sembla qu'un rideau se levait et qu'elle voyait repasser une � une, comme de douces et gracieuses ombres, les premi�res heures de son amour. Elle se rappela, avec cette rapidit� merveilleuse de la pens�e qui enveloppe des ann�es dans l'espace d'une seconde, le jour o� elle vit Odoardo pour la premi�re fois, le jour o� elle lui avoua qu'elle l'aimait, le jour o� il partit pour la Sicile, le jour o� il revint pour l'�pouser; tout ce bonheur qu'elle avait support� sans fatigue, diss�min� qu'il avait �t� sur sa vie, brisa sa force en se condensant pour ainsi dire dans sa pens�e. Elle plia sous le poids des jours heureux; et, laissant �chapper le cangiar de sa main tremblante, elle tomba � genoux pr�s du lit, mordant les draps pour �touffer les cris qui demandaient � sortir de sa poitrine, et suppliant Dieu de leur envoyer � tous deux cette mort qu'elle craignait de n'avoir plus la force de donner et de recevoir. Au moment m�me o� elle achevait cette pri�re, un grondement sourd et prolong� se fit entendre, une secousse violente �branla le sol, et une lumi�re sanglante illumina l'appartement. Lia releva la t�te: tous les objets qui l'entouraient avaient pris une teinte fantastique. Elle courut � la fen�tre, se croyant sous l'empire d'une hallucination; mais l� tout lui fut expliqu�. La montagne venait de se fendre sur une longueur d'un quart de lieue. Une flamme ardente s'�chappait de cette ger�ure infernale, et au pied de cette flamme bouillonnait, en prenant sa course vers la villa, un fleuve de lave qui mena�ait de l'avoir, avant un quart d'heure, engloutie et d�vor�e. Lia, au lieu de profiter du temps qui lui �tait accord� pour sauver Odoardo et se sauver avec lui, crut que Dieu avait entendu et exauc� sa pri�re, et ses l�vres p�les murmur�rent ces paroles impies: �Seigneur, Seigneur, tu es grand, tu es mis�ricordieux, je te remercie!...� Puis, les bras crois�s, le sourire sur les l�vres, les yeux brillans d'une volupt� mortelle, tout illumin�e par ce reflet sanglant, silencieuse et immobile, elle suivit du regard les progr�s d�vorans de la lave. Le torrent, ainsi que nous l'avons dit, s'avan�ait directement sur la villa Giordani, comme si, pareille � une de ces cit�s maudites, elle �tait condamn�e par la col�re de Dieu, et que ce f�t elle surtout et avant tout que ce feu de la terre, rival du feu du ciel, avait mission d'atteindre et de punir. Mais la course du fleuve de feu �tait assez lente pour que les hommes et les animaux pussent fuir devant lui ou s'�carter de son passage. A mesure qu'il avan�ait, l'air, de lourd et humide qu'il �tait, devenait sec et ardent. Long-temps devant la lave les objets encha�n�s � la terre et en apparence insensibles semblaient, � l'approche du danger, recevoir la vie pour mourir. Les sources se tarissaient en sifflant, les herbes se dess�chaient en agitant leurs cimes jaunies, les arbres se tordaient en se courbant comme pour fuir du c�t� oppos� � celui d'o� venait la flamme. Les chiens de garde qu'on l�chait la nuit dans le parc �taient venus chercher un refuge sur le perron, et se pressant contre le mur hurlaient lamentablement. Chaque chose cr��e, mue par l'instinct de la conservation, semblait r�agir contre l'�pouvantable fl�au. Lia seule semblait h�ter du geste sa course et murmurait � voix basse: Viens! viens! viens! En ce moment, il sembla � Lia qu'Odoardo se r�veillait: elle s'�lan�a vers son lit. Elle se trompait; Odoardo, sur lequel pesait pendant son sommeil cet air d�vorant, se d�battait aux prises avec quelque songe terrible. Il semblait vouloir repousser loin de lui un objet mena�ant. Lia le regarda un instant, effray�e de l'expression douloureuse de son visage. Mais en ce moment les liens qui encha�naient ses paroles se bris�rent. Odoardo pronon�a le nom de Teresa. C'�tait donc Teresa qui visitait ses r�ves! c'�tait donc pour Teresa qu'il tremblait! Lia sourit d'un sourire terrible, et revint prendre sa place sur le balcon. Pendant ce temps, la lave marchait toujours et avait gagn� du terrain; d�j� elle �tendait ses deux bras flamboyans autour de la colline sur laquelle �tait situ�e la villa. Si � cette heure Lia avait r�veill� Odoardo, il �tait encore temps de fuir; car la lave, battant de front le monticule et s'�tendant � ses deux flancs, ne s'�tait point encore rejointe derri�re lui. Mais Lia garda le silence, n'ayant au contraire qu'une crainte, c'�tait que le cri supr�me de toute cette nature � l'agonie ne parvint aux oreilles du comte et ne le tir�t de son sommeil. Il n'en fut rien. Lia vit la lave s'�tendre, pareille � un immense croissant, et se r�unir derri�re la colline. Elle poussa alors un cri de joie. Toute issue �tait ferm�e � la fuite. La villa et ses jardins n'�taient plus qu'une �le battue de tous c�t�s par une mer de flammes. Alors la terrible mar�e commen�a de monter aux flancs de la colline comme un flux immense et redoubl�. A chaque ressac, on voyait les vagues enflamm�es gagner du terrain et ronger l'�le, dont la circonf�rence devenait de plus en plus �troite. Bient�t la lave arriva aux murs du parc, et les murs se couch�rent dans ses flots, tranch�s � leur base. A l'approche du torrent, les arbres se s�ch�rent, et la flamme, jaillissant de leur racine, monta � leur sommet. Chaque arbre, tout en br�lant, conservait sa forme jusqu'au moment o� il s'ab�mait en cendres dans l'inondation ardente, qui s'avan�ait toujours. Enfin les premiers flots de lave commenc�rent � para�tre dans les all�es du jardin. A cette vue, Lia comprit qu'� peine il lui restait le temps de r�veiller Odoardo, de lui reprocher son crime et de lui faire comprendre qu'ils allaient mourir l'un par l'autre. Elle quitta la terrasse et s'approchant du lit: --Odoardo! Odoardo! s'�cria-t-elle en le secouant par le bras; Odoardo! l�ve-toi pour mourir! Ces terribles paroles, dites avec l'accent supr�me de la vengeance, all�rent chercher l'esprit du comte au plus profond de son sommeil. Il se dressa sur son lit, ouvrit des yeux hagards; puis, au reflet de la flamme, aux p�tillemens des carreaux qui se brisaient, aux vacillemens de la maison que les vagues de lave commen�aient d'�treindre et de secouer, il comprit tout, et s'�lan�ant de son lit: --Le volcan! le volcan! s'�cria-t-il. Ah! Lia! je te l'avais bien dit! Puis, bondissant vers la fen�tre, il embrassa d'un coup d'oeil tout cet horizon br�lant, jeta un cri de terreur, courut � l'extr�mit� oppos�e de la chambre, ouvrit une fen�tre qui donnait sur Naples, et voyant toute retraite ferm�e, il revint vers la comtesse en s'�criant, d�sesp�r�: --Oh! Lia, Lia, mon amour, mon �me, ma vie, nous sommes perdus! --Je le sais, r�pondit Lia. --Comment, tu le sais? --Depuis une heure je regarde le volcan! je n'ai pas dormi, moi! --Mais si tu ne dormais pas, pourquoi m'as-tu laiss� dormir? --Tu r�vais de Teresa, et je ne voulais pas te r�veiller. --Oui, je r�vais qu'on voulait m'enlever ma soeur une seconde fois. Je r�vais que j'avais �t� tromp�, qu'elle �tait bien r�ellement morte, qu'elle �tait �tendue sur son lit dans sa petite chambre de la rue San-Giacomo, qu'on apportait une bi�re et qu'on voulait la clouer dedans. C'�tait un r�ve terrible, mais moins terrible encore que la r�alit�. --Que dis-tu? que dis-tu? s'�cria la comtesse saisissant les mains d'Odoardo et le regardant en face. Cette Teresa, c'est ta soeur? --Oui. --Cette femme qui loge rue San-Giacomo, au troisi�me �tage, no. 11. c'est ta soeur? --Oui. --Mais ta soeur est morte! Tu mens! --Ma soeur vit. Lia; ma soeur vit, et c'est nous qui allons mourir. Ma soeur avait suivi un colonel fran�ais qui a �t� tu�. Moi aussi je la croyais morte, on me l'avait dit, mais j'ai re�u une lettre d'elle avant-hier, mais hier je l'ai vue. C'�tait bien elle, c'�tait bien ma soeur, humili�e, fl�trie, voulant rester inconnue. Oh! mais que nous fait tout cela en ce moment? Sens-tu, sens-tu la maison qui tremble; entends-tu les murs qui se fendent? O mon Dieu, mon Dieu, secourez-nous! --Oh! pardonne-moi, pardonne-moi! s'�cria Lia en tombant � genoux. Oh! pardonne-moi avant que je meure! --Et que veux-tu que je te pardonne? qu'ai-je � te pardonner? --Odoardo! Odoardo! c'est moi qui te tue! J'ai tout vu, j'ai pris cette femme pour une rivale, et, ne pouvant plus vivre avec toi, j'ai voulu mourir avec toi. Mon Dieu! mon Dieu! n'est-il aucune chance de nous sauver? N'y a-t-il aucun moyen de fuir? Viens, Odoardo! viens! je suis forte; je n'ai pas peur. Courons! Et elle prit son mari par la main, et tous deux se mirent � courir comme des insens�s par les chambres de la villa chancelante, s'�lan�ant � toutes les portes, tentant toutes les issues et rencontrant partout l'inexorable lave qui montait sans cesse, impassible, d�vorante, et battant d�j� le pied des murs qu'elle secouait de ses embrassemens mortels. Lia �tait tomb�e sur ses genoux, ne pouvant plus marcher. Odoardo l'avait prise dans ses bras et l'emportait de fen�tre en fen�tre en criant, appelant au secours. Mais tout secours �tait impossible, la lave continuait de monter. Odoardo, par un mouvement instinctif, alla chercher un refuge sur la terrasse qui couronnait la maison; mais l� il comprit r�ellement que tout �tait fini, et, tombant � genoux et �levant Lia au dessus de sa t�te comme s'il e�t esp�r� qu'un ange la viendrait prendre: --O mon Dieu! s'�cria-t-il, ayez piti� de nous! A peine avait-il prononc� ces paroles qu'il entendit les planchers s'ab�mer successivement et tomber dans la lave. Bient�t la terrasse vacilla et se pr�cipita � son tour, les entra�nant l'un et l'autre dans sa chute. Enfin les quatre murailles se repli�rent comme le couvercle d'un tombeau. La lave continua de monter, passa sur les ruines, et tout fut fini. II Le M�le. Il nous restait deux endroits essentiellement populaires � visiter que nous avions d�j� vus en passant, mais que nous n'avions pas encore examin�s en d�tail: c'�taient le M�le et le March�-Neuf. Le M�le est � Naples ce qu'�tait le boulevart du Temple � Paris quand il y avait � Paris un boulevart du Temple. Le M�le est le s�jour privil�gi� de Polichinelle. Nous avons peu parl� de Polichinelle jusqu'� pr�sent. Polichinelle est � Naples un personnage fort important. Toute l'opposition napolitaine s'est r�fugi�e en lui comme toute l'opposition romaine s'est r�fugi�e dans Pasquin. Polichinelle dit ce que personne n'ose dire. Polichinelle dit qu'avec trois F on gouverne Naples. C'�tait aussi l'opinion du roi Ferdinand, qui, nous l'avons dit, n'avait gu�re moins d'esprit et n'�tait gu�re moins populaire que Polichinelle. Ces trois F sont _festa-farina-forca_: f�te-farine-potence. Dix-sept cents ans avant Polichinelle, C�sar avait trouv� les deux premiers moyens de gouvernement: _panem_ et _circenses_. Ce fut Tib�re qui trouva le troisi�me. A tout seigneur tout honneur. Au reste, il n'y aurait rien d'�tonnant que Polichinelle e�t entendu dire la chose � C�sar et e�t vu pratiquer la maxime par Tib�re. Polichinelle remonte � la plus haute antiquit�; une peinture retrouv�e � Herculanum, et qui date tr�s probablement du r�gne d'Auguste, reproduit trait pour trait cet illustre personnage, au dessous duquel est grav�e cette inscription: _Civis atellanus_. Ainsi, selon toute probabilit�, Polichinelle �tait le h�ros des Atellans. Que nos grands seigneurs viennent � pr�sent nous vanter leur noblesse du douzi�me ou du treizi�me si�cle! Ils sont de quinze cents ans post�rieurs � Polichinelle. Polichinelle pouvait faire triple preuve et avait trois fois le droit de monter dans les carrosses du roi. La premi�re fois que j'ai vu Polichinelle, il venait de proposer de nourrir la ville de Naples avec un boisseau de bl� pendant un an, et cela � une seule condition. Il se faisait un grand silence sur la place, car chacun ignorait quelle �tait cette condition et cherchait quelle elle pouvait �tre. Enfin, au bout d'un instant, les chercheurs, s'impatientant, demand�rent � Polichinelle, qui attendait les bras crois�s et en regardant la foule avec son air narquois, quelle �tait cette condition. --Eh bien! dit Polichinelle, faites sortir de Naples toutes les femmes qui trompent et tous les maris tromp�s, mettez � la porte tous les b�tards et tous les voleurs, je nourris Naples pendant un an avec un boisseau de bl�, et au bout d'un an il me restera encore plus de farine qu'il ne m'en faudra pour faire une galette d'un pouce d'�paisseur et de six pieds de tour. Cette mani�re de dire la v�rit� est peut-�tre un peu brutale, mais Polichinelle ne s'est pas d�grossi le moins du monde: il est rest� ce bon paysan de la campagne que Dieu l'a fait, et qu'il ne faut pas confondre avec notre Polichinelle que le diable emporte, ni avec le Punch anglais que le bourreau pend. Non, celui-l� meurt chr�tiennement dans son lit, ou plut�t celui-l� ne meurt jamais; c'est toujours le m�me Polichinelle, avec son costume, sa camisole de calicot, son pantalon de toile, son chapeau pointu et son demi-masque noir. Notre Polichinelle, � nous, est un �tre fantastique, porteur de deux bosses comme il n'en existe pas, frondeur, libertin, vantard, bretteur, voltairien, sophiste, qui bat sa femme, qui bat le guet, qui tue le commissaire. Le Polichinelle napolitain est bonhomme, b�te et malin � la fois, comme on dit de nos paysans; il est poltron comme Sganarelle, gourmand comme Crispin, franc comme Gautier Garguille. Autour de Polichinelle, et comme des plan�tes relevant de son syst�me et tournant dans son tourbillon, se groupent l'improvisateur et l'�crivain public. L'improvisateur est un grand homme sec, v�tu d'un habit noir, r�p�, luisant, auquel il manque deux ou trois boutons par devant et un bouton par derri�re. Il a d'ordinaire une culotte courte qui retient des bas chin�s au dessus du genou, ou un pantalon collant qui se perd dans des gu�tres. Son chapeau bossu� atteste les fr�quens contacts qu'il a eus avec le public, et les lunettes qui couvrent ses yeux indiquent que son regard est affaibli par ses longues lectures. Au reste, cet homme n'a pas de nom, cet homme s'appelle l'_improvisateur_. L'improvisateur est r�gl� comme l'horloge de l'�glise de San-Egidio. Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'improvisateur d�bouche de l'angle du Ch�teau-Neuf par la strada del Molo, et s'avance d'un pas grave, lent et mesur�, tenant � la main un livre reli� en basane, � la couverture us�e, aux feuillets �paissis. Ce livre, c'est l'_Orlando furioso_ du _divin_ Arioste. En Italie, tout est _divin_: on dit le _divin_ Dante, le _divin_ P�trarque, le _divin_ Arioste et le _divin_ Tasse. Toute autre �pith�te serait indigne de la majest� de ces grands po�tes. L'improvisateur a son public � lui. A quelque chose que ce public soit occup�, soit qu'il rie aux fac�ties de Polichinelle, soit qu'il pleure aux sermons d'un capucin, ce public quitte tout pour venir � l'improvisateur. Aussi l'improvisateur est-il comme les grands g�n�raux de l'antiquit� et des temps modernes, qui connaissaient chacun de leurs soldats par son nom. L'improvisateur conna�t tout son cercle; s'il lui manque un auditeur, il le cherche des yeux avec inqui�tude; et si c'est un de ses _appassionati_, il attend qu'il soit venu pour commencer, ou recommence quand il arrive. L'improvisateur rappelle ces grands orateurs romains qui avaient constamment derri�re eux une fl�te pour leur donner le _la_. Sa parole n'a ni les variations du chant, ni la simplicit� du discours. C'est la modulation de la m�lop�e. Il commence froidement et d'un ton sourd et tra�nant; mais bient�t il s'anime avec l'action: Roland provoque Ferragus, sa voix se hausse au ton de la menace et du d�fi. Les deux h�ros se pr�parent; l'improvisateur imite leurs gestes, tire son �p�e, assure son bouclier. Son �p�e, c'est le premier b�ton venu, et qu'il arrache le plus souvent � son voisin; son bouclier, c'est son livre; car il sait tellement son divin _Orlando_ par coeur, que tant que durera la lutte terrible il n'aura pas besoin de jeter les yeux sur le texte, qu'il allongera d'ailleurs ou raccourcira � sa fantaisie, sans que le g�nie m�tromanique des �coutans en soit choqu� le moins du monde; c'est alors qu'il fait beau de voir l'improvisateur. En effet, l'improvisateur devient acteur; qu'il ait choisi le r�le de Roland ou celui du Ferragus, chacun des coups qu'il doit recevoir ou porter, il les porte o� les re�oit. Alors il s'anime dans sa victoire ou s'exalte dans sa d�faite. Vainqueur, il fond sur son ennemi, le presse, le poursuit, le renverse, l'�gorge, le foule aux pieds, rel�ve la t�te et triomphe du regard. Vaincu, il rompt, recule, d�fend le terrain pied � pied, bondit � droite, bondit � gauche, saute en arri�re, invoque Dieu ou le diable, selon que, pour le moment, il est pa�en ou chr�tien, emploie toutes les ressources de la ruse, toutes les astuces de la faiblesse; enfin, pouss� par son adversaire, il tombe sur un genou; combat encore, se renverse, se tord, se roule, puis, voyant que cette lutte est inutile, tend la gorge pour mourir avec gr�ce, comme le gladiateur gaulois, vieille tradition que l'amphith��tre a l�gu�e au M�le. S'il est vainqueur, l'improvisateur prend son chapeau, comme B�lisaire son casque, et r�clame imp�rieusement son d�. S'il est vaincu, il se glisse jusqu'� son feutre, fait le tour de la soci�t� et demande humblement l'aum�ne; tant les natures du Midi sont impressionnables, tant elles ont de facilit� � se transformer elles-m�mes et � devenir ce qu'elles d�sirent �tre. Malheureusement, comme nous l'avons dit, l'improvisateur s'en va; nos p�res l'ont vu, nous l'avons vu; nos fils, s'ils se pressent, le verront encore, mais, � coup s�r, nos petits-fils et nos neveux ne le verront pas. Il n'en est pas de m�me de l'�crivain public, son voisin. Bien des si�cles se passeront encore sans que tout le monde sache �crire, et surtout dans la tr�s fid�le ville de Naples. Puis, lorsque tout le monde saura �crire, ne restera-t-il donc pas encore la lettre anonyme, ce poison que vend l'�crivain public en se faisant un peu prier, comme le pharmacien de Rom�o et Juliette vend l'arsenic? Quant � moi, je re�ois, pour mon compte seul, assez de lettres anonymes pour d�frayer honorablement un �crivain public ayant femme et enfans. Le scribe qui peut �crire sur le devant de sa table: _Qui si scrive in francese_, est s�r de sa fortune. Pourquoi? Apprenez-le-moi, car je n'en sais rien. La langue fran�aise est la langue de la diplomatie, c'est vrai, mais les diplomates n'�changent point leurs notes par la voie des �crivains publics. Au reste, l'�crivain public napolitain op�re en plein air, en face de de tous, _coram populo_. Est-ce un progr�s, est-ce un retard de la civilisation? C'est que le peuple napolitain n'a pas de secret; il pense tout haut, il prie tout haut et se confesse tout haut. Celui qui sait le patois du M�le, et qui se prom�nera une heure par jour dans les �glises, n'aura qu'� �couter ce qui se dit � l'autel ou au confessionnal, et � la fin de la semaine il sera initi� dans les secrets les plus intimes de la vie napolitaine. Ah! j'oubliais de dire que l'�crivain public napolitain est gentilhomme, ou du moins qu'on lui donne ce titre. En effet, interrogez l'�crivain: c'est toujours un _galantuomo_ qui a eu des malheurs; doutez-en, et il vous montrera comme preuve un reste de redingote de drap. On ne saurait s'expliquer l'influence du drap sur le peuple napolitain: c'est pour lui le cachet de l'aristocratie, le signe de la pr��minence. Un _vestido di panno_ peut se permettre, vis-�-vis du lazzarone, bien des choses que je ne conseillerais pas de tenter � un _vestido di telo_. Cependant, le _vestido di telo_ a encore une grande sup�riorit� sur le lazzarone, qui, en g�n�ral, n'est v�tu que d'air. III Le Tombeau de Virgile. Pour faire diversion � nos promenades dans Naples, nous r�sol�mes, Jadin et moi, de tenter quelques excursions dans ses environs. Des fen�tres de notre h�tel nous apercevions le tombeau de Virgile et la grotte de Pouzzoles. Au del� de cette grotte, que S�n�que appelle une longue prison, �tait le monde inconnu des f�eries antiques; l'Averne, l'Ach�ron, le Styx; puis, s'il faut en croire Properce, Ba�a, la cit� de perdition, la ville luxurieuse, qui, plus s�rement et plus vite que toute autre ville, conduisait aux sombres et infernaux royaumes. Nous pr�mes en main notre Virgile, notre Su�tone et notre Tacite; nous mont�mes dans notre corricolo, et comme notre cocher nous demandait o� il devait nous conduire, nous lui r�pond�mes tranquillement:--Aux enfers. Notre cocher partit au galop. C'est � l'entr�e de la grotte de Pouzzoles qu'est situ� le tombeau pr�sum� de Virgile. On monte au tombeau du po�te par un sentier tout couvert de ronces et d'�pines: c'est une ruine pittoresque que surmonte un ch�ne vert, dont les racines l'enveloppent comme les serres d'un aigle. Autrefois, disait-on, � la place de ce ch�ne �tait un laurier gigantesque qui y avait pouss� tout seul. A la mort du Dante, le laurier mourut. P�trarque en planta un second qui v�cut jusqu'� Sannazar. Puis enfin Casimir Delavigne en planta un troisi�me qui ne reprit m�me pas de bouture. Ce n'�tait pas la faute de l'auteur des _Mess�niennes_, la terre �tait �puis�e. On descend au tombeau par un escalier � demi ruin�, entre les marches duquel poussent de grosses touffes de myrtes; puis on arrive � la porte columbarium, on en franchit le seuil et l'on se trouve dans le sanctuaire. L'urne qui contenait les cendres de Virgile y resta, assure-t-on, jusqu'au quatorzi�me si�cle. Un jour on l'enleva sous pr�texte de la mettre en s�ret�: depuis ce jour elle n'a plus reparu. Apr�s un instant d'exploration int�rieure, Jadin sortit pour faire un croquis du monument et me laissa seul dans le tombeau. Alors mes regards se report�rent naturellement en arri�re, et j'essayai de me faire une id�e bien pr�cise de Virgile et de ce monde antique au milieu duquel il vivait. Virgile �tait n� � Andes, pr�s de Mantoue, le 15 octobre de l'an 70 avant J�sus-Christ, c'est-�-dire lorsque C�sar avait trente ans; et il �tait mort � Brindes, en Calabre, le 22 septembre de l'an 19, c'est-�-dire lorsque Auguste en avait quarante-trois. Il avait connu Cic�ron, Caton d'Utique, Pomp�e, Brutus, Cassius, Antoine et L�pide; il �tait l'ami de M�c�ne, de Salluste, de Corn�lius Nepos, de Catulle et d'Horace. Il fut le ma�tre de Properce d'Ovide et de Tibulle, qui naquirent tous trois comme il finissait ses _G�orgiques_. Il avait vu tout ce qui s'�tait pass� dans cette p�riode, c'est-�-dire les plus grands �v�nemens du monde antique: la chute de Pomp�e, la mort de C�sar, l'av�nement d'Octave, la rupture du triumvirat; il avait vu Caton d�chirant ses entrailles, il avait vu Brutus se jetant sur son �p�e, il avait vu Pharsale, il avait vu Philippes, il devait voir Actium. Beaucoup ont compar� ce si�cle � notre dix-septi�me si�cle; rien n'y ressemblait moins cependant: Auguste avait bien plus de Louis-Philippe que de Louis XIV. Louis XIV �tait un grand roi, Auguste fut un grand politique. Aussi le si�cle de Louis XIV ne comprend-il r�ellement que la premi�re moiti� de sa vie. Le si�cle d'Auguste commence apr�s Actium, et s'�tend sur toute la derni�re partie de son existence. Louis XIV, apr�s avoir �t� le ma�tre du monde, meurt battu par ses rivaux, m�pris� par ses courtisans, honni par son peuple, laissant la France pauvre, plaintive et menac�e, et redevenu un peu moins qu'un homme, apr�s s'�tre cru un peu plus qu'un dieu. Auguste, au contraire, commence par les luttes int�rieures, les proscriptions et les guerres civiles; puis, L�pide mort, Brutus mort, Antoine mort, il ferme le temple de Janus qui n'avait pas �t� ferm� depuis deux cent six ans, et meurt presqu'� l'�ge de Louis XIV, c'est vrai, mais laissant Rome riche, tranquille et heureuse; laissant l'empire plus grand qu'il ne l'avait pris des mains de C�sar, ne quittant la terre que pour monter au ciel, ne cessant d'�tre homme que pour passer dieu. Il y a loin de Louis XIV descendant de Versailles � Saint-Denis au milieu des sifflets de la populace, � Auguste montant � l'Olympe par la voie Appia au milieu des acclamations de la multitude. On conna�t Louis XIV, d�daigneux avec sa noblesse, hautain avec ses ministres, �go�ste avec ses ma�tresses; dilapidant l'argent de la France en f�tes dont il est le h�ros, en carrousels dont il est le vainqueur, en spectacles dont il est le dieu; toujours roi pour sa famille comme pour son peuple, pour ses courtisans en prose comme pour ses flatteurs en vers; n'accordant une pension � Corneille que parce que Boileau parle de lui abandonner la sienne; �loignant Racine de lui parce qu'il a eu le malheur de prononcer devant lui le nom de son pr�d�cesseur, Scarron; se f�licitant de la blessure de madame la duchesse de Bourgogne, qui donnera plus de r�gularit� d�sormais � ses voyages de Marly, sifflotant un air d'op�ra pr�s du cercueil de son fr�re, et voyant passer devant lui le cadavre de ses trois fils sans s'informer qui les a empoisonn�s, de peur de d�couvrir les v�ritables coupables dans sa ma�tresse ou dans ses b�tards. En quoi ressemble � cela, je vous le demande, l'�colier qui vient d'Apollonie pour recueillir l'h�ritage de C�sar? Voulez-vous voir Octave, ou Thurinus comme on l'appelait alors? puis nous passerons � C�sar, et de C�sar � Auguste, et vous verrez si ce triple et cependant unique personnage a un seul trait de l'amant de mademoiselle de La Valli�re, de l'amant de madame de Montespan, et de l'amant de madame de Maintenon, qui lui aussi est un seul et m�me personnage. C�sar vient de tomber au Capitole; Brutus et Cassius viennent d'�tre chass�s de Rome par le peuple, qui les a port�s la veille en triomphe; Antoine vient de lire le testament de C�sar qui intitule Octave son h�ritier. Le monde tout entier attend Octave. C'est alors que Rome voit entrer dans ses murs un jeune homme de vingt-un ans � peine, n� sous le consulat de Cic�ron et d'Antoine, le 22 septembre de l'an 689 de la fondation de Rome, c'est-�-dire soixante-deux ans avant J�sus-Christ, qui na�tra sous son r�gne. Octave n'avait aucun des signes ext�rieurs de l'homme r�serv� aux grandes choses; c'�tait un enfant que sa petite taille faisait para�tre encore plus jeune qu'il n'�tait r�ellement; car, au dire m�me de l'affranchi Julius Maratus, quoiqu'il essay�t de se grandir � l'aide des �paisses semelles de ses sandales, Octave n'avait que cinq pieds deux pouces: il est vrai que c'�tait la taille qu'avait eue Alexandre et celle que devait avoir Napol�on. Mais Octave ne poss�dait ni la force physique du vainqueur de Buc�phale, ni le regard d'aigle du h�ros d'Austerlitz; il avait au contraire le teint p�le, les cheveux blonds et boucl�s, les yeux clairs et brillans, les sourcils joints, le nez saillant d'en haut et effil� par le bas, les l�vres minces, les dents �cart�es, petites et rudes, et la physionomie si douce et si charmante, qu'un jour qu'il passera les Alpes, l'expression de cette physionomie retiendra un Gaulois qui avait form� le projet de le jeter dans un pr�cipice. Quant � sa mise, elle est des plus simples: au milieu de cette jeunesse romaine qui se farde, qui met des mouches, qui grasseye, qui se dandine; parmi ces beaux et ces trossuli, ces mod�les de l'�l�gance de l'�poque, qu'on reconna�t � leur chevelure parfum�e de baume, partag�e par une raie, et que le fer du barbier roule deux fois par jour en longs anneaux de chaque c�t� de leurs tempes; � leurs barbes ras�es avec soin, de mani�re � ne laisser aux uns que des moustaches, aux autres qu'un collier; � leurs tuniques transparentes ou pourpr�es, dont les manches d�mesur�es couvriraient leurs mains tout enti�res s'ils n'avaient soin d'�lever leurs mains pour que ces manches, en se retroussant, laissent voir leurs bras polis � la pierre ponce et leurs doigts couverts de bagues; Octave se fait remarquer par sa toge de toile, par son laticlave de laine, et par le simple anneau qu'il porte au premier doigt de la main gauche, et dont le chaton repr�sente un sphinx. Aussi toute cette jeunesse, qui ne comprend rien � cette excentricit� qui donne � l'h�ritier de C�sar un air pl�b�ien, nie-t-elle qu'il soit, comme on l'assure, de sang aristocratique, et pr�tend-elle que son p�re Cn. Octavius �tait un simple diviseur de tribu ou tout au plus un riche banquier. D'autres vont plus loin, et assurent que son grand-p�re �tait meunier, et qu'il ne porte cette simple toge blanche que pour qu'on n'y voie pas les traces de la farine: _Materna tibi farina_, dit Su�tone; et Su�tone, comme on le sait, est le Tallemant des R�aux de l'�poque. Et cependant les dieux ont pr�dit de grandes choses � cet enfant; mais ces grandes choses, au lieu de les raconter, de les redire, de s'en faire un titre, sinon � l'amour, du moins � la superstition de ses concitoyens, il les renferme en lui-m�me et les garde dans le sanctuaire de ses esp�rances. Des pr�sages ont accompagn� et suivi sa naissance, et Octave croit aux pr�sages, aux songes et aux augures. Autrefois, les murs de Volletri furent frapp�s de la foudre, et un oracle a pr�dit qu'un citoyen de cette ville donnerait un jour des lois au monde. En outre, un autre bruit s'est r�pandu, qu'Ascl�piades et Mend�s consigneront plus tard dans leur livre sur les choses divines: c'est qu'Atia, m�re d'Octave, s'�tant endormie dans le temple d'Apollon, fut r�veill�e comme par des embrassemens, et s'aper�ut avec effroi qu'un serpent s'�tait gliss� dans sa poitrine et l'enveloppait de ses replis; dix mois apr�s elle accoucha. Ce n'est pas tout: le jour de son accouchement, son mari, retenu chez lui par cet �v�nement, ayant diff�r� de se rendre au s�nat, o� l'on s'occupait de la conjuration de Catilina, et ayant expliqu� en y arrivant la cause de son retard, Publius Nigidius, augure tr�s renomm� pour la certitude de ses pr�dictions, se fit dire l'heure pr�cise de la naissance d'Octave, et d�clara que, si sa science ne le trompait pas, ce ma�tre du monde promis par le vieil oracle de Velletri venait enfin de na�tre. Voil� les signes qui avaient pr�c�d� la naissance d'Octave. Voici ceux qui l'avaient suivie: Un jour que l'enfant pr�destin�, alors �g� de quatre ans, d�nait dans un bois, un aigle s'�lan�a de la cime d'un roc o� il �tait perch� et lui enleva le pain qu'il tenait � la main, remonta dans le ciel, puis, un instant apr�s, rapporta au jeune Octave le pain tout mouill� de l'eau des nuages. Enfin, deux ans apr�s, Cic�ron, accompagnant C�sar au Capitole, racontait, tout en marchant, � un de ses amis, qu'il avait vu en songe, la nuit pr�c�dente, un enfant au regard limpide, � la figure douce, aux cheveux boucl�s, lequel descendait du ciel � l'aide d'une cha�ne d'or et s'arr�tait � la porte du Capitole, o� Jupiter l'armait d'un fouet. Au moment o� il racontait ce songe, il aper�ut le jeune Octave et s'�cria que c'�tait l� le m�me enfant qu'il avait vu la nuit pr�c�dente. Il y avait l�, comme on le voit, plus de promesses qu'il n'en fallait pour tourner une jeune t�te; mais Octave �tait de ces hommes qui n'ont jamais �t� jeunes et � qui la t�te ne tourne pas. C'�tait un esprit calme, r�fl�chi, rus�, incertain et habile, ne se laissant point emporter aux premiers mouvemens de sa t�te ou de son coeur, mais les soumettant incessamment � l'analyse de son int�r�t et aux calculs de son ambition. Dans aucun des partis qui s'�taient succ�d� depuis cinq ans qu'il avait rev�tu la robe virile, il n'avait adopt� de couleur; ce qui �tait une excellente position, attendu que, quelque parti qu'il adopt�t, son avenir n'avait point � rompre avec son pass�. Plus heureux donc qu'Henri IV en 1593 et que Louis-Philippe en 1830, il n'avait point d'engagemens pris et se trouvait � peu pr�s dans la situation, moins la gloire pass�e, ce qui �tait encore une chance de plus pour lui, o� se trouva Bonaparte au 18 brumaire. Comme alors, il y avait deux partis, mais deux partis qui, quoique portant les m�mes noms, n'avaient aucune analogie avec ceux qui existaient en France en 99; car, � cette �poque, le parti r�publicain, repr�sent� par Brutus, �tait le parti aristocratique; et le parti royaliste, repr�sent� par Antoine, �tait le parti populaire. C'�tait donc entre ces deux hommes qu'il fallait qu'Octave se f�t jour en cr�ant un troisi�me parti, servons-nous d'un mot moderne, un parti juste-milieu. Un mot sur Brutus et sur Antoine. Brutus a trente-trois ou trente-quatre ans; il est d'une taille ordinaire, il a les cheveux courts, la barbe coup�e � la longueur d'un demi-pouce, le regard calme et fier, et un seul pli creus� par la pens�e au milieu du front: du moins, c'est ainsi que le repr�sentent les m�dailles qu'il a fait frapper en Gr�ce avec le titre d'_imperator_; entendez-vous? _Brutus imperator_, c'est-�-dire Brutus, g�n�ral. Ne prenez donc jamais le mot _imperator_ que dans ce sens, et non dans celui que lui ont donn� depuis Charlemagne et Napol�on. Continuons. Il descend, par son p�re, de ce Junius Brutus qui condamna ses deux fils � mort, et dont la statue est au Capitole au milieu de celle des rois qu'il a chass�s; et, par sa m�re, de ce Servilius Ahala qui, �tant g�n�ral de la cavalerie sous Quintus Cincinnatus, tua de sa propre main Spurius M�lius qui aspirait � la royaut�. Son p�re, mari de Servilie, fut tu� par ordre de Pomp�e, pendant les guerres de Marius et de Sylla; et il est neveu de ce m�me Caton qui s'est d�chir� les entrailles � Utique. Un bruit populaire le dit fils de C�sar, qui aurait s�duit sa m�re avec une perle valant six millions de sesterces, c'est-�-dire douze cent mille francs � peu pr�s. Mais on a tant pr�t� de bonnes fortunes � C�sar, qu'il ne faut pas croire tout ce qu'on en dit. Jeune, Brutus a �tudi� la philosophie en Gr�ce; il appartient � la secte platonicienne, et il a puis� � Ath�nes et � Corinthe ces id�es de libert� aristocratique qui formaient la base gouvernementale des petites r�publiques grecques. Officier en Mac�doine sous Pomp�e, il s'est fait remarquer � Pharsale par son grand courage. Gouverneur dans les Gaules pour C�sar, il s'est fait remarquer dans la province par sa s�v�re probit�. C'est un de ces hommes qui n'agissent jamais sans conviction, mais qui, des qu'ils ont une conviction, agissent toujours; c'est une de ces �mes profondes et retir�es o� les dieux qui s'en vont trouvent un tabernacle; c'est un de ces coeurs couverts d'un triple acier, comme dit Horace, qui tiennent la mort pour amie, et qui la voient venir en souriant. Le regard incessamment tourn� vers les vertus des �ges antiques, il ne voit pas les vices des jours pr�sens; il croit que le peuple est toujours un peuple de laboureurs; il croit que le s�nat est toujours une assembl�e de rois. Son seul tort est d'�tre n� apr�s le brutal Marius, le galant Sylla et le voluptueux C�sar, au lieu de na�tre au temps de Cincinnatus, des Grecques ou des premiers Scipions. Il a �t� coul� tout de bronze dans une �poque o� les statues sont de boue et d'or. Quand un pareil homme commet un crime, c'est son si�cle qu'il faut accuser et non pas lui. Au reste, Brutus vient de faire une grande faute: il a quitt� Rome, oubliant que c'est sur le lieu m�me o� l'on a commenc� une r�volution qu'il faut l'accomplir. Quant � Antoine, c'est le contraste le plus complet que le ciel ait pu mettre en opposition avec la figure calme, froide et s�v�re que nous venons de dessiner. Antoine a quarante-six ans, sa taille est haute, ses membres musculeux, sa barbe �paisse, son front large, son nez aquilin. Il pr�tend descendre d'Hercule; et comme c'est le plus habile cavalier, le plus fort discobole, le plus rude lutteur qu'il y ait eu depuis Pomp�e, personne ne lui conteste cette g�n�alogie, si fabuleuse qu'elle paraisse � quelques uns. Enfant, sa grande beaut� l'a fait remarquer de Curion, et il a pass� avec lui les premi�res ann�es de son adolescence dans la d�bauche et dans l'orgie. Avant de rev�tir la robe virile, c'est-�-dire � seize ans � peu pr�s, il avait d�j� fait pour un million et demi de dettes; mais ce qu'on lui reproche surtout, c'est le cynisme de son intemp�rance. Le lendemain des noces du mime Hippias, il s'est rendu � l'assembl�e publique si gorg� de vin qu'il a �t� oblig� de s'arr�ter � l'angle d'une rue et de le rendre aux yeux de tous, quoique le mime Sergius, avec lequel il vit dans un commerce inf�me, et qui a, dit-on, toute influence sur lui, essay�t d'�tendre son manteau entre lui et les passans. Apr�s Sergius, sa compagnie la plus habituelle est la courtisane Cyth�ris, qu'il m�ne partout avec lui dans une liti�re, et � laquelle il fait un cort�ge aussi nombreux que celui de sa propre m�re. Chaque fois qu'il part pour l'arm�e, c'est avec une suite d'histrions et de joueurs de fl�te. Lorsqu'il s'arr�te, il fait dresser ses tentes sur le bord des rivi�res ou sous l'ombre des for�ts. S'il traverse une ville, c'est sur un char tra�n� par des lions qu'il conduit avec des r�nes d'or. En temps de paix, il porte une tunique �troite et une cape grossi�re. En temps de guerre, il est couvert des plus riches armes qu'il a pu se procurer, pour attirer � lui les coups des plus rudes et des plus braves ennemis. Car Antoine, avec la force physique, a re�u le courage brutal; ce qui fait qu'il est un dieu pour le soldat, et une idole pour le peuple. Du reste, orateur habile dans le style asiatique, par un seul discours il a chass� Brutus et Cassius de Rome. Fastueux et plein d'in�galit�, pr�tendant �tre le fils d'un dieu, et descendant parfois au niveau de la b�te, Antoine croit imiter C�sar en le singeant � la guerre et � la tribune. Mais entre Antoine et C�sar il y a un ab�me: Antoine n'a que des d�fauts, C�sar avait des vices; Antoine n'a que des qualit�s, C�sar avait des vertus: Antoine, c'est la prose; C�sar, c'est la po�sie. Mais pour le moment, tel qu'il est, Antoine r�gne � Rome; car il y a r�action pour C�sar, et Antoine repr�sente C�sar: c'est lui qui continue le vainqueur des Gaules et de l'Egypte. Il vend les charges, il vend les places, il vend jusqu'aux tr�nes; il vient pour vingt mille francs, ce qui n'est pas cher, comme on voit, de donner un dipl�me de roi en Asie; car Antoine a sans cesse besoin d'argent. Cependant il n'y a pas plus de quinze jours qu'il a forc� la veuve de C�sar de lui remettre les vingt-deux millions laiss�s par C�sar; il est vrai que, des ides de mars au mois d'avril, Antoine a pay� pour huit millions de dettes: mais comme on assure qu'il a pill� le tr�sor public, qui, au dire de Cic�ron, contenait sept cents millions de sesterces, c'est-�-dire cent quarante millions de francs � peu pr�s; si grand d�pensier que soit Antoine, comme il n'a pay� aucun des legs de C�sar, il doit bien lui rester encore une centaine de millions; et un homme du caract�re d'Antoine, avec cent millions derri�re lui, est un homme � craindre. A propos, nous oublions une chose: Antoine �tait le mari de Fulvie. Voil� donc celui contre lequel Octave aura d'abord � lutter. Octave comprit que le s�nat, tout en votant des remerciemens � Antoine, d�testait d'autant plus ce ma�tre grossier qu'il lui ob�issait plus l�chement. Octave se glissa tout doucement dans le s�nat, appela Cic�ron son p�re, demanda humblement et obtint sans conteste de porter le grand nom de C�sar, seule portion de son h�ritage � laquelle, disait-il, il e�t jamais aspir�; paya tout doucement, et sur sa propre fortune, les legs que C�sar avait laiss�s aux v�t�rans et qu'Antoine leur retenait; joua le citoyen pur, le patriote d�sint�ress�; refusa les faisceaux qu'on lui offrait, et proposa tout bas, pour faire honneur � Antoine et pour lui donner l'occasion d'achever ce qu'il avait si bien commenc�, d'envoyer Antoine chasser D�cimus Brutus de la Gaule Cisalpine. Antoine, enchant� d'�chapper aux criailleries des h�ritiers de C�sar, part en promettant de ramener D�cimus Brutus pieds et poings li�s. A peine est-il parti que le s�nat respire. Alors Octave voit que le moment est venu: il d�clare qu'il croit Antoine l'ennemi de la r�publique, met � la disposition du s�nat une arm�e qu'il a achet�e, sans que personne s'en doute, de ses propres deniers. Alors le s�nat tout entier se l�ve contre Antoine. Cic�ron embrasse Octave, il propose de le nommer chef de cette arm�e; et comme cette proposition cause quelque �tonnement: _Ornandum tollendum_, dit-il en se retournant vers les vieilles t�tes du s�nat. Mauvais calembourg qu'entend Octave, et qui co�tera la vie � celui qui l'a fait. Mais Octave refuse; il est faible de corps, ignorant en fait de guerre; il veut deux coll�gues pour n'avoir aucune responsabilit� � supporter; et, sur sa demande, un d�cret du s�nat lui adjoint les consuls Hirtius et Pansa. Antoine a �t� envoy� pour combattre D�cimus Brutus; Octave est envoy� pour d�fendre D�cimus Brutus contre Antoine. C'�tait un conseil d'avocat: aussi venait-il de Cic�ron. On perdait ainsi � la fois Antoine et Octave: Antoine, en mettant � jour toutes ses turpitudes; Octave, en l'envoyant au secours d'un des meurtriers de son p�re. Mais patience, Octave ne s'appelle plus Octave: un d�cret du s�nat l'a autoris� � s'appeler C�sar. Laissons donc de c�t� l'enfant, voil� l'homme qui commence. Les deux arm�es se rencontrent: Antoine est vaincu; les deux consuls, Hirtius et Pansa, sont tu�s dans la m�l�e, on ne sait par qui: seulement, comme une simple blessure pourrait n'�tre pas mortelle et qu'il faut qu'ils meurent, ils ont �t� frapp�s tous deux par des glaives empoisonn�s. C�sar seul est sain et sauf: C�sar est trop souffrant pour se battre, C�sar est rest� sous sa tente tandis que l'on se battait. C'est, au reste, ce qu'il fera � Philippes et � Actium: pendant toutes les victoires qu'il remportera il dormira ou sera malade. N'importe! Antoine est en fuite, les consuls sont morts et C�sar est � la t�te d'une arm�e. Pendant ce temps, Cic�ron � son tour r�gne � Rome; il succ�de � Antoine comme Antoine a succ�d� � C�sar. Le s�nat a besoin d'�tre gouvern�; peu lui importe que ce soit par un grand politique, ou par un soldat grossier, ou par un habile avocat. Le s�nat croit que c'est le moment de mettre en pratique le jeu de mots de Cic�ron: il n'a plus besoin de _cet enfant_. C'est ainsi que le s�nat traite maintenant Octave, et il lui refuse le consulat. Mais, comme nous l'avons dit, l'enfant s'est fait homme, Octave est devenu C�sar. Attendez. Au moment o� Antoine traverse les Alpes en fuyant, et o� L�pide, qui commande dans la Gaule, accourt au devant de lui, un envoy� de C�sar arrive, qui offre � Antoine l'amiti� de C�sar. Antoine accepte en r�servant les droits de L�pide. Le lieu fix� pour la conf�rence fut une petite �le du Reno, situ�e pr�s de Bologne, ainsi que firent plus tard � Tilsitt Napol�on et Alexandre. Chacun y arriva de son c�t�: C�sar par la rive droite, Antoine par la rive gauche. Trois cents hommes de garde furent laiss�s � chaque t�te de pont. L�pide avait d'avance visit� l'�le.--En se joignant, Napol�on et Alexandre s'embrass�rent; Antoine et C�sar n'en �taient pas l�. Antoine fouilla C�sar, C�sar fouilla Antoine, de peur que l'un ou l'autre n'e�t une arme cach�e. Robert Macaire et Bertrand n'auraient pas fait mieux. Ce dut �tre une sc�ne terrible que celle qui se passa entre ces trois hommes, lorsque, apr�s s'�tre partag� le monde, chacun r�clama le droit de faire p�rir ses ennemis. Chacun y mit du sien: L�pide c�da la t�te de son fr�re; Antoine, celle de son neveu. C�sar refusa, ou fit semblant de refuser trois jours celle de Cic�ron; mais Antoine y tenait, Antoine mena�ait de tout rompre si on ne la lui accordait. Antoine, brutal et ent�t�, �tait capable de le faire comme il le disait; C�sar ne voulut point se brouiller avec lui pour si peu; la mort de Cic�ron fut r�solue. J'essaierais d'�crire cette sc�ne si Shakspeare ne l'avait pas �crite. Trois jours se pass�rent pendant lesquels on chicana ainsi. Au bout de trois jours la liste des proscrits montait � deux mille trois cents noms: trois cents noms de s�nateurs, deux mille noms de chevaliers. Alors on r�digea une proclamation: Appien nous a laiss� cette proclamation traduite en grec. Tous ces pr�paratifs hostiles, disaient les trumvirs, �taient dirig�s contre Brutus et Cassius; seulement les trois nouveaux alli�s, en marchant contre les assassins de C�sar, ne voulaient pas, disaient-ils, laisser d'ennemis derri�re eux. Puis on pensa � r�unir encore Antoine et C�sar par une alliance de sang. Les mariages ont de tout temps �t� la grande sanction des raccommodemens politiques. Louis XIV �pousa une infante d'Espagne; Napol�on �pousa Marie-Louise; C�sar �pousa une belle-fille d'Antoine, d�j� fianc�e � un autre. Plus tard Antoine �pousera une soeur d'Auguste; il est vrai que ce double mariage n'emp�chera pas la bataille d'Actium. Pendant ce temps, le bruit de la r�union de C�sar, d'Antoine et de L�pide se r�pand par toute l'Italie; Rome s'�meut, le s�nat tremble; Cic�ron fait des discours auxquels le s�nat applaudit, mais qui ne le rassurent pas. Les uns proposent de se d�fendre, les autres proposent de fuir; Cic�ron continue de parler sur les chances de la fuite et sur les chances de la d�fense, mais il ne se d�cide ni � fuir ni � se d�fendre; pendant ce temps, les triumvirs entrent dans Rome. Voyez Plutarque, _in Cicerone_. Cic�ron mourut mieux qu'on n'aurait d� s'y attendre de la part d'un homme qui avait pass� sa vie � avocasser. Il vit qu'il ne pouvait gagner le bateau dans lequel il esp�rait s'embarquer: il fit arr�ter sa liti�re, d�fendit � ses esclaves de le d�fendre, passa la t�te par la porti�re, tendit la gorge et re�ut le coup mortel. C'�tait pour sa femme qu'Antoine avait demand� sa t�te; on porta donc cette t�te � Fulvie. Fulvie tira une �pingle de ses cheveux et lui en per�a la langue. Puis on alla clouer cette t�te, au dessus de ses deux mains, � la tribune aux harangues. Le lendemain, on apporta une autre t�te � Antoine. Antoine la prit; mais il eut beau la tourner et la retourner, il ne la reconnut point. --Cela ne me regarde pas, dit-il, portez cette t�te � ma femme. En effet, c'�tait la t�te d'un homme qui avait refus� de vendre sa maison � Fulvie. Fulvie fit clouer la t�te � la porte de la maison. Pendant huit jours on �gorgea dans les rues et le sang coula dans les ruisseaux de Rome. Vell�ius Parterculus �crit � ce propos quatre lignes qui peignent effroyablement cette effroyable �poque: �II y eut, dit-il, beaucoup de d�vo�ment chez les femmes, assez dans les affranchis, quelque peu dans les esclaves, mais aucun dans les fils.� Puis il ajoute, avec cette simplicit� antique qui fait fr�mir: �II est vrai que l'espoir d'h�riter que chacun venait de concevoir, rendait l'attente difficile.� Ce fut le septi�me ou le huiti�me jour de cette boucherie, que M�c�ne, voyant C�sar acharn� sur son si�ge de prescripteur, lui fit passer une feuille de ses tablettes avec ces trois mots �crits au crayon: �L�ve-toi, bourreau!� C�sar se leva, car il n'y mettait ni haine, ni acharnement; il proscrivait parce qu'il croyait utile de proscrire. Lorsqu'il re�ut le petit mot de M�c�ne, il fit un signe de t�te et se leva, M�c�ne se fit honneur de la cl�mence de C�sar. M�c�ne se trompait: C�sar avait son compte, et l'impassible arithm�ticien ne demandait rien de plus. Tournons les yeux vers Brutus et Cassius, et voyons ce qu'ils font. Brutus et Cassius sont en Asie, o� ils exigent d'un seul coup le tribut de dix ann�es; Brutus et Cassius sont � Tarse, qu'ils frappent d'une contribution de quinze cents talens; Brutus et Cassius sont � Rhodes, o� ils font �gorger cinquante des principaux citoyens, parce que ceux-ci refusent de payer une contribution impossible. C'est qu'il faut des millions � Brutus et � Cassius pour soutenir l'impopulaire parti qu'ils ont adopt�, et pour retenir sous leurs aigles r�publicaines les vieilles l�gions royalistes de C�sar. Aussi les cris des peuples qu'il ruine deviennent-ils le remords incessant de Brutus. Ce remords c'est le mauvais g�nie qui appara�t dans ses nuits; c'est le spectre qu'il a vu � Xanthe et qu'il reverra � Philippes. Lisez dans Plutarque ou dans Shakspeare, comme il vous plaira, les derniers entretiens de Brutus et de Cassius. Voyez ces deux hommes se s�parer un soir en se serrant la main avec un sourire grave et en se disant que, vainqueurs ou vaincus, ils n'ont point � redouter leurs ennemis. C'est que C�sar et Antoine sont l�. C'est qu'on est � la veille de la bataille de Philippes. C'est que le spectre qui poursuit Brutus a reparu ou va repara�tre. En effet, le lendemain � la m�me heure Cassius �tait mort, et deux jours apr�s Brutus l'avait rejoint. Un esclave, affranchi pour ce dernier service, avait tu� Cassius: Brutus s'�tait jet� sur l'�p�e que lui tendait le rh�teur Straton. On s'�tonne de cette mort si pr�cipit�e de Brutus et de Cassius, et l'on oublie que tous deux avaient h�te d'en finir. Les deux triumvirs avaient �t� fid�les � leur caract�re. Nous disons les deux triumvirs, car de L�pide il n'en est d�j� plus question. Antoine avait combattu comme un simple soldat. C�sar, malade, �tait rest� dans sa liti�re, disant qu'un dieu l'avait averti en songe de veiller sur lui. Le combat fini, L�pide �cart�, le partage du monde �tait � refaire. Antoine prit pour lui l'in�puisable Orient; C�sar se contenta de l'Occident �puis�. Les deux vainqueurs se s�parent: l'un, pour aller �puiser toutes les d�lices de la vie avec Cl�op�tre; l'autre, pour revenir lutter � Rome contre le s�nat, qui commence enfin � le comprendre; contre cent soixante-dix mille v�t�rans qui r�clament chacun un lot de terre et vingt mille sesterces qu'il leur a promis; contre le peuple, enfin, qui demande du pain, affam� qu'il est par Sextus Pomp�e, qui tient la mer de Sicile. Laissez huit ans s'�couler, et les v�t�rans seront pay�s, ou du moins croiront l'�tre, et Sextus Pomp�e sera battu et fugitif, et les greniers publics regorgeront de farine et de bl�. Comment C�sar avait-il accompli tout cela? En rejetant les proscriptions sur le compte d'Antoine et de L�pide; en refusant les triomphes qu'on lui avait offerts; et ayant l'air de remplir les fonctions d'un simple pr�fet de police; en parlant toujours au nom de la r�publique, pour laquelle il agit, et qu'il va incessamment r�tablir; enfin, sur le d�sir des soldats, en donnant sa soeur Octavie � Antoine: Fulvie �tait morte dans un acc�s de col�re. Au reste, c'�tait un rude �pouseur que cet Antoine, et il tenait � prouver que de tous c�t�s il descendait d'Hercule: il avait �pous� Fulvie, il venait d'�pouser Octavie, il allait �pouser Minerve; enfin il devait finir par �pouser Cl�op�tre. Ce dernier mariage brouilla tout. Il y avait long-temps que C�sar n'attendait qu'une occasion de se d�barrasser de son rival; cette occasion, Antoine venait de la lui fournir. Cl�op�tre avait eu de C�sar, ou de Sextus Pomp�e, on ne sait pas bien lequel des deux, un fils appel� C�sarion. Antoine, en �pousant Cl�op�tre, avait reconnu C�sarion pour fils de C�sar, et lui avait promis la succession de son p�re, c'est-�-dire l'Italie; tandis qu'il distribuait aux autres fils de Cl�op�tre, Alexandre et Ptol�m�e, � Alexandre l'Arm�nie et le royaume des Parthes, qui, il est vrai, n'�tait pas encore conquis, et � Ptol�m�e la Ph�nicie, la Syrie et la Cilicie. Rome et Octavie demandaient donc ensemble vengeance contre Antoine. La cause de C�sar devenait la cause publique; aussi jamais guerre plus populaire ne fut entreprise. Puis tous ceux qui arrivaient d'Orient racontaient d'�tranges choses. Apr�s s'�tre fait satrape, Antoine se faisait Dieu. On appelait Cl�op�tre Isis, et Antoine Osiris. Antoine promettait � Cl�op�tre de faire d'Alexandrie la capitale du monde quand il aurait conquis l'Occident; en attendant, il faisait graver le chiffre de Cl�op�tre sur le bouclier de ses soldats, et soulevait le ban et l'arri�re-ban de ses dieux �gyptiens contre les dieux du Tibre. Omnigenumque Deum monstra et latrator Anubis Contra Neptunum et Venerem contraque Minervam, dit Virgile, qui n'avait pas mis l� Minerve pour la seule mesure, mais aussi comme ayant sa propre injure � venger. Minerve �tait, on se le rappelle, une des quatre femmes d'Antoine; il l'avait �pous�e � Ath�nes, et s'�tait fait payer par les Ath�niens mille talens pour sa dot, c'est-�-dire pr�s de six millions de notre monnaie actuelle. N'est-ce pas que c'�tait un �trange monde que ce monde? Mais ne vous en �tonnez pas trop, vous en verrez bien d'autres sous N�ron. C'�tait la troisi�me fois, dans un quart de si�cle, que l'Orient et l'Occident allaient se rencontrer en Gr�ce, et jeter un nouveau nom de victoire et de d�faite dans cette �ternelle s�rie d'actions et de r�actions qui durait depuis la guerre de Troie. Il r�gnait une profonde terreur � Rome: Rome ne comptait pas beaucoup sur C�sar comme g�n�ral: elle savait, au contraire, ce dont Antoine �tait capable une fois qu'il �tait arm�; puis Antoine menait avec lui cent mille hommes de pied, douze mille chevaux, cinq cents navires, quatre rois et une reine. Il y avait bien encore cent vingt ou cent trente mille Juifs, Arabes, Perses, �gyptiens, M�des, Thraces et Paphlagoniens qui marchaient � la suite de l'arm�e; mais, ceux-l�, on ne les comptait pas, ils n'�taient pas soldats romains. C�sar avait � peu pr�s cent mille hommes et deux cents vaisseaux. Ce n'�tait point tout � fait en navires et en soldats la moiti� des forces de son adversaire. La fortune �tait pour Octave; ou plut�t ici le destin change de nom et devient la Providence: il fallait r�unir l'Occident et l'Orient dans une main puissante qui contraign�t le monde de parler une seule langue, d'ob�ir � une seule loi, afin que le Christ en naissant (le Christ allait na�tre) trouv�t l'univers pr�t � �couter sa parole. Dieu donna la victoire � C�sar. On sait tous les d�tails de cette grande bataille; comment Cl�op�tre, la d�esse du naturalisme oriental, s'enfuit tout � coup avec soixante vaisseaux, quoique aucun p�ril ne la mena��t; comment Antoine la suivit, abandonnant son arm�e; comment tous deux revinrent en Egypte pour mourir tous deux: Antoine se tue en se jetant sur son �p�e; Cl�op�tre, on ne sait trop de quelle fa�on: Plutarque croit que c'est en se faisant mordre par un aspic. Cette fois, il n'y avait pas moyen d'�chapper au triomphe: bon gr� mal gr�, il fallut que C�sar se laiss�t faire. Le s�nat vint en corps au devant de lui jusqu'aux portes de Rome; mais, fid�le � son syst�me, C�sar n'accepta qu'une partie de ce que le s�nat lui offrait; � l'entendre, le seul prix qu'il demandait de sa victoire �tait qu'on le d�barrass�t du fardeau du gouvernement. Le s�nat se jeta � ses pieds pour obtenir de lui qu'il renon��t � cette funeste r�solution; mais tout ce qu'il put obtenir fut que C�sar resterait encore pendant dix ans charg� de mettre en ordre les affaires de la r�publique. Il est vrai que C�sar se montra moins r�calcitrant pour le titre d'Auguste que le s�nat lui offrit, et qu'il accepta sans trop se faire prier. Auguste avait trente ans. Depuis neuf ans qu'il avait succ�d� � C�sar, il avait fait bien du chemin, comme on voit, ou plut�t il en avait bien fait faire � la r�publique. C'est qu'aussi on �tait bien las � Rome des guerres intestines, des proscriptions civiles et des massacres de partis. A partir de Marius et de Sylla, et il y avait de cela � peu pr�s soixante ans, on ne faisait gu�re autre chose � Rome que de tuer ou d'�tre tu�, si bien que depuis un quart de si�cle il fallait chercher avec beaucoup de soin et d'attention pour trouver un g�n�ral, un consul, un tribun, un s�nateur, un personnage notable enfin, qui f�t mort tranquillement dans son lit. Il y avait plus, c'est que tout le monde �tait ruin�. On supporte encore les massacres, la croix, la potence; on ne supporte pas la mis�re. Les chevaliers avaient des places d'honneur au th��tre, mais ils n'osaient venir occuper ces places de peur d'y �tre arr�t�s par leurs cr�anciers; ils avaient quatorze bancs au cirque, et leurs quatorze bancs �taient d�serts. Les provinces d�claraient ne plus pouvoir payer l'imp�t: le peuple n'avait pas de pain. De l'oc�an Atlantique � l'Euphrate, du d�troit de Gades au Danube, cent trente millions d'hommes demandaient l'aum�ne � Auguste. Qui donc, en pareilles circonstances, e�t m�me eu l'id�e de faire de l'opposition contre le vainqueur d'Antoine, qui �tait le seul riche et qui pouvait seul enrichir les autres? Auguste fit trois parts de ses immenses richesses, que venait de quadrupler le tr�sor des Ptol�m�es: la premi�re pour les dieux, la seconde pour l'aristocratie, la troisi�me pour le peuple. Jupiter Capitolin eut seize mille livres d'or; c'�taient treize mille livres de plus que ne lui en avait vol� C�sar; et de plus, pour dix millions de notre monnaie actuelle de pierres et de pierreries. Apollon eut six tr�pieds d'argent fondus � neuf, et dont le m�tal fut fourni par les propres statues d'Auguste. Enfin, comme les villes envoyaient de tous c�t�s des couronnes d'or au vainqueur, le vainqueur les r�partit entre les autres dieux. Les dieux furent contens. Auguste alors s'occupa de l'aristocratie. Les legs de C�sar furent enti�rement pay�s. Tout ce qui avait un nom, ou tout ce qui s'en �tait fait un, re�ut des secours; l'aristocratie tout enti�re devint la pensionnaire d'Auguste. L'aristocratie fut satisfaite. Restait le peuple. Les pr�d�cesseurs d'Auguste lui avaient donn� des jeux, Auguste lui donna du pain. Le bl� arriva en larges convois de la mer Noire, de l'Egypte et de la Sicile; en moins de trois mois, un bien-�tre sensible se r�pandit jusque dans les derniers rangs de la population. Le peuple cria vive Auguste. Alors, comme il lui restait encore pr�s de deux milliards, il lan�a dans la circulation cette masse �norme d'argent: l'int�r�t �tait � 12 pour 100, il descendit � 4; les terres �taient � vil prix, elles tripl�rent et quadrupl�rent de valeur. Puis il s'en revint dans sa petite maison du mont Palatin, maison toute de pierres, maison sans marbres, sans peintures, sans pav�s de mosa�que; maison qu'il habitait �t� comme hiver, et qui ne renfermait qu'une seule chose de prix, la statuette d'or de la Fortune de l'empire. Il est vrai que cette maison ayant �t� br�l�e dix-huit ans apr�s, c'est-�-dire vers l'an 748 de Rome, Auguste la reb�tit plus commode, plus �l�gante et plus belle. C'est l� qu'Auguste v�cut encore quarante-six ans, suppliant sans cesse le peuple de lui retirer le fardeau du gouvernement, et sans cesse forc� par lui d'accepter de nouveaux honneurs. Ayant beau dire qu'il n'�tait qu'un simple citoyen comme les autres, ayant beau se f�cher quand on l'appelait seigneur, ayant beau r�p�ter que ses noms �taient Ca�us Julius C�sar Octavianus et qu'il ne voulait �tre appel� d'aucun autre nom, il lui fallut se r�signer � �tre prince, grand pontife, consul et r�gulateur des moeurs � perp�tuit�. On avait voulu le nommer tribun, mais il avait fait observer qu'en sa qualit� de patricien il ne pouvait accepter cette charge. Alors, au lieu du tribunal, il avait re�u la puissance tribunitienne. C'�tait bien peut-�tre jouer un peu sur les mots, mais il y avait de l'avocat dans Auguste, et c'�tait par ce c�t�-l� tr�s probablement que Salluste �tait devenu si fort son ami. De cette fa�on, tout le monde �tait content � Rome. Les c�sariens avaient un roi, ou du moins quelque chose qui leur en tenait lieu. Les r�publicains entendaient sans cesse parler de la r�publique, et d'ailleurs le S.P.Q.R. �tait partout, sur les enseignes, sur les faisceaux, sur la maison m�me du prince. Enfin les po�tes, les peintres, les artistes avaient M�c�ne, � qui Auguste avait transmis ses pleins pouvoirs, et qui se chargeait de leur assurer cette _aurea mediocritas_ tant vant�e par Horace. Au milieu de tous ces honneurs, Auguste restait toujours le m�me: travaillant six heures par jour, mangeant du pain bis, des figues et des petits poissons; jouant aux noix avec les polissons de Rome, et allant, v�tu des habits fil�s par sa femme ou par ses filles, rendre t�moignage pour un vieux soldat d'Actium. Nous avons dit que sa maison du mont Palatin br�la vers l'an 748. A peine cet accident fut-il connu, que les v�t�rans, les d�curies, les tribus souscrivirent pour une somme consid�rable, car ils voulaient que cette maison, reb�tie aux frais publics, attest�t de l'amour public pour l'empereur. Auguste fit venir les uns apr�s les autres tous les souscripteurs, et, pour ne pas dire qu'il refusait leur offrande, prit � chacun d'eux un denier. Puis, apr�s le tour des dieux, de l'aristocratie, du peuple, du tr�sor, vint le tour de Rome. La ville r�publicaine �tait sale, �troite et sombre. Le _Forum antiquum_ �tait devenu trop petit pour la population toujours croissante de la reine du monde, le forum de C�sar �tait encombr� aux jours de f�tes; Auguste fit b�tir un troisi�me forum entre le Capitolin et le Viminal, un temple de Jupiter tonnant au Capitole, un temple � Apolon sur le mont Palatin, le th��tre de Marcellus au Champ-de-Mars, enfin les portiques de Livie et d'Octavie, et la basilique de Lucius et de Ca�us. Ce n'est pas tout, en m�me temps que les ob�lisques �gyptiens s'�levaient sur les places, que des routes magnifiques, partant de la _meta sudans_, s'�lan�aient vers tous les points du monde comme les rayons d'une �toile, que soixante-sept lieues d'aqueducs et de canaux amenaient par jour � Rome deux millions trois cent dix-neuf mille m�tres cubes d'eau, qu'Agrippa, tout en construisant son Panth�on, distribuait en cinq cents fontaines, en cent soixante-dix bassins et en cent trente ch�teaux d'eau, Balbus b�tissait un th��tre, Philippe des mus�es, et Pollion un sanctuaire � la Libert�. Ainsi, en pr�sidant � ces immenses travaux, Auguste se sentait-il pris d'un, de ces rares mouvements d'orgueil auxquels il permettait de se produire au grand jour.--Voyez cette Rome, disait-il, je l'ai prise de brique, je la rendrai de marbre. Auguste eut une de ces longues existences comme le ciel en garde aux fondateurs de monarchies. Il avait soixante-seize ans, lorsqu'un jour qu'il naviguait entre les �les jet�es au milieu du golfe de Naples comme des corbeilles de fleurs et de verdure, il fut pris d'une douleur assez forte pour d�sirer rel�cher au port le plus prochain. Cependant il eut le temps d'arriver jusqu'� Nole; l� il se sentit si mal qu'il s'alita. Mais, loin de d�plorer la perte d'une existence si bien remplie, Auguste se pr�para � la mort comme � une f�te; il prit un miroir, se fit friser les cheveux, se mit du rouge; puis, comme un acteur qui quitte la sc�ne et qui, avant de passer derri�re la coulisse, demande un dernier compliment au parterre: --Messieurs, dit-il en se tournant vers les amis qui entouraient sa couche, r�pondez franchement, ai-je bien jou� la farce de la vie? Il n'y eut qu'une voix parmi les spectateurs. --Oui, r�pondirent-ils tous ensemble; oui, certes, parfaitement bien. --En ce cas, reprit Auguste, battez des mains en preuve que vous �tes contens. Les spectateurs applaudirent, et, au bruit de leurs applaudissemens, Auguste se laissa aller doucement sur son oreiller. Le com�dien couronn� �tait mort. Voil� l'homme qui prot�gea vingt ans Virgile; voil� le prince � la table duquel il s'assit une fois par semaine avec Horace, M�c�ne, Salluste, Pollion et Agrippa; voil� le dieu qui lui fit ce doux repos vant� par Tityre, et en reconnaissance duquel l'amant d'Amaryllis promet de faire couler incessamment le sang de ses agneaux. En effet, le talent doux, gracieux et m�lancolique du cygne de Mantoue devait plaire essentiellement au coll�gue d'Antoine et de L�pide. Robespierre, cet autre Octave d'un autre temps, ce proscripteur en perruque poudr�e � la mar�chale, en gilet de basin et en habit bleu-barbeau, � qui heureusement ou malheureusement (la question n'est pas encore jug�e) on n'a point laiss� le temps de se montrer sous sa double face, adorait les _Lettres � �milie sur la mythologie_, les _Po�sies du cardinal de Bernis_ et les _Gaillardises du chevalier de Boufflers_; les _lambes_ de Barbier lui eussent donn� des syncopes, et les drames d'Hugo des attaques de nerfs. C'est que, quoi qu'on en ait dit, la litt�rature n'est jamais l'expression de l'�poque, mais tout au contraire, et si l'on peut se servir de ce mot, sa palidonie. Au milieu des grandes d�bauches de la r�gence et de Louis XV, qu'applaudit-on au th��tre? Les petits drames musqu�s de Marivaux. Au milieu des sanglantes orgies de la r�volution, quels sont les po�tes � la mode? Colin-d'Harleville, Demoustier, Fabre-d'�glantine, Legouv� et le chevalier de Bertin. Pendant cette grande �re napol�onienne, quelles sont les �toiles qui scintillent au ciel imp�rial? M. de Fontanes, Picard, Andrieux, Baour-Lormian, Luce de Lancival, Parny. Ch�teaubriand passe pour un r�veur, et Lemercier pour un fou; on raille le _G�nie du christianisme_, on siffle _Pinto_. C'est que l'homme est fait pour deux existences simultan�es, l'une positive et mat�rielle, l'autre intellectuelle et id�ale. Quand sa vie mat�rielle est calme, sa vie id�ale a besoin d'agitation; quand sa vie positive est agit�e, sa vie intellectuelle a besoin de repos. Si toute la journ�e on a vu passer les charrettes des proscripteurs, que ces proscripteurs s'appellent Sylla ou Cromwell, Octave ou Robespierre, on a besoin le soir de sensations douces qui fassent oublier les �motions terribles de la matin�e. C'est le flacon parfum� que les femmes romaines respiraient en sortant du cirque; c'est la couronne de roses que N�ron se faisait apporter apr�s avoir vu br�ler Rome. Si, au contraire, la journ�e s'est pass�e dans une longue paix, il faut � notre coeur, qui craint de s'engourdir dans une languissante tranquillit�, des �motions factices pour remplacer les �motions r�elles, des douleurs imaginaires pour tenir lieu des souffrances positives. Ainsi, apr�s cette supr�me bataille de Philippes, o� le g�nie r�publicain vient de succomber sous le g�ant imp�rial; apr�s cette lutte d'Hercule et d'Ant�e qui a �branl� le monde, que fait Virgile? Il polit sa premi�re �glogue. Quelle grande pens�e le poursuit dans ce grand bouleversement? Celle de pauvres bergers qui, ne pouvant payer les contributions successivement impos�es par Brutus et par C�sar, sont oblig�s de quitter leurs doux champs et leur belle patrie: Nos patriae fines et dulcia linquimus arva; Nos patriam fugimus. De pauvres colons qui �migrent, les uns chez l'Africain br�l�, les autres dans la froide Scythie. At nos hinc alii sitientes ibimus Afros; Pars Scythiam... Celle de pauvres pasteurs enfin, pleurant, non pas la libert� perdue, non pas les lares d'argile faisant place aux p�nates d'or, non pas la sainte pudeur r�publicaine se voilant le front � la vue des futures d�bauches imp�riales dont C�sar a donn� le prospectus; mais qui regrettent de ne plus chanter, couch�s dans un antre vert, en regardant leurs ch�vres vagabondes brouter le cytise fleuri et l'amer feuillage du saule. ... Viridi projectus in antro. ............................... Carmina nulla canam; non, me pascente, capellae, Florentem cytisum et salices carpetis amaras. Mais peut-�tre est-ce une pr�occupation du po�te, peut-�tre cette imagination qu'on a appel�e la Folle du logis, et qu'on devrait bien plut�t nommer la Ma�tresse de la maison, �tait-elle momentan�ment tourn�e aux douleurs champ�tres et aux plaintes bucoliques; peut-�tre les grands �v�nemens qui vont se succ�der vont-ils arracher le po�te � ses pr�occupations bocag�res. Voici venir Actium; voici l'Orient qui se soul�ve une fois encore contre l'Occident; voici le naturalisme et le spiritualisme aux prises; voici le jour enfin qui d�cidera entre le polyth�isme et le christianisme. Que fait Virgile, que fait l'ami du vainqueur, que fait le prince des po�tes latins? Il chante le pasteur Arist�e, il chante des abeilles perdues, il chante une m�re consolant son fils de ce que ses ruches sont d�sertes, et n'ayant rien de plus � demander � Apollon, comment avec le sang d'un taureau on peut faire de nouveaux essaims. Et que l'on ne croie pas que nous cotons au hasard et que nous prenons une �poque pour une autre, car Virgile, comme s'il craignait qu'on ne l'accus�t de se m�ler des choses publiques autrement que pour louer C�sar, prend lui-m�me le soin de nous dire � quelle �poque il chante. C'est lorsque C�sar pousse la gloire de ses armes jusqu'� l'Euphrate. .... Caesar d�m magnus ad altum Fulminat Euphraten bello, victorque volentes Per populos dat jura, viamque affectat Olympo. Mais aussi que C�sar ferme le temple de Janus, qu'Auguste pour la seconde fois rende la paix au monde, alors Virgile devient belliqueux; alors le po�te bucolique embouche la trompette guerri�re, alors le chantre de Pal�mon et d'Arist�e va dire les combats du h�ros qui, parti des bords de Troie, toucha le premier les rives de l'Italie; il racontera Hector tra�n� neuf fois par Achille autour des murs de Pergame, qu'il enveloppe neuf fois d'un sillon de sang; il montrera le vieux Priam �gorg� � la vue de ses filles, et tombant au pied de l'autel domestique en maudissant ses divinit�s impuissantes qui n'ont su prot�ger ni le royaume ni le roi. Et autant Auguste l'a aim� pour ses chants pacifiques pendant la guerre, autant il l'aimera pour ses chants belliqueux pendant la paix. Ainsi, quand Virgile mourra � Brindes, Auguste ordonnera-t-il en pleurant que ses cendres soient transport�es � Naples, dont il savait que son po�te favori avait affectionn� le s�jour. Peut-�tre m�me Auguste �tait-il venu dans ce tombeau, o� je venais � mon tour, et s'�tait-il adoss� � ce m�me endroit o�, adoss� moi-m�me, je venais de voir passer devant mes yeux toute cette gigantesque histoire. Et voil� cependant l'illusion qu'un malheureux savant voulait m'enlever en me disant que ce n'�tait _peut-�tre_ pas l� le tombeau de Virgile! IV LA GROTTE DE POUZZOLES.