The Project Gutenberg EBook of Voyage au Centre de la Terre, by Jules Verne
(#22 in our series by Jules Verne)

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Title: Voyage au Centre de la Terre

Author: Jules Verne

Release Date: December, 2003  [EBook #4791]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on March 21, 2002]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: Latin-1

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE ***




Carlo Traverso, Robert Rowe, Charles Franks and the Online Distributed
Proofreading Team.



We thank the Bibliotheque Nationale de France that has made available
the image files at www://gallica.bnf.fr, authorizing the preparation
of the etext through OCR.

Nous remercions la Biblioth�que Nationale de France qui a mis �
dispositions les images dans www://gallica.bnf.fr, et a donn�
l'authorization � les utilizer pour preparer ce texte.





Editorial note: the runes in the text are represented by the last two
hexadecimal digits of their Unicode encoding (from 16A0 to 16F0).  We
emphasize with _XY_ the runes that Verne emphasizes with serifs, and
tanslitterates with uppecase.

Note de l'�diteur: les runes qui sont dans le texte sont represent�es
par les deux derni�res chiffes hexad�cimales de leur codage Unicode
(de 16A0 � 16F0).  On r�presente avec _XY_ les runes que Verne rel�ve
avec des s�rifs, et transcrit avec des majuscules.




Jules Verne

VOYAGE  AU  CENTRE DE  LA TERRE




I


Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock,
revint pr�cipitamment vers sa petite maison situ�e au num�ro 19
de K�nig-strasse, l'une des plus anciennes rues du vieux quartier
de Hambourg.

La bonne Marthe dut se croire fort en retard, car le d�ner
commen�ait � peine � chanter sur le fourneau de la cuisine.

�Bon, me dis-je, s'il a faim, mon oncle, qui est le plus
impatient des hommes, va pousser des cris de d�tresse.

--D�ja M.  Lidonbrock!  s'�cria la bonne Marthe stup�faite, en
entre-b�illant la porte de la salle � manger.

--Oui, Marthe; mais le d�ner a le droit de ne point �tre cuit,
car il n'est pas deux heures.  La demie vient � peine de sonner �
Saint-Michel.

--Alors pourquoi M.  Lidenbrock rentre-t-il?

--Il nous le dira vraisemblablement.

--Le voil�!  je me sauve.  Monsieur Axel, vous lui ferez
entendre raison.�

Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire.

Je restai seul.  Mais de faire entendre raison au plus irascible
des professeurs, c'est ce que mon caract�re un peu ind�cis ne me
permettait pas.  Aussi je me pr�parais � regagner prudemment ma
petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses
gonds; de grands pieds firent craquer l'escalier de bois, et le
ma�tre de la maison, traversant la salle � manger, se pr�cipite
aussit�t dans son cabinet de travail.

Mais, pendant ce rapide passage, il avait jet� dans un coin sa
canne � t�te de casse-noisette, sur la table son large chapeau �
poils rebrouss�s et � son neveu ces paroles retentissantes:

�Axel, suis-moi!�

Je n'avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criait
d�j� avec un vif accent d'impatience:

�Eh bien!  tu n'es pas encore ici?�

Je m'�lan�ai dans le cabinet de mon redoutable ma�tre.

Otto Lidenbrock n'�tait pas un m�chant homme, j'en conviens
volontiers; mais, � moins de changements improbables, il mourra
dans la peau d'un terrible original.

Il �tait professeur au Johannaeum, et faisait un cours de
min�ralogie pendant lequel il se mettait r�guli�rement en col�re
une fois ou deux.  Non point qu'il se pr�occup�t d'avoir des
�l�ves assidus � ses le�ons, ni du degr� d'attention qu'ils 
lui accordaient, ni du succ�s qu'ils pouvaient obtenir par la 
suite; ces d�tails ne l'inqui�taient gu�re.  Il professait
�subjectivement�, suivant une expression de la philosophie
allemande, pour lui et non pour les autres.  C'�tait un savant
�go�ste, un puits de science dont la poulie grin�ait quand on en
voulait tirer quelque chose.  En un mot, un avare.

Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.

Mon oncle, malheureusement, ne jouissait pas d'une extr�me
facilit� de prononciation, sinon dans l'intimit�, au moins quand
il parlait en public, et c'est un d�faut regrettable chez un
orateur.  En effet, dans ses d�monstrations au Johannaeum,
souvent le professeur s'arr�tait court; il luttait contre un mot
r�calcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses l�vres, un de
ces mots qui r�sistent, se gonflent et finissent par sortir sous
la forme peu scientifique d'un juron.  De l�, grande col�re.

Il y a en min�ralogie bien des d�nominations semi-grecques,
semi-latines, difficiles � prononcer, de ces rudes appellations
qui �corcheraient les l�vres d'un po�te.  Je ne veux pas dire du
mal de cette science.  Loin de moi.  Mais lorsqu'on se trouve en
pr�sence des cristallisations rhombo�driques, des r�sines
r�tinasphaltes, des gh�l�nites, des tangasites, des molybdates de
plomb, des tungstates de mangan�se et des titaniates de zircone,
il est permis � la langue la plus adroite de fourcher.

Or, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmit� de
mon oncle, et on, en abusait, et on l'attendait aux passages
dangereux, et il se mettait en fureur, et l'on riait, ce qui
n'est pas de bon go�t, m�me pour des Allemands.  S'il y avait
donc toujours grande affluence d'auditeurs aux cours de
Lidenbrock, combien les suivaient assid�ment qui venaient surtout
pour se d�rider aux belles col�res du professeur!

Quoi qu'il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, �tait
un v�ritable savant.  Bien qu'il cass�t parfois ses �chantillons
� les essayer trop brusquement, il joignait au g�nie du g�ologue
l'oeil du min�ralogiste.  Avec son marteau, sa pointe d'acier,
son aiguille aimant�e, son chalumeau et son flacon d'acide
nitrique, c'�tait un homme tr�s fort.  A la cassure, � l'aspect,
� la duret�, � la fusibilit�, au son, � l'odeur, au go�t d'un
min�ral quelconque, il le classait sans h�siter parmi les six
cents esp�ces que la science compte aujourd'hui.

Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les
gymnases et les associations nationales.  MM.  Humphry Davy, de
Humboldt, les capitaines Franklin et Sabine, ne manqu�rent pas de
lui rendre visite � leur passage � Hambourg.  MM.  Becquerel,
Ebelmen, Brewater, Dumas, Milne-Edwards, aimaient � le consulter
sur des questions les plus palpitantes de la chimie.  Cette
science lui devait d'assez belles d�couvertes, et, en 1853, 
il avait paru � Leipzig un _Trait� de Cristallographie
transcendante_, par le professeur Otto Lidenbrock, grand in-folio
avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais.

Ajoutez � cela que mon oncle �tait conservateur du mus�e
min�ralogique de M.  Struve, ambassadeur de Russie, pr�cieuse
collection d'une renomm�e europ�enne.

Voil� donc le personnage qui m'interpellait avec tant
d'impatience.  Repr�sentez-vous un homme grand, maigre, d'une
sant� de fer, et d'un blond juv�nile qui lui �tait dix bonnes
ann�es de sa cinquantaine.  Ses gros yeux roulaient sans cesse
derri�re des lunettes consid�rables; son nez, long et mince,
ressemblait � une lame affil�e; les m�chants pr�tendaient m�me
qu'il �tait aimant� et qu'il attirait la limaille de fer.  Pure
calomnie; il n'attirait que le tabac, mais en grande abondance,
pour ne point mentir.

Quand j'aurai ajout� que mon oncle faisait des enjamb�es
math�matiques d'une demi-toise, et si je dis qu'en marchant il
tenait ses poings solidement ferm�s, signe d'un temp�rament
imp�tueux, on le conna�tra assez pour ne pas se montrer friand 
de sa compagnie.

Il demeurait dans sa petite maison de K�nigstrasse, une
habitation moiti� bois, moiti� brique, � pignon dentel�; elle
donnait sur l'un de ces canaux sinueux qui se croisent au milieu
du plus ancien quartier de Hambourg que l'incendie de 1842 a
heureusement respect�.

La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le
ventre aux passants; elle portait son toit inclin� sur l'oreille,
comme la casquette d'un �tudiant de la Tugendbund; l'aplomb de
ses lignes laissait � d�sirer; mais, en somme, elle se tenait
bien, grace � un vieil orme vigoureusement encastr� dans la
fa�ade, qui poussait au printemps ses bourgeons en fleurs �
travers les vitraux des fen�tres.

Mon oncle ne laissait pas d'�tre riche pour un professeur
allemand.  La maison lui appartenait en toute propri�t�,
contenant et contenu.  Le contenu, c'�tait sa filleule Gra�ben,
jeune Virlandaise de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi.  En ma
double qualit� de neveu et d'orphelin, je devins son
aide-pr�parateur dans ses exp�riences.

J'avouerai que je mordis avec app�tit aux sciences g�ologiques;
j'avais du sang de min�ralogiste dans les veines, et je ne
m'ennuyais jamais en compagnie de mes pr�cieux cailloux.

En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de
K�nig-strasse, malgr� les impatiences de son propri�taire, car,
tout en s'y prenant d'une fa�on un peu brutale, celui-ci ne m'en
aimait pas moins.  Mais cet homme-l� ne savait pas attendre, et
il �tait plus press� que nature.

Quand, en avril, il avait plant� dans les pots de fa�ence de son
salon des pieds de r�s�da ou de volubilis, chaque matin il allait
r�guli�rement les tirer par les feuilles afin de h�ter leur
croissance.

Avec un pareil original, il n'y avait qu'� ob�ir.  Je me
pr�cipitai donc dans son cabinet.



II


Ce cabinet �tait un v�ritable mus�e.  Tous les �chantillons du
r�gne min�ral s'y trouvaient �tiquet�s avec l'ordre le plus
parfait, suivant les trois grandes divisions des min�raux
inflammables, m�talliques et litho�des.

Comme je les connaissais, ces bibelots de la science min�ralogique!
Que de fois, au lieu de muser avec des gar�ons de mon �ge, je
m'�tais plu � �pousseter ces graphites, ces anthracites, ces
houilles, ces lignites, ces tourbes!  Et les bitumes, les
r�sines, les sels organiques qu'il fallait pr�server du moindre
atome de poussi�re!  Et ces m�taux, depuis le fer jusqu'� l'or,
dont la valeur relative disparaissait devant l'�galit� absolue
des sp�cimens scientifiques!  Et toutes ces pierres qui eussent
suffi � reconstruire la maison de K�nig-strasse, m�me avec une
belle chambre de plus, dont je me serais si bien arrang�!

Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais gu�re � ces
merveilles.  Mon oncle seul occupait ma pens�e.  Il �tait enfoui
dans son large fauteuil garni de velours d'Utrecht, et tenait
entre les mains un livre qu'il consid�rait avec la plus profonde
admiration.