--LA GROTTE DU CHIEN. Pendant cette exploration, notre cocher, que notre longue absence ennuyait, �tait entr� dans un cabaret pour se distraire. Lorsque nous redescend�mes vers Chiaja, nous le trouv�mes ivre comme auraient pu l'�tre Horace ou Gallus. Cette petite infraction aux r�gles de la temp�rance retomba sur nos pauvres chevaux, qui, excit�s par le fouet de leur ma�tre, nous emport�rent au triple galop vers la grotte de Pouzzoles. Nous e�mes beau dire que nous voulions nous arr�ter � l'entr�e de cette grotte et la traverser dans toute sa longueur: notre autom�don, qui croyait son honneur engag� � nous prouver, par la mani�re pimpante dont il conduisait, qu'il n'�tait pas ivre, redoubla de coups, et nous dispar�mes dans l'ouverture b�ante comme si un tourbillon nous emportait. Malheureusement, � peine avions-nous fait cent pas dans ce corridor de l'enfer que nous accroch�mes une charrette. Le cocher, qui se tenait debout derri�re nous, sauta par dessus notre t�te, nous saut�mes par dessus celle des chevaux. Les chevaux s'abattirent; une roue du corricolo continua sa route, tandis que l'autre, engag�e dans le moyeu de la charrette, s'arr�ta court avec le reste de l'�quipage. Je crus que nous �tions tous an�antis. Heureusement le dieu des ivrognes, qui veillait sur notre cocher, daigna �tendre sa protection jusqu'� nous, si indignes que nous en fussions: nous nous relev�mes sans une seule �gratignure; les traits seuls du bilancino �taient cass�s. On se rappelle que le bilancino est le cheval qui galope pr�s du timonier enferm� dans les brancards. Notre conducteur nous d�clara qu'il lui fallait un quart d'heure pour remettre en ordre son attelage; nous le lui accord�mes d'autant plus volontiers qu'il nous fallait, � nous, le m�me temps pour visiter la grotte. Du temps de S�n�que, o� il n'y avait pas de chemins de fer, et o� par cons�quent on ne per�ait pas les montagnes, mais o� l'on montait tout simplement par dessus, la grotte de Pouzzoles �tait une grande curiosit�. Aussi s'en pr�occupe-t-il plus que de nos jours ne le ferait le dernier ing�nieur des ponts et chauss�es, et, po�tisant cette esp�ce de cave, qui n'est pas m�me bonne � mettre du vin, l'appelle-t-il une longue prison, et disserte-t-il sur la force involontaire des impressions. Quant � nous, je ne sais si la cabriole que nous venions de faire avait nui � notre imagination; mais, n'en d�plaise � S�n�que, nous ne f�mes impressionn�s que par l'abominable odeur d'huile que r�pandaient les soixante-quatre r�verb�res allum�s dans ce grand terrier. Malgr� ces soixante-quatre r�verb�res, il y a une telle obscurit� dans la grotte de Pouzzoles, que ce ne fut que guid�s par la voix avin�e de notre cocher que nous parv�nmes � retrouver notre corricolo. Nous remont�mes dedans, notre cocher remonta derri�re, et, comme pour prouver � nos malheureux chevaux que ce n'�tait pas lui qui avait tort, il d�buta par le plus splendide coup de fouet que jamais chevaux aient re�u depuis les coursiers d'Achille, qui pleur�rent si tendrement leur ma�tre, jusqu'aux mules de don Miguel, qui faillirent si irrespectueusement casser le cou au leur. Le bilancino et le limonier firent un bond qui manqua d�mantibuler la voiture; mais, � notre grand �tonnement, et quoique tous deux parussent faire des efforts inou�s pour remplir leur devoir, nous ne bouge�mes pas de la place. Le cocher redoubla, en accompagnant cette fois le cinglement de la lani�re de ce petit sifflement habituel aux cochers italiens et avec lequel ils semblent galvaniser leurs chevaux. Les n�tres, � cette double admonestation, redoubl�rent de soubresauts et de pi�tinemens, mais ne firent ni un pas en avant ni un pas en arri�re. Cependant, comme, selon toutes les r�gles de la dignit� humaine, ce n'est jamais aux animaux � deux pieds � c�der aux animaux � quatre pattes, notre homme s'ent�ta et allongea � son �quipage un troisi�me coup de fouet en accompagnant ce coup de fouet d'un juron � faire fendre le Pausilippe. L'impression fut grande sur les malheureux quadrup�des; ils se cabr�rent, hennirent, firent des �carts � droite, firent des �carts � gauche; mais d'un seul pas en avant, il n'en fut pas question. Il y avait �videmment quelque myst�re l�-dessous. J'arr�tai le bras de Gaetano, lev� pour un quatri�me coup de fouet, et je l'invitai � aller s'assurer � t�tons des causes qui nous encha�naient � notre place; car de voir avec les yeux, il n'y fallait pas songer. Gaetano voulut r�sister et pr�tendit que les chevaux devaient partir et qu'ils partiraient. Mais � mon tour j'insistai en lui disant que, s'il ajoutait un mot, je l'enverrais promener lui et son attelage. Gaetano, menac� dans ses int�r�ts p�cuniaires, descendit. Au bout d'un instant, nous l'entend�mes pousser des soupirs, puis des plaintes, puis des g�missemens. --Eh bien, lui demandai-je, qu'y a-t-il? --_Oh, eccellenza_! --Apr�s? --_O malora_! --Quoi? --_Ho perduto la testa del mio cavallo_. --Comment! vous avez perdu la t�te de votre cheval? --_L'ho perduta_! Et les plaintes et les g�missemens recommenc�rent. --Et duquel des deux avez-vous perdu la t�te? demandai-je en �clatant de rire. --_Del povero bilancino, eccellenza_. --Ce gredin-l� est ivre-mort, dit Jadin. --Eh bien, demandai-je apr�s un moment de silence, est-elle retrouv�e? --_O non si trovera pi�... mai! mai! mai_! --Voyons, attendez, je vais l'aller chercher moi-m�me. Je sautai � bas du corricolo; je fis a t�tons le tour de l'attelage et je trouvai mon homme qui serrait d�sesp�r�ment dans ses bras la croupe de son cheval. Il l'avait attach� � l'envers. On comprend le r�sultat naturel de cette combinaison: � chaque coup de fouet nouveau, le porteur tirait au nord et le bilancino au midi. Or, comme c'est une r�gle invariable que deux forces �gales oppos�es l'une � l'autre se neutralisent l'une par l'autre, il en r�sultait que, plus nos deux chevaux faisaient d'efforts pour avancer, l'un vers l'entr�e de la grotte, l'autre vers la sortie, plus solidement nous restions comme amarr�s � la m�me place. J'annon�ai � Gaetano que la t�te de son cheval �tait retrouv�e, je lui en donnai la preuve en lui mettant la main dessus, et je lui signifiai que, de peur de nouveaux accidens, nous irions � pied jusqu'� la grotte du Chien, o� il �tait invit� � nous rejoindre, si toutefois il en �tait capable. Il y a cependant des jours o� cette grotte est splendidement �clair�e, ce sont les jours d'�quinoxe; comme le soleil se couche alors exactement en face d'elle, il la transperce de son dernier rayon et la dore merveilleusement de l'une � l'autre de ses extr�mit�s. Il nous �tait arriv� tant d'encombr�s dans cette malheureuse grotte que ce fut avec un certain plaisir que nous retrouv�mes la lumi�re. Afin sans doute de d�dommager le voyageur de la perte qu'il a faite momentan�ment, la nature, � la sortie de ce long et sombre corridor, se pr�sente coquette, anim�e, et pleine de fantasques accidens. Cependant, comme un effroyable soleil dardait sur nos t�tes, nous ne nous arr�t�mes pas trop � les d�tailler, et sur l'indication d'un passant, laissant la route, nous pr�mes un petit chemin qui conduit au lac d'Agnano. Gaetano s'�tait piqu� d'honneur; au bout d'un instant, nous entend�mes derri�re nous le bruit des roues d'une voiture et le p�tillement des sonnettes de deux chevaux: c'�tait notre corricolo et notre cocher qui nous rejoignaient, le corricolo parfaitement rafistol� � l'aide de cordes, de ficelles et de chiffons, le cocher � peu pr�s d�gris�. Comme nous �tions en nage, nous ne nous f�mes pas prier pour reprendre nos places; et cette fois, gr�ce � l'harmonie de notre attelage, nous repr�mes notre allure habituelle, c'est-�-dire que nous all�mes comme le vent. Au bout d'un instant, deux chiens se mirent � courir devant notre corricolo, et un homme monta derri�re. D'o� sortaient-ils? D'une pauvre chaumi�re situ�e � gauche de la route, je crois. Des deux quadrup�des, l'un �tait nankin et l'autre noir. Au bout d'un instant, le quadrup�de nankin donna des signes visibles d'h�sitation. Il s'arr�tait, s'asseyait, restait en arri�re, puis reprenait son chemin, toujours plus lentement. Son ma�tre commen�a par le siffler, puis l'appela; puis enfin, voyant des signes de r�bellion marqu�e, descendit, le coupla avec le chien noir, et, au lieu de remonter derri�re nous, marcha � pied. Je demandai alors quels �taient cet homme et ces chiens; on nous r�pondit que c'�tait l'homme qui avait l� cl� de la grotte et les deux chiens sur lesquels on faisait successivement les exp�riences, c'est-�-dire le grand-pr�tre et les victimes. Le mot _successivement_ m'�claira sur les terreurs du chien nankin et sur l'insouciance du chien noir. Le chien noir descendait de garde, le chien nankin �tait de faction. Voil� pourquoi le chien nankin voulait � toute force retourner en arri�re, et pourquoi il �tait indiff�rent au chien noir d'aller en avant. A la premi�re visite d'�trangers, les r�les changeraient. A mesure que nous approchions, les terreurs du malheureux chien nankin redoublaient. Il opposait � son camarade une v�ritable r�sistance; et comme ils �taient � peu pr�s de la m�me taille, et par cons�quent de la m�me force, que l'un n'avait que le d�sir d'ob�ir � son ma�tre, tandis que l'autre avait l'esp�rance d'y �chapper, le sentiment de la conservation l'emporta bient�t sur celui du devoir, et, au lieu que ce f�t le chien noir qui continu�t d'entra�ner le chien nankin vers la grotte, ce fut le chien nankin qui commen�a de ramener le chien noir vers la maison. Ce que voyant, le propri�taire des deux animaux jugea son intervention n�cessaire et se mit en marche pour les rejoindre. Mais � mesure qu'il approchait d'eux, tandis que le chien nankin redoublait d'efforts pour fuir, le chien noir, qui n'�tait pas bien s�r d'avoir fait tout ce qu'il pouvait pour retenir son camarade, donnait � son tour des signes d'h�sitation, de sorte que, lorsque le ma�tre �tendit le bras, croyant mettre la main sur eux, tous deux partirent au grand galop, reprenant la route par laquelle ils �taient venus. L'homme se mit � trotter apr�s eux en les appelant; inutile de dire que, plus il les appelait, plus ils couraient vite. Au bout d'un instant, homme et chiens disparurent � un tournant de la route. Milord avait regard� toute cette sc�ne avec un profond �tonnement: en voyant appara�tre deux individus de son esp�ce, il avait d'abord voulu se jeter dessus pour les d�vorer; mais quelques coups de pied de Jadin l'avaient calm�, et il s'�tait d�cid�, quoique avec un regret visible, � devenir simple spectateur de ce qui allait se passer. Ce qui devait arriver arriva: les deux chiens s'arr�t�rent � la porte de leur chenil. Leur ma�tre les y rejoignit, passa une corde au cou du chien nankin, siffla le chien noir, et, dix minutes apr�s sa disparition, nous le v�mes repara�tre pr�c�d� de l'un et tra�nant l'autre. Cette fois, il n'y avait pas � s'en d�dire: il fallait que la malheureuse b�te accompl�t le sacrifice. En arrivant � la porte de la grotte, il tremblait de tous ses membres; la porte de la grotte ouverte, il �tait d�j� � moiti� mort. A la porte de la grotte �taient cinq ou six enfans si d�guenill�s qu'� part les indiscr�tions des v�temens, il �tait fort difficile de reconna�tre leur sexe: chacun tenait un animal quelconque � la main, l'un une grenouille, l'autre une couleuvre, celui-ci un cochon d'Inde, celui-l� un chat. Ces animaux �taient destin�s aux plaisirs des amateurs qui ne se contentent pas de l'�vanouissement et qui veulent la mort. Les chiens co�tent cher � faire mourir: quatre piastres par t�te, je crois; tandis que pour un carlin on peut faire mourir la grenouille, pour deux carlins la couleuvre, pour trois carlins le cochon d'Inde, et pour quatre carlins le chat. C'est pour rien, comme on voit. Cependant un vice-roi, qui sans doute n'avait pas d'argent dans sa poche, fit entrer dans la grotte deux esclaves turcs et les vit mourir gratis. Tout cela est bien hideusement cruel, mais c'est l'habitude. D'ailleurs, les animaux en meurent, c'est vrai, mais aussi les ma�tres en vivent, et il y a si peu d'industries � Naples, qu'il faut bien tol�rer celle-l�. La grotte peut avoir trois pieds de haut et deux pieds et demi de profondeur. J'introduisis la t�te dans la partie sup�rieure, et je ne sentis aucune diff�rence entre l'air qu'elle contenait et l'air ext�rieur; mais, en recueillant dans le creux de la main l'air inf�rieur et en le portant vivement � ma bouche et � mon nez, je sentis une odeur suffocante. En effet, les gaz mortels ne conservent leur action qu'� la hauteur d'un pied a peu pr�s du sol. Mais l�, en quelques secondes ils asphyxieraient l'homme aussi bien que les animaux. Le tour du malheureux chien �tait venu. Son ma�tre le poussa dans la grotte sans qu'il oppos�t aucune r�sistance; mais une fois dedans, son �nergie lui revint, il bondit, se dressa sur ses pieds de derri�re pour �lever sa t�te au dessus de l'air m�phitique qui l'entourait. Mais tout fut inutile; bient�t un tremblement convulsif s'empara de lui, il retomba sur ses quatre pattes, vacilla un instant, se coucha, raidit ses membres, les agita comme dans une crise d'agonie, puis tout � coup resta immobile. Son ma�tre le tira par la queue hors du trou; il resta sans mouvement sur le sable, la gueule b�ante et pleine d'�cume. Je le crus mort. Mais il n'�tait qu'�vanoui: bient�t l'air ext�rieur agit sur lui, ses poumons se gonfl�rent et battirent comme des soufflets, il souleva sa t�te, puis l'avant-train, puis le train de derri�re, demeura un instant vacillant sur ses quatre pattes comme s'il e�t �t� ivre; enfin, ayant tout � coup rassembl� toutes ses forces, il partit comme un trait et ne s'arr�ta qu'� cent pas de l�, sur un petit monticule, au sommet duquel il s'assit, regardant tout autour de lui avec la plus prudente et la plus m�ticuleuse attention. Je crus que c'�tait fini et que son ma�tre ne le rattraperait jamais. Je lui fis m�me part de cette observation; mais il sourit de l'air d'un homme qui veut dire:--Allons, allons, vous n'�tes pas encore fort sur les chiens! Et tirant un morceau de pain de sa poche, il le montra au patient, qui parut se consulter quelques secondes, retenu entre la crainte et la gourmandise. La gourmandise l'emporta. Il accourut en remuant la queue et d�vora sa pitance comme s'il avait parfaitement oubli� ce qui venait de se passer. Le chien noir avait regard� cette op�ration, gravement assis sur son derri�re, en tournant la t�te, et ayant l'air de dire � part soi, comme l'ivrogne de Charlet:--Voil� pourtant comme je serai dimanche! Quant � Milord, il �tait fourr� sous la banquette du corricolo, o� il paraissait n'avoir qu'une crainte, celle d'�tre d�couvert. Je demandai le nom des deux infortun�s quadrup�des dont la vie �tait destin�e � s'�couler en �vanouissemens perp�tuels: ils s'appelaient Castor et Pollux, sans doute en raison de ce que, pareils aux deux divins g�meaux, ils sont condamn�s � vivre et � mourir chacun � son tour. J'eus quelque envie d'acheter Castor et Pollux. Mais je songeai que si je leur donnais la libert�, ils deviendraient enrag�s; et que si je les gardais, ils ne pouvaient pas manquer d'�tre d�vor�s un jour ou l'autre par Milord. Je me d�cidai donc � ne rien changer � l'ordre des choses, et � laisser � chacun le sort que la nature lui avait fait. Quant � la grenouille, � la couleuvre, au cochon d'Inde et au chat, nous d�clar�mes que nous n'�tions aucunement curieux de continuer sur eux les exp�riences, et que celle que nous avions faite sur Castor nous suffisait. Cette d�cision fut accompagn�e d'une couple de carlins que nous distribu�mes � leurs propri�taires pour les aider � attendre patiemment des voyageurs plus anglais que nous. V La Place du March�. Nous avons dit que le M�le est le boulevart du temple de Naples; _il Mercato_ est sa place de Gr�ve. Autrefois, quand on pendait � Naples, la potence restait dress�e en permanence sur la place du March�. Aujourd'hui, que Naples est �clair�e au gaz, qu'elle est pav�e d'asphalte et qu'elle guillotine, on �l�ve et l'on d�monte la _madaja_ pour chaque ex�cution. L'horrible machine se dresse pendant la nuit qui pr�c�de le supplice, en face d'une petite rue par laquelle d�bouche le condamn�, et qu'on appelle pour cette raison _vico del Sospiro_, la ruelle du Soupir. C'est sur cette place que furent ex�cut�s, le 29 octobre 1268, le jeune Conradin et son cousin Fr�d�ric d'Autriche. Les corps des deux jeunes gens rest�rent quelque temps ensevelis � l'endroit m�me de l'ex�cution, et une petite chapelle s'�leva sur leur tombe; mais l'imp�ratrice Marguerite arriva du fond de l'Allemagne, elle apportait des tr�sors pour racheter � Charles d'Anjou la vie de son fils. Il �tait trop tard, son fils �tait mort. Avec la permission de son meurtrier, elle employa ces tr�sors � faire b�tir une �glise. Cette �glise c'est celle del Carmine. Si l'on n'est pas conduit par un guide, on sera long-temps � trouver cette tombe pour laquelle cependant une �glise fut b�tie: sans doute la susceptibilit� de Charles l'exila dans le coin o� elle se trouve. L'�glise del Carmine fut t�moin d'un miracle incontestable et � peu pr�s incontest�. J'ai achet� � Rome un livre italien intitul� _Histoire de la vingt-septi�me r�volte de la tr�s fid�le ville de Naples_: c'est celle de Masaniello. Avec celles qui ont eu lieu depuis 1647 et qu'il faut ajouter aux r�voltes ant�rieures, cela fait un total de trente-cinq r�voltes. Ce n'est pas trop mal pour une ville fid�le. Une de ces trente-cinq r�voltes eut lieu contre Alphonse d'Aragon. Mais Alphonse d'Aragon n'�tait pas si b�te que d'abandonner Naples, si Naples l'abandonnait. Il fit venir des gal�res de Sicile et de Catalogne, et, ayant mis le si�ge devant Naples, s'en alla �tablir son camp sur les bords du Sebetus, position de laquelle il commen�a � canonner sa tr�s fid�le ville r�volt�e. Or, un des boulets envoy�s par lui � ses anciens sujets, se trompant probablement de route, se dirigea vers l'�glise del Carmine, fracassa la coupole, renversa le tabernacle, et allait �craser la t�te du crucifix de grandeur naturelle qui, d�j� avant cette �poque �tait reconnu comme tr�s miraculeux; le crucifix baissa sa t�te sur sa poitrine et le boulet, passant au dessus de son front, alla faire son trou dans la porte, enlevant seulement la couronne d'�pines dont la t�te �tait ceinte. Chaque ann�e, le lendemain de No�l, le crucifix est expos� � la v�n�ration des fid�les. C'est sur la place du Mercato qu'�clata la fameuse r�volution de Masaniello, devenue si populaire en France depuis la repr�sentation de _la Muette de Portici_. Il est donc presque ridicule � moi de m'�tendre sur cette r�volution. Mais comme les op�ras en g�n�ral n'ont pas la pr�tention d'�tre des oeuvres historiques, peut-�tre trouverais-je encore � dire, � propos du h�ros d'Amalfi, des choses oubli�es par mon confr�re et ami Scribe. Le duc d'Arcos �tait vice-roi depuis trois ans, et depuis trois ans la ville de Naples avait vu s'augmenter les imp�ts de telle fa�on que le gouverneur, ne sachant plus quelle chose imposer, imposa les fruits, qui, �tant la principale nourriture des lazzaroni, avaient toujours eu leur entr�e dans la ville de Naples sans payer aucun droit. Aussi cette nouvelle gabelle blessa-t-elle singuli�rement le peuple de la tr�s fid�le ville, qui commen�a de murmurer hautement. Le duc d'Arcos doubla ses gardes, renfor�a la garnison de tous les ch�teaux, fit rentrer dans la capitale trois ou quatre mille hommes �parpill�s dans les environs, redoubla de luxe dans ses �quipages, dans ses d�ners et dans ses bals, et laissa le peuple murmurer. On approchait du mois de juillet, mois pendant lequel on c�l�bre � Naples avec une d�votion et une pompe toute particuli�re la f�te de Notre-Dame-du-Mont-Carmel. Il �tait d'habitude, � cette �poque et � propos de cette f�te, de construire un fort au milieu de la place du March�. Ce fort, sans doute en m�moire des diff�rens assauts que dut subir la montagne sainte, �tait d�fendu par une garnison chr�tienne et attaqu� par une arm�e sarrasine. Les chr�tiens �taient v�tus de cale�ons de toile, et avaient la t�te couverte d'un bonnet rouge; c'est-�-dire que les chr�tiens portaient tout bonnement et tout simplement le costume des p�cheurs napolitains, qui, en 1647, n'avaient pas encore adopt� la chemise. Les Sarrasins �taient habill�s � la turque, avec des pantalons larges, des vestes de soie et des turbans d�mesur�s. La d�pense des costumes infid�les avait �t� faite on ne se rappelait plus par qui. On les entretenait avec le plus grand soin, et les combattans se les l�guaient de g�n�ration en g�n�ration. Les armes des assi�gans et des assi�g�s �taient de longues cannes en roseau avec lesquelles ils frappaient � tour de bras sans se faire grand mal, et que leur fournissaient en abondance les terres mar�cageuses des environs de Naples. D�s le mois de juin, il �tait d'habitude que ceux qui devaient prendre part � ce combat se rassemblassent pour se discipliner. Alors, amis et ennemis, chr�tiens et Sarrasins, manoeuvraient ensemble et dans la plus parfaite intelligence; puis ils rentraient dans la ville, marchant au pas, portant leurs roseaux comme on porte des fusils, et align�s comme des troupes r�guli�res. Le chef des chr�tiens qui devaient d�fendre le fort du March�, � la f�te de Notre-Dame-du-Mont-Carmel de l'an de gr�ce 1647, �tait un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d'un pauvre p�cheur d'Amalfi, et p�cheur lui-m�me � Naples. On le nommait Thomas Aniello, et par abr�viation Masaniello. Quelques jours auparavant, le jeune p�cheur avait eu gravement � se plaindre de la gabelle. Sa femme, qu'il avait �pous�e � l'�ge de dix-neuf ans, et qu'il aimait beaucoup, en essayant d'introduire � Naples deux ou trois livres de farine cach�e dans un bas, avait �t� surprise par les commis de l'octroi, mise en prison, et condamn�e � y rester jusqu'� ce que son mari e�t pay� une somme de cent ducats, c'est-�-dire de quatre cent cinquante francs de notre monnaie. C'�tait, selon toute probabilit�, plus que son mari n'en aurait pu amasser en travaillant toute sa vie. La haine que Masaniello avait vou�e aux commis apr�s l'arrestation de sa femme s'�tendit, le jugement rendu, des commis au gouvernement. Cette haine �tait bien connue, car Masaniello disait hautement par les rues de Naples qu'il se vengerait d'une mani�re ou de l'autre; et comme le peuple, de son c�t�, �tait m�content, il dut sans doute � ses manifestations hostiles d'�tre nomm� le chef de la plus importante des deux troupe. Le nom de l'autre chef est rest� inconnu. Le premier acte d'hostilit� de Masaniello contre l'autorit� du vice-roi fut une �trange gaminerie. Comme il passait avec toute sa troupe devant le palais du gouvernement, sur le balcon duquel le duc et la duchesse d'Arcos avaient r�uni toute l'aristocratie de la ville, Masaniello, comme pour faire honneur � tous ces riches seigneurs et � toutes ces belles dames qui s'�taient d�rang�s pour lui, ordonna � sa troupe de s'arr�ter, la fit ranger sur une seule ligne devant le palais, lui fit faire demi-tour � gauche afin que chaque soldat tourn�t le dos au balcon, fit poser toutes les cannes � terre, puis ordonna de les ramasser. Le double mouvement fut ex�cut� avec un ensemble remarquable et d'une supr�me originalit�. Les dames jet�rent les hauts cris, les seigneurs parl�rent d'aller ch�tier les insolens qui s'�taient livr�s � cette impertinente fac�tie avec un imperturbable s�rieux; mais comme la troupe de Masaniello se composait de deux cents gaillards choisis parmi les plus vigoureux habitu�s du M�le, la chose se passa en conversation, et Masaniello et ses acolytes rentr�rent chez eux sans �tre inqui�t�s. Le dimanche suivant, jour destin� � une autre revue, les deux chefs se rendirent d�s le matin sur la place du March� avec leurs troupes, afin de renouveler les manoeuvres des dimanches pr�c�dens. C'�tait justement � l'heure o� les paysans des environs de Naples apportaient leurs fruits au march�. Pendant que les deux troupes s'exer�aient � qui mieux mieux, une dispute s'�leva, � propos d'un panier de figues, entre un jardinier de Portici et un bourgeois de Naples: il s'agissait du droit nouvellement impos�, que ni l'un ni l'autre ne voulait payer; le vendeur disant que le droit devait �tre support� par l'acqu�reur, et l'acqu�reur disant au contraire que l'imp�t regardait le vendeur. Comme cette dispute fit quelque bruit, le peuple, rassembl� pour voir manoeuvrer les Turcs et les chr�tiens, accourut � l'endroit o� la discussion avait lieu et fit cercle autour des discutans. Tir�s de leur pr�occupation par le bruit qui commen�ait � �clater, quelques soldats des deux troupes abandonn�rent leurs rangs pour aller voir ce qui se passait. Comme la chose prenait de l'importance, ils firent bient�t signe � leurs camarades d'accourir; ceux-ci ne se firent pas r�p�ter l'invitation deux fois, le cercle s'agrandit alors et commen�a de former un rassemblement formidable. En ce moment, le magistrat charg� de la police, et qu'on nommait l'�lu du peuple, arriva, et, interpell� � la fois par les bourgeois et les jardiniers pour savoir � qui appartenait de payer le droit, il r�pondit que le droit �tait � la charge des jardiniers. A peine cette d�cision est-elle rendue, que les jardiniers renversent � terre leurs paniers pleins de fruits, d�clarant qu'ils aiment mieux les donner pour rien au peuple que de payer cette odieuse imposition. Aussit�t le peuple se pr�cipite, se heurte, se presse pour piller ces fruits, lorsque tout � coup un homme s'�lance au milieu de la foule, se fait jour, p�n�tre jusqu'au centre du rassemblement, impose silence � la multitude, qui se tait � sa voix, et l� d�clare au magistrat qu'� partir de cette heure, le peuple napolitain est d�cid� � ne plus payer d'imp�ts. Le magistrat parle de moyens coercitifs, menace de faire venir des soldats. Le jeune homme se baisse, ramasse une poign�e de figues, et, toute m�l�e de poussi�re qu'elle est, la jette au visage du magistrat, qui se retire hu� par la multitude, tandis que le jeune homme, arr�tant les deux troupes pr�tes � poursuivre le fugitif, se met � leur t�te, fait ses dispositions avec la rapidit� et l'�nergie d'un g�n�ral consomm�, les distribue en quatre troupes, ordonne aux trois premi�res de se r�pandre par la ville, d'an�antir toutes les maisons de p�age, de br�ler tous les registres des gabelles, et d'annoncer l'abolition de tous les imp�ts, tandis qu'� la t�te de la quatri�me, grossie de la plus grande partie des assistans, il marchera droit au palais du vice-roi. Les quatre troupes partirent au cri de: Vive Masaniello! C'�tait Masaniello, ce jeune homme qui en un instant avait refoul� l'autorit� comme un tribun, avait divis� son arm�e comme un g�n�ral, et avait command� au peuple comme un dictateur. Le duc d'Arcos �tait d�j� inform� de ce qui se passait; le magistrat s'�tait r�fugi� pr�s de lui et lui avait tout racont�. Masaniello et sa troupe trouv�rent donc le palais ferm�. Le premier mouvement du peuple fut de briser les portes. Mais Masaniello voulut proc�der avec une certaine l�galit�. En cons�quence, il allait faire sommer le vice-roi de para�tre ou d'envoyer quelqu'un en son nom, lorsque la fen�tre du balcon s'ouvrit et que le magistrat parut, annon�ant que l'imp�t sur les fruits venait d'�tre lev�. Mais ce n'�tait d�j� plus assez: la multitude, en reconnaissant sa force et en voyant qu'on pouvait lui c�der, �tait devenue exigeante. Elle demanda � grands cris l'abolition de l'imp�t sur la farine. Le magistrat annon�a qu'il allait chercher une r�ponse, rentra dans le palais, mais ne reparut pas. Masaniello haussa la voix, et de toute la force de ses poumons annon�a qu'il donnait au vice-roi dix minutes pour se d�cider. Ces dix minutes �coul�es, aucune r�ponse n'ayant �t� faite, Masaniello, d'un geste d'empereur, �tendit la main. A l'instant m�me la porte fut enfonc�e et la multitude se rua dans le palais, criant: A bas les imp�ts! brisant les glaces et jetant les meubles par les fen�tres. Mais, arriv�e � la salle du dais, toute cette foule, sur un mot de Masaniello, s'arr�ta devant le portrait du roi, se d�couvrit, salua, tandis que Masaniello protestait � haute voix que c'�tait non point contre la personne du souverain qu'il se r�voltait, mais contre le mauvais gouvernement de ses ministres. Pendant ce temps, le duc d'Arcos s'�tait sauv� par un escalier d�rob�; il avait saut� dans une voiture et s'�loignait au grand galop dans la direction du Ch�teau-Neuf. Mais bient�t reconnu par la populace, il fut poursuivi et allait �tre atteint lorsque de la porti�re de la voiture s'�chapp�rent des poign�es de ducats. La foule se rua sur cette pluie d'or et laissa �chapper le duc, qui, trouvant le pont du Ch�teau-Neuf lev�, f�t forc� de se r�fugier dans un couvent de minimes. De l� il �crivit deux ordonnances: l'une qui abolissait tous les imp�ts quels qu'ils fussent, l'autre qui accordait � Masaniello une pension de six mille ducats, s'il voulait contenir le peuple et le faire rentrer dans son devoir. Masaniello re�oit ces deux ordonnances, les lit toutes deux au peuple du haut du balcon du duc d'Arcos, d�chire celle qui lui est personnelle et en jette les morceaux � la multitude, en criant que, pour tout l'or du royaume, il ne trahira pas ses compagnons. D�s ce moment, pour la multitude, Masaniello n'est plus un chef, Masaniello n'est plus un roi, Masaniello est un Dieu. Alors, c'est lui � son tour qui envoie une d�putation au duc d'Arcos; cette d�putation est charg�e de lui dire que la r�volte n'a point eu lieu contre le roi, mais contre les imp�ts, qu'il n'a rien � craindre s'il tient les promesses faites, et qu'il peut revenir en toute s�curit� � son palais. Chaque membre de la d�putation r�pond sur sa vie de la vie du duc d'Arcos. Le vice-roi accepte la protection qui lui est offerte; mais, au lieu de rentrer dans son palais d�vast�, il demande � se retirer au fort Saint-Elme. La proposition est transmise � Masaniello, qui r�fl�chit quelques secondes et y adh�re en souriant. Le duc d'Arcos se retire au ch�teau Saint-Elme. Masaniello est seul ma�tre de la ville. Tout cela a dur� cinq heures: en cinq heures, tout le pouvoir espagnol a �t� an�anti, toutes les pr�rogatives du vice-roi d�truites; en cinq heures, un lazzarone en est venu � traiter d'�gal � �gal avec le repr�sentant de Philippe IV, qui le fait roi � sa place en lui abandonnant la ville, et cette �trange r�volution s'est accomplie sans qu'une goutte de sang ait �t� vers�e. Mais l� commen�ait pour Masaniello une t�che immense. Le p�cheur sans �ducation aucune, le lazzarone qui ne savait ni lire ni �crire, le marchand de poisson qui n'avait jamais mani� que ses rames et tir� que son filet, allait �tre charg� de tous les d�tails d'un grand royaume; il allait publier des ordonnances, il allait rendre la justice, il allait organiser une arm�e, il allait combattre � sa t�te. Rien de tout cela n'effraya Masaniello; il �tendit son regard calme sur lui et autour de lui, puis aussit�t il se mit � l'oeuvre. Le premier usage qu'il fit de son autorit� fut d'ordonner la mise en libert� des prisonniers qui n'�taient d�tenus que pour contrebande ou pour amendes impos�es par la gabelle. Au nombre de ces derniers, on se le rappelle, �tait la propre femme du dictateur. Ces prisonniers d�livr�s vinrent le joindre imm�diatement au palais du vice-roi. Alors, accompagn� par eux, escort� par sa troupe, il se rendit sur la place du March�, fit publier � son de trompe l'abolition des imp�ts et l'ordre � tous les hommes de Naples, depuis dix-huit jusqu'� cinquante ans, de prendre les armes et de se r�unir sur la place. Cette ordonnance fut dict�e par Masaniello et �crite par un �crivain public, et Masaniello, qui, comme nous l'avons dit, ne savait pas signer, appliqua au dessous de la derni�re ligne, en guise de cachet, l'amulette qu'il portait au cou, et qui en ce moment devint le seing de ce nouveau souverain. Puis, comme sa premi�re milice �tait d�j� divis�e en quatre troupes, il donna aux trois troupes qui n'�taient pas sous son commandement des chefs pour se diriger. Ces chefs �taient trois lazzaroni de ses amis, et qui se nommaient Cataneo, Renna et Ardizzone. Ils furent charg�s de se rendre chacun dans un quartier oppos�, et de veiller � la s�ret� de la ville. Les trois troupes se rendirent � leur poste, et Masaniello demeura sur la place du March�, � la t�te de la sienne, attendant le r�sultat de l'ordre qu'il avait donn� pour la lev�e en masse. L'ex�cution de cet ordre ne se fit pas attendre. Au bout de deux heures, cent trente mille hommes arm�s entouraient Masaniello. Chacun s'�tait rendu � l'appel, sans discuter un instant le droit de celui qui les appelait. Seulement la corporation des peintres avait demand� � s'organiser en compagnie particuli�re sous le nom de compagnie de la Mort, et comme cette demande avait �t� faite � Masaniello par un ancien lazzarone qu'il aimait beaucoup, cette demande fut accord�e. Ce lazzarone, ami de Masaniello, qui s'�tait charg� de la n�gociation, �tait Salvator Rosa. Alors Masaniello pensa que la premi�re chose � faire dans un bon gouvernement �tait de vider les prisons en renvoyant les innocens et en punissant les coupables. Le chef des r�volt�s s'�tait fait g�n�ral, le g�n�ral venait de se faire l�gislateur, le l�gislateur se fit juge. Masaniello fit dresser une esp�ce d'�chafaud de bois, s'assit dessus en cale�on et en chemise, et appuyant sa main droite sur une �p�e nue, il fit compara�tre tour � tour devant lui tous les prisonniers. Pendant tout le reste de la journ�e il jugea: ceux qu'il proclamait innocens �taient mis � l'instant m�me en libert�; ceux qu'il reconnaissait coupables �taient � l'instant m�me ex�cut�s. Et tel �tait le coup d'oeil de cet homme que, quoique son jugement n'e�t, pour la plupart du temps, d'autre base que l'inspection rapide et profonde de la physionomie de l'accus�, il y avait conviction enti�re, parmi les assistans, que le juge improvis� n'avait condamn� aucun innocent et n'avait laiss� �chapper aucun coupable. Seulement il n'y avait ni diff�rence entre les jugemens ni progression entre les supplices. Voleurs, faussaires et assassins furent �galement condamn�s � mort. Cela ressemblait fort aux lois de Dracon; mais Masaniello avait compris que le temps pressait, et il n'avait pas pris le loisir d'en faire d'autres. Le lendemain au matin tout �tait fini: les prisons de Naples �taient vides et tous les jugemens ex�cut�s. Le d�veloppement que prenait la r�volte, ou plut�t le g�nie de celui qui la dirigeait, �pouvanta le vice-roi. Il envoya le duc de Matalone � Masaniello pour lui demander quel �tait le but qu'il se proposait et quelles �taient les conditions auxquelles la ville pouvait rentrer sous le pouvoir de son souverain. Masaniello nia que la ville f�t r�volt�e contre Philippe IV, et, en preuve de cette assertion, il montra � l'ambassadeur tous les coins de rues orn�s de portraits du roi d'Espagne, que, pour plus grand honneur, on avait abrit�s sous des dais. Quant aux conditions qu'il lui plaisait d'imposer, elles se bornaient � une seule: c'�tait la remise au peuple de l'original de l'ordonnance de Charles-Quint, laquelle, � partir du jour de sa date, excluait pour l'avenir toute imposition nouvelle. Le vice-roi parut se rendre, fit fabriquer un faux titre et l'envoya � Masaniello. Mais Masaniello, soup�onnant quelque trahison, fit venir des experts et leur remit l'ordonnance. Ceux-ci d�clar�rent que c'�tait une copie et non l'original. Alors Masaniello descendit de son �chafaud, marcha droit au duc de Matalone, lui reprocha sa supercherie; puis, l'ayant arrach� de son cheval et fait tomber � terre, il lui appliqua son pied nu sur le visage, apr�s quoi il remonta sur son tr�ne et ordonna que le duc f�t conduit en prison. La nuit suivante le duc s�duisit le ge�lier � force d'or et s'�chappa. Le vice-roi vit alors � quel homme il avait affaire, et, ne pouvant le tromper, il voulut l'abattre. En cons�quence, il donna ordre � toutes les troupes qui se trouvaient au nord, � Capoue et � Ga�te; au midi, � Salerne et dans ses environs, de marcher sur Naples. Masaniello apprit cet ordre, divisa son arm�e en trois corps, envoya ses lieutenans avec un de ces corps au devant des troupes qui venaient de Salerne, marcha avec l'autre au devant des troupes qui venaient de Capoue, et laissa le troisi�me corps sous le commandement d'Ardizzone pour garder Naples. On croit que ce fut pendant cette exp�dition, qui �loignait momentan�ment Masaniello de Naples, que les premi�res propositions de trahison furent faites � Ardizzone, avec autorisation de les communiquer � ses deux coll�ges, Cataneo et Renna. Masaniello battit les troupes du vice-roi, tua mille hommes et fit trois mille prisonniers qu'il ramena en grande pompe � Naples, et auxquels il donna pleine et enti�re libert� sur la place du March�. Ces trois mille hommes prirent � l'instant place parmi les milices napolitaines en criant: Vive Masaniello! De leur c�t�, Cataneo et Renna avaient repouss� les troupes qui leur �taient oppos�es. La compagnie de la Mort, surtout, qui faisait partie de leur corps d'arm�e, avait fait merveille. Le duc d'Arcos n'avait plus de ressource; il avait essay� de la ruse, et Masaniello avait d�couvert la trahison; il avait essay� de la force, et Masaniello l'avait battu. Il r�solu donc de traiter directement avec lui; se r�servant mentalement de le trahir ou de le briser � la premi�re occasion qui se pr�senterait. Cette fois, pour donner plus de poids � la n�gociation, il choisit pour n�gociateur le cardinal Filomarino. Le peuple, qui se d�fiait du pr�lat, voulut un instant s'opposer � cette nouvelle entrevue, mais Masaniello r�pondit du cardinal, et l'entrevue eut lieu. Masaniello venait de donner l'ordre de br�ler trente-six palais appartenant aux trente-six seigneurs les plus �minens de la noblesse espagnole et napolitaine. Le cardinal Filomarino supplia Masaniello de r�voquer cet ordre, et Masaniello le r�voqua. Comme Masaniello quittait le pr�lat et se rendait au lieu de la conf�rence � la place du March�, on tira sur lui, presque � bout portant, cinq coups d'arquebuse dont aucun ne le toucha: son jour n'�tait pas encore venu. Les meurtriers furent mis en pi�ces par le peuple et avou�rent en mourant qu'ils avaient �t� pay�s par le duc de Matalone, lequel voulait se venger des mauvais traitemens qu'il avait re�us de Masaniello. Le vice-roi d�savoua l'assassinat, le cardinal engagea sa parole que le duc d'Arcos ignorait cette trahison, et les n�gociations reprirent leur cours. Cependant la police n'avait jamais �t� mieux faite, et, depuis quatre jours que commandait Masaniello, pas un vol n'avait �t� commis dans toute la ville de Naples. Le jour m�me o� Masaniello avait failli �tre assassin�, le cardinal revint lui dire de la part du vice-roi que celui-ci d�sirait s'entretenir t�te-�-t�te avec lui des affaires de l'�tat, et reviendrait le lendemain avec toute sa cour au palais afin de l'y recevoir. Masaniello, qui se d�fiait de ces avances, voulait refuser, mais le cardinal insista tellement que force lui fut d'accepter. Alors une nouvelle discussion plus tenace que la premi�re s'engagea encore. Masaniello, qui ne se reconnaissait pas pour autre chose que pour un p�cheur, voulait se rendre au palais en costume de p�cheur, c'est-�-dire les bras et les jambes nus, et v�tu seulement de son cale�on, de sa chemise et de son bonnet phrygien; mais le cardinal lui r�p�ta tant de fois qu'un pareil costume �tait inconvenant pour un homme qui allait para�tre au milieu d'une cour si brillante, et pour y traiter des affaires d'une si haute importance, que Masaniello c�da encore et permit en soupirant que le vice-roi lui envoy�t le costume qu'il devait rev�tir dans cette grande journ�e. Le m�me soir il re�ut un costume complet de drap d'argent avec un chapeau garni d'une plume et une �p�e � garde d'or. Il accepta le costume; mais quant � l'�p�e, il la refusa, n'en voulant point d'autre que celle qui lui avait servi jusque-l� de sceptre et de main de justice. Cette nuit, Masaniello dormit mal, et il dit le lendemain matin que son patron lui �tait apparu en songe et lui avait d�fendu d'aller � cette entrevue; mais le cardinal Filomarino lui fit observer que sa parole �tait engag�e, que le vice-roi l'attendait au palais, que son cheval �tait en bas, et qu'il n'y avait pas moyen de manquer � son engagement sans manquer � l'honneur. Masaniello rev�tit son riche costume, monta � cheval et s'achemina vers le palais du vice-roi. VI �glise del Carmine. Masaniello �tait un de ces hommes privil�gi�s dont non seulement l'esprit, mais encore la personne, semblent grandir avec les circonstances. Le duc d'Arcos, en lui envoyant le riche costume que l'ex-p�cheur venait de rev�tir, avait esp�r� le rendre ridicule. Masaniello le rev�tit, et Masaniello eut l'air d'un roi. Aussi s'avan�a-t-il au milieu des cris d'admiration de la multitude, maniant son cheval avec autant d'adresse et de puissance qu'aurait pu le faire le meilleur cavalier de la cour du vice-roi; car, enfant, Masaniello avait plus d'une fois dompt�, pour son plaisir, ces petits chevaux dont les Sarrasins ont laiss�, en passant, la race dans la Calabre, et qui, aujourd'hui encore, errent en libert� dans la montagne. En outre, il �tait suivi d'un cort�ge comme peu de souverains auraient pu se vanter d'en poss�der un: c'�taient cent cinquante compagnies, tant de cavalerie que de fantassins, organis�es par lui, et plus de soixante mille personnes sans armes. Toute cette escorte criait: Vive Masaniello! de sorte qu'en approchant du palais, il semblait un triomphateur qui va rentrer chez lui. A peine Masaniello parut-il sur la place que le capitaine des gardes du vice-roi apparut sur la porte pour le recevoir. Alors, Masaniello, se retournant vers la foule qui l'accompagnait: --Mes amis, dit-il, je ne sais pas ce qui va se passer entre moi et monseigneur le duc; mais, quelque chose qu'il arrive, souvenez-vous bien que je ne me suis jamais propos� et ne me proposerai jamais que le bonheur public. Aussit�t ce bonheur assur� et la libert� rendue � tous, je redeviens le pauvre p�cheur que vous avez vu, et je ne demande comme expression de votre reconnaissance qu'un _Ave Maria_, prononc� par chacun de vous � l'heure de ma mort. Alors le peuple comprit bien que Masaniello craignait d'�tre attir� dans quelque pi�ge et que c'�tait � contre-coeur qu'il entrait dans ce palais. Des milliers de voix s'�lev�rent pour le prier de se faire accompagner d'une garde. --Non, dit Masaniello, non; les affaires que nous allons discuter, monseigneur et moi, demandent � �tre d�battues en t�te-�-t�te. Laissez-moi donc entrer seul. Seulement, si je tardais trop � revenir, ruez-vous sur ce palais et n'en laissez pas pierre sur pierre que vous n'ayez retrouv� mon cadavre. Tous le lui jur�rent, les hommes arm�s �tendant leurs armes, les hommes d�sarmes �tendant le poing vers le vice-roi. Alors Masaniello descendit de cheval, traversa une partie de la place � pied, suivit le capitaine des gardes et disparut sous la grande porte du palais. Au moment o� il disparut, une si grande rumeur s'�leva que le vice-roi demanda en tressaillant si c'�tait quelque r�volte nouvelle qui venait d'�clater. Masaniello trouva le duc d'Arcos qui l'attendait au haut de l'escalier. En l'apercevant, Masaniello s'inclina. Le vice-roi lui dit qu'une r�compense lui �tait due pour avoir si bien contenu cette multitude, si promptement rendu la justice, et si merveilleusement organis� une arm�e; qu'il esp�rait que cette arm�e, r�unie � celle des Espagnols, se tournerait contre les ennemis communs, et qu'ainsi faisant, Masaniello aurait rendu, � Philippe IV le plus grand service qu'un sujet puisse rendre � son souverain. Masaniello r�pondit que ni lui ni le peuple ne s'�taient jamais r�volt�s contre Philippe IV, ainsi que le pouvaient attester les portraits du roi expos�s en grand honneur � tous les coins de rue; qu'il avait voulu seulement all�ger le tr�sor des appointemens que l'on payait � tous ces maltotiers charg�s des gabelles, appointemens (Masaniello s'en �tait fait rendre compte) qui d�passaient d'un tiers les imp�ts qu'ils percevaient, et que, ce point arr�t� que Naples jouirait � l'avenir des immunit�s accoud�es par Charles-Quint, il promettait de faire lui-m�me et de faire faire au peuple de Naples tout ce qui serait utile au service du roi. Alors tous deux entr�rent dans une chambre o� les attendait le cardinal Filomarino, et l� commen�a entre ces trois hommes, si diff�rens d'�tat, de caract�re et de position, une discussion approfondie des droits de la royaut� et des int�r�ts du peuple. Puis, comme cette discussion se prolongeait et que le peuple, ne voyant point repara�tre son chef, criait � haute voix: Masaniello! Masaniello! et que ces cris commen�aient � inqui�ter le duc et le cardinal tant ils allaient croissant, Masaniello sourit de leur crainte et leur dit: --Je vais vous faire voir, messeigneurs, combien le peuple de Naples est ob�issant. Il ouvrit la fen�tre et s'avan�a sur le balcon. A sa vue, toutes les voix �clat�rent en un seul cri: Vive Masaniello! Mais Masaniello n'eut qu'� mettre le doigt sur sa bouche, et toute cette foule fit un tel silence qu'il sembla un instant que la cit� des �ternelles clameurs f�t morte comme Herculanum ou Pompe�a. Alors, de sa voix ordinaire, qui fut entendue de tous, tant le silence �tait grand: --C'est bien, dit-il; je n'ai plus besoin de vous; que chacun se retire donc sous peine de r�bellion. Aussit�t chacun se retira sans faire une observation, sans prononcer une parole, et cinq minutes apr�s, cette place, encombr�e par plus de cent vingt mille �mes, se trouva enti�rement d�serte, � l'exception de la sentinelle et du lazzarone qui tenait par la bride le cheval de Masaniello. Le duc et le cardinal se regard�rent avec effroi, car de cette heure seulement ils comprenaient la terrible puissance de cet homme. Mais cette puissance prouva aux deux politiques auxquels Masaniello avait affaire, que, pour le moment du moins, il ne lui fallait rien refuser de ce qu'il demandait; aussi fut-il convenu, avant que le triumvirat qui d�cidait les int�r�ts de Naples se s�par�t, que la suppression des imp�ts serait lue, sign�e et confirm�e publiquement, en pr�sence de tout le peuple, qui ne s'�tait r�volt�, Masaniello le r�p�tait, que pour obtenir leur abolition. Ce point bien arr�t�, comme c'�tait le seul pour lequel Masaniello �tait venu au palais, il demanda au duc d'Arcos la permission de se retirer. Le duc lui dit qu'il �tait le ma�tre de faire ce qui lui conviendrait, qu'il �tait vice-roi comme lui, que ce palais lui appartenait donc par moiti�, et qu'il pouvait � sa volont� entrer ou sortir. Masaniello s'inclina de nouveau, reconduisit le cardinal jusqu'� son palais, chevauchant c�te � c�te avec lui, mais de mani�re cependant que le cheval du cardinal d�pass�t toujours le sien de toute la t�te; puis, le cardinal rentr� chez lui, Masaniello regagna la place du March�, o� il trouva r�unie toute cette multitude qu'il avait renvoy�e de la place du palais, et au milieu de laquelle il passa la nuit � exp�dier les affaires publiques et � r�pondre aux requ�tes qu'on lui pr�sentait. Cet homme semblait �tre au dessus des besoins humains: depuis cinq jours que son pouvoir durait, on ne l'avait vu ni manger ni dormir; de temps en temps seulement il se faisait apporter un verre d'eau dans lequel on avait exprim� quelques gouttes de limon. Le lendemain �tait le jour fix� pour la ratification du trait� et la ratification de la paix dans l'�glise cath�drale de Sainte-Claire. Aussi, d�s le matin, Masaniello vit-il arriver deux chevaux magnifiquement capara�onn�s, l'un pour lui, l'autre pour son fr�re. C'�tait une nouvelle attention de la part du vice-roi. Les deux jeunes gens mont�rent dessus et se rendirent au palais. L� ils trouv�rent le duc d'Arcos et toute la cour qui les attendaient. Une nombreuse cavalcade se r�unit � eux. Le duc d'Arcos prit Masaniello � sa droite, pla�a son fr�re � sa gauche, et, suivi de tout le peuple, s'avan�a vers la cath�drale, o� le cardinal Filomarino, qui �tait archev�que de Naples, les re�ut � la t�te de tout son clerg�. Aussit�t chacun se pla�a selon le rang qu'il avait re�u de Dieu ou qu'il s'�tait fait lui-m�me: le cardinal au milieu du choeur, le duc d'Arcos sur une tribune, et Masaniello, l'�p�e nue � la main, pr�s du secr�taire qui lisait les articles, et qui, chaque article lu, faisait silence. Masaniello r�p�tait l'article, en expliquant la port�e au peuple et le commentant comme le plus habile l�giste e�t pu le faire; apr�s quoi, sur un signe qu'il n'avait plus rien � dire, le secr�taire passait � l'article suivant. Tous les articles lus et comment�s ainsi, on commen�a le service divin, qui se termina par un _Te Deum_. Un grand repas attendait les principaux acteurs de cette sc�ne dans les jardins du palais. On avait invit� Masaniello, sa femme et son fr�re. D'abord, comme toujours, Masaniello, pour qui tous ces honneurs n'�taient point faits, avait voulu les refuser; mais le cardinal Filomarino �tait intervenu, et, � force d'instances, avait obtenu du jeune lazzarone qu'il ne ferait pas au vice-roi cet affront de refuser de d�ner � sa table. Masaniello avait donc accept�. Cependant On pouvait voir sur son front, ordinairement si franc et si ouvert, quelque chose comme un nuage sombre, que ne purent �claircir ces cris d'amour du peuple qui avaient ordinairement tant d'influence sur lui. On remarqua qu'en revenant de la cath�drale au palais il avait la t�te inclin�e sur la poitrine, et l'on pouvait d'autant mieux lire la tristesse empreinte sur son front, que, par respect pour le vice-roi et contrairement � son invitation plusieurs fois r�it�r�e de se couvrir, Masaniello, malgr� le soleil de feu qui dardait sur lui, tint constamment son chapeau � la main. Aussi, en arrivant au palais et avant de se mettre � table, demanda-t-il un verre d'eau m�l�e de jus de limon. On le lui apporta, et comme il avait tr�s chaud il l'avala d'un trait; mais � peine l'eut-il aval� qu'il devint si p�le que la duchesse lui demanda ce qu'il avait. Masaniello lui r�pondit que c'�tait sans doute celle eau glac�e qui lui avait fait mal. Alors la duchesse en souriant lui donna un bouquet � respirer. Masaniello y porta les l�vres pour le baiser en signe de respect; mais presque aussit�t qu'il l'eut touch�, par un mouvement rapide et involontaire, il le jeta loin de lui. La duchesse vit ce mouvement, mais elle ne parut pas y faire attention; et, s'�tant assise � table, elle fit asseoir Masaniello � sa droite et le fr�re de Masaniello � sa gauche. Quant � la femme de Masaniello, sa place lui �tait r�serv�e entre le duc et le cardinal Filomarino. Masaniello fut sombre et muet pendant tout ce repas; il paraissait souffrir d'un mal int�rieur dont il ne voulait pas se plaindre. Son esprit semblait absent, et lorsque le duc l'invita � boire � la sant� du roi, il fallut lui r�p�ter l'invitation deux fois avant qu'il e�t l'air de l'entendre. Enfin il se leva, prit son verre d'une main tremblante; mais au moment o� il allait le porter � sa bouche, les forces lui manqu�rent et il tomba �vanoui. Cet accident fit grande sensation. Le fr�re de Masaniello se leva en regardant le vice-roi d'un air terrible; sa femme fondit en larmes, mais le vice-roi, avec le plus grand calme, fit observer qu'une pareille faiblesse n'�tait point �tonnante dans un homme qui depuis six jours et six nuits n'avait presque ni mang� ni dormi, et avait pass� toutes ses heures tant�t � des exercices violens, sous un soleil de feu, tant�t � des travaux assidus qui devaient d'autant plus lui briser l'esprit que son esprit y �tait moins accoutum�. Au reste, il ordonna qu'on e�t pour Masaniello tous les soins imaginables, le fit transporter au palais, l'y accompagna lui-m�me et ordonna qu'on all�t chercher son propre m�decin. Le m�decin arriva comme Masaniello revenait � lui, et d�clara qu'effectivement son indisposition ne provenait que d'une trop longue fatigue, et n'aurait aucune suite s'il consentait � interrompre pour un jour ou deux les travaux de corps et d'esprit auxquels il se livrait depuis quelque temps. Masaniello sourit am�rement; puis du geste dont Hercule arracha de dessus ses �paules la tunique empoisonn�e de Nessus, il d�chira les habits de drap d'argent dont l'avait rev�tu le vice-roi, et demandant � grands cris ses v�temens de p�cheur, qui �taient rest�s dans sa petite maison de la place du March�, il courut aux �curies � demi nu, sauta sur le premier cheval venu et s'�lan�a hors du palais. Le duc le regarda s'�loigner, puis lorsqu'il l'eut perdu de vue: --Cet homme a perdu la t�te, dit-il; en se voyant si grand, il est devenu fou. Et les courtisans r�p�t�rent en choeur que Masaniello �tait fou. Pendant ce temps, Masaniello courait effectivement les rues de Naples comme un insens�, au grand galop de son cheval, renversant tous ceux qu'il rencontrait sur sa route et ne s'arr�tant que pour demander de l'eau. Sa poitrine br�lait. Le soir, il revint place du March�; ses yeux �taient ardens de fi�vre; il avait la d�lire, et dans son d�lire il donnait les ordres les plus �tranges et les plus contradictoires. On avait ob�i aux premiers, mais bient�t on s'�tait aper�u qu'il �tait fou, et l'on avait cesser de les ex�cuter. Toute la nuit, son fr�re et sa femme veill�rent pr�s de lui. Le lendemain, il parut plus calme; ses deux gardiens le quitt�rent pour aller prendre � leur tour un peu de repos; mais � peine furent-ils sortis, que Masaniello se rev�tit des d�bris de son brillant costume de la veille, et demanda son cheval d'une voix si imp�rieuse qu'on le lui amena. Il sauta aussit�t dessus, sans chapeau, sans veste, n'ayant qu'une chemise d�chir�e et une trousse en lambeaux, il s'�lan�a au galop vers le palais. La sentinelle ne le reconnaissant pas voulut l'arr�ter, mais il passa sur le ventre de la sentinelle, sauta � bas de son cheval, p�n�tra jusqu'au vice-roi, lui dit qu'il mourait de faim et lui demanda � manger; puis, un instant apr�s il annon�a au vice-roi qu'il venait de faire dresser une collation hors de la ville et l'invita � en venir prendre sa part; mais le vice-roi, qui ignorait ce qu'il y avait de vrai ou de faux dans tout cela, et qui voyait seulement devant lui un homme dont l'esprit �tait �gar�, pr�texta une indisposition et refusa de suivre Masaniello. Alors Masaniello, sans insister davantage, descendit l'escalier, remonta � cheval, et sortant de la ville en fit presque le tour au galop sous un soleil ardent, de sorte qu'il rentra chez lui tremp� de sueur. Tout le long de la route, comme la veille, il avait demand� � boire, et l'on calcula qu'il avait d� avaler jusqu'� seize carafes d'eau. Ecras� de fatigue, il se coucha. Pendant ces deux jours de folie, Ardizzone, Renna et Cataneo, qui s'�taient �clips�s pendant la dictature de Masaniello, reprirent leur influence et se partag�rent la garde de la ville. Masaniello s'�tait jet� sur son lit et �tait bient�t tomb� dans un profond assoupissement; mais vers minuit il se r�veilla, et quoique ses membres musculeux fussent agit�s d'un dernier frissonnement, quoique son oeil br�l�t d'un reste de fi�vre, il se sentit mieux. En ce moment sa porte s'ouvrit, et, au lieu de sa femme ou de son fr�re qu'il s'attendait � voir para�tre, un homme entra envelopp� d'un large manteau noir, le visage enti�rement cach� sous un feutre de m�me couleur, et s'avan�ant en silence jusqu'au grabat sur lequel �tait couch� cet homme tout-puissant qui d'un signe disposait de la vie de quatre cent mille de ses semblables: --Masaniello, dit-il, pauvre Masaniello! Et en m�me temps il �carta son manteau et laissa voir son visage. --Salvator Rosa! s'�cria Masaniello en reconnaissant son ami que depuis quatre jours il avait perdu de vue, occup� qu'avait �t� Salvator, avec la compagnie de la Mort, � repousser les Espagnols qui avaient voulu entrer � Naples du c�t� de Salerne. Et les deux amis se jet�rent dans les bras l'un de l'autre. --Oui, oui, pauvre Masaniello! dit le p�cheur-roi en retombant sur son lit. N'est-ce pas, et ils m'ont bien arrang�, et j'ai eu raison de me fier � eux! Mais j'ai tort de dire que je m'y suis fi�! jamais je n'ai cru en leurs belles paroles, jamais je n'ai eu foi dans leurs grandes promesses. C'est cet inf�me cardinal Filomarino qui a tout fait et qui m'a tromp� au saint nom de Dieu. Salvator Rosa �coutait son ami avec �tonnement. --Comment! dit-il, ce que l'on m'a dit ne serait-il pas vrai? --Et que t'a-t-on dit, mon Salvator? reprit tristement Masaniello. Salvator se tut. --On t'a dit que j'�tais fou, n'est-ce pas? continua Masaniello. Salvator fit un signe de la t�te. --Oui, oui, les mis�rables! Oh! je les reconnais bien l�! Non, Salvator, non, je ne suis pas fou, je suis empoisonn�, voil� tout. Salvator jeta un cri de surprise. --C'est ma faute, dit Masaniello. Pourquoi ai-je mis le pied dans leurs palais! Est-ce la place d'un pauvre p�cheur comme moi? Pourquoi ai-je accept� leur repas! L'orgueil, Salvator, le d�mon de l'orgueil m'a tent�, et j'ai �t� puni. --Comment! s'�cria Salvator, tu crois qu'ils auraient eu l'infamie... --Ils m'ont empoisonn�, reprit Masaniello d'une vois plus forte encore; ils m'ont empoisonn� deux fois: lui et elle; lui dans un verre d'eau, elle dans un bouquet. C'est bien la peine de se dire noble, de s'appeler duc et duchesse pour empoisonner un pauvre p�cheur plein de confiance qui croit que ce qui est jur� est jur�, et qui se livre sans d�fiance! --Non, non, dit Salvator, tu te trompes, Masaniello: c'est ce soleil ardent, ce sont ces travaux assidus, c'est cette vie intellectuelle qui d�vorent ceux-l� m�mes qui y sont habitu�s, qui auront momentan�ment fatigu� ton esprit et �gar� ta raison. --C'est ce qu'ils disent, je le sais bien, s'�cria Masaniello; c'est ce qu'ils disent, et c'est ce que les g�n�rations � venir diront sans doute aussi, puisque toi, mon ami, toi, mon Salvator, toi qui es l�, toi qui es en face de moi, tu r�p�tes la m�me chose, quoique je t'affirme le contraire. Ils m'ont empoisonn� dans un verre d'eau et dans un bouquet: � peine ai-je eu respir� ce bouquet, � peine ai-je eu aval� ce verre d'eau, que j'ai senti que c'en �tait fait de ma raison. Une sueur froide passa sur mon front, la terre sembla manquer sous mes pieds; la ville, la mer, le V�suve, tout tourbillonna devant moi comme dans un r�ve. Oh! les mis�rables! les mis�rables! Et une larme ardente roula sur les joues du jeune Napolitain. --Oui, oui, dit Salvator, oui, je vois bien maintenant que c'est vrai. Mais, gr�ce � Dieu, leur complot a �chou�; gr�ce � Dieu, tu n'es plus fou; gr�ce � Dieu, le poison a sans doute c�d� aux rem�des, et tu es sauv�. --Oui, r�pondit Masaniello, mais Naples est perdue. --Perdue, et pourquoi? demanda Salvator. --Ne vois-tu donc pas, r�pondit Masaniello, que je ne suis plus aujourd'hui ce que j'�tais avant-hier? Quand j'ordonne, le peuple h�site. On a dout� de moi, Salvator, car on m'a vu agir en insens�. Puis n'ont-ils pas dit tout bas � cette multitude que je voulais me faire roi? --C'est vrai, dit Salvator d'une voix sombre, car c'est ce bruit qui m'a amen� ici. --Et qu'y venais-tu faire? Voyons, parle franchement. --Ce que j'y venais faire? dit Salvator. Je venais m'assurer si la chose �tait vraie; et si la chose �tait vraie, je venais te poignarder! --Bien, Salvator, bien! dit Masaniello. Il nous faudrait six hommes comme toi seulement, et tout ne serait pas perdu. --Mais pourquoi d�sesp�res-tu ainsi? demanda Salvator. --Parce que, dans l'�tat actuel des choses, moi seul pourrais diriger ce peuple vers le but qu'il atteindra probablement un jour, et que demain, cette nuit, dans une heure peut-�tre, je ne serai plus l� pour le diriger. --Et o� seras-tu donc? Masaniello laissa errer sur ses l�vres un sourire profond�ment triste, leva un instant ses regards au ciel, et ramenant les yeux sur Salvator: --Ils me tueront, mon ami, lui dit-il. Il y a quatre jours, ils ont essay� de m'assassiner, et ils m'ont manqu� parce que mon heure n'�tait pas venue. Avant-hier ils m'ont empoisonn�, et, s'ils n'ont pas r�ussi � me faire mourir, ils sont parvenus � me rendre fou. C'est un avertissement de Dieu, Salvator. La prochaine tentative qu'ils feront sur moi sera la derni�re. --Mais pourquoi, averti comme tu l'es, ne te garantirais-tu pas de leurs complots en demeurant chez toi? --Ils diraient que j'ai peur. --En t'entourant de gardes chaque fois que tu sortiras par la ville? --Ils diraient que je veux me faire roi. --Mais on ne le croirait pas. --Tu l'as bien cru, toi! Salvator courba son front, rougissant, car il y avait tant de douceur dans la r�ponse de Masaniello que sa r�ponse n'�tait pas une accusation, mais un reproche. --Eh bien! soit, r�pondit-il, que la volont� de Dieu s'accomplisse. Salvator Rosa s'assit pr�s du lit de son ami. --Quelle est ton intention? demanda Masaniello. --De rester pr�s de toi, et, bonne ou mauvaise, de partager ta fortune. --Tu es fou, Salvator, r�pondit Masaniello. Que moi, que le Seigneur a choisi pour son �lu, j'attende tranquillement le calice qu'il me reste � �puiser, c'est bien, car je ne puis pas, car je ne dois pas faire autrement; mais toi, Salvator, qu'aucune fatalit� ne pousse, qu'aucun serment ne lie, que tu restes dans cette inf�me Babylone, c'est une folie, c'est un aveuglement, c'est un crime. --J'y resterai pourtant, dit Salvator. --Tu le perdrais sans me sauver, Salvator, et tout d�vo�ment inutile est une sottise. --Advienne que pourra! reprit le peintre. C'est ma volont�. --C'est ta volont�? Et tes soeurs? et ta m�re? C'est ta volont�! Le jour o� tu m'as reconnu pour chef, tu as fait abn�gation de ta volont� pour la subordonner � la mienne. Eh bien! moi, ma volont� est, Salvator, que tu sortes � l'instant m�me de Naples, que tu te rendes � Rome, que tu te jettes au genoux du saint-p�re, et que tu lui demandes ses indulgences pour moi, car je mourrai probablement sans que mes meurtriers m'accordent le temps de me mettre en �tat de gr�ce. Entends-tu? Ceci est ma volont�, � moi. Je te l'ordonne comme ton chef, je t'en conjure comme ton ami. --C'est bien, dit Salvator, je t'ob�irai. Et alors il d�roula une toile, tira d'une trousse qu'il portait � sa ceinture ses pinceaux qui, non plus que son �p�e, ne le quittaient jamais, et, � la lueur de la lampe qui br�lait sur la table, d'une main ferme et rapide, il improvisa ce beau portrait que l'on voit encore aujourd'hui pr�s de la porte dans la premi�re chambre du mus�e des _Studi_, � Naples, et o� Masaniello est repr�sent� avec un b�ret de couleur sombre, le cou nu et rev�tu d'une chemise seulement. Les deux amis se s�par�rent pour ne se revoir jamais. La m�me nuit Salvator prit le chemin de Rome. Quant � Masaniello, fatigu� de cette sc�ne, il reposa la t�te sur son oreiller et se rendormit. Le lendemain, il se r�veilla au son de la cloche qui appelait les fid�les � l'�glise; il se leva, fit sa pri�re, rev�tit ses simples habits de p�cheur, descendit, traversa la place et entra dans l'�glise _del Carmine_. C'�tait le jour de la f�te de la Vierge du Mont-Carmel. Le cardinal Filomarino disait la messe; l'�glise regorgeait de monde. A la vue de Masaniello, la foule s'ouvrit et lui fit place. La messe finie, Masaniello monta dans la chaire et fit signe qu'il voulait parler. Aussit�t chacun s'arr�ta, et il se fit un profond silence pour �couter ce qu'il allait dire. --Amis, dit Masaniello d'une voix triste, mais calme, vous �tiez esclaves, je vous ai faits libres. Si vous �tes dignes de cette libert�, d�fendez-la, car maintenant c'est vous seuls que cela regarde. On vous a dit que je voulais me faire roi: ce n'est pas vrai, et j'en jure par ce Christ qui a voulu mourir sur la croix pour acheter au prix de son sang la libert� des hommes. Maintenant tout est fini entre le monde et moi. Quelque chose me dit que je n'ai plus que peu d'heures � vivre. Amis, rappelez-vous la seule chose que je vous aie jamais demand�e et que vous m'avez promise: au moment o� vous apprendrez ma mort, dites un _Ave Maria_ pour mon �me. Tous les assistans le lui promirent de nouveau. Alors Masaniello fit signe � la foule de s'�couler, et la foule s'�coula; puis, quand il fut seul, il descendit, alla s'agenouiller devant l'autel de la Vierge et fit sa pri�re. Comme il relevait la t�te, un homme vint lui dire que le cardinal Filomarino l'attendait au couvent pour s'entretenir avec lui des affaires d'�tat. Masaniello fit signe qu'il allait se rendre � l'invitation du cardinal. Le messager disparut. Masaniello dit encore un _Pater_ et un _Ave_, baisa trois fois l'amulette qu'il portait au cou et dont il avait toujours scell� les ordonnances; puis il s'avan�a vers la sacristie. Arriv� l�, il entendit plusieurs voix qui l'appelaient dans le clo�tre: il alla du c�t� d'o� venaient ces voix; mais au moment o� il mettait le pied sur le seuil de la porte, trois coups de fusil partirent et trois balles lui travers�rent la poitrine. Cette fois son heure �tait venue; tous les coups avaient port�. Il tomba en pronon�ant ces seules paroles: --Ah! les tra�tres! ah! les ingrats! Il avait reconnu dans les trois assassins ses trois amis, Calaneo, Renna et Ardizzone. Ardizzone s'approcha du cadavre, lui coupa la t�te, et, traversant la ville tout enti�re cette t�te sanglante � la main, il alla la d�poser aux pieds du vice-roi. Le vice-roi la regarda un instant pour bien s'assurer que c'�tait la t�te de Masaniello; puis, apr�s avoir fait compter � Ardizzone la r�compense convenue, il fit jeter cette t�te dans les foss�s de la ville. Quant � Renna � Cataneo, ils prirent le cadavre mutil� et le tra�n�rent par les rues de la ville sans que le peuple, qui, trois jours auparavant, mettait en pi�ces ceux qui avaient essay� d'assassiner son chef, par�t s'�mouvoir aucunement � ce terrible spectacle. Lorsqu'ils furent las de tra�ner et d'insulter ce cadavre, comme en passant pr�s des foss�s ils aper�urent sa t�te, ils jet�rent � son tour le corps dans le foss�, o� ils rest�rent jusqu'au lendemain. Le lendemain le peuple se reprit d'amour pour Masaniello. Ce n'�tait que pleurs et g�missemens par la ville. On se mit � la recherche de cette t�te et de ce corps tant insult�s la veille: on les retrouva, on les rajusta l'un � l'autre, on mit le cadavre sur un brancard, on le couvrit d'un manteau royal, on lui ceignit le front d'une couronne de laurier, on lui mit � la main droite le b�ton de commandement, � la main gauche son �p�e nue; puis on le promena solennellement dans tous les quartiers de la ville. Ce que voyant, le vice-roi envoya huit pages avec un flambeau de cire blanche � la main pour suivre le convoi, et ordonna � tous les hommes de guerre de le saluer lorsqu'il passerait en inclinant leurs armes. On le porta ainsi � la cath�drale Sainte-Claire, o� le cardinal Filomarino dit pour lui la messe des morts. Le soir, il fut inhum� avec les m�mes c�r�monies qu'on avait l'habitude de pratiquer pour les gouverneurs de Naples ou pour les princes des familles royales. Ainsi finit Thomas Aniello, roi pendant huit jours, fou pendant quatre, assassin� comme un tyran, abandonn� comme un chien, recueilli comme un martyr, et depuis lors v�n�r� comme un saint. La terreur qu'inspira son nom fut si grande, que l'ordonnance des vice-rois qui d�fendit de donner aux enfans le nom de Masaniello existe encore aujourd'hui et est en pleine vigueur par tout le royaume de Naples. Ainsi ce nom a �t� gard� de toute tache et conserv� pur � la v�n�ration des peuples. VII Le Mariage sur l'�chafaud. Un jour, c'�tait en 1501, on afficha sur les murs de Naples le placard suivant: �Il sera compt� la somme de quatre mille ducats � celui qui livrera, mort ou vif, � la justice, le bandit calabrais Rocco del Pizzo. ISABELLE D'ARAGON, r�gente.