�Quel livre!  quel livre!� s'�criait-il.

Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock �tait
aussi bibliomane � ses moments perdus; mais un bouquin n'avait de
prix � ses yeux qu'� la condition d'�tre introuvable, ou tout au
moins illisible.

�Eh bien!  me dit-il, tu ne vois donc pas?  Mais c'est un tr�sor
inestimable que j'ai rencontr� ce matin en furetant dans la
boutique du juif Hevelius.

--Magnifique!� r�pondis-je avec un enthousiasme de commande.

En effet, � quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le
dos et les plats semblaient faits d'un veau grossier, un bouquin
jaun�tre auquel pendait un signet d�color�?

Cependant les interjections admiratives du professeur ne
discontinuaient pas.

�Vois, disait-il, en se faisant � lui-m�me demandes et r�ponses;
est-ce assez beau?  Oui, c'est admirable!  Et quelle reliure!  Ce
livre s'ouvre-t-il facilement?  Oui, car il reste ouvert �
n'importe quelle page!  Mais se ferme-t-il bien?  Oui, car la
couverture et les feuilles forment un tout bien uni, sans se
s�parer ni b�iller en aucun endroit.  Et ce dos qui n'offre pas
une seule brisure apr�s sept cents ans d'existence!  Ah!  voil�
une reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold eussent �t� fiers!�

En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le
vieux bouquin, Je ne pouvais faire moins que de l'interroger sur
son contenu, bien que cela ne m'int�ress�t aucunement.

�Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume?  demandai-je
avec un empressement trop enthousiaste pour n'�tre pas feint.

--Cet ouvrage!  r�pondit mon oncle en s'animant, c'est
l'_Heims-Kringla_ de Snorre Turleson, le fameux auteur islandais
du douzi�me si�cle; c'est la Chronique des princes norv�giens qui
r�gn�rent en Islande.

--Vraiment!  m'�criai-je de mon mieux, et, sans doute, c'est une
traduction en langue allemande?

--Bon!  riposta vivement le professeur, une traduction!  Et qu'en
ferais-je de ta traduction!  Qui se soucie de ta traduction!
Ceci est l'ouvrage original en langue islandaise, ce magnifique
idiome, riche et simple � la fois, qui autorise les combinaisons
grammaticales les plus vari�es et de nombreuses modifications de
mots!

--Comme l'allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.

--Oui, r�pondit mon oncle en haussant les �paules; mais avec
cette diff�rence que la langue islandaise admet les trois genres
comme le grec et d�cline les noms propres comme le latin!

--Ah!  fis-je un peu �branl� dans mon indiff�rence, et les
caract�res de ce livre sont-ils beaux?

--Des caract�res!  qui te parle de caract�res, malheureux Axel!
Il s'agit bien de caract�res!  Ah!  tu prends cela pour un
imprim�!  Mais, ignorant, c'est un manuscrit, et un manuscrit
runique!...

--Runique?

--Oui!  Vas-tu me demander maintenant de t'expliquer ce mot?

--Je m'en garderai bien,� r�pliquai-je avec l'accent d'un homme
bless� dans son amour-propre.

Mais mon oncle continua de plus belle, et m'instruisit, malgr�
moi, de choses que je ne tenais gu�re � savoir.

�Les runes, reprit-il, �taient des caract�res d'�criture usit�s
autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent
invent�s par Odin lui-m�me!  Mais regarde donc, admire donc,
impie, ces types qui sont sortis de l'imagination d'un dieu!�

Ma foi, faute de r�plique, j'allais me prosterner, genre de
r�ponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, car elle a
l'avantage de ne jamais les embarrasser, quand un incident vint
d�tourner le cours de la conversation.

Ce fut l'apparition d'un parchemin crasseux qui glissa du bouquin
et tomba � terre.

Mon oncle se pr�cipita sur ce brimborion avec une avidit� facile
� comprendra.  Un vieux document, enferm� peut-�tre depuis un
temps imm�morial dans un vieux livre, ne pouvait manquer d'avoir
un haut prix � ses yeux.

�Qu'est-ce que cela?� s'�cria-t-il.

Et, en m�me temps, il d�ployait soigneusement sur sa table un
morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur
lequel s'allongeaient, en lignes transversales, des caract�res de
grimoire.

En voici le fac-simil� exact.  Je tiens � faire conna�tre ces
signes bizarres, car ils amen�rent le professeur Lidenbrock et
son neveu � entreprendre la plus �trange exp�dition du
dix-neuvi�me si�cle:


    EF  . E6 B3 DA DA BC    C5 BC E6 C5 A2 C5 DA    BC C5 C5 B4 C1 A6 C5
    BC CE CF BC BC D8 A0    A2 B3 CF C5 C1 C5 A0    B3 C1 C5 A6 E6 B4 C5
    B4 CF  , BC D0 D8 B3    D0 CF E6 D0 CF C5_BC_  _BC_D0 AD A6 E6 E6 B3
    C5 D8 CF B3 D0 C5_C1_   B3 A2 D0 C5 B4 CF       E6 E6 C1 DA_BC_D0
   _D0_CF A2 D0 D0 E6        . B3 BC B4 E6 B4       C1 C5 D0 D0 B2 BC
    B4 B4 A6 E6 D8 C1       C5 C5 A2 CF A2 DA       A0 E6 D0 B3 CF A2 
    A6 CF  , C1 D0 B4       AD BC C5 C1 B2 AD      _B4_C5 A6 C1 C1_E6_


Le professeur consid�ra pendant quelques instants cette s�rie de
caract�res; puis il dit en relevant ses lunettes:

�C'est du runique; ces types sont absolument identiques � ceux du
manuscrit de Snorre Turleson!  Mais...  qu'est-ce que cela peut
signifier?�

Comme le runique me paraissait �tre une invention de savants pour
mystifier le pauvre monde, je ne fus pas f�ch� de voir que mon
oncle n'y comprenait rien.  Du moins, cela me sembla ainsi au
mouvement de ses doigts qui commen�aient � s'agiter terriblement.

�C'est pourtant du vieil islandais!� murmurait-il entre ses
dents.

Et le professeur Lidenbrock devait bien s'y conna�tre, car il
passait pour �tre un v�ritable polyglotte.  Non pas qu'il parl�t
couramment les deux mille langues et les quatre mille idiomes
employ�s � la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne
part.

Il allait donc, en pr�sence de cette difficult�, se livrer �
toute l'imp�tuosit� de son caract�re, et je pr�voyais une sc�ne
violente, quand deux heures sonn�rent au petit cartel de la
chemin�e.

Aussit�t la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant:

�La soupe est servie.

--Au diable la soupe, s'�cria mon oncle, et celle qui l'a faite,
et ceux qui la mangeront!�

Marthe s'enfuit; je volai sur ses pas, et, sans savoir comment,
je me trouvai assis � ma place habituelle dans la salle � manger.

J'attendis quelques instants.  Le professeur ne vint pas.
C'�tait la premi�re fois, � ma connaissance, qu'il manquait � la
solennit� du d�ner.  Et quel d�ner, cependant!  une soupe au
persil, une omelette au jambon relev�e d'oseille � la muscade,
une longe de veau � la compote de prunes, et, pour dessert, des
crevettes au sucre, le tout arros� d'un joli vin de la Moselle.

Voil� ce qu'un vieux papier allait co�ter � mon oncle.  Ma foi,
en qualit� de neveu d�vou�, je me cr�s oblig� de manger pour lui,
et m�me pour moi.  Ce que je fis en conscience.

�Je n'ai jamais vu chose pareille!  disait la bonne Marthe en
servant.  M.  Lidenbrock qui n'est pas � table!

--C'est � ne pas le croire.

--Cela pr�sage quelque �v�nement grave!� reprenait la vieille
servante en hochant la t�te.

Dans mon opinion, cela ne pr�sageait rien, sinon une sc�ne
�pouvantable, quand mon oncle trouverait son d�ner d�vor�.

J'en �tais � ma derni�re crevette, lorsqu'une voix retentissante
m'arracha aux volupt�s du dessert.  Je ne fis qu'un bond de la
salle dans le cabinet.



III


�C'est �videmment du runique, disait le professeur en fron�ant le
sourcil.  Mais il y a un secret, et je le d�couvrirai, sinon...�

Un geste violent acheva sa pens�e.

�Mets-toi l�, ajouta-t-il en m'indiquant la table du poing, et
�cris.�

En un instant je fus pr�t.

�Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet
qui correspond � l'un de ces caract�res islandais.  Nous verrons
ce que cela donnera.  Mais, par saint Michel!  garde-toi bien de
te tromper!�

La dict�e commen�a.  Je m'appliquai de mon mieux; chaque lettre
fut appel�e l'une apr�s l'autre, et forma l'incompr�hensible
succession des mots suivants:

    mm . r n l l s    e s r e u e l    s e e c J d e
     s g t s s m f    u n t e i e f    n i e d r k e
     k t , s a m n    a t r a t e S    S a o d r r n
     e m t n a e I    n u a e c t      r r i l S a
     A t u a a r      . n s c r c      i e a a b s
     c c d r m i      e e u t u l      f r a n t u 
     d t , i a c      o s e i b o      K e d i i Y

Quand ce travail fut termin�, mon oncle prit vivement la feuille
sur laquelle je venais d'�crire, et il l'examina longtemps avec
attention.

�Qu'est-ce que cela veut dire?� r�p�tait-il machinalement.

Sur l'honneur, je n'aurais pas pu le lui apprendre.  D'ailleurs
il ne m'interrogea pas � cet �gard, et il continua de se parler �
lui-m�me:

�C'est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, dans
lequel le sens est cach� sous des lettres brouill�es � dessein,
et qui, convenablement dispos�es, formeraient une phrase
intelligible!  Quand je pense qu'il y a l� peut-�tre
l'explication ou l'indication d'une grande d�couverte!�

Pour mon compte, je pensais qu'il n'y avait absolument rien, mais
je gardai prudemment mon opinion.

Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara
tous les deux.

�Ces deux �critures ne sont pas de la m�me main, dit-il; le
cryptogramme est post�rieur au livre, et j'en vois tout d'abord
une preuve irr�fragable.  En effet, la premi�re lettre est une
double M qu'on chercherait, vainement dans le livre de Turleson,
car elle ne fut ajout�e � l'alphabet islandais qu'au quatorzi�me
si�cle.  Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre le
manuscrit et le document.�

Cela j'en conviens, me parut assez logique.