� Trois jours apr�s, un homme se pr�senta chez le ministre de la police, et d�clara qu'il savait un moyen immanquable de s'emparer de celui qu'on cherchait, mais qu'en �change de l'or offert il demandait une gr�ce que la r�gente seule pouvait lui accorder: c'�tait donc avec la r�gente seule qu'il voulait traiter de cette affaire. Le ministre r�pondit � cet homme qu'il ne voulait pas d�ranger Son Altesse pour une pareille bagatelle, qu'on avait promis quatre mille ducats et non autre chose; et que si les quatre mille ducats lui convenaient, il n'avait qu'� livrer Rocco del Pizzo, et que les quatre mille ducats lui seraient compt�s. L'inconnu secoua d�daigneusement la t�te et se retira. Le soir m�me, un vol d'une telle hardiesse fut commis entre Resina et Torre del Greco, que chacun fut d'avis qu'il n'y avait que Rocco del Pizzo qui pouvait avoir fait le coup. Le lendemain, � la fin du conseil, Isabelle demanda au ministre de la police des explications sur ce nouvel �v�nement. Le ministre n'avait aucune explication � donner; cette fois, comme toujours, l'auteur de l'attentat avait disparu, et, selon toute probabilit�, exer�ait d�j� sur un tout autre point du royaume. Le ministre alors se souvint de cet homme qui s'�tait pr�sent� chez lui la veille, et qui lui avait offert de livrer Rocco del Pizzo: il raconta � la r�gente tous les d�tails de son entrevue avec cet homme; mais il ajouta que, comme la premi�re condition impos�e par lui avait �t� de traiter l'affaire avec Son Altesse, � laquelle, au lieu de la prime accord�e, il avait disait-il, une gr�ce particuli�re � demander, il avait cru devoir repousser une pareille ouverture, venant surtout de la part d'un inconnu. --Vous avez eu tort, dit la r�gente, faites chercher � l'instant m�me cet homme, et si vous le trouvez amenez-le-moi. Le ministre s'inclina, et promit de mettre, le jour m�me, tous ses agens en campagne. Effectivement, en rentrant chez lui, il donna � l'instant m�me le signalement de l'inconnu, recommandant qu'on le d�couvr�t quelque part qu'il f�t, mais qu'une fois d�couvert on e�t pour lui les plus grands �gards, et qu'on le lui amen�t sans lui faire aucun mal. La journ�e se passa en recherches infructueuses. La nuit m�me, un second vol eut lieu pr�s d'Averse. Celui-l� �tait accompagn� de circonstances plus audacieuses encore que celui de la veille, et il ne resta plus aucun doute que Rocco del Pizzo, pour des motifs de convenance personnelle, ne se f�t rapproch� de la capitale. Le ministre de la police commen�a � regretter sinc�rement d'avoir �loign� l'�tranger d'une fa�on aussi absolue, et le regret augmenta encore lorsque deux fois dans la journ�e du lendemain la r�gente lui fit demander s'il avait d�couvert quelque chose relativement � l'inconnu qui avait offert de livrer Rocco del Pizzo. Malheureusement ce retour sur le pass� fut inutile; cette journ�e, comme celle de la veille, s'�coula sans amener aucun renseignement sur le myst�rieux r�v�lateur. Mais la nuit amena une nouvelle catastrophe. Au point du jour, on trouva, sur la route d'Amalfi � l� Cava, un homme assassin�. Il �tait compl�tement nu et avait un poignard plant� au milieu du coeur. A tort ou � raison, la vindicte publique attribua encore ce nouveau crime � Rocco del Pizzo. Quant au cadavre, il fut reconnu pour �tre celui d'un jeune seigneur connu sous le nom de Raymond-le-B�tard, et qui appartenait, moins cette faute d'orthographe dans sa naissance, � la puissante maison des Carraccioli, ces �ternels favoris des reines de Naples, et dont l'un des membres passait pour remplir alors, pr�s de la r�gente, la charge h�r�ditaire de la famille. Cette fois le ministre fut d�sesp�r�, d'autant plus d�sesp�r� qu'une demi-heure apr�s que le rapport de cet �v�nement lui eut �t� fait, il re�ut de la r�gente l'ordre de passer au palais. Il s'y rendit aussit�t: la r�gente l'attendait le sourcil fronc� et l'oeil s�v�re; pr�s d'elle �tait Antoniello Caracciolo, le fr�re du mort, lequel sans doute �tait venu r�clamer justice. Isabelle demanda d'une voix br�ve au pauvre ministre s'il avait appris quelque chose de nouveau relativement � l'inconnu; mais celui-ci avait eu beau faire courir les places, les carrefours et les rues de Naples, il en �tait toujours au m�me point d'incertitude. La r�gente lui d�clara que, si le lendemain l'inconnu n'�tait point retrouv� ou Rocco del Pizzo pris, il �tait invit� � ne plus se pr�senter devant elle que pour lui remettre sa d�mission; le comte Antoniello Carracciolo ayant d�clar� que Rocco del Pizzo seul pouvait avoir commis un pareil crime. Le ministre rentrait donc chez lui, le front sombre et inclin�, lorsqu'en relevant la t�te il crut voir de l'autre c�t� de la place, envelopp� d'un manteau et se chauffant au soleil d'automne, un homme qui ressemblait �trangement � son inconnu. Il s'arr�ta d'abord comme clou� � sa place, car il tremblait que ses yeux ne l'eussent tromp�; mais plus il le regarda, plus il s'affermit dans son opinion; il s'avan�a alors vers lui, et � mesure qu'il s'avan�a il reconnut plus distinctement son homme. Celui-ci le laissa approcher sans faire un seul mouvement pour le fuir ou pour aller au devant de lui. On l'e�t pris pour une statue. Arriv� pr�s de lui, le ministre lui mit la main sur l'�paule, comme s'il e�t eu peur qu'il ne lui �chapp�t. --Ah! enfin, c'est toi! lui dit-il. --Oui, c'est moi, r�pondit l'inconnu, que me voulez-vous? --Je veux te conduire � la r�gente, qui d�sire te parler. --Vraiment; c'est un peu tard. --Comment, c'est un peu tard! demanda le ministre tremblant que le r�v�lateur ne voul�t rien r�v�ler. Que voulez-vous dire? --Je veux dire que, si vous aviez fait, il y a trois jours, ce que vous faites aujourd'hui, vous compteriez dans les annales de Naples deux vols de moins. --Mais, demanda le ministre, tu n'as pas chang� d'avis, j'esp�re? --Je n'en change jamais. --Tu es toujours dans l'intention de livrer Rocco del Pizzo, si l'on t'accorde ce que tu demandes? --Sans doute. --Et tu en as encore la possibilit�? --Cela m'est aussi facile que de me remettre moi-m�me entre vos mains. --Alors, viens. --Un instant. Je parlerai � la r�gente? --A elle-m�me. --A elle seule? --A elle seule. --Je vous suis. --Mais � une condition, cependant. --Laquelle? --C'est qu'avant d'entrer chez elle vous remettrez vos armes � l'officier de service. --N'est-ce point la r�gle? demanda l'inconnu. --Oui, r�pondit le ministre. --Eh bien! alors, cela va tout seul. --Vous y consentez? --Sans doute. --Alors, venez. --Je viens. Et l'inconnu suivit le ministre qui, de dix pas en dix pas, se retournait pour voir si son myst�rieux compagnon marchait toujours derri�re lui. Ils arriv�rent ainsi au palais. Devant le ministre toutes les portes s'ouvrirent, et au bout d'un instant ils se trouv�rent dans l'antichambre de la r�gente. On annon�a le ministre, qui fut introduit aussit�t, tandis que l'inconnu remettait de lui-m�me � l'officier des gardes le poignard et les pistolets qu'il portait � la ceinture. Cinq minutes apr�s, le ministre reparut; il venait chercher l'inconnu pour le conduire pr�s de Son Altesse. Ils travers�rent ensemble deux ou trois chambres, puis ils trouv�rent un long corridor, et au bout de ce corridor une porte entr'ouverte. Le ministre poussa cette porte; c'�tait celle de l'oratoire de la r�gente. La duchesse Isabelle les y attendait. Le ministre et l'inconnu entr�rent; mais quoique ce f�t, selon toute probabilit�, la premi�re fois que cet homme se trouv�t en face d'une si puissante princesse, il ne parut aucunement embarrass�, et, apr�s avoir salu� avec une certaine rudesse qui ne manquait pas cependant d'aisance, il se tint debout, immobile et muet, attendant qu'on l'interroge�t. --C'est donc vous, dit la duchesse, qui vous engagez � livrer Rocco del Pizzo? --Oui, madame, r�pondit l'inconnu. --Et vous �tes s�r de tenir votre promesse? --Je m'offre comme otage. --Ainsi votre t�te... --Paiera pour la sienne, si je manque � ma parole. --Ce n'est pas tout � fait la m�me chose, dit la r�gente. --Je ne puis pas offrir davantage, r�pondit l'inconnu. --Dites donc ce que vous d�sirez alors? --J'ai demand� � parler � Votre Altesse seule. --Monsieur est un autre moi-m�me, dit la r�gente. --J'ai demand� � parler � Votre Altesse seule, reprit l'inconnu: c'est ma premi�re condition. --Laissez-nous, don Luiz, dit la duchesse. Le ministre s'inclina et sortit. L'inconnu se trouva t�te-�-t�te avec la r�gente, s�par� seulement d'elle par le prie-dieu sur lequel �tait pos� un �vangile, et au dessus duquel s'�levait un crucifix. La r�gente jeta un coup d'oeil rapide sur lui. C'�tait un homme de trente � trente-cinq ans, d'une taille au dessus de la moyenne, au teint h�l�, aux cheveux noirs retombant en boucles le long de son cou, et dont les yeux ardens exprimaient � la fois la r�solution et la t�m�rit�: comme tous les montagnards, il �tait admirablement bien fait, et l'on sentait que chacun de ces membres si bien proportionn�s �tait riche de souplesse et d'�lasticit�. --Qui �tes-vous et d'o� venez-vous? demanda la r�gente. --Que vous fait mon nom, madame? dit l'inconnu; que vous importe le pays o� je suis n�? Je suis Calabrais, c'est-�-dire esclave de ma parole... Voil� tout ce qu'il vous importe de savoir, n'est-ce pas? --Et vous vous engagez � me livrer Rocco del Pizzo? --Je m'y engage. --Et en �change qu'exigez-vous de moi? --Justice. --Rendre la justice est un devoir que j'accomplis, et non pas une r�compense que j'accorde. --Oui, je sais bien que c'est l� une de vos pr�tentions, � vous autres souverains; vous vous croyez tous des juges aussi int�gres que Salomon: malheureusement votre justice a deux poids et deux mesures. --Comment cela? --Oui, oui; lourde aux petits, l�g�re aux grands, continua l'inconnu. Voil� ce que c'est que votre justice. --Vous avez tort, monsieur, reprit la r�gente; ma justice � moi est �gale pour tous, et je vous en donnerai la preuve. Parlez: pour qui demandez-vous justice? --Pour ma soeur, l�chement tromp�e. --Par qui? --Par l'un de vos courtisans. --Lequel? --Oh! un des plus jeunes, des plus beaux, un des plus nobles!--Ah! tenez, voil� que Votre Altesse h�site d�j�! --Non; seulement je d�sire savoir d'abord ce qu'il a fait... --Et si ce qu'il a fait m�rite la mort, aurais-je sa t�te en �change de la t�te de Rocco del Pizzo? --Mais, demanda la duchesse, qui sera juge de la gravit� du crime? L'inconnu h�sita un instant; puis, regardant fixement la r�gente: --La conscience de Votre Altesse, dit-il. --Donc, vous vous en rapportez � elle? --Enti�rement. --Vous avez raison. --Ainsi, si Votre Altesse trouve le crime capital, j'aurai sa t�te en �change de celle de Rocco del Pizzo? --Je vous le jure. --Sur quoi? --Sur cet �vangile et sur ce Christ. --C'est bien. �coutez alors, madame, car c'est tout une histoire. --J'�coute. --Notre famille habite une petite maison isol�e, � une demi-lieue du village de Rosarno, situ� entre Cosenza et Sainte-Euph�mie; elle se compose de deux vieillards: mon p�re et ma m�re; de deux jeunes gens: ma soeur et moi. Ma soeur s'appelle Costanza. Tout autour de nous s'�tendent les domaines d'un puissant seigneur, sur les terres duquel le hasard nous fit na�tre, et dont, par cons�quent, nous sommes les vassaux. --Comment s'appelle ce seigneur? interrompit la r�gente. --Je vous dirai son crime d'abord, son nom apr�s. --C'est bien; continuez. --C'�tait un magnifique seigneur que notre jeune ma�tre, beau, noble, riche, g�n�reux, et cependant avec tout cela ha� et redout�; car, en le voyant para�tre, il n'y avait pas un mari qui ne trembl�t pour sa femme, pas un p�re qui ne trembl�t pour sa fille, pas un fr�re qui ne trembl�t pour sa soeur. Mais il faut dire aussi que tout ce qu'il faisait de mal lui venait d'un mauvais g�nie qui lui soufflait l'enfer aux oreilles. Ce mauvais g�nie �tait son fr�re naturel, on le nommait Raymond-le-B�tard. --Raymond-le-B�tard! s'�cria la r�gente, celui qui a �t� assassin� cette nuit? --Celui-l� m�me. --Connaissez-vous son assassin? --C'est moi. --Ce n'est donc pas Rocco del Pizzo? s'�cria la duchesse. --C'est moi, r�p�ta l'inconnu avec le plus grand calme. --Donc vous avez commenc� par vous faire justice vous-m�me. --Je suis venu la demander il y a trois jours, et on me l'a refus�e. --Alors, que venez-vous r�clamer aujourd'hui? --La meilleure partie de ma vengeance, madame; Raymond-le-B�tard n'�tait que l'instigateur du crime, son fr�re est le criminel. --Son fr�re! s'�cria la duchesse, son fr�re! mais son fr�re c'est Antoniello Carracciolo. --Lui-m�me, madame, r�pondit l'inconnu, en fixant son regard per�ant sur la r�gente. Isabelle p�lit et s'appuya sur le prie-dieu, comme si les jambes lui manquaient; mais bient�t elle reprit courage. --Continuez, monsieur, continuez. --Et le nom du coupable ne changera rien � l'arr�t du juge? demanda l'inconnu. --Rien, r�pondit la r�gente, absolument rien, je vous le jure. --Toujours sur cet �vangile et sur ce Christ? --Toujours, continuez; j'�coute. Et elle reprit la m�me attitude et le m�me visage qu'elle avait un moment avant que la terrible r�v�lation ne lui e�t �t� faite, et l'inconnu � son tour reprit, de la m�me voix qu'il l'avait commenc�, le r�cit interrompu. --Je vous disais donc, madame, que le comte Antoniello Caracciolo �tait un beau, noble, riche et g�n�reux seigneur; mais qu'il avait un fr�re qui �tait pour lui ce que le serpent fut pour nos premiers p�res, le g�nie du mal. Un jour il arriva, il y a de cela six mois � peu pr�s, madame, il arriva, dis-je, que le comte Antoniello chassait dans la portion de ses for�ts qui avoisine notre maison. Il s'�tait perdu � la poursuite d'un daim, il avait chaud, il avait soif, il aper�ut une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur son �paule un vase rempli d'eau; il sauta � bas de son cheval, passa la bride de l'animal a son bras, et vint demander � boire � la jeune fille. Cette jeune fille, c'�tait Costanza, c'�tait ma soeur. Un frisson passa par le corps de la r�gente, mais l'inconnu continua sans para�tre s'apercevoir de l'effet produit par ses derni�res paroles: --Je vous ai dit, madame, ce qu'�tait le comte Antoniello, permettez que je vous dise aussi ce qu'�tait ma soeur. C'�tait une jeune fille de seize ans, belle comme un ange, chaste comme une madone. On voyait, � travers ses yeux, jusqu'au fond de son �me, comme, � travers une eau limpide, on voit jusqu'au fond d'un lac; et son p�re et sa m�re, qui y regardaient tous les jours, n'avaient jamais pu y lire l'ombre d'une mauvaise pens�e. Costanza n'aimait personne, et disait toujours qu'elle n'aimerait jamais que Dieu; et, en effet, sa nature fine et d�licate �tait trop sup�rieure � la mati�re qui l'entourait, pour que cette fange humaine souill�t jamais sa blanche robe de vierge. Mais, je vous l'ai dit, madame, et peut-�tre le savez-vous vous-m�me, le comte Antoniello est un beau, noble, riche et g�n�reux seigneur. Costanza voyait pour la premi�re fois un homme de cette classe; le comte Antoniello voyait pour la premi�re, sans doute aussi, une femme de cette esp�ce. Ces deux natures sup�rieures, l'une par le corps, l'autre par l'�me, se sentirent attir�es l'une par l'autre, et lorsqu'ils se furent quitt�s avec une longue conversation, Costanza commen�a � penser au beau jeune homme, et le comte Antoniello ne fit plus que r�ver � la belle jeune fille. Les l�vres de la r�gente se crisp�rent; mais il n'en sortit pas une seule syllabe. --Il faut tout vous dire, madame; Costanza ignorait que ce beau jeune homme f�t le comte Carracciolo; elle croyait que c'�tait quelque page ou quelque �cuyer de sa suite, qu'elle pouvait, chaste et riche, car elle est riche pour une paysanne, ma soeur, qu'elle pouvait, dis-je, regarder en face et aimer. Ils se virent ainsi trois ou quatre jours de suite, toujours sur le chemin de la fontaine et au m�me endroit o� ils s'�taient vus pour la premi�re fois; mais, une apr�s-midi, ils s'oubli�rent, de sorte que mon p�re, ne voyant pas revenir sa fille, fut inquiet, et, jetant son fusil sur son �paule, il alla au devant d'elle. Au d�tour d'un chemin, il l'aper�ut assise pr�s d'un jeune homme. A la vue de notre p�re, Costanza bondit comme un daim effray�, et le jeune homme, de son c�t�, s'enfon�a dans la for�t. Le premier mouvement de mon p�re fut d'abaisser son arquebuse et de le mettre en joue, mais Costanza se jeta entre le canon de l'arme et Carracciolo. Notre p�re releva son arquebuse, mais il avait reconnu le jeune comte. --Et c'�tait bien Antoniello Carracciolo? murmura la r�gente. --C'�tait lui-m�me, dit l'inconnu. Le m�me soir, notre p�re ordonna � sa femme et � sa fille de se tenir pr�tes � partir dans la nuit: toutes deux devaient quitter notre maison et chercher un asile chez une tante que nous avions � Monteleone. Au moment de partir, mon p�re prit Costanza � part, et lui dit: --Si tu le revois, je le tuerai. Costanza tomba aux genoux de mon p�re, promettant de ne pas le revoir; puis, les mains jointes et les yeux pleins de larmes, elle lui demanda son pardon. Costanza partit avec sa m�re, et, lorsque le jour parut, toutes deux �taient d�j� hors des terres du comte Antoniello. La r�gente respira. Le lendemain, mon p�re alla trouver le comte. Je ne sais ce qui se passa entre eux; mais ce que je sais, c'est que le comte lui jura sur son honneur qu'il n'avait rien � craindre dans l'avenir pour la vertu de Costanza. Le lendemain de cette entrevue, le comte, de son c�t�, partit pour Naples. --Oui, oui, je me rappelle son retour, murmura la r�gente. Apr�s? apr�s? --Eh bien! apr�s, madame, apr�s?... Il continua de se souvenir de celle qu'il aurait d� oublier. Les plaisirs de la cour, les faveurs des dames de haut parage, les esp�rances de l'ambition, ne purent chasser de son souvenir l'image de la pauvre Calabraise: cette image �tait sans cesse pr�sente � ses yeux pendant ses jours, pendant ses nuits; elle tourmentait ses veilles, elle br�lait son sommeil. Ses lettres � son fr�re devenaient tristes, am�res, d�sesp�r�es. Son fr�re, inquiet, partit et arriva � la cour. Il le croyait amoureux de quelque reine, � la main de laquelle il n'osait aspirer. II �clata de rire lorsqu'il apprit que l'objet de cet amour �tait une mis�rable Calabraise. --Tu es fou, Antoniello, lui dit-il. Cette fille est ta vassale, ta serve, ta sujette, cette fille est ton bien. --Mais, dit Antoniello, j'ai jur� � son p�re... --Quoi? qu'as-tu jur�, imb�cile? --J'ai jur� de ne pas chercher � revoir sa fille. --Tr�s bien! Il faut tenir la promesse. Un gentilhomme n'a qu'une parole. --Tu vois donc que tout est perdu pour moi. --Tu as jur� de ne pas chercher � la revoir? --Oui. --Mais si c'est elle qui vient te trouver? --Elle! --Oui, elle! --O� cela? --O� tu voudras. Ici, par exemple! --Oh! non, pas ici. --Eh bien! dans ton ch�teau de Rosarno. --Mais je suis encha�n� ici; je ne puis quitter Naples. --Pour huit jours? --Oh! pour huit jours? oui, c'est possible, je trouverai quelque pr�texte pour _lui_ �chapper pendant huit jours. Je ne sais pas de qui il parlait, madame, ni quelle chose le tenait en esclavage; mais voil� ce qu'il dit. --Je le sais, moi, dit la r�gente en devenant affreusement p�le. Continuez, monsieur, continuez. --Ainsi, reprit Raymond, quand tu recevras ma lettre tu partiras? --A l'instant m�me. --C'est bien. Les deux fr�res se serr�rent la main en se quittant; le comte Antoniello resta � Naples, et Raymond-le-B�tard partit pour la Calabre. Un mois apr�s, le comte Antoniello re�ut une lettre de son fr�re, et, il faut lui rendre justice, c'est un homme fid�le � sa promesse que le comte! Ce jour m�me il partit. Voil� ce qui �tait arriv�. Ne vous impatientez pas, madame, j'arrive au d�nouement. --Je ne m'impatiente pas, j'�coute, r�pondit la r�gente; seulement je frissonne en vous �coutant. --Un homme avait �t� assassin� pr�s de la fontaine. Mon p�re, en ce moment, revenait de la chasse; il trouva ce malheureux expirant; il se pr�cipita � son secours, et, comme il essayait, mais inutilement, de le rappeler � la vie, deux domestiques de Raymond-le-B�tard sortirent de la for�t et arr�t�rent mon p�re comme l'assassin. Par un malheur �trange, l'arquebuse de mon p�re �tait d�charg�e, et, par une co�ncidence fatale, mais dont Raymond pourrait donner le secret s'il n'�tait pas mort, la balle qu'on retira de la poitrine du cadavre �tait du m�me calibre que celles que l'on retrouva sur mon p�re. Le proc�s fut court; les deux domestiques d�pos�rent dans un sens qui ne permettait pas aux juges d'h�siter. Mon p�re fut condamn� � mort. Ma m�re et ma soeur apprirent tout ensemble la catastrophe, le proc�s et le jugement; elles quitt�rent Monteleone et arriv�rent � Rosarno, ce jour m�me o� le comte Antoniello, pr�venu par la lettre de son fr�re, arrivait, de son c�t�, de Naples. Le comte Carracciolo, comme seigneur de Rosarno, avait droit de haute et basse justice. Il pouvait donc, d'un signe, donner � mon p�re la vie ou la mort. Ma m�re ignorait que le comte f�t arriv�; elle rencontra Raymond-le-B�tard, qui lui annon�a cette heureuse nouvelle, et lui donna le conseil de venir solliciter avec sa fille la gr�ce de notre p�re et de son mari; il n'y avait pas de temps � perdre, l'ex�cution de mon p�re �tait fix�e au lendemain. Elle saisit avec avidit� la voie qui lui �tait ouverte par ce conseil, qu'elle regardait comme un conseil ami; elle vint prendre sa fille, elle l'entra�na avec elle sans m�me lui dire o� elle la conduisait, et, le jour m�me de l'arriv�e du noble seigneur, les deux femmes �plor�es vinrent frapper � la porte de son ch�teau. Elle ignorait, la pauvre m�re, l'amour du comte pour Costanza. La porte s'ouvrit, comme on le pense bien, car toutes choses avaient �t� pr�par�es par l'inf�me Raymond pour que rien ne vint s'opposer � l'accomplissement de son projet; mais une fois entr�es, la m�re et la fille rencontr�rent des valets qui leur barr�rent le passage et qui leur dirent qu'une seule des deux pouvait entrer. Ma m�re entra, Costanza attendit. Elle trouva le comte Antoniello qui la re�ut avec un visage s�v�re; elle se jeta � ses pieds, elle pria, elle supplia; Antoniello fut inflexible: un crime avait �t� commis, disait-il, son mari �tait coupable de ce crime, il fallait que ce meurtre f�t veng�; il fallait que la justice e�t son cours: le sang demandait du sang. Ma pauvre m�re sortit de la chambre du comte, bris�e par la douleur, an�antie par le d�sespoir, et criant merci � Dieu. --Mais o� donc �tiez-vous pendant ce temps-l�? demanda la r�gente � l'inconnu. --A l'autre bout de la Calabre, madame, � Tarente, � Brindisi, que sais-je. J'�tais trop loin pour rien savoir de ce qui se passait. Voil� tout. Ma m�re sortit donc d�sesp�r�e et voulut entra�ner sa fille, mais Costanza l'arr�ta: --A mon tour, ma m�re, dit-elle, � mon tour d'essayer de fl�chir notre ma�tre. Peut-�tre serai-je plus heureuse que vous. Ma m�re secoua la t�te et tomba sur une chaise, elle n'esp�rait rien. Ma soeur entra � son tour. --Elle savait que cet homme l'aimait, s'�cria la r�gente, et elle entrait chez cet homme!... --Mon p�re allait mourir, madame, comprenez-vous? Isabelle d'Aragon grin�a des dents, puis, au bout d'un instant: --Continuez, continuez... dit-elle. Dix minutes s'�coul�rent dans une mortelle anxi�t�, enfin un serviteur sortit un papier � la main. --Monseigneur le comte fait gr�ce pleine et enti�re au coupable, dit-il, voici le parchemin rev�tu de son sceau. Ma m�re jeta un cri de joie si profond, qu'il ressemblait � un cri de d�sespoir. --Oh! merci, merci, dit-elle, et, baisant la signature du comte, elle se pr�cipita vers la porte. Puis, s'arr�tant tout � coup: --Et ma fille? dit-elle. --Courez � la prison, dit le serviteur, vous trouverez votre fille en rentrant chez vous. Ma m�re s'�lan�a, �gar�e de joie, ivre de bonheur; elle traversa les rues de Rosarno en criant: �Sa gr�ce! sa gr�ce! j'ai sa gr�ce!...� Elle arriva � la porte de la prison, o� d�j� elle s'�tait pr�sent�e deux fois sans pouvoir entrer. On voulut la repousser une troisi�me fois, mais elle montra le papier, et la porte s'ouvrit. On la conduisit au cachot de mon p�re. Mon p�re n'attendait plus que le bourreau; c'�tait la vie qui entrait � la place de la mort. Il y eut au fond de cet asile de douleur un instant d'indicible joie. Puis il demanda des d�tails: comment ma m�re et ma soeur avaient appris l'accusation qui pesait sur lui, comment elles �taient parvenues au comte; comment, enfin, toutes choses s'�taient pass�es. Ma m�re commen�a le r�cit, mon p�re l'�couta, l'interrompant � chaque instant par ses exclamations; peu � peu il ne dit plus que quelques paroles et d'une voix tremblante, bient�t il se tut tout � fait, puis sa t�te tomba dans ses deux mains, puis la sueur de l'angoisse lui monta au visage, puis la rougeur de la honte lui br�la le front; enfin, quand ma m�re lui eut dit que, repouss�e par le comte, elle avait permis � ma soeur de prendre sa place, il bondit en poussant un rugissement comme un lion bless�, et s'�lan�a contre la porte, la porte �tait ferm�e. Il prit la pierre qui lui servait d'oreiller, et la lan�a de toutes ses forces contre la barri�re de fer qu'il croyait avoir le droit de se faire ouvrir. Le ge�lier accourut et lui demanda ce qu'il voulait. --Je veux sortir, s'�cria mon p�re, sortir � l'instant m�me. --Impossible! dit le ge�lier. --J'ai ma gr�ce, cria mon p�re. Je l'ai, je la tiens, la voil�! --Oui, mais elle porte que vous ne sortirez de prison que demain matin. --Demain matin? fit le captif avec une exclamation terrible. --Lisez plut�t, si vous en doutez, ajouta le ge�lier. --Mon p�re s'approcha de la lampe, lut et relut le parchemin. Le ge�lier avait raison; soit hasard, soit erreur, soit calcul, le jour de sa sortie �tait fix� au lendemain matin seulement. Le prisonnier ne poussa pas un cri, pas un g�missement, pas un sanglot. Il revint s'asseoir muet et morne sur son lit. Ma m�re vint s'agenouiller devant lui. --Qu'as-tu donc? demanda-t-elle. --Rien, r�pondit-il. --Mais que crains-tu? --Oh! peu de chose. --Mon Dieu! mon Dieu! que crois-tu, que crains-tu, que penses-tu? --Je pense que Costanza est indigne de son p�re, voil� tout. Ce fut ma m�re qui se leva � son tour, p�le et frissonnante. --Mais c'est impossible. --Impossible! et pourquoi? --On m'a dit qu'elle allait sortir derri�re moi. On m'a dit qu'elle allait nous attendre � la maison. --Eh bien! va voir � la maison si elle y est, et, si elle y est, reviens avec elle. --Je reviens, dit ma m�re. Et elle frappa � son tour et demanda � sortir. Le ge�lier lui ouvrit. Elle courut � la maison. La maison �tait d�serte, Costanza n'�tait point reparue. Elle courut au palais et redemanda sa fille. On lui r�pondit qu'on ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Elle revint � la maison. Costanza n'�tait pas rentr�e. Elle attendit jusqu'au soir. Costanza ne reparut point. Alors elle pensa � son mari et s'achemina de nouveau vers la prison; mais, cette fois, d'un pas aussi lent et aussi morne que si elle e�t suivi au cimeti�re le cadavre de sa fille. Comme la premi�re fois, les portes s'ouvrirent devant elle. Elle retrouva son mari assis � la m�me place; quoiqu'il e�t reconnu son pas, il ne leva m�me pas la t�te. Elle alla se coucher � ses pieds et posa sans rien dire son front sur ses genoux. --Comprenez-vous, madame, quelle nuit infernale fut cette nuit pour ces deux damn�s! Le lendemain, au point du jour, on vint ouvrir la prison et annoncer au condamn� qu'il �tait libre.--Je vous l'ai d�j� dit, ajouta l'inconnu en riant d'un rire terrible, oh! le comte Carracciolo est un noble seigneur, et qui tient religieusement sa parole!... Les deux vieillards sortirent s'appuyant l'un sur l'autre. Une seule nuit les avait tous deux rapproch�s de la tombe de dix ans. En tournant le coin de la route d'o� l'on aper�oit la maison, ils virent Costanza, qui les attendait agenouill�e sur le seuil. Ils ne firent pas un pas plus vite pour aller au devant de leur fille; leur fille ne se releva pas pour aller au devant d'eux. Quand ils furent pr�s d'elle, Constanza joignit les mains et ne dit que ce seul mot: --Gr�ce! Par un mouvement instinctif, ma m�re �tendit le bras entre son mari et sa fille. Mais celui-ci l'arr�ta doucement. --Gr�ce, dit-il en tendant la main � Costanza, gr�ce, et pourquoi gr�ce, mon enfant? n'es-tu pas un ange? n'es-tu pas une sainte? n'es-tu pas plus que tout cela, n'es-tu pas une martyre? Et il l'embrassa. Puis, comme la m�re, entra�nant sa fille au fond de la chaumi�re, le laissa seul dans la pi�ce d'entr�e, il d�tacha son arquebuse, la jeta sur son �paule, et s'achemina vers le ch�teau. Il demanda � remercier le comte. Le comte �tait parti depuis une heure pour Naples. Il demanda � remercier Raymond. Raymond �tait parti avec son fr�re. Il revint alors vers la chaumi�re, accrocha son arquebuse � la chemin�e. Puis Costanza et sa m�re entendirent comme le bruit d'un corps pesant qui tombait; elles sortirent toutes deux et trouv�rent le vieillard �tendu sans connaissance au milieu de la chambre. Elles le pos�rent sur le lit; ma soeur resta pr�s de lui, tandis que ma m�re courait chercher un m�decin. Le m�decin secoua la t�te; cependant il saigna mon p�re. Vers le soir, le vieillard rouvrit les yeux. Comme il rouvrait les yeux, je mettais le pied sur le seuil de la porte. Il ne vit ni ma m�re ni ma soeur, il ne vit que moi. --Mon fils, mon fils! s'�cria-t-il, oh! c'est la vengeance divine qui te ram�ne. Je me jetai dans ses bras. --Allez, dit-il � ma m�re et � ma soeur, et laissez-nous seuls. Ma m�re ob�it, mais ma soeur voulut rester. Alors le vieillard se souleva sur son lit, et, montrant � Costanza sa m�re qui s'�loignait: --Suivez votre m�re, dit-il avec un de ces gestes supr�mes qui veulent �tre ob�is, suivez votre m�re, si vous voulez que ma b�n�diction vous suive. Costanza baisa la main du moribond, se jeta � mon cou en pleurant et suivit sa m�re. Je d�posai mon arquebuse, mes pistolets et mon poignard sur une table, et j'allai m'agenouiller pr�s du lit du vieillard. --C'est la vengeance divine qui te ram�ne, r�p�ta-t-il une seconde fois. �coute-moi, mon fils, et ne m'interromps pas; car, je le sens, je n'ai plus que quelques instans � vivre, �coute-moi. Je lui fis signe qu'il pouvait parler. Alors il me raconta tout. Et, � mesure qu'il parlait, sa voix s'animait, le sang refluait � son visage, la col�re remontait dans ses yeux, on e�t dit qu'il �tait plein de force, de vie et de sant�. Seulement, au dernier mot, lorsqu'il en fut au moment o�, rentrant chez lui et remettant son arquebuse � sa chemin�e, il avait cru qu'il lui faudrait renoncer � sa vengeance, il jeta un cri �touff� et retomba la t�te sur son chevet. Cette fois il �tait mort. Je fus long-temps sans le croire, long-temps je lui secouai le bras, long-temps je l'appelai; enfin je sentis ses mains se refroidir dans les miennes, enfin je vis ses yeux se ternir. Je fermai ses yeux, je croisai ses mains sur sa poitrine, je l'embrassai une derni�re fois et je jetai par dessus sa t�te son drap devenu un linceul. Puis j'allai ouvrir la porte du fond, et faisant signe � ma m�re et � ma soeur de s'approcher: --Venez, leur dis-je, venez prier pr�s de votre mari et de votre p�re mort. Les deux femmes se jet�rent sur le lit en s'arrachant les cheveux et en �clatant en sanglots. Pendant ce temps, je passais mes pistolets et mon poignard dans ma ceinture, et, jetant mon arquebuse sur mon �paule, je m'avan�ai vers la porte. --O� vas-tu, fr�re? s'�cria Costanza. --O� Dieu me m�ne, r�pondis-je. Et, avant qu'elle e�t le temps de s'opposer � ma sortie, je franchis le seuil et je disparus dans l'obscurit�. Je vins droit � Naples. On m'avait dit non seulement que vous �tiez belle entre les femmes, mais encore juste entre les reines. Je vins � Naples avec l'intention de vous demander justice. --Comment ne vous l'�tes-vous pas faite vous-m�me? demanda Isabelle. --Un coup de poignard n'�tait point assez pour un pareil crime, madame, c'�tait l'�chafaud que je voulais. Antoniello Carracciolo a d�shonor� ma famille, je veux le d�shonneur d'Antoniello Carracciolo. --C'est juste, murmura la r�gente. --Mais, pour plus de s�ret� encore, comme le long du chemin j'appris que la t�te de Rocco del Pizzo �tait mise � prix, et comme, en arrivant � Naples, je lus, au coin du Mercato-Nuovo, le placard qui offrait quatre mille ducats � celui qui le livrerait mort ou vif; pour plus de s�ret�, dis-je, je me pr�sentai chez le ministre de la police, offrant de livrer vivant cet homme que vous cherchez partout et que vous ne pouvez trouver nulle part. Mais le ministre de la police ne voulut point m'accorder ce que je lui demandais, c'est-�-dire une audience de Votre Altesse. Alors je r�solus d'arriver � mon but par un autre moyen; je volai sur la route de R�sina � Torre del Greco. --Alors c'�tait donc vous et non pas Rocco del Pizzo?... --Alors je volai sur la route d'Aversa... --C'�tait donc encore vous et non pas celui que l'on croyait?... --Alors j'assassinai sur la route d'Amalfi. La mort de Raymond, c'�tait le commencement de ma vengeance, car j'�tais r�solu de recourir � la vengeance puisqu'on me refusait justice. --C'est bien, dit la r�gente. Dieu a voulu que je vous retrouve, tout est donc pour le mieux. --Tout est pour le mieux, dit l'inconnu. --Et vous vous engagez toujours � livrer Rocco del Pizzo? --Toujours. --Vous savez o� il est? --Je le sais. --Vous r�pondez de mettre la main dessus? --J'en r�ponds. --Et vous me le livrerez vivant? --En �change de Carracciolo mort; vous le savez, c'est ma condition, madame. --C'est chose dite, soyez tranquille. Mais qui me r�pondra de vous d'ici l�? --C'est bien simple: envoyez-moi en prison; seulement, vous me ferez conduire, par deux gardes, � quelque fen�tre d'o� je puisse assister au supplice de Carracciolo. Puis, Carracciolo mort, je vous livrerai Rocco del Pizzo. --Mais si vous ne me le livrez pas? --Ma t�te r�pondra pour la sienne; je l'ai d�j� dit et je vous le r�p�te. --C'est juste, dit la r�gente, je l'avais oubli�. Elle frappa dans ses mains, le capitaine des gardes entra. --Faites �crouer cet homme � la Vicairie, dit-elle. Le capitaine remit l'inconnu aux mains de deux gardes et rentra. --Maintenant, continua la r�gente, faites arr�ter le comte Antoniello Carracciolo et conduisez-le au ch�teau de l'Oeuf. Le capitaine se pr�senta au palais de Carracciolo; mais, soup�onnant sans doute quelque chose du danger qui le mena�ait, Carracciolo avait disparu. La r�gente, en apprenant cette nouvelle qui lui confirmait la culpabilit� de son favori, ordonna aussit�t aux nobles du si�ge de Capouan, o� les Carraccioli �taient inscrits, de lui livrer le coupable, leur donnant trois jours seulement pour obtemp�rer � cet ordre. Les trois jours s'�coul�rent, et comme, � la fin de la troisi�me journ�e, le comte n'avait point reparu, Naples, en se r�veillant, trouva, le lendemain, cinquante ouvriers occup�s � d�molir le palais d'Antoniello Carracciolo, situ� en face de la cath�drale. Quand le palais fut compl�tement ras�, on amena une charrue, on creusa des sillons � la place o� il s'�tait �lev�, et l'on sema du sel dans les sillons. Puis on commen�a de d�molir le palais situ� � la droite du sien: c'�tait le palais du prince Carracciolo son p�re. Puis on commen�a de d�molir le palais de gauche: c'�tait le palais du duc Carracciolo son fr�re a�n�. Le palais d�moli, il en fut fait autant sur son emplacement qu'il en avait �t� fait sur l'emplacement des deux autres. La r�gente ordonna qu'il en serait ainsi des palais de tous les Carraccioli, jusqu'� ce que les Carraccioli eussent livr� le coupable. Dans la nuit qui suivit cette ordonnance, Antoniello Carracciolo se constitua de lui-m�me prisonnier. Le lendemain, son p�re et ses deux fr�res se pr�sent�rent au palais, mais la r�gente fit dire qu'elle n'�tait pas visible. Le surlendemain, le prisonnier �crivit � la duchesse pour solliciter d'elle les faveurs d'une entrevue; mais la duchesse lui fit r�pondre qu'elle ne pouvait le recevoir. Les uns et les autres renouvel�rent pendant huit jours leurs tentatives; mais ni les uns ni les autres n'obtinrent le r�sultat qu'ils poursuivaient. Le matin du neuvi�me jour, les habitans du Mercato-Nuovo, avec un �tonnement m�l� d'effroi, virent sur la place un �chafaud qui n'y �tait pas la veille. La fun�bre machine avait pouss� dans l'ombre, sans que nul la v�t cro�tre, sans que personne l'entend�t grandir. Il y avait � l'une des extr�mit�s de cet �chafaud un autel, et � l'autre un billot; entre le billot et l'autel �taient, d'un c�t�, un pr�tre, et de l'autre le bourreau. Nul ne savait pour qui �taient cet �chafaud, ce bourreau, ce pr�tre, ce billot et cet autel. Bient�t on vit arriver, par le quai qui va du m�le au Mercato-Nuovo, un homme conduit par deux gardes. On crut d'abord que cet homme �tait le h�ros du drame qui allait �tre jou�; mais il entra, suivi de ses deux gardes, dans une des maisons de la place. Un instant apr�s, il reparut, toujours entre ses deux gardes, � la fen�tre de cette maison qui donnait en face de l'�chafaud. On s'�tait tromp� sur l'importance de cet homme, qui, selon toute probabilit�, devait �tre simple spectateur de l'�v�nement. Un instant apr�s, des cris se firent entendre � la fois sur le quai qui m�ne du pont de la Madalena au Mercato-Nuovo et dans la rue du Soupir. Deux cort�ges s'avan�aient, celui de la rue du Soupir conduisant un beau jeune homme, celui du quai conduisant une belle jeune fille. Le beau jeune homme, c'�tait Antoniello Carracciolo. La belle jeune fille, c'�tait Costanza. Tous deux apparurent sur la place en m�me temps, tous deux s'approch�rent de l'�chafaud du m�me pas, tous deux y mont�rent ensemble; seulement, Costanza y monta du c�t� du pr�tre, et Antoniello du c�t� du bourreau. Arriv�s sur la plate-forme, Antoniello fit un mouvement pour s'�lancer vers Costanza, mais le bourreau l'arr�ta; de son c�t�, Costanza fit un pas pour s'avancer vers Antoniello, mais le pr�tre la retint. Alors le greffier d�ploya un parchemin et le lut � haute voix. C'�tait le contrat de mariage du comte Antoniello Carracciolo avec Costanza Maselli, contrat par lequel le noble fianc� donnait � sa future �pous�e, non seulement tous ses titres, mais encore tous ses biens. Quoique la place f�t encombr�e par la foule, quoique cette foule reflu�t dans les rues environnantes, quoique chaque fen�tre de la place par�t b�tie de t�tes, quoique les toits des maisons semblassent charg�s d'une moisson vivante, il se fit, au moment o� le greffier d�ploya le parchemin, un tel silence dans cette multitude, que pas un mot du contrat de mariage ne fut perdu. Aussi toute cette foule, la lecture achev�e, �clata-t-elle en applaudissemens. On commen�ait � comprendre que, malgr� la diff�rence des conditions, la r�gente avait ordonn� que le comte rendrait � la paysanne l'honneur qu'il lui avait �t�. Quant aux deux fianc�s, qui jusque-l� n'avaient probablement pas su eux-m�mes de quoi il �tait question, ils parurent reprendre courage; et lorsque le pr�tre, qui �tait mont� � l'autel, leur fit signe de s'approcher, ils all�rent d'un pas assez ferme s'agenouiller devant lui. Aussit�t la messe commen�a, accompagn�e de tous les rites du mariage. Le pr�tre demanda � chacun des deux jeunes gens s'il prenait l'autre pour �poux, et chacun d'eux, d'une voix intelligible, pronon�a le oui solennel. Puis l'homme de Dieu remit � Antoniello l'anneau nuptial, et Antoniello le passa au doigt de Costanza. Alors tous deux s'agenouill�rent de nouveau et le pr�tre les b�nit. Tous les assistans pleuraient de joie et d'�motion � cet �trange spectacle et b�nissaient � leur tour les deux jeunes �poux, quand tout � coup le m�me ministre qui avait prononc� les saintes paroles du mariage entonna d'une voix sourde les pri�res des agonisans. A ce changement, toute cette multitude frissonna et laissa �chapper un murmure de terreur, car elle comprenait qu'on n'en �tait encore qu'� la moiti� de la c�r�monie, et qu'une catastrophe terrible allait en faire le d�nouement. En effet, comme Antoniello, ignorant, ainsi que tous les autres, du destin qui l'attendait, jetait autour de lui un regard �pouvant�, les deux aides de l'ex�cuteur s'empar�rent de lui, et, avant qu'il e�t eu le temps de faire un mouvement pour se d�fendre, ils lui li�rent les mains, et, tandis que le bourreau tirait son �p�e hors du fourreau, ils conduisirent le condamn� devant le billot qui, ainsi que nous l'avons dit, s'�levait � l'autre extr�mit� de l'�chafaud en face de l'autel, et le forc�rent de s'agenouiller, devant lui. Costanza voulut s'�lancer vers Antoniello, mais le pr�tre arr�ta la jeune femme en �tendant un crucifix entre elle et son �poux. Antoniello vit alors que tout �tait fini pour lui, et comprit qu'il �tait irr�vocablement condamn�; il ne songea donc plus qu'� bien mourir. Il releva le front, dit � haute voix une pri�re; puis se retournant vers Costanza � moiti� �vanouie: --Au revoir dans le ciel, lui cria-t-il, et il posa son cou sur le billot. Au m�me instant, l'�p�e de l'ex�cuteur flamboya comme l'�clair, et la foule, jetant un cri terrible, fit un mouvement en arri�re; la t�te de Carracciolo, d�tach�e du corps d'un seul coup, avait bondi du billot sur le pav�, et roulait entre les jambes de ceux qui �taient les plus rapproch�s de l'�chafaud. Deux confr�ries religieuses s'approch�rent alors de l'�chafaud: une d'hommes, une de femmes. La premi�re emporta le cadavre de Carracciolo d�capit�, la seconde emporta le corps de Costanza �vanouie. La foule s'�coula sur leurs traces, et au bout d'un instant la place se trouva vide; il n'y resta plus, solitaire, sanglante et debout, que la terrible machine, demeur�e l� pour attester sans doute � la population de Naples que tout ce qu'elle venait de voir �tait une r�alit� et non un r�ve. Quand la place fut vide, l'homme qui avait assist� � l'ex�cution entre ses deux gardes descendit avec eux et reprit le chemin du quai. Mais, au lieu de le ramener � la Vicairie, les soldats le conduisirent au palais royal. L�, il fut introduit dans les m�mes appartemens que la premi�re fois, et, conduit au m�me oratoire, il y retrouva la r�gente � la m�me place, debout pr�s du prie-dieu et la main �tendue sur les �vangiles. Les soldats entr�rent avec lui et demeur�rent de chaque c�t� de la porte. --Eh bien! dit Isabelle d'Aragon, ai-je accompli mon serment? --Religieusement, madame, r�pondit l'inconnu. --Maintenant, � vous de tenir le v�tre. --Je suis pr�t. --O� est l'homme dont la t�te est � prix? --Devant Votre Altesse. --Ainsi, Rocco del Pizzo?... --C'est moi, madame. --Je le savais, dit Isabelle. --Alors, reprit le bandit, qu'ordonne de moi Votre Altesse? --Que vous serviez de p�re � l'orpheline et de protecteur � la veuve. ---Comment, madame?... s'�cria Rocco del Pizzo. --Je ne sais faire ni justice, ni gr�ce � moiti�, reprit la r�gente. Puis se retournant vers les soldats: --Cet homme est libre d'aller o� il voudra, dit-elle: laissez-le donc sortir. Et elle rentra dans ses appartemens d'un pas calme et assur�, d'un pas de reine. Constanza retourna en Calabre avec son fr�re, car elle avait encore, comme on s'en souvient, sa pauvre m�re � Rosarno. Rocco del Pizzo la suivit. Mais lorsque sa m�re mourut, ce qui arriva la nuit suivante, elle revint � Naples, entra dans le couvent qui l'avait d�j� recueillie, y paya sa dot et l�gua les restes de l'immense fortune qu'elle tenait de son mari � la pauvre communaut�, qui se trouva enrichie d'un seul coup. Rocco del Pizzo suivit sa soeur � Naples. Mais le jour o� elle pronon�a ses voeux, lorsqu'il comprit qu'elle n'avait plus besoin de lui et que le Seigneur l'avait remplac� pr�s d'elle, il disparut, et personne ne le revit depuis, ni ne sut positivement ce qu'il �tait devenu. On croit qu'il s'attacha � la fortune de C�sar Borgia, et qu'il fut tu� pr�s de ce grand homme, en m�me temps que lui. VIII Pouzzoles. Nous mont�mes dans notre corricolo, laissant � notre droite le lac d'Agnano, sur lequel il y a peu de choses � dire; nous gagn�mes l'ancienne voie romaine qui menait de Naples � Pouzzoles, et qu'on appelait la voie Antonina. Il n'y avait pas � s'y tromper, c'est bien l'ancien pav� en pierres volcaniques, tout bord� de tombeaux ou plut�t de ruines s�pulcrales, deux ou trois tombeaux seulement ayant travers� les �ges comme des jalons s�culaires, et �tant rest�s debout sur la route infinie du temps. Nous nous arr�t�mes au couvent des Capucins. C'est l� qu'a �t� transport�e la pierre o� saint Janvier subit le martyre; cette pierre est encore aujourd'hui tach�e de sang, et, lorsque le miracle de la liqu�faction s'op�re � la chapelle du tr�sor � Naples, le sang qui tache cette pierre, fi�re de celui que renferment ces deux fioles, se l�quifie, dit-on, et bouillonne de m�me. Cette �glise renferme en outre une assez belle statue du saint. De l'�glise des Capucins � la Solfatare il n'y a qu'une enjamb�e. Nous avions �t� pr�par�s � la vue de cet ancien volcan par notre voyage dans l'archipel hipariote. Nous retrouv�mes les m�mes ph�nom�nes: ce terrain sonnant le creux et qui, � chaque pas, semble pr�t � vous engloutir dans des catacombes de flammes; ces fumeroles par lesquelles s'�chappe une vapeur �paisse et empest�e; enfin, dans les endroits o� ces vapeurs sont les plus fortes, ces tuiles et ces briques pr�par�es pour y recevoir le sel ammoniac qui s'y sublime, et qu'on y r�colte sans autres frais, chaque matin et chaque soir. La Solfatare est le _Forum Vulcani_ de Strabon. A quelques pas de la Solfatare sont les restes de l'amphith��tre appel� en m�me temps _Carceri_, nom qui a pr�valu sur l'autre et qui rappelle les pers�cutions chr�tiennes du deuxi�me et du troisi�me si�cles. C'est dans cet amphith��tre que le roi Tiridate, amen� par N�ron, qui lui faisait remarquer la force et l'adresse de ses gladiateurs, voulant montrer quelle �tait sa force et son adresse � lui, prit un javelot de la main d'un pr�torien, et lan�ant ce javelot dans l'ar�ne, tua deux taureaux du m�me coup. C'est encore, selon toute probabilit�, dans ce cirque que saint Janvier, �chapp� � la flamme et aux b�tes, fut d�capit�, ce que Dieu permit, comme nous l'avons dit, parce que c'�tait le cours ordinaire de la justice. Une des caves qui ont fait donner au monument le nom de _Carceri_, �rig�e en chapelle, est celle que la tradition assure avoir servi de prison au martyr. Pr�s du _Carceri_ est la maison de Cic�ron, ce martyr d'une petite r�action politique, tandis que saint Janvier fut celui d'une grande r�volution divine. Cette maison �tait la villa ch�rie de l'auteur des _Catilinaires_. Il la pr�f�rait � sa villa de Ga�te, � sa villa de Cumes, � sa villa de Pompe�a, car Cic�ron avait des villa partout. En ce temps-l� comme aujourd'hui, l'�tat d'avocat et celui d'orateur �taient parfois, � ce qu'il para�t, d'un excellent rapport. Il est vrai qu'ils avaient aussi leurs d�sagr�mens, comme, par exemple, d'avoir, apr�s sa mort, la t�te et les mains clou�es � la tribune aux harangues et la langue perc�e par une aiguille. Mais enfin, cela n'arrivait pas � tous les avocats, t�moin Salluste. Pourquoi diable aussi Cic�ron s'�tait-il m�l� de ce qui ne le regardait pas et avait-il tenu des propos sur les faux cheveux de Livie? En cherchant bien, on finit d'ordinaire par d�couvrir que dans les grands malheurs qui nous arrivent il y a toujours un peu de notre faute. En attendant, Cic�ron passa quelques beaux et paisibles jours dans cette villa, qui touchait aux jardins de Pouzzoles, et o� il composa ses _Questions acad�miques_. Il avait de l� une vue magnifique que ne g�nait pas � cette �poque ce stupide _Monte-Nuovo_, pouss� dans une nuit comme un champignon, pour g�ter tout le paysage. C'est de Pouzzoles qu'Auguste partit pour aller faire la guerre � Sextus Pomp�e, avec lequel, deux ou trois ans auparavant, Antoine, L�pide et lui avaient fait un trait� de paix au cap Mis�ne. Ce fut un instant avant la signature de ce trait� que, voyant les triumvirs r�unis sur le vaisseau de son ma�tre, Menas, affranchi et amiral de Sextus, se pencha � son oreille et lui dit tout bas: --Veux-tu que je coupe le c�ble qui retient ton vaisseau au rivage et que je te fasse ma�tre du monde? Sextus r�fl�chit un instant: la proposition en valait bien la peine; puis, se retournant vers Menas: --Il fallait le faire sans me consulter, r�pondit-il. Maintenant il est trop tard! Et, se retournant vers les triumvirs le visage souriant et sans qu'ils se doutassent qu'ils avaient couru un grand danger, il continua de discuter ce trait� qui accordait la terre � Octave, � Antoine et � L�pide; et � lui, fils de Neptune, qui avait chang� son manteau de pourpre contre la robe verte de Glaucus, les �les et la mer. Il y aurait un admirable roman � faire sur ce jeune roi de la mer, qui fut le premier amant de Cl�op�tre et le dernier antagoniste d'Auguste, et qui, tandis que Rome promettait cent mille sesterces (vingt mille francs) par t�te de proscrit, en promettait, lui, deux cent mille par chaque exil� qu'on am�nerait sur ses vaisseaux, le seul lieu du monde o� un banni p�t alors �tre en s�ret�. Malheureusement, que font � nos lecteurs, en l'an de gr�ce 1842, les amours de Cl�op�tre, les proscriptions d'Octave et les pirateries de Sextus Pomp�e, ce galant voleur qui fut � peu pr�s le seul honn�te homme de son temps? Pouzzoles �tait le rendez-vous de l'aristocratie romaine. Pouzzoles avait ses sources comme Plombi�res, ses thermes comme Aix, ses bains de mer comme Dieppe. Apr�s avoir �t� le ma�tre du monde et n'avoir pas trouv� dans tout son empire un autre lieu qui lui pl�t, Sylla vint mourir � Pouzzoles. Auguste y avait un temple que lui avait �lev� le chevalier romain Calpurnius. C'est aujourd'hui l'�glise de saint Proclus, compagnon de saint Janvier. Tib�re y avait une statue port�e sur un pi�destal de marbre qui repr�sentait les quatorze villes de l'Asie-Mineure qu'un tremblement de terre avait renvers�es et que Tib�re avait fait reb�tir. La statue est disparue sans qu'on ait pu la retrouver. Le pi�destal existe encore. Caligula y fit b�tir ce fameux pont qui r�alisait un r�ve aussi insens� que celui de Xerc�s; ce pont partait du m�le, traversait le golfe et allait aboutir � Ba�a. Sa construction occasionna la suspension des transports et affama Rome. Vingt-cinq arches le soutenaient en partant du m�le; et comme la mer devenait au del� trop profonde pour qu'on p�t continuer d'�tablir des piles, on avait r�uni un nombre infini de gal�res qu'on avait fix�es avec des ancres et des cha�nes; puis sur ces gal�res on avait �tabli des planches qui, recouvertes de terre et de pierres, formaient le pont. L'empereur passa dessus, rev�tu de la chlamyde, arm� de l'�p�e d'Alexandre-le-Grand, et tra�nant derri�re lui, � son char attel� de quatre chevaux, le jeune Darius, fils d'Arbane, que les Parthes lui avaient donn� en otage.--Et tout cela, savez-vous pourquoi? Parce qu'un jour Thrasylle, astrologue de Tib�re, ayant vu le vieil empereur regarder Caligula de cet oeil inquiet qu'il connaissait si bien. --Calicula, avait-il dit, ne sera pas plus empereur qu'il ne traversera � cheval le golfe de Ba�a. Caligula traversa � cheval le golfe de Ba�a, et, pour le malheur du monde, � qui Tib�re e�t rendu un grand service en l'�touffant, Caligula fut quatre ans empereur. Aujourd'hui, de ces vingt-cinq arches il reste encore treize gros piliers, dont les uns s'�l�vent au dessus de la surface des flots, et dont les autres sont recouverts par la mer. Enfin le ma�tre des dieux y avait un temple dans lequel il �tait ador� sous le nom de Jupiter S�rapis. Envahi, selon toute probabilit�, par l'eau et enseveli en m�me temps sous les cendres, lors du tremblement de terre de 1538, il fut retrouv� en 1750, mais d�pouill� aussit�t de toutes les choses premi�res qu'il contenait et qui furent envoy�es � Caserte. Il ne lui reste aujourd'hui que trois des colonnes qui l'entouraient, deux des douze vases qui ornaient le monopt�re, et, scell� dans son pav� de marbre grec, un des deux anneaux de bronze qui servaient � attacher les victimes au moment de leur sacrifice. Ce tremblement de terre de 1538 dont nous venons de parler est le grand �v�nement de Pouzzoles et de ses environs. Un matin, Pouzzoles s'est r�veill�e, a regard� autour d'elle et ne s'est pas reconnue. O� elle avait laiss� la veille un lac, elle retrouvait une montagne; o� elle avait laiss� une for�t, elle trouvait des cendres; enfin, o� elle avait laiss� un village, elle ne trouvait rien du tout. Une montagne d'une lieue de terre avait pouss� dans la nuit, d�plac� le lac Lucr�ce, qui est le Styx de Virgile, combl� le port Jules, et englouti le village de Tripergole. Aujourd'hui, le Monte-Nuovo (on l'a baptis� de ce nom, qu'il a certes bien m�rit�) est couvert d'arbres comme une vraie montagne, et ne pr�sente pas la moindre diff�rence avec les autres collines qui sont l� depuis le commencement du monde. Nous avions arr�t� que nous irions d�ner sur les bords de la mer, pour manger des hu�tres du lac Lucrin et boire du vin de Falerne. Nous nous achemin�mes donc vers le lieu d�sign�, o� des provisions, prudemment achet�es � Naples et envoy�es d'avance, nous attendaient, lorsqu'en arrivant pr�s des ruines du temple de V�nus, nous aper��mes un groupe de promeneurs qui s'appr�taient � en faire autant. Nous nous approch�mes et nous reconn�mes, qui? Barbaja, l'illustre impresario; Duprez, notre c�l�bre artiste, et la _diva_ Malibran, comme on l'appelait alors � Naples et comme on l'appelle maintenant par tout le monde! C'�tait une bonne fortune pour nous qu'une pareille rencontre; et comme on voulut bien r�pondre � notre compliment par un compliment semblable, il fut arr�t� � l'instant m�me et par acclamation que les deux d�ners seraient r�unis en un seul. Ce point essentiel arr�t�, comme il fallait encore un certain temps pour appr�ter le banquet commun, et que nous n'�tions qu'� deux cents pas des �tuves N�ron, o� le gardien nous offrait de faire cuire nos oeufs, nous accept�mes la proposition, nous lui m�mes � la main le panier qui les contenait, et nous march�mes derri�re lui. Le pauvre homme ressemblait fort aux chiens de la grotte dont j'ai parl� dans un pr�c�dent chapitre. A mesure que nous approchions des �tuves, son pas se ralentissait. Malheureusement la curiosit� est impitoyable. Nous f�mes donc insensibles aux g�missemens qu'il poussait, et, la porte des �tuves ouverte, nous nous pr�cipit�mes dedans. Ces �tuves se composent d'abord de deux grandes salles o� nous v�mes une douzaine de baignoires d�grad�es. Dans les intervalles de ces baignoires sont des niches vides: ces niches �taient destin�es � des statues qui indiquaient de la main le nom des maladies dont ces eaux thermales gu�rissaient. Or, leur efficacit� �tait encore si grande au moyen-�ge qu'une vieille tradition raconte que trois m�decins de Salerne, furieux de voir que les cures op�r�es par ces eaux nuisaient � leur client�le, partirent de cette ville, d�barqu�rent pendant la nuit � Ba�a, d�truisirent l'�tablissement de fond en comble et se rembarqu�rent; mais soit hasard, soit punition divine, une temp�te s'�tant �lev�e, leur b�timent fit naufrage pr�s de Capri, et tous trois p�rirent dans les flots. Il y avait dans le palais du roi Ladislas, � ce qu'assure Denis de Sarno, une inscription qui vouait � l'ex�cration publique les noms de ces trois m�decins. Depuis ce temps, l'eau ne vient plus dans les baignoires, et c'est aux voyageurs � l'aller chercher, ce qui n'est pas chose facile, le corridor par lequel on p�n�tre jusqu'aux sources donnant juste passage � un homme, et l'air y �tant si chaud et si rare qu'au bout de dix pas le plus ent�t� de nous fut forc� de revenir. Pendant ce temps, le gardien des �tuves s'appr�tait, de l'air d'un homme qui va monter � l'�chafaud; puis il prit par l'anse notre panier d'oeufs, et, nous �cartant de l'ouverture du corridor, il s'y lan�a et disparut dans ses profondeurs. Deux ou trois minutes se pass�rent, pendant lesquelles nous cr�mes que le pauvre diable �tait v�ritablement descendu jusqu'en enfer; puis, au bout de ces trois minutes, nous commen��mes � entendre des plaintes lointaines qui, � mesure qu'elles se rapprochaient, se changeaient en g�missemens; enfin nous v�mes repara�tre notre messager des morts, son panier a la main, ruisselant de sueur, p�le et chancelant. Arriv� � nous, comme s'il n'avait juste eu de force que pour ce trajet, il tomba � terre et s'�vanouit. Notre peur fut grande, et si nous n'avions pas vu � la porte le fils de ce brave homme, qui, sans s'inqui�ter autrement de l'�vanouissement paternel, grignotait des noisettes, nous l'aurions cru mort. Nous demand�mes � l'enfant ce qu'il fallait faire pour donner du soulagement � l'auteur de ses jours. --Ah bah! rien du tout, r�pondit-il. Attendez, il va revenir. Nous attend�mes, et effectivement le bonhomme reprit ses sens. Il y avait mis de la conscience, et, comme il avait voulu que nos oeufs fussent bien cuits, il �tait rest� sept ou huit secondes de plus qu'� l'ordinaire. Or, sept ou huit secondes sont une grande affaire quand il s'agit de respirer un air qui n'est pas respirable. Il en �tait r�sult� que, deux secondes de plus, le gardien �tait cuit lui-m�me. Nous demand�mes � ce malheureux ce qu'il pouvait gagner par jour � l'effroyable m�tier qu'il faisait. Il nous r�pondit que, bon an mal an, il gagnait trois carlins par jour (vingt-six ou vingt-sept sous.) Son p�re et son grand-p�re avaient fait le m�me m�tier et �taient morts avant l'�ge de cinquante ans; il en avait trente-huit et en paraissait soixante, tant il �tait maigre et d�charn� par l'effet de cette sueur perp�tuelle qui lui d�coulait du corps. Le gamin que nous avions vu si parfaitement insensible � sa syncope �tait son fils unique, et il l'�levait au m�me m�tier que lui. De temps en temps, quand cela pouvait �tre agr�able aux voyageurs, il prenait le moutard par la main et l'emmenait avec lui faire cuire ses oeufs. Madame Malibran causa un instant en patois napolitain avec ce jeune adepte, lequel lui demanda entre autres choses quel �tait l'imb�cile qui avait pu inventer les poules. Le r�sultat de la conversation fut que le gamin ne paraissait pas avoir une grande vocation pour l'�tat si glorieusement exerc� depuis trois g�n�rations dans sa famille. Nous donn�mes � ce pauvre homme deux colonates, c'est-�-dire ce qu'il gagnait d'ordinaire en une semaine; puis nous voul�mes gratifier son �l�ve d'une couple d'oeufs, mais il nous r�pondit d�daigneusement qu'il ne mangeait pas de pareilles ordures, et que c'�tait bon pour des rats d'�trangers comme nous. Ce furent les propres paroles de l'enfant. Nous rev�nmes en les m�ditant � l'endroit o� nous attendait notre d�ner. Je dois dire, � la louange de Barbaja, que si l'ordinaire qu'il nous servit �tait celui de ses artistes, il les nourrissait parfaitement bien. A cet ordinaire on avait ajout� d'abord le n�tre, dont il ne faut point parler, puis les hu�tres du lac Lucrin et le vin de Falerne tant vant� par Horace. Les hu�tres m'ont paru m�riter cette r�putation antique qui les a accompagn�es � travers les �ges; elles ressemblent beaucoup � celles de Maremmes; leur seul d�faut est d'�tre trop grasses et trop douces. Quant au falerne, c'est un vin jaune et �pais qui ressemble, pour le go�t, � celui de Monteflascone. Fait par d'habiles manipulateurs, il serait excellent. Tel qu'il est, il ressemble a de bon cidre doux. On nous apporta ensuite des fruits de Pouzzoles. Pouzzoles est le jardin potager de Naples; malheureusement, les jardiniers italiens ne sont pas plus fort que les vignerons. Il en r�sulte que, dans un pays o�, gr�ce � un admirable climat, on pourrait manger les plus beaux fruits de la terre, il faut se contenter de ceux que la main de l'homme ne s'est pas encore avis�e de g�ter, attendu qu'ils poussent tout seuls, comme les figues, les grenades et les oranges. Le d�ner fini, les opinions se divis�rent: les uns �taient d'avis de monter � l'instant m�me dans la barque qui nous attendait, et d'aller faire un tour dans le golfe; les autres voulaient profiter de ce qui nous restait de jour pour visiter la grotte de la Sibylle, Cumes, la Piscine merveilleuse, les Cent-Chambres et le tombeau d'Agrippine. On alla aux voix, et, le parti arch�ologique l'ayant emport� sur le parti nautique, nous nous achemin�mes aussit�t vers le lac d'Averne. Jadin et moi nous �tions naturellement les chefs du parti arch�ologique. IX Le Tartare et les Champs-�lys�es. Tout au contraire des choses de ce monde, l'Averne s'est fort embelli en vieillissant. S'il faut en croire Virgile, c'�tait du temps d'�n�e un lac noir, entour� de sombres bois, au dessus duquel les oiseaux, si rapide que f�t leur vol, ne pouvaient passer sans �tre frapp�s de mort. Aujourd'hui c'est un charmant lac comme le lac de N�mi, comme le lac des Quatre-Cantons, comme le lac de Loch-Leven, qui fait � merveille dans le paysage, et qui semble un beau miroir mis l� tout expr�s pour r�fl�chir un beau ciel. Notre cicerone (en Italie il n'y a pas moyen d'�viter le cicerone) nous conduisit, Barbaja, Duprez, madame Malibran, Jadin et moi, aux ruines d'un temple qu'il nous donna pour un temple d'Apollon. Comme, gr�ce � nos �tudes pr�liminaires, nous savions � quoi nous en tenir, nous le laiss�mes tranquillement barboter dans ses d�finitions; et nous en rev�nmes � Pluton, le v�ritable patron de la localit�. Ce temple, au reste, �tait fort ancien et fort c�l�bre. Annibal, arr�t� devant Pouzzoles, o� les Romains avaient envoy� une colonie sous le commandement de Quintus Fabius, alla visiter ce m�me temple, et, pour se rendre les habitans des environs favorables, y fit, dit Tile-Live, un sacrifice au roi des enfers. Nous longe�mes les bords du lac en marchant de l'orient � l'occident, et bient�t nous travers�mes une tranch�e antique que nous ne franch�mes qu'en sautant de pierres en pierres: c'�tait le lit du canal que N�ron, ce d�sireur de l'impossible, comme dit Tacite, fit creuser en allant de Ba�a � Ostie, et qui devait avoir vingt lieues de long et �tre assez large pour que deux gal�res � cinq rangs de rames pussent y passer de front. Ce canal �tait destin�, dit Su�tone, � remplacer la navigation des c�tes qui alors, comme aujourd'hui, �tait fort mauvaise. N�ron fut un des empereurs les plus prudens qu'il y ait eu: un coup de tonnerre lui fit un jour remettre un voyage de Gr�ce pour lequel tout �tait pr�par�. Malheureusement, il ne put jouir de la voie qu'il avait ouverte � force de bras et d'argent. La r�volution de Galba arriva, et comme le dit N�ron lui-m�me au moment de se couper la gorge, le monde eut le malheur de perdre ce grand artiste. Cependant nous venions de mettre le pied sur le sol que couvrait autrefois la ville de Cumes. Une seule porte est rest�e debout, et on l'appelle, je ne sais pourquoi, l'_Arco-Felice_. C'est � deux pas de cette porte qu'�tait le tombeau de Tarquin-le-Superbe, qui, banni de Rome, vint mourir � Cumes. P�trarque vit ce tombeau dans son voyage � Naples, et en parle dans son itin�raire. On assure qu'il a �t� depuis transport� au mus�e. Ce qu'il y a de s�r, c'est qu'il y a au mus�e un tombeau qu'on montre pour celui-l�. C'est aussi � Cumes que P�trone se fit ouvrir les veines, mais en v�ritable sybarite qu'il �tait, dans un bain parfum�, en causant avec ses amis. Il se refermait les veines quand la conversation devenait plus int�ressante, il les rouvrait quand elle languissait. Enfin, il fit apporter les vases Murrhins, qu'il brisa pour que N�ron n'en h�rit�t point; puis il changea de lieu, car il fallait que cette mort violente e�t l'apparence d'une mort volontaire; puis il glissa, au moment de mourir, � un ami le manuscrit de _Trimalcion_, cet immortel monument des d�bauches imp�riales, dont il avait �t� le complice avant d'en �tre l'historien. C'�tait une �poque curieuse que celle-l�! Le pouvoir supr�me s'�tait tellement perfectionn� que le bourreau �tait devenu un personnage inutile. Un signe suffisait, un geste disait tout. Le condamn� comprenait la sentence, rentrait chez lui, faisait un testament o� il l�guait la moiti� de son bien � C�sar, pour que sa famille put h�riter de l'autre moiti�; remerciait l'empereur de sa cl�mence, faisait chauffer un bain, se couchait dedans et s'ouvrait les veines. S'ouvrir les veines �tait la mort � la mode; un homme comme il faut ne se servait plus de l'�p�e ni du poignard: c'�tait bon pour des sto�ciens comme Caton. ou pour des soldats comme Brutus et Cassius; mais � des Romains du temps de N�ron il fallait une mort voluptueuse comme la vie, une mort sans douleur, quelque chose de pareil � l'ivresse et au sommeil. Quand on appelait son barbier, il demandait avec la plus grande simplicit� du monde: Faut-il prendre mes rasoirs ou ma lancette? et il �tait arriv� un temps o� ces v�n�rables fraters pratiquaient plus de saign�es qu'ils ne faisaient de barbes. Puis, comme ceux � qui on ne pouvait pas faire signe de se tuer, comme � P�trone, qui n'�tait qu'un riche dandy; comme � Lucain, qui n'�tait qu'un pauvre po�te; comme � S�n�que, qui n'�tait qu'un beau parleur; comme � Burrhus, qui n'�tait qu'un vieux soldat; comme � Pallas, qui n'�tait qu'un mis�rable affranchi; pour un p�re qui vivait trop vieux, par exemple; pour une m�re, pour un oncle, on avait Locuste, la Voisin du temps. Il y avait chez elle un assortiment de poisons comme peu de chimistes modernes en poss�dent. Chez elle, on achetait de confiance. D'ailleurs, ceux qui avaient peur d'�tre vol�s essayaient sur des enfans et ne payaient que s'ils �taient contens. Peut-on se faire une id�e de ce qu'un pareil monde serait devenu si la religion chr�tienne n'�tait pas arriv�e pour le purifier! Cependant, comme �n�e, nous nous avancions vers l'antre de la Sibylle. A cinquante pas de la porte, nous trouv�mes le concierge qui vint � nous la cl� � la main, tandis que des porteurs, rest�s en arri�re, nous attendaient sur le seuil avec des torches allum�es. L'appareil nous paraissait peu agr�able. D'ailleurs, nous avions d�j� vu tant de souterrains, de grottes et d'antres, que nous commencions � avoir assez de ces sortes de plaisanteries. Nous �change�mes un signe qui voulait dire: Sauve qui peut! Mais il �tait trop tard; nous �tions entour�s, nous �tions captifs, nous �tions la chose des _ciceroni_; nous �tions venus pour voir, nous ne devions pas nous en aller sans avoir vu. En un instant, la porte s'ouvrit, nous f�mes envelopp�s, pris, pouss�s, et nous nous trouv�mes dedans. Il n'y avait plus moyen de s'en d�dire. Nous f�mes � peu pr�s cent pas, non dans cette haute caverne que nous nous attendions � trouver sur la foi de Virgile: _Spelunca alta fecit_, mais dans un corridor assez bas et assez �troit. Ces cent pas faits, nous cr�mes que nous en �tions quittes, et nous voul�mes retourner en arri�re. Bast! nous n'avions vu encore que le vestibule. En ce