�Je suis donc conduit � penser, reprit mon oncle, que l'un des
possesseurs de ce livre aura trac� ces caract�res myst�rieux.
Mais qui diable �tait ce possesseur?  N'aurait-il point mis son
nom � quelque endroit de ce manuscrit?�

Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa
soigneusement en revue les premi�res pages du livre.  Au verso de
la seconde, celle du faux titre, il d�couvrit une sorte de
macule, qui faisait � l'oeil l'effet d'une tache d'encre.
Cependant, en y regardant de pr�s, on distinguait quelques
caract�res � demi effac�s.  Mon oncle comprit que l� �tait le
point int�ressant; il s'acharna donc sur la macule et, sa grosse
loupe aidant, il finit par reconna�tre les signes que voici,
caract�res runiques qu'il lut sans h�siter:

  D0 E6 B3 C5   BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF

�Arne Saknussem!  s'�cria-t-il d'un ton triomphant, mais c'est un
nom cela, et un nom islandais encore!  celui d'un savant du
seizi�me si�cle, d'un alchimiste c�l�bre!�

Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.

�Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse,
�taient les v�ritables, les seuls savants de leur �poque.  Ils
ont fait des d�couvertes dont nous avons le droit d'�tre �tonn�s.
Pourquoi, ce Saknussemm n'aurait-il pas enfoui sous cet
incompr�hensible cryptogramme quelque surprenante invention?
Cela doit �tre ainsi.  Cela est.�

L'imagination du professeur s'enflammait � cette hypoth�se.

�Sans doute, osai-je r�pondre, mais quel int�r�t pouvait avoir ce
savant � cacher ainsi quelque merveilleuse d�couverte?

--Pourquoi?  pourquoi?  Eh!  le sais-je?  Galil�e n'en a-t-il pas
agi ainsi pour Saturne?  D'ailleurs, nous verrons bien; j'aurai
le secret de ce document, et je ne prendrai ni nourriture ni
sommeil avant de l'avoir devin�.

--Oh!  pensai-je.

--Ni toi, non plus, Axel, reprit-il.

--Diable!  me dis-je, il est heureux que j'aie d�n� pour deux!

--Et d'abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce
�chiffre.� Cela ne doit pas �tre difficile.�

A ces mots, je relevai vivement la t�te.  Mon oncle reprit son
soliloque:

�Rien n'est plus ais�.  Il y a dans ce document cent trente-deux
lettres qui donnent soixante-dix-neuf consonnes contre
cinquante-trois voyelles.  Or, c'est � peu pr�s suivant cette
proportion que sont form�s les mots des langues m�ridionales,
tandis que les idiomes du nord sont infiniment plus riches en
consonnes.  Il s'agit donc d'une langue du midi.�

Ces conclusions �taient fort justes.

�Mais quelle est cette langue?�

C'est l� que j'attendais mon savant, chez lequel cependant je
d�couvrais un profond analyste.

�Ce Saknussemm, reprit-il, �tait un homme instruit; or, d�s qu'il
n'�crivait pas dans sa langue maternelle, il devait choisir de
pr�f�rence la langue courante entre les esprits cultiv�s du
seizi�me si�cle, je veux dire le latin.  Si je me trompe, je
pourrai essayer de l'espagnol, du fran�ais, de l'italien, du
grec, de l'h�breu.  Mais les savants du seizi�me si�cle
�crivaient g�n�ralement en latin.  J'ai donc le droit de dire _�
priori_: ceci est du latin.�

Je sautai sur ma chaise.  Mes souvenirs de latiniste se
r�voltaient contre la pr�tention que cette suite de mots baroques
p�t appartenir � la douce langue de Virgile.

�Oui!  du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouill�.

--A la bonne heure!  pensai-je.  Si tu le d�brouilles, tu seras
fin, mon oncle.

--Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle
j'avais �crit.  Voil� une s�rie de cent trente-deux lettres qui
se pr�sentent sous un d�sordre apparent.  Il y a des mots o� les
consonnes se rencontrent seules comme le premier �mrnlls,�
d'autres o� les voyelles, au contraire, abondent, le cinqui�me,
par exemple, �unteief,� ou l'avant-dernier �oseibo.� Or, cette
disposition n'a �videmment pas �t� combin�e; elle est donn�e
_math�matiquement_ par la raison inconnue qui a pr�sid� � la
succession de ces lettres.  Il me parait certain que la phrase
primitive a �t� �crite r�guli�rement, puis retourn�e suivant une
loi qu'il faut d�couvrir.  Celui qui poss�derait la clef de ce
�chiffre� le lirait couramment.  Mais quelle est cette clef?
Axel, as-tu cette clef?�

A cette question je ne r�pondis rien, et pour cause.  Mes regards
s'�taient arr�t�s sur un charmant portrait suspendu au mur, le
portrait de Gra�ben.  La pupille de mon oncle se trouvait alors �
Altona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait fort
triste, car, je puis l'avouer maintenant, la jolie Virlandaise et
le neveu du professeur s'aimaient avec toute la patience et toute
la tranquillit� allemandes; nous nous �tions fianc�s � l'insu de
mon oncle, trop g�ologue pour comprendre de pareils sentiments.
Gra�ben �tait une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus,
d'un caract�re un peu grave, d'un esprit un peu s�rieux; mais
elle ne m'en aimait pas moins; pour mon compte, je l'adorais, si
toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque!  L'image de ma
petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des
r�alit�s dans celui des chim�res, dans celui des souvenirs.

Je revis la fid�le compagne de mes travaux et de mes plaisirs.
Elle m'aidait � ranger chaque jour les pr�cieuses pierres de mon
oncle; elle les �tiquetait avec moi.  C'�tait une tr�s forte
min�ralogiste que mademoiselle Gra�ben!  Elle aimait �
approfondir les questions ardues de la science.  Que de douces
heures nous avions pass�es � �tudier ensemble, et combien
j'enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu'elle
maniait de ses charmantes mains.