moment, Jadin, qui marchait le premier, jeta des cris de paon; il n'avait pas �cout� ce que lui disait son guide, et il �tait tomb� dans l'eau jusqu'au genou. Cette fois, nous cr�mes que c'�tait fini et que nous avions eu assez de plaisirs; nous nous trompions encore. Comme chacun de nous �tait entre deux guides, l'un qui portait une torche, et l'autre qui, comme le page de M. Marlborough, ne portait rien du tout, une manoeuvre � laquelle nous ne pouvions nous attendre s'ex�cuta. Le guide qui �tait devant nous se baissa, le guide qui �tait derri�re nous se haussa, de sorte que, par un mouvement rapide comme la pens�e, chacun de nous, madame Malibran comme les autres, se trouva sur le dos d'un cicerone. D�s lors il n'y eut plus de d�fense possible, et nous nous trouv�mes � la merci de l'ennemi. H�las! ce que l'on nous fit faire de tours et de d�tours dans cette affreuse caverne, ce qu'on nous conta de bourdes abominables � l'endroit de cette bonne sibylle qui n'en pouvait mais, la quantit� innombrable de coups qu'on nous donna � la t�te contre le plafond, et aux genoux contre la muraille, Dieu seul le sait! Mais ce que je sais, moi, c'est qu'en sortant de ce gu�pier j'avais une envie d�mesur�e de rendre � qui de droit les horions que j'avais re�us. Cependant nous compr�mes que, comme on n'irait pas dans de pareils lieux de son plein gr�, et qu'il est convenu qu'on doit les avoir vus, il faut bien qu'il y ait des gens qui vous y portent de force. Le r�sultat de ce raisonnement fut que nos porteurs se partag�rent deux piastres de pour-boire; moyennant quoi ils nous reconduisirent, les torches � la main et en nous appelant altesses, jusqu'aux bords du lac Ach�ron. L'Ach�ron est encore une d�ception pour les amateurs du terrible. Les eaux en sont toujours bleu-fonc�. Mais ce n'est plus ce marais de douleur qui lui a fait donner son nom; c'est, au contraire, un joli lac qui partage avec son ami, le lac Agnano, le monopole de rouir le chanvre, et avec son voisin, le lac Lucrin, le privil�ge d'engraisser d'excellentes hu�tres que l'on va p�cher soi-m�me � l'aide d'une barque que manoeuvre le successeur de Caron. La seule chose qui lui soit rest�e de son v�ritable a�eul, c'est son exactitude � vous demander l'obole. Au bord du lac est une esp�ce de casino (lisez guinguette) o� les _lions_ de Naples viennent faire de petits soupers dans le genre de ceux de la r�gence. Des bords de l'Ach�ron on nous montra le Cocyte, qui nous parut moins chang� que son terrible voisin. C'est toujours une mare d'eau stagnante. Je crois m�me qu'elle a conserv� l'avantage qu'elle avait dans l'antiquit�, de sentir fort mauvais. L'antre de Cerb�re est � l'extr�mit� du canal qui communique de l'Ach�ron � la mer. L'antre de Cerb�re a son cicerone � lui, comme le moindre trou de cet heureux coin de la terre. Seulement on a pens� que l'antre de Cerb�re n'avait pas assez d'importance pour lui donner un homme tout entier: on lui a donn� un bossu auquel il manque une jambe, mais � qui heureusement il reste une langue et les deux mains. Il fit de ces deux mains et de cette langue tout ce qu'il put pour nous entra�ner vers la localit� qu'il exploite; mais, comme il n'osa pas nous r�pondre positivement que nous trouverions Cerb�re chez lui, la vue de l'antre, d�nu� de son locataire, nous parut par trop ressembler � celle de la carpe et du lapin, p�re et m�re de ce fameux monstre que l'on montrerait en province si M. Lac�p�de ne l'avait fait demander pour le Mus�e de Paris. Nous offr�mes � Milord la survivance de Cerb�re, mais Milord n'avait pas assez de confiance dans les grottes depuis qu'il avait vu celle du Chien, pour accepter la position, si avantageuse qu'elle f�t. Il est inutile d'ajouter que le bossu eut son carlin, comme si nous avions visit� l'antre de son dogue. Des bords du Cocyte nous f�mes en un instant aux ruines du palais de N�ron. Ce palais s'�levait sur le point le plus ravissant du golfe de Ba�a, qui, au dire d'Horace, l'emportait sur les plus doux rivages de l'univers, et o� l'air, comme a Poestum, portait avec lui un tel parfum, un tel enivrement, que Properce pr�tendait qu'une femme �tait compromise rien qu'en y restant une semaine. Malgr� cela, et peut-�tre � cause de cela, tout ce qu'il y avait de riches Romains � Rome avait sa maison � Ba�a. Marius, Pomp�e, C�sar, y venaient passer leur �t�. C'est dans la maison de ce dernier que mourut le jeune Marcellus, tr�s probablement empoisonn� par Livie, et dont la mort devait fournir � Virgile un des h�mistiches � la fois les plus beaux et les plus lucratifs de son sixi�me chant. Byron se vantait de vendre ses po�mes une guin�e le vers. Demandez � Virgile ce que lui rapporta le _Tu Marcellus eris_! Mais revenons au palais de N�ron, aujourd'hui � moiti� �croul� dans les flots, et dont la vague emporte chaque jour quelque sanglante parcelle. C'est dans ce palais qu'il avait appel� sa m�re Agrippine; c'est l� qu'il voulait c�l�brer avec elle les f�tes de r�conciliation. Voyez, en face l'un de l'autre, la lionne et lionceau: la lionne, habitu�e depuis long-temps au carnage; le lionceau, qui n'a encore go�t� qu'une fois le sang: il est vrai que c'est le sang de son fr�re. Un coup d'oeil en passant sur ce tableau: nous promettons au lecteur que nous allons mettre sous ses yeux une des plus terribles pages qui aient �t� �crites sur le livre de l'histoire universelle. D'abord faisons le tour de nos personnages: voyons ce que c'�tait qu'Agrippine, car le crime du fils nous a fait oublier les crimes de la m�re; et, comme elle nous est apparue dans son linceul ensanglant�, nous n'avons pas pu distinguer le sang qui �tait � elle du sang qui appartenait aux autres. Elle est la fille de Germanicus; sa m�re est cette Agrippine, noble veuve et f�conde matrone, qui abordait � Brindes, portant dans ses bras l'urne fun�raire de son mari, et suivie de ses six enfans, dont quatre devaient aller promptement rejoindre leur p�re. Les premiers qui disparurent furent les deux a�n�s, N�ron et Drusus (ne pas confondre ce N�ron-l�, dernier espoir des r�publicains, avec le fils de Domitius, dont nous allons parler tout � l'heure). N�ron fut exil� � Pontia, o� il mourut. Comment? on ne le sait pas, probablement comme on mourait alors. Quant � Drusus, il n'y a pas de doute sur lui, et la chose est des plus claires: on l'enferma un beau matin dans les souterrains du palais, et pendant neuf jours on oublia de lui porter � manger; le dixi�me jour, on descendit ostensiblement dans sa prison avec un plateau couvert de viande, de vins et de fruits; on le trouva expirant: il avait v�cu huit jours en d�vorant la bourre de son matelas. Quant � la m�re, elle fut punie pour un crime �norme: elle avait pleur� ses enfans. On l'exila _ob lacrymas_; elle se tua dans l'exil. Bref, il ne restait plus de toute la race de Germanicus que notre Agrippine et Ca�us Caligula, ce serpent que Tib�re �levait, disait-il, pour d�vorer le monde. Tib�re, qui, comme on l'a vu, s'int�ressait fort � toute sa race, avait mari� Agrippine � un certain Eneus Domitius, dont le vol et l'homicide �taient les moindres crimes. Comme pr�teur, il avait vol� les jeux des courses. Un jour, en plein Forum, il avait crev� l'oeil d'un chevalier. Un autre jour, il avait �cras� sous les pieds de ses chevaux un enfant qui ne se rangeait pas assez vite. Un autre jour, enfin, il avait tu� un affranchi � qui il avait donn� un verre plein de vin � vider d'un seul coup, et qui, manquant de respiration, avait commis la faute de s'y reprendre � deux fois. Lors de l'agonie de Tib�re, il �tait accus� de l�se-majest�. Tib�re mourut �touff� par Macron, et Eneus Domitius fut absous. Caligula �tait mort. Des six enfans de Germanicus, Agrippine restait seule. Claude r�gnait. Claude venait de faire tuer Messaline, sa troisi�me femme, qui avait eu le caprice d'�pouser publiquement, toute femme de l'empereur qu'elle �tait, son amant Silius. D�go�t� du mariage, l'empereur avait jur� � ses pr�toriens de vivre d�sormais sans femme. Mais les affranchis de Claude avaient d�cid� que Claude se remarierait. Ils �taient trois: Caliste, Narcisse et Pallas, les premiers personnages de l'�tat, les v�ritables ministres de l'empereur. Voulez-vous conna�tre la fortune de ces trois anciens esclaves? Pallas avait trois cents millions de sesterces (soixante millions de francs); Narcisse �tait plus riche du quart: il avait quatre cents millions de sesterces (quatre-vingts millions de francs); quant � Caliste, c'�tait le plus pauvre: le malheureux n'avait que quarante millions � peu pr�s. Au reste, c'�tait l'�poque des fortunes insens�es. Un esclave qui avait �t� _dispensator_, titre qui r�pond � celui de munitionnaire g�n�ral, avait, au dire de Pline, achev� sa libert� pour la bagatelle de treize millions. Vous vous rappelez le gourmand Apicius, lequel, apr�s avoir d�pens� vingt millions pour sa table, est averti par son intendant qu'il ne lui reste plus que deux millions cinq cent mille francs. Or, que croyez-vous que fera Apicius? Qu'il placera son argent � dix pour cent, taux l�gal de Rome, et que, des bribes de son patrimoine, il se fera deux cent cinquante mille livres de rente, ce qui est encore un fort joli denier? Point. Apicius s'empoisonne: il n'a plus assez pour vivre. Il est vrai qu'Apicius avait donn� jusqu'� mille deux cents francs d'un surmulet de quatre livres et demie que faisait vendre Tib�re, trouvant ce poisson trop beau pour sa table. On a de la peine � croire � de pareilles folies. Lisez pourtant S�n�que, �p�tre 95. Mais revenons encore � nos affranchis. Chacun d'eux avait une femme qu'il prot�geait, une imp�ratrice de sa main qu'il voulait donner � Claude, l'empereur imb�cile, qui dormait � table, � qui on la�ait ses sandales aux mains, � qui on chatouillait le nez avec une plume, et qui alors, � la grande joie des convives, se frottait le nez avec ses sandales. Caliste pr�sentait Lollia Paulina, qui avait autrefois �t� la femme de Caligula. Narcisse pr�sentait Elia Petina, qui avait �t� d�j� la femme de Claude, ce qui �pargnait la d�pense de nouvelles noces. Enfin Pallas pr�sentait Agrippine, dont il �tait l'amant, et qui apportait en dot � C�sar un petit-fils de Germanicus. On l�cha les trois femmes apr�s Claude. Agrippine l'emporta et fut imp�ratrice. Agrippine �tait donc enfin arriv�e � une position digne d'elle. Voyons-la � l'oeuvre. Silanus est le fianc� d'Octavie, fille de Claude; mais Octavie est devenue un parti sortable pour le fils d'Agrippine. Silanus est d�pouill� de la pr�ture, accus� du premier crime qu'on imagine, et invit� � se donner la mort; Silanus se tue. Sa rivale Lollia Paulina, cette veuve de son fr�re qui avait failli l'emporter sur elle, �tait belle comme elle, violente comme elle, d�bauch�e comme elle, capable de tout comme elle, mais plus riche qu'elle, ce qui lui donnait un grand avantage. Un jour, elle �tait venue � un souper avec une parure d'�meraudes qui valait quarante millions de sesterces (huit millions de notre monnaie). Le fortune de Lollia Paulina fut confisqu�e, Lollia Paulina fut envoy�e en exil, et six mois apr�s un centurion vint dans son exil annoncer � Lollia Paulina qu'il fallait mourir. Lollia Paulina mourut. Apr�s Lollia Paulina vint Calpurnie, dont Claude avait vant� imprudemment la beaut�; apr�s Calpurnie, Lepida, tante de N�ron. Pourquoi moururent-elles toutes deux? Demandez � Pline: _Mulieribus ex causis_, pour des raisons de femmes; il ne vous dira pas autre chose. En effet, ces trois mots disent tout. Nous ne parlons pas d'un Taurus qui avait une villa qu'Agrippine voulait acheter, qu'il refusa de vendre, et qui, trois mois apr�s, mourut en la lui l�guant. Cependant Claude, qui �tait devenu m�fiant depuis la mort de Messaline, s'apercevait de tout cela et secouait la t�te. Puis, dans ses momens d'abandon, quand il r�formait la langue avec ses grammairiens, ou le monde avec ses affranchis, il disait: �J'ai eu tort de me remarier, mais qu'on y prenne garde! Je suis destin� � �tre tromp�, c'est vrai, mais je suis destin� aussi � punir celles qui me trompent!� Claude n'avait pas tort de penser cela, mais Claude avait grand tort de le dire. Ces menaces conjugales revinrent aux oreilles d'Agrippine: le tribun qui avait tu� Messaline vivait encore; il ne fallait qu'un signe de Claude, un mot de Narcisse, pour qu'il en f�t de la quatri�me femme de Claude comme il en avait �t� de la troisi�me. Agrippine prit les devants. Un soir, elle jeta un voile sur sa t�te, sortit du Palatin par une porte de derri�re et s'en alla trouver Locuste. Il s'agissait, cette fois, de trouver le chef-d'oeuvre des poisons, quelque chose d'agr�able au go�t, qui ne tu�t ni trop vite ni trop lentement, qui f�t mourir, voil� tout, mais sans laisser de traces. Agrippine ne regardait pas au prix. X Le Golfe de Ba�a. Agrippine emporta ce qu'elle �tait venue demander � l'empoisonneuse Locuste: c'�tait une esp�ce de p�te qu'on pouvait parfaitement d�layer dans une sauce. Le lendemain, on servit � l'empereur Claude des champignons farcis; Claude adorait les champignons; il d�vora le plat tout entier. Il n'y avait rien d'�tonnant que Claude mour�t d'indigestion, apr�s avoir aval� � lui seul un plat de champignons qui e�t pu suffire � six personnes. Mais Claude ne mourait pas; Claude sentait une grande pesanteur � l'estomac. Il fit venir son m�decin, un m�decin grec fort habile, ma foi, nomm� X�nophon. Ce m�decin lui ordonna d'ouvrir la bouche et lui frotta la gorge avec les barbes d'une plume empoisonn�e. Claude mourut. On annon�a � Rome que Claude allait mieux. Apr�s avoir fait de Claude un dieu, il fallait faire de N�ron un empereur. Voici ce que c'�tait que N�ron: c'�tait, � cette �poque, un enfant de quinze ans, n�, au dire de Pline, les pieds en avant, ce qui �tait un signe de malheur; mais, signe de malheur plus certain encore, n� de Domitius et d'Agrippine: c'�tait l'avis de son p�re lui-m�me. Comme on le f�licitait de la naissance du jeune Lucius et que les courtisans voyaient d'avance en lui d'heureuses destin�es pour le monde: �Vous �tes bien aimables, dit Domitius, mais je doute fort qu'il puisse na�tre quelque chose de bon d'Agrippine et de moi.� Domitius ne s'�tait pas tromp�: c'�tait un terrible enfant que ce jeune N�ron. L'�ducation ne lui avait pas manqu�: au contraire, il avait pr�s de lui S�n�que, qui lui avait appris le grec et le latin; Burrhus, qui lui avait appris la tactique militaire et l'escrime. Il chantait comme l'histrion Diodore, dansait comme le mime P�ris, conduisait un char comme Apollon. Aussi avait-il, avant toute chose, la pr�tention d'�tre artiste. N�ron chanteur, N�ron danseur, N�ron cocher d'abord, N�ron empereur ensuite. Cela n'emp�cha pas qu'il n'accueillit avec une grande joie la mort de Claude et qu'il ne fit tout ce qu'il fallait pour souffler le monde � son cousin Britannicus. II est vrai que pour cela il n'avait pas grand'chose � faire, il n'avait qu'� laisser agir Agrippine; il se contenta, quand il apprit que le dernier plat qu'avait mang� Claude �tait un plat de champignons, de dire que les champignons �taient le mets des dieux. Le mot n'�tait pas tendre pour son p�re adoptif, mais il �tait joli: il fit fortune. Cependant N�ron �tait pas mont� sur le tr�ne pour faire des mots; il avait pr�s de lui Narcisse et Tigelius, qui le poussaient a faire autre chose. Puis les passions commen�aient � fermenter dans cette jeune t�te, car pour son coeur elles n'en approch�rent jamais. Il avait des amours cach�s, pour lesquelles S�n�que, son pr�cepteur, lui pr�tait le nom d'un de ses beaux-fr�res. Agrippine le sut, et cela lui donna fort � penser. Elle commen�ait � comprendre que la lutte serait plus opini�tre qu'elle ne s'y �tait attendue d'abord; elle voulut effrayer N�ron par un jeu de bascule, elle se retourna vers Britannicus. Alors, ce fut N�ron qui sortit un soir du Palatin. Avec qui? on ne sait pas; avec son ami Othon peut-�tre, ce futur empereur de Rome, avec lequel, dans ses orgies nocturnes, N�ron allait frapper aux portes et battre les passans. Et, � son tour, il se rendit chez Locuste. Il trouva la pauvre femme toute tremblante: l'avis lui avait �t� donn� qu'elle devait �tre arr�t�e le lendemain. On commen�ait � la soup�onner de vendre du poison; et � qui ce soup�on �tait-il venu? A Agrippine! N�ron la rassura et lui promit sa protection; mais � condition qu'elle lui donnerait une eau qui tuerait � l'instant m�me. La nuit se passa � faire bouillir des herbes; le matin, on eut deux petites fioles d'eau claire et limpide comme de l'eau de roche. Locuste proposa d'en faire l'essai sur un esclave, mais N�ron fit observer qu'un homme n'avait pas la vie assez dure, et qu'il fallait chercher quelque animal de r�sistance. Un sanglier barbotait dans la cour: Locuste le montra � N�ron. On versa une des deux fioles dans une assiette pleine de son, et l'on fit manger ce son au sanglier qui mourut comme s'il �tait frapp� de la foudre. N�ron rentra au palais. Il mangeait ordinairement dans la m�me chambre que Britannicus, mais non � la m�me table. Chacun des deux jeunes gens avait un d�gustateur qui buvait avant eux de chaque liqueur qu'on leur offrait, qui mangeait avant eux de chaque plat qui leur �tait servi. Britannicus buvait ti�de; il �tait un peu souffrant. Son d�gustateur, apr�s en avoir bu le tiers � peu pr�s, lui pr�senta � dessein une boisson que le jeune homme trouva trop chaude. �Remettez-moi de l'eau froide l�-dedans,� dit Britannicus en tendant son verre. On lui versa l'eau pr�par�e par Locuste. Britannicus but sans d�fiance. Son d�gustateur ne venait-il pas de boire devant lui? Mais � peine avait-il bu qu'il poussa un cri et tomba � la renverse. Agrippine jeta un coup d'oeil rapide sur N�ron, en m�me temps que N�ron, de son c�t�, jetait un coup d'oeil sur elle: ces deux regards se crois�rent comme deux glaives. La m�re et le fils n'avaient plus rien � s'apprendre, la m�re et le fils n'avaient plus rien � se reprocher; la m�re et le fils �taient dignes l'un de l'autre. Maintenant tout �tait dans cette question: Serait-ce la m�re qui oserait tuer le fils? Serait-ce le fils qui oserait tuer la m�re? Ni l'un ni l'autre ne l'e�t os� peut-�tre si une troisi�me femme ne f�t venue se m�ler � cette haine. Cette femme, c'�tait Sabina Poppea, la plus belle femme de Rome depuis qu'Agrippine avait fait tuer Lollia Paulina; et avec cela coquette comme si elle e�t eu besoin de coquetterie; ne sortant jamais sans voile, ne levant jamais son voile qu'� demi, et, lorsqu'elle quittait Rome pour aller � Tivoli ou Ba�a, se faisant suivre par un troupeau de quatre cents �nesses, lesquelles lui fournissaient les trois bains de lait qu'elle prenait chaque jour. Sabina Poppea avait eu ce que nous appellerions, nous autres, une jeunesse orageuse. Othon la trouva momentan�ment mari�e, dit Tacite, � un chevalier romain nomm� Rufius Crispinius; Othon l'enleva � ce mari provisoire, la fit divorcer et l'�pousa. Othon, nous l'avons dit, �tait le camarade de N�ron. Celui-ci, en allant chez Othon, vit sa femme; alors il envoya Othon en Espagne. Othon partit sans regimber: il connaissait son ami N�ron. Mais ce n'�tait pas tout que d'�loigner Othon pour devenir l'amant de Popp�e. Popp�e savait �tre sage quand son profit y �tait. Lorsque Othon l'avait aim�e, Othon l'avait �pous�e. C�sar l'aimait, eh bien! que C�sar en fit autant. C�sar �tait mari� avec Octavie: il fallait donc �loigner Octavie. Agrippine s'opposerait � cette nouvelle union: il fallait donc aussi se d�barrasser d'Agrippine. D'ailleurs, Popp�e ne comprenait pas comment C�sar pouvait garder Octavie, cette pleureuse �ternelle, qui ne faisait que g�mir sur la mort de Claude et de Britannicus. Popp�e ne comprenait pas non plus comment C�sar supportait la domination de sa m�re, qui �coutait les d�lib�rations du s�nat derri�re un rideau, et continuait de r�gner comme si C�sar �tait encore un enfant. Cela ne pouvait durer ainsi. Agrippine �tait � Antium, elle re�ut une lettre de son fils qui l'invitait � venir le rejoindre � Ba�a.--�Il ne pouvait, disait-il, rester plus longtemps loin d'une si bonne m�re: il avait des torts envers elle, il voulait les lui faire oublier.� Un devin avait pr�dit � Agrippine que, si son fils devenait empereur, son fils la tuerait. Agrippine avait m�pris� la proph�tie du devin, et N�ron r�gnait. Elle m�prisa de m�me les conseils de Pallas, qui lui disait de ne pas aller � Ba�a: elle y vint. Elle y trouva N�ron plus tendre, plus respectueux, plus soumis que jamais. Elle se reprit � cette id�e qu'elle pourrait peut-�tre l'emporter sur Popp�e. C'�tait chez elle une id�e fixe. Agrippine soupa avec N�ron. Tous deux avaient bien pens� au poison, mais tous deux aussi avaient pens� au contre-poison. Le souper fini, N�ron dit � Agrippine qu'il ne voulait pas qu'elle retourn�t � Antium. Elle avait une villa � trois milles de l�, pr�s de Bauli; c'�tait l� que N�ron voulait qu'elle all�t pour n'�tre plus �loign�e de lui. Ce point �tait si bien arr�t� dans son esprit qu'il avait fait pr�parer une gal�re pour l'y transporter. Agrippine accepta. A dix heures, le fils et la m�re se s�par�rent; N�ron conduisit Agrippine jusqu'au bord de la mer; des esclaves portaient des torches; les musiciens qui avaient jou� pendant le souper venaient derri�re eux. Arriv� sur le rivage, N�ron embrassa sa m�re sur les mains et sur les yeux; puis il resta non seulement jusqu'� ce qu'il l'e�t vue descendre dans l'int�rieur de la gal�re, mais encore jusqu'� ce que la gal�re e�t lev� l'ancre et f�t d�j� loin. Agrippine �tait assise dans la cabine; Cr�p�r�ius, son serviteur favori, �tait debout devant elle; Aurronie, son affranchie, �tait � ses pieds. Le ciel �tait tout scintillant d'�toiles, la mer �tait calme comme un miroir. Tout � coup le pont s'�croule: Cr�p�r�ius est �cras�, mais une poutre soutient les d�bris au dessus de la t�te d'Agrippine et d'Aurronie; au m�me moment, Agrippine sent que le plancher manque sous ses pieds, elle saute � la mer suivie d'Aurronie, criant pour qu'on la sauve: �Je suis Agrippine! Sauvez la m�re de C�sar!� A peine a-t-elle dit, qu'une rame se l�ve et en retombant lui fend la t�te. Agrippine a tout devin�: elle plonge sans prononcer une parole, ne r�parait � la surface que pour respirer, replonge encore, et, tandis que les assassins la cherchent, vivante pour l'achever, morte pour reporter son cadavre � N�ron, elle nage vigoureusement vers la terre, aborde le rivage, gagne � pied sa villa, se fait reconna�tre � ses esclaves et se jette sur son lit. Pendant ce temps, on la cherche, on l'appelle de la gal�re; les gens qui habitent le rivage apprennent qu'Agrippine est tomb�e � la mer et n'est point reparue; bient�t toute la population est sur la c�te avec des flambeaux; des barques sont pouss�es dans le golfe pour aller au secours de la m�re de C�sar; des hommes se jettent � la nage en l'appelant; d'autres, qui ne savent pas nager, descendent dans l'eau jusqu'� la poitrine; ils jettent des cordes, ils tendent les mains. Dans ce moment de danger, on s'est souvenu qu'Agrippine est la fille de Germanicus. Agrippine voit ces t�moignages d'amour; elle se rassure en se sentant au milieu d une population d�vou�e: elle comprend qu'elle ne pourra long-temps cacher sa pr�sence, elle fait dire qu'elle est sauv�e; la foule entoure alors la villa avec des cris de joie; Agrippine se montre, le peuple rend gr�ces aux dieux. N�ron a tout su presque � l'instant m�me; un messager d'Agrippine est venu lui dire de la part de sa ma�tresse qu'elle �tait sauv�e. Agrippine a voulu, aux yeux de son fils, avoir l'air de croire que tout cela n'�tait qu'un accident, auquel la volont� de N�ron n'avait eu aucune part. Que fera N�ron? N�ron con�oit et dirige assez bien un crime; mais si, par une circonstance quelconque, le crime avorte, N�ron perd facilement la t�te et il ne sait pas faire face au danger. Agrippine, les v�temens ruisselans, les cheveux coll�s au visage, Agrippine racontant le meurtre auquel elle n'est �chapp�e que par miracle, peut soulever le peuple, entra�ner les pr�toriens, marcher contre N�ron. Au moindre bruit, N�ron tremble. Seul, il ne prendra aucune d�cision, il ne saura qu'attendre et trembler. Il envoie chercher S�n�que et Burrhus. A eux deux, le guerrier et le philosophe lui donneront peut-�tre un bon conseil. --Qui a conseill� le crime? demandent-ils apr�s s'�tre consult�s. --Anicetus, le commandant de la flotte de Mis�ne, r�pond N�ron. --Qu'Anicetus ach�ve donc ce qu'il a commenc�, disent S�n�que et Burrhus. Anicetus ne se le fait pas redire deux fois; il part avec une douzaine de soldats. Que vous semble de ces deux braves p�dagogues? Tels que vous les voyez pourtant, c'�taient, apr�s Thras�as, les deux plus honn�tes gens de l'�poque. Comment donc! on avait voulu faire S�n�que empereur--� cause de ses hautes vertus! Voyez Tacite et Juv�nal. Cependant Agrippine s'est recouch�e; elle a une seule esclave pr�s d'elle. Tout � coup les cris de la foule cessent, le bruit des armes retentit dans les escaliers, l'esclave qui est pr�s d'Agrippine se sauve par une petite porte d�rob�e; Agrippine va la suivre, quand la porte de la chambre s'ouvre. Agrippine se retourne et aper�oit Anicetus. A sa vue et � la mani�re dont il entre dans la chambre de son imp�ratrice, Agrippine a tout devin�. Toutefois elle feint de ne rien craindre. --Si tu viens pour savoir de mes nouvelles de la part de mon fils, retourne vers lui et dis-lui que je suis sauv�e. Un des soldats s'avance alors, et, tandis qu'Agrippine parle encore, la frappe d'un coup de b�ton � la t�te. --Oh! dit Agrippine en levant les mains au ciel, oh! je ne croirai jamais que N�ron soit un parricide. Pour toute r�ponse Anicetus tire son �p�e. Alors Agrippine, d'un geste sublime d'impudeur, jette loin d'elle sa couverture, et montrant ses flancs nus, ces flancs qu'elle veut punir d'avoir port� N�ron: --_Feri ventrem_! Frappe au ventre! dit-elle. Et elle re�oit aussit�t quatre ou cinq coups d'�p�e dont elle meurt sans pousser un cri. N'est-ce pas bien jusqu'au bout la femme que je vous ai dite, et n'est-elle pas morte comme elle a v�cu? Quant � N�ron, attendez un moment encore. N�ron est incomplet: il n'a encore tu� que Britannicus et Agrippine; il faut qu'il tue Octavie. Mais Octavie �tait difficile � tuer � cause de sa faiblesse m�me. Agrippine luttait contre N�ron; pendant la lutte, son pied a gliss� dans le sang de Claude, et elle est tomb�e, c'est bien. Mais Octavie! comment �gorgera-t-on cette douce brebis? comment �touffera-t-on cette blanche colombe? C'est la seule femme de Rome dont la calomnie n'ait jamais pu approcher. On mit ses esclaves � la torture pour savoir si elle n'aurait pas commis quelque crime inconnu dont on p�t la punir. Ses esclaves moururent sans oser l'accuser. Il fallut encore recourir � Anicetus. Au milieu d'un d�ner, comme N�ron, couronn� de roses, marquait de la t�te la mesure aux musiciens qui chantaient, Anicetus entra, se jeta aux pieds de N�ron et s'�cria que, vaincu par ses remords, il venait avouer � l'empereur qu'il �tait l'amant d'Octavie. Octavie, cette chaste cr�ature, la ma�tresse d'un Anicetus! Personne ne crut � cette monstrueuse accusation; mais qu'importait � C�sar? il voulait un pr�texte, voil� tout. Anicetus fut exil� en Sardaigne, et Octavie � Pandataria. Puis, quelques jours apr�s, on fit dire � Octavie qu'il fallait mourir. La pauvre enfant, qui avait eu si peu de jours heureux dans la vie, s'effrayait cependant de la mort; elle se prit � pleurer, tendant les mains aux soldats, implorant N�ron, non plus comme sa femme, mais comme sa soeur, adjurant sa cl�mence au nom de Germanicus. Mais les ordres �taient positifs: ni pri�res ni larmes ne pouvaient la sauver de ce crime �norme d'�tre coupable de trop de vertu. On lui prit les bras, on les lui raidit de force, on lui ouvrit les veines avec une lancette; puis, comme le sang, fig� par la peur, ne voulait pas couler, on les lui trancha avec un rasoir. Enfin, comme le sang ne coulait pas encore, on l'�touffa dans la vapeur d'un bain bouillant. Popp�e, de son c�t�, avait donn� ses ordres aux meurtriers; elle voulait �tre s�re qu'Octavie �tait bien morte: on lui apporta sa t�te. Alors elle �pousa tranquillement N�ron. N�ron, dans un moment d'humeur, la tuera quelque jour d'un coup de pied. Nous �tions sur le lieu m�me o� le drame terrible que nous venons de raconter s'�tait accompli. Ces ruines, c'�taient celles qui avaient vu Agrippine assise � la m�me table que N�ron; ce rivage, c'�tait celui jusqu'o� C�sar avait reconduit sa m�re. Nous mont�mes dans la barque: nous �tions sur le golfe o� Agrippine avait �t� pr�cipit�e, et nous suivions la route qu'elle avait suivie � la nage pour aborder � Bauli. On montre un pr�tendu tombeau qui passe pour le tombeau d'Agrippine. N'en croyez rien: ce n'�tait pas de ce c�t�-ci de Bauli qu'�tait situ� le tombeau d'Agrippine; c'�tait sur le chemin de Mis�ne, pr�s de la villa de C�sar. Puis le tombeau d'Agrippine n'avait pas cette dimension. Ses affranchis l'enterr�rent en secret, et, apr�s la mort de N�ron, lui �lev�rent un monument. Or, ce monument de tardive pi�t� �tait un tout petit tombeau, _levem tumulum_, dit Tacite. Le golfe de Ba�a devait �tre une miraculeuse chose quand ses rives �taient couvertes de maisons; ses collines, d'arbres; ses eaux, de navires; puisque, aujourd'hui que ces maisons ne sont plus, que des ruines, que ses collines, boulevers�es par des tremblemens de terre, sont arides et br�l�es, que ses eaux sont silencieuses et d�sertes, Ba�a est encore un des plus d�licieux points du monde. La soir�e �tait splendide. Nous nous f�mes descendre � l'endroit m�me o� �tait la villa d'Agrippine. La mer l'a recouverte; on en chercherait donc inutilement les ruines. Puis, � la lueur de la lune qui se levait derri�re Sorrente, situ�e en face de nous, de l'autre cot� du golfe de Naples, nous nous engage�mes dans le chemin bord� de tombeaux qui conduit des bords de la mer au village de Boccola, l'ancienne Bauli. C'�tait f�te, et tout ce pauvre village �tait en joie; on chantait, on dansait, et tout cela au milieu des ruines, au milieu des monumens fun�raires d'un peuple disparu, sur cette m�me terre qu'avaient foul�s Manlius, C�sar, Agrippine, N�ron, sur ce sol o� �tait venu mourir Tib�re. Oui, le vieux Tib�re �tait sorti de son �le; il visitait Ba�a, o� peut-�tre il �tait venu prendre les eaux, lorsque le bruit lui revint que des accus�s d�nonc�s par lui-m�me, avaient �t� renvoy�s sans m�me avoir �t� entendus. Cela sentait effroyablement la r�volte. Aussi Tib�re se h�ta-t-il de regagner Mis�ne, d'o� il comptait s'embarquer pour Capr�e, sa ch�re �le, sa fid�le retraite, son imprenable forteresse. Mais � Mis�ne les forces lui manqu�rent, et il ne put aller plus loin. L'agonie fut longue et terrible. Le moribond se cramponnait � la vie, le vieil empereur ne voulait absolument point passer dieu. Un instant Caligula le crut mort; il lui avait d�j� tir� son anneau du doigt. Tib�re se redresse et demande son anneau. Caligula se sauve effar�, tremblant. Tib�re descend de son lit, veut le poursuivre, chancelle, appelle, et, comme personne ne r�pond, tombe sur le pav�. Alors Macron entre, le regarde; et comme Caligula demande � travers la porte ce qu'il faut faire: --C'est bien simple, r�pondit-il, jetez-moi un matelas sur cette vieille carcasse, et que tout soit dit. Ce fut l'oraison fun�bre de Tib�re. Comme nous l'avons dit, c'�tait dans le port de Mis�ne qu'�tait la flotte romaine. Pline commandait cette flotte lors du tremblement de terre de 79. Ce fut de Mis�ne qu'il partit pour aller �tudier le ph�nom�ne arriv� � Stabie; il y mourut �touff�. XI Un courant d'air � Naples.--Les �glises de Naples. Malgr� la fatigue de la journ�e, notre excursion sur la terre classique de Virgile, d'Horace et de Tacite avait eu pour nous un tel attrait que nous propos�mes, Jadin et moi, pareille excursion � Pompe�a pour le lendemain; mais � cette proposition Barbaja jeta les hauts cris. Le lendemain, Duprez et la Malibran chantaient, et l'impresario ne se souciait pas de perdre six mille francs de recette pour l'amour de l'antiquit�. Il fut donc convenu que la partie serait remise au surlendemain. Bien nous en prit, comme on va le voir, de n'avoir fait aucune opposition contre le pouvoir aristocratique du czar de Saint-Charles. Nous �tions rentr�s � minuit dans Naples par le plus beau temps du monde: pas un nuage au ciel, pas une ride � la mer. A trois heures du matin, je fus r�veill� par le bruit de mes trois fen�tres qui s'ouvraient en m�me temps et par leurs dix-huit carreaux qui passaient de leurs ch�ssis sur le parquet. Je sautai � bas de mon lit et je crus que j'�tais ivre. La maison chancelait. Je pensai � Pline l'Ancien, et ne me souciant pas d'�tre �touff� comme lui, je m'habillai � la h�te, je pris un bougeoir et je m'�lan�ai sur le palier! Tous les h�tes de M. Martin Zir en firent autant que moi; chacun �tait sur le seuil de son appartement, plus ou moins v�tu. Je vis Jadin qui entreb�illait sa porte, une allumette chimique � la main et Milord entre ses jambes. --Je crois qu'il y a un courant d'air, me dit-il. Ce courant d'air venait d'enlever le toit du palais du prince de San-Teodore, avec tous les domestiques qui �taient dans les mansardes. Tout s'expliqua: nous n'avions pas la joie d'�tre menac�s d'une �ruption: c'�tait tout bonnement un coup de vent, mais un coup de vent comme il en fait � Naples, ce qui n'a aucun rapport avec les coups de vent des autres pays. Sur soixante-dix fen�tres, il en �tait rest� trois intactes. Sept ou huit plafonds �taient fendus. Une ger�ure s'�tendait du haut en bas de la maison. Huit jalousies avaient �t� emport�es; les domestiques couraient apr�s dans les rues, comme on court apr�s son chapeau. On se contenta de balayer les chambres qui �taient pleines de vitres bris�es; car d'envoyer chercher les vitriers, il n'y fallait pas songer. A Naples, on ne se d�range pas � trois heures du matin. D'ailleurs, c'e�t �t� de la besogne � recommencer dix minutes apr�s. Il �tait donc infiniment plus �conomique de se borner pour le moment aux jalousies. J'�tais un des moins malheureux: le vent ne m'en avait arrach� qu'une. Il est vrai qu'en �change il ne me restait pas un carreau. Je me barricadai du mieux que je pus et j'essayai de me coucher; mais les �clairs et le tonnerre se mirent de la partie. Je me r�fugiai au rez-de-chauss�e, o� le vent, ayant eu moins de prise, avait caus� moins de d�g�t. Alors commen�a un de ces orages dont nous n'avons aucune id�e, nous autres gens du nord; il �tait accompagn� d'une de ces pluies comme j'en avais re�u en Calabre seulement; je la reconnus pour �tre du m�me royaume. En un instant, la villa R�ale ne parut plus faire qu'un avec la mer; l'eau monta � la hauteur des fen�tres du rez-de-chauss�e et entra dans le salon. Aussit�t apr�s on vint pr�venir M. Martin que ses caves �taient pleines et que ses tonneaux dansaient une contredanse dans les avant-deux de laquelle il y en avait d�j� cinq ou six de d�fonc�s. Au bout d'un instant, un �ne charg� de l�gumes passa, emport� par le torrent; il s'en allait droit � un �gout, suivi de son propri�taire, emport� comme lui. L'�ne s'engouffra dans le cloaque et disparut; l'homme, plus heureux, s'accrocha � un pied de r�verb�re et tint bon: il fut sauv�. L'eau qui tombe en une heure � Naples mettrait deux mois � tomber � Paris; encore faudrait-il que l'hiver f�t bien pluvieux. Comme cette histoire d'�ne emport� m'�bouriffait singuli�rement et que j'y revenais sans cesse, on me raconta deux aventures du m�me genre. Au dernier coup de vent, qui avait eu lieu il y avait six ou huit mois, un officier, enlev� de la t�te de sa compagnie, avait �t� emport� par un ruisseau gonfl� dans l'�gout d'un immense �difice appel� le Serraglio; on n'en avait jamais entendu reparler. A l'avant-dernier, qui avait eu lieu deux ans auparavant, une chose plus terrible et plus incroyable encore �tait arriv�e. Une Fran�aise, madame Conti, revenait de Capoue dans sa voiture. Surprise par un orage pareil � celui dont nous jouissions dans le moment m�me, elle avait voulu continuer son chemin, au lieu d'abriter sa voiture dans quelque endroit o� elle e�t pu rester en s�ret�. A la descente de Capo di Chino, elle trouva son chemin coup� par une rue qui descend vers la mer. Cette rue �tait devenue, non pas un torrent, mais un fleuve. A cette vue, le cocher s'effraie et veut r�trograder. Madame Conti lui ordonne d'aller en avant, le cocher refuse, un d�bat s'engage, le cocher saute � bas de son si�ge et abandonne sa voiture. Pendant ce temps, le fleuve avait grossi toujours, il d�borde a flots dans la rue transversale o� est madame Conti; les chevaux s'effraient, font quatre pas en avant, sont envelopp�s par les vagues qui se pr�cipitent de Capo di Monte et de Capo di Chino; au bout d'un instant ils perdent pied et sont emport�s, eux et la voiture; au bout de vingt pas la voiture est en morceaux. Le lendemain on retrouva le cadavre de madame Conti. Au reste, � Naples il y a un avantage: c'est que deux heures apr�s ces sortes de d�luges il n'y para�t plus, si ce n'est aux rues qui sont devenues propres, ce qui ne leur arrive jamais qu'en pareille circonstance. Il y a cependant un officier charg� du nettoyage des places; mais cet officier est invisible: on sait qu'il s'appelle _portulano_, voil� tout. J'oubliais de dire que, sans doute pour ne point s'exposer aux accidens que nous venons de raconter, d�s qu'il tombe une goutte d'eau � Naples, tous les fiacres se sauvent, chacun tirant de son c�t�. Ni cris, ni pri�res, ni menaces ne les arr�tent; on dirait d'une vol�e d'oiseaux au milieu desquels on aurait jet� une pierre. Mais aussi, d�s qu'il fait beau, c'est-�-dire quand on n'a plus besoin d'eux, ils reviennent s'�panouir � leur place ordinaire. Une autre habitude des cochers napolitains est de d�teler les chevaux pour les faire manger; ils leur mettent la botte de foin dans la voiture et ouvrent les deux porti�res; chaque cheval tire de son c�t� comme � un r�telier. S'il vient une pratique pendant ce temps-l�, le cocher lui fait signe que ses chevaux sont � leur repas, et la renvoie � son confr�re. Le temps �tant rafra�chi et les rues devenues propres, nous voul�mes profiter de ce double avantage, et nous d�cid�mes, Jadin et moi, que nous emploierions la matin�e � des courses � pied. Nous avions fort n�glig� les �glises, qui sont en g�n�ral d'une fort m�diocre architecture. Nous commen��mes par la cath�drale: c'�tait justice. Au dessus de la grande porte int�rieure, suspendu comme celui de Mahomet entre le ciel et la terre, est le tombeau de Charles d'Anjou. J'ai cont� son histoire dans le _Speronare_. C'est ce prince qui voulut que sa femme e�t un si�ge pareil � celui des trois reines ses soeurs, et qui, pour arriver � ce but, fit rouler du haut en bas de l'�chafaud la t�te de Conradin. En face de ce roi meurtrier est un roi meurtri, mais dans un modeste tombeau, comme il convient � un prince hongrois qui se m�le de venir r�gner sur les Napolitains. Ce tombeau est celui d'Andr�. Le cadavre qui y dort �tait de son vivant un beau et insoucieux jeune homme qui, un matin, par caprice sans doute, eut la ridicule pr�tention de vouloir �tre roi parce qu'il �tait le mari de la reine. Le lendemain du jour o� cette billeves�e lui �tait pass�e par la t�te, il trouva la reine si occup�e d'un ouvrage qu'elle ex�cutait qu'il s'approcha jusqu'� son fauteuil sans �tre vu. Elle tressait des fils de soie de diff�rentes couleurs, et comme Andr� ne pouvait deviner le but de ce travail: --Que faites-vous donc l�, madame? demanda-t-il. --Une corde pour vous pendre, mon cher seigneur, r�pondit Jeanne avec son plus charmant sourire. De l� vient sans doute le proverbe: �Dire la v�rit� en riant.� Trois jours apr�s, Andr� �tait �trangl� avec cette charmante petite cordelette de soie que sa femme, comme elle le lui avait dit, avait pris la peine de tresser elle-m�me � cette intention. De la cath�drale nous pass�mes � l'�glise Saint-Dominique. L�, du moins, c'est plaisir: on se retrouve en plein gothique, on sent que le monument est consacr� au fondateur de l'inquisition: il est triste, solide et sombre. C'est dans cette �glise qu'est le fameux crucifix qui parla � saint Thomas. L'image miraculeuse est de Masuccio Ier. Le saint craignait d'avoir fait quelque erreur dans sa _Somme_ th�ologique, et il �tait venu au pied du crucifix, tourment� de cette crainte, quand le Christ, voyant les inqui�tudes de son serviteur, voulut le rassurer et lui dit: �_Bene scripsisti de me, Thoma; quam ergo mercedem recipies_. Tu as bien �crit sur moi, Thomas, et je te promets que tu en recevras la r�compense.� Quoique le cas f�t nouveau et �trange, le saint ne se d�monta point. --_Non aliam nisi te_, r�pondit-il, �je n'en veux pas d'autre que toi-m�me, mon Seigneur.� Et le saint se sentit soulever de terre, en pr�sage que bient�t il devait monter au ciel. Ce qui m'attirait surtout dans l'�glise Saint-Dominique, c'est sa sacristie avec ses douze tombeaux renfermant les douze princes de la maison d'Aragon. Quand je dis ses douze tombeaux, je devrais dire ses douze cercueils: les cadavres sont couch�s � visage d�couvert aussi bien embaum�s que possible par les Gannals de l'�poque. Le dernier roi de la dynastie manque � la collection: il est venu, comme on sait, mourir en France. Au milieu de ces tombeaux, il s'en trouve deux autres qui, pour ne pas �tre des tombeaux de roi, n'en sont pas moins fort curieux. L'un est celui de Pescaire, qui assi�gea Marseille de compte � demi avec le conn�table de Bourbon, et qui, chass� par les Marseillais, prit une si sanglante revanche � Pavie. Au dessus de sa bi�re est son portrait ainsi que sa banni�re d�chir�e, et une courte et simple �p�e de fer, qu'on dit �tre celle que Fran�ois Ier lui rendit deux heures avant d'�crire � sa m�re le fameux: _Tout est perdu, fors l'honneur_. L'autre tombeau, qui est tout bonnement une �norme malle dont le sacristain a la cl� dans sa poche, renferme, � ce qu'on assure, le corps d'Antonello Petrucci, pendu dans la conspiration des barons. Que ce soit v�ritablement Antonio Petrucci, c'est ce que le moindre petit savant, c'est ce que le plus infime _topo litterato_, comme on appelle g�n�ralement cette race � Naples, peut nier; mais, ce qui est incontestable, c'est que c'est un pendu, t�moin son cou disloqu�, sa bouche de travers et tous les muscles de sa figure encore crisp�s. Quoique mis avec une certaine recherche, le cadavre porte encore l'habit avec lequel il a �t� ex�cut�. Je suis forc� de dire que le seigneur Antonello Petrucci m'a paru fort laid. Il est vrai que de son vivant il �tait probablement mieux. La potence n'embellit pas. De Saint-Dominique nous pass�mes � Sainte-Claire. Sainte-Claire a aussi sa collection de morts illustres. L'�glise tout enti�re avait �t� peinte par Giotto Guitto, qui faisait avec le roi Robert de si bonnes plaisanteries et qui lui repr�sentait son peuple, non pas comme le cheval sans frein qu'il a choisi pour embl�me, mais sous la forme d'un �ne qui cherche un b�t. Eh bien! cette �glise peinte par Giotto, il s'est trouv� un autre �ne b�t� qui l'a fait badigeonner tout enti�re, afin de lui donner du jour; tout enti�re, je me trompe: une belle Vierge, une sainte madone, une de ces figures tristes et candides comme les faisait Giotto, a �chapp� au vandalisme. C'est � Sainte-Claire que dorment les Angevins: ce bon vieux roi Robert, qui couronna P�trarque, le pendant de notre roi Ren�, dort l�, une fois en chair et en os, deux fois en marbre: assis et avec son costume royal; couch� et dans son habit de franciscain. Jeanne est � quelques pas de lui: cette belle Jeanne qui fila la fameuse corde conjugale que vous savez. Elle est l� avec une grande robe bien montante, toute parsem�e des fleurs de lis de France. Au fait, n'�tait-elle pas du sang de cette chaste m�re de saint Louis, que les indiscr�tions po�tiques de Thibaut ne purent parvenir � compromettre, tant sa vertu �tait une croyance publique, populaire et presque religieuse? Seulement le sang s'�tait tant soit peu corrompu en pasant des veines de l'a�eule dans celles de la petite-fille. Malheureusement pour la m�moire de Jeanne, de laquelle on n'est d�j� que trop port� � m�dire, on a eu l'imprudence d'enterrer � quelques pas d'elle le fameux Raymond Cabane, le mari de sa nourrice, ce mis�rable esclave sarrasin devenu grand-s�n�chal, et qui payait les honneurs dont l'accablait sa ma�tresse en faisant des noeuds coulans aux cordes qu'elle tressait. Maintenant, si l'on veut continuer de passer cette royale et fun�bre revue, il faut aller de Sainte-Claire � Saint-Jean-Carbonara. C'est une jolie petite �glise de Masaccio II, qui, � part ses souvenirs historiques, m�riterait encore d'�tre visit�e. L� est le mausol�e de Ladislas et de sa soeur Jeanne II. Vous savez comment l'un est mort et comment l'autre a v�cu. Pourquoi diable aussi un conqu�rant, un ambitieux, un homme qui veut �tre roi d'Italie, s'avise-t-il de devenir amoureux de la fille d'un m�decin de P�rouse! Florence avait peur d'�tre conquise comme Rome venait de l'�tre; elle eut l'id�e de s'entendre avec le m�decin. Un jour la fille, tout �plor�e, vint se plaindre � son p�re de ce que son royal amant commen�ait � l'aimer moins. C'�tait une singuli�re confidence entre un p�re et une fille. Mais il para�t que cela se passait ainsi en l'an de gr�ce 1314. La fille suivit ponctuellement les instructions paternelles: huit jours apr�s, l'amant et la ma�tresse mouraient empoisonn�s: c'�tait alors une belle chose que la m�decine. Pr�s de lui, comme nous l'avons dit, est sa soeur Jeanne II. A Naples, selon toute apparence, ce nom portait malheur, aux maris d'abord, aux femmes ensuite, puis, par-ci par-l�, aux amans. Demandez � Gianni Carracciolo, qui est enterr� � dix pas de sa ma�tresse. Celui-l�, il faut lui rendre justice, fit tout ce qu'il put pour ne pas s'apercevoir que sa souveraine l'aimait, et pour ne pas se trouver seul en pr�sence de Jeanne, dans la crainte d'�tre amen� � lui d�clarer ses sentimens. La chose en �tait devenue impertinente pour la pauvre femme. Aussi n'en voulut-elle pas avoir le d�menti. Ce que femme veut, Dieu le veut, dit le proverbe. Or, Jeanne voulait �tre aim�e et voulait entendre l'aveu de cet amour. Seulement elle s'y prit singuli�rement pour que le proverbe ne mentit pas. Un soir qu'on parlait au cercle de la reine de ces antipathies instinctives que les hommes les plus braves ont pour certains animaux, et que chacun disait la sienne: celui-ci l'araign�e, celui-l� le l�zard, un autre le chat, Carracciolo, interrog�, r�pondit que l'animal qui lui �tait le plus antipathique dans la cr�ation �tait le rat. Un rat, il l'avouait, l'e�t fait sauver � l'autre bout du monde. Jeanne ne dit rien, mais elle tint compte de la chose. Le surlendemain, comme Carracciolo se rendait au conseil, et que, pour s'y rendre, il traversait un long corridor du palais habit� par les dames de la reine, un domestique parut tout � coup � l'extr�mit� de ce corridor avec une cage pleine de rats. Carracciolo ne fit attention ni � la cage ni aux h�tes qu'elle contenait, et continua de s'avancer; mais lorsqu'il ne fut plus qu'� quelques pas du valet, celui-ci posa sa cage � terre, ouvrit la porte, et tous les rats en sortirent, courant � droite et � gauche, avec la v�locit� que l'on conna�t � ce charmant animal. Carracciolo avait dit vrai: il avait une haine, ou plut�t une terreur profonde pour les rats. Aussi, � peine les vit-il faire irruption hors de leur domicile, qu'il perdit la t�te et se sauva comme un fou, frappant � toutes les portes. Mais toutes les portes �taient ferm�es � l'exception d'une seule qui s'ouvrit. Carracciolo se pr�cipita dans la chambre et s'y trouva en pr�sence de sa souveraine. Le pauvre courtisan en fuyant un danger imaginaire �tait tomb� dans un danger r�el. Il n'eut pas lieu de regretter sa fortune. La reine le fit tour � tour grand-s�n�chal, duc d'Avellino et seigneur de Capoue. Il avait bien demand� a �tre prince de cette derni�re ville; mais comme c'�tait le titre r�serv� aux h�ritiers pr�somptifs de la couronne, la reine avait refus�. Il s'�tait alors rabattu sur le duch� d'Amalfi et la principaut� de Salerne; mais cette derni�re concession souffrait aussi, � ce qu'il para�t, quelque petite difficult�, car un jour que cette �ternelle demande avait amen� une discussion plus vive que d'habitude entre Jeanne et Carracciolo, l'amant oublia la distance que Jeanne avait franchie pour arriver jusqu'� lui, et appliqua sur la joue de sa royale ma�tresse un soufflet de crocheteur. Il en est des soufflets de crocheteur comme des baisers de nourrice: on les entend de loin. Une certaine duchesse de Suessa, ennemie jur�e de Carracciolo, entendit le bruit de cet insolent soufflet; elle entra chez Jeanne comme Carracciolo en sortait, et trouva la reine pleurant de honte et de douleur. Les deux femmes rest�rent enferm�es ensemble une partie de la journ�e. Quand les femmes veulent se mettre � la besogne, elles vont plus vite que nous autres; aussi en deux heures tout fut-il r�solu, principal et accessoires, faits et d�tails. Le lendemain matin, comme Carracciolo �tait encore au lit, il entendit frapper � sa porte. Carracciolo, comme on le comprend, n'�tait pas sans d�fiance: c'�tait la premi�re fois qu'il levait la main sur la reine, et ce malheureux soufflet qui lui �tait �chapp� l'avait tracass� toute la nuit. Aussi, avant d'ouvrir commen�a-t-il par demander qui frappait. --H�las! r�pondit un page dont la voix �tait bien connue de Carracciolo, car c'�tait le page favori de Jeanne, c'est la reine qui vient d'�tre atteinte d'apoplexie, et Son Altesse ne veut pas mourir sans vous voir. Carracciolo calcula � l'instant m�me qu'au moment de la mort de la reine il pouvait arracher d'elle ce qu'il n'avait jamais pu obtenir de son vivant, et il ouvrit la porte. Au m�me instant, cinq ou six hommes arm�s se pr�cipit�rent sur lui, et, sans qu'il e�t le temps de se mettre en d�fense, le renvers�rent sur son lit et le massacr�rent � coups de hache et d'�p�e; et apr�s s'�tre assur�s qu'il �tait bien mort, ils sortirent sans que personne f�t venu les d�ranger dans leur sanglante ex�cution. Trois heures apr�s, quand on entra chez le grand-s�n�chal, on le trouva couch� � terre, � moiti� v�tu, une seule jambe chauss�e, les assassins l'ayant laiss� juste dans l'�tat o� la mort l'avait saisi. Prenez l'un apr�s l'autre tous ces rois, toutes ces reines et tous ces courtisans, et vous n'en trouverez pas un sur quatre qui soit mort de la fa�on dont Dieu a destin� l'homme � mourir. XII Une visite � Herculanum et � Pompe�a. Un des malheurs auxquels est expos�e cette classe de voyageurs que Sterne d�signe sous le nom de voyageurs curieux, c'est qu'en g�n�ral on ne peut �tre transport� sans transition d'un lieu � un autre. Si l'on avait la facult� de bondir de Paris � Florence, de Florence � Venise, de Venise � Naples, ou de fermer au moins les yeux tout le long de la route, l'Italie pr�senterait des sensations tranch�es, inou�es, ineffa�ables; mais au lieu de cela, malgr� la rapidit� des malles-postes, malgr� l'agilit� des bateaux � vapeur, il faut bien traverser un paysage, il faut bien aborder dans un port; les pr�parations d�truisent alors les sensations. Marseille r�v�le Naples; la Maison-Carr�e et le pont du Gard d�noncent le Panth�on et le Colis�e. Toute impression perd alors son inattendu, et par cons�quent sa force. Ainsi est-il de Pompe�a: on commence par visiter le mus�e de Naples, on s'appesantit sur toutes ces merveilles d'art ou de forme retrouv�es depuis deux cents ans que durent les fouilles; bronzes et peintures, on se fait raconter l'histoire de chaque chose, comment et quand elle a �t� retrouv�e, � quel usage elle servait, en quel lieu elle �tait plac�e; puis, lorsqu'on s'est bien blas� sur les bijoux, vient le tour de l'�crin. Nous �vit�mes ce premier pi�ge, mais nous ne p�mes en faire autant d'un second: �chapp�s aux Studi, nous retomb�mes dans Herculanum. Herculanum et Pompe�a p�rirent dans la m�me catastrophe, et cependant d'une fa�on toute diff�rente. Herculanum fut envelopp�e, �treinte, et enfin recouverte par la lave, sur la route de laquelle elle se trouva; Pompe�a, plus �loign�e, fut ensevelie sous cette pluie de cendres et de pierres ponces que raconte Pline le jeune, et dont fut victime Pline l'ancien. Il en r�sulte qu'� Herculanum tout ce qui pouvait subir l'action du feu fut d�vor� par le feu; que le fer, le bronze et l'argent r�sist�rent seuls; tandis qu'� Pompe�a, au contraire, tout fut garanti, conserv�, entretenu, si on peut le dire, par cette molle couche de cendres dont le volcan avait recouvert la ville, on pourrait presque le croire, dans un simple bat d'art et d'arch�ologie, afin de conserver aux si�cles � venir un vivant �chantillon de ce qu'�tait une ville romaine pendant la premi�re ann�e du r�gne de Titus. Au moment o� l'on retrouva Herculanum et Pompe�a, elles �taient � peu pr�s aussi perdues que le sont aujourd'hui Stabie, Oplonte et R�tine. Pour Herculanum, la chose n'�tait pas �tonnante: il fallait presque un miracle pour la retrouver; Herculanum dormait au fond d'une tombe de lave profonde de cinquante ou soixante pieds. La pauvre ville d'Hercule semblait bien morte et ensevelie � tout jamais. Mais il n'en �tait point ainsi de Pompe�a. Pompe�a n'�tait point morte, Pompe�a n'�tait point ensevelie, Pompeia semblait dormir. Seulement ce qu'on prenait pour le drap de sa couche �tait le linceul de son tombeau. Pompe�a, couverte seulement � la hauteur de quinze ou vingt pieds, �lan�ait hors de la cendre, qui n'avait pu la couvrir enti�rement, les chapiteaux de ses colonnes, les extr�mit�s de ses portiques, les toits de ses maisons; Pompe�a enfin demandait incessamment secours, et criait jour et nuit du fond de ton s�pulcre, o� elle n'�tait ensevelie qu'� moiti�: �Fouillez! je suis l�!� Il y a plus: quelques uns pr�tendent que cette �ruption dont parle Pline ne fut pas celle qui d�truisit Pompe�a. Selon Ignarra et Laporte-Dutheil, Pompe�a, � moiti� ensevelie, aurait pour cette fois secou� sa couche de sable, et, l'�cartant, comme la Ginevra de Florence, serait reparue � la lueur du jour, son voile mortuaire � la main et r�clamant son nom trop t�t ray� de la liste des villes; si bien que, selon eux, la ville ressuscit�e aurait encore v�cu jusqu'en l'an 471, �poque � laquelle le tremblement de terre d�crit par Marcellin l'aurait d�finitivement engloutie. Ceux-ci se fondent sur ce que Pompe�a se trouve encore indiqu�e sur la carte de Peutinger, qui est post�rieure au r�gne de Constantin, et ne dispara�t enti�rement de la surface du sol que dans l'itin�raire d'Antonin. Rien de plus possible, au bout du compte; et nous ne sommes pas dispos� � chicaner Pompe�a sur quatre si�cles de plus ou de moins. Mais cependant il y a un fait incontestable qui s'oppose � la reconnaissance pleine et enti�re de cette r�surrection: c'est qu'aucune monnaie de cuivre, d'argent ou d'or n'a �t� retrouv�e, � Pompe�a, post�rieure � l'an 79, quoique incontestablement encore les empereurs aient continu� � faire frapper monnaie, cette haute pr�rogative du rang supr�me � laquelle les souverains tiennent tant. Or, supposez Saint-Cloud enseveli � notre �poque et exhum� dans deux mille ans: je suis convaincu qu'on retrouverait dans les fouilles de Saint-Cloud infiniment plus de pi�ces de cinq, de vingt et de quarante francs � l'effigie de Napol�on, de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philippe, que de sous parisis et de deniers d'or et d'argent au mill�sime du quatorzi�me si�cle. Ce qui est probable, c'est que la cendre, en engloutissant la ville tout enti�re, avait laiss� �chapper les trois quarts de la population; que cette population, soit dans l'espoir de mettre � d�couvert un jour ses anciennes demeures, soit par cet amour du sol si fortement enracin� dans le coeur les habitans de l� Campanie, n'aura pas voulu s'�loigner de l'emplacement qu'elle avait d�j� habit�; qu'elle aura �lev� un village pr�s de la ville; que le nouveau bourg aura pris le nom de l'ancienne cit�, et que les g�ographes, en retrouvant ce nom sur la carte de Peutinger, auront pris la fille pour la m�re, et auront confondu la tombe avec le berceau. Cela est si vrai que l'on retrouva entre Bosco-Real et Bosco-Trecase cette nouvelle Pompe�a, laquelle gardait aussi des bronzes magnifiques et des statues du meilleur temps, vieux d�bris arrach�s sans doute � son ancienne splendeur. Mais les maisons qui renfermaient ces bronzes et ces statues �taient, comme architecture et comme peinture, d'une �poque de d�cadence tellement en d�saccord avec les chefs-d'oeuvre de l'art, qu'on peut croire qu'il y avait plusieurs si�cles de diff�rence entre les uns et les autres. Cependant, il faut le dire, la distribution int�rieure des appartemens �tait absolument la m�me, quoique, selon toute probabilit�, cette seconde Pompe�a e�t �t� engloutie quatre si�cles apr�s l'ancienne. Ainsi, comme nous le disions, la renomm�e de la ville grecque a long-temps surv�cu � elle-m�me pour s'�teindre juste au moment o� elle allait repara�tre plus brillante que jamais. D'abord un grand nombre des habitans de Pompe�a retourn�rent, la hache et la pioche � la main, fouiller plus d'une fois cette vaste tombe o� �tait rest�e enfouie la plus grande partie de leurs richesses. Les antiquaires appellent cela une profanation; i� est �vident qu'ils ne se seraient pas entendus sur le mot avec les anciens habitans de Pompe�a. Alexandre S�v�re fit fouiller Pompe�a; il en tira une grande quantit� de marbres, de colonnes et de statues d'un tr�s beau travail, qu'il employa dans les constructions nouvelles qu'il faisait faire � Rome, et parmi lesquelles on les reconna�t comme on reconna�trait un fragment de la renaissance au milieu de l'architecture napol�onienne. Puis vint le flot de la barbarie, qui, comme une nouvelle lave, couvrit non seulement les villes mortes, mais encore les villes vivantes. Que devinrent alors Pompe�a et le village qu'elle tenait par la main comme une m�re tient son enfant? Il n'en est plus question, nul ne sait plus rien. Sans doute tout ce qui d�passait cette couche de cendres qui montait, comme nous l'avons dit, plus haut que le premier �tage fut abattu. Chapiteaux, frontons, terrasses se nivel�rent. Quelque temps encore les ruines indiqu�rent la place des tombeaux, puis les ruines elles-m�mes devinrent de la poudre; la poussi�re se m�la � la poussi�re; quelques maigres gazons, quelques arbres rares pouss�rent sur cette terre st�rile, et tout fut dit: Pompe�a avait disparu; on chercha vainement o� avait �t� Pompe�a. Pompe�a avait �t� oubli�e! Dix si�cles se pass�rent. Un jour, c'�tait en 1592, l'architecte Dominique Fontana fut appel� par Mutius Cuttavilla, comte de Sarno. Il s'agissait de creuser un aqueduc pour porter de l'eau � la Torre. Fontana se mit � l'oeuvre; et comme la ligne qu'il avait trac�e traversait tout le plan de Pompe�a, ses ouvriers all�rent bient�t se heurter contre des fondations de maisons, des bases de colonnes et des degr�s de temples. On vint pr�venir l'architecte de ce qui se passait ainsi sous terre; il descendit dans les fouilles, une torche � la main; reconnut des marbres, des bronzes, des peintures; traversa des rues, des th��tres, des portiques; puis, stup�fait de ce qu'il avait vu dans cette n�cropole, remonta pour demander au duc de Sarno ce qu'il devait faire. Le comte lui r�pondit qu'il devait continuer son aqueduc. Fontana n'�tait pas assez riche pour entretenir des fouilles � ses frais: il se contenta donc, en artiste pieux qu'il �tait, de continuer les excavations en r�parant � mesure ce qu'il �tait forc� de d�truire; il passa ainsi sous le temple d'Isis sans le renverser, et aujourd'hui encore on peut suivre sa marche par les soupiraux du canal qu'il tra�a. Pendant ce temps Herculanum dormait, plus tranquille que sa soeur en infortune, car sa tombe � elle �tait plus s�re et plus profonde; mais, comme si une loi de ce monde �tait qu'il n'y aura pas de repos �ternel, m�me pour les morts, l'heure de sa r�surrection sonna avant m�me qu'eut sonn� celle de Pompe�a. Ce fut un prince d'Elbeuf, de la maison de Lorraine, qui comprit le premier quel �tait le tr�sor que seize si�cles avaient d�daigneusement foul� aux pieds. Mari� � une fille du prince de Salsa, et d�sirant embellir une maison de campagne qu'il avait achet�e aux environs de Portici, il commen�a d'acheter aux paysans des environs tous les fragmens d'antiquit�s qu'ils lui apport�rent. D'abord il prit tout ce qu'on lui apporta; puis, comme avec l'abondance son go�t devint plus difficile, il exigea que les choses eussent une certaine valeur pour en faire l'acquisition. Enfin, voyant qu'on lui apportait chaque jour de nouvelles richesses, il r�solut de remonter lui-m�me � cette source et fit venir un architecte. L'architecte demanda des renseignemens aux paysans, reconnut des localit�s, et prit si bien ses mesures que d�s sa premi�re fouille, ex�cut�e vers l'an 1720, on retrouva deux statues d'Hercule, on d�couvrit un temple circulaire, soutenu par quarante-huit colonnes d'alb�tre, vingt-quatre ext�rieures, vingt-quatre int�rieures; et enfin on mit au jour sept nouvelles statues grecques, que le lib�ral prince d'Elbeuf donna en pur don au prince Eug�ne de Savoie. Mais, comme on le comprend, la chose fit grand bruit: on exag�ra encore les merveilles de la ville souterraine; le gouvernement intervint et ordonna au prince d'Elbeuf d'interrompre ses excavations. Les fouilles rest�rent quelque temps suspendues. Enfin, le jeune prince des Asturies, don Carlos, monta sur le tr�ne de Naples sous le nom de Charles III, fit b�tir le Palais de Portici, et, achetant la maison du prince d'Elbeuf avec tout ce qu'elle contenait, reprit les fouilles et les fit continuer jusqu'� quatre-vingts pieds de profondeur. Ce ne fut plus alors un monument solitaire ou un temple isol� que l'on rencontra: ce fut une ville tout enti�re disparue sous la lave, gisante entre Portici et Resina, et que sa position d'abord, puis des inscriptions, les unes grecques, les autres latines, firent reconna�tre pour l'ancienne ville d'Herculanum. Mais l'extraction de cette cit� n'�tait point facile; la cit� �tait embo�t�e dans son moule de lave; il fallait briser le bronze pour arriver � la pierre; on s'aper�ut bient�t des frais �normes que n�cessitait ce travail inconnu, et apr�s quelques ann�es on y renon�a. Ces quelques ann�es avaient cependant produit des tr�sors. Il faut dire aussi que l'attention fut tout � coup d�tourn�e d'Herculanum et se reporta sur Pompe�a. D�j�, vers la fin du si�cle pr�c�dent, on avait trouv� dans des ruines, sur les bords du fleuve Sarno, un tr�pied et un petit Priape en bronze; puis d'autres objets pr�cieux avaient �t� le r�sultat d'une fouille particuli�re faite en 1689, � environ un mille de la mer, sur le flanc oriental du V�suve; enfin, en 1748, des paysans creusent un foss�, quelque chose leur r�siste; ils redoublent d'efforts, d�couvrent des monumens, des maisons, des statues; la ville ensevelie revoit le jour, la cit� perdue est retrouv�e; Pompe�a sort de son tombeau, morte il est vrai, mais belle encore, comme au jour o� elle y est descendue. Jusqu'� cette heure on a �voqu� l'ombre des hommes: de ce moment on va �voquer le spectre d'une ville. L'antiquit�, racont�e par les historiens, chant�e par les po�tes, r�v�e par les savans, a pris tout � coup un corps: le pass� se fait visible pour l'avenir. Malheureusement, comme nous l'avons dit, une sensation peut �tre d�truite, du moins en partie, par la progression. Ainsi est-il g�n�ralement de Pompe�a, qui, pour son malheur, a Herculanum sur son chemin. En effet, Herculanum, au lieu d'irriter la curiosit�, la fatigue: on descend dans les fouilles d'Herculanum comme dans une mine, par une esp�ce de puits: ensuite viennent des corridors souterrains o� l'on ne p�n�tre qu'avec des torches; corridors noircis par la fum�e, qui de temps en temps laissent entrevoir, comme par la d�chirure d'un voile, le coin d'une maison, le p�ristyle d'un temple, les degr�s d'un th��tre; tout cela incomplet, mutil�, sombre, sans suite, sans ensemble, et par cons�quent sans effet. Aussi, au bout d'une heure pass�e dans ces souterrains, le plus terrible antiquaire, l'arch�ologue le plus obstin�, le plus infatigable curieux, n'�prouvent-ils qu'un besoin, celui de respirer l'air du ciel, ne ressentent-ils qu'un d�sir, celui de revoir la clart� du jour. Ce fut ce qui nous arriva. Nous nous rem�mes en route apr�s avoir visit� cette momie de ville, et nous repr�mes la route qui conduit de Naples � Salerne. A une demi-lieue de la tour de l'Annonciation, une route s'offrit trac�e sur le sable, s'enfon�ant vers la gauche, et pr�sentant � son entr�e un poteau avec cette inscription: _Via di Pompei_. Nous la pr�mes, et au bout d'une demi-heure de marche nous rencontr�mes une barri�re qui s'ouvrit devant nous, et nous nous trouv�mes � cent pas de la maison de Diom�de, et par cons�quent � l'extr�mit� de la rue des Tombeaux. L�, il faut le dire, malgr� le tort qu'Herculanum fait � Pompe�a, l'impression est vive, profonde, durable; cette rue des Tombeaux est un magnifique p�ristyle pour entrer dans une ville morte; puis, tous ces monumens fun�bres plac�s aux deux c�t�s de la route consulaire au bout de laquelle s'ouvre b�ante la porte de Pompe�a, ne d�passant pas la couche de sable qui les recouvrait, se sont conserv�s intacts comme au jour o� ils sont sortis des mains de l'artiste: seulement le temps a d�pos� sur eux en passant cette belle teinte sombre, ce vernis des si�cles, qui est la supr�me beaut� de toute architecture. Joignez � cela la solitude, cette po�tique gardienne des s�pulcres et des ruines. Que serait-ce donc, je le r�p�te, si l'on n'avait point pass� par Herculanum! Qu'on se figure, sous un soleil ardent, ou, si l'on aime mieux, sous un p�le rayon de la lune, une rue large de vingt pas, longue de cinq cents, toute sillonn�e encore par les roues des chars antiques, toute garnie de trottoirs pareils aux n�tres, toute bord�e, � droite et � gauche, par des monumens fun�raires, au dessus desquels se balancent quelques maigres et tristes arbustes pouss�s � grand'peine dans cette cendre; offrant � son extr�mit�, comme une grande arche � travers laquelle on ne voit que le ciel, cette porte, par laquelle on allait de la ville des morts � la ville des vivans; qu'on entoure tout cela de silence, de solitude, de recueillement, et l'on aura une id�e, bien incompl�te encore, de l'aspect merveilleux que pr�sente le faubourg de Pompe�a, appel� par les anciens le bourg d'Augustus F�lix, et par les modernes la _rue des Tombeaux_. Nous nous arr�t�mes, ne songeant plus � ce soleil de trente degr�s qui tombait d'aplomb sur nos t�tes, moi, pour prendre le nom de tous ces monumens, Jadin, pour faire un croquis de cette vue. On e�t dit que nous avions peur de voir dispara�tre tout ce panorama d'un autre �ge, et que nous voulions le fixer sur le papier avant qu'il s'envol�t comme un songe ou qu'il s'�vanou�t comme une vision. Au commencement de la rue s'ouvre la premi�re maison d�terr�e. Par un hasard �trange, c'est une des plus compl�tes: cette maison �tait celle de l'affranchi Arrius Diom�de. Que notre lecteur se tranquillise, nous ne comptons pas l'entra�ner dans une excursion domiciliaire. Nous visiterons trois ou quatre des maisons les plus importantes, nous entrerons dans une ou deux boutiques, nous passerons devant un temple, nous traverserons le Forum, nous ferons le tour d'un th��tre, nous lirons quelques inscriptions, et ce sera tout. XIII La Rue des Tombeaux. La premi�re, la seule maison m�me, je crois, de la rue des Tombeaux qui soit d�couverte, est celle de l'affranchi Arrius Diom�de; vaste tombeau elle-m�me, car, dans sa galerie souterraine, o� l'on descend par le jardin, on retrouva vingt squelettes. Arrius Diom�de ne d�mentait pas le proverbe: Riche comme un affranchi. Sa maison est comme celle d'un millionnaire. A d�faut de gravure, essayons de faire comprendre par la description ce que c'�tait que la maison d'un millionnaire romain. Quand nous disons que celle-ci appartenait � Arrius Diom�de, il ne faut pas prendre � la lettre ce que nous disons: depuis qu'un Florentin a fait contre moi un volume parce que j'avais �crit _Corso_ Donati au lieu de _Cocco_ dei Donati, et _Jacob_ de Pazzi au lieu de _Jacques_ de Pazzi, je deviens m�ticuleux en diable en mati�re de noms, et je mets plut�t deux points sur un _i_ que de n'en pas mettre du tout. Ce qui a fait donner � la belle villa que nous allons d�crire l'appellation sous laquelle elle est connue, c'est que le tombeau le plus voisin d'elle est consacr� � la famille de l'affranchi Diom�de. Cette fois, il n'y avait pas � s'y tromper, car il portait l'inscription suivante: M. ARRIUS. I.L. DIOM�DES SIBI. SUIS. MEMORIAE MAGISTER. PAG. AUG. FELIC. SUB. URB. Ce qui voulait dire: �Marcus Arrius Diom�de, affranchi de Julia, ma�tre du bourg Augustus F�lix, pr�s de la ville, a �lev� ce tombeau � sa m�moire et � celle des siens.