Puis, l'instant de l� r�cr�ation venue, nous sortions tous les
deux; nous prenions par les all�es touffues de l'Alsser, et nous
nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronn� qui fait si
bon effet � l'extr�mit� du lac; chemin faisant, on causait en se
tenant par la main; je lui racontais des choses dont elle riait
de son mieux; on arrivait ainsi jusqu'au bord de l'Elbe, et,
apr�s avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands
n�nuphars blancs, nous revenions au quai par la barque � vapeur.

Or, j'en �tais l� de mon r�ve, quand mon oncle, frappant la table
du poing, me ramena violemment � la r�alit�.

�Voyons, dit-il, la premi�re, id�e qui doit se pr�senter �
l'esprit pour brouiller les lettres d'une phrase, c'est, il me
semble, d'�crire les mots verticalement au lieu de les tracer
horizontalement.

--Tiens!  pensai-je.

--Il faut voir ce que cela produit, Axel, jette une phrase
quelconque sur ce bout de papier; mais, au lieu de disposer les
lettres � la suite les unes des autres, mets-les successivement
par colonnes verticales, de mani�re � les grouper en nombre de
cinq ou six.�

Je compris ce dont il s'agissait, et imm�diatement j'�crivis de
haut en bas:

           J  m  n  e  ,  b
           e  e  ,  t  G  e
           t' b  m  i  r  n
           a  i a   t  a !
           i  e  p  e  �

�Bon, dit le professeur, sans avoir lu.  Maintenant, dispose ces
mots sur une ligne horizontale.

J'ob�is, et j'obtins la phrase suivante:

    Jmne,b   ee,tGe   t'bmirn   aiata!  iepe�

�Parfait!  fit mon oncle en m'arrachant le papier des mains,
voil� qui a d�j� la physionomie du vieux document; les voyelles
sont group�es ainsi que les consonnes dans le m�me d�sordre; il y
a m�me des majuscules au milieu des mots, ainsi que des virgules,
tout comme dans le parchemin de Saknussemm!�

Je ne puis m'emp�cher de trouver ces remarques fort ing�nieuses.

�Or, reprit mon oncle en s'adressant directement � moi, pour lire
la phrase que tu viens d'�crire, et que je ne connais pas, il me
suffira de prendre successivement la premi�re lettre de chaque
mot, puis la seconde, puis la troisi�me, ainsi de suite.

Et mon oncle, � son grand �tonnement, et surtout au mien, lut:

    _Je t'aime bien, ma petite Gra�ben_!

�Hein!� fit le professeur.

Oui, sans m'en douter, en amoureux maladroit, j'avais trac� cette
phrase compromettante!

�Ah!  tu aimes Gra�ben!  reprit mon oncle d'un v�ritable ton de
tuteur!

--Oui ...  Non ...  balbutiai-je!

--Ah!  tu aimes Gra�ben, reprit-il machinalement.  Eh bien,
appliquons mon proc�d� au document en question!�

Mon oncle, retomb� dans son absorbante contemplation, oubliait
d�j� mes imprudentes paroles.  Je dis imprudentes, car la t�te du
savant ne pouvait comprendre les choses du coeur.  Mais,
heureusement, la grande affaire du document l'emporta.

Au moment de faire son exp�rience capitale, les yeux du
professeur Lidenbrock lanc�rent des �clairs � travers ses
lunettes; ses doigts trembl�rent, lorsqu'il reprit le vieux
parchemin; il �tait s�rieusement �mu.  Enfin il toussa fortement,
et d'une voix grave, appelant successivement la premi�re lettre,
puis la seconde de chaque mot; il me dicta la s�rie suivante:

    _mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn
     ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne
     lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek
     meretarcsilucoYsleffenSnI_

En finissant, je l'avouerai, j'�tais �motionn�, ces lettres,
nomm�es une � une, ne m'avaient pr�sent� aucun sens � l'esprit;
j'attendais donc que le professeur laiss�t se d�rouler
pompeusement entre ses l�vres une phrase d'une magnifique
latinit�.

Mais, qui aurait pu le pr�voir!  Un violent coup de poing �branla
la table.  L'encre rejaillit, la plume me sauta des mains.

�Ce n'est pas cela!  s'�cria mon oncle, cela n'a pas le sens
commun!�

Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant
l'escalier comme une avalanche, il se pr�cipita dans
K�nig-strasse, et s'enfuit � toutes jambes.



IV


�Il est parti?  s'�cria Marthe en accourant au bruit de la porte
de la rue qui, violemment referm�e, venait d'�branler la maison
tout enti�re.

--Oui!  r�pondis-je, compl�tement parti!

--Eh bien?  et son d�ner?  fit la vieille servante.

--Il ne d�nera pas!

--Et son souper?

--Il ne soupera pas!

--Comment?  dit Marthe en joignant les mains.

--Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans la
maison!  Mon oncle Lidenbrock nous met tous � la di�te jusqu'au
moment o� il aura d�chiffr� un vieux grimoire qui est absolument
ind�chiffrable!

--J�sus!  nous n'avons donc plus qu'� mourir de faim!�

Je n'osai pas avouer qu'avec un homme aussi absolu que mon oncle,
c'�tait un sort in�vitable.

La vieille servante, s�rieusement alarm�e, retourna dans sa
cuisine en g�missant.