� Or, apr�s que la maison avait donn� un nom au tombeau, le tombeau � son tour en donna un � la maison. Non seulement c'�tait une maison de la plus supr�me �l�gance, et b�tie � une des plus heureuses �poques de l'art romain, c'est-�-dire sous le r�gne d'Auguste; mais encore c'�tait un des plus grands �difices particuliers de Pompe�a: deux �tages restent debout; le troisi�me manque. On monte quelques degr�s, puis on entre par une petite porte dans une cour ouverte, environn�e de quatorze colonnes: cette cour, comme toutes les cours antiques, avait la forme d'un clo�tre; ces colonnes soutenaient un toit dont l'inclinaison int�rieure versait les eaux dans un petit canal; aussi cette cour s'appelait-elle l'impluvium. C'est en c�toyant cette cour et en se promenant � l'abri de ce toit, lorsqu'ils n'�taient pas au forum ou lorsqu'il pleuvait, que les Romains, ces �ternels promeneurs, passaient leur vie. Les murs de ces portiques �taient �l�gamment peints � fresque, ressemblance qu'ils avaient de plus avec les clo�tres des riches couvent de Saint-Marc, � Florence. Cette cour faisait ordinairement le centre des maisons romaines; toute les portes des diff�rens appartemens, depuis celles des esclaves jusqu'� celle du ma�tre de la maison, s'ouvraient sous ces portiques. Le patron, en s'y promenant, voyait � peu pr�s tout ce qui se passait chez lui. Un petit jardin, qui devait �tre plein de fleurs, �tait au milieu de cette cour, travers�e par le canal dont nous avons parl�, lequel recevait l'eau de pluie et la conduisait � deux citernes. Ces citernes avaient des margelles de pierres volcaniques, et dans une de ces pierres on retrouva la cannelure qui fixait la corde � l'aide de laquelle on tirait l'eau. Tout ce qui ne devait pas �tre plant� �tait pav� avec des morceaux de mosa�que maintenus par un enduit de tuile pil�e. Au dehors et sous le portique �tait une niche contenant une petite statue de Minerve. A droite �taient les chambres pour les esclaves; au milieu de ces chambres, il y avait un petit escalier qui conduisait � l'�tage sup�rieur. On retrouva dans cet �tage, qui �tait probablement un grenier, de la paille et de l'orge. A c�t� de l'escalier �taient les amphores et une armoire; � gauche se trouvaient les bains. Les bains faisaient chez les Romains la jouissance supr�me de la vie int�rieure. Aussi, au contraire de chez nous, o� l'on poss�de � grand'peine un simple cabinet de toilette, les bains, dans une maison romaine, occupaient-ils en g�n�ral le sixi�me de l'appartement. C'est que c'�tait une tr�s grande affaire que de prendre un bain sous le r�gne des douze C�sars. Chez nous, on se blottit dans une baignoire plus ou moins courte. Heureux ceux qui ont de petites jambes ou de grandes baignoires! Puis, apr�s une demi-heure pass�e � se tourner et � se retourner pour �viter les crampes, on sonne, on s'essuie avec du linge froid ou br�lant, on se rhabille et l'on sort. Chez les Romains, c'�tait tout autre chose. Voyez plut�t les bains de l'affranchi Arrius Diom�de. Il y avait d'abord une premi�re chambre. Dans cette premi�re chambre, on trouva un bassin pour le bain froid. Ce bassin �tait entour� d'un joli petit portique avec des colonnes octogones, au fond duquel �tait un fourneau; sur ce fourneau �taient un chaudron et une po�le � deux anses encore noircis par la fum�e, un gril de fer, plusieurs pots de terre et une casserole. Il para�t que, comme nous, les Romains se faisaient quelquefois servir � d�je�ner dans leurs bains froids. Il y avait ensuite une seconde chambre: c'�tait celle o� ceux qui voulaient prendre les bains chauds se d�shabillaient; on l'appelait _apodyterium_. Puis il y avait une troisi�me chambre: c'�tait celle o� �taient � la fois le bain chaud et la fournaise. La fournaise �tait une construction de brique pareille � un po�le; seulement sa forme �tait longue au lieu d'�tre �lev�e. Trois vases de cuivre contenaient de l'eau port�e � des degr�s diff�rens: l'eau froide, l'eau ti�de et l'eau chaude. Des tuyaux de plomb, qui servaient de conducteurs � cette eau, s'ouvraient par des robinets � peu pr�s pareils aux n�tres, et permettaient au baigneur de hausser ou diminuer la temp�rature de son bain. Alors on quittait le rez-de-chauss�e et l'on montait au premier �tage. L�, exactement au dessus de l'autre, se trouvait une petite chambre que l'on appelait l'�tuve. On y p�n�trait apr�s avoir travers� une autre chambre, o� l'on d�posait les v�temens dont on s'�tait couvert pour monter du rez-de-chauss�e au premier �tage. De cette premi�re chambre, on traversait le tepidarium, o� l'on ne s'arr�tait qu'au retour, et l'on entrait dans l'�tuve. C'est dans cette �tuve, situ�e, comme nous l'avons dit, au dessus de la fournaise, qu'on prenait le bain de vapeur. Une fen�tre s'ouvrant sur la petite cour servait � donner de l'air au baigneur quand il �tait sur le point d'�touffer. Une lampe �tait pos�e dans une niche qui donnait � la fois dans l'�tuve et dans le tepidarium, et qui, lorsqu'on voulait prendre des bains le soir, �clairait les deux appartemens. Aujourd'hui que les bains russes sont � la mode, il est inutile de d�crire cette douleur gradu�e dont les anciens s'�taient fait une jouissance. Lorsqu'ils avaient pass� dans l'�tuve le temps qu'ils voulaient consacrer � fondre, ils repassaient dans le tepidarium. L�, un esclave attendait le baigneur; il tenait d'une main une fiole et de l'autre un frottoir. Le frottoir �tait compos� de petites lames d'ivoire, d'argent ou d'or, pareilles, moins les dents, � celles d'une �trille, et s'appelait _strigilis_. La petite fiole contenait une huile parfum�e et se nommait _guttum_. D'abord, l'esclave grattait le baigneur avec le strigilis, puis il inclinait au dessus de sa t�te et de ses �paules le guttum, en laissait tomber quelques gouttes d'huile odorante qu'il lui �tendait par tout le corps avec la main. Le tepidarium, comme l'�tuve, avait une fen�tre; mais cette fen�tre l'emporte fort en c�l�brit� sur la fen�tre sa voisine. Cela tient � ce que, dans ses ch�ssis de bois r�duits en cendre, on retrouva quatre carreaux de vitre. Or, au moment o� on les retrouva, un savant italien venait de prouver, dans un ouvrage en quatre volumes in-quarto, que les anciens ne connaissaient pas le verre. Le libraire qui avait imprim� l'ouvrage fut ruin�, mais l'auteur n'en resta pas moins un savantissime. Outre cette fen�tre, on retrouva dans le tepidarium des si�ges en bois, et � terre, � c�t� de l'un d'eux, le fond d'un panier. De cette chambre, o� se terminait l'op�ration du bain, on repassait dans l'apodyterium, o� l'on se rhabillait avec les v�temens que les esclaves avaient mont�s, et tout �tait fini. L'empereur Commode prenait par jour sept bains dans le genre de celui-ci. Il devait lui rester, comme on le voit, pour les soins de son empire, encore moins de temps qu'il n'en restait � Orosmane, lequel, s'il faut en croire M. de Voltaire, n'y donnait cependant qu'une heure. Des bains nous pass�mes dans une esp�ce de d�pense attenante aux chambres � coucher. Dans cette d�pense, on trouva � terre, et au pied d'une table de marbre soutenue par la statue d'une jeune pr�tresse, plusieurs vases de cuisine. Dans les chambres � coucher, on ne retrouva rien que des peintures encore fra�che, des mosa�ques et des marbres. Au reste, toutes ces chambres � coucher, �clair�es par la porte seulement, �taient petites et devaient �tre fort peu confortables. Au milieu de ces chambres �tait une salle � manger, b�tie en forme d'h�micycle, et dans laquelle on voit encore la place de la table. On y retrouva des vases de terre et de bronze, des moules � p�tisserie de la forme des n�tres, deux petits tr�pieds destin�s � soutenir les lampes quand on d�nait ou soupait � la lumi�re; deux petits bassins � laver les mains; deux cand�labres, dont l'un avait la forme d'un tronc d'arbre; deux couteaux avec des manches d'os; enfin, des anneaux avec de petites plaques pour les armoires. Tout autour des murailles �taient peintes des fresques repr�sentant des poissons de toute forme et de toute couleur, lesquelles, outre la porte, �taient �clair�es par trois fen�tres donnant sur la campagne, et s'ouvrant � l'orient et au midi. Dans l'autre face du portique s'ouvrait l'_exedra_, ou le salon de r�ception. Quelques cabinets aboutissaient � ce salon; dans l'un d'eux on retrouva une table ronde en marbre blanc, orn�e de deux t�tes de tigre, dont chacune faisait jaillir l'eau par sa bouche; des m�daillons de marbre repr�sentant Vulcain pr�s de son enclume; une femme ail�e, tenant d'une main un papillon et de l'autre un flambeau qu'elle approche d'un autel, auquel elle va mettre le feu; un Hercule appuy� sur sa massue avec une peau de lion, un carquois et des fl�ches; des faunes avec un vase et un thyrse dans les mains; cinq petits masques trou�s � la place des yeux et de la bouche; enfin un li�vre qui grignote des fruits. Puis, des �tages sup�rieurs �taient tomb�s, dans ce salon et dans les cabinets voisins, des vases d'argent sculpt�s, un vase de cuisine en bronze, des pi�ces de monnaie, dont une �tait de Naples antique, c'est �-dire avait d�j� pr�s de cinq cents ans � cette �poque; enfin, diff�rens morceaux d'ivoire d�tach�s d'une petite statue qu'ils recouvraient, et qui servaient d'ornement � un meuble. De l'exedra on passe sur une terrasse; cette terrasse dominait le quartier des esclaves. Dans ce quartier on trouva une bouteille suspendue � un clou, des vases de terre cuite, une lampe, quatre b�ches et un r�teau de fer; un couteau � manche d'os, des vases de verre et des monnaies de bronze: c'�tait l'ameublement et la richesse de la pauvre petite colonie. Pr�s d'une porte �taient un squelette d'homme et un squelette de brebis: la brebis avait encore sa clochette. Outre les pi�ces que nous avons d�crites, il y avait encore un appartement d'�t�; on descendait dans cet appartement par un petit escalier; les pi�ces en �taient vo�t�es, orn�es de fresques et pav�es en mosa�que. Les peintures qui couvraient les murailles de la plus grande de ces pi�ces repr�sentaient une Uranie, une Melpom�ne, une Minerve, un p�dagogue assis, tenant un b�ton � la main et ayant un coffre plein de papyrus � ses pieds; des g�nies et des bacchantes qui dansent en pin�ant de la sambuca, ce qui fit croire que cette chambre �tait une biblioth�que. Un reste de tapis en couvrait le pav�. De cette chambre, et en traversant le jardin, on descend dans une galerie souterraine; c'est dans celle galerie que s'�taient r�fugi�s les habitans de la maison. On y retrouva vingt squelettes appuy�s au mur: deux de ces squelettes appartenaient � des enfans; un troisi�me �tait, selon toute probabilit�, celui de la ma�tresse de la maison, car on lui trouva au bras deux bracelets et aux doigts quatre anneaux. Tous avaient �t� �touff�s par la cendre; et comme � cette cendre avaient succ�d� des torrens d'eau, elle avait �t� chang�e en un limon qui s'�tait s�ch� lentement, enveloppant les cadavres comme un moule. Aussi, lorsqu'on les trouva, ces cadavres �taient-ils parfaitement conserv�s; mais � peine les toucha-t-on du bout du doigt qu'ils tomb�rent r�duits en poudre, et ne laiss�rent debout que leurs ossemens. Le limon qui les embo�tait demeura plus solide, et l'on conserve au mus�e de Naples un fragment de cette terre dans lequel est empreint un magnifique sein de femme � la surface duquel on distingue les plis d'une robe de mousseline. Un second fragment garde le moule de deux �paules; un troisi�me, le contour d'un bras; tout cela jeune et arrondi, tout cela magnifique de forme. En outre, on trouva � terre deux colliers d'or, dont l'un est orn� de neuf plaques d'�meraudes, et dont l'autre portait une cha�nette au bout de laquelle pendaient deux feuilles de pampre; deux anneaux d'argent, une grosse �pingle, un cand�labre dont le pied �tait form� par trois jambes d'homme, un paquet de cl�s, deux am�thystes, sur l'une desquelles �tait grav�e une V�nus Anadyom�ne, dans la m�me pose que la V�nus de M�dicis; enfin trente-une pi�ces de monnaie presque toutes consulaires et quarante-quatre autres presque toutes imp�riales, parmi lesquelles �taient plusieurs Galba et plusieurs Vespasien. Mais dans cette galerie fun�bre n'�taient point renferm�s tous les cadavres. Un autre squelette fut retrouv� pr�s de la porte qui donnait du c�t� de la mer; celui-l�, sans doute, �tait le squelette du ma�tre de la maison, car il tenait dans une main une cl� et dans l'autre une bague et un rouleau de dix pi�ces d'or � l'effigie de N�ron et d'Agrippine, de Vitellius, de Vespasien et de Titus, quatre-vingt-huit pi�ces d'argent imp�riales et consulaires au nombre desquelles �taient un Marc-Antoine et une Cl�op�tre, et enfin quelques sous en bronze � l'effigie d'Auguste et de Claude. A quelques pas du cadavre de cet homme, on trouva encore deux autres squelettes aupr�s desquels �taient cinq m�dailles de bronze; puis, hors de la porte et en s'avan�ant vers la mer, neuf autres squelettes encore, appartenant probablement � la famille d'Arrius Diom�de. On sait que les anciens entendaient par famille cette innombrable troupe d'esclaves et de chiens attach�e � toute riche maison. Aux angles de ces appartemens inf�rieurs �taient deux cabinets, dans l'un desquels on trouva un squelette ayant au poignet un bracelet de bronze, au doigt un anneau d'argent, � la main une faucille de fer. Pr�s de ces cabinets �taient deux enclos, qui, selon toute apparence, avaient �t� recouverts d'un treillage garni de vigne et qui devait servir de jeu de boules. Enfin, hors de la maison et s'�tendant du c�t� de la mer, on retrouva un champ labour� � sillons, pr�s duquel �tait une aire pour battre le bl�. Une vaste enceinte s�parait du c�t� oppos� la maison de la rue; elle �tait entour�e d'un mur solide, appuy� � un terre-plain perc� de tuyaux. Cette enceinte �tait le cimeti�re des esclaves. En la fouillant, on y trouva une grande quantit� d'os humains, et les coquilles des lima�ons qu'on avait l'habitude de manger aux repas mortuaires. Quant au tombeau pr�par� par le ma�tre de la maison pour lui et les siens, et dans lequel reposaient son fr�re a�n� et Arria, sa huiti�me fille, nous avons d�j� dit qu'il s'�levait sur la rue, et que cette demeure des morts rivalisait d'�l�gance et de richesse avec la demeure des vivans. Parmi ces tombeaux qui bordent les deux c�t�s de la voie consulaire, les plus remarquables apr�s celui de la famille Diom�de sont les tombeaux des deux Tych�, et le c�notaphe de Calventius. Le premier que l'on rencontre est celui de Nevole�a Tych�, d�couvert en 1813. C'est un large pi�destal form� par cinq rangs de longues pierres volcaniques que surmontent deux degr�s soutenant un autel de marbre. Sur cet autel est plac� le buste de Nevole�a. Au dessous du buste on lit une inscription latine de laquelle nous nous contentons de donner une traduction: �Nevole�a Tych�, affranchie de Julie, � elle-m�me, et � Ca�us Munatius Faustus Augustal qui, avec le consentement du peuple, re�ut des d�curions le bisellium pour ses m�rites.--Nevole�a Tych�, de son vivant, a �lev� ce monument � ses affranchis et affranchies et � ceux de Ca�us Munatius Faustus.� Ce tombeau est orn� de trois bas-reliefs, tous trois assez curieux. Le premier qui s'offre � la vue du c�t� de Naples est un navire qui entre dans le port. De petits g�nie en carguent les voiles; un homme est au gouvernail: la t�te de Minerve orne la proue. Dans un pays o�, comme du temps de Figaro, on ne peut �crire sur rien qui touche au gouvernement, � la politique, � l'administration, � la litt�rature, ni � quelque chose que ce soit, on comprend combien l'on a �crit de volumes sur cette sculpture. Cette sculpture, c'�tait une bonne fortune. Les savans n'auraient donn� pour rien au monde cette sculpture, c'�tait leur pain quotidien. Il a peut-�tre paru cinquante volumes sur cette bienheureuse sculpture. Dieu fasse paix � ceux qui les ont �crits! Dieu fasse mis�ricorde � ceux qui les ont lus! Les uns y ont vu une all�gorie, les autres une r�alit�. Ceux qui ont vu une all�gorie se sont extasi�s sur la pens�e qu'elle repr�sentait. Le navire de la Vie, conduit par la Sagesse, touche au port de la Tombe, apr�s avoir travers� les �cueils des Passions. Ceux-l� se sont appuy�s sur un passage de Pope, qui est venu seize si�cles plus tard; mais cela ne fait rien: les grandes v�rit�s sont de tous les temps. Le passage disait: �Nous faisons voile de diff�rentes mani�res sur le vaste oc�an de la vie. La Raison est la carte; la Passion est le vent.� Cela rappelle de la science r�trospective. Ceux qui y ont vu une r�alit� ont dit tout bonnement que, comme Munatius exer�ait le commerce maritime, ce bas-relief n'�tait rien autre chose que le prospectus posthume de sa profession. Ceux-ci se sont appuy�s sur ce passage de P�trone, o� Trimalcyon, qui �tait marchand, dit � Albine: �Je te prie aussi que les navires que tu sculpteras sur mon tombeau aillent � pleines voiles, et que je sois assis au tribunal avec ma toge, avec cinq anneaux d'or et avec un sac rempli d'argent pour le jeter au peuple.� Ceci est de la science prospective; que les savans me permettent de risquer le mot. On comprend que la question �tait grave. Aussi la lutte, commenc�e en 1813, existait-elle encore en 1815, plus acharn�e que jamais. Positivistes et all�goristes en appelaient � toutes les acad�mies italiennes, depuis celle de Naples jusqu'� celle de Saint-Marin. L'un d'eux, plus exasp�r� que les autres, allait partir pour Paris afin de soumettre cette �nigme � l'Institut. Il �tait venu, trois jours avant son d�part, me proposer s�rieusement de faire en fran�ais la traduction des deux volumes qu'il avait �crits sur cette question europ�enne. Je mis ce monsieur � la porte. Le bas-relief oppos�, c'est-�-dire celui qui regarde Pompe�a, repr�sente le bisellium dont il est question dans l'�pitaphe. Vous ne savez peut-�tre pas ce que c'est que le bisellium; je vais vous le dire. Depuis que j'habite l'Italie, je deviens savant � mon tour. Pardonnez-moi mes offenses comme je les pardonne � ceux qui m'ont offens�. Le bisellium, dont la forme serait encore inconnue sans le pr�cieux bas-relief que nous a conserv� la tombe de Nevole�a, est un banc oblong garni d'un coussin, orn� de franges, avec un tabouret au dessous. Le citoyen qui avait eu le bonheur d'obtenir le bisellium avait le droit de s'asseoir tout seul dans les assembl�es publiques sur ce si�ge o� cependant on pouvait tenir � deux. Ces honneurs du bisellium �taient fort envi�s des Pomp��ens, qui, � ce qu'il para�t, aimaient par dessus toute chose � avoir les coud�es franches. Cela ressemblait beaucoup aux gens vertueux de Saint-Just, � qui le jeune conventionnel voulait qu'on accord�t le privil�ge de se promener le dimanche avec un habit gris-perle et un bouquet de roses au c�t�. Quant au bas-relief du milieu, c'est-�-dire quant � celui qui donne sur la rue, il repr�sente le sacrifice qui eut lieu aux fun�railles m�mes de Munatius Faustus. Un jeune pr�tre pose l'urne sur l'autel, tandis qu'un enfant l'assiste. A droite sont les d�curions, les officiers du municipium et les _sexviri augustales_, dont Munatius avait l'honneur de faire partie, et qui viennent rendre leurs derniers devoirs � leur coll�gue. A gauche, un groupe d'hommes et de femmes s'avance vers l'autel et pr�sente des offrandes. Parmi ces derni�res, une jeune fille se renverse accabl�e de douleur. Les savans, de leur autorit� priv�e, ont d�cid� que ce personnage �tait Nevole�a elle-m�me. Je n'ai absolument rien � dire contre cette opinion. Apr�s avoir fait le tour de ce magnifique tombeau, et tandis que Jadin en faisait un croquis, je descendis dans le colombarium. C'�tait une petite chambre de six ou huit pieds carr�s; une niche pratiqu�e dans la muraille contenait une grande urne d'argile, pleine de cendres et d'os. Les m�mes savans ont d�cid� que c'�taient les restes de Nevole�a et de Munatius, sentimentalement r�unis les uns aux autres pour l'�ternit�. D'autres urnes contenaient d'autres ossemens, et de plus les pi�ces de monnaie destin�es � Caron. L'Acad�mie de Naples s'occupe � d�cider en ce moment si ce n'est pas de cette coutume antique que vient l'habitude de payer un sou en traversant le pont des Arts. En outre, on trouva sur le sol trois vases de terre renferm�s dans trois vases de plomb; un de ces vases contenait de l'eau; les autres, de l'eau, du vin et de l'huile sur laquelle surnageaient des ossemens. Au fond, il y avait un pr�cipit� de cendres et de substances animales. C'�taient les restes des libations et des essences qu'on r�pandait d'ordinaire sur les reliques des morts, lorsqu'on les d�posait dans le s�pulcre apr�s les avoir recueillis du b�cher. Le s�pulcre de la seconde Tych� n'�tait pas moins curieux que celui de la premi�re. C'est un c�notaphe de la m�me forme � peu pr�s que celui que nous venons de d�crire, surmont� par un cyppe que couronne une t�te humaine vue de face, portant des cheveux r�unis en tresses et nou�s derri�re le cou. Sur cette t�te est grav�e l'inscription suivante qui a donn� force tablature aux savans, et qui cependant me para�t on ne peut plus simple: JUNONI TYCHES JULIAE AUGUSTAE VENER. On voit que les anciens, sous le rapport de la courtisanerie, �taient encore plus avanc�s que nous. Tout titre qui les rapprochait des princes les honorait, quel que f�t ce titre. Ouvrez Tacite, et vous verrez que P�trone remplissait glorieusement pr�s de N�ron l'emploi que Tych� avait accept� pr�s de Julie. Bref, apr�s avoir gagn� sa retraite, Tych� se retira � Pompe�a, o� probablement elle fit p�nitence pour sa vie pass�e, puisqu'en mourant elle se recommandait � Junon, la plus rogue de toutes les d�esses. Il est vrai que les savans expliquent cette anomalie, en disant que les divinit�s protectrices des femmes s'appelaient _junons_, et celles des hommes _g�nies_; mais alors il me semble qu'il y aurait un pluriel au lieu d'un singulier, et qu'on lirait sur l'�pitaphe _Junonibus_ et non _Junoni_. Je soumets cette observation � MM. les arch�ologues avec toute l'humilit� d'un n�ophyte. Le tombeau de Calventius, d�couvert en 1813, est, comme celui des deux Tych�s, du beau temps de l'architecture romaine. Aussi, comme pour le d�fendre des injures des passans, est-il environn� de murailles sans ouverture. Sa mati�re est de marbre blanc, ses ornemens sont d'un beau style, et il se termine par deux enroulemens de palmes avec des t�tes de b�liers. C'�tait, comme Munatius Faustus, un augustal; comme Munatius Faustus, il jouissait des honneurs du bisellium. Voici son �pitaphe: �A Ca�us Calventius Quietus Augustal. L'honneur du bisellium lui a �t� d�cern� par le d�cret des d�curions, et avec le consentement du peuple, � cause de sa magnificence.� Le c�notaphe de Calventius est massif, c'est-�-dire que c'est un tombeau honorifique. Le mur qui l'entoure et le prot�ge avait fait croire qu'en p�n�trant dans l'int�rieur, on y trouverait quelque tr�sor cach�. En cons�quence, on brisa le monument du c�t� qui regarde l'ouest. Mais alors on s'aper�ut que l'on venait de commettre un sacril�ge inutile. Deux couronnes de ch�ne indiquent qu'� l'honneur du bisellium Calventius joignait l'honneur plus insigne encore d'avoir re�u la couronne civique. Outre les quatre tombeaux que nous venons de d�crire, il y en a une soixantaine d'autres devant lesquels nous nous contentons de faire passer le lecteur, comme Ruy Gomez de Sylva fait passer Charles-Quint devant une partie de ses a�eux. Seulement, nous le pr�venons, comme le fait le respectable tuteur de dona Sol, que nous en passons, et des meilleurs, afin d'arriver plus vite � la porte de Pompe�a. XIV Petites Affiches. Nous suiv�mes la voie consulaire et nous arriv�mes � la porte d'Herculanum. Disons un mot de la voie consulaire et de la porte d'Herculanum; puis nous ferons un tour dans la ville m�me de Pompe�a. La voie consulaire �tait un rameau de cette fameuse voie Appienne qui allait de Rome � Naples; elle la joignait au nord � Capoue, et s'�tendait au midi jusqu'� Reggio: c'�tait la troisi�me voie romaine d�crite par Strabon, qui passait par le pays des Brutiens, la Lucanie, le Samnium, la Campanie, o� elle rejoignait la voie Appienne. Ces grands chemins �taient sous l'inspection des censeurs, qui devaient les tenir en bon �tat. Tite-Live trace � ces estimables magistrats les devoirs qu'ils avaient � remplir � cet �gard. �Les censeurs, dit-il, doivent, dans l'int�rieur des villes, faire construire les chemins avec de la pierre de silex; mais, dans la campagne et hors les murs, c'est avec des cailloux que les routes et les trottoirs doivent �tre fabriqu�s.� Or, qu'�taient-ce que ces chemins en cailloutis, si ce n'est nos routes ferr�es? M. Macadam est un grand plagiaire d'avoir donn� la recette comme de lui, tandis qu'elle date, ainsi qu'on le voit, d'une vingtaine d'ann�es avant le Christ. La ville de Pompe�a est encore aujourd'hui pav�e selon les r�glemens de l'�poque. Seulement, hors des murs, dans la campagne, les routes se sont un peu d�t�rior�es, et il n'y aurait pas de mal que les censeurs s'en occupassent. Quant � la porte d'Herculanum, il n'y faut rien changer, elle est bien celle qui convient � la n�cropole � laquelle elle donne entr�e: ruine qui conduit � des ruines, poterne sans gardes qui m�ne � une ville sans habitans. Sa vo�te s'est �croul�e, lass�e qu'elle �tait de porter dix-sept si�cles. La herse s'est faite poussi�re comme la poussi�re qui la couvrait; mais les ouvertures lat�rales, plus �troites et plus basses, ont conserv� leurs vo�tes; on voit encore la rainure o� glissait la barri�re disparue. En arrivant sur le seuil de Pompe�a, on s'arr�te un instant, on regarde autour de soi, on regarde devant soi, on plonge les yeux devant toutes les courbures des rues, dans tous les angles des ruines, dans tous les plis du terrain; on ne voit pas un �tre vivant; on �coute, on n'entend pas un seul bruit. Alors se pr�sente un escalier aux larges marches; cet escalier conduit aux murailles publiques, qui furent d�couvertes de 1811 � 1814, c'est-�-dire pendant le r�gne de Murat. Ces murailles furent b�ties, comme celles de Fiesole, de Roselle et de Volterra, avec de grandes pierres de travertin � leur base, et dans leur partie sup�rieure avec des pierres volcaniques pos�es les unes sur les autres, sans autre lien que leur propre aplomb, sans autre ciment que leur seul poids. Trois chars pouvaient y passer de front, et aujourd'hui l'on peut s'y promener comme aux jours de Sylla et de Cic�ron. Des lettres osques et �trusques sont grav�es sur le revers de chaque pierre; on suppose que, ces pierres se taillant d'avance dans la carri�re d'o� on les tirait, les lettres �taient des signes trac�s par les ouvriers pour reconna�tre la position qu'�tait destin�e � occuper chacune d'elles. Du haut de cette muraille on plane, comme Asmod�e, sur une ville sans toits. En descendant de la muraille, on trouve � gauche la maison du triclinium; un banc recouvert d'une treille lui a fait donner ce nom gastronomique. Elle avait �t� mise par son ma�tre sous la garde de la Fortune, dont on retrouva l'image dans une esp�ce de petite chapelle. En face de cette maison est celle de Jules Polybe. Il n'y avait point � se tromper sur celle-l�, le nom de JULIUS POLIBIUS �tant �crit sur la porte en lettres noires. Maintenant, quelle �tait sa destination? Les savans veulent, les uns que ce soit une auberge, les autres un relais de poste. Ils se fondent sur ce qu'on y a trouv� des ossemens de chevaux et des pi�ces de fer qui ne pouvaient �tre que des essieux. Apr�s cette maison s'�l�ve un grand pilier dont la nature occupa fort l'acad�mie d'Herculanum. Elle pr�tendit d'abord, entre autres choses, que cette image �tait un talisman contre la jettatura, et puis elle y reconnut une enseigne de bijoutier. Comme cette opinion �tait la moins plausible, tout le monde s'y rallia. Il est vrai que les fouilles ex�cut�es dans la maison attenante produisirent une quantit� tr�s grande d'objets pareils en corail, en or et en argent, lesquels se portaient autrefois, comme se portent encore aujourd'hui � Naples les mains et les cornes. Il faut dire le pour et le contre. Mais ce qui nous frappa surtout, c'est la quantit�, c'est la vari�t� des inscriptions en lettres noires ou rouges, en caract�res osques ou samnites, en latin ou en grec, qui couvrent les murailles. Londres, la ville des puffs par excellence, o� chaque coin de muraille blanche est lou�, o� les affiches, apr�s s'�tre hiss�es du premier au second �tage, grimpent du second �tage au troisi�me, enjambent le toit et vont se coller � la chemin�e, Londres est, sous ce rapport, bien en arri�re de Pompe�a: qu'est-ce qu'un malheureux lambeau de papier que le premier vent emporte, que la premi�re pluie d�colle, que le premier gamin arrache, pr�s de cette encre ind�l�bile qui dure depuis dix-huit cents ans! Aussi, au lieu d'entrer tout d'abord dans les maisons, nous nous m�mes � courir les rues le nez en l'air comme de v�ritables badauds, lisant les enseignes des boutiques et les affiches des spectacles, exactement comme ces provinciaux qui se demandent: Ach�terons-nous une canne ou un parapluie? Irons-nous aux Vari�t�s ou � l'Op�ra? N'est-ce pas une chose curieuse en effet, que de voir encore survivre aux habitans, aux maisons, � la ville, cet int�r�t personnel qui, alors comme aujourd'hui, par les plus humbles pri�res et par les plus belles promesses, essayait d'attirer � lui l'attention du public, les faveurs des puissans, l'argent de tous. Voulez-vous lire quelques unes de ces inscriptions? Voici les plus curieuses: _Marcellinum oedilem lignarii et plaustarii rogant ut faveat_. Ce qui veut dire: �Les charpentiers et les charretiers se recommandent � l'�dile Marcellinus.� Voulez-vous savoir o� vous pouviez loger? T�chez de d�chiffrer cet avis en langue �trusque: EKSVC. AMVIANVR. EITVNS. ANTER. TIVRRI. XII. INI. HEIS. ABINV. PVPH. PHAAMAT. MR. AARIRIIS. V. Ce qui signifie, au dire des gens qui parlent �trusque, et je prie le lecteur de ne pas me confondre avec ces messieurs: �Voyageur, en traversant d'ici � la douzi�me tour, tu trouveras Sarinus, fils de Publius, qui tient auberge. Salut!� Maintenant que vous savez o� vous loger, voulez-vous aller au spectacle? Appelez le gar�on et dites-lui d'aller vous louer une place. Il vous rapportera un billet ainsi con�u: CAR. II CUN. III GRAD. VIII CASINA PLAUTI. Vous voil� tranquille: vous avez la _seconde trav�e_, dans le _troisi�me coin_, sur le _huiti�me gradin_, et l'on joue la _Casina_ de Plaute. Au reste, si vous aimez mieux les spectacles du cirque que ceux du th��tre, si vous pr�f�rez la r�alit� � la fiction, faites mieux, allez jusqu'au carrefour de la fontaine; c'est l� que sont les programmes des spectacles; il y en a pour tous les go�ts. Voyez: _Glad. paria XXX matutini erunt_. �Trente paires de gladiateurs combattront au lever du soleil.� Car, vous le savez, les combats des gladiateurs �taient si appr�ci�s des Romains, qu'il y avait ordinairement deux combats de ce genre par jour, l'un le matin, l'autre � midi: il fallait bien faire quelque chose pour les paresseux. Aimez-vous mieux une chasse? Vous savez ce que les Romains appelaient une chasse? On plantait des arbres dans l'amphith��tre pour simuler une for�t, puis dans cette for�t, on l�chait deux ou trois lions, quatre ou cinq tigres, cinq ou six panth�res, un rhinoc�ros, un �l�phant, un boa et un crocodile; puis une dizaine de bestiaires entraient, et la lutte de l'instinct et du jugement, de la force et de l'adresse commen�ait. Aussi, c'est l� que v�ritablement les Romains se r�cr�aient. Avec les hommes, nature civilis�e, combattans sortis de l'�cole, meurtriers qui se poignardaient avec art, tout �tait � peu pr�s pr�vu d'avance. On aurait pu, pour peu qu'on f�t un habitu�, donner le programme de l'assaut, dire comment tel ma�tre porterait tel coup, comment tel autre le parerait. Mais avec les lions, avec les tigres, avec les panth�res, avec les rhinoc�ros, avec les boas et les crocodiles, c'�tait bien diff�rent: l�, tout �tait impr�vu. Chaque animal d�ployait le courage, la force ou la ruse qui lui �tait propre. C'�tait v�ritablement un combat, c'�tait plus qu'un combat, c'�tait un carnage. Les duels entre gladiateurs finissaient tous de la m�me mani�re � peu pr�s: le bless� tombait sur un genou, s'avouait vaincu, tendait la gorge et recevait le coup de la mani�re la plus gracieuse qu'il lui �tait possible. Mais on se lasse de tout, m�me de voir mourir avec gr�ce. Puis, d'ailleurs, ces diables de gladiateurs s'entendaient entre eux; ils ne se faisaient pas souffrir le moins du monde: ils coupaient la carodite, et tout �tait dit. Il y avait si peu d'agonie, que ce n'�tait pas la peine d'en parler; tandis que les animaux, peste! ils n'y mettaient pas de complaisance; ils frappaient o� ils pouvaient et comme ils pouvaient, des dents, des griffes, de la corne; ils brisaient bras et jambes, faisaient voler des lambeaux de chair jusqu'au tr�ne de l'empereur, jusqu'� la tribune des vestales et des chevaliers; ils s'acharnaient sur le moribond, lui fouillaient la poitrine, lui rongeaient la t�te, lui buvaient le sang; il n'y avait pas moyen de prendre une pose th��trale, de choisir une attitude acad�mique: il fallait souffrir, il fallait se d�battre, il fallait crier; cela du moins, c'�tait amusant � voir, c'�tait curieux � �tudier! Aussi, l'empereur Claude, de grotesque m�moire, ne s'en rassasiait-il pas. Il y venait au point du jour, il y restait jusqu'� midi, et souvent encore, quand le peuple s'en allait pour d�ner, il demeurait seul sur son tr�ne, interrogeait l'inspecteur des jeux sur l'heure o� ils allaient recommencer. Eh bien! je vous le disais, avez-vous les go�ts de l'empereur Claude? Voici votre affaire: N. Popidi Rufi. fam. glad. IV. K. nov. Pompeis Venatione et XII. K. mai. Mala et vela erunt O. Procurator, felicitas. �La troupe des gladiateurs de Numerius Popidius Rufus donnera une chasse � Pompe�a, le quatri�me jour des calendes de novembre et le douzi�me jour des calendes de mai. On y d�ploiera les voiles. Octavius, procurateur des jeux. Salut!� Au reste, si vous ne vous sentez pas bien dans l'auberge de M. Varinus, vous savez que vous pouvez vous loger en ville. Cherchez, il y a des pancartes d'appartemens � louer de tous c�t�s. Un second �tage vous va-t-il? �_Cneus Pompeius Diogenes_ louera aux calendes de juillet l'�tage sup�rieur de sa maison.� Ou bien aimez-vous mieux �tre principal locataire et gagner quelque chose en d�taillant? Il y a une certaine Julia Felix, fille de Spurius, qui propose de louer, du premier au six des ides d'ao�t, et pour cinq ann�es cons�cutives, une partie de son patrimoine, se composant d'un appartement de bains, d'un venereum et de neuf cents boutiques et �taux. Seulement vous �tes pr�venu que c'est une personne honn�te et qui tient � ce qu'il ne se passe chez elle que des choses convenables. Autrement le bail sera r�sili� de plein droit. Voici les conditions; c'est � prendre ou � laisser: In praediis Juliae S.P.F. Felicis locantur balneum, Venereum et nongentum tabernae, pergulae. Coenacula ex idibus Aug. primis, in id. Aug. sextas, annos continuos quinque S.Q.D.L.E.N.C. Je vous avais bien dit qu'elle �tait fort s�v�re; sa derni�re condition n'est indiqu�e que par des initiales. Maintenant, si vous n'�tes venu ni pour louer ni pour sous-louer, si vous ne voulez pas d�penser votre argent au th��tre ou au cirque, si votre bourse est vide, ce qui peut arriver aux plus honn�tes gens de la terre, et ce qui arrive m�me plut�t � ceux-l� qu'� d'autres, attendez jusqu'au jour des calendes de juin: l'�dile donne spectacle gratis. Vous savez ce que c'est qu'un �dile, n'est-ce pas? C'est un homme qui a mang� le tiers de sa fortune pour arriver o� il est, et qui mangera les deux autres tiers pour devenir pr�teur. Aussi, quant � la justice qu'il doit rendre, il ne s'en occupe pas le moins du monde. Juge�t-il comme l'empereur Claude depuis le matin jusqu'au soir, personne ne lui en aurait la moindre obligation. Non, son �tat est d'amuser le peuple; c'est pour cela que le peuple l'a nomm�. Aussi donne-t-il une f�te tous les huit jours, un combat de gladiateurs tous les mois et une chasse tous les semestres. C'est que les animaux co�tent cher; il faut les faire venir de l'Atlas, du Nil, de l'Inde. Avec le prix d'un lion � crini�re, on ach�te huit gladiateurs. Les panth�res co�tent six mille sesterces, et les tigres dix mille. On ne trouve plus de rhinoc�ros qu'an del� du lac Natron. Il faut remonter jusqu'� la troisi�me cataracte pour p�cher un crocodile de dix pieds, et le moindre boa est hors de prix. Aulus Svezius Cerius, qui vous promet une chasse pour le mois de juin, sera ruin� ou mois de septembre; mais qu'importe? Au mois d'octobre se font les �lections, et si l'�dile a bien amus� le peuple, il sera �lu pr�teur, c'est-�-dire roi d'une province, non pas d'une province comme le Languedoc ou le Berri, la Bretagne ou l'Artois, l'Alsace ou la Franche-Comte: ce n'est pas de pareils lambeaux que Rome a pour provinces; les provinces de Rome, c'est l'Afrique, l'Espagne, la Syrie, l'�gypte, la Gr�ce, la Cappadoce ou le Pont; c'est mille lieues carr�es de terrain, six cents villes, dix mille villages, vingt millions d'habitans, non pas � gouverner, non pas � r�gir, non pas � civiliser, mais � piller, � voler, � pressurer, car tout est au pr�teur; le pr�teur a pleins pouvoirs, le pr�teur a droit de vie et de mort; c'est au pr�teur les temples et leurs statues, les hommes et leurs tr�sors, les femmes et leur honneur. Tous les cr�anciers de l'�dile ont suivi le pr�teur comme une meute: la province est leur cur�e; chacun en emporte une bribe, une parcelle, un lambeau; la province �pure les comptes, paie les cr�anciers, enrichit le d�biteur. On donnait � Tib�re le conseil de changer les pr�teurs qu'il avait envoy�s en Gr�ce, en Jud�e et en �gypte, attendu, disait-on, qu'ils d�voraient ces malheureuses provinces que tant d'autres avaient d�j� d�vor�es avant eux. �Si vous chassez les mouches qui boivent le sang d'un bless�, r�pondait Tib�re, il en reviendra d'autres � jeun, et, par cons�quent plus affam�es.� Allez donc � la chasse du futur pr�teur, car il le sera, puisqu'il est assez riche pour donner le spectacle gratis aux soixante-dix mille spectateurs que contient le cirque. Voici son affiche: La famille de gladiateurs d'Aulus Svezius Cerius, �dile, combattra dans Pomp�ia le dernier jour des calendes de juin. Il y aura chasse et velarium. Le velarium, comme vous le savez, �tait une tente qui couvrait l'amphith��tre. Il y en avait de toutes couleurs, de grises, de jaunes, de bleues. N�ron en avait fait faire une en soie azur�e avec des �toiles d'or, au milieu de laquelle il s'�tait fait repr�senter en Apollon, une lyre � la main et conduisant le char du soleil. Maintenant, il y a peut-�tre quelque chose de plus curieux encore pour l'observateur que ces affiches pour ainsi dire officielles: ce sont ces lignes grossi�res, ces sentences de cabaret, ces refrains de taverne, trac�s sur le mur avec la pointe d'un charbon ou l'extr�mit� d'un couteau. Allez dans la rue qui longe le petit th��tre, et vous y lirez les aventures amoureuses de deux soldats, arriv�es sous le consulat de Marcus Messala et de Lucius Lentulus, c'est-�-dire trois ans avant la naissance du Christ. C'est une chose tr�s plaisante. Puis, pendant que vous y �tes, entrez dans le cabaret m�me: c'est une de ces riches thermopoles o� les anciens passaient la nuit � jouer et � boire. Comme l'�tablissement de la c�l�bre comm�re de l'abb� Dubois, il avait deux faces: l'une visible, et qui s'ouvrait sur la rue; l'autre voil�e, et qui se cachait sur la cour. On passait de la boutique dans l'appartement int�rieur. Il n'y a pas � s'y tromper. Par la seule inspection des murailles on sait o� l'on est. Les peintures repr�sentent des hommes qui boivent et qui jouent. L'un d'eux crie au gar�on de lui apporter du vin � la glace: _Da mihi frigidum pusillum_. A une table voisine, des jeunes gens boivent avec des dames dont la t�te est couverte d'un capuchon. Le capuchon indique que ce sont des femmes honn�tes. C'est le cucullus dont Juv�nal couvre la t�te de Messaline lorsqu'elle d�serte le palais imp�rial du mont Palatin pour le corps-de-garde de la porte Flaminia. Aussi, comme vous le comprenez bien, ces dames ne sont point entr�es par la boutique; il y a une petite porte qui donne dans une rue �troite, solitaire et sombre: c'est par l� qu'elles sont venues, c'est par l� qu'elles s'en iront. Allez voir cette porte. Il y avait encore dans cette chambre d'autres peintures non moins curieuses que celles-ci et qu'on a enlev�es. On les retrouve dans le Mus�e de Naples, o� on les reconna�t � cette inscription: _Lente impelle_. J'ai promis � mes lecteurs de ne pas leur faire faire une trop longue visite domiciliaire. Je vais donc les conduire maintenant � la maison du Faune, et tout sera dit sur Pompe�a. XV Maison du Faune. La maison du Faune est une des plus charmantes maisons de Pompe�a; elle est situ�e dans le plus beau quartier de la ville, c'est-�-dire dans la rue qui s'�tend de l'arc de Tib�re � la porte d'Isis; elle fut d�couverte en 1830 par le savant directeur des fouilles, Charles Bonnucci, en pr�sence du fils de Goethe, le m�me qui ne pr�c�da que de quelques mois son illustre p�re dans la tombe. Elle re�ut son nom de maison du Faune de la statue d'un de ces demi-dieux, qu'on y retrouva. En franchissant le seuil de l'atrium, on d�couvre d'un coup d'oeil toute la maison. Cet atrium �tait peint de couleurs vives et vari�es et pav� de jaspe rouge, d'agates orientales et d'alb�tre fleuri. Des chambres � coucher, des salles d'audience, des salles � manger enveloppent cet atrium. Derri�re est un jardin qui devait �tre tout parsem� de fleurs; au milieu de ces fleurs et de ce jardin jaillissait une fontaine qui retombait dans un bassin de marbre. Tout autour s'�tendait un portique soutenu par vingt-quatre colonnes d'ordre ionique, au del� desquelles on apercevait encore d'autres colonnes et un second jardin, celui-l� plant� de platanes et de lauriers, � l'ombre desquels s'�levaient deux petits temples consacr�s aux dieux lares. Au del� la vue s'�tendait jusqu'� la cime du V�suve, dont on voit monter au ciel l'�ternelle fum�e. Malgr� cette vue, les propri�taires de cette belle demeure ne furent pas pr�venus � temps du danger. On retrouva toute chose � sa place: choses communes comme objets pr�cieux, urnes d'or, coupes d'argent, vases de terre; les uns dans les armoires, les autres sur les tables servies. La ma�tresse de la maison seule essaya en fuyant d'emporter quelques bijoux. Peut-�tre m�me, pour les aller prendre, perdit-elle un temps pr�cieux. On reconnut son squelette dans la salle de r�ception, et � quelques pas d'elle, dans le gyn�c�e, on trouva deux bracelets d'or tr�s pesans, deux boucles d'oreilles, sept anneaux d'or ench�ssant de belles pierres grav�es, et enfin un monceau de monnaies d'or, d'argent et de bronze. Entre le jardin et le bosquet �tait situ� le salon. Arr�tons-nous au seuil de ce salon, et recueillons-nous. Nous touchons � un chef-d'oeuvre antique, dont l'exhumation a failli produire une trente-troisi�me r�volte dans la tr�s fid�le ville de Naples. Nous voulons parler de la grande mosa�que. La grande mosa�que a �t� d�couverte en 1830, c'�tait l'ann�e des r�volutions. Mais notre lutte, � nous, s'est calm�e. De loin en loin, quand on entend dans l'enceinte de la ville quelque coup de fusil qui r�sonne en contravention avec les ordres de la police, on tressaille bien encore, et l'on �coute, inquiet, si l'on n'entendra pas au bout de la rue battre la g�n�rale; mais la g�n�rale est muette. Le roulement des voitures qui passent atteste que pour le moment il n'y a pas de barricades dans les environs. Tout s'apaise sous la lente et sourde pression du temps. Mais il n'en a pas �t� ainsi � Naples. Les savans forment une race � part, bien autrement ent�t�e, bien autrement rancuni�re, bien autrement ergoteuse que les autres races. Les haines politiques ne sont rien aupr�s des haines arch�ologiques, et c'est tout simple: les haines politiques tuent, les haines arch�ologiques ne font que blesser. C'est une terrible chose que la grande mosa�que! La grande mosa�que sera � l'avenir ce que le Masque de Fer a �t� au pass�. Il y a neuf syst�mes sur le Masque de Fer, et il y en a d�j� dix sur la grande mosa�que, et notez que le Masque de Fer date de 1680, tandis que la grande mosa�que ne date que de 1830. Il va sans dire qu'aucun des syst�mes invent�s sur la grande mosa�que n'est encore reconnu pour le v�ritable. On sait ce qu'elle n'est pas, mais on ne sait pas ce qu'elle est. Je voudrais bien avoir un pinceau au lieu d'une plume, je vous ferais un croquis de la grande mosa�que, et de ce croquis il r�sulterait peut-�tre un onzi�me syst�me qui serait le bon. _Numero deus impare gaudet_. A d�faut d'un dessin, il faut donc que le lecteur se contente d'une description. La grande mosa�que, qui peut avoir seize pieds de large sur huit pieds de haut, repr�sente une bataille. L'artiste a choisi ce moment supr�me et d�cisif o� la victoire se d�clare pour une des deux arm�es: cette victoire est amen�e par la chute d'un des principaux personnages. Les deux chefs des deux arm�es sont en pr�sence; l'un, qui para�t avoir trente ans � peu pr�s, est mont� sur un de ces beaux chevaux h�ro�ques comme en sculptait Phidias sur la frise du Parth�non; il est nu-t�te, porte les cheveux courts et des favoris qui se joignent sous le cou, et a pour armes d�fensives une cuirasse tr�s richement orn�e, avec des manches d'�toffe, et une chlamyde qui, passant par dessus l'�paule gauche, retombe flottante derri�re lui. Ses armes offensives sont l'�p�e qu'il porte � son c�t� et la lance qu'il tient � la main, et de laquelle il traverse le flanc d'un des g�n�raux ennemis, lequel, embarrass� par son cheval abattu sous lui, n'a pu �viter le coup, et se cramponne, en se tordant de douleur, au bois de la lance de son adversaire. C'est la chute, et surtout la blessure terrible de ce cavalier, qui paraissent d�cider de la victoire. Quant au vainqueur, il occupe le premier plan du c�t� gauche de la grande mosa�que. Il a derri�re lui trois ou quatre cavaliers qui, arm�s comme lui, appartiennent �videmment � la m�me nation. D'ailleurs, ils viennent d'o� il vient et vont o� il va. L'autre chef est mont� sur un char tra�n� par quatre chevaux, et occupe le c�t� oppos� du tableau. Il a la t�te envelopp� d'une esp�ce de chaperon qui, apr�s avoir fait le tour du front, passe sous le col. II a une tunique � longues manches et un manteau agraf� sur sa poitrine et retombant sur ses �paules; il tient de la main gauche un arc et �tend, dans l'attitude de l'int�r�t et de la terreur, sa main droite vers le cavalier bless�. Pendant ce temps, son cocher, qui tient les r�nes de l'attelage de la main gauche, force les chevaux � se retourner, et presse leur fuite en les fouettant de la main droite. Un quatri�me personnage, plac� comme les trois autres sur le premier plan du tableau, tient en bride un cheval qu'il semble offrir au chef mont� sur le char, car, comprenant sans doute la difficult� que ce char �prouvera � passer � travers les morts, les bless�s et les armes dont le champ de bataille est jonch�, il veut offrir � son chef un plus s�r moyen de salut. Le fond du tableau est occup� par les soldats du second chef, dont l'un porte un �tendard, et dont les autres, se sacrifiant pour leur g�n�ral, s'�lancent entre lui et le g�n�ral ennemi. Au dessus de la m�l�e s'�l�ve un arbre d�pouill� de feuillage. Il y a en tout vingt-huit combattans et seize chevaux, tous un tiers � peu pr�s plus petit que nature. Malheureusement cette belle mosa�que avait �t� endommag�e par le tremblement de terre de l'an 63, et l'on s'occupait de la r�parer lors de l'�ruption de l'an 69. Or, voyez ce que c'est que le hasard! le d�g�t a justement frapp� les endroits qui pouvaient renseigner les antiquaires sur l'�poque o� avait lieu cette bataille et sur les nations qui se la livraient. Nous avons parl� d'un �tendard. Cet �tendard devait porter un lion, un aigle, un animal quelconque. Alors on e�t su a qui l'on avait � faire: il n'y avait plus de discussion, tout le monde �tait d'accord, l'Acad�mie d'Herculanum continuait de vivre dans la concorde. Mais bast! il ne reste de l'�tendard que la pique et le b�ton; de l'animal qu'il portait, pas le moindre vestige, un bout de cr�te seulement, � ce que pr�tendent ceux qui d�sirent y voir un coq. Quand � moi, je sais que je n'y ai rien vu. Mais c'est justement parce qu'on n'y voit rien, que la chose est devenue si formidablement int�ressante. Vous comprendrez, une �nigme scientifique � expliquer, un probl�me arch�ologique � r�soudre! Quelle bonne fortune pour les savans! Aussi, chacun s'est pr�cipit� sur la grande mosa�que et y a vu une bataille diff�rente. L'opinion g�n�rale a pr�tendu que c'�tait la bataille d'Issus, entre Darius et Alexandre. Il signor Francesco Avellino a pr�tendu que c'�tait la bataille du Granique. Il signor Antonio Niccolini a pr�tendu que c'�tait la bataille d'Arbelles. Il signor Carlo Bonnucci a pr�tendu que c'�tait la bataille de Plat�e. M. Marchand a pr�tendu que c'�tait la bataille de Marathon. Il signor Luigi Vescorali a pr�tendu que c'�tait la d�faite des Gaulois � Delphes. Il signor Filippo de Romanis a pr�tendu que c'�tait la rencontre des Druses et des Gaulois � Lyon. Il signor Pascale Ponticelli a pr�tendu que c'�tait la d�faite de Ptol�m�e par C�sar. Le marquis Arditi pr�tend que c'est la mort de Sarp�don. Enfin, il signor Giuseppe Sanchez y voit un combat entre Achille et Hector. Voil� de quoi choisir, n'est-ce pas? Eh bien! ce n'est rien de tout cela. --Mais enfin pourquoi n'est-ce rien de tout cela? --Je vais vous le dire. Commen�ons par l'opinion g�n�rale; c'est toujours, comme on le sait, la plus difficile � d�tr�ner, quoiqu'elle soit souvent la plus absurde. �L'opinion g�n�rale pr�tend que la bataille repr�sent�e dans la grande mosa�que est la bataille d'Issus, qui se livra entre Darius et Alexandre, et par cons�quent entre les Perses et les Mac�doniens.� L'opinion g�n�rale est une ignorante. H�rodote dit que les lances des Perses �taient courtes: or, selon l'opinion g�n�rale, les Perses sont les vaincus de la mosa�que, et les lances des vaincus de la mosa�que sont d�mesur�ment longues. Arrien dit que, les soldats mercenaires tu�s, les Perses prirent la fuite, mais que, comme les chevaux se trouvaient alourdis par le poids de l'armure de leurs cavaliers, ces derniers �taient facilement rejoints et mis � mort par leurs ennemis. Or, pas un des vaincus de la mosa�que ne poss�de visiblement du moins, une cuirasse assez lourde pour ralentir la course d'un cheval. Plutarque dit que les Perses tra�naient dans leurs combats un grand nombre de chars orn�s d'un grand nombre de faux. Or, il n'y a dans toute la bataille repr�sent�e par la mosa�que qu'un seul char et pas une seule faux. Passons des soldats aux chefs. L'opinion g�n�rale pr�tend que le chef vainqueur est Alexandre. Dans tous les portraits, dans tous les bustes, dans toutes les m�dailles que nous poss�dons d'Alexandre, Alexandre est repr�sent� sans barbe, et le chef vainqueur a des favoris. Alexandre portait, au dire de tous les biographes, la t�te inclin�e vers l'�paule gauche, et le chef vainqueur a la t�te inclin�e sur l'�paule droite. Enfin il est connu qu'except� � la bataille du Granique, Alexandre combattait toujours sur Buc�phale, lequel �tait d'un tiers plus grand que les autres chevaux et avait la t�te qui ressemblait � une t�te de boeuf, ressemblance d'o� lui venait son nom _bous kephal�_. Or, le cheval du chef vainqueur est de taille ordinaire et n'a d'aucune fa�on cette physionomie bovine que constatent les historiens. L'opinion g�n�rale pr�tend que le chef vaincu est Darius. Quinte-Curce dit que le char que montait Darius �tait tout resplendissant de pierreries, que sur ce char il y avait deux figures d'or massif hautes d'une coud�e, lesquelles repr�sentaient la Paix et la Guerre, et qu'au milieu de ces deux figures, un aigle, �galement d'or, ouvrait ses ailes et semblait pr�t � s'envoler. Or, le char du chef vaincu est un char fort �l�gant, mais sur lequel on ne retrouve aucune trace ni de ces statues de la Paix et de la Guerre, ni de cet aigle aux ailes d�ploy�es. Quinte-Curce dit que Darius portait une tunique de pourpre lis�r�e de blanc, et un manteau frang� d'or que r�unissaient sur la poitrine du roi deux �perviers qui semblaient se becqueter. En outre, Darius avait une tiare bleue et blanche, son sceptre � la main et sa couronne sur la t�te. Ce furent cette couronne, ce sceptre et cette tiare, symboles de sa dignit�, que Darius jeta en fuyant, et qui tomb�rent au pouvoir d'Alexandre, qui le poursuivait. Or, le manteau du chef vaincu est retenu par deux serpens et non par deux �perviers et sa tiare est jaune et non pas bleue; enfin, il ne tient pas un sceptre � la main, mais un arc. H�rodote dit que les Perses �taient surtout g�n�s dans le combat par les longues robes qui tombaient jusque sur leurs talons; or, le chef vaincu, v�tu d'habits exactement taill�s sur le m�me mod�le que ceux de ses soldats, porte une tunique qui ne d�passe pas les genoux. Enfin Oelianus dit que Darius, voyant le combat perdu, monta sur une jument que lui pr�senta son fr�re Artaxerce. Or, la monture qu'offre � son roi le guerrier qui s'approche du char est un cheval et non une jument[1]. Sur ce point, il ne peut pas y avoir de discussion. Or, l'opinion g�n�rale est donc parfaitement absurde. Passons au second syst�me. �Il signor Francesco Avellino pr�tend que c'est la bataille du Granique.� Prouvons que ce n'est pas plus la bataille du Granique que ce n'est la bataille d'Issus. La bataille du Granique eut lieu dans les eaux et sur la rive m�me du fleuve. Les Mac�doniens, arm�s de lances, et Alexandre � leur t�te, se pr�cipit�rent dans les flots, repouss�rent les Perses, qui voulaient leur disputer le passage, et s'empar�rent de l'autre bord. Dans cette lutte, Alexandre, qui donnait par sa t�m�rit� l'exemple du courage, ayant rompu sa lance, demanda � Ar�t�s, g�n�ral de sa cavalerie, de lui pr�ter la sienne; puis, cette seconde lance rompue comme la premi�re, il en reprit une troisi�me des mains de D�batrius de Corinthe. Ce fut alors que le fils de Philippe attaqua Mithridate, gendre de Darius, qui poussait son cheval en avant des bataillons persans, et l'ayant frapp� dans le flanc d'un premier coup de lance qui demeura sans effet, repouss� qu'il fut par sa cuirasse, lui porta au visage un second coup dont il le renversa. Dans ce moment, Alexandre �tait tellement acharn� contre l'ennemi qu'il combattait, qu'il ne vit point Rosac�s qui levait une hache au dessus de sa t�te, et qu'il ne put parer le coup, qui ouvrit son casque et lui fit une l�g�re blessure au front. Mais en se sentant frapp�, Alexandre se retourna vers lui et lui traversa la poitrine d'un coup d'�p�e. Outre cette blessure � la t�te, Alexandre en avait une seconde que lui avait faite le javelot de Mithridate, et par laquelle il perdait beaucoup de sang. Enfin, Spiridate, qui s'�tait gliss� jusqu'� la croupe de son cheval, levait sa masse et lui en pr�parait une troisi�me, probablement plus terrible que les deux autres, lorsque le bras qui allait frapper fut abattu par Clitus. En ce moment, les Mac�doniens rest�s en arri�re rejoignirent leur chef, et les Perses, ne pouvant r�sister aux quarante guerriers d'�lite qu'Alexandre appelait ses compagnons, et � la phalange mac�donienne, qui les suivait, prirent la fuite, et, avec la victoire, abandonn�rent � Alexandre la possession de l'Ionie, de la Carie, de la Phrygie et des autres portions de l'Asie qui formaient auparavant la puissante monarchie des Lydiens. Voil� la bataille du Granique telle qu'elle est racont�e dans Diodore de Sicile, dans Quinte-Curce et dans Plutarque. Proc�dons par ordre. La bataille du Granique conserva le nom du fleuve, parce qu'elle fut livr�e, comme nous l'avons dit, moiti� dans l'eau, moiti� sur le rivage. Or, il n'y a pas dans la grande mosa�que trace du plus petit ruisseau. Le guerrier vaincu ne peut �tre Mithridate, puisque le premier coup que lui porta Alexandre dans le flanc demeura sans effet, et que ce ne fut que du second coup que le h�ros mac�donien lui traversa le visage. Or le cavalier moribond jouit, au contraire, d'un visage parfaitement sain, mais �prouve le d�sagr�ment d'avoir le flanc perc� de part en part. Au moment o� Alexandre frappait Mithridate, Rosac�s, comme nous l'avons dit, s'appr�tait � le frapper lui-m�me. Or, dans la grande mosa�que, le chef vainqueur est suivi de ses soldats, et parmi ces soldats il n'y a pas plus de Rosac�s que de Granique. D'ailleurs, dit l'historien, le coup de hache s'amortit sur le casque d'Alexandre, et le chef vainqueur est nu-t�te. Alexandre, si on se le rappelle, avait deux blessures: celle que lui avait faite Rosac�s et celle que lui avait faite Mithridate. Or, le chef vainqueur est au contraire parfaitement invuln�r�, et l'on n'aper�oit aucune trace de sang sur ses habits. La cuirasse d'Alexandre, raconte Diodore de Sicile, �tait ouverte en deux endroits. Or, la cuirasse du chef vainqueur est parfaitement intacte. Enfin, le m�me historien dit que le bouclier d'Alexandre, le m�me bouclier qu'il avait enlev� au temple de Minerve, �tait marqu� de trois coups terribles qu'Alexandre avait re�us dans la m�l�e. Or, le chef vainqueur n'a pas m�me de bouclier. Ce n'est donc pas la bataille du Granique. Note: [1] On se servait particuli�rement de jumens pour fuir; car les jumens allaient plus vite que les chevaux, attir�es, qu'elles �taient par le d�sir de retrouver leurs petits. XVI La grande Mosa�que. Continuons nos r�futations: �Il signor Antonio Niccolini a pr�tendu que c'�tait la bataille d'Arbelle.� Prouvons que ce n'est pas plus la bataille d'Arbelles que ce n'est la bataille du Granique. Arbelles est le Marengo d'Alexandre. Les chars garnis de faux des Persans et la terrible charge qu'avait faite leur cavalerie avaient mis les Mac�doniens en fuite, lorsque le vainqueur d'Issus et du Granique se jeta � la rencontre de Darius, qui combattait � la t�te des siens, et d'un coup, destin� au roi des Perses, tua son cocher. Ce coup fut un coup de fl�che, disent Plutarque et Diodore de Sicile; et un coup de lance, disent les autres historiens. Mais tant il y a que, de quelque arme qu'il f�t frapp�, le cocher tomba, et que les Perses, croyant que c'�tait leur g�n�ral qui �tait frapp� � mort, perdirent courage et prirent aussit�t la fuite. Ce fut alors que, le char de Darius ne pouvant se retourner � cause de la quantit� de cadavres amoncel�s autour de lui, le roi des Perses sauta sur une jument, et, comme � la bataille d'Issus, s'enfuit et disparut bient�t au milieu de la poussi�re qui s'�levait sous les roues des chars et sous les pas des chameaux et des �l�phans, ne s'arr�tant, dit Plutarque, que lorsqu'il eut mis le d�sert tout entier entre lui et son vainqueur. La victoire d'Arbelles fut donc d�cid�e par la chute du cocher de Darius, qui tomba du char et dont la chute �pouvanta les Perses. Or, le cocher de la mosa�que est debout, et bien debout; et, � la fa�on dont il frappe les chevaux, il y a probabilit� qu'il se tirera de la m�l�e sain et sauf. La victoire d'Arbelles fut surtout remarquable par la lutte acharn�e des deux cavaleries ennemies. Arrien affirme que cette lutte fut si acharn�e, que les cavaliers se prenaient corps � corps et tombaient embrass�s sous les pieds de leurs chevaux. Or, il n'y a pas parmi les vingt-huit personnages de la mosa�que deux cavaliers qui combattent de cette fa�on. Plutarque, dans la vie de Camille, raconte que la bataille d'Arbelles eut lieu pendant l'automne. Or, la bataille de la mosa�que a lieu pendant l'hiver, et au plus avanc� de l'hiver, ainsi que l'arbre d�pouill� de son feuillage en fait foi. Tous les historiens racontent que Darius s'enfuit sur une jument et disparut bient�t, gr�ce � la poussi�re qui se levait sous les roues des chars et sous les pas des �l�phans et des chameaux. Or, il n'y a dans la mosa�que qu'un seul char, c'est le char du roi; de chameaux et d'�l�phans, il n'y en a pas plus que sur la main. Ce n'est donc pas la bataille d'Arbelles. �Il signor Carlo Bonnucci a pr�tendu que c'�tait la bataille de Plat�e.� Prouvons que ce n'est pas plus la bataille de Plat�e que ce n'est la bataille d'Arbelles. Selon l'opinion du savant architecte des fouilles, et c'est lui, rappelons-le, qui a d�couvert la maison du Faune, le chef victorieux de la mosa�que serait Pausanias, roi de Sparte, le guerrier bleu serait Mardonius, gendre du roi des Perses; et le personnage du char serait Artabase, g�n�ral en second de l'arm�e barbare. Certes, nous ne demanderions pas mieux que de nous rallier � l'opinion de M. Charles Bonnucci. M. Charles Bonnucci est non seulement un des hommes les plus savans que j'aie rencontr�s, mais c'est encore un des hommes les plus aimables que j'aie vus. Mais, en conscience, nous ne pouvons pas, tout indigne que nous nous reconnaissons de discuter avec un acad�micien, laisser passer la chose ainsi. 1. Mardonius ne fut pas tu� par Pausanias, mais par Aimneste. Ecoutez H�rodote, il s'explique positivement sur ce point: �Mardonius, dit-il, fut tu� par Aimneste, illustre citoyen de Sparte, qui depuis mourut lui-m�me dans une bataille contre les Mess�niens.� 2. Non seulement ce ne fut pas Pausanias qui tua Mardonius d'un coup de lance, mais Mardonius, dit toujours le m�me H�rodote, ne fut pas tu� d'un coup de lance, mais d'un coup de pierre. 3. Le guerrier du char ne peut �tre Artabase, le second chef de l'arm�e, puisque avant la bataille de Plat�e, se trouvant en dissidence avec Mardonius relativement au plan de campagne, il ne voulut pas m�me assister � la bataille; et ayant appris que la victoire avait favoris� les Grecs il se retira en Phocide avec 40,000 hommes qui, ainsi que lui, n'avaient pas assist� au combat. 4. Enfin ce ne peut pas �tre la bataille de Plat�e, attendu qu'avant la bataille de Plat�e les Perses ayant �t� vaincus dans une rencontre et ayant perdu Maniste, un de leurs chefs, Mardonius avait ordonn� qu'en signe de deuil tous les soldats de son arm�e taillassent leurs cheveux et leurs barbes, et qu'on coup�t les crins aux chevaux et aux b�tes de somme. Voyez plut�t H�rodote: �La cavalerie revenue au camp, toute l'arm�e exprima la douleur qu'elle ressentait de la mort de Maniste, et Mardonius plus que tous les autres. Aussi les Perses se taill�rent-ils la barbe et les cheveux, et coup�rent-ils les crins de leurs b�tes de somme, et jet�rent-ils des cris qui retentirent dans toute la B�otie; et cela venait de ce qu'ils demeuraient priv�s d'un personnage qui, apr�s Mardonius, �tait, de l'avis du roi lui-m�me, le premier parmi tous les Perses.� Or, les cavaliers perses de la mosa�que sont � toute barbe et les chevaux � tous crins. Ce n'est donc pas la bataille de Plat�e. �M. Marchand, car les Fran�ais s'en sont m�l�s comme les autres, M. Marchand, dis-je, a pr�tendu que c'�tait la bataille de Marathon.� Je voudrais fort ne pas contredire un compatriote, et surtout un compatriote aussi savant que M. Marchand; mais on m'accuserait de partialit� si je ne d�mantibulais pas Marathon comme j'ai d�mantibul� Plat�e, Arbelles, le Granique et Issus. Prouvons donc que ce n'est pas plus la bataille de Marathon que ce n'est la bataille de Plat�e. La bataille de Marathon, gagn�e par Miltiade, fut, du c�t� des Perses, perdue de compte � demi par Datis et Artapherne. M. Marchand voit donc dans Artapherne le g�n�ral mont� sur le char, dans Datis le guerrier bless�, et dans Miltiade le chef vainqueur. Nous passons Artapherne � M. Marchand, mais, en conscience, nous ne pouvons lui passer Datis ni Miltiade. Datis, parce qu'il ne fut ni tu� ni bless� en cette occasion, puisqu'au dire d'H�rodote il rendit aux vainqueurs, apr�s la bataille, la statue dor�e d'Apollon qu'il leur avait enlev�e quelques jours auparavant, et se retira sain et sauf en Asie avec le reste de l'arm�e. Miltiade, parce qu'il avait cinquante ans � cette �poque, et que le chef vainqueur de la mosa�que n'en a que trente. Quant � l'arbre d�pouill� de feuilles, M. Marchand y voit un hi�roglyphe. Selon lui, cet arbre est l� pour symboliser la pens�e de l'historien, qui dit qu'� Marathon les Ath�niens ne furent des hommes ni de chair ni d'os, mais des hommes de bois. Notre avis est donc, malgr� l'arbre symbolique, que ce n'est pas la bataille de Marathon. �Il signor Luigi Vescorali a pr�tendu que c'�tait la d�faite des Gaulois � Delphes.� Prouvons que ce n'est pas plus la d�faite des Gaulois � Delphes que ce n'est la bataille de Marathon. Selon le signor Luigi Vescorali, les assaillans seraient les Grecs, le guerrier bless� serait le brenn ou g�n�ral, et les soldats vaincus seraient les Gaulois. Quant au personnage du char, comme le signor Luigi Vescorali n'en sait que faire, il n'en fait rien. D'abord, ce ne sont ni les armes, ni le costume, ni la mani�re de combattre des Gaulois. O� sont les braies? o� sont les longs cheveux blonds? o� sont ces lances larges et recourb�es? o� sont les arcs avec lesquels ils lan�aient leurs traits comme la foudre? o� sont ces immenses boucliers qui leur servaient de bateaux pour traverser les fleuves? Il n'y a rien de tout cela dans les vaincus de la mosa�que. Puis �coutez le r�cit d'Am�d�e Thierry, r�cit emprunt� � Val�re Maxime, � Tite-Live, � Justin et � Pausanias, et jugez: �On �tait alors en automne, et durant le combat il s'�tait form� un de ces orages soudains, si communs dans les hautes cha�nes de l'Hellade; il �clata tout � coup, versant dans la montagne des torrens de pluie et de gr�le: les pr�tres et les devins attach�s au temple d'Apollon se saisirent d'un incident propre � frapper l'esprit superstitieux des Grecs. L'oeil hagard et les cheveux h�riss�s, l'esprit comme ali�n�, ils se r�pandirent dans la ville et dans les rangs de l'arm�e, criant que le dieu �tait arriv�: �Il est ici, disaient-ils, nous l'avons vu s'�lancer � travers la vo�te du temple; elle s'est fendue sous ses pieds: deux vierges arm�es, Minerve et Diane, l'accompagnent; nous avons entendu le sifflement de leurs arcs et le cliquetis de leurs lances. Accourez, � Grecs! sur les pas de vos dieux, si vous voulez partager leur victoire.