Quand je fus seul, l'id�e me vint d'aller tout conter � Gra�ben;
mais comment quitter la maison?  Et s'il m'appelait?  Et s'il
voulait recommencer ce travail logogriphique, qu'on e�t vainement
propos� au vieil OEdipe!  Et si je ne r�pondais pas � son appel,
qu'adviendrait-il?

Le plus sage �tait de rester.  Justement, un min�ralogiste de
Besan�on venait de nous adresser une collection de g�odes
siliceuses qu'il fallait classer.  Je me mis au travail.  Je
triai, j'�tiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces
pierres creuses au-dedans desquelles s'agitaient de petits
cristaux.

Mais cette occupation ne m'absorbait pas; l'affaire du vieux
document ne laissait point de me pr�occuper �trangement.  Ma t�te
bouillonnait, et je me sentais pris d'une vague inqui�tude.
J'avais le pressentiment d'une catastrophe prochaine.

Au bout d'une heure, mes g�odes �taient �tag�es avec ordre.  Je
me laissai aller alors dans le grand fauteuil d'Utrecht, les bras
ballants et la t�te renvers�e.  J'allumai ma pipe � long tuyau
courbe, dont le fourneau sculpt� repr�sentait une na�ade
nonchalamment �tendue; puis, je m'amusai � suivre les progr�s de
la carbonisation, qui de ma na�ade faisait peu � peu une n�gresse
accomplie.  De temps en temps, j'�coutais si quelque pas
retentissait dans l'escalier.  Mais non.  O� pouvait �tre mon
oncle en ce moment?  Je me le figurais courant sous les beaux
arbres de la route d'Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa
canne, d'un bras violent battant les herbes, d�capitant les
chardons et troublant dans leur repos les cigognes solitaires.

Rentrerait-il triomphant ou d�courag�?  Qui aurait raison l'un de
l'autre, du secret ou de lui?  Je m'interrogeais ainsi, et,
machinalement, je pris entre mes doigts la feuille de papier sur
laquelle s'allongeait l'incompr�hensible s�rie des lettres
trac�es par moi.  Je me r�p�tais:

�Qu'est-ce que cela signifie?�

Je cherchai � grouper ces lettres de mani�re � former des mots.
Impossible.  Qu'on les r�unit par deux, trois, ou cinq, ou six,
cela ne donnait absolument rien d'intelligible; il y avait bien
les quatorzi�me; quinzi�me et seizi�me lettres qui faisaient le
mot anglais �ice�, et la quatre-vingt-quatri�me, la
quatre-vingt-cinqui�me et la quatre-vingt-sixi�me formaient le
mot �sir�.  Enfin, dans le corps du document, et � la deuxi�me et
� la troisi�me ligne, je remarquai aussi les mots latins �rota�,
�mutabile�, �ira�, �neo�, �atra�.

�Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donner raison
� mon oncle sur la langue du document!  Et m�me, � la quatri�me
ligne, j'aper�ois encore le mot �luco� qui se traduit par �bois
sacr�.  Il est vrai qu'� la troisi�me, on lit le mot �tabiled�
de tournure parfaitement h�bra�que, et � la derni�re, les
vocables �mer�, �arc�, �m�re�, qui sont purement fran�ais.�

Il y avait l� de quoi perdre la t�te!  Quatre idiomes diff�rents
dans cette phrase absurde!  Quel rapport pouvait-il exister entre
les mots �glace, monsieur, col�re, cruel, bois sacr�, changeant,
m�re, arc ou mer?� Le premier et le dernier seuls se
rapprochaient facilement; rien d'�tonnant que, dans un document
�crit en Islande, il f�t question d'une �mer de glace�.  Mais de
l� � comprendre le reste du cryptogramme, c'�tait autre chose.

Je me d�battais donc contre une insoluble difficult�; mon cerveau
s'�chauffait; mes yeux clignaient sur la feuille de papier; les
cent trente-deux lettres semblaient voltiger autour de moi, comme
ces larmes d'argent qui glissent dans l'air autour de notre t�te,
lorsque le sang s'y est violemment port�.

J'�tais en proie � une sorte d'hallucination; j'�touffais; il me
fallait de l'air.  Machinalement, je m'�ventai avec la feuille de
papier, dont le verso et le recto se pr�sent�rent successivement
� mes regards.

Quelle fut ma surprise, quand, dans l'une de ces voltes rapides,
au moment o� le verso se tournait vers moi, je crus voir
appara�tre des mots parfaitement lisibles, des mots latins, entre
autres �craterem� et �terrestre�

Soudain une lueur se fit dans mon esprit; ces seuls indices me
firent entrevoir la v�rit�; j'avais d�couvert la loi du chiffre.
Pour lire ce document, il n'�tait pas m�me n�cessaire de le lire
� travers la feuille retourn�e!  Non.  Tel il �tait, tel il
m'avait �t� dict�, tel il pouvait �tre �pel� couramment.  Toutes
les ing�nieuses combinaisons du professeur se r�alisaient; il
avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la
langue du document!  Il s'en fallut d'un �rien� qu'il p�t lire
d'un bout � l'autre cette phrase latine, et ce �rien�, le hasard
venait de me le donner!

On comprend si je fus �mu!  Mes yeux se troubl�rent.  Je ne
pouvais m'en servir.  J'avais �tal� la feuille de papier sur la
table.  Il me suffisait d'y jeter un regard pour devenir
possesseur du secret.