� Ce spectacle, ces discours prononc�s au bruit de la foudre, � la lueur des �clairs, remplirent les Hell�nes d'un enthousiasme surnaturel; ils se reforment en bataille et se pr�cipitent l'�p�e haute sur l'ennemi. Les m�mes circonstances agissaient non moins �nergiquement, mais en sens contraire, sur les bandes victorieuses: les Gaulois crurent reconna�tre le pouvoir d'une divinit�, mais d'une divinit� irrit�e. La foudre, � plusieurs reprises, avait frapp� leurs bataillons, et ses d�tonations, r�p�t�es par les �chos, produisaient autour d'eux un tel retentissement qu'ils n'entendaient plus la voix de leurs chefs. Ceux qui p�n�tr�rent dans l'int�rieur du temple avaient senti le pav� trembler sous leurs pas; ils avaient �t� saisis par une vapeur �paisse et m�phitique qui les consumait et les faisait tomber dans un d�lire violent. Les historiens rapportent qu'au milieu de ce d�sordre on vit appara�tre trois guerriers d'un aspect sinistre, d'une stature plus qu'humaine, couverts de vieilles armures, et qui frapp�rent les Gaulois de leurs lances. Les Delphiens reconnurent, dit-on, les ombres de trois h�ros, Hyperocus et Laodocus, dont les tombeaux �taient voisins du temple, et Pyrrhus, fils d'Achille. Quant aux Gaulois, une terreur panique les entra�na en d�sordre jusqu'� leur camp, o� ils ne parvinrent qu'� grand'peine, accabl�s par les traits des Grecs et par la chute d'�normes rocs qui roulaient sur eux du haut du Parnasse.� Voil� le r�cit d'Am�d�e Thierry, c'est-�-dire d'un de nos �crivains les plus savans et les plus consciencieux. Or, je vous prie, o� est Delphes? o� est le temple? o� est la foudre? o� est le dieu irrit�? o� sont les trois guerriers spectres qui combattent pour les Delphiens? o� sont ces rocs qui poursuivent les fugitifs en bondissant aux flancs du Parnasse? Rien de tout cela n'est dans la mosa�que. Ce n'est donc point la d�faite des Gaulois � Delphes. �Il signor Filippo de Romanis a pr�tendu que c'�tait la rencontre de Drusus avec les Gaulois, pr�s de la ville de Lyon.� Prouvons que ce n'est pas plus la rencontre de Drusus avec les Gaulois pr�s de la ville de Lyon que ce n'est la d�faite des Gaulois � Delphes. Selon le signor de Romanis, le chef vainqueur de la mosa�que serait N�ron Claudius Drusus; le cavalier bless�, un chef gaulois; et le personnage du char, un barde; quant aux noms de ce barde et de ce chef, les noms gaulois sont si barbares et si difficiles � prononcer que le signor de Romanis ne les indique pas m�me par une pauvre petite initiale. Il signor de Romanis est de l'avis du proverbe qui dit que quand on prend du galon on n'en saurait trop prendre; pendant qu'il �tait en train d'inventer un syst�me, il a invent� une bataille: en effet, sa bataille n'a pas plus de nom que son chef gaulois et son barde. Malheureusement, malgr� ce vague si favorable aux th�ories syst�matiques, il y a deux choses positives. La premi�re, c'est que les m�dailles qui restent des Druses ne ressemblent en rien au chef vainqueur de la mosa�que. La seconde, c'est que le pr�tendu barde mont� sur le char tient un arc et non une lyre. Je sais bien qu'un arc est un instrument � corde, mais je doute que jamais les bardes se soient servis d'un arc pour s'accompagner. J'ai donc grand'peur que la mosa�que ne repr�sente pas la rencontre de Drusus avec les Gaulois pr�s de la ville de Lyon. �Il signor Pasquale Ponticelli a pr�tendu que c'�tait la d�faite des �gyptiens par C�sar.� Prouvons que ce n'est pas plus la d�faite des �gyptiens par C�sar que ce n'est la d�faite des Gaulois pr�s de la ville de Lyon. Selon il signor Pasquale Ponticelli, le chef vainqueur est C�sar, le guerrier bless� est Achille, le roi fugitif est Ptol�m�e. Il y a tout bonnement une impossibilit� par personne cit�e � ce que cela soit. Le chef vainqueur de la mosa�que a trente ans � peu pr�s, et � cette �poque C�sar en avait cinquante un ou cinquante-deux. Le guerrier bless� ne peut �tre le g�n�ral �gyptien Achille, puisque le g�n�ral �gyptien Achille fut, avant la bataille, tu� en trahison par l'eunuque Ganim�de. Enfin, le roi fugitif ne peut �tre Ptol�m�e, puisque Ptol�m�e avait � cette �poque dix-sept ans � peine, et que le roi vaincu parait en avoir de quarante-cinq � cinquante. Il est vrai que cela pourrait s'arranger si C�sar c�dait � Ptol�m�e les vingt-un ou vingt-deux ans qu'il a de trop; mais resterait encore le malheureux g�n�ral Achille, que nous ne saurions, en conscience, ressusciter pour faire plaisir au signor Pasquale Ponticelli. Nous ne parlons pas des costumes, qui ne s'appliquent ni aux Romains du temps de C�sar, ni aux Egyptiens du temps de Ptol�m�e. Mais, dira peut-�tre il signor Pasquale Ponticelli, ce n'est point de la bataille d'Alexandrie que j'ai voulu parler, mais de la seconde bataille qui rendit C�sar ma�tre de la monarchie �gyptienne. A ceci nous r�pondrons qu'� cette seconde bataille, le roi Ptol�m�e, qui, au reste, n'avait que quelques mois de plus qu'� la premi�re, �tait rev�tu d'une cuirasse d'or; puisque, lorsqu'on le retira du Nil, mort et d�figur�, ce fut � cette cuirasse qu'on le reconnut. Or, sur toute la personne du roi fugitif il n'y a pas la moindre apparence de cette cuirasse d'or, qui cependant �tait assez importante pour que le peintre ne la laiss�t point � l'arsenal. Ce n'est donc point la d�faite des Egyptiens par C�sar. �Le marquis Arditi pr�tend que c'est la mort de Sarp�don.� Prouvons que ce n'est pas plus la mort de Sarp�don que ce n'est la d�faite des Egyptiens par C�sar. Sarp�don eut deux rencontres avec les Grecs, c'est vrai; pr�s du h�tre sacr�, c'est encore vrai; mais, quoique fils de Jupiter, Sarp�don n'�tait pas heureux en guerre: dans la premi�re, Sarp�don fut bless�, dans la seconde, il fut tu�. Traduisons litt�ralement Hom�re, et voyons si le sujet de la mosa�que s'applique le moins du monde � l'une ou l'autre de ces deux rencontres de Sarp�don. La premi�re de ces deux rencontres eut lieu avec Tl�pol�me, fils d'Hercule et petit-fils de Jupiter. Sarp�don �tait par cons�quent l'oncle de Tl�pol�me. Voici comment l'oncle parle au neveu: �Tl�pol�me, si Hercule d�truisit Troie, la ville sacr�e, c'�tait pour punir la perfidie du fier Laom�don, qui paya par des paroles insolentes celui qui avait si bien agi � son �gard, et lui refusa les chevaux pour lesquels il �tait venu d'aussi loin. Eh bien! je te le dis, tu recevras de moi la mort et le noir enfer, et, frapp� de mon javelot, tu me donneras, � moi, la gloire, et ton �me � Pluton.� Ainsi parla Sarp�don. Maintenant, voici comment le neveu r�pond � l'oncle: �Tl�pol�me �l�ve son javelot aigu, et les deux longs javelots des guerriers partent de leurs mains. Sarp�don lan�a le sien, et la pointe alla frapper Tl�pol�me � la gorge: la sombre nuit de la mort couvrit ses yeux. Tl�pol�me frappa Sarp�don � la cuisse de son long javelot, et le fer imp�tueux �carta les chairs et p�n�tra jusqu'� l'os. Les amis de Sarp�don l'entra�nent loin du combat; il porte encore le javelot long et pesant; aucun de ceux qui se pressent autour de lui ne s'en aper�oit et ne pense � retirer le fer dangereux pour qu'il remonte sur son char, tant ils s'�taient empress�s de le tirer de ce danger.� Le guerrier vainqueur de la mosa�que est arm� d'une lance et non d'un javelot. Le guerrier vaincu n'a pas lanc� son javelot, mais de douleur a laiss� tomber sa lance pr�s de lui. Tl�pol�me n'est pas le moins du monde frapp� � la gorge, et Sarp�don est frapp� non pas � la cuisse, mais dans le flanc; et la lance, qui n'a pas trouv� d'os pour l'arr�ter, passe d'un pied et demi de l'autre c�t� du corps; de plus, comme cette lance peut avoir douze pieds de long, il serait difficile que les amis de Sarp�don ne s'aper�ussent point que, tout fils de Jupiter qu'il est, le h�ros doit en �tre incommod�. De plus, ils sont press�s de faire remonter Sarp�don sur son cheval, et le guerrier bless� de la mosa�que est � cheval. L'artiste n'a donc �videmment pas eu l'id�e de repr�senter ce premier combat; passons au second. Cette fois, la lutte a lieu entre Sarp�don et Patrocle. Voici comment parle Hom�re. Nous demandons pardon � nos lecteurs de la simplicit� de notre traduction litt�rale; elle ne ressemble ni � celle du prince Lebrun ni � celle de M. Bitaub�, mais ce n'est pas notre faute. �Lorsque les deux guerriers se furent approch�s en face l'un de l'autre, Patrocle frappa le courageux Trasym�le, qui �tait le meilleur �cuyer de Sarp�don, et, lui lan�ant un trait dans le ventre, il le renversa � terre. Sarp�don, frappant le second, lance � son tour son javelot aigu et atteint le cheval P�dase � l'�paule droite. Le cheval pousse des cris, tombe au milieu des r�nes et meurt: les deux autres s'arr�tent, le timon craque, et les chevaux s'embarrassent, car P�dase g�t au milieu des r�nes; Autom�don tire sa longue �p�e et coupe le trait � la vol�e. Ils recommencent alors leur p�rilleux combat; Sarp�don lance de nouveau � son ennemi un trait aigu: le javelot rase l'�paule gauche de Patrocle, mais ne le touche pas; enfin Patrocle lance son trait, qui ne sort pas inutilement de sa main, mais va frapper � l'endroit o� le diaphragme embrasse le coeur nerveux et plein de vie. Sarp�don tombe alors comme un ch�ne, ou comme un pin que sur la montagne les hommes abattent avec des haches tranchantes.� Or, le combat de la mosa�que ressemble encore moins � la seconde rencontre de Sarp�don qu'� la premi�re. O� est Trasym�le, le meilleur �cuyer de Sarp�don? o� est le cheval P�dase, bless� � l'�paule droite? o� est Autom�don coupant le trait? o� est enfin Sarp�don frapp� au coeur? � moins que d�j�, du temps d'Hom�re, les m�decins n'aient mis le coeur � droite. Ce n'est donc pas la mort de Sarp�don. �Enfin il signor Giuseppe Sanchez a pr�tendu que c'�tait une rencontre entre Achille et Hector.� Prouvons que ce n'est pas plus une rencontre entre Achille et Hector que ce n'est la mort de Sarp�don. Voici, selon le signor Giuseppe Sanchez, le paragraphe d'Hom�re auquel le peintre a emprunt� son sujet: Ulysse vient supplier Achille d'oublier l'injure que lui a faite Agamemnon, mais Achille le renvoie plus loin qu'il ne veut aller, et, rappelant les services rendus aux Grecs, il dit: �Tant que je combattis avec les Grecs, Hector n'osa point lutter avec moi ni s'aventurer hors de ses murs, toujours il restait � la porte de Sc�e et sous un h�tre; cependant un jour il osa me braver, mais il put � peine �chapper � mes coups.� --Nous vous voyons venir, monsieur Sanchez. Vous n'avez pas voulu choisir un des combats racont�s par Hom�re. Non. Hom�re po�te, peintre, historien, Hom�re est trop pr�cis, trop descripteur. Il e�t �t� trop facile, Hom�re � la main, de vous r�futer. Vous avez pr�f�r� prendre quelque chose de vague, et vous avez pr�tendu que l'artiste avait pris � la vol�e les quelques mois de rodomontade jet�s au vent par la col�re d'Achille, et qu'il en avait fait un tableau. Ce n'est pas probable; mais, n'importe, admettons votre donn�e. C'est donc la rencontre d'Achille et d'Hector pr�s de la porte de Sc�e. D'abord, monsieur Sanchez, Achille avait des chevaux de rechange. Il avait, � cette �poque, Xanthe et Balius, fils de Podarge et du Z�phyr, et par cons�quent immortels, il avait de plus P�dase, qu'il avait pris au si�ge de Th�bes, et qui, au dire d'Hom�re, tout mortel qu'il �tait, �tait digne d'�tre attel� pr�s de ses deux coll�gues divins. Mais, quoique Achille d�t monter � cheval comme un membre du Jokey-Club ou comme un �cuyer de Franconi, Achille ne montait jamais � cheval quand il s'agissait de combattre. Fi donc! les h�ros comme Achille avaient un char, un autom�don pour conduire ce char, et au fond de ce char tout un arsenal de piques et de javelots. Combattre � cheval! pour qui prenez-vous le divin fils de Th�tis et de Pel�e? C'est bon pour des pleutres et des faquins; mais du temps d'Hom�re les gens comme il faut combattaient en char. Ecoutez Nestor: �Contenez vos chevaux, dit-il, prenez garde qu'ils ne portent le d�sordre dans nos lignes; qu'aucun de vous ne s'abandonne � sa fougueuse ardeur, qu'aucun ne sorte des rangs pour attaquer l'ennemi, qu'aucun ne recule; vous seriez bient�t rompus et d�faits. Si quelqu'un est forc� d'abandonner son char pour monter sur un autre, qu'il ne se serve plus que de ses javelots.� Puis, s'il vous pla�t, � cette �poque, Achille avait encore ses armes, puisque Patrocle n'�tait pas mort. O� est donc l'immense bouclier sous lequel g�missait le bras de Patrocle? o� est le casque terrible dont le cimier seul, en se balan�ant, faisait fuir les Troyens? o� Achille dit-il que lorsque Hector a fui devant lui, lui Achille �tait nu-t�te? Certes, Achille n'est point assez modeste pour avoir oubli� une pareille circonstance. Donc le chef vainqueur de la mosa�que ne peut �tre Achille, puisque le vainqueur de la mosa�que n'est pas sur le char d'Achille et ne porte pas les armes d'Achille. Passons � Hector. Maintenant, Hector est sur son char, c'est vrai; malheureusement, le chef vaincu de la mosa�que non seulement n'a pas les armes d'Hector, mais encore n'a pas l'�ge d'Hector. O� M. Giuseppe Sanchez a-t-il vu que l'�l�gant fils de Priam, qui dispute le prix de la beaut� � P�ris, le prix du courage � Achille, soit un homme de quarante-cinq � quarante-huit ans? Franchement, quoique Hom�re ne dise nulle part l'�ge d'Achille, tout ce que je peux faire pour M. Sanchez, c'est d'accorder trente ans � Hector. Puis, j'en demande pardon � M. Sanchez, j'ai lu et relu l'_Iliade_, et je n'ai vu nulle part qu'Hector se serv�t d'un arc. C'est P�ris, l'archer de la famille; et Hom�re est trop adroit pour �tablir une pareille similitude entre les deux fr�res. A Hector, il faut les armes offensives du brave; il lui faut les javelots avec lesquels on se bat � vingt pas de distance: il lui faut cette lance au cercle d'or avec laquelle on frappe son ennemi en le joignant; il lui faut l'�p�e, avec laquelle on lutte corps � corps. Puis, connue arme d�fensive, o� est ce casque, pr�sent d'Apollon, dont le panache s�me la terreur? o� est ce grand bouclier qu'il rejette sur ses �paules quand il tourne le dos � l'ennemi et qui le couvre tout entier? o� est enfin la cuirasse o� s'enfonce si profond�ment le javelot d'Ajax qu'il d�chire jusqu'� sa tunique? Or, si le guerrier vaincu de la mosa�que n'a pas l'�ge d'Hector et n'a pas les armes d'Hector, ce ne peut pas �tre Hector. Il en r�sulte que si l'un ne peut pas �tre Hector et que l'autre ne puisse pas �tre Achille, la mosa�que doit n�cessairement repr�senter autre chose que la rencontre d'Achille et d'Hector. J'en demande pardon � mes lecteurs, mais j'ai voulu prendre les dix syst�mes les uns apr�s les autres pour leur prouver qu'il ne faut pas croire trop aveugl�ment aux syst�mes. Maintenant je pourrais, comme un autre, faire un onzi�me syst�me, mais je ne donnerai pas ce plaisir � MM. les savans italiens. Je leur raconterai tout simplement l'histoire d'un pauvre fou que j'ai vu � Charenton, et qui m'a paru non seulement plus sage, mais encore plus logique qu'eux. Sa folie �tait de se croire un grand peintre, et � son avis il venait d'ex�cuter son chef-d'oeuvre. Ce chef-d'oeuvre, recouvert d'une toile verte, �tait le passage de la mer Rouge par les H�breux. Il vous conduisait devant le chef-d'oeuvre, levait la toile verte, et l'on apercevait une toile blanche. --Voyez, disait-il, voil� mon tableau. --Et il repr�sente? demandait le visiteur. --Il repr�sente le passage de la mer Rouge par les H�breux. --Pardon, mais o� est la mer? --Elle s'est retir�e. --O� sont les H�breux? --Ils sont pass�s. --Et les �gyptiens? --Ils vont venir. Dites-moi, les savans italiens que nous venons de citer sont-ils aussi sages et surtout aussi logiques que mon fou de Charenton? XVII Visite au Mus�e de Naples. J'en demande bien pardon � mes lecteurs, mais je suis plac�, comme narrateur, entre l'omission et l'ennui. Si j'omets, ce sera justement de la chose omise qu'on me demandera compte; si je passe tous les objets en revue, je risque de tomber dans la monotonie. Au surplus, nous en avons fini ou � peu pr�s avec Naples antique et Naples moderne, et nous touchons � la catastrophe. Un peu de patience donc pour le Mus�e. Que dirait-on, je vous le demande, si je ne parlais pas un peu du mus�e de Naples? Le palais des Studi, dont le duc d'Ossuna, vice-roi de Naples, avait jet� les fondemens dans le but d'en faire une vaste �cole de cavalerie, vit sa destination chang�e par Ruis de Castro, comte de Lemos, qui d�cida qu'il servirait de logement � l'Universit�, laquelle y fut effectivement institu�e sous son fils, en 1616. Mais, en 1770, les palais de Portici, de Caserte, de Naples et de Capo di Monte s'�tant successivement encombr�s des pr�cieux r�sultats que produisaient les fouilles de Pompe�a, le roi Ferdinand r�solut de r�unir toutes les antiquit�s provenant de la d�couverte de ces deux villes dans un seul local, o� elles seraient expos�es � la curiosit� du public et aux investigations des savans. A cet effet, il choisit le palais de l'Universit�, laquelle Universit� fut transport�e au palais de San-Salvandor. Le roi Ferdinand fut si content de la r�solution qu'il venait de prendre et la trouva si docte et si sage, qu'il r�solut d'en perp�tuer le souvenir en se faisant repr�senter en Minerve � l'entr�e du nouveau Mus�e. Ce fut Canova qu'on chargea de l'ex�cution de ce chef-d'oeuvre. C'est quelque chose de bien grotesque, je vous jure, que la statue du roi Ferdinand en Minerve; et quand il n'y aurait que cela � voir au Mus�e, on n'aurait, sur ma parole, aucunement perdu son temps � y faire une promenade. Mais heureusement il y a encore autre chose, de sorte que l'on peut faire d'une pierre deux coups. Notre premi�re visite, apr�s notre retour � Naples, fut pour les objets provenant d'Herculanum et de Pompe�a; c'�tait continuer tout bonnement notre course de la veille: apr�s avoir vu l'�crin, c'�tait regarder les bijoux; bijoux merveilleux, d'art souvent, de forme toujours. Nous commen��mes par les statues; elles se pr�sentent d'elles-m�mes sur le passage des visiteurs. D'abord ce sont les neuf effigies de la famille Balbus; puis celles de Nonius p�re et fils, les plus fines, les plus l�g�res, les plus aristocratiques, si on peut le dire, de toute l'antiquit�. Ces derni�res �taient � Portici. Eu 1799, un boulet emporta la t�te de Nonius fils, mais on en retrouva les d�bris et on la restaura. Il y a encore l� d'autres statues splendides: un Faune ivre, par exemple; la V�nus Callipyge que je trouve pour mon compte moins belle que celle de Syracuse; l'Hercule au repos, colosse du statuaire Glycon, retrouv� sans jambes dans les Thermes de Caracalla, et que Michel-Ange entreprit de compl�ter; mais, les jambes achev�es, et lorsque l'auteur de Mo�se eut pu comparer son oeuvre � celle de l'antiquit�, il les brisa, en disant que ce n'�tait pas � un homme d'achever l'oeuvre des dieux. Guillaume de la Porta fut moins s�v�re pour lui-m�me, il refit les jambes; mais, les jambes faites, on apprit que le prince Borgh�se venait de retrouver les v�ritables dans un puits, � trois lieues de l'endroit o� l'on avait retrouv� le corps. Comment �taient-elles all�es l�? Personne ne le sut jamais. Or, il �tait encore plus difficile de faire un corps aux jambes du prince Borgh�se que de faire des jambes au corps du roi de Naples. Le prince, qui �tait g�n�reux comme un Borgh�se, fit cadeau de ces jambes au roi. Tant il y a qu'aujourd'hui l'Hercule est au grand complet, chose rare parmi les statues antiques. Il y a encore le taureau Farn�se, magnifique groupe de cinq � six personnages taill�s dans un bloc de marbre de seize pieds sur quatorze; l'Agrippine au moment o� elle vient d'apprendre que N�ron menace sa vie; et enfin l'Aristide, que Canova regardait comme le chef-d'oeuvre de la statuaire antique. De l� on passa dans la salle des petits bronzes. Malgr� cette d�nomination infime, la salle des petits bronzes n'est pas la moins curieuse. En effet, dans cette salle sont rassembl�s tous les ustensiles familiers retrouv�s � Pompe�a. La vie antique, la vie positive est l�; pour la premi�re fois, on y voit boire et manger les anciens qui, dans notre th��tre, ne boivent et ne mangent que pour s'empoisonner. Ce sont des vases pour porter l'eau chaude, des marabouts, des bouilloires, des po�les � frire, des moules � petits p�t�s, des passoires si fines que le fond en semble un voile brod� � jour, des cand�labres, des lanternes, des lampes de toutes formes et de toutes fa�ons; un escargot qui �claire avec ses deux cornes; un petit Bacchus qui fuit emport� par une panth�re, une souris qui ronge un lumignon; des lampes consacr�es � Isis et au Silence, d'autres consacr�es � l'Amour, et que le dieu �teignait en abaissant la main; des lampes � plusieurs lumi�res accroch�es � un petit pilastre orn� de t�tes de taureaux et de festons de fleurs, ou accroch�es par des cha�nes aux branches d'un arbre effeuill�. A c�t� de la salle des petits bronzes est le cabinet des comestibles: ce sont des oeufs, des petits p�t�s, des pains, des dattes, des raisins secs, des amandes, des figues, des noix, des pommes de pin, du millet, des noyaux de p�ches, de l'huile d'Aix, des burettes, du vin dans des bouteilles, une serviette avec un morceau de levain, un oeuf d'autruche, des coquilles de lima�ons. On y voit aussi des draps, du linge qui �tait dans un cuvier � lessive, des filets, du fil, enfin toutes ces choses qu'on rencontre � chaque pas dans la vie r�elle, et dont il n'est jamais question dans les livres: ce qui fait que les anciens, toujours vus au s�nat, au forum ou sur le champ de bataille, ne sont pas pour nous des hommes, mais des demi-dieux. Fausse �ducation qu'il faut refaire, fausses id�es qu'il faut redresser une fois qu'on est sorti du coll�ge, et qui prolongent les �tudes bien au del� du temps qui devrait leur �tre consacr�. Puis, de l� on passe dans la chambre des bijoux. Voulez-vous des formes pures, suaves, sans reproches? Voyez ces anneaux, ces colliers, ces bracelets. C'est comme cela qu'en portaient Aspasie, Cl�op�tre, Messaline. Voil� des mains qui se serrent en signe de bonne foi; voil� un serpent qui se mord la queue, symbole de l'infini; voici des mosa�ques, des antiques, des bas-reliefs. Voulez-vous �crire? voici un encrier avec son encre coagul�e au fond. Voulez-vous peindre? voici une palette avec sa couleur toute pr�par�e. Voulez-vous faire votre toilette? voici des peignes, des �pingles d'or, des miroirs, du fard, tout ce _monde de la femme, mundus muliebris_, comme l'appelaient les anciens. Passons � la peinture: c'est la grande question artistique de l'antiquit�; c'�tait la myst�rieuse Isis, dont on n'avait pas encore, avant la d�couverte de Pompe�a, pu soulever le voile. On avait retrouv� des statues, on connaissait des chefs-d'oeuvre de la sculpture, on poss�dait l'Apollon, la V�nus de M�dicis, le Laocoon, le Torse; on avait des frises du Parth�non et les m�topes de S�linonte; mais ces merveilles du pinceau tant vant�es par Pline, ces portraits que les princes couvraient d'or, ces tableaux pour lesquels les rois donnaient leurs ma�tresses, ces peintures que les artistes offraient aux dieux, jugeant eux-m�mes que les hommes n'�taient pas assez riches pour les payer: tout cela �tait inconnu. Il y avait un pi�destal pour les statuaires, il n'y en avait pas pour les peintres. Il est vrai que les fouilles de Pompe�a et d'Herculanum n'ont �clair� la question qu'� demi. Jusqu'� pr�sent, on n'a retrouv� aucun original que l'on puisse attribuer � quelqu'un de ces grands ma�tres qui avaient nom Timanthe, Zeuxis ou Apelles. Il y a plus: la majeure partie des peintures d'Herculanum et de Pompe�a ne sont rien autre chose que des fresques pareilles � celles de nos th��tres et de nos caf�s. Mais n'importe! par cette oeuvre des ouvriers on peut appr�cier l'oeuvre des artistes, et parmi ces peintures secondaires il y a m�me deux ou trois tableaux tout � fait dignes d'�tre remarqu�s. Mais il ne faut pas courir � ces deux ou trois tableaux, il faut les voir tous, les examiner tous, les �tudier tous, car m�me dans les plus m�diocres il y a quelque chose � apprendre. Les peintures de Pompe�a sont � la d�trempe, c'est-�-dire ex�cut�es par le m�me proc�d� dont se servaient Giotto, Giovanni du Fiesole et Masaccio. Le style, � part deux ou trois oeuvres de la d�cadence ex�cut�es par les Bouchers de l'�poque, est purement grec. Le dessin en est fin, correct, �tudi�; le clair-obscur, quoique compris autrement que par nos artistes, est tout � fait � la mani�re des graveurs, c'est-�-dire � l'aide de hachures, et bien entendu. La composition est en g�n�ral douce et harmonieuse. L'expression en est toujours juste et tr�s souvent remarquable. Enfin les v�temens et les plis sont touch�s avec cette sup�riorit� qu'on avait d�j� reconnue dans la statuaire antique, et qui fait le d�sespoir des artistes modernes. Nous ne pouvons pas passer en revue les 1,700 peintures qui composent la collection du Mus�e antique; nous pouvons seulement indiquer les plus originales ou les meilleures. D'abord, dans les arabesques et dans les natures mortes, on trouvera des choses charmantes: des animaux auxquels il ne manque que la vie, des fruits auxquels il ne manque que le go�t; un perroquet tra�nant un char conduit par une cigale, tableau que l'on croit une caricature de N�ron et de son p�dagogue S�n�que; une charge repr�sentant �n�e sauvant son p�re et son fils, tous trois avec des t�tes de chiens. Les trois parties du monde, l'Afrique avec son visage noir, l'Asie avec un bonnet repr�sentant une t�te d'�l�phant, et au milieu d'elles l'Europe, leur maitresse et leur reine; puis au fond la mer, et sur cette mer un vaisseau cinglant � pleines voiles � la recherche de cette quatri�me partie du monde promise par S�n�que. Il n'y pas � s'y tromper, car au dessous on lit ces vers de _M�d�e_: Venient annis Secula seris quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Typhisque novos Deteget orbes: nec sit terris ultima Thule. _M�d�e_, acte II. Maintenant, voici un tableau d'histoire: il est pr�cieux, car c'est le seul qu'on ait retrouv� � Pompe�a: c'est Sophonisbe buvant le poison. Devant elle est Scipion l'Africain, qu'on peut reconna�tre en le comparant � son buste, auquel il ressemble; puis, derri�re Sophonisbe, Massinissa qui la soutient dans ses bras. Le tableau est sans signature. Est-ce une copie? est-ce l'original? Nul ne le sait. Mais en voici un autre sur lequel le m�me doute n'existe point. Il repr�sente Phoeb� essayant de raccommoder Niob� avec Latone. Aux pieds de leur m�re, Agla� et H�l�na, pauvres enfans qui seront envelopp�s dans la vengeance divine, jouent aux osselets avec toute l'insouciance de leur �ge. C'est un original: il est sign� Alexandre l'Ath�nien. Puis viennent les fameuses danseuses tant de fois reproduites par la peinture moderne; des funambules v�tus comme nos arlequins; les sept grands dieux qui pr�sidaient aux sept jours de la semaine: Diane pour le lundi, Mars pour le mardi, et ainsi de suite Mercure, Jupiter, V�nus, Apollon et Saturne. Au milieu de tout cela, le morceau de cendre coagul�e qui conserve la forme du sein de cette femme retrouv�e dans le souterrain d'Arrius Diom�de, comme nous l'avons racont�. Puis les trois Gr�ces, que l'on croit copi�es de Phidias, et qui furent recopi�es par Canova. Puis le sacrifice d'Iphig�nie, que l'on croit une copie de ce fameux tableau de Timanthe dont parle Pline. On se fonde sur ce que, dans l'un comme dans l'autre, Agamemnon a la t�te voil�e, et que, selon toute probabilit�, un artiste n'aurait pas os� faire, � un ma�tre aussi connu que Timanthe, un pareil vol. Puis Th�s�e tuant le Minotaure. A ses pieds est le monstre abattu; autour de lui sont les jeunes gar�ons et les jeunes filles qu'il a sauv�s et qui lui baisent la main. Puis M�d�e m�ditant la mort de ses fils, composition magnifique d'une simplicit� terrible. Les enfans jouent, la m�re r�ve. C'est beau et grand pour tout le monde. Un homme de nos jours qui aurait fait ce tableau serait le rival de nos plus grands peintres. Ne commencez pas par ce tableau, vous ne verriez plus rien. Quant � moi, il y a maintenant sept ans que je l'ai vu, et en fermant les yeux je le revois comme s'il �tait l�. Puis une foule d'autres peintures:--l'�ducation d'Achille par le centaure Chiron, tableau imit� par un de nos peintres, et que la gravure a popularis�;--Ariane s'�veillant sur le rivage d'une �le d�serte, et tendant les bras au vaisseau de Th�s�e qui s'�loigne;--Phryxus traversant l'Hellespont, mont� sur son b�lier, et tendant la main � Hell� qui est tomb�e dans la mer;--la V�nus qui sourit, �tendue dans une conque;--Achille rendant Bris�is � Agamemnon;--enfin, Th�tis allant demander vengeance � Jupiter. Ces deux derniers sont deux pages de l'Iliade. Puis, allez, cherchez encore, regardez dans tous les coins: vous croirez en avoir pour une heure, vous y resterez tout le jour; puis, vous y reviendrez le lendemain et le surlendemain; et au moment de votre d�part vous ferez arr�ter votre voiture pour rendre encore une derni�re visite � cette salle, unique dans le monde. Il ne faut pas s'en aller sans visiter le cabinet des papyrus; ce serait une grande injustice. Dans mon voyage de Sicile, apr�s avoir visit� Syracuse, j'ai conduit mes lecteurs aux sources de la Cyan�e, � travers des �les charmantes dont les longs roseaux courbaient au dessus de nous, leurs t�tes empanach�es; ces roseaux, c'�taient des papyrus. On en faisait une esp�ce de parchemin �troit et long qu'on d�roulait � mesure qu'on �crivait, et qu'on roulait � mesure qu'on avait �crit. Eh bien! on trouva cinq ou six mille de ces rouleaux, noircis, br�l�s, friables; on les prit d'abord pour des morceaux de bois carbonis�s et on n'y fit aucune attention; on les jeta ou plut�t on les laissa rouler o� il leur plaisait d'aller; puis on reconnut que c'�tait le tr�sor le plus pr�cieux de l'antiquit� que l'on m�prisait ainsi. On recueillit tout ce qu'on put en trouver, et, par un miracle de patience inou�, incroyable, fabuleux, on en a d�roul� et lu � cette heure trois mille ou trois mille cinq cents, je crois. Le reste est dans ce cabinet, rang� sur les rayons de vastes armoires; ce sont deux mille cinq cents petits cylindres noirs que vous prendriez pour des �chantillons de charbon de bois. Ce fut en 1753 seulement qu'on revint de l'erreur que nous avons dite: on trouva d'un seul coup, au dessous du jardin du couvent de Saint-Augustin, � Portici, dix-huit cents de ces petits rouleaux, rang�s avec tant de sym�trie que l'on commen�a � y voir quelque chose de mieux que du bois br�l�. D'ailleurs, en m�me temps et dans la m�me pi�ce on retrouva trois bustes, sept encriers, et des stylets � �crire. On reconnut alors qu'on �tait dans une biblioth�que, et l'on eut pour la premi�re fois l'id�e que les petits rouleaux noirs pouvaient �tre des papyrus; on les examina avec soin et on y reconnut, comme on la voit sur du papier br�l�, la trace des caract�res qui y avaient �t� �crits. A partir de ce moment, la recommandation fut faite � tous les ouvriers travaillant aux fouilles de mettre pr�cieusement de c�t� tout ce qui pourrait ressembler � du charbon. Et, comme je vous le dis, il y a l� trois mille manuscrits dans lesquels on retrouvera peut-�tre ces quatre volumes de Trogue Pomp�e qui font une lacune dans l'histoire, et ces trois ou quatre livres de Tacite qui font une lacune dans ses Annales. J'avoue que j'avais grande envie de mettre dans ma poche un de ces petits rouleaux de charbon. Comme nous allions descendre le grand escalier des Studi, le gardien, qui �tait sans doute satisfait de la r�tribution que nous lui avions donn�e, nous demanda � voix basse si nous ne voulions pas visiter la galerie de Murat. Nous accept�mes, en lui demandant comment la galerie de Murat se trouvait aux Studi. Il nous r�pondit alors que, lorsque le roi Ferdinand avait repris son royaume, on avait partag� en famille tous les objets abandonn�s par le roi d�chu. Cette galerie �tait devenue la propri�t� du prince de Salerne qui, ayant eu besoin de quelque chose comme cent mille piastres, les emprunta sur gage � son auguste neveu actuellement r�gnant. Or, le gage fut cette galerie, laquelle, pour plus grande s�ret� de la cr�ance, fut transport�e au mus�e Bourbon. Il y a l�, entre autres chefs-d'oeuvre, treize Salvator Rosa, deux ou trois Van-Dick, un P�rugin, un Annibal Carrache, deux G�rard des Nuits, un Guerchin, les Trois �ges de G�rard, puis dans un petit coin, derri�re un rideau de fen�tre, un tableau de quatorze pouces de haut, et de huit pouces de large, une de ces miniatures grandioses comme en fait Ingres quand le peintre d'histoire descend au genre, une petite merveille enfin, comme l'Ar�tin, comme le Tintoret! c'est Francesca de Rimini et Paolo, au moment o� les deux amans s'interrompent et �ce jour-l� ne lisent pas plus avant.� Demandez, je vous le r�p�te, � visiter cette galerie, ne f�t-ce que pour voir ce charmant petit tableau. Nous sort�mes enfin, ou plut�t on nous mit � la porte. Il �tait quatre heures et demie, et nous avions outre-pass� d'une demi-heure le temps fix� pour la visite du mus�e. Il est vrai qu'� Naples il n'y a rien de fixe, et qu'avec une colonate, c'est-�-dire avec cinq francs cinq sous, on fait et l'on fait faire bien des choses. Nous n'avions pas march� cent pas qu'au coin de la rue de Tol�de nous nous trouv�mes face � face avec un monsieur d'une cinquantaine d'ann�es qu'il me sembla � la premi�re vue avoir rencontr� � Paris dans le monde diplomatique. Probablement je ne lui �tais pas inconnu non plus, car il s'approcha de moi avec son plus charmant sourire. --Eh! bonjour, mon cher Alexandre, me dit-il d'un ton protecteur; comment �tes-vous � Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-n� des artistes et des gens de lettres? Le faquin! Il me prit une cruelle envie de lui briser quelque chose d'un peu dur sur le dos; mais je me retins, me doutant bien qu'il accepterait cette r�ponse et que tout serait fini l�. En effet, pour mon malheur, c'�tait... A l'autre chapitre, je vous dirai qui c'�tait. XVIII La B�te noire du roi Ferdinand. C'�tait ce fameux marquis dont je vous ai parl� comme de la b�te noire du roi Ferdinand, et qui, tout prot�g� qu'il avait �t� par la reine Caroline, n'avait jamais pu entrer au palais que par la porte de derri�re. En partant de France, j'avais pris quelques lettres de recommandation pour les plus grands seigneurs de Naples, les San-Teodore, les Noja et les San-Antimo. De plus, je connaissais de longue date le marquis de Gargallo cl les princes de Coppola. Parmi ces lettres, il s'en �tait, je ne sais comment, gliss� une pour le marquis. �tant � Rome, je n'avais pu obtenir de l'ambassade des Deux-Siciles l'autorisation d'aller � Naples. Afin d'�luder ce refus, j'avais, comme je l'ai racont� ailleurs, pass� la fronti�re napolitaine gr�ce au passeport d'un de mes amis. Pour tout le monde je m'appelais donc du nom de cet ami, c'est-�-dire monsieur Guichard. et pour quelques personnes seulement j'�tais Alexandre Dumas. Mais comme, en arrivant � Naples, j'ignorais � qui je pouvais me fier, j'avais, avec un homme que j'appellerais mon ami, si ce n'�tait pas un tr�s haut personnage, j'avais, dis-je, pass� une revue des adresses de mes lettres, afin de savoir de lui quelles �taient les personnes � qui il n'y avait aucun inconv�nient que monsieur Guichard rem�t les recommandations donn�es � monsieur Dumas. Or, � toutes les adresses, ce haut personnage, que je n'ose appeler mon ami, mais � qui j'esp�re prouver un jour que je suis le sien, avait fait un signe d'assentiment, lorsque, arriv� � la lettre destin�e au marquis, il prit cette lettre par un coin de l'enveloppe, et la jetant, sans m�me regarder o� elle allait tomber, de l'autre c�t� de la table sur laquelle nous faisions notre choix: --Qui vous a donc donn� une lettre pour cet homme? me demanda-t-il. --Pourquoi cela? r�pondis-je, ripostant � sa question par une autre question. --Mais, parce que ... parce que ... ce n'est pas un de ces hommes � qui on recommande un homme comme vous. --Mais, n'est-il pas quelque peu homme de lettres lui-m�me? demandai-je. --Oh! oui, me r�pondit mon interlocuteur; oui, il a une correspondance tr�s active avec le ministre de la police. Cela s'appelle-t-il �tre un homme de lettres en France? En ce cas, c'est un homme de lettres. --Diable! fis-je; mais il me semble que j'ai rencontr� ce gaillard-l� dans les meilleurs salons de Paris. --Cela ne m'�tonnerait pas: c'est un dr�le qui se fourre partout. Et moi-m�me, tenez, je ne serais pas surpris en rentrant de le trouver dans mon antichambre. Mais vous voil� pr�venu. Assez sur cette mati�re; parlons d'autre chose. C'est un gar�on fort aristocrate que cet ami que je n'ose pas appeler mon ami. Je ne m'en tins pas moins pour averti, et bien averti, car il �tait en position d'�tre parfaitement renseign� sur toutes ces petites choses-l�, et, � partir de ce jour, je me donnai de garde d'aller en aucun endroit o� je pusse rencontrer mon marquis. Or, j'avais parfaitement r�ussi � l'�viter depuis trois semaines que j'�tais � Naples, lorsque, pour mon malheur, comme je l'ai dit, je me trouvai face � face avec lui en sortant du mus�e Bourbon. On devine donc quelle figure je fis lorsque, avec ce charmant sourire qui lui est habituel et avec ce ton protecteur qu'il affecte, il me dit: --Eh! bonjour, mon cher Alexandre; comment �tes-vous � Naples sans que j'en sois averti? Ne savez-vous donc pas que je suis le protecteur-n� des artistes et des gens de lettres? Puis, voyant que je ne r�pondais rien et que je le regardais des pieds � la t�te, il ajouta: Comptez-vous rester encore long-temps avec nous? --D'abord, monsieur, lui r�pondis-je, je ne suis pas le moins du monde votre cher Alexandre, attendu que c'est la troisi�me fois, je crois, que je vous parle, et que, les deux premi�res, je ne savais pas � qui je parlais. Ensuite, vous n'avez pas �t� averti de mon arriv�e parce que mon v�ritable nom n'a pas �t� d�pos� � la police. Enfin, et pour r�pondre � votre derni�re question, oui, je comptais rester huit jours encore, mais j'ai bien peur d'�tre forc� de partir demain. Apr�s quoi je pris le bras de Jadin et laissai le protecteur-n� des artistes et des gens de lettres fort abasourdi du compliment qu'il venait de recevoir. A Chiaja, je quittai Jadin; il s'achemina du c�t� de l'h�tel, et moi j'allai droit � l'ambassade fran�aise. A cette �poque, nous avions pour charg� d'affaires � Naples un noble et excellent jeune homme ayant nom le comte de B�arn. En arrivant, il y avait quatre mois, j'avais �t� lui faire ma visite, et je lui avais tout racont�. Il m'avait �cout� gravement et avec une l�g�re teinte de m�contentement; mais presque aussit�t ce nuage passager s'�tait effac�, et me tendant la main: --Vous avez eu tort, me dit-il, d'agir ainsi � votre fa�on, et vous pouvez cruellement nous compromettre. Si la chose �tait � faire, je vous dirais: Ne la faites point; mais elle est faite, soyez tranquille, nous ne vous laisserons pas dans l'embarras. J'�tais peu habitu� � ces fa�ons de faire de nos ambassadeurs; aussi j'avais gard� au comte de B�arn une grande reconnaissance de sa r�ception, tout en me promettant, le moment venu, d'avoir recours � lui. Or, je pensai que le moment �tait venu, et j'allai le trouver. --Eh bien! me demanda-t-il, avons-nous quelque chose de nouveau? --Non, pas pour le moment, r�pondis-je, mais cela pourrait bien ne pas tarder. --Qu'est-il donc arriv�? Je lui dis la rencontre que je venais de faire, et je lui racontai le court dialogue qui en avait �t� la suite. --Eh bien! me dit-il, vous avez eu tort cette fois-ci comme l'autre: il fallait faire semblant de ne pas le voir, et, si vous ne pouviez pas faire autrement que de le voir, il fallait au moins faire semblant de ne pas le reconna�tre. --Que voulez-vous, mon cher comte, lui r�pondis-je, je suis l'homme du premier mouvement. --Vous savez cependant ce qu'a dit un de nos plus illustre diplomates? --Celui dont vous parlez a dit tant de choses, que je ne puis savoir tout ce qu'il a dit. --Il a dit qu'il fallait se d�fier du premier mouvement, attendu qu'il �tait toujours bon. --C'est une maxime � l'usage des t�tes couronn�es, et il y aurait par cons�quent de l'impertinence � moi de la suivre. Je ne suis heureusement ni roi ni empereur. --Vous �tes mieux que cela, mon cher po�te. --Oui, mais en attendant nous ne sommes pas au temps du bon roi Robert; et je doute que, si son successeur Ferdinand daigne s'occuper de moi, ce soit pour me couronner comme P�trarque avec le laurier de Virgile. D'ailleurs, vous le savez bien, Virgile n'a plus de laurier, et celui qu'a repiqu� sur sa tombe mon illustre confr�re et ami Casimir Delavigne lui a fait la mauvaise plaisanterie de ne pas reprendre de bouture. --Bref, que d�sirez-vous? --Je d�sire savoir si vous �tes toujours dans les m�mes dispositions � mon �gard. --Lesquelles? --De venir � mon secours si je vous appelle. --Je vous l'ai promis et je n'ai qu'une parole; mais savez-vous ce que je ferais si j'�tais � votre place? --Que feriez-vous? --Vous allez bondir! --Dites toujours. --Eh bien! je ferais viser mon passeport ce soir, et je partirais cette nuit. --Ah! pour cela, non, par exemple. --Tr�s bien; n'en parlons plus. --Ainsi je compte sur vous? --Comptez sur moi. Le comte de B�arn me tendit la main, et nous nous s�par�mes. --Faites-moi un plaisir, dis-je � Jadin en rentrant � l'h�tel. --Lequel? --Dites au gar�on de vous dresser pour cette nuit un lit de sangle dans ma chambre. --Pour quoi faire? --Vous le verrez probablement. --Avez-vous besoin de Milord aussi? --Eh! eh! il ne sera peut-�tre pas de trop. --Vous croyez donc qu'ils vont venir vous arr�ter? --J'en ai peur. --Sacr� fat que vous faites, de vous figurer que les gouvernement s'occupent de vous! --Celui-ci a daign� s'occuper de mon p�re au point de l'empoisonner, et je vous avoue que ce pr�c�dent ne me donne pas de confiance. --Eh bien! on couchera dans votre chambre, puisqu'il faut vous garder. Et Jadin donna ordre qu'on lui dress�t son lit en face du mien. Cette pr�caution prise, nous nous couch�mes et nous nous endorm�mes comme si nous n'avions pas rencontr� le moindre marquis dans notre journ�e. Le lendemain, vers les quatre heures du matin, j'entendis qu'on ouvrait ma porte. Si profond�ment que je dorme et si l�g�rement qu'on ouvre la porte de ma chambre quand je dors, je m'�veille � l'instant m�me. Cette fois, ma vigilance habituelle ne me fit pas d�faut; j'ouvris les yeux tout grands, et j'aper�us le valet de chambre. --Eh bien! Peppino, demandai-je, qu'y a-t-il, que vous me faites le plaisir d'entrer si matin chez moi? --J'en demande un million de pardons � son excellence, r�pondit le pauvre gar�on; ce sont deux messieurs qui veulent absolument vous parler. --Deux messieurs de la police, n'est-ce pas? --Ma foi! s'il faut vous le dire, j'en ai peur. --Allons, allons, alerte, Jadin! --Quoi? dit Jadin, en se frottant les yeux. --Deux sbires qui nous font l'honneur de nous faire visite, mon gar�on. --C'est-�-dire qu'il faut que je me l�ve et que je coure chez M. de B�arn. --Vous parlez comme saint Jean-Bouche-d'Or, cher ami; levez-vous et courez. --Vous n'aimez pas mieux que je les fasse manger par Milord? Cela serait plus t�t fait, et cela ne nous d�rangerait pas. --Non, il en reviendrait d'autres, et ce serait � recommencer. --Ces messieurs peuvent-ils entrer? demanda Peppino. --Parfaitement, qu'ils entrent. Ces messieurs entr�rent. Cela ressemblait beaucoup aux gardes du commerce que nous voyons au th��tre. --Monsu Guissard? dit l'un d'eux. --C'est moi, r�pondis-je. --Eh bien! monsu Guissard, il faut nous suivre tout de suite. --O� cela, s'il vous pla�t? --A la polize. Je jetai un coup d'oeil triomphant � Jadin. --Il faut, murmura-t-il, que le gouvernement ait bien du temps de reste pour se d�ranger ainsi! --Que dit monsu? demanda le sbire. --Moi! Rien, dit Jadin. --Monsu a parl� du gouvernement! --Ah! j'ai dit que le gouvernement �tait plein de tendresse pour les �trangers qui viennent ici; et je le r�p�te! attendu que c'est mon opinion, monsieur. Est-il d�fendu d'avoir une opinion? --Oui, dit le sbire. --En ce cas, je n'en ai pas, monsieur, prenons que je n'ai rien dit. Je me h�tai de m'habiller; j'avais une peur de tous les diables que les sbires, peu habitu�s au dialogue de Jadin, ne l'emmenassent avec moi. Je passai donc lestement mon gilet et ma redingote, et leur d�clarai que j'�tais pr�t � les suivre. Cette promptitude � me rendre � l'invitation du gouvernement parut donner � nos deux sbires une excellente id�e de moi; aussi, lorsque, arriv� � la porte de la rue, je leur demandai la permission de prendre un fiacre, ils ne firent aucune difficult�, et l'un d'eux poussa m�me la complaisance jusqu'� courir en chercher un qui stationnait devant la grille encore ferm�e de la villa Reale. Comme je montais en voiture, je vis appara�tre Jadin � la fen�tre; il �tait tir� � quatre �pingles et tout pr�t � se rendre � l'ambassade. Seulement, pour ne pas donner de soup�ons sur sa connivence avec moi, il attendait pour sortir que nous eussions tourn� le coin, et fumait innocemment la plus colossale de ses trois pipes. Cinq minutes apr�s j'�tais � la police. Un monsieur, tout v�tu de noir et de fort mauvaise humeur d'avoir �t� r�veill� si matin, m'y attendait. --C'est � vous ce passeport? me demanda-t-il aussit�t qu'il m'aper�ut et en me montrant mon passeport au nom de Guichard. --Oui, monsieur. --Et cependant Guichard n'est pas votre nom? --Non, monsieur. --Et pourquoi voyagez-vous sous un autre nom que le v�tre? --Parce que votre ambassadeur n'a pas voulu me laisser voyager sous le mien. --Quel est votre nom? --Alexandre Dumas. --Avez-vous un titre? --Mon a�eul a re�u de Louis XIV le titre de marquis, et mon p�re a refus� de Napol�on le titre de comte. --Et pourquoi ne portez-vous pas votre titre? --Parce que je crois pouvoir m'en passer. --Vous m�prisez donc ceux qui ont des titres? --Pas le moins du monde; mais je pr�f�re ceux qu'on se fait soi-m�me � ceux qu'on a re�us de ses a�eux. --Vous �tes donc un jacobin? Je me mis � rire, et je haussai les �paules. --Il ne s'agit pas de rire ici! me dit le monsieur en noir, d'un air on ne peut plus irrit�. --Vous ne pouvez pas m'emp�cher de trouver la question ridicule. --Non, mais je veux vous faire passer l'envie de rire. --Oh! cela, je vous en d�fie tant que j'aurai le plaisir de vous voir. --Monsieur! --Monsieur! --Savez-vous qu'en attendant je vais vous envoyer en prison? --Vous n'oserez pas. --Comment! je n'oserai pas? s'�cria l'homme noir en se levant et en frappant la table du poing. --Non. --Eh! qui m'en emp�chera? --Vous r�fl�chirez. --A quoi? --A ceci. Je tirai de ma poche trois lettres. Le monsieur noir jeta un coup d'oeil rapide sur les papiers que je lui pr�sentais, et reconnut des cachets minist�riels. --Qu'est-ce que c'est que ces lettres? --Oh! mon Dieu, presque rien. Celle-ci, c'est une lettre du ministre de l'instruction publique, qui me charge d'une mission litt�raire en Italie, et particuli�rement dans le royaume des Deux-Siciles: il d�sire savoir quels sont les progr�s que l'instruction a faits depuis les vice-rois jusqu'� nos jours. Celle-ci, c'est une lettre du ministre des affaires �trang�res, qui me recommande particuli�rement � nos ambassadeurs, et qui les prie de me donner _en toute circonstance_, voyez: _en toute circonstance_ est m�me soulign�;--de me donner, dis-je, _en toute circonstance_, aide et protection. Quant � cette troisi�me, n'y touchez pas, monsieur, et permettez-moi de vous la montrer � distance. Quant � cette troisi�me, voyez, elle est sign�e: �Marie-Am�lie,� c'est-�-dire d'un des plus nobles et des plus saints noms qui existent sur la terre. C'est de la tante de votre roi. J'aurais pu m'en servir, mais je ne l'ai pas fait, il aurait fallu la remettre � la personne � qui elle �tait adress�e; et quand on a un autographe comme celui-l�, lequel, comme vous pouvez le voir, ne dit pas trop de mal du porteur, on le garde, au risque que quelque valet de police vous menace de vous envoyer en prison. --Mais, me dit le monsieur un peu abasourdi, qui me dira que ces lettres sont bien des personnes dont elles portent les signatures? Je me retournai vers la porte qui s'ouvrait en ce moment, et j'aper�us le comte de B�arn. --Qui vous le dira? Pardieu, repris-je, monsieur l'ambassadeur de France, qui se d�range tout expr�s pour cela. N'est-ce pas, mon cher comte, continuai-je, que vous direz � monsieur que ces lettres ne sont pas de fausses lettres? --Non seulement je le lui dirai, mais encore je demanderai en vertu de quel ordre on vous arr�te, et il me sera fait raison de l'insulte que vous avez re�ue. Je r�clame monsieur, ajouta le comte de B�arn en �tendant la main vers moi, d'abord comme sujet du roi de France, et ensuite comme envoy� du minist�re. Si monsieur a commis quelque infraction aux lois de la police et de la sant�[1], j'en r�pondrai � plus haut que vous. Venez, mon cher Dumas, je suis d�sol� qu'on vous ait r�veill� si matin, et j'esp�re que c'est par un malentendu. Et � ces mots, nous sort�mes de la police bras dessus bras dessous, laissant le monsieur en noir dans un �tat de stup�faction des plus difficiles � d�crire. Jadin nous attendait � la porte. --Ah �a! maintenant, me dit le comte de B�arn, maintenant que nous sommes entre nous, il ne s'agit plus de faire les fanfarons; je vous ai tir� de l� avec les honneurs de la guerre, mais je vais avoir sur les bras tout le minist�re de la police. Il s'agit pour vous de songer au d�part. --Diable! --N'avez-vous pas tout vu? --Si fait. J'ai visit� hier la derni�re chose qui me restai � voir. --Eh bien! --Eh bien! nous t�cherons d'�tre pr�ts quand il le faudra, voil� tout. --A la bonne heure! Maintenant, rentrez � l'h�tel, et attendez-moi dans la journ�e. J'aurai une r�ponse. Je suivis le conseil que me donnait M. B�arn, et je le vis effectivement revenir vers les cinq heures. --Eh bien! me dit-il, tout est arrang� de la fa�on la plus convenable. On savait votre pr�sence ici; et comme vous n'y avez commis aucun scandale patriotique, on la tol�rait. Mais vous avez �t� officiellement d�nonc� hier soir, et l'on s'est cru alors dans la n�cessit� d'agir. --Et combien de temps me laisse-t-on pour quitter Naples? --On s'en est rapport� � moi, et j'ai dit que dans trois jours vous seriez parti. --Vous �tes un excellent mandataire, mon cher comte, et non seulement vous repr�sentez admirablement l'honneur de la France, mais encore vous sauvez � merveille celui des Fran�ais. Recevez tous mes remerciemens. Dans trois jours j'aurai acquitt� votre parole envers le gouvernement napolitain. Voil� comment je fus oblig� de quitter la tr�s fid�le ville de Naples, qui n'en est encore qu'� sa trente-septi�me r�volte; et cela pour avoir eu le malheur de rencontrer la b�te noire de Sa Majest� le roi Ferdinand. Cela prouve qu'il y a � Naples quelque chose de pire encore que les jettateurs: Ce sont les mouchards. Note: [1] On �tait alors dans le plus fort du chol�ra, et je n'avais pas fait � Rome la quarantaine de vingt-cinq jours oblig�e. XIX L'Auberge de Sainte-Agathe. C'en �tait fait, je devais quitter Naples. Le r�ve �tait fini, la vision allait s'envoler dans les cieux. Je vous avoue, mes chers lecteurs, que, lorsque je vis dispara�tre Capo-di-Chino � ma gauche et le Champ-de-Mars � ma droite, lorsque, �tendu sur les coussins de ma voiture, je me mis � songer tristement que, selon toutes les probabilit�s humaines, et gr�ce surtout � la bienveillante protection du marquis de Soval et � la justice �clair�e du roi Ferdinand, je ne verrais plus ces merveilles, mon coeur se serra par un sentiment d'angoisse ind�finissable, des larmes me vinrent aux bords des paupi�res, et je me rappelai malgr� moi le m�lancolique proverbe italien: Voir Naples et mourir! En m'�loignant de ce pays enchant�, j'�prouvais donc quelque chose de semblable � ce qui doit se passer dans l'�me de l'exil� disant un dernier adieu � sa patrie. Oui, je m'�tais �pris de tendresse, de sympathie et de piti� pour cette terre �trang�re que Dieu, dans sa pr�dilection jalouse, a combl�e de ses bienfaits et de ses richesses; pour cette oisive et nonchalante favorite dont la vie enti�re est une f�te, dont la seule pr�occupation est le bonheur; pour cette ingrate et voluptueuse sir�ne qui s'endort au bruit des vagues et se r�veille aux chants du rossignol, et � qui le rossignol et les vagues r�p�tent dans leur doux langage un �ternel refrain de joie et d'amour, et traduisent dans leur musique divine les paroles du Seigneur: �A toi, ma bien-aim�e, mes plus riches tapis de verdure et de fleurs; � toi mon plus beau pavillon d'or et d'azur; � toi mes sources les plus limpides et les plus fra�ches; � toi mes parfums les plus suaves et les plus purs; � toi mes tr�sors d'harmonie; � toi mes torrens de lumi�re.� H�las! pourquoi faut-il que l'homme, cet esclave envieux et st�rile, s'attache � d�truire partout l'oeuvre de Dieu; pourquoi tout paradis terrestre doit-il cacher un serpent! Absorb� par ces id�es passablement lugubres, je baissai la t�te sur ma poitrine et je me laissai aller � ma r�verie. Jadin ronflait � mes c�t�s du sommeil des justes, avec cette diff�rence cependant que la trompette des archanges ne l'aurait pas �veill�. Il avait lanc� sa derni�re mal�diction sur les douaniers de Sa Majest� sicilienne, avait crach� sur la barri�re en guise d'adieu, et s'�tait endormi comme un homme qui n'a plus de comptes � rendre � sa conscience. Je voulus m'assurer si mes regrets bruyans n'avaient pas troubl� le repos de mon camarade. J'attendis deux ou trois cahots de premi�re force; Jadin subit l'�preuve sans sourciller, il aurait subi l'�preuve du canon tir� � bout d'oreille. Alors je fermai les yeux � mon tour, et je repassai dans mon esprit tous ces rians tableaux que j'avais admir�s pour la premi�re et pour la derni�re fois de ma vie. Je ne sais combien de temps dura ma m�ditation ou mon r�ve, je ne sais combien d'heures je restai dans cet engourdissement de l'�me qui n'est plus la veille, mais qui n'est pas encore le sommeil; ce que je sais tr�s bien et dont je me souviens, Dieu merci, avec une grande pr�cision de d�tails, c'est que j'en fus arrach� brusquement par un accident survenu � notre voiture. L'essieu s'�tait bris� et nous �tions dans une mare. Cette fois Jadin �tait �veill�, non point par sa chute, comme on pourrait le croire, mais par la fra�cheur de l'eau qui venait de p�n�trer ses v�temens les plus intimes, et il jurait de toute l'indignation de son �me et de toute la force de ses poumons. Il pouvait �tre environ trois heures; la route �tait d�serte; le postillon s'en �tait all� demander du secours. Lorsque je dis que la route �tait d�serte, je me trompe, car, en tournant la t�te � gauche, je vis pr�s de nous une esp�ce de petit lazzarone de douze � treize ans, cr�pu, h�l�, dor� de reflets changeans, imitant � merveille le bronze florentin, les yeux noirs comme du charbon, les l�vres rouges comme du corail et les dents blanches comme des perles. Il �tait fi�rement drap� dans des haillons qui auraient fait envie � Murillo, et nous regardait d'un air intelligent et r�fl�chi, sans daigner nous tendre la main ni pour nous aider, ni pour nous demander l'aum�ne. Dans un pays o� la nudit� presque compl�te est le privil�ge du mendiant et du lazzarone, et o� tout homme du peuple, quels que soient ses besoins, n'aborde jamais l'�tranger sans se croire le droit de mettre sa bourse � contribution, ce luxe de guenilles et ce silence de d�dain ne furent pas sans me causer un certain �tonnement. --O� sommes-nous? lui demandai-je en sautant par dessus la roue qui gisait renvers�e au milieu du chemin. --_A Sant-Agata di Goti_, r�pondit le petit sauvage sans d�ranger un pli de son bizarre accoutrement. --Pardieu! fit Jadin, il s'agit bien de Goths et de Visigoths, ne voyez-vous pas que nous sommes en Afrique? Voil� de la v�ritable couleur locale ou je ne m'y connais gu�re. Le petit paysan fixa son regard sur Jadin, comme pour deviner le sens de ses paroles, et fron�a le sourcil d'un air de d�fiance et de soup�on, se croyant sans doute offens� par ce peu de mots prononc�s devant lui dans une langue inconnue. Je me h�tai de rassurer la susceptibilit� du jeune habitant de Sainte-Agathe, en lui faisant comprendre de mon mieux que Jadin s'extasiait sur la qualit� de son teint et sur l'originalit� de son costume. L'enfant ne fut pas dupe de ma bienveillante traduction et se contenta de r�pondre, en haussant les �paules, que, si les hommes de son pays �taient bronz�s par le soleil, les femmes y �taient plus blanches et plus jolies que partout ailleurs, et que si lui et ses fr�res n'avaient que des haillons pour tout v�tement, c'�tait pour que leurs soeurs portassent des jupes brod�es et des corsages � galons d'or. Ces paroles furent dites d'un ton si simple que je me suis r�concili� tout � coup avec l'indolence et la mis�re du petit lazzarone. --Y a-t-il une auberge, une cabane, un chenil dans ce maudit village? demanda Jadin en se servant cette fois du patois napolitain, dans lequel il avait fait, dans les derniers temps, de rapides progr�s. --_C'e una superba locanda_, r�pondit l'enfant en regardant Jadin avec une singuli�re expression de malice. --Eh bien! mon gar�on, lui dis-je, si tu nous m�nes � cette _superba locanda_, voici une pi�ce de six carlins pour ta peine. --Je ne suis pas un mendiant, r�pondit le jeune homme aux haillons, en me lan�ant un regard d'une hauteur incroyable. Je tombais d'�tonnement en �tonnement. Un enfant de la derni�re classe du peuple napolitain, dont l'ext�rieur annon�ait le d�n�ment le plus complet, refuser une demi-piastre, c'�tait quelque chose de tellement fabuleux que, n'en croyant pas mes oreilles, je me tournai vers Jadin pour m'assurer si je n'avais pas mal entendu. --Comment, dr�le! tu ne veux pas de notre argent? fit Jadin en lui montrant la monnaie qu'il prit de mes mains. --Je ne l'ai pas gagn�, r�pondit le petit paysan avec son sto�cisme habituel. --Tu te trompes, mon gar�on, repris-je � mon tour, ce n'est pas � titre d'aum�ne que nous t'offrons cette somme, c'est pour te r�compenser du service que tu vas nous rendre en nous menant � un h�tel. --Je ne suis pas un guide, r�pliqua l'�trange gar�on avec le plus imperturbable sang-froid. --Eh bien! quel est donc l'�tat de votre seigneurie? demanda Jadin en portant respectueusement la main � son chapeau. --Mon �tat?... c'est de regarder les voitures qui passent et les passagers qui tombent. --Hein! comment le trouvez-vous, Jadin? --Je le trouve tout � fait magnifique, et je veux absolument croquer la t�te de ce coquin. Comme nous l'avons dit, le descendant des Goths n'�tait pas tr�s fort sur le fran�ais. Il crut que Jadin le mena�ait tout bonnement de lui couper la t�te. Sa col�re, long-temps contenue, �clata avec fureur. Il grin�a des dents comme un tigre bless�, tira de ses haillons un long poignard � lame triangulaire, et s'�loigna lentement � reculons, en fixant sur Jadin ses fauves prunelles qui lan�aient des �clairs. Son intention �vidente �tait d'attirer son adversaire loin de la grande route, dans quelque endroit plus d�sert ou plus sombre, pour consommer tranquillement sa vengeance. --Attends-moi, attends-moi, petit brigand, s'�cria Jadin en riant, je vais t'apprendre a faire usage d'armes prohib�es. Et il fit un pas pour s'�lancer � sa poursuite. Mais au m�me instant le postillon reparut suivi de cinq ou six paysans de Sainte-Agathe, les uns plus cuivr�s que les autres; et le petit sauvage, en voyant arriver du monde, cacha promptement son poignard et se sauva � toutes jambes. On mit la voiture sur pied, on constata les d�g�ts, et nous acqu�mes la triste conviction que nous ne pouvions pas nous remettre en route avant la nuit. Je fis part au postillon de notre singuli�re rencontre, et lui demandai quelques renseignemens sur l'�tonnant personnage qui venait de s'enfuir � leur approche. Le postillon sourit, et pour toute r�ponse frappa deux ou trois fois son front du bout de son index. Comme je ne comprenais rien du tout � cette pantomime, je le priai de s'expliquer plus clairement. Il me raconta alors que ce m�chant gamin, que nous avions pris pour un n�gre, n'�tait pas plus Africain que les autres habitans de Sainte-Agathe, et qu'il ne fallait pas nous �tonner de ses mani�res, car il �tait un peu fou, ainsi que le reste de sa famille. --Mais au nom du diable! s'�cria Jadin, exasp�r� par toutes ces lenteurs, o� pourrais-je enfin trouver une auberge pour s�cher mes habits? --Tiens! en effet, reprit le postillon en l'examinant avec curiosit�, son excellence a vers� du c�t� du ruisseau. La _locanda_ �tait � deux pas. J'ai abus� si souvent de la patience de mes lecteurs en leur parlant des auberges d'Italie, que je puis me borner celte fois � les renvoyer aux descriptions pr�c�dentes. J'ajouterai seulement que l'auberge de Sainte-Agathe surpasse en salet� toutes celles que j'ai d�crites jusqu'ici. Cet affreux coupe-gorge s'appelle, je crois, la _nobile locanda del Sole_. Jadin fit allumer un grand feu, et se mit en devoir de se s�cher de son mieux, tremp� qu'il �tait jusqu'aux os. Moi, je sortis � l'aventure, fort inquiet de savoir comment j'emploierais les trois ou quatre mortelles heures pendant lesquelles on devait r�parer notre voiture. De d�ner, il n'en �tait pas question. Comme nous comptions nous arr�ter seulement � Mola di Ga�ta, nous n'avions pas pris de provisions avec nous, et de son c�t� l'h�te de Sainte-Agathe s'�tait empress� de mettre � notre disposition sa cuisine, ses ustensiles; mais, comme on le pense bien, l� se born�rent ses offres de service: des objets � mettre sous notre dent, il n'en fut aucunement question. Je pris le premier chemin de traverse qui s'offrit � mes pas, d�cid� � tuer le temps en parcourant la campagne. J'avais fait � peine un huiti�me de mille, lorsqu'au d�tour d'un buisson je me trouvai nez � nez avec mon sauvage. Il se chauffait tranquillement au soleil, et ne fit pas un mouvement ni pour m'�viter ni pour marcher � ma rencontre. --Eh bien! mon enfant, lui dis-je en l'abordant comme une vieille connaissance, vous vous �tes singuli�rement m�pris sur les intentions de mon camarade. Il ne voulait vous faire aucun mal. Seulement, comme il vous trouvait la t�te d'un grand caract�re, il e�t �t� charm� de faire votre portrait. --Comment, c'�tait un peintre! s'�cria l'enfant �bahi. --Certainement, qu'y a-t-il l� d'�tonnant? --C'�tait un peintre! r�p�ta le petit paysan, comme en se parlant � lui-m�me. --Oui, c'�tait un peintre, et de quelque talent, j'ose vous en r�pondre. --Mais moi je suis peintre aussi, s'�cria le pauvre gar�on d'un air exalt�, _son pittore anchio_, ou plut�t je le serai, car je suis trop jeune encore pour avoir un �tat. --Eh bien, mon cher, vous voyez que, pour un coll�gue, vous ne vous �tes pas montr� trop aimable, et si c'e�t �t� en pays civilis�, on e�t pu croire que vous vous connaissiez. --Ah! pardonnez-moi, monsieur; si j'avais pu deviner que vous �tiez des artistes, car vous �tes artiste aussi, vous, n'est-ce pas, eccellenza? --Artiste... oui, oui... � peu pr�s... --Si j'avais pu croire cela, au lieu de vous laisser �gorger dans cette vilaine auberge, je vous aurais men� chez mon grand-p�re, qui est peintre aussi, lui, ou plut�t qui l'a �t�, car il est maintenant trop vieux pour avoir un �tat. --Mais nous sommes encore � temps, mon gar�on. --Vous avez raison, monsieur, dit le futur peintre en faisant quelques pas dans la direction de la _locanda_. Mais il parut se raviser tout � coup; et se tournant vers moi avec un certain embarras: --Je r�fl�chis, dit-il, qu'il vaudra peut-�tre mieux nous passer de votre ami. --Et pourquoi cela? --Dame! c'est qu'il aime � rire, comme j'ai pu m'en apercevoir, et qu'il pourrait avoir du d�sagr�ment avec mon grand-p�re; car dans notre famille nous ne sommes pas endurans. Vous, c'est autre chose... vous ne vous �tes pas trop moqu� de mes haillons, et je crois qu'avec un peu de bonne volont� de part et d'autre nous pourrons nous entendre. --C'est convenu, mon petit Giotto; et en attendant que vous reveniez un peu de vos pr�ventions sur le compte de mon ami, je profiterai seul de l'hospitalit� que vous voulez bien m'offrir. --Et vous n'en serez pas f�ch�, je vous le promets. Vous allez voir d'abord mes trois fr�res, trois gar�ons les plus forts et les plus beaux de la province, le premier est vigneron, le second p�cheur, le troisi�me garde-chasse. --Je serai flatt� de faire leur connaissance. --Puis mes trois soeurs, trois madones. --De mieux en mieux, mon cher h�te. --Et puis enfin... --Comment! ce n'est pas tout? --Puis enfin, r�p�ta le petit paysan en baissant la voix et regardant autour de lui d'un air myst�rieux, vous verrez trois tableaux, trois merveilles; et vous pourrez vous vanter d'avoir une fi�re chance si vous obtenez que mon grand-p�re vous les montre. --Vous piquez furieusement ma curiosit�. --Oui, mais il faut savoir s'y prendre, car, voyez-vous, mon grand-p�re tient plus � ses tableaux qu'� tous ses enfans; il verrait mes trois fr�res se casser le cou, mes trois soeurs se noyer, qu'il ne pousserait pas un cri, qu'il ne verserait pas une larme; moi-m�me, qu'il pr�f�re � tous les autres parce que je porte son nom et que je serai peut-�tre un jour comme lui, je tomberais dans la gueule d'un ours ou dans le fond d'un pr�cipice qu'il en serait m�diocrement afflig�; mais, s'il arrivait malheur � quelqu'un de ses tableaux, je crois qu'il en mourrait du coup, ou que tout au moins il en perdrait la raison. --Je comprends cette passion d'artiste et d'antiquaire; mais que faut-il donc que je fasse pour m�riter les bonnes gr�ces de votre respectable a�eul? --D'abord il ne faudra pas trop lui dire du bien de ses tableaux, car il croirait que vous voulez les acheter et il vous ferait mettre � la porte. --Soyez tranquille! j'en dirai du mal. --Gardez-vous-en bien, il deviendrait furieux et pourrait bien avoir envie de vous faire jeter par la fen�tre. --Diable! diable! Je n'en dirai rien du tout, alors. --Je vous ai dit, monsieur, que mon grand-p�re est un vieillard, il faut lui pardonner quelque chose, reprit le petit lazzarone d'un ton grave et sentencieux qui contrastait singuli�rement avec sa condition et son �ge. Puis, comme s'il se f�t ennuy� de jouer un r�le trop s�rieux, il partit d'un grand �clat de rire et mesura en quatre bonds la distance qui nous s�parait du sentier que nous devions prendre pour arriver � l'atelier rustique du vieux peintre de Sainte-Agathe. Je suivais avec quelque peine mon jeune guide, qui courait devant moi comme un chevreuil, en sautant foss�s et barri�res, en enjambant torrens et buissons, sans que rien p�t arr�ter son �lan. Au moment o� nous passions sous un de ces berceaux de vigne si communs en Italie, l'enfant leva la t�te, et me montra du doigt un tr�s beau gar�on de vingt � vingt-cinq ans qui se tenait gracieusement pench� au bout d'une longue �chelle, et coupait des sarmens avec un couteau recourb� qu'on appelle dans le pays _roncillo_. --Bonjour, Vito, s'�cria joyeusement mon gamin en secouant le pied de l'�chelle. --Bonjour, fl�neur, r�pondit le personnage a�rien sans interrompre sa besogne. --C'est mon fr�re le vigneron, dit mon guide avec un sentiment de fiert�, et il reprit sa course. Un peu plus loin, il s'arr�ta de nouveau aux bords d'une petite rivi�re qui coupait en deux le chemin. Un jeune homme tr�s brun et tr�s robuste se tenait assis sur la berge, les jambes nues et pendantes, les bras tendus, le corps avanc�; d'une main il jetait de la chaux vive pour troubler le courant, de l'autre il battait les eaux avec une perche. Il �tait impossible de passer devant cet homme sans l'admirer. C'�tait une de ces natures riches et puissantes que Michel-Ange e�t souhait�es pour mod�le. --Bonjour, Andr�, fit le futur artiste en lui tapant sur l'�paule, combien de truites aurons-nous ce soir? --Bonjour, gourmand, r�pondit l'homme � la perche. --Ne faites pas attention, monsieur, c'est mon fr�re le p�cheur. Enfin, nous �tions presque � la porte d'une petite maison blanche et coquette, qu'il m'avait indiqu�e de loin comme le but de notre promenade artistique, lorsque nous rencontr�mes un troisi�me paysan, plus remarquable par sa taille et sa bonne mine que les deux autres, quoique, � vrai dire, son costume ne f�t pas moins n�glig� que celui de ses fr�res. Le seul luxe qu'il se perm�t, c'�tait un tr�s beau fusil anglais qu'il portait � l'�paule. --Bonjour, Orso, s'�cria l'enfant g�t� de la famille, en lui sautant au cou. --Bonjour, mauvais garnement, r�pondit Orso en lui rendant ses caresses. --C'est mon fr�re le chasseur, dit mon petit Rapha�l en herbe, d'une voix triomphante. Et sans me laisser le temps de prononcer une parole, il me prit lestement par la main, et m'entra�na dans une de ces petites cours italiennes qui ressemblent si bien � un _impluvium_, pav�e d'une mosa�que grossi�re et abrit�e d'une verte tonnelle. Nous franch�mes un escalier d�couvert dont les marches �taient tapiss�es de mousse et �maill�es de ces grandes et belles fleurs dans lesquelles la d�votion napolitaine a d�couvert tous les embl�mes de la passion, et nous nous trouv�mes dans une assez vaste salle, haute, a�r�e, lumineuse, qui devait �tre la pi�ce de r�ception et d'apparat. L�, mon petit n�gre aux haillons pittoresques me pr�senta trois jeunes filles qui s'�taient lev�es � notre approche, et se serraient dans un seul groupe timides et confuses. La plus jeune n'avait pas encore quinze ans, et l'a�n�e en avait vingt � peine. Je fus �bloui de leur beaut� et de leur fra�cheur. Rien de plus gracieux et de plus charmant que leurs jupes flottantes et leurs �troits corsages brod�s de filigrane. On e�t dit, sans aucune exag�ration po�tique, trois roses blanches sur le m�me rosier. --Voici mes soeurs, monsieur, et j'esp�re que je ne vous ai pas menti en vous disant qu'elles ne me ressemblaient gu�re ni pour le teint ni pour le costume. Celle-ci s'appelle Concetta, celle-ci Nunziata, celle-ci Assunta, les trois plus beaux noms de la Vierge. Et � chaque nom qu'il pronon�ait, le petit d�mon imprimait un baiser sur le front rougissant de celle de ses soeurs qu'il voulait d�signer. --Et maintenant, dit-il, montons � l'atelier de mon grand-p�re. XX Les H�ritiers d'un grand Homme. Je suivis mon jeune guide avec toute la docilit� que commandaient les circonstances, mais, je l'avoue, non sans jeter un regard d'admiration et de regret sur le charmant groupe dont je devais me s�parer si promptement. Nous travers�mes deux petites chambres dont tout l'ameublement consistait en quatre monceaux d'�pis de ma�s entass�s dans les coins, et dont la tapisserie, form�e tout bonnement de bottes d'aulx et d'oignons, se faisait sentir une demi-lieue � la ronde; puis une cuisine dont le plafond pliait sous les quartiers de lard et les festons de _salami_, et enfin un petit corridor assez mal �clair�, au bout duquel nous trouv�mes un escalier de bois plus raide et plus incommode qu'une �chelle. Mon guide le gravit en deux bonds et s'arr�ta sur un petit palier carrel� de rouge et de noir, qui n'�tait pas assez large pour nous contenir tous les deux. Arriv� l�, il colla l'oreille � la porte, mit l'oeil � la serrure et frappa trois petits coups, apr�s m'avoir fait signe de la main d'�couter et de me taire. J'entendis d'abord le vieillard grogner sourdement comme un dogue dont le sommeil est tout � coup interrompu par une visite importune. Le gamin me regarda en souriant comme pour me donner du courage, hocha l�g�rement la t�te en homme habitu� � une semblable r�ception, et sachant parfaitement que, si la col�re du vieillard �tait facile � allumer, quelques mots suffisaient pour l'�teindre. En effet, ses grognemens s'apais�rent bient�t et furent suivis par un bruit de chaises qu'on d�rangeait, et par le craquement d'une porte int�rieure qu'on fermait � double tour. Puis les pas se rapproch�rent lentement, et une voix claire et ferme, o� per�ait cependant un reste de courroux, demanda:--Qui va l�? --C'est moi, mon grand-p�re, ouvrez. La voix se radoucit et le vieillard mit la main sur la cl�. --Es-tu seul? demanda-t-il apr�s un instant de r�flexion. --Je suis avec un monsieur qui demande � visiter votre atelier. --Va-t'en au diable, m�chant coureur, s'�cria le vieux peintre furieux; c'est encore quelque brocanteur que tu auras ramass� sur la grande route, et qui vient dans l'intention de me marchander mes chefs-d'oeuvre. --Mais je vous jure que non, mon grand-p�re. --Alors c'est quelque rustre de Sainte-Agathe qui veut par ses sottises et par ses �neries me faire renier le bon Dieu. --Encore moins, mon grand-p�re; croyez-vous que votre petit Salvator soit capable de vous causer du chagrin? --Hum! hum! fit le vieillard �branl� dans sa r�solution, et qui est donc ce monsieur que tu m'am�nes? --C'est un artiste �tranger qui n'a pas le sou pour acheter vos tableaux, mais en revanche qui a assez de temps pour �couter votre histoire. --Ah! ah! c'est un confr�re, s'�cria ga�ment le bonhomme en passant rapidement de la col�re � la bonne humeur; et il fit tourner la cl� dans la serrure. Je voulus protester par un reste de scrupule, mais l'enfant me fit signe de me tenir tranquille en mettant son index en croix sur ses l�vres. La porte s'ouvrit et je me trouvai en face d'une des plus belles t�tes de vieillard que j'aie jamais vues. Une for�t de cheveux blancs ombrageait son front large et sans rides, ses traits �taient calmes et repos�s, et son sourire avait quelque chose d'affectueux et de bienveillant qui contrastait fort avec le ton bourru qu'il affectait de prendre dans les grandes occasions pour se d�barrasser des f�cheux. Il �tait v�tu d'une esp�ce de froc dont le capuchon retombait sur ses �paules, et dont la couleur primitive avait disparu sous les diff�rentes couches de graisse et de peinture qui l'avaient successivement recouvert. Au reste, le plus grand d�sordre r�gnait dans l'atelier malgr� l'empressement que le bonhomme avait mis � ranger quelques objets qui g�naient trop visiblement le passage. C'�tait un p�le-m�le inextricable d'outils de paysan et d'instrumens de peintre; des faux, des b�ches et des r�teaux s'accrochaient bizarrement aux chevalets, aux appuie-mains, aux �chelles; des toiles, des cartons, des esquisses �taient enfouis sous un tas de cordes, de paniers, d'arrosoirs; des bo�tes � couleurs �taient remplies de graines; des flacons d'essence, � goulots fracass�s, servaient de vase et de prison � la tige d'une fleur; des pinceaux, des brosses et des palettes se pr�lassaient agr�ablement sur des cuillers de bois et dans des moules � fromages. Un joyeux rayon de soleil glissait l�g�rement � travers cette confusion �trange, et posait l�-bas une aigrette de diamans au front d'une madone enferm�e, caressait ici les racines d'une pauvre plante oubli�e et frileuse, et piquait plus loin une paillette au ventre d'un pot de cuivre luisant comme de l'or. Le vieillard m'observa en silence pendant deux ou trois minutes, pour me juger sans doute d'apr�s l'effet que produirait sur moi la vue de son pandoemonium. Mais comme il s'aper�ut que, loin de para�tre choqu� de ces bizarreries criantes qui eussent irrit� les nerfs d'un bourgeois, je les contemplais au contraire avec le plus vif int�r�t, il se tourna vivement vers son petit-fils et lui dit d'un air satisfait: --Bien, mon gar�on, tu ne m'as pas tromp�, monsieur est un brave et digne �tranger, et pourvu qu'il soit aussi pauvre qu'il est raisonnable... --Rassurez-vous, mon cher h�te, repris-je � mon tour, je n'ai pas une obole � d�penser en tableaux; et fusse-je plus riche qu'un nabab, je comprends qu'il y a certains objets qu'on ne c�de pas au prix de l'or. --Alors soyez le bien-venu, s'�cria la vieux peintre avec toute l'expression de son �me, et il me tendit une main calleuse que je m'empressai de serrer dans les miennes. Soyez mille fois le bien-venu, mon h�te et mon confr�re. Dieu soit lou�, vous ne traitez pas de fou un pauvre vieillard, parce qu'il tient plus � ses tableaux qu'� la vie. Et quand vous les aurez vus, ces tableaux, quand vous aurez su comment ma famille les poss�de depuis tant�t deux cents ans, vous ne serez pas �tonn�, vous, de m'entendre dire que je consentirais plut�t � mendier, moi et mes enfans, qu'� me laisser enlever mon tr�sor. Vous voyez en nous de pauvres paysans, monsieur, mais nous sommes les h�ritiers d'un grand homme; et pour garder dignement cet h�ritage sacr�, il y a toujours eu dans notre famille un peintre, bon, m�diocre ou mauvais, qui, ne pouvant gagner sa vie par son art sans quitter notre village, a pr�f�r� de rester fid�le � son poste de gardien et de laboureur, qui a travaill� le jour dans les champs, la nuit dans l'atelier, et a mani� de la m�me main la b�che et les pinceaux. Mon pauvre fils, le p�re de tous ces enfans que vous avez peut-�tre vus, s'est tu� � la peine. Il �tait meilleur peintre que moi, mais moi j'ai �t� meilleur vigneron que lui; aussi lui ai-je surv�cu pour �lever notre famille. Mais Dieu a bien fait les choses, et il nous a envoy� assez d'enfans pour faire largement la part du travail et de l'�tude. J'ai trois petits-fils qui sont les meilleurs gar�ons de Sainte-Agathe, et dont chacun n'a pas l'�gal dans son m�tier. Quant � ce petit vagabond, ajouta le bonhomme en lui tapant doucement sur la joue, je le destine � la peinture, et il ne manque pas de dispositions. En attendant, je l'ai nomm� Salvator: c'est aussi mon nom, vous en saurez bient�t la cause. --Eh bien! monsieur, interrompit le petit Salvator, impatient de rester si long-temps en place, vous voil� au mieux avec mon grand-p�re, il va vous compter son histoire, ou plut�t l'histoire de ses tableaux. Vous en aurez pour une bonne demi-heure. Comme je connais la chose pour l'avoir entendu raconter au moins trois fois par jour, je vous laisse et je m'en vais veiller au repas. Mon fr�re le garde-chasse va nous apporter du gibier, le p�cheur nous donnera des carpes et des anguilles, et le vigneron songera au fruit, mes trois petites soeurs font la cuisine � tenter les anges du paradis; quant � votre serviteur, en ma qualit� de futur grand homme, je ne sais que manger pour six; mais, vu la circonstance et pour faire honneur � notre h�te, je servirai � table. Seulement, si vous vouliez demander une gr�ce � mon grand-p�re... --Voyons, voyons, laisse-nous donc, bavard, s'�cria brusquement le vieux peintre. --Si vous vouliez, monsieur, continua le gamin sans se d�concerter, m'obtenir la permission d'endosser mes habits de f�te... --Pour les mettre en lambeaux, vaurien... --Mais, grand-papa, s'�cria le petit Salvator presque en pleurant, regardez donc comme je suis fait. Puis-je m'approcher d'une table d'honn�tes gens, arrang� de la sorte? C'est pour le coup que monsieur ne voudrait pas toucher au d�ner. --Va te changer, petit mis�rable, et d�barrasse-nous une fois pour toutes de ta pr�sence. Ma sinc�rit� d'historien m'oblige � faire un aveu, quelque effort qu'il en co�te � mon amiti�. Tout ce que je voyais et tout ce que j'entendais me paraissait si nouveau, si �trange et pourtant si simple, que j'avais compl�tement oubli� Jadin, Jadin avec lequel j'avais jusque alors partag� en fr�re mes plaisirs et mes peines, mes impressions douces ou p�nibles, ma bonne et ma mauvaise fortune; Jadin que j'avais laiss� dans l'affreux bouge que vous savez, � peu pr�s dans la position d'Ugolin, plus Milord, moins les cadavres de ses enfans. Oui, je l'avais oubli�! Mais je dois le dire aussi � mon honneur: � la seule id�e de repas, je me souvins de mon ami, et me penchant � l'oreille du petit Salvator, je lui dis � voix basse: --J'ai mille gr�ces � vous rendre pour votre bonne hospitalit�; je dois cependant vous d�clarer que je n'accepterai le d�ner que vous m'offrez qu'� la condition que mon camarade aussi en profitera. Songez donc qu'il se morfond � cette heure, un peu par votre faute, dans cette horrible caverne o� vous nous avez envoy�s. Il peut bien se passer d'admirer vos tableaux, puisque tel est votre bon plaisir, mais je ne puis pas sans crime et sans remords le laisser mourir de faim l�-bas, tandis que je nage ici dans l'abondance. --Soyez tranquille; je ne suis pas aussi m�chant diable que j'en ai l'air. Votre ami aura sa part du festin. Seulement, comme il s'est un peu trop moqu� de mes guenilles, on la lui servira � la _nobile locanda del Sole_. Et sans plus m'�couter il tourna lestement sur ses talons. --Enfin, dit le vieillard en respirant, il nous laisse un peu en repos! Venez, venez, signor forestiere, mes chefs-d'oeuvre vous attendent. --A vos ordres, signor pittore, lui r�pondis-je en m'inclinant. Alors il poussa la porte par laquelle j'�tais entr�, �carta doucement une vieille tapisserie qui masquait une seconde porte int�rieure, celle que nous avions entendu fermer � notre arriv�e, tira une cl� de sa poche, ouvrit cette seconde porte et me fit passer dans une petite pi�ce d'une architecture simple et s�v�re, qui n'avait pour tout ameublement que deux chaises et une armoire. --Ah �a! mon cher h�te, lui dis-je en m'asseyant sans fa�on, mais c'est une v�ritable chapelle que vous me montrez l�, et je commence � croire que vos tableaux pourraient bien �tre des reliques. --Vous me rappelez, monsieur, toutes les pers�cutions que je me suis attir�es par ma persistance � garder mes chefs-d'oeuvre. On m'a trait� tant�t de fou, tant�t d'�go�ste, quelquefois de sorcier, quelque autre fois de saint. Tout cela, je vous le r�p�te, parce que j'ai entour� ces peintures d'une esp�ce de culte, parce que je n'ai jamais pu me d�cider � les vendre aux juifs ou � les montrer aux sots. J'ai vu passer les habitans de Sainte-Agathe de la curiosit� � l'envie, et de l'envie � la superstition. Croiriez-vous qu'ils sont all�s jusqu'� pr�tendre que je devais leur pr�ter mes tableaux pour gu�rir les hydropiques et pour exorciser les poss�d�s. Un soir, il y a long-temps de cela, la femme d'un de mes voisins �tait en mal d'enfant et souffrait d'atroces douleurs. Quant � cela, je la plains, la pauvre femme; mais �tait-ce ma faute � moi, si elle ne pouvait pas accoucher? Eh bien! ne voil�-t-il pas que ses parens et ses amis s'avisent de venir me demander une de mes images! De mes images! monsieur. Et vous allez voir bient�t que dans mes trois tableaux il n'y a pas l'ombre d'un saint. C'est �gal, il leur fallait un miracle. Je tins bon au commencement; mais le pays s'ameutait, on mena�ait d'enfoncer les portes et de mettre le feu � la maison. Il n'y avait pas de temps � perdre. Illumin� par une id�e subite, � la place du chef-d'oeuvre demand�, je leur livre une vieille cro�te, ouvrage d'un de mes oncles, qui a �t�, apr�s moi, le plus mauvais barbouilleur de la famille. Le tumulte s'apaise, on re�oit avec des cris de joie le vieux tableau tout noirci de fum�e et de poussi�re, on le porte en procession � la maison du voisin, on allume des cierges, on se prosterne et on entonne les litanies. Miracle! les douleurs cessent, la femme est sauv�e: elle accouche de deux jumeaux! Le mari, tout en larmes, veut savoir � quelle sainte effigie il doit l'heureuse d�livrance de sa femme. C'est sans doute la Vierge-aux-Sept-Douleurs, ou sainte Elisabeth, ou tout au moins sainte Anne. Dans l'exc�s de sa reconnaissance, il prend une �ponge et commence � laver les nombreuses couches de poussi�re qui lui cachent les traits de sa c�leste protectrice. Tous les yeux sont fix�s sur le tableau, toutes les l�vres r�p�tent des pri�res, lorsque sur la toile mise � nu on voit appara�tre tout � coup... Devinez qui, monsieur?... Le portrait d'un vieil avocat en robe noire! A dater de ce jour, on m'a laiss� tranquille! --Votre histoire est parfaite, mon cher ma�tre; mais, en v�rit�, il me tarde de voir enfin ces tableaux qui vous ont donn� tant de mal. --Vous avez raison, monsieur, je vous fatigue avec mes redites, mais � mon �ge il est permis de radoter. --A Dieu ne plaise, mon h�te, que vous interpr�tiez si mal mes paroles. Vos r�cits m'int�ressent au plus haut degr�, et si j'ai montr� quelque impatience... --Allons, allons! voici la premi�re de mes reliques, comme vous venez de le dire. Ce n'est, � proprement parler, qu'une esquisse, mais vous y verrez le germe d'un grand g�nie. Et il tira de l'armoire un petit tableau carr� de deux pieds de haut et de deux de large, �ta avec toutes sortes de pr�cautions le morceau de drap dont ledit tableau �tait envelopp�, et s'approchant de la crois�e me montra le pr�cieux croquis dans tout son jour. C'�tait prodigieux d'�clat, d'originalit�, de vigueur. Peut-�tre un critique m�ticuleux e�t trouv� � redire sur quelques parties de cette esquisse, peut-�tre les lignes n'en �taient-elles pas tr�s correctes, ni la composition irr�prochable; mais il y avait dans cette improvisation de quelques heures une touche si hardie et si franche, une conception si puissante et si na�ve, une telle v�rit� de d�tails, qu'il �tait impossible de ne pas y voir le cachet d'un grand ma�tre. C'�tait � coup s�r un souvenir des Calabres ou des Abruzzes. Figurez-vous des rochers noirs, d�vast�s, mena�ans, suspendus comme un pont sur l'ab�me; une plaine aride et maudite, �clair�e par la lumi�re intermittente et livide d'un ciel orageux; de vieux troncs s�culaires se tordant sous l'�treinte de l'ouragan, ou calcin�s par la foudre. Nul vivant n'est t�moin de cette sc�ne de d�solation et d'horreur; ou plut�t dans la lutte affreuse que les �l�mens livrent � la nature, l'homme a succomb� le premier. De quelle mort? Dieu seul le sait! Des os fractur�s, des lambeaux de chair humaine sont sem�s �� et l� sur le sol, mais nul indice ne pouvait vous dire si le mis�rable auquel appartenaient ces tristes d�bris s'est bris� le cr�ne en tombant du pr�cipice, ou s'il a �t� broy� sous la dent des b�tes f�roces. On dirait une page du Dante traduite en peinture. Je tournai et retournai le tableau en tous sens; je l'approchai et l'�loignai de ma vue pour le contempler � mon aise, tandis que le vieillard se frottait les mains de satisfaction et jouissait de ma surprise. --Savez-vous que ce que vous me montrez l� est admirable, lui dis-je en lui rendant son esquisse, et que ce petit chef-d'oeuvre, bien qu'il ne soit pas fini, ne d�parerait pas le mus�e des Studi, ou la galerie du prince Borgh�se? --Ainsi vous ne trouvez pas que j'aie tort d'en avoir le soin que j'en ai? --Bien au contraire. --Et de ne pas jeter mes perles devant... mes compatriotes? --Je ne saurais que vous approuver. --Et d'en avoir refus� six cents ducats du prince de Salerne? --J'en eus fait autant � votre place. --Cependant vous n'avez vu jusqu'ici que le moins pr�cieux de mes trois tableaux. --Je verrai les autres avec le m�me int�r�t; mais comment sont-ils en votre possession, mon cher h�te, et quel en est l'auteur? --Ah! voil�, vous allez me traiter, vous aussi, de vieux bavard, ni plus ni moins que mes bons voisins de Sainte-Agathe. Ma foi, tant pis; je vais vous conter tout cela d'un bout � l'autre, car il faut que vous sachiez que ce n'est pas seulement le prix des tableaux, mais encore, mais surtout le souvenir de celui qui nous les a donn�s, qui nous les rend si chers, � moi comme � tous ceux qui m'ont pr�c�d� dans ma famille, comme � tous ceux qui viendront apr�s moi. Asseyons-nous l�, dit-il en prenant une des chaises, et pr�tez-moi quelques momens d'attention. --Je vous �coute. --Il y a deux cents ans de cela, comme je crois vous l'avoir dit, que le p�re du grand-p�re de mon a�eul, un pauvre paysan comme moi, se tenait sur le pas de sa porte, pour prendre un peu le frais, apr�s une rude journ�e de travail. La soir�e s'annon�ait comme devant �tre orageuse; de gros nuages, amoncel�s lentement pendant le jour, enveloppaient de toutes parts l'horizon. La lune, qui s'allumait d�j� comme un phare, per�ait � peine de sa clart� rouge�tre cet �pais rideau de vapeurs. Rosalvo Pascoli (c'est ainsi que se nommait le paysan), apr�s avoir regard� le ciel deux fois du c�t� de Capoue et deux fois du c�t� de Ga�te, s'�tait lev� pour rentrer, lorsqu'il vit s'avancer vers lui un jeune homme de dix-huit � vingt ans, d'une taille au dessous de la moyenne, dont l'ext�rieur annon�ait plut�t un mendiant qu'un voyageur. Son teint �tait presque aussi brun que celui d'un Maure, ses cheveux d'un noir d'�b�ne flottaient au gr� du vent, h�riss�s et en d�sordre; ses v�temens �taient en lambeaux. Figurez-vous, en un mot, le portrait de mon petit Salvator, tel que vous l'aurez rencontr� tant�t sur la grande route, mais plus grand, plus maigre et plus d�guenill�, si cela est possible. Cependant l'inconnu aborda Rosalvo d'un pas ferme, et lui demanda d'un ton hardi et cavalier: --Saurais-tu, mon brave, m'indiquer une auberge dans les environs o� je puisse trouver, pour mon argent, un g�te et du pain? Mon vieux parent le regarda d'abord avec un �tonnement m�l� de d�fiance, tant les mani�res froides et hautaines du jeune homme contrastaient avec son costume d�labr� et sa d�tresse apparente. Mais, rassur� bient�t par l'air de franchise et d'honn�tet� qu'il crut lire sur ses traits, il lui r�pondit, non seulement sans humeur, mais avec une bont� tout � fait paternelle: --Il y a bien � l'autre bout de Sainte-Agathe un assez mauvais cabaret o� l'on te donnera � peu pr�s ce que tu cherches; mais comme tu ne pourrais pas y arriver, mon gar�on, avant d'�tre surpris par l'orage, entre ici chez nous, et tu trouveras toujours du pain et un asile. --En ce cas, faisons notre prix d'avance, car je ne suis pas bien riche pour le moment, et il n'y a rien que je d�teste tant que les discussions apr�s mon d�ner et les disputes apr�s mon r�veil. Le paysan s'approcha du jeune homme, le prit par la main, et l'attirant vers lui doucement, lui dit de son ton le plus calme: --Regarde bien, mon ami, au dessus de ma porte. --Eh bien, apr�s? --Y vois-tu une enseigne? --Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire, mon ami, que je ne tiens pas auberge, et que je ne vends ni ne loue mon hospitalit�. --Alors, merci, mon brave homme, r�pondit brusquement l'inconnu; j'irai � l'autre bout du village; j'irai, s'il le faut, jusqu'� Rome sans prendre un instant de repos; mais je suis bien d�cid� de ne rien accepter de personne. Et il fit un mouvement pour partir. Le vieux paysan, bless� par un refus auquel il �tait loin de s'attendre, eut envie de tourner le dos � cette esp�ce de mendiant orgueilleux, pour le punir ainsi de son mauvais caract�re; mais il pensa que l'injustice ou la duret� des hommes avait peut-�tre aigri son coeur, et il n'eut pas le courage de l'abandonner � sa destin�e. De larges gouttes d'eau commen�aient � tomber sur les feuilles, le vent sifflait avec furie, et le pauvre gar�on, malgr� la fiert� de ses paroles et l'assurance affect�e de sa d�marche, paraissait tellement � bout de ses forces qu'il n'aurait pu faire trois pas sans succomber � son �puisement et � sa fatigue. Rosalvo l'arr�ta donc par le bras au moment o� il allait s'�loigner et lui dit en souriant: --Tu es un singulier gar�on, sur le salut de mon �me! et quand tu serais le vice-roi d�guis�, tu n'aurais pas plus de morgue et plus d'orgueil. C'est �gal, je ne veux pas me reprocher un jour de t'avoir laiss� partir par une nuit pareille, au risque de te casser le cou ou de mourir de faim sur la route. Tu paieras ton �cot, puisque tel est ton bon plaisir. Je n'y mets qu'une condition: c'est que tu t'en rapporteras � ma probit�; et quoique tu veuilles � toute force transformer ma maison en taverne, je te promets de ne pas trop t'�corcher. --Soit, reprit l'inconnu d'un ton d'indiff�rence, je viderai le fond de ma bourse, mais il ne sera pas dit qu'un paysan de Sainte-Agathe m'a vaincu de courtoisie et de g�n�rosit�. Rosalvo l'introduisit alors dans sa maison et le pr�senta au reste de sa famille. Le jeune �tranger fut re�u sous ce pauvre toit avec tant d'�gards et tant de cordialit� qu'il passa bient�t de sa froide r�serve et de son d�dain amer � la plus franche expansion et aux plus vives sympathies. On lui donna la meilleure place � table; le paysan lui servit les meilleurs morceaux, sa femme lui versa � boire, ses enfans l'entour�rent. On ne prit garde � ses haillons que pour le f�ter davantage. Point de chuchotemens indiscrets, point de curiosit� agressive, point de questions importunes. Parlait-il, on l'�coutait avec int�r�t; voulait-il se taire, on respectait son silence. Bref, il fut tellement charm� de cet accueil si affectueux et si simple, qu'� la fin du repas il �tait de la famille. --Eh bien, mon enfant, reprit alors le vieux Rosalvo d'un ton s�rieux, mais sans col�re et sans amertume, voulez-vous encore payer votre compte comme si vous �tiez au cabaret? --Pardonnez-moi, mon p�re, s'�cria le jeune homme en lui serrant la main, tandis que ses yeux se mouillaient de larmes, j'ai �t� dur et injuste envers vous. Mon orgueil a d� vous para�tre bien d�plac� et bien ridicule dans l'�tat o� je me trouve; mais j'ai tant souffert depuis mon enfance! j'ai �t� si abreuv� d'humiliations et de douleurs d�s mes premi�res ann�es, qu'au moment o� les autres ne font qu'entrer dans la vie je voudrais d�j� en sortir. Tenez, mon h�te, vous me disiez tout � l'heure que si j'�tais le vice-roi en personne je ne serais ni plus r�solu ni plus fier.... Eh bien! dussiez-vous m'accuser de folie, ajouta-t-il en portant la main � son front, je me sens l� quelque chose qui me rend plus orgueilleux que les rois. --Calmez-vous, mon jeune homme, reprit le bon Rosalvo moiti� �tonn�, moiti� attendri par cet �trange discours, vous n'�tes encore qu'un enfant, et vous avez tant d'ann�es devant vous que vous pouvez bien braver l'injustice du sort et r�parer ses erreurs. --Ma foi, vous avez bien raison, s'�cria ga�ment le jeune homme en changeant tout � coup d'expression; au diable la tristesse et les soucis! Vous pourriez croire, grand Dieu! que j'ai le vin morose, ce qui n'est permis que lorsqu'on en a bu de mauvais, tandis que le v�tre �tait excellent. Mais aussi pourquoi me parlez-vous comme si vous �tiez mon p�re? pourquoi cette belle enfant est-elle tout le portrait de ma soeur? pourquoi enfin me faites-vous songer � ma famille? --Comment! demanda le paysan d'un ton de reproche, vous avez une famille, et vous pouvez la quitter! --H�las! reprit le jeune homme, j'en avais une! Mais mon p�re n'est plus; et lorsque le chef est mort, tous les membres se dispersent et se brisent. Et son front s'assombrit de nouveau. --Allons! s'�cria Rosalvo en frappant du poing sur la table, je ne suis qu'un vieil imb�cile; voil� la deuxi�me fois que je vous attriste et vous chagrine par mes sottes questions. Vous devez bien m'en vouloir? --Mais non, je vous assure; et pour que vous n'alliez pas croire, mes amis, que je veuille m'entourer de myst�re, je vous dirai en peu de mots qui je suis, d'o� je viens, quel est le but de mon voyage; car, je ne sais pourquoi, jamais, depuis que je suis au monde, je n'ai �prouv� si vivement le besoin d'�pancher mon coeur. --Tout ce que nous pouvons faire, r�pondit le paysan, c'est de prier Dieu, qui vous a amen� sous notre toit, de seconder vos projets et de b�nir vos esp�rances. --J'accepte vos souhaits, mes amis, et je crois que les voeux de brave gens tels que vous �tes ne pourront que me porter bonheur. J'ai dix-neuf ans pass�s; je ne suis ni le dernier des vagabonds comme mes haillons pourraient le faire croire, ni un gentilhomme d�guis� voyageant, dans cet accoutrement bizarre pour mieux assurer son incognito. Je suis un pauvre artiste; mais quoique depuis ma naissance j'aie eu de bons et de mauvais momens, je n'ai jamais �t� aussi pauvre et aussi malheureux que vous me voyez � cette heure. Je suis n� dans un petit village aux environs de Naples, connu sous le doux nom de _l'Aranella_. Mon p�re �tait un architecte plein de m�rite � qui n'a jamais manqu� qu'une chose: des maisons � b�tir. Mon oncle maternel �tait peintre, et on n'a pu lui reprocher qu'un d�faut, celui de n'avoir jamais eu une commande de sa vie. Aussi, le premier tort de mes parens fut-il de m'�loigner de l'art pour lequel je me sentais un penchant irr�sistible. --Pauvre gar�on! interrompit Rosalvo, ce n'est pas moi qui aurais jamais emp�ch� mes enfans de suivre leur vocation. --D'autant plus que cela ne sert � rien, continua l'�tranger en souriant. Pliez jusqu'� terre un jeune arbre plein de s�ve et de vigueur; quand vous l'aurez courb� comme un arc, il vous �chappe et se redresse tout � coup vers le ciel. On m'envoya � l'�cole chez les bons religieux, qui m'ennuyaient � p�rir. On n'e�t pas �t� f�ch� de faire de moi un pr�tre, voire m�me un camaldule; mais, au lieu d'apprendre mon latin et de r�citer mes psaumes, je volais tout le charbon qui me tombait sous la main pour tracer des paysages sur les murs des cellules, ou dessiner le profil de mon r�v�rend pr�cepteur. Dieu seul peut savoir ce que mes chefs-d'oeuvre m'ont co�t� de calottes. --On allait jusqu'� vous battre! s'�cria le paysan indign�. --Et on n'y allait pas de main morte, je vous en r�ponds; si bien qu'un jour que la correction m'avait paru un peu rude, je plantai l� mon coll�ge et mes ma�tres, et je me sauvai au bout du monde, en Pouille, en Calabre, dans les Abruzzes, que sais-je? J'ai err� de vall�e en vall�e, de montagne en montagne; j'ai souffert le froid et la faim. Je suis tomb� dans les mains des brigands qui m'ont forc� � �tre des leurs. Mais � travers tous mes voyages, au milieu de tous mes malheurs, si je pouvais me procurer un crayon ou des pinceaux, si je pouvais jeter sur le papier ou sur la toile tout ce qui me passait par le cerveau, tout ce qui frappait mes regards, j'oubliais mes chagrins et ma mis�re, je ne pleurais plus que de joie, et je tombais � genoux pour b�nir Dieu, qui m'avait donn� des yeux pour admirer la nature, un coeur pour en sentir les merveilles, une main pour en retracer les beaut�s. --Mon Dieu, que votre �tat doit �tre sublime: interrompit le pauvre paysan, anim� par le feu de l'artiste. --Enfin, je revins � Naples, continua le jeune homme. Mon p�re �tait mort; ma soeur a�n�e avait �pous� Fracanzani, un peintre de talent et de coeur, que la fortune avait trait� presque aussi mal que mon p�re et mon oncle. On dirait que l'indigence est devenue pour nous autres une tradition de famille. Je me mis � travailler nuit et jour pour aider mon beau-fr�re. Vains efforts! les marchands me jetaient au nez mes paysages, ou bien le prix que j'en retirais ne suffisait pas pour acheter mes brosses et mes couleurs. On m'appelait, comme par m�pris, Salvatoriello, et pourtant, j'en jure Dieu, on me nommera un jour Salvator! D�courag�, avili, d�vor� de chagrin et de fi�vre, j'allais succomber � mon d�sespoir, lorsque celui dont je porte le nom a daign� me sauver par un miracle. Je venais de vendre un tableau au plus juif de mes brocanteurs. Le malheureux me reprochait encore les quelques sous qu'il m'avait donn�s pour prix de mon oeuvre, lorsqu'un beau carrosse armori� s'arr�te tout � coup devant sa boutique. La porti�re s'ouvre, et un personnage d'un noble aspect, d'une tournure imposante, fait signe au revendeur, et demande � voir le tableau qu'on vient d'exposer � l'�talage. Tandis que le marchand se confond en r�v�rences, cach� derri�re les roues de la voiture, je ne perds pas un mot de leur entretien. --Quel est le sujet de ce tableau? demandait le cavalier en prenant la toile des mains du brocanteur. --Vous le voyez, Excellence, c'est une Agar dans le d�sert. --Je n'ai jamais rien vu de si profond�ment senti, r�pliqua tout haut le cavalier, et quel prix demandes-tu de cet ouvrage? --Monseigneur, c'est vingt... c'est vingt-cinq ducats tout au juste: c'est le prix qu'il m'a co�t�. J'avais envie de l'�trangler de mes mains. --Vingt-cinq ducats! reprit le cavalier, mais c'est pour rien: je l'ach�te. Et quel en est l'auteur? --L'auteur, Excellence, balbutia le marchand; mais qu'est-ce que cela fait, l'auteur, � votre Excellence? --Comment! qu'est-ce que cela me fait, imb�cile? --Monseigneur, le march� est conclu, et, quel que soit le nom de l'auteur, il n'y a plus � s'en d�dire. --Voici tes vingt-cinq ducats, maraud, parleras-tu maintenant? --L'auteur, Excellence, est un tout jeune homme, qui s'appelle Salvatoriello. --Eh bien! tu diras � ce jeune homme, de ma part, que, lorsqu'il aura des tableaux � vendre, il vienne chez le cavalier Lanfranco; je les lui ach�terai au prix qu'il en voudra; car je le dis en v�rit�, sur mon honneur et sur mon �me, ce petit Salvator est un grand peintre. Ce peu de mots m'a rendu mon courage; j'ai quitt� Naples, mon ingrate patrie, puisque nul n'est proph�te chez soi, et je me suis tra�n� pas � pas jusqu'ici, les pieds bris�s, l'estomac vid�, les v�temens en lambeaux, mais le coeur rempli de foi et d'espoir. Il ne me reste plus qu'une demi piastre pour arriver jusqu'� Rome; mais Rome, c'est mon pays d�sormais; Rome, c'est la fortune; Rome, c'est la gloire! Tandis que le jeune voyageur racontait son histoire, Rosalvo, mon anc�tre et toute sa famille, se serraient autour de lui et l'accablaient de caresses et d'�loges. La parole ardente et fi�vreuse de l'artiste avait jet� comme des �tincelles dans les coeurs de ces honn�tes paysans. Ils regardaient leur h�te avec un �tonnement na�f, et se sentaient attir�s vers lui par un charme dont ils ne savaient se rendre compte dans leur ignorance. --Ah �a! mes amis, reprit enfin le jeune homme, quoique je comprenne � pr�sent que votre hospitalit� ne peut pas se payer au prix de l'or, vous me permettrez que je vous prouve au moins ma reconnaissance. Demain je quitterai cette maison de bonne heure pour aller o� Dieu m'appelle. Mais je ne veux pas me s�parer de vous sans vous laisser un souvenir. Je dois avoir ici dans ma besace des pinceaux, des couleurs, des morceaux de toile et d'�toffes, des cordes de luth et des papiers de musique; en un mot, tout mon bagage de boh�mien et d'artiste. Vous voyez que ce n'est pas lourd. Je vais vous faire une esquisse. Cela n'a pas une grande valeur pour le moment; mais plus tard, qui sait? vous la vendrez peut-�tre assez bien, si la proph�tie du bon Lanfranco vient � s'accomplir. Ce fut alors, monsieur, que d'une main ferme et s�re il esquissa le beau paysage que vous venez d'admirer. Vous savez maintenant de qui je veux parler, si toutefois le style du tableau ne vous avait d�j� r�v�l� le nom de l'auteur. Je vais vous montrer les deux autres, et je vous dirai, le plus bri�vement qu'il me sera possible, � quelle occasion on en fit cadeau � ma famille. Arriv� � ce point de son histoire, le descendant de Rosalvo Pascoli fit une pause et me regarda avec une l�g�re h�sitation, partag� qu'il �tait, l'honn�te vieillard, entre la crainte et le d�sir de continuer son r�cit. Vraiment, il s'�coutait lui-m�me avec tant de bonheur, qu'il e�t �t� dommage de troubler la joie de ce brave homme, moiti� paysan, moiti� artiste, de cette excellente nature amphibie, si le lecteur veut bien nous passer le mot. Je le priai donc d'aller toujours; et c'est une justice � lui rendre, il ne se le fit pas r�p�ter deux fois. --O� en �tions-nous donc rest�s, monsieur? --Le jeune homme �tait parti pour Rome, afin d'y retrouver le cavalier Lanfranco, et ma�tre Rosalvo, votre trisa�eul, je crois, avait accept� l'esquisse que vous venez de me montrer. --Eh bien! continua le vieillard, pendant douze ans on n'entendit plus parler de Salvatoriello. Les paysans de Sainte-Agathe retourn�rent � leurs travaux ordinaires, et personne ne songea plus au jeune voyageur qui s'�tait arr�t� par un soir d'orage sous le toit du bon Rosalvo. Au bout de la douzi�me ann�e, un jour, vers midi, par un �clatant soleil de juillet, le village entier fut mis en �moi par l'arriv�e d'un �tranger de la plus haute distinction. A voir le train qu'il menait, on e�t dit un prince du Saint-Empire, ou un grand d'Espagne de premi�re classe. Les postillons faisaient claquer leur fouet comme s'ils eussent conduit le duc d'Arcos en personne. Une nombreuse escorte d'estafiers, de valets et de pages suivait ou pr�c�dait la voiture attel�e de six chevaux qui fumaient sous leur harnais et blanchissaient leurs mors d'une �cume bouillante. L'�tranger fit arr�ter son �quipage devant la porte de Rosalvo, et, sans donner le temps � ses domestiques d'abattre le marchepied, il sauta l�g�rement � terre. C'�tait un noble et brillant cavalier de trente-deux � trente-quatre ans, d'une beaut� m�le et fi�re, d'une rare �l�gance. Ses traits vivement accus�s, ses yeux tr�s noirs, sa peau tr�s brune, sa moustache fine et retrouss�e, le faisaient ressembler plut�t � un Espagnol qu'� un Napolitain, et plut�t � un Arabe qu'� un Espagnol. Il portait le plus beau costume qu'on puisse voir. Cape et pourpoint richement brod�s, toque � m�daillon d'or � plumes flottantes, �p�e � fourreau de velours, � poign�e de diamans. Tout cela �tait d'un luxe �crasant, d'une magnificence inou�e. Tandis que le pauvre Rosalvo, les cheveux tout blancs, le dos vo�t� par les ann�es, s'avan�ait lentement pour demander quel �tait l'�minent personnage qui daignait s'arr�ter devant sa porte, celui-ci le pr�vint, et, faisant quelques pas � sa rencontre, lui expliqua en peu de mots l'objet de sa visite. --Je suis un amateur de tableaux, lui dit-il, un antiquaire forcen�; pour l'acquisition d'un chef-d'oeuvre qui manque � ma galerie, pour l'achat d'un cam�e qui manque � ma collection, je donnerais la moiti� de ma fortune. Souvent je descends de ma voiture, souvent je fais une demi-lieue � pied pour fouiller les villes et les villages, les ch�teaux et les chaumi�res, le palais du riche et le taudis du pauvre; car bien des fois j'ai d�couvert des meubles rares, des armures de prix, des curiosit�s d'une grande valeur, l� o� je m'attendais le moins d'en trouver. --Seigneur cavalier, r�pondit le paysan, je suis d�sol� de la peine que vous avez prise en descendant chez moi, mais vous ne trouverez rien ici qui soit digne de fixer votre attention. --Peut-�tre avez-vous quelque objet dont vous ignorez l'importance? --Je ne le pense pas, monseigneur. --Voyons toujours, r�pliqua l'�tranger; et, sans attendre d'autre r�ponse, il entra dans la pi�ce principale, et se mit � regarder attentivement de tous les c�t�s. Tout � coup ses yeux brill�rent, et il s'�cria d'une voix triomphante: --Eh bien! que vous ai-je dit, mon brave homme? Vous avez l� un petit tableau dont je m'arrangerai � merveille. --Ce tableau n'est pas � vendre, r�pondit s�chement le vieillard. --Bien, bien, vous ne savez pas que je suis homme � en donner cinquante piastres s'il le faut. --Je vous ai dit, seigneur cavalier, que ce tableau n'�tait pas � vendre. --Alors, je doublerai la somme. --C'est inutile. --Je la triplerai. --Quand vous voudriez m'acheter cette esquisse au poids de l'or, je ne vous la vendrais pas, monseigneur. --Ah! et qu'y a-t-il donc de si pr�cieux dans ce tableau pour que vous mettiez un tel acharnement � le garder? --Ce tableau, Excellence, est le souvenir d'un pauvre jeune homme que je n'ai vu qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie. --Son �ge? --Il n'avait pas encore vingt ans. --Sa patrie? --Naples. --Son nom? --Salvatoriello. --Viens dans mes bras, bon Rosalvo, s'�cria l'�tranger attendri jusqu'aux larmes; le Salvatoriello que tu aimes tant, c'est moi. Tu vois bien que tes souhaits m'ont port� bonheur: je suis le premier peintre de mon si�cle, mes tableaux sont pay�s au poids de l'or, les cardinaux et les princes se disputent l'honneur d'�tre admis dans mon atelier. Honneurs, plaisirs, richesses, j'ai tout ce qu'on aurait pu d�sirer. La r�alit� a d�pass� mes r�ves; et pourtant, ajouta-t-il en baissant la voix, pourtant, si tu savais, mon vieux Rosalvo, � quels honteux moyens j'ai d� descendre pour attirer sur moi les regards de la foule, pour saisir dans mes bras ce vain fant�me que nous appelons la gloire, et qui n'est qu'un peu d'air et de fum�e, pour fixer ce bruit vague et passager qui se fait tant�t autour d'un nom, tant�t autour de l'autre; pareil au vent qui souffle tant�t du c�t� du nord, tant�t du c�t� du midi! Si tu savais tout ce que j'ai tent�, tout ce que j'ai souffert! Je me suis fait com�dien, saltimbanque, histrion. Salvator est devenu Coviello. Honte et mal�diction sur ce si�cle corrompu, sur ces hommes inf�mes, sur ces villes maudites! --Eh quoi! mon enfant, toujours triste, toujours irrit� contre tout? Rien ne pourra donc calmer au fond de ton coeur cette bile am�re qui fait tourner en fiel tout ce qu'on y verse! --C'est vrai, reprit l'artiste en souriant, j'allais te r�citer une de mes satires, sans penser qu'il vaut mieux te la traduire en peinture, puisque tu aimes tant les tableaux. La derni�re fois que je suis pass� par Sainte-Agathe, il y a douze ans, je t'ai esquiss� une sc�ne des montagnes au milieu desquelles j'avais v�cu jusque alors: cette fois que je viens de Rome, je te dessinerai une sc�ne de la cour que je viens de quitter. Alors tu t'es content� d'une esquisse de Salvatoriello, maintenant tu auras un tableau de Salvator. --Et il me sera doublement cher, car maintenant j'ai dans ma famille un peintre et un savant. Ne croyez pas que je plaisante, seigneur cavalier: depuis le soir o� vous avez dormi sous notre toit, mon plus jeune fils a appris le dessin et la grammaire; et qui sait si un jour il ne pourra copier vos tableaux ou �crire vos M�moires! En attendant, que dites-vous de la surprise que je vous ai m�nag�e? --Je vous ai pr�venu, mon h�te, s'�cria Salvator; j'ai aussi un fils, moi, et je l'ai appel� Rosalvo. L'artiste et le paysan s'embrass�rent. Chacun des deux avait �t� fid�le au souvenir d'une noble et touchante amiti�. Aussit�t Salvator fit signe � un de ses valets, et, ayant demand� sa palette et ses pinceaux, jeta � larges traits sur la toile l'�trange et merveilleux sujet que vous allez voir. C'est le second chef-d'oeuvre de ma collection. A ces mots, le vieillard de Sainte-Agathe tira de l'armoire son second tableau richement encadr�, �carta son rideau de soie qui le couvrait et me le montra en silence. C'�tait la reproduction fid�le, ou plut�t la conception premi�re, du c�l�bre tableau de la _Fortune_. La d�esse verse de sa corne d'abondance un torrent de mitres, de couronnes, de croix, de pierreries; tandis que des s�nateurs, des cardinaux, des �v�ques, sous les traits de b�tes immondes ou de reptiles venimeux, se disputent ces tr�sors. Dire tout ce que l'artiste a jet� de verve, d'imagination et d'esprit dans cette vive et mordante all�gorie, ce serait une chose impossible. Je me contentai d'assurer mon paysan de Sainte-Agathe qu'il poss�dait vraiment un chef-d'oeuvre. --Je crois bien, s'�cria mon vieillard, c'est le v�ritable original de Salvator; celui qui est en Angleterre n'est qu'une copie. --Or donc, pour vous finir mon histoire, aussit�t que l'illustre peintre eut achev� ce tableau, il prit cong� de Rosalvo; mais, avant de le quitter, il le tira � l'�cart, et tombant � genoux devant lui: --Mon p�re, lui dit-il, lorsque j'allais de Naples � Rome, vos souhaits m'ont suivi; mais � pr�sent que je vais de Rome � Naples, il me faut plus que des voeux; car j'ai une mission sainte et belle � remplir. B�nissez-moi, mon p�re! ma patrie m'a reni�, je vais me venger de ma patrie! mais en brisant ses fers, en exterminant ses tyrans, en lui rendant la libert�! --Que Dieu t'accompagne et te prot�ge, mon enfant; mais je crains que tes efforts soient inutiles. Les fers sont trop entr�s dans la chair; vous pourrez les secouer peut-�tre, mais les briser, jamais! H�las! mon pauvre a�eul avait dit vrai. Six mois ne s'�taient pas �coul�s apr�s sa derni�re entrevue avec l'heureux et brillant Salvator, lorsqu'un soir, � minuit, tandis que les habitans de Sainte-Agathe �taient plong�s dans le plus profond sommeil, on entendit frapper � la porte de Rosalvo � coups redoubl�s. Le vieillard se trouva debout le premier; ses enfans saut�rent sur leurs fusils, les femmes pouss�rent un cri d'effroi. --Qui va l�? demanda Rosalvo alarm�. --C'est moi, Salvator; ouvrez-moi. La porte s'ouvrit et Rosalvo recula de trois pas devant l'apparition d'un fant�me. Salvator habill� de noir de la t�te aux pieds, les cheveux h�riss�s, la barbe en d�sordre, l'�p�e nue � la main, se pr�senta � ses amis de la campagne, comme un spectre sortant du tombeau. --Tout est fini, dit-il, Naples est retomb�e plus que jamais sous le joug de ses tyrans. Il s'�tait trouv� un homme, un p�cheur pour se mettre � notre t�te et d�livrer son pays. Des tra�tres l'ont tu�. Fracanzani, mon beau-fr�re, est mort empoisonn� dans sa prison. Aniello Falcone se sauve en France; moi, je retourne � Rome pour ne plus revenir; c'est la troisi�me et derni�re fois que vous me verrez. Je suis le seul qui reste des chevaliers de la Mort. --Es-tu poursuivi, mon enfant? demanda Rosalvo avec cette m�me tendresse inqui�te, cette m�me sollicitude paternelle qui ne s'�taient pas d�menties un seul instant. --Poursuivi? reprit le peintre d'un ton �gar�; oui, je le suis par mes id�es qui m'accablent, par le chagrin qui me ronge, par la fureur qui me tue. Vite, vite des pinceaux, des couleurs, ou je sens que je vais devenir fou. Il se promena de long en large dans la chambre, pleura, hurla, s'arracha des poign�es de cheveux. Puis, saisissant son pinceau d'une main convulsive, il tra�a sur la toile le plus affreux carnage qui ait jamais ensanglant� un tableau. Je crois qu'il n'y a pas une bataille au monde qui puisse soutenir la comparaison de ce chef-d'oeuvre. Voyez plut�t! En disant cela, le vieillard, au comble de l'enthousiasme, arrachait son v�tement de brocart � son dernier tableau. Je ne pus retenir un cri d'admiration. Je n'avais jamais rien vu de plus sublime. Ce n'�tait plus ni un site agreste et sauvage, ni une �blouissante satire; c'�tait une sc�ne atroce, flagrante, �pouvantable de destruction, de mort et de vengeance! Des chevaux nageant dans le sang jusqu'au poitrail; des t�tes s�par�es de leur tronc roulant comme des boulets refroidis, des bless�s g�missant, des vainqueurs hurlant, les mourans qui r�lent. Je ne pense pas que la r�alit� soit plus effrayante. --Eh bien! que dites-vous de cela, monsieur l'�tranger? --Je dis que vous avez les trois plus beaux Salvator-Rosa qui soient au monde. --Et moi je dis que le d�ner est servi, s'�cria le petit paysan en mettant son nez � la porte de l'atelier. Quand le repas fut fini, repas gai, aimable et cordial s'il en fut, je quittai mes bons amis de Sainte-Agathe, regrettant jusqu'au fond de mon coeur de ne pouvoir payer royalement leur hospitalit� par des chefs-d'oeuvre. Tout ce que je puis faire ici, c'est de leur consacrer un souvenir dans ces pages. Admirable puissance du g�nie! il a suffi du passage d'un grand artiste au milieu d'une pauvre famille de paysans pour y laisser comme une trace lumineuse qui se perp�tue � travers les si�cles. Quant au petit Salvator que nous avions pris, Jadin et moi, pour un n�gre, je l'ai, � mon dernier voyage, retrouv� � Rome, o� il m'a fait les honneurs de la Farnesina. C'est un des pensionnaires les plus distingu�s du roi de Naples. XXI Route de Rome. En revenant � Sainte-Agathe dei Gothi, nous appr�mes une chose que nous ignorions: c'est que notre conducteur, ayant cru que nous voulions nous en retourner par la route de B�n�vent, ce qui allongeait quelque peu notre chemin, nous avait d�j� fait faire huit lieues de trop. Nous ne les regrett�mes point, ou plut�t je ne les regrettai point, car, ainsi qu'on l'a vu, Jadin n'avait rien eu � faire dans l'aventure qui venait de m'arriver, et dont je ne comptais lui parler qu'� distance convenable, de peur de quelque sc�ne f�cheuse entre lui et son confr�re. Il �tait tard et nous voulions aller coucher � Caserte, pour visiter le lendemain les deux Capoues. Nous arriv�mes � notre g�te vers les sept heures du soir. Heureusement, ce que nous d�sirions voir pouvait se voir au clair de la lune. Caserte est le Versailles napolitain. B�ti par Vanvitelli et command� par Charles III, ce palais a la pr�tention d'�tre le plus grand palais de la terre, ce qui fait que tr�s probablement il en est en m�me temps le plus triste. Ajoutez que, comme celui de Versailles, il est b�ti dans un endroit o� ce n'est qu'� force de travaux qu'on a pu lui faire quelques pauvres petits horizons. Il faut, on en conviendra, �tre bien royalement capricieux, quand on a Naples, Capo di Monte et Resina, pour venir habiter Caserte. Il est vrai que Caserte a des chasses magnifiques, et que de tout temps, comme nous l'avons dit, les rois de Naples ont �t� de grands chasseurs devant Dieu. Un des trois parcs, parc fourr�, noir, f�odal, est encore aujourd'hui fort giboyeux, � ce que l'on assure. Ce beau parc, que nous v�mes � la nuit tombante, et qui n'y perdit certes rien, comme po�sie et comme majest�, est flanqu� d'un autre parc, bien peign�, bien soign�, bien fris� � la mani�re de celui de Versailles, avec une cascade assez belle qui tombe d'un sombre rocher qui me para�t �tre n� sur place, ce qui arrive rarement aux rochers des jardins anglais, et une foule de statues repr�sentant Diane, ses nymphes et le malheureux Act�on, d'indiscr�te m�moire, d�j� � moiti� chang� en cerf. Ce parc lui-m�me est voisin d'un jardin anglais, avec grottes, ruisseaux, ponts chinois, chaumi�res, serres et magnolias. Nous soup�mes et nous couch�mes � Caserte, fort bien m�me, consignons-le en l'honneur de l'aubergiste, cela n'arrive pas souvent sur la route de Naples � Rome; il est vrai que je me trompe et que Caserte, plac�e en dehors des grands chemins, n'est sur aucune route. Le lendemain matin, un cic�rone, o� n'y a-t-il pas de cic�rone en Italie? nous proposa d'aller voir la magnifique filature de San Lucio. J'ai peu d'enthousiasme en g�n�ral pour visiter les �tablissements industriels: les directeurs de ces sortes d'�tablissemens sont presque toujours f�roces; une fois qu'ils vous tiennent, ils ne vous font pas gr�ce d'un m�tier, ils ne vous �pargnent pas un fil de soie. Aussi nous serions-nous priv�s de la magnifique filature, si je ne m'�tais point rappel� que San Lucio �tait la fameuse colonie du roi Ferdinand: car le roi Ferdinand �tait non seulement un grand chasseur devant Dieu, mais aussi un grand p�cheur devant les hommes: or, de son temps, il avait, pour le plaisir de ses yeux sans doute, rassembl� dans cette filature, qu'il avait fond�e avec une bont� toute paternelle, les plus belles filles des environs: ces filles �taient fort reconnaissantes � leur fondateur, et lui prouvaient leur reconnaissance de toutes les mani�res. Enfin, le roi Ferdinand fut si paternel et les belles filles si reconnaissantes, qu'il r�sulta de ce double �change de sentimens vertueux toute une population de petits fileurs et de petites fileuses qui obtinrent de leur royal protecteur une esp�ce de constitution beaucoup plus lib�rale que celle de 1830: un des articles de cette constitution porte que les gar�ons seront exempt de tout service militaire, et que les filles auront chacune trois cents francs de dot; aussi les mariages abondent-ils � San Lucio. A onze heures du matin nous quitt�mes Caserte, et nous nous dirige�mes sur l'ancienne Capoue. H�las! Capoue est de nos jours un de ces noms menteurs comme nous en ont tant l�gu�s les menteurs historiens de Rome; cependant il faut le dire, aux ruines qui existent encore, il est facile de voir de quelle importance �tait cette fameuse ville qui, selon Tite-Live, fut le tombeau de la gloire d'Annibal. Capoue, cette ville de la Campanie, dont la civilisation �trusque avait de cinq cents ans devanc� la civilisation de Rome, et que Rome, la grande jalouseuse de toutes les gloires, traita comme Carthage, avait un magnifique amphith��tre dont on peut encore admirer les ruines; car ce fut Capoue, la ville civilis�e par excellence, qui inventa les combats de gladiateurs. D'o� venait cette f�rocit� instinctive aux f�roces habitans de la Campanie? de l'exc�s des volupt�s m�mes. Quand on est blas� sur les plaisirs doux et humains, il faut bien inventer d'autres plaisirs cruels et sanglans. Cic�ron, qui, en sa qualit� d'avocat, n'�tait jamais embarrass� de r�pondre par un paradoxe ou par une antith�se � une question quelconque, dit que c'�tait la fertilit� du sol qui faisait la f�rocit� des habitans. En tous cas, les Romains se charg�rent de faire oublier par des cruaut�s plus grandes toutes les cruaut�s qu'avaient pu commettre les Campaniens. Capoue, prise par eux, fut livr�e au pillage, un peu d�molie et beaucoup br�l�e; ses habitans, r�duits en esclavage, furent vendus � l'encan sur ses places publiques; enfin, ses s�nateurs furent battus de verges et d�capit�s. Il est vrai, � ce que dit le doux et bon Cic�ron, que c'�tait une action command�e par la prudence, et non par l'amour du sang:--_Non crudelitate, sed consilio_.--Ajoutons qu'un des reproches de mollesse que firent les Romains aux Capouans fut d'avoir invent� le velarium, grande toile suspendue au dessus des cirques et des th��tres pour garantir les spectateurs du soleil; il est vrai que les Romains, s'apercevant bient�t � leur tour que mieux valait �tre � l'ombre qu'au soleil, adopt�rent le susdit velarium, si fort reproch� � ces pauvres Campaniens.--Voir Su�tone, article N�RON. Il y a un souvenir qu'�veill� encore tout naturellement Capoue: c'est celui d'Annibal. On trouve de par le monde historique une malheureuse. phrase de Florus, qui dit, � propos du h�ros de Cannes, de la Trebbia et de Thrasim�ne: _Cum victoria posset uti, frui maluit_; c'est-�-dire: Lorsqu'il pouvait user de sa victoire, il aima mieux en jouir. C'est un fort joli concetti antique, nous n'en disconvenons pas; mais, nous en sommes bien s�r, son auteur, en l'�crivant, ne comprenait pas toute la port�e qu'il devait avoir. En effet, ce malheureux concetti a �t� pour Annibal ce que les deux fameuses chansons de M. de La Palisse et de M. de Marlborough ont �t� pour les deux grands capitaines de ce nom. Annibal, accus� de s'�tre endormi dans les d�lices, a �t� d�shonor� � tout jamais. Mais ce qu'il y a surtout de remarquable, ce sont les attaques de nos professeurs de coll�ge, contre le fils d'Amilcar, � l'endroit de cette malheureuse Capoue; comme ils traitent ce fain�ant d'Annibal; comme ils m�prisent ce pauvre h�ros; comme � sa place ils auraient march� sur Rome; comme ils auraient pris Rome; comme ils auraient fait dispara�tre Rome de la surface de la terre! Il n'y a pas jusqu'� mon pauvre pr�cepteur, un bon et excellent abb�, qui, � part les f�rules qu'il nous donnait, n'aurait pas voulu faire de mal � un enfant, qui n'e�t �tabli son plan de campagne pour marcher sur Rome. Quand nous en �tions � ce malheureux passage de Flerus, il tirait son plan de sa biblioth�que, l'�tendait sur notre table d'�tude, faisait un compas de ses deux doigts, et nous montrait comme c'�tait chose facile que de s'emparer de la ville �ternelle. Ah! s'il e�t �t� � la place d'Annibal! Il est vrai qu'il y a un autre abb�, et celui-l� s'appelle l'abb� de Montesquieu, qui pr�tend qu'Annibal n'a fait qu'une halte de quelques jours pour reposer son arm�e, fatigu�e par une marche de huit cents lieues et par trois victoires successives, ce qui �quivaut presque � une d�faite, Il est vrai encore qu'il y a d'autres esprits intelligens qui ont �t� chercher � Carthage m�me le secret de la temporisation d'Annibal, et qui ont vu que l�, comme partout, il y avait de petits rh�teurs qui faisaient la guerre au grand g�n�ral, des robes qui morig�naient la cuirasse, des plumes qui calomniaient l'�p�e. Annibal demandait des secours � cor et � cri. Rome �tait perdue, disait-il, l'Italie �tait � lui si on lui envoyait des secours. Mais on lui r�pondait, ou plut�t les rh�teurs r�pondaient � ses messages, car � lui ils n'eussent, selon toute probabilit�, pas os� r�pondre; les rh�teurs r�pondaient donc: �Ou Annibal est vainqueur, ou Annibal est vaincu. S'il est vainqueur, il est inutile de lui envoyer des secours; s'il est vaincu, il faut le rappeler.� C'est � peu pr�s ce que l'on r�pondait � Bonaparte quand, lui aussi, s'endormait dans les d�lices du Caire, o� il avait � lutter contre une insurrection tous les huit jours, et contre la peste deux fois par an. Mais Bonaparte avait affaire au directoire fran�ais et non au s�nat carthaginois. Bonaparte r�pondit en traversant, lui troisi�me, la M�diterran�e, et en venant faire le 18 brumaire. Il y a encore, il faut le dire, entre ces deux opinions qui divisent en deux cette grande question historique, de savoir si Annibal est rest� des mois � Capoue ou s'il n'y a fait qu'une halte de quelques jours, une troisi�me opinion qui pr�tend qu'Annibal n'y a jamais mis le pied. Cette opinion pourrait bien �tre la vraie. Cela me rappelle que les Romains, les incr�dules s'entend, disent qu'il y a deux hommes qui ne sont jamais venus � Rome. Ces deux hommes, selon eux, sont l'ap�tre saint Pierre et le pr�sident Dupaty. Comme nous eussions fort mal d�n�, et que, selon toute probabilit�, nous n'eussions pas dormi du tout dans la ville des d�lices, nous part�mes, apr�s avoir visit� l'amphith��tre et les quelques ruines qui l'entourent, pour la moderne Capoue. La moderne Capoue est une fort jolie ville, selon Vauban, Montecuculli et Folard; elle est muraill�e, bastionn�e et potern�e, elle a des lunes, des demi-lunes, des chemins de ronde, tout cela donnant sur un beau paysage, avec un horizon de montagnes d'un c�t�, et la mer de l'autre. Au reste, peu de choses � voir, except� la cath�drale, soutenue presque enti�rement par des colonnes enlev�es � l'ancien amphith��tre. En sortant de Capoue, nous rencontr�mes un premier fleuve, que je crois �tre le Volturne: pardon, messieurs les savans, si je me trompe, je n'ai sous les yeux ni mes albums qui sont � Florence, ni mes cartes qui sont rue du Gazom�tre, et que je serais oblig� d'y aller chercher, ce qui n'en vaut pas la peine; et un second fleuve qui est � coup s�r le Garigliano, c'est-�-dire l'ancien Liris. Nous travers�mes ce fleuve po�tique de la fa�on la moins po�tique de la terre. On nous mit, nous, nos chevaux et notre voiture, dans un bac, et on nous fit filer le long d'une corde, si bien que nous nous trouv�mes de l'autre c�t� au bout de cinq minutes. Notre passeur, au reste, �tait d�sol�; on m�ditait un pont en fil de fer,--un pont de fil de fer sur le Liris! Pourquoi pas? on va bien du Pir�e � Ath�nes en omnibus; et l'on remonte bien l'Euphrate en bateau � vapeur. Au reste, c'est, on se le rappelle, sur les bords du Garigliano que notre arm�e fut d�faite par Gonzalve, ce qui fait que Brant�me, redevenant Fran�ais un instant, apr�s avoir pass�, il y a trois cents ans, le Liris, au m�me endroit o� nous venons de le passer nous-m�mes, s'�crie: �H�las! j'ai veu ces lieux l� dernier, et mesme le Gariglian, et c'estait male tard, � soleil couchant, que les ombres et les masnes commencent � se paroistre comme fantosmes, plust�t qu'aux autres heures du jour, o� il me sembloit que les asmes g�n�reuses de ces braves Fran�ois l� morts s'eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me r�pondoient sur les plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort.� Nous touchions � la voie Appienne, l� plus belle des voies antiques, celle sur laquelle les Romains qui avaient quelque prescience de l'endroit o� ils mourraient, ordonnaient de placer leurs tombeaux. Elle existait du temps de la r�publique. C�sar, Auguste, Vespasien, Domitien, Nerva, Trajan et Th�odoric la r�par�rent successivement. Arriv�s o� nous nous trouvions, elle s'�lan�ait vers B�n�vent, et s'en allait mourir � Brindes: ce fut cette route qu'Horace suivit dans son po�tique voyage. Nous traversions les souvenirs antiques, marchant en plein sur l'histoire et sur la fable, coudoyant � chaque pas Tacite et Horace. Notre postillon (un postillon romain ou napolitain pourrait parfaitement �tre re�u, soit dit en passant, � l'Acad�mie des inscriptions et belles-lettres) nous apprit que quelques ruines, sur lesquelles nous allions sautillant de d�combres en d�combres, �taient l'ancienne Minturnes. --Ainsi, les marais que l'on aper�oit d'ici? demandai-je en �tendant le bras dans la direction de la route de San-Germano. --Sont ceux o� se cacha Marius, r�pondit mon postillon. Je lui donnai deux pauli. C'est au m�me endroit � peu pr�s o� Marius se cacha, que Cic�ron fut tu� et Conradin trahi. Nous avons racont� ailleurs comment l'orateur antique et le jeune h�ros du moyen-�ge �taient morts. Nous all�mes d�ner � Mola; on nous conduisit dans une grande salle dont toutes les fen�tres �taient ferm�es pour maintenir la fra�cheur de l'air; puis tout � coup, comme �tendus dans de bonnes chaises nous nous �ventions avec nos mouchoirs, le gar�on ouvrit une de ces fen�tres. Il est impossible d'exprimer la magie du paysage que cette esp�ce de lanterne magique venait de d�voiler � nos yeux. Nous plongions sur ce golfe si calme qu'il semblait un miroir d'azur, et de l'autre c�t�, s'avan�ant jusqu'� l'extr�mit� du promontoire, nous apercevions Ga�te, Ga�te, c�l�bre par ses vergers d'orangers, ses deux si�ges soutenus, l'un en 1501, l'autre en 1806, et surtout par ses femmes blondes. C'est une fille de Ga�te qui servit de mod�le au Tasse pour le portrait d'Armide. Pardon, nous oublions encore une des c�l�brit�s de Ga�te. C'est sur son rivage que Scipion et L�lius s'amusaient � faire des ricochets, comme plus tard Auguste s'amusait � jouer aux noix avec les petits polissons de Rome. Apr�s le d�ner, nous all�mes faire une promenade jusqu'� Castellone de Ga�te, l'ancienne Formies, dont une portion des murs, plus une porte, existent encore. C'est entre ces deux bourgs qu'�tait situ�e une des villas de Cic�ron; c'est de cette villa qu'il fuyait, cach� dans sa liti�re, lorsqu'il fut rejoint par le tribun Popilius, dont il avait �t� l'avocat, qui lui coupa la t�te et les mains, en mani�re de reconnaissance; il est probable que si Popilius a eu pendant le reste de sa vie quelque autre proc�s, le tribunal aura �t� forc� de lui nommer un d�fenseur d'office. L'emplacement o� �tait, selon toutes les probabilit�s, situ�e cette villa, fait partie aujourd'hui de la propri�t� du prince de Caposele. Une autre tradition veut qu'une source qui coule dans la m�me propri�t� soit la fameuse fontaine Artacia, pr�s de laquelle Ulysse rencontra la fille d'Antiphate, roi des Lestrigons, laquelle allait, comme une simple mortelle, y puiser une cruche d'eau. La voiture nous suivait par derri�re; nous n'e�mes donc qu'� nous y r�installer, lorsque nous e�mes vu tout ce que nous voulions voir, et nous repart�mes; une demi-heure apr�s nous �tions � Ytry, patrie du fameux Fra Diavolo, si c�l�bre en Campanie, et surtout � l'Op�ra-Comique. Fra Diavolo �tait un brave homme de cur�, disant son br�viaire comme un autre, confessant tant bien que mal les voleurs des environs, qui venaient lui conter leurs petites peccadilles, et dont il se faisait des amis en ne les ab�mant pas trop de p�nitences, lorsqu'un beau matin, quand il fut question de nommer Joseph Napol�on roi de Naples, l'envie lui prit de s'opposer � cette nomination. En cons�quence, sans changer de costume, il passa une paire de pistolets � sa ceinture, pendit un sabre par dessus sa soutane, prit une carabine qu'il avait trouv�e dans le presbyt�re et qui lui venait de son pr�d�cesseur, et, faisant appel � ses ouailles, au nombre desquelles, comme nous l'avons dit, �tait bon nombre de brigands, il se mit en campagne, gardant les d�fil�s de Fondi, et �gorgeant tous les Fran�ais isol�s qui y passaient. Ces exploits firent bient�t si grand bruit, que l'�cho en alla retentir � Palerme, o� �taient � cette �poque Ferdinand et Caroline; leurs augustes majest�s invit�rent alors Fra Diavolo � les aller voir, et, comme il se h�ta de se rendre � cette gracieuse invitation, elles lui conf�r�rent le grade de capitaine. Fra Diavolo revint � Ytry investi de cette nouvelle dignit�; mais cette nouvelle dignit� ne lui porta point bonheur. Mass�na, apr�s avoir pris Ga�te, ordonna une battue g�n�rale dans les environs: Fra Diavolo fut pris avec deux cents hommes de sa bande � peu pr�s; ses deux cents compagnons furent incontinent pendus aux arbres de la route. Mais comme les Napolitains niaient que Fra Diavolo qui, selon leur opinion, � eux, opinion que justifie le nom qu'ils lui avaient donn� de fr�re Diable, avait mille ressources de magie � son service; comme les Napolitains, dis-je, niaient que Fra Diavolo e�t �t� assez imprudent pour se laisser prendre, on conduisit l'ex-cur� � Naples, on le promena pendant trois jours dans les rues de la capitale, apr�s quoi on lui trancha la t�te sur la place du March�-Neuf. Tout cela ne fit point que, pendant tout le r�gne de Joseph et de Murat, les esprits forts ne niassent la mort de Fra Diavolo. Qu'une illustration moderne ne nous fasse point perdre de vue un souvenir antique. Ytry est l'ancienne _Urbs Mamurrarum_ d'Horace; c'est l� que Mur�na lui pr�ta sa maison et Capiton sa cuisine: Muraena praebente domum, Capitone culinam. Nous nous arr�t�mes � Ytri. Je me rappelais la nuit qu'� mon premier voyage j'avais pass�e � Terracine, nuit terrible parmi les terribles nuits que j'ai subies en Italie. Je me rappelais ces malheureux lits recouverts de serge verte, dans lesquels nous nous �tions tourn�s et retourn�s six heures, sans pouvoir arriver � fermer l'oeil une seule minute. Il est vrai que, l'esprit exalt� par la menace �ternelle d'un seul et m�me danger, j'avais, � force de chercher, trouv� un costume de nuit qui me mettait � peu pr�s � l'abri des puces: c'�tait un pantalon � pied aux coutures serr�es et pressant la taille, une chemise qui s'ouvrait juste pour laisser passer la t�te, et qui se refermait herm�tiquement au col, enfin, des gants sur lesquels se boutonnaient mes manchettes: moyennant cette pr�caution, le visage seul restait expos�, et j'ai remarqu� que la puce, comme le lion, respecte le visage de l'homme. Restait, il est vrai, la punaise qui ne respecte rien; mais, au lieu de deux races ennemies, ce n'�tait plus qu'une seule � combattre. Encore une fois, d�fiez-vous, non pas des fi�vres des marais Pontins que tout le monde vous signale, mais de leurs puces et de leurs punaises dont personne ne parle. Le lendemain matin, nous nous abord�mes, Jadin et moi, en disant que nous aurions aussi bien fait de coucher � Terracine. A l'une des descentes de la route de Fondi, notre postillon s'arr�ta et nous raconta que nous �tions juste � l'endroit o� le _fameux po�te fran�ais Esm�nard_ s'�tait tu� en tombant de voiture. En g�n�ral, les Italiens ne nous ab�ment pas de louanges; on peut m�me dire que, dans leur �troit patriotisme, patriotisme de clocher, dernier reste de l'orgueil des petites r�publiques, ils sont presque toujours injustes pour les autres nations; mais comme toute curiosit� vaut une r�tribution quelconque, et que cette r�tribution est variable selon le plus ou le moins d'int�r�t que pr�sente la susdite curiosit�, notre postillon avait pens� que la curiosit� et par cons�quent la r�tribution seraient plus grandes, s'il faisait d'Esm�nard un po�te de premier ordre. La ville de Fondi, que saint Thomas choisit pour y �tablir une classe, et dans laquelle il fit ce miracle d'horticulture, de planter par la t�te un oranger qui prit racine et qu'on montre encore, est aujourd'hui un pauvre et bien mis�rable bourg. Le fameux corsaire Barberousse, qu'il ne faut pas confondre avec l'empereur Barberousse, le souverain des l�gendes rh�nanes, furieux de n'avoir pu enlever la belle Julie Gonzaga, veuve de Vespasien Colonne et comtesse de Fondi, dont il comptait faire cadeau � Soliman II, br�la la ville. Depuis ce temps-l� la pauvre cit� n'a pu se remettre de cet accident, et la main de feu du terrible pirate est encore empreinte sur la ville moderne. Deux heures apr�s nous �tions � Terracine. Terracine est bien encore, en venant de Naples surtout, l'�clatante Axur dont parle Horace: Impositum saxis lat� candentibus Anxur, avec son gigantesque rocher qui fut sa base de toutes les �poques, et les restes de son palais de Th�odoric, qui ne la couronne que depuis le cinqui�me si�cle seulement. Comme il n'�tait que midi, et que j'avais quelques recherches � faire � Terracine, nous nous arr�t�mes � l'auberge o� nous nous �tions arr�t�s en venant, la seule au reste qui soit, je crois, dans toute la ville. Dix minutes apr�s notre arriv�e, nous �tions d�j� en route, Jadin pour gravir la montagne couverte de ses ruines gothiques, et moi pour courir au bord de la mer, o� l'on retrouve encore des vestiges du port, qui, selon toute probabilit�, remonte au temps de la r�publique. En revenant, j'entrai dans la cath�drale. Quelques belles colonnes de marbre blanc qui viennent d'un temple d'Apollon la rendent assez remarquable. En entrant � l'h�tel, j'avais demand� s'il n'existait pas quelque histoire de Mastrilla. On n'a peut-�tre pas oubli� le nom de ce fameux bandit, que Padre Rocco appela si heureusement � son secours, � propos de l'�clairage de Naples, et de cette fameuse histoire de saint Joseph que l'on nous a tant reproch�e. L'histoire de Mastrilla se trouvait renferm�e dans une esp�ce de complainte � peu pr�s intraduisible, que l'on me procura � grand'peine, mais dont � la honte de mon imagination, je l'avoue, je ne pus rien tirer. Alors force me fut de me borner aux traditions orales, et de me mettre en qu�te des rapsodes, qui pouvaient, fragment par fragment, me raconter l'Iliade de cet autre Achille. Les rapsodes me tinrent jusqu'� sept heures du soir � me conter des rapsodies qui n'�taient que les diff�rens couplets de la complainte, s�par�s au lieu d'�tre r�unis. Nous avions pass� notre journ�e � la recherche de l'insaisissable Mastrilla. La journ�e �tait perdue, ce qui n'�tait pas un grand malheur; mais ce qui compliquait notre situation, c'est qu'il fallait ou passer la nuit � Terracine, et l'on sait quelle terreur nous inspirait cette station, ou traverser les marais Pontins pendant l'obscurit�. En restant � Terracine, nous �tions s�rs d'�tre d�vor�s par les puces et par les punaises; en traversant les marais Pontins, nous risquions d'�tre d�valis�s par les voleurs. Nous balan��mes un instant, puis nous nous d�cid�mes � traverser les marais Pontins. Nous f�mes mettre les chevaux, � huit heures du soir; il faisait un clair de lune magnifique: nous charge�mes nos fusils, nous mont�mes, Jadin et moi, sur le si�ge de la voiture, et nous part�mes d'un assez bon train. Les marais Pontins commencent en sortant de Terracine, et presque aussit�t le pays prend un caract�re de tristesse particuli�re, que ne contribuent pas peu, sans doute, � lui donner, aux yeux des voyageurs, la crainte de la fi�vre, qu'on y rencontre certainement, et celle des voleurs, qui vous y attendent peut-�tre. La route, trac�e au beau travers du pays, s'�tend par une ligne parfaitement droite, qu'accompagne de chaque c�t� un canal destin� � l'�coulement des eaux. Malheureusement, � ce qu'on assure, ces eaux, se trouvant au dessous du niveau de la mer, ne peuvent s'�couler dans la M�diterran�e. Au del� du canal est un terrain mouvant et plant� de grands roseaux. Cette vaste solitude, o� Pline comptait autrefois jusqu'� vingt-trois villes, n'offre pas aujourd'hui, � part les relais de poste, une seule habitation. Comme dans les Maremmes toscanes, une fi�vre d�vorante tuerait, en moins d'une ann�e, l'imprudent qui oserait s'y fixer. Les voleurs qui l'exploitent ne font eux-m�mes qu'y passer, et, aussit�t leurs exp�ditions finies, ils se retirent dans les montagnes de Piperno, leur v�ritable domicile. A mesure que nous avancions, le pays prenait un caract�re de plus en plus m�lancolique; et comme si nos chevaux et notre postillon eussent partag� l'inqui�tude que sa mauvaise r�putation pouvait inspirer, ils redoublaient, les uns de vitesse, l'autre de coups. Apr�s une heure et demie � peu pr�s, nous aper��mes � notre droite un grand feu qui jetait une lueur d'incendie � cent pas autour de lui; ce ne pouvaient �tre des voleurs, car, par cette imprudence, ils se fussent d�nonc�s eux-m�mes: nous demand�mes � notre postillon ce que c'�tait que ce feu; il nous r�pondit que c'�tait le relais de poste. En effet, � mesure que nous avancions, nous apercevions � la lueur de la flamme une esp�ce de masure, et adoss�s aux murailles de cette masure, �clair�s par le reflet du foyer, cinq ou six hommes immobiles et envelopp�s de leurs manteaux. A notre approche et au bruit du fouet de notre postillon, deux se d�tach�rent du groupe, et montant eux-m�mes � cheval, ils prirent en main une esp�ce de lance et disparurent. Les autres continu�rent � se chauffer. Arriv� en face du hangar, notre postillon s'arr�ta, et, � peine arr�t�, d�tela ses chevaux, demanda le prix de sa course, ainsi que la bonne main qui en �tait l'accompagnement oblig�, et, sautant sur un de ses deux chevaux aussit�t qu'il les eut re�us, il tourna bride et repartit au galop. Au reste, ses chevaux �taient si bien habitu�s � ce retour pr�cipit� qu'il n'eut pas m�me besoin d'employer le fouet comme il avait fait en venant: on e�t dit que ces animaux, partageant les inqui�tudes de l'homme, avaient h�te de fuir ces contr�es m�phitiques et cet air pestilentiel. Cependant nous �tions rest�s au milieu de la route avec notre voiture d�tel�e; et comme nous ne voyions s'avancer aucun quadrup�de, comme pas un seul de ces bip�des grelottans et accroupis autour du feu ne bougeait de sa place, je me d�cidai, voyant qu'ils ne venaient pas � moi, � aller � eux. En cons�quence, je descendis de mon si�ge, je jetai mon fusil en bandouill�re sur mon �paule et je m'avan�ai vers la masure. Ils me laiss�rent approcher sans faire un mouvement. En m'approchant je les regardais: ce n'�taient pas des hommes, c'�taient des spectres. Ces malheureux, avec leur teint h�ve, leurs membres frissonnans, leurs dents qui se choquaient, �taient hideux � voir; le mieux portant des quatre e�t pu poser pour une effrayante statue de la Fi�vre. Je les consid�rai un instant, oubliant pourquoi je m'�tais approch� d'eux; puis, par un retour �go�ste sur moi-m�me, je pensai que j'�tais moi-m�me au milieu de ces marais dont les �manations les avaient faits tels qu'ils �taient. --Et les chevaux? demandai-je. --�coutez, me r�pondit l'un d'eux, les voil�. En effet, on entendait un pi�tinement qui allait se rapprochant, puis un hennissement sauvage, puis, m�l�s � ce bruit confus, des juremens et des blasph�mes. Bient�t les hommes qui s'�taient �loign�s avec des lances reparurent chassant devant eux une douzaine de petits chevaux, ardens, sauvages, fougueux, et qui semblaient souffler la flamme par les naseaux. Aussit�t les quatre fi�vreux se lev�rent, se jet�rent au milieu du troupeau �trange, saisirent chacun un cheval par la longe qu'il tra�nait, lui pass�rent, malgr� sa r�sistance, un mis�rable harnais, et, tout en me criant: �Remontez, remontez,� pouss�rent l'attelage r�calcitrant vers la voiture. Je compris qu'il n'y avait pas d'observations � faire, et que dans les marais Pontins cela devait se passer ainsi. Je remontai donc vivement sur mon si�ge et je repris ma place pr�s de Jadin. --Ah �a! me dit Jadin, o� allons-nous? Au sabbat? --Cela m'en a tout l'air, r�pondis-je. En tout cas, c'est curieux. --Oui, c'est curieux, dit-il, mais ce n'est point rassurant. En effet, il se passait une terrible lutte entre les hommes et les chevaux: les chevaux hennissaient, ruaient, mordaient; les hommes criaient, frappaient, blasph�maient; les chevaux essayaient, par des �carts qui �branlaient la voiture, de casser les cordes qui leur servaient de traits; les hommes resserraient les noeuds de ces cordes, tout en posant sur le dos de deux de ces d�mons des esp�ces de selles. Enfin, quand les selles furent pos�es, tandis que deux hommes maintenaient les chevaux de devant, deux autres saut�rent sur les chevaux sell�s, puis ils cri�rent: Laissez aller! puis nous nous sent�mes emport�s comme par un attelage fantastique, tandis que de chaque c�t� de la route les deux hommes � cheval nous suivaient, criant un fouet � la main, et joignant les gestes aux cris pour maintenir nos coursiers dans le milieu de la route, dont ils voulaient s'�carter sans cesse, et les emp�cher d'aller s'ab�mer avec notre voiture dans un des canaux qui bordaient chaque c�t� du chemin. Cela dura dix minutes ainsi; puis, ces dix minutes �coul�es, comme nos chevaux �taient lanc�s, nos escorteurs nous abandonn�rent, et, sortis un instant, par une crise, de leur apathie, s'en retourn�rent attendre d'autres voyageurs, en tremblant la fi�vre devant leur feu. Quand nous p�mes un peu respirer, nous regard�mes autour de nous: nous traversions de grands roseaux tout peupl�s de buffles qui, r�veill�s par le bruit que nous faisions, �cartaient bruyamment ces joncs gigantesques pour nous regarder passer; puis, effray�s � notre approche, se reculaient en soufflant bruyamment. De temps en temps de grands oiseaux de marais, comme des h�rons ou des butors, se levaient en jetant un cri de terreur, et s'�loignaient rapidement, tra�ant une ligne droite, et se perdant dans l'obscurit�; enfin, de temps en temps, des animaux, dont je ne pouvais reconna�tre la forme, traversaient la route, parfois isol�s, parfois par bandes. J'appris au relais que c'�taient des sangliers. Nous arriv�mes ainsi en moins d'une heure et demie au second relais. L� la m�me sc�ne se renouvela: m�me feu, hommes semblables, pareils chevaux; apr�s une demi-heure d'attente, nous repart�mes comme emport�s par un tourbillon. Nous f�mes trois relais de la m�me mani�re; puis au bout du quatri�me nous aper��mes une ville: c'�tait Velletri. Les fameux marais Pontins �taient travers�s, et cette fois encore sans rencontrer de voleurs: d�cid�ment les voleurs �taient pass�s pour nous � l'�tat de mythes. Sans nous consulter, nos postillons s'arr�t�rent � la porte d'une auberge, au lieu de s'arr�ter � la porte de la poste. Comme la susdite locanda ne paraissait pas trop mis�rable, je ne leur en voulus pas de la m�prise; nous descend�mes, et nous demand�mes deux chambres pour le soir, et un bon d�je�ner, s'il �tait possible, pour le lendemain. Trois choses nous faisaient prendre en patience notre station � Velletri. Je m�ditais pour le lendemain une excursion � Cori, l'ancienne Cora, et � Monte-Circello, l'ex-cap de Circ�; tandis que Jadin, attir� par un autre but, m'avait d�j� d�clar� qu'il demeurerait sur place pour faire quelque portrait de femme; on sait que les femmes de Velletri passent pour les plus belles femmes[1]. Velletri est la patrie, non pas d'Auguste, mais de ses anc�tres; son p�re y �tait banquier (lisez usurier): les banquiers romains pr�taient � 20 pour 100; c'est � 20 pour 100 que C�sar avait fait pour cinquante-deux millions de dettes. Elle n'offre de remarquable, comme monument, que le bel escalier de marbre de l'ancien palais Lancelloti, b�ti par Lunghi-le-Vieux. Cori, plus heureuse que sa voisine, poss�de encore deux temples, �lev�s l'un � Castor et Pollux, l'autre � Hercule; du premier il ne reste que les colonnes et l'inscription qui atteste qu'il �tait consacr� aux fils de Jupiter et de L�da; le second, �lev� sous Claude, est parfaitement conserv�, et on le regarde, merveilleusement pos� qu'il est d'ailleurs sur une base de granit enti�rement isol�e, comme un des plus complets mod�les de l'ordre dorique grec. Quand � Monte-Circello, c'est, comme l'indique son nom, l'antique r�sidence de la fille du Soleil. Ce fut sur cette montagne, jadis baign�e par la mer et qu'on appelait, comme nous l'avons dit, le cap Circ�, que parvint Ulysse, lorsqu'apr�s avoir �chapp� au cyclope Polyph�me et au Lestrigon Antiphate, il aborda sur une terre inconnue, et, montant sur un cap �lev�, ne vit devant lui _qu'une �le et une mer sans fin: l'�le �tait perdue au milieu des flots; puis � travers les buissons et les for�ts sortaient de la terre des tourbillons de fum�e_. Je suis mont� sur le cap, j'ai cherch� l'�le volcanique et je n'ai rien aper�u; mais peut-�tre aussi ai-je moins bonne vue qu'Ulysse. Mais ce que j'ai d�couvert, par exemple, ce sont d'immenses troupeaux de porcs, bien autrement nobles que les cochons de M. de Rohan, puisque, selon toute probabilit�, ils descendent de ces imprudens compagnons d'Ulysse, qui, attir�s par le bruit de la navette et par l'harmonie des instrumens, entr�rent dans le palais de la fille du Soleil malgr� les conseils d'Euriloque, qui revint seul aux vaisseaux pour annoncer � leur chef la disparition de ses vingt soldats. Or, comme je disais, y a-t-il beaucoup de noblesse qui puisse le disputer � celle des cochons de Monte-Circello, dont les anc�tres ont �t� chant�s par Hom�re? Dans la montagne est encore une grotte, appel�e _Grotta della Maga_, ou grotte de la Magicienne: c'est le seul souvenir que Circ� ait laiss� dans le pays. Quant � son splendide palais de marbre, il est bien entendu qu'il n'en reste pas plus de trace que de celui d'Armide. Nous rev�nmes assez tard � Velletri; et, comme rien ne nous pressait, que nous n'avions pas �t� trop m�contens de l'auberge, nous r�sol�mes d'y passer la soir�e. Jadin y �tait rest� dans l'intention de faire un portrait de femme, il avait fait deux paysages. L'homme propose, Dieu dispose. Le lendemain, nous nous rem�mes en route vers les neuf heures du matin, nous arr�tant un instant � Genzano pour boire de son vin, qui a une certaine r�putation, un instant � l'Arriccia pour voir le palais Chigi et l'�glise de la ville, deux des ouvrages les plus remarquables du Bernin. Enfin, � deux heures, nous arriv�mes � Albano. C'est � Albano que les riches Romains qui craignent le mal'aria vont passer l'�t�; � partir de la porte de Rome, en effet, la route monte jusqu'� Albano; et, comme on le sait, h�te des plaines et des marais, la fi�vre n'atteint jamais une certaine hauteur. Dix ciceroni nous attendaient � la descente de notre voiture pour nous faire voir de force le tombeau d'Ascagne et celui des Horaces et des Curiaces. Nous ne donnerons pas aux savans italiens le plaisir de nous voir nous enferrer dans une discussion arch�ologique � l'endroit de ces deux monumens. Nous avons dit tout ce que nous avions � dire l�-dessus � propos de la grande mosa�que de Pompe�a, � qui Dieu fasse paix. En sortant d'Albano, on aper�oit Rome � quatre lieues de distance; ces quatre lieues se font vite, le chemin, comme nous l'avons dit, allant toujours en descendant. Aussi, une heure apr�s notre d�part d'Albano, nous entrions dans la ville �ternelle, que nous avions quitt�e quatre mois auparavant. Note: [1] Velletri, c'est l'Arles de l'Italie. Rapha�l, passant un jour � Velletri, vit une m�re qui tenait un enfant dans ses bras: la beaut� de la m�re et de l'enfant exalta le peintre � un tel point, qu'il les pria de ne pas bouger, et qu'� d�faut de papier et de crayon il prit un morceau de craie et tra�a sur le fond d'un tonneau l'esquisse de la Madone � la Seggiola. De l�, la forme circulaire de cet admirable tableau, un des chefs-d'oeuvre du palais Pitti � Florence. XXII Gasparone. Je n'avais plus rien � voir dans la ville �ternelle que le repr�sentant �ternel de notre religion, le vicaire du Christ, le successeur de saint Pierre. Depuis que j'�tais en Italie, j'entendais parler de Gr�goire XVI comme d'un des plus nobles et des plus saints caract�res qui eussent encore illustr� la papaut�, et ce concert g�n�ral d'�loges me donnait une plus ardente envie de me prosterner � ses pieds. Aussi, le lendemain, d�s que l'heure d'�tre re�u fut arriv�e, me pr�sentai-je chez M. de Tallenay, pour le prier de demander pour moi une audience � Sa Saintet�: M. de Tallenay me r�pondit qu'il allait � l'instant m�me transmettre ma demande au cardinal Fieschi; mais en m�me temps il me pr�vint que, comme l'audience ne me serait jamais accord�e que trois ou quatre jours apr�s la r�ception de ma demande, je pouvais, si j'avais quelque course � faire soit dans Rome, soit dans les environs, profiter de ce petit retard. Cela m'allait � merveille. A mon premier passage, j'avais visit� toute la campagne orientale de Rome: Tivoli, Frascati, Soubiaco et Palestrine; mais je n'avais point vu Civitta-Vecchia; Civitta-Vecchia, au reste, o� il n'y aurait rien � voir, si Civitta-Vecchia n'avait point un bagne et dans ce bagne n'avait point l'honneur de renfermer le fameux Gasparone. En effet, je vous ai bien racont� des histoires de bandits, n'est-ce pas? je vous ai tour � tour parl� du Sicilien Pascal Bruno, du Calabrais Marco Brandi et de ce fameux comte Horace, ce voleur de grands chemins aux charmantes mani�res, aux gants jaunes et � l'habit taill� par Humann. Eh bien! tous ces bandits-l� ne sont rien pr�s de Gasparone. Il y a plus, prenez tous les autres bandits, prenez Dieci Nove, prenez Pietro Mancino, cet habile coquin qui vola un million en or et qui, satisfait de la somme, s'en alla vivre honn�tement en Dalmatie, faisant, de l�, la nique � la police romaine; prenez Giuseppe Mastrilla, cet incorrigible voleur, qui, au moment de mourir, ne pouvant plus rien voler � personne, vola son �me au diable; prenez Gobertineo, le fameux Gobertineo, que vous ne connaissez pas, vous autres Parisiens, mais dont le nom est au bord du Tibre l'�gal des plus grands noms; Gobertineo qui tua de sa main neuf cent soixante-dix personnes, dont six enfans, et qui mourut avec le pieux regret de n'avoir pas atteint le nombre de mille comme il en avait fait voeu � saint Antoine, et qui, au moment de la mort, craignait d'�tre damn� surtout pour n'avoir pas accompli son voeu; prenez Oronzo Albeyna, qui tua son p�re comme Oedipe, sa m�re comme Oreste, son fr�re comme Romulus, et sa soeur comme Horace; prenez les Sondino, les Francatripa, les Calabrese, les Mezza Pinta; et ils n'iront pas au genou de Gasparone. Quant � Lacenaire, ce bucolique assassin qui a fait tant d'honneur � la litt�rature, il va sans dire que, comme meurtrier et comme po�te, il n'est pas m�me digne de d�nouer les cordons du soulier gauche de son illustre confr�re. On comprend que je ne pouvais pas aller � Rome et passer par cons�quent � douze lieues de Civitta-Vecchia sans aller voir Gasparone. Cette fois, nous part�mes par la diligence, tout simplement. La diligence, qui n'est m�me pas trop mauvaise pour une diligence romaine, se transporte en cinq ou six heures de Rome � Civitta-Vecchia. Il va sans dire que je m'�tais muni d'une carte, carte du reste fort difficile � obtenir pour visiter le bagne, et avoir l'honneur d'�tre pr�sent� � Gasparone. J'�tais donc en mesure. Je ne dirai rien de la campagne de Rome, la description de ce magnifique d�sert a sa place ailleurs. Rome est une chose sainte, qu'il faut visiter � part et religieusement. En descendant de voiture, nous f�mes, pour �viter tout retard, pr�venir le gouverneur de la forteresse de l'intention o� nous �tions de visiter son illustre prisonnier: nous joign�mes notre carte � la lettre, et nous nous m�mes � table. Au dessert, nous v�mes entrer le gouverneur, il venait nous chercher lui-m�me. Comme on le pense bien, je m'emparai exclusivement de son excellence, et tout le long de la route je le questionnai. Il y avait dix ans que Gasparone habitait la forteresse � la suite d'une capitulation, dont la principale condition �tait que lui et ses compagnons auraient la vie sauve. On rencontre sur le pav� de Rome une quantit� de bons vieillards mis comme nos paysans de l'Op�ra-Comique, et se promenant une canne � la Dormeuil � la main. Qu'est-ce que ces honn�tes gens? de bons p�res, de bons �poux, d'honn�tes citoyens; de v�ritables mines d'�lecteurs, de v�ritables d�marches de gardes nationaux; vous portez la main � votre chapeau. Prenez garde, vous allez saluer un bandit qui a capitul�; vous allez faire une politesse � un gaillard qui, sur la route de Viterbe ou de Terracine, vous e�t, il y a trois ou quatre ans, coup� les deux oreilles si vous n'aviez pas rachet� chacune d'elles mille �cus romains. Remarquez que les �cus romains ne sont pas d�mon�tis�s comme les n�tres et valent toujours six francs. Il y en a m�me qui ont stipul� une petite rente, que le gouvernement leur paie trimestre par trimestre, aussi r�guli�rement que s'ils avaient plac� leurs fonds sur l'Etat. Malheureusement pour Gasparone, il s'�tait fait une de ces r�putations qui ne permettent pas � ceux qui en ont joui de rentrer dans l'obscurit�. On craignit, si on le laissait libre, qu'il ne lui reprit, un beau matin, quelque vell�it� de gloire, et que ce Napol�on de la montagne ne voul�t aussi avoir son retour de l'Ile d'Elbe. Aussi Gasparone et ses vingt-un compagnons furent-ils �troitement �crou�s dans la citadelle de Civitta-Vecchia. Pendant les premiers temps, Gasparone jeta feu et flammes, mordant et secouant ses barreaux comme un tigre pris au pi�ge, disant qu'il avait �t� trahi et que la libert� �tait une des conditions de la capitulation; mais le pape L�on XII, d'�nergique m�moire, le laissa se d�mener tout � son aise, et peu � peu Gasparone se calma. Tout le long de la route, le gouverneur nous entretint de petites espi�gleries attribu�es � Gasparone: il y en a quelques unes qui �manent d'un esprit assez original pour �tre racont�es. Gasparone �tait fils du chef des bergers du prince de L---- Jusqu'� l'�ge de seize ans sa conduite fut exemplaire: seulement peut-�tre dans son orgueil �tait-il un peu trop amoureux des beaux habits, des beaux chevaux et des belles armes qu'il voyait aux jeunes seigneurs romains. Mais cependant il y avait quelque chose que Gasparone pr�f�rait aux belles armes, aux beaux chevaux et aux beaux habits, c'�tait sa belle ma�tresse Teresa. Un dimanche, Gasparone et Teresa �taient chez le prince L----, qui �tait fort indulgent pour eux: les filles du prince, dont l'une �tait du m�me �ge que Teresa, et l'autre un peu plus jeune, s'amus�rent � habiller la jeune paysanne avec une de leurs robes et � la couvrir de leurs bijoux. La jeune fille �tait coquette, cette riche toilette sous laquelle elle s'�tait trouv�e un instant plus belle que sous son costume pittoresque de paysanne lui fit envie: sans doute, si elle e�t demand� la robe et m�me quelques uns des bijoux aux filles du prince, celles-ci les eussent donn�s; mais Teresa �tait fi�re comme une Romaine, elle e�t eu honte devant les jeunes filles d'exprimer un pareil souhait; elle renferma son d�sir au plus profond de son coeur, se laissa d�pouiller de sa robe, se laissa reprendre jusqu'� son dernier bijou. Seulement, � peine fut-elle sortie de la chambre des jeunes princesses que son beau front se pencha soucieux. Gasparone s'aper�ut de sa pr�occupation; mais � toutes les demandes qu'il lui fit sur ce qu'elle avait, Teresa se contenta de r�pondre, de ce ton si significatif de la femme qui d�sire une chose et qui n'ose dire quelle chose elle d�sire:--Que voulez-vous que j'aie?--je n'ai rien. Le soir, Gasparone entra � l'improviste dans la chambre de Teresa, et trouva Teresa qui pleurait. Cette fois, il n'y avait plus � nier le chagrin; tout ce que pouvait faire Teresa, c'�tait d'essayer d'en cacher la cause. Teresa essaya de le faire, mais Gasparone la pressa tellement qu'elle fut forc�e d'avouer que cette belle robe qu'elle avait essay�e, que ces beaux bijoux dont on l'avait couverte, lui faisaient envie, et qu'elle voudrait les poss�der, ne f�t-ce que pour s'en parer toute seule dans sa chambre et devant son miroir. Gasparone la laissa dire, puis, quand elle eut fini: --Tu dis donc, demanda-t-il, que tu serais heureuse si tu avais cette robe et ces bijoux? --Oh! oui, s'�cria Teresa. --C'est bien, dit Gasparone. Cette nuit tu les auras. Le m�me soir, le feu prit � la villa du prince L----, justement dans la partie du b�timent qu'habitaient les jeunes princesses. Par bonheur, Gasparone, qui r�dait dans les environs, vit l'incendie un des premiers, se pr�cipita au milieu des flammes, et sauva les deux jeunes filles. Toute cette partie de la villa fut d�vor�e par l'incendie et l'intensit� du feu �tait telle qu'on n'essaya pas m�me de sauver les meubles ni les bijoux. Gasparone seul osa se jeter une troisi�me fois dans les flammes, mais il ne reparut plus; on crut qu'il y avait p�ri, mais on apprit que, ne pouvant repasser par l'escalier qui s'�tait ab�m�, il avait saut� du haut d'une fen�tre qui donnait dans la campagne. Le prince fit chercher Gasparone, et lui offrit une r�compense pour le courage qn'il avait montr�, mais le jeune homme refusa fi�rement, et quelques instances que lui fit Son Altesse, il ne voulut rien accepter. On approchait de la semaine de P�ques. Gasparone �tait trop bon chr�tien pour ne pas remplir exactement ses devoirs de religion. Il alla comme d'habitude se confesser au cur� de sa paroisse; mais cette fois le cur�, on ne sait pourquoi, lui refusait l'absolution. Une discussion, s'�tablit alors entre le confesseur et le p�nitent; et comme le confesseur persistait dans son refus d'absoudre le jeune homme, celui-ci, qui ne voulait pas s'en retourner avec une conscience inqui�te, tua le cur� d'un coup de couteau. Gasparone, que tout cela n'emp�chait point d'�tre bon chr�tien � sa mani�re, alla s'accuser � un autre pr�tre, et du crime qui lui avait valu le refus du premier, et du meurtre de celui-ci. Le nouveau confesseur, que le sort de son pr�d�cesseur ne laissait pas que d'inqui�ter, refusa tout, juste pour se faire valoir, mais finit par donner pleine et enti�re l'absolution que demandait Gasparone. Sur quoi Gasparone, la coeur satisfait, l'�me tranquille, alla s'engager comme bandit dans la troupe de Cucumello. Ce Cucumello �tait un bandit assez renomm�, quoique de second ordre: d'ailleurs il �tait petit, roux et louche, fort laid en somme, d�faut capital pour un chef de bande. Cela n'emp�chait pas qu'on ne lui ob��t au doigt et � l'oeil. Mais on lui ob�issait, voil� tout: sans entra�nement, sans enthousiasme, sans fanatisme. L'apparition de Gasparone au milieu de la troupe fit grand effet: Gasparone �tait grand, beau, fort, adroit et rus�. Gasparone �tait po�te et musicien, il improvisait des vers comme le Tasse, et des m�lodies comme Pa�siello. Gasparone fut consid�r� tout de suite comme un sujet qui devait aller loin. On lui demanda quels �taient ses titres pour se faire brigand, il r�pondit qu'il avait mis le feu � la villa du prince L---- pour faire cadeau � sa ma�tresse d'une robe, d'un collier et d'un bracelet dont elle avait eu envie, et que, comme le pr�tre de sa paroisse lui refusait l'absolution de cette peccadille, il l'avait tu� pour l'exemple. Ce r�cit parut confirmer la bonne opinion que la vue de Gasparone avait tout d'abord inspir�e aux bandits, et il fut re�u par acclamation. Huit jours apr�s, les carabiniers envelopp�rent la bande de Cucumello, qui, par un ordre imprudent du chef, s'�tait hasard�e sur un terrain dangereux. Gasparone, qui marchait le premier, se trouva tout � coup entre deux carabiniers; les deux soldats �tendirent en m�me temps la main pour le saisir, mais avant qu'ils n'eussent eu le temps de toucher le collet de son habit, ils �taient tomb�s tous deux frapp�s de son stylet. Chacun alors, comme d'habitude, tira de son c�t�. Gasparone s'enfon�a dans le makis, poursuivi pour son compte par six carabiniers; mais, quoique Gasparone f�t bon coureur, Gasparone ne fuyait pas pour fuir: il connaissait son histoire romaine, l'anecdote des Horaces et des Curiaces lui avait toujours paru des plus ing�nieuses, et sa fuite n'avait d'autre but que de la mettre en pratique. En effet, quand il vit les six carabiniers �parpill�s dans le makis et �gar�s � sa poursuite, il revint successivement sur eux, et, les attaquant chacun � son tour, il les tua tous les six; apr�s quoi il regagna le rendez-vous que les bandits prennent toujours pr�cautionnellement pour une exp�dition quelconque, et o� peu � peu ses compagnons vinrent le rejoindre. Cependant, la nuit venue, quatre hommes manquaient � l'appel, et au nombre de ces hommes �tait Cucumello. On proposa de tirer au sort pour savoir lequel des bandits irait savoir � Rome des nouvelles des absens; Gasparone s'offrit comme messager volontaire, et fut accept�. En approchant de la porte del Popolo, il aper�ut quatre t�tes fra�chement coup�es qui, rang�es avec sym�trie, ornaient sa corniche. Il s'approcha de ces t�tes et reconnut que c'�taient celles de ses trois compagnons et de leur chef. Il �tait inutile d'aller chercher plus loin d'autres nouvelles, celle qu'il avait � rapporter aux bandits parut suffisante � Gasparone; il reprit donc le chemin de Tusculum, dans les environs duquel se tenait la bande. Les bandits �cout�rent le r�cit de Gasparone avec une philosophie remarquable; puis, comme il ressortait clairement de ce r�cit que Cucumello �tait tr�pass�, on proc�da � l'�lection d'un autre chef. Gasparone fut �lu � une formidable majorit�!--Style du _Constitutionnel_. Alors commen�a cette s�rie d'exp�ditions hasardeuses, d'aventures pittoresques et de caprices excentriques qui firent � Gasparone la r�putation europ�enne dont il a l'honneur de jouir aujourd'hui, et qui autorise sa femme � lui �crire avec cette suscription dont personne ne s'�tonne: ALL ILLUSTRISSIMO SIGNORE ANTONIO GASPARONE, Ai bagni di Civitta-Vecchia. Et en effet Gasparone m�rite bien le titre d'illustrissime, tant prodigu� en Italie, et qui se r�habiliterait bien vite si on ne l'appliquait qu'� de pareilles c�l�brit�s; car, pendant dix ans, de Sainte-Agathe � Fondi et de Fondi � Spoletto, il ne s'ex�cuta point un vol, il ne s'alluma point un incendie, il ne se commit point un assassinat,--et Dieu sait combien de vols furent ex�cut�s, combien d'incendies s'allum�rent, combien d'assassinats furent commis,--sans que vol, incendie ou assassinat ne f�t sign� du nom de Gasparone. Comme on le comprend bien, tous ces r�cits ne faisaient qu'augmenter singuli�rement ma curiosit�, qui �tait port�e � son comble lorsque nous arriv�mes � la porte de la forteresse. A la vue du gouverneur, qui nous accompagnait, la porte s'ouvrit comme par enchantement; le custode accourut, s'inclina, puis, sur l'ordre de son excellence, marcha devant nous. D'abord nous entr�mes dans une grande cour, toute h�riss�e de pyramides de boulets rouill�s, et d�fendue par cinq ou six vieux canons endormis sur leurs aff�ts; tout autour de cette cour, pareille � un clo�tre, r�gnait une grille, et sur l'une des quatre faces de cette grille s'ouvraient vingt-deux portes, dont vingt-une donnaient dans les cellules des compagnons de Gasparone, et la vingt-deuxi�me dans celle de Gasparone lui-m�me. A un ordre du gouverneur, chacun des bandits se rangea sur la porte de sa cellule, comme pour passer une inspection. Nous nous �tions � l'avance, et sur leur r�putation, figur� voir des hommes terribles, au regard farouche et au costume pittoresque: nous f�mes singuli�rement d�tromp�s. Nous v�mes de bons paysans, toujours comme on en voit � l'Op�ra-Comique, avec des figures bonasses et les regards les plus bienveillans. Nous avions nos bandits devant les yeux que, ne pouvant croire que c'�taient eux, nous les cherchions encore. Vous rappelez-vous tous les Turcs de l'ambassade ottomane, que nous trouvions si beaux, si romanesques, si po�tiques, sous leurs robes brod�es, sous leurs riches dolimans, sous leurs magnifiques cachemires, et qui aujourd'hui, avec leur redingote bleue en fourreau de parapluie et leurs calottes grecques, ont l'air de bouteilles � cachets rouges? Eh bien! il en �tait ainsi de nos brigands. Nous comptions sur Gasparone pour relever un peu le physique de toute la bande; il �tait le dernier de ses compagnons, occupant la premi�re cellule en retour, debout comme les autres sur le seuil de sa porte, les deux mains dans les goussets de sa culotte, nous attendant d'un air patriarcal. C'�tait l� cet homme qui, pendant dix ans, avait fait trembler les �tats romains, qui avait eu une arm�e, qui avait lutt� corps � corps avec L�on XII, un des trois papes guerriers que les successeurs de saint Pierre comptent dans leurs rangs; les deux autres sont, comme on le sait, Jules II et Sixte-Quint. Il nous invita d'une voix presque caressante � entrer dans sa cellule. Ainsi, c'�tait cette voix caressante qui avait donn� tant d'ordres de mort, c'�taient ces yeux bienveillans qui avaient lanc� de si terribles �clairs, c'�taient ces mains inoffensives qui s'�taient si souvent rougies de sang humain. C'�tait � croire qu'on nous avait vol� nos voleurs. Gasparone me renouvela, avec la politesse qui m'avait d�j� �tonn� dans ses camarades, l'invitation d'entrer dans sa cellule, invitation que j'acceptai cette fois sans me faire prier. J'esp�rais qu'� d�faut du lion je trouverais au moins une caverne. La caverne �tait une petite chambre assez propre, quoique fort mis�rablement meubl�e. Parmi ces meubles, qui se composaient du reste d'une table, de deux chaises et d'un lit, un seul me frappa tout particuli�rement. Quatre rayons de bois clou�s au mur simulaient une biblioth�que, et les rayons de cette biblioth�que � leur tour soutenaient quelques livres. Je fus curieux de voir quelles �taient les lectures favorites du bandit, et lui demandai la permission de jeter un coup d'oeil sur la partie int�ressante de son mobilier. Il me r�pondit que les livres, la cellule et son propri�taire �taient bien � mon service. Sur quoi je m'approchai des rayons et je reconnus, � mon grand �tonnement: d'abord un _T�l�maque_; pr�s du _T�l�maque_, un _Dictionnaire fran�ais-italien_, puis, de l'autre c�t� du _Dictionnaire fran�ais-italien_, une pauvre petite �dition de _Paul et Virginie_, toute fatigu�e et toute crasseuse; enfin les _Nouvelles morales_, de Soane, et les _Animaux parlans_, de Casti. Puis quelques autres livres qui n'eussent point �t� d�plac�s dans une institution de jeunes demoiselles. --Est-ce votre propre choix, ou l'ordre du gouverneur qui vous a compos� cette biblioth�que? demandai-je � Gasparone. --C'est mon propre choix, tr�s illustre seigneur, r�pondit le bandit; j'ai toujours eu du go�t pour les lectures de ce genre. --Je vois dans votre collection deux ouvrages de deux compatriotes � moi, F�nelon et Bernardin de Saint-Pierre; parleriez-vous notre langue? --Non; mais je la lis et la comprends. --Faites-vous cas de ces deux ouvrages? --Un si grand cas que, dans ce moment-ci, je m'occupe � traduire _T�l�maque_ en italien. --Ce sera un v�ritable cadeau que vous ferez � votre patrie que de faire passer dans la langue du Dante l'un des chefs-d'oeuvre de notre langue. --Malheureusement, me r�pondit Gasparone d'un air modeste, je suis incapable de transporter d'une langue dans l'autre les beaut�s du style; mais au moins les id�es resteront. --Et o� en �tes-vous de votre traduction? --A la fin du premier volume. Et Gasparone me montra sur sa table une pyramide de papiers couverts d'une grosse �criture: c'�tait sa traduction. J'en lus quelques passages. A part l'orthographe, sur laquelle, comme M. Marle, Gasparone me parut avoir des id�es particuli�res, ce n'�tait pas plus mauvais que les mille traductions qu'on nous donne tous les jours. Plusieurs fois je fis des tentatives pour mettre Gasparone sur la voie de sa vie pass�e; mais chaque fois il d�tourna la conversation. Enfin, sur une allusion plus directe: --Ne me parlez pas de ce temps, me dit-il, depuis dix ans que j'habite Civitta-Vecchia, je suis revenu des vanit�s de ce monde. Je vis qu'en poussant plus loin mes investigations je serais indiscret, et qu'en restant plus long-temps je serais importun; je priai Gasparone d'�crire sur mon album quelques lignes de sa traduction et de me choisir un passage selon son coeur. Sans se faire prier, il prit la plume et �crivit les lignes suivantes: �L'innosenza dei costumi, la buona fede, l'obedienza e l'orrore del vizio abitano questa terra fortunata. Egli sembia che la dea Astrea, la quale si dice ritirata nel celo, sia anche costi nacosta fra questi uomini. Essi non anno bisogno di giudici, giacche la loro propria coscienza gle ne tiene luogo. �Civitta Vecchia, li 23 octobre 1835.� Je remerciai le bandit, et lui demandai s'il n'avait pas besoin de quelque chose. A cette demande, il releva fi�rement la t�te: --Je n'ai besoin de rien, me dit-il, Sa Saintet� me donne deux pauli par jour pour mon tabac et mon eau-de-vie; cela me suffit. J'ai pris quelquefois, mais je n'ai jamais demand� l'aum�ne. Je le priai de me pardonner, l'assurant que je lui avais fait cette demande dans une excellente intention et nullement pour l'offenser. Il re�ut mes excuses avec beaucoup de dignit�, et me salua en homme qui d�sirait visiblement en rester l� de ses relations avec moi. Je me retirai assez humili� d'avoir manqu� mon effet sur Gasparone; et comme Jadin avait fini le croquis qu'il avait fait de lui � la d�rob�e, je rendis son salut � mon h�te et je sortis de sa cellule. J'ai cru bien long-temps fermement, et je le crois encore un peu, que c'est un faux Gasparone qu'on m'a fait voir. XXIII Une Visite � sa saintet� le pape Gr�goire XVI. En arrivant � Rome, je trouvai une lettre de M. de Tallenay, mon audience m'�tait accord�e pour le lendemain. Il m'invitait donc � me tenir pr�t le lendemain � onze heures, et en uniforme. Mais l� s'�levait une grave difficult�: � cette �poque, o� j'allais en Italie pour la premi�re fois, je ne connaissais pas la n�cessit� de l'uniforme, et j'avais n�glig� de m'en faire faire un: je me trouvais donc tout bonnement possesseur d'un habit noir, encore �tait-il un peu bien frip� par quatorze mois de voyage. M. de Tallenay exposa mon embarras, qui fut expos� � Sa Saintet�, laquelle r�pondit qu'eu �gard � la recommandation dont je m'�tais fait pr�c�der on d�rogerait pour moi aux lois de l'�tiquette. Il est vrai que cette recommandation �tait une lettre de la main de la reine. Mais, h�tons-nous de le dire, ce n'�tait pas seulement comme venant de la reine qu'il y �tait fait droit, mais comme venant de la plus digne, de la plus noble et de la plus sainte des femmes. Pauvre m�re! � qui Dieu enfon�a sur la t�te la couronne d'�pines de son propre fils! Le lendemain, � l'heure dite, j'�tais � l'ambassade de France; M. de Tallenay m'attendait, nous part�mes. J'�prouvais, je l'avoue, l'�motion la plus profonde que j'eusse �prouv�e de ma vie. Je ne sais s'il existe un homme plus accessible que moi aux impressions religieuses; j'avais d�j� �t� re�u par quelques uns des rois de ce monde; j'avais vu un empereur qui en valait bien un autre, et qui s'appelait Napol�on, c'est-�-dire quelque chose comme Charlemagne ou comme C�sar: mais c'�tait la premi�re fois que j'allais me trouver face � face avec la plus sainte des majest�s. Deux fois depuis, j'eus l'honneur d'�tre re�u par Sa Saintet�, et la derni�re fois m�me avec une bont� si particuli�re que j'en garderai une reconnaissance �ternelle; mais chaque fois l'�motion fut la m�me, et je ne puis la comparer qu'� celle que j'�prouvai lorsque je communiai pour la premi�re fois. A moiti� de l'escalier du Vatican, je fus forc� de m'arr�ter, tant mes jambes tremblaient. Je passais au milieu des merveilles des anciens et des modernes sans les voir. J'�tais comme les bergers qui suivaient l'�toile et qui ne regardaient qu'elle. On nous introduisit dans une antichambre fort simple, meubl�e en bois de ch�ne. Nous attend�mes un instant, tandis qu'on pr�venait Sa Saintet�. Cet instant fut pour moi presque de l'anxi�t�, tant mon �motion �tait grande; cinq minutes apr�s, la porte s'ouvrit et l'on nous fit signe que nous pouvions passer. M. de Tallenay m'avait mis au courant de l'�tiquette; le pape re�oit toujours debout: trois fois celui qu'il daigne recevoir s'agenouille devant lui--une premi�re fois sur le seuil de la porte--une seconde fois apr�s �tre entr� dans la chambre--une troisi�me fois � ses pieds. Alors il pr�sente sa mule, sur laquelle est une croix brod�e, pour que l'on voie bien que l'hommage rendu � l'homme remonte directement � Dieu, et que le serviteur des serviteurs du Christ n'est que l'interm�diaire entre la terre et le ciel. Le pape ne parle, dans ses audiences, que latin ou italien, mais on peut lui parler le fran�ais qu'il entend parfaitement. J'arrivai � la porte du cabinet pontifical plus tremblant encore que je ne l'avais �t� sur l'escalier: je suivais imm�diatement l'ambassadeur, et entre lui et la porte j'aper�us Sa Saintet� debout et nous attendant. C'�tait un beau et grand vieillard, �g� alors de soixante-sept ou soixante-huit ans, � la fois simple et digne, avec un air de paternelle bont� r�pandu sur toute sa personne: il portait sur la t�te une petite calotte blanche et �tait v�tu d'une cimarre de m�me couleur, boutonn�e du haut jusqu'en bas et tombant jusqu'� ses pieds. L'ambassadeur s'agenouilla et je m'agenouillai pr�s de lui, mais un peu en arri�re: il lui fit signe alors de s'approcher de lui, indiquant par ce signe qu'il supprimait la seconde g�nuflexion. Nous nous avan��mes donc alors de son c�t�; il fit un pas vers nous, pr�senta � M. de Tallenay sa main au lieu de son pied, et son anneau au lieu de sa mule. M. de Tallenay baisa l'anneau et se releva. Puis vint mon tour. Je le r�p�te, j'�tais tellement �tourdi de me trouver en face de la repr�sentation vivante de Dieu sur la terre, que je ne savais plus gu�re ce que je faisais; aussi, au lieu de faire comme milord Stain que Louis XIV invitait � monter le premier dans sa voiture, et qui, calculant que venant de si haut toute invitation est un ordre, y monta sans r�pliquer, lorsque le pape, comme il avait fait pour M. de Tallenay, me pr�senta son anneau, j'insistai pour baiser le pied: le pape sourit. --Soit, puisque vous le voulez, dit-il, et il me pr�senta sa mule. --_Tibi et Petro_! balbutiai-je, en appuyant mes l�vres sur la croix. Le pape sourit � cette allusion, et, me pr�sentant de nouveau la main, me releva en me demandant, dans la langue de Cic�ron, mais avec l'accent d'Alfieri, quelle cause m'amenait � Rome. Je priai alors Sa Saintet� de vouloir bien me parler italien, la langue latine m'�tant trop peu famili�re pour que je pusse comprendre couramment cette langue, surtout avec l'accent, si diff�rent du n�tre, que lui ont donn� les Italiens modernes. Alors Sa Saintet� me r�p�ta sa question dans la langue de Dante. Comme cette langue �tait celle que je parlais depuis plus d'un an, mon embarras passa, et je restai avec ma seule �motion. Les souverains sont comme les femmes, ils �prouvent toujours un certain plaisir � voir l'effet qu'ils produisent: je ne sais pas si le pape fut accessible � ce petit sentiment d'orgueil; mais ce que je sais, c'est que, pendant toute l'audience, je ne vis luire sur son visage qu'une parfaite s�r�nit�. Nous parl�mes de toutes choses: du duc d'Orl�ans, dont il esp�rait beaucoup; de la reine, qu'il v�n�rait comme une sainte; de M. de Chateaubriand, qu'il aimait comme un ami. Puis la conversation tomba sur le mouvement qui s'op�rait en France. Gr�goire XVI le suivait des yeux, mais ne se trompait point sur son r�sultat: il l'envisageait comme un mouvement plus chr�tien que catholique; plus social que religieux. Puis il me parla des missions dans l'Inde, dans la Chine et le Thibet; me conduisit devant de grandes cartes g�ographiques sur lesquelles �taient marqu�s, avec des �pingles � t�te de cire, toute la route suivie par les missionnaires et les points les plus avanc�s auxquels ils �taient parvenus. Il me raconta plusieurs des supplices qu'avaient subis les modernes martyrs avec non moins de courage et de r�signation que les martyrs antiques. Il me cita tous les noms de ces derniers ap�tres du Christ, noms qui, au milieu de nos tourmentes politiques et de nos agitations sociales, ne sont pas m�me parvenus jusqu'� nous. Or, pour ce coeur plein d'esp�rance et de foi, la religion, loin de marcher � sa d�cadence, n'avait point encore atteint son apog�e. Et, en effet, il est permis de voir ainsi lorsqu'on s'appelle Pie VII ou Gr�goire XVI, et que, du haut d'un tr�ne qui d�passe celui des rois et des empereurs, on donne au monde l'exemple de toutes les vertus. Apr�s avoir pass� en revue, l'une apr�s l'autre, toutes ces grandes questions, Sa Saintet� voulut bien revenir � moi. --Mon fils, me dit-elle, vous venez de me parler en homme qui, tout en s'�cartant parfois de la religion, comme fait un enfant de celle qui lui a donn� son lait le plus pur, n'a point oubli� cependant cette m�re universelle et sublime. N'avez-vous donc jamais song� que, dans un temps comme le n�tre, o� toutes les nobles croyances ont besoin d'�tre raffermies, le th��tre �tait une chaire d'o� pouvait descendre aussi la parole de Dieu? --On dirait que Votre Saintet� lit au plus profond de mon coeur, r�pondis-je. Oui, mon intention est bien celle-l�. Mais je ne sais pas si pour notre �poque, gangren�e encore par les doctrines de l'_Encyclop�die_, les orgies de Louis XV et les turpitudes du Directoire, le temps est arriv� de prononcer de nouveau sur la sc�ne les paroles s�v�res et religieuses que firent entendre, au dix-septi�me si�cle, Corneille dans _Polyeucte_ et Racine dans _Atholie_. Notre g�n�ration les �couterait sans doute; car, chose �trange, ce sont les jeunes gens qui, chez nous, sont les hommes graves. Mais ceux-l� qui ont applaudi, depuis quarante ans, les sentences de Voltaire, les concetti de Marivaux et les saillies de Beaumarchais, ont tout � fait oubli� la Bible et se souviennent fort peu de l'Evangile. Votre Saintet� m'a parl� tout � l'heure de ses missionnaires. Si je tentais une pareille oeuvre, je pourrais bien avoir, � Paris, le sort qu'ils ont dans l'Inde, dans la Chine et dans le Thibet. --Oui, c'est cela, r�pondit Sa Saintet� en souriant, et vous ne vous sentez pas assez fort pour le martyre. --Si fait; mais, je l'avoue, j'ai besoin d'�tre encourag� par un mot de Votre Saintet�. --Avez-vous d�j� votre sujet? --Depuis long-temps; et le v�ritable but de mon voyage � Rome et � Naples �tait d'�tudier l'antiquit�, non pas l'antiquit� de Tite-Live, de Tacite et de Virgile, mais celle de Plutarque, de Su�tone et de Juv�nal. J'ai vu Pompe�a, et Pompe�a m'a racont� tout ce que je voulais savoir, c'est-�-dire tous ces d�tails de la vie priv�e qu'on ne trouve dans aucun livre; aussi suis-je pr�t. --Et comment s'appellera votre oeuvre? --Caligula. --C'est une belle �poque, mais vous ne pourrez pas y placer les premiers chr�tiens: les premiers chr�tiens, vous le savez, ne parurent que post�rieurement � la mort de cet empereur. --Je le sais, Votre Saintet�; mais j'ai trouv� moyen d'aller au devant de cette objection en adoptant la tradition populaire qui fait mourir Madeleine � la Sainte-Baume, et faisant remonter la lumi�re d'Occident en Orient, au lieu de la faire descendre d'Orient en Occident. --Faites, mon fils; ce que vous ferez dans ce but pourra ne pas r�ussir peut-�tre aux yeux des hommes, mais aura le m�rite de l'intention � ceux du Seigneur. --Et si j'ai le sort de vos missionnaires de l'Inde, de la Chine et du Thibet, Votre Saintet� daignera-t-elle se souvenir de moi? --Il est du devoir de l'Eglise, r�pondit en riant Sa Saintet�, de prier pour tous ses martyrs. L'audience avait dur� une heure. Je m'inclinai. --Je vais prendre cong� de Votre Saintet�, dis-je au pape, mais avec un regret. --Lequel! --C'est de ne rien emporter qui soit b�nit par elle; si j'avais su la trouver si bonne pour moi, j'eusse achet� deux ou trois chapelets, qui me seraient bien pr�cieux pour ma m�re et pour ma soeur. --Qu'� cela ne tienne, r�pondit Sa Saintet�. Je comprends votre d�sir, et je ne veux pas que vous me quittiez sans qu'il soit accompli. A ces mots, le pape se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait dans l'angle de son cabinet, et en tira deux ou trois chapelets et autant de petites croix en bois et en nacre; puis, les ayant b�nits, il me les mit dans la main. --Tenez, me dit-il, ces chapelets et ces croix viennent directement de la Terre-Sainte, ils ont �t� travaill�s par les moines du Saint-S�pulcre et ils ont touch� le tombeau du Christ. Je viens en outre d'y attacher, pour les personnes qui les porteront, toutes les indulgences dont l'Eglise dispose. Je me mis � genoux pour les recevoir. --Que Votre Saintet� accompagne ce pr�cieux cadeau de sa b�n�diction, et je n'aurai plus rien � lui demander que de ne pas me confondre dans sa m�moire avec la foule de ceux qu'elle daigne recevoir. Je sentis les deux mains de ce digne et saint vieillard se poser sur ma t�te, je m'inclinai jusqu'� terre et je baisai une seconde fois sa mule; puis je sortis des larmes plein les yeux et de la foi plein le coeur. Deux ans apr�s cette audience _Caligula_ parut: ce que j'avais pr�vu arriva, et si Sa Saintet� m'a tenu parole, mon nom doit �tre inscrit au Martyrologe. XXIV Comment en partant pour Venise on arrive � Florence. Rien ne me retenait plus � Rome, que j'avais, ainsi que ses environs, visit�e pendant mon premier passage. Tous mes pr�paratifs �taient faits: je pris donc cong� de mon bon et brave Jadin, qui comptait y rester un an avec Milord; et, le coeur tout serr� de cette double s�paration, je quittai la ville �ternelle le jour m�me, avec l'intention de me rendre a Venise. Mais c'est pour l'Italie surtout qu'a �t� fait le proverbe: L'homme propose et Dieu dispose. Le lendemain, comme la voiture s'�tait arr�t�e un instant � Civitta-Castellana pour faire reposer notre attelage, et que je profitais de ce moment pour courir la ville, deux carabiniers m'accost�rent dans la rue pendant que j'essayais de d�chiffrer une mauvaise inscription, �crite en mauvais latin, au pied d'une mauvaise statue. Ces messieurs m'invit�rent � me rendre au bureau de la police, o� notre h�te, esclave des formalit�s, avait d�j� envoy� mon passeport; je m'y rendis assez tranquillement, malgr� ce qui venait de m'arriver � Naples, et quoique en Italie de pareilles invitations renferment toujours quelque chose de t�n�breux et de sinistre. Mais il n'y avait que deux jours que j'avais eu l'honneur d'�tre re�u, comme je l'ai dit, par Sa Saintet�: j'avais pass� une heure avec elle; elle avait eu la bont� de m'inviter � revenir; je l'avais quitt�e avec sa b�n�diction, je me croyais donc en �tat de gr�ce. Je trouvai, dans le bureau o� l'on me conduisit, un monsieur qui me re�ut assis, le chapeau sur la t�te et les sourcils fronc�s; avant qu'il m'e�t adress� une seule parole, j'avais pris un si�ge, enfonc� ma casquette sur mes oreilles et r�gl� mon visage � l'unisson du sien. C'est en Italie surtout qu'il faut n'avoir pour les autres que les �gards qu'ils ont pour vous: il resta un instant sans parler, je gardai le silence; enfin il prit, dans une liasse de papiers, un dossier � mon nom, et se tournant de mon c�t�: --Vous �tes M. Alexandre Dumas? me dit-il. --Oui. --Auteur dramatique? --Oui. --Et vous vous rendez � Venise? --Oui. --Eh bien! monsieur, j'ai l'ordre de vous faire conduire hors des �tats pontificaux dans le plus bref d�lai possible. --Si vous voulez vous donner la peine de regarder le visa de mon passeport, vous verrez que votre ordre s'accorde merveilleusement avec mon d�sir. --Mais votre passeport est vis� pour Anc�ne, et, comme la fronti�re la plus rapproch�e est celle de P�rouse, vous ne vous �tonnerez pas que je vous fasse prendre le chemin de cette ville. --Comme vous voudrez, monsieur, j'irai � Venise par Bologne. --Oui; mais j'ai encore � vous signifier qu'en remettant les pieds dans les �tats de Sa Saintet�, vous encourez cinq ans de gal�res. --Tr�s bien. Alors j'irai par le Tyrol; j'ai le temps. --Vous �tes de bonne composition, monsieur. --J'ai l'habitude de ne discuter les lois qu'avec ceux qui les font, de ne r�sister aux ordres qu'en face de ceux qui les donnent, de ne me regarder comme insult� que par mon �gal, et de ne demander satisfaction qu'� ceux qui se battent. --En ce cas, monsieur, vous ne me refuserez sans doute pas de signer ce papier? --Voyons, d'abord. Il me le pr�senta. C'�tait la reconnaissance que l'ordre m'avait �t� signifi�, l'aveu que je faisais d'avoir m�rit� cette d�cision, et l'engagement que je prenais de ne jamais remettre le pied dans les �tats romains, sous peine de cinq ans de gal�res. Je haussai les �paules et lui rendis ce papier. --Vous refusez, monsieur? --Je refuse. --Trouvez bon que j'envoie chercher deux t�moins pour constater votre refus. --Envoyez. Les deux t�moins arriv�rent et servirent � un double emploi; non seulement ils constat�rent mon refus, mais encore ils me donn�rent une attestation que j'avais refus�; je mis cette attestation dans une lettre � M. le marquis de Tallenay, je la pliai, et la remettant � l'employ� de la police de Civitta-Castellana: --Maintenant, monsieur, lui dis-je, chargez-vous sur votre responsabilit� de faire parvenir cette lettre; elle est tout ouverte; la police romaine n'aura pas besoin d'en briser le cachet. L'employ� lut la lettre. Je priais M. le marquis de Tallenay d'aller trouver Sa Saintet�, de lui exposer ce qui venait de m'arriver dans ses �tats, et de lui rappeler l'invitation qu'elle m'avait faite elle-m�me d'y revenir pour la semaine-sainte. L'employ� me regarda d'un air de doute. --Vous avez �t� re�u hier par Sa Saintet�? me dit-il. Voici la lettre de monseigneur Fieschi, qui m'accorde cette gr�ce. --Cependant, vous �tes bien M. Alexandre Dumas? --Je suis bien M. Alexandre Dumas. --Alors, je n'y comprends rien. --Comme ce n'est pas votre �tat de comprendre, ayez la bont�, monsieur, de vous borner � faire votre �tat. --Eh bien! mon �tat, monsieur, est, pour le moment, de vous faire reconduire hors de la fronti�re. --Ordonnez que mes effets soient d�charg�s de la voiture de Venise et faites venir un vetturino. --Mais je ne dois pas vous cacher que deux carabiniers vous reconduiront jusqu'� P�rouse, et qu'il ne vous sera permis de vous arr�ter ni le jour ni la nuit. --Je connais d�j� la route, par cons�quent je ne tiens pas � m'arr�ter le jour. Quant aux nuits, j'aime autant les passer dans une voiture propre que dans vos auberges sales. Restent donc les voleurs. Vous me donnez une escorte. On n'est pas plus aimable. Je suis pr�t � partir, monsieur. On fit venir mon conducteur, qui me fit payer ma place et mon exc�dant de bagages jusqu'� Venise, et un vetturino qui, voyant que je n'avais pas le temps de discuter le prix de sa cal�che, me demanda deux cents francs pour me conduire jusqu'� P�rouse. C'�tait cent francs par jour. Je lui comptai les deux cents francs et lui fis signer son re�u. Lorsque je le tins, je lui fis observer qu'il �tait encore plus b�te que voleur, puisqu'il pouvait m'en demander quatre cents, et que j'aurais �t� oblig� de les lui donner de m�me. Le vetturino comprit parfaitement la chose, et s'arracha les cheveux de d�sespoir; mais il n'y avait pas moyen de revenir sur le trait�, il �tait sign�. Un quart d'heure apr�s je roulais sur la route de P�rouse, �tabli carr�ment dans mon voiturin, et ayant mes deux carabiniers dans le cabriolet. Le lendemain j'avais �tabli, � l'aide d'un vasistas qui communiquait de l'int�rieur � l'ext�rieur, et de quelques bouteilles d'orviette qui �taient sorties pleines et rentr�es vides, de si bonnes relations entre le cabriolet et l'int�rieur, que mes carabiniers me propos�rent les premiers de faire une station dans la patrie du P�rugin. J'acceptai, s�r que j'�tais par l'exp�rience que j'en avais faite � mon premier passage de retrouver l� une des premi�res auberges d'Italie. Je donnait en cons�quence l'ordre au vetturino de nous conduire � l'h�tel de la Poste. Je m'attendais � ce que la vue de ma suite changerait quelque peu les dispositions de mon h�te; mais, au contraire, il vint � moi d'un pas plus leste et avec un visage plus gracieux encore que la premi�re fois: c'est qu'en Italie ce sont surtout les id�es qu'on reconduit aux fronti�res, et la consid�ration d'un �tranger s'accro�t en raison du nombre de gendarmes dont il est escort�. J'eus donc le pas sur un Anglais qui avait eu l'imprudence d'arriver tout seul, et la meilleure chambre et le meilleur d�ner de l'h�tel furent pour moi. Quant aux carabiniers qui, �taient vraiment d'excellens gar�ons je les recommandai � la cuisine. L'h�te me servit lui-m�me � table, chose fort rare en Italie, o� l'on n'aper�oit jamais le ma�tre de l'auberge qu'au moment o� il vous montre la carte; encore quelquefois s'�pargne-t-il cette peine, et se contente-t-il de vous attendre, le chapeau � la main, pr�s du marchepied de la voiture. Cette formalit� a pour but de demander si sa seigneurie est contente, et sur sa r�ponse affirmative, de se recommander aux amis de son excellence. Cependant que les voyageurs qui se trouveraient dans la position o� je me trouvais fassent attention aux aubergistes qui les serviront eux-m�mes: tous, peut-�tre, ne rempliraient pas l'office d'�cuyers tranchans avec des intentions aussi d�sint�ress�es que l'�taient celles de mon ami l'h�telier de P�rouse, et quelques paroles imprudentes tomb�es entre le potage et le macaroni pourraient bien amener pour le dessert un surcro�t de gendarmerie locale, avec invitation � l'illustre voyageur de se rendre � la prison de la ville ou de continuer sa route, ce qui n'emp�cherait pas son excellence de payer le lit, comme je payai l'exc�dant de bagages. Mais pour cette fois rien de pareil n'�tait � craindre: nous caus�mes bien pendant le d�ner, mais de toutes choses �trang�res � la politique, et ce furent le P�rugin et Rapha�l qui firent tous les frais de la conversation. Au dessert, mon h�te m'apporta l'affiche du th��tre. --Qu'est cela? lui dis-je en souriant. --La liste des pi�ces que repr�sentent aujourd'hui les com�diens de l'archiduchesse Marie-Louise. --Que voulez-vous que je fasse de ce papier si vous ne m'apportez pas des cigares avec? --Je pensais que son excellence irait peut-�tre au spectacle. --Certes, mon excellence irait tr�s volontiers; mais je la crois tant soit peu emp�ch�e de faire pour le moment ce que bon lui semble. --Et par qui? --Mais par les honorables carabiniers qu'elle m�ne � sa suite. --Point du tout, ils sont aux ordres qu'elle voudra leur donner, et ils l'accompagneront o� il lui plaira d'aller. --Bah! vraiment? --C'est donc la premi�re fois que son excellence est arr�t�e depuis qu'elle voyage en Italie? ajouta avec �tonnement mon h�te. --Je vous demande pardon, c'est la troisi�me (mon h�te s'inclina); mais, les deux premi�res, je n'ai pas eu le temps de faire d'�tudes, vu que j'ai �t� rel�ch� au bout d'une heure. --Je pr�sume que votre excellence est dans la disposition de donner � son escorte une bonne main convenable? --Deux ou trois �cus romains, pas davantage. --Eh bien! mais alors votre excellence peut aller o� elle voudra, elle paie comme un cardinal. --Ah! ah! ah! fis-je, exprimant ma satisfaction sur trois tons diff�rens. --Et je vais pr�venir les carabiniers. L'h�te sortit. Je jetai les yeux sur l'affiche, et je vis qu'on donnait l'_Assassin par Amour pour sa m�re_. Diable! dis-je, c'e�t �t� f�cheux de ne pas voir un pareil ouvrage. L'assassin par amour pour sa m�re, �a doit �tre traduit du th��tre de Berquin ou de madame de Genlis. Quand cela devrait me co�ter un �cu de plus en bonne main, il faut que je voie la chose. En ce moment mes deux carabiniers entr�rent;--mon h�te les suivait par derri�re, il s'arr�ta sur la porte de ma chambre de mani�re � ce que sa figure moiti� bonasse, moiti� goguenarde, f�t seule �clair�e par la lumi�re de ma lampe, et annon�a les carabiniers de son excellence. Quant � mes deux hommes, ils firent trois pas vers la table, s'arr�tant comme devant un de leurs officiers, tenant le chapeau de la main gauche, se frisant la moustache de la main droite, l'oeil tendre comme des mousquetaires arm�s, le jarret tendu comme des gardes-fran�aises � la parade. --Ah �a! mes enfans, dis-je, prenant le premier la parole, j'ai pens� qu'il vous serait agr�able, � vous qui n'allez pas souvent au spectacle, d'y aller ce soir.--Ils se regard�rent du coin de l'oeil.--En cons�quence, je vais faire prendre une loge pour moi, deux parterres pour vous. Nous irons ensemble au th��tre; j'entrerai dans la loge, vous vous mettrez au dessous d'elle; cela vous convient-il? --Oui, excellence, dirent mes deux hommes. --Que l'un de vous aille donc me chercher une loge, tandis que l'autre me fera monter une frasque de vin. Mes carabiniers s'inclin�rent et sortirent. --Eh bien? me dit mon h�te en rentrant. --Eh bien! mon cher ami, je dis que vous connaissez mieux le pays que moi; vous en �tes? --Oui, dit-il avec un air de satisfaction assaisonn� d'un grain de suffisance; j'ai rendu, Dieu merci! quelques petits secours de ce genre, depuis quinze ans que je tiens l'h�tel de la Poste. Cela ne fait de tort � personne,--tout le monde, au contraire, s'en trouve bien,--voyageurs et carabiniers. --Et ma�tre d'h�tel, hein? --Son excellence oublie que c'est le vetturino qui paie son d�ner et son coucher, et que par cons�quent je n'ai aucun int�r�t... --Oui, mais la bonne main... --C'est l'affaire de mes domestiques. Je me levai et m'inclinai � mon tour devant mon h�te. Ce qu'il venait de me dire �tait litt�ralement vrai. Le brave homme m'avait rendu service pour le plaisir de me le rendre. Un quart d'heure apr�s, mon messager rentra avec la cl� de ma loge; je pris mon chapeau, mes gants, et je descendis l'escalier suivi par l'un de mes gardes; je trouvai l'autre � dix pas de la porte: d�s qu'il m'aper�ut, il se mit en route, de sorte que nous nous avancions dans la rue du Cours �chelonn�s sur trois de hauteur. Au bout de dix minutes, j'�tais install� dans ma loge, et mes deux carabiniers dans le parterre. D'apr�s le titre de l'ouvrage, j'�tais venu dans l'intention de rire de la pi�ce et des acteurs: je fus donc assez �tonn� de me sentir pris, d�s les premi�res sc�nes, par une exposition attachante. Je reconnus alors � travers la traduction italienne _le faire_ allemand; je ne m'�tais pas tromp�: j'assistais � une pi�ce d'Iffland. Au second acte, le r�le principal se d�veloppa; celui qui le remplissait �tait un beau jeune homme de vingt-huit � trente ans, ayant dans son jeu beaucoup de la m�lancolie et de la gr�ce de celui de Lockroy. Depuis que j'�tais en Italie, je n'avais rien vu qui se rapproch�t autant de notre th��tre que la composition et l'ex�cution sc�nique de cet homme. Je cherchai son nom sur l'affiche. Il s'appelait Colomberti. Lorsque le spectacle fut termin�, je lui �crivis trois lignes au crayon. Je lui disais que, s'il n'avait rien de mieux � faire, je le priais de venir recevoir, dans la loge no. 20, les complimens d'un Fran�ais qui ne pouvait les lui porter au th��tre, et je signai. Cela �tait d'autant plus facile qu'en Italie la toile se baisse sans que pour cela les spectateurs �vacuent la salle, les conversations commenc�es continuent, les visites en train s'ach�vent; et, une heure apr�s le spectacle, il y a encore quelquefois quinze ou vingt loges habit�es. Colomberti vint donc au bout d'un quart d'heure; il avait � peine pris le temps de changer de costume; il connaissait mon nom et avait m�me traduit _Charles VII_, il accourut donc, selon la coutume italienne, les bras et le visage ouverts. Il �tait venu � Paris en 1830, y avait �tudi� notre th��tre, le connaissait parfaitement et venait d'avoir un succ�s immense dans _Elle est folle_. Nous caus�mes long-temps de Scribe, qui est l'homme � la mode en Italie comme en France; quant � moi, j'aurais cru que son talent, plein d'esprit et de finesse locale, perdrait beaucoup au milieu d'un pays et d'une soci�t� �trang�re. Mais point; Colomberti me raconta quelques uns de ses petits chefs-d'oeuvre, et je vis qu'il y restait encore, en d�pouillant le style et les mots, une habilet� de construction qui leur conservait dans une autre langue, sinon leur couleur, du moins leur int�r�t. Les directeurs de th��tre ont si bien compris cela qu'ils mettent, comme nous l'avons dit, toutes les pi�ces sous le nom de notre illustre confr�re, ce qui a bien aussi quelquefois son inconv�nient. Apr�s avoir pass� en revue � peu pr�s toute notre litt�rature moderne, Colomberti revint � moi. Il me dit que mes ouvrages �taient d�fendus depuis P�rouse jusqu'� Terracine, et depuis Piombino jusqu'� Anc�ne. Puis il s'�tonna que, dans un pays o� ne pouvaient entrer mes oeuvres, je voyageasse aussi librement. Je lui montrai alors de ma loge mes deux carabiniers debout au parterre. Colomberti eut un mouvement de physionomie d'un comique admirable. Je pris cong� de lui en lui souhaitant toutes sortes de succ�s, qu'il est homme � obtenir, et dix minutes apr�s nous rentr�mes � l'h�tel, moi et mes carabiniers, dans le m�me ordre que nous �tions sortis. Le lendemain, nous nous m�mes en route au point du jour. Vers les onze heures, nous aper��mes le lac de Trasimeno. A midi nous atteign�mes la fronti�re. Il n'y a si bonne compagnie qu'il ne faille quitter, disait le roi Dagobert � ses chiens. Quant � moi, le moment �tait venu de me s�parer de la meute pontificale. La voiture s'arr�ta juste au milieu de la ligne qui s�pare la Toscane des �tats romains. Mes deux carabiniers descendirent tous deux, mirent le chapeau � la main, et tandis que l'un me montrait la limite des deux territoires, l'autre me lisait l'avis minist�riel qui me condamnait � cinq ans de gal�res si jamais il me reprenait la fantaisie de mettre le pied sur les terres de Sa Saintet�. Je lui donnai quatre �cus pour sa peine, � la charge cependant d'en remettre deux � son camarade; et chacun de nous reprit sa route, eux enchant�s de moi, moi d�barrass� d'eux. Le lendemain soir j'arrivai dans la ville de Florence. Quatre jours apr�s, je re�us une r�ponse du marquis de Tallenay. Le pape avait �t� extr�mement pein� de ce qui venait de m'arriver, et avait eu la bont� de se faire rendre compte, � l'instant m�me des causes de mon arrestation. Voici ce qui �tait arriv�: Au moment de mon d�part de Paris, quelque Soval romain avait �crit que M. Alexandre Dumas, ex-vice-pr�sident du comit� des r�compenses nationales, membre du comit� polonais, et de plus auteur d'_Antony_, d'_Ang�le_, de _Teresa_ et d'une foule d'autres pi�ces non moins incendiaires, �tait sur le point de partir, avec une mission de la vente parisienne, pour r�volutionner Rome. En cons�quence, ordre avait �t� donn� � l'instant m�me de ne pas laisser passer la fronti�re romaine � M. Alexandre Dumas, et, s'il la passait par hasard, de le reconduire en toute h�te de l'autre c�t�. Malheureusement, comme on m'attendait par la route de Sienne, l'ordre fut �chelonn� sur la susdite route. Mais, comme on l'a vu, j'arrivai par la route de P�rouse, ce qui fit qu'on me laissa tranquillement passer. A mon arriv�e � Rome, on rendit compte � la police de mon arriv�e: la police donna ordre de me surveiller; mais comme je ne commis pendant le s�jour que je fis dans la capitale des �tats pontificaux aucun attentat, ni contre la morale, ni contre la religion, ni contre la politique, on pensa que je valais probablement mieux que la r�putation que l'on m'avait faite, et l'on me laissa tranquille, mais sans cependant avoir la pr�caution de r�voquer l'ordre donn�. C'�tait cette n�gligence dont je devais �tre victime au d�part, et dont j'�tais seulement victime au retour. Cette explication �tait accompagn�e d'une nouvelle invitation de Sa Saintet� de revenir � Rome, et de l'assurance que l'ordre avait �t� donn� de m'en ouvrir les portes � deux battans. Et voil� comment, en partant pour Venise, j'�tais arriv� � Florence. ALEXANDRE DUMAS. FIN. TABLE DES MATI�RES. PREMI�RE PARTIE. INTRODUCTION I. Osmin et Za�da II. Les Chevaux spectres III. Chiaja IV. Toledo V. Otello VI. Forcella VII. Suite VIII. Grand Gala IX. Le Lazzarone X. Le Lazzarone et l'Anglais XI. Le roi Nasone XII. Anecdotes XIII. La B�te noire du roi Nasone XIV. Anecdotes XV. Les Vardarelli XVI. La Jettatura XVII. Le Prince de --- XVIII. Le Combat XIX. La B�n�diction paternelle XX. Saint Janvier, martyr de l'�glise XXI. Saint Janvier et sa Cour XXII. Le Miracle XXIII. Saint Antoine usurpateur XXIV. Le Capucin de Resina XXV. Saint Joseph DEUXI�ME PARTIE. I. La villa Giordani II. Le M�le III. Le Tombeau de Virgile IV. La grotte de Pouzzoles.--La grotte du Chien V. La Place du March� VI. �glise del Carmine VII. Le Mariage sur l'�chafaud VIII. Pouzzoles IX. Le Tartare et les Champs-�lys�es X. Le Golfe de Ba�a XI. Un courant d'air � Naples.--Les �glises de Naples XII. Une visite � Herculanum et � Pompe�a XIII. La rue des Tombeaux XIV. Petites Affiches XV. Maison du Faune XVI. La grande Mosa�que XVII. Visite au Mus�e de Naples XVIII. La B�te noire du roi Ferdinand XIX. L'Auberge de Sainte-Agathe XX. Les H�ritiers d'un grand Homme XXI. Route de Rome XXII. Gasparone XXIII. Une visite � sa saintet� le pape Gr�goire XVI XXIV. Comment en partant pour Venise on arrive � Florence End of the Project Gutenberg EBook of Le corricolo, by Alexandre Dumas *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CORRICOLO *** This file should be named 8lcrr10.txt or 8lcrr10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8lcrr11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8lcrr10a.txt Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the PG Online Distributed Proofreaders. Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. 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