Enfin je parvins � calmer mon agitation.  Je m'imposai la loi de
faire deux fois le tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et
je revins m'engouffrer dans le vaste fauteuil.

�Lisons�, m'�criai-je, apr�s avoir refait dans mes poumons une
ample provision d'air.

Je me penchai sur la table; je posai mon doigt successivement sur
chaque lettre, et, sans m'arr�ter, sans h�siter, un instant, je
pronon�ai � haute voix la phrase tout enti�re.

Mais quelle stup�faction, quelle terreur m'envahit!  Je restai
d'abord comme frapp� d'un coup subit.  Quoi!  ce que je venais
d'apprendre s'�tait accompli!  un homme avait eu assez d'audace
pour p�n�trer!  ...

�Ah!  m'�criai-je en bondissant: mais non!  mais non!  mon oncle
ne le saura pas!  Il ne manquerait plus qu'il vint � conna�tre un
semblable voyage!  Il voudrait en go�ter aussi!  Rien ne pourrait
l'arr�ter!  Un g�ologue si d�termin�!  il partirait quand m�me,
malgr� tout, en d�pit de tout!  Et il m'emm�nerait avec lui, et
nous n'en reviendrions pas!  Jamais!  jamais!�

J'�tais dans une surexcitation difficile � peindre.

�Non!  non!  ce ne sera pas, dis-je avec �nergie, et, puisque je
peux emp�cher qu'une pareille id�e vienne � l'esprit de mon
tyran, je le ferai.  A tourner et � retourner ce document, il
pourrait par hasard en d�couvrir la clef!  D�truisons-le.�

Il y avait un reste de feu dans la chemin�e.  Je saisis non
seulement la feuille de papier, mais le parchemin de Saknussem;
d'une main f�brile j'allais pr�cipiter le tout sur les charbons
et an�antir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet
s'ouvrit.  Mon oncle parut.



V

Je n'eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux
document.

Le professeur Lidenbrock paraissait profond�ment absorb�.  Sa
pens�e dominante ne lui laissait pas un instant de r�pit; il
avait �videmment scrut�, analys� l'affaire, mis en oeuvre toutes
les ressources de son imagination pendant sa promenade, et il
revenait appliquer quelque combinaison nouvelle.

En effet, il s'assit dans son fauteuil, et, la plume � la main,
il commen�a � �tablir des formules qui ressemblaient � un calcul
alg�brique.

Je suivais du regard sa main fr�missante; je ne perdais pas un
seul de ses mouvements.  Quelque r�sultat inesp�r� allait-il donc
inopin�ment se produire?  Je tremblais, et sans raison, puisque
la vraie combinaison, la �seule� �tant d�j� trouv�e, toute autre
recherche devenait forc�ment vaine.

Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler,
sans lever la t�te, effa�ant, reprenant, raturant, recommen�ant
mille fois.

Je savais bien que, s'il parvenait � arranger des lettres suivant
toutes les positions relatives qu'elles pouvaient occuper, la
phrase se trouverait faite.  Mais je savais aussi que vingt
lettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre cent
trente-deux quatrillions, neuf cent deux trillions, huit
milliards, cent soixante-seize millions, six cent quarante mille
combinaisons.  Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la
phrase, et ces cent trente-deux lettres donnaient un nombre de
phrases diff�rentes compos� de cent trente-trois chiffres au
moins, nombre presque impossible � �num�rer et qui �chappe �
toute appr�ciation.

J'�tais rassur� sur ce moyen h�ro�que de r�soudre le probl�me.

Cependant le temps s'�coulait; la nuit se fit; les bruits de la
rue s'apais�rent; mon oncle, toujours courb� sur sa t�che, ne vit
rien, pas m�me la bonne Marthe qui entr'ouvrit la porte; il
n'entendit rien, pas m�me la voix de cette digne servante,
disant:

�Monsieur soupera-t-il ce soir?�

Aussi Marthe dut-elle s'en aller sans r�ponse: pour moi, apr�s
avoir r�sist� pendant quelque temps, je fus pris d'un invincible
sommeil, et je m'endormis sur un bout du canap�, tandis que mon
oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours.

Quand je me r�veillai, le lendemain, l'infatigable piocheur �tait
encore au travail.  Ses yeux rouges, son teint blafard, ses
cheveux entrem�l�s sous sa main fi�vreuse, ses pommettes
empourpr�es indiquaient assez sa lutte terrible avec
l'impossible, et, dans quelles fatigues de l'esprit, dans quelle
contention du cerveau, les heures durent s'�couler pour lui.

Vraiment, il me fit piti�.  Malgr� les reproches que je croyais
�tre en droit de lui faire, une certaine �motion me gagnait.  Le
pauvre homme �tait tellement poss�d� de son id�e, qu'il oubliait
de se mettre en col�re; toutes ses forces vives se concentraient
sur un seul point, et, comme elles ne s'�chappaient pas par leur
exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne le
f�t �clater d'un instant � l'autre.

Je pouvais d'un geste desserrer cet �tau de fer qui lui serrait
le cr�ne, d'un mot seulement!  Et je n'en fis rien.

Cependant j'avais bon coeur.  Pourquoi restai-je muet en pareille
circonstance?  Dans l'int�r�t m�me de mon oncle.

�Non, non, r�p�tai-je, non, je ne parlerai pas!  Il voudrait y
aller, je le connais; rien ne saurait l'arr�ter.  C'est une
imagination volcanique, et, pour faire ce que d'autres g�ologues
n'ont point fait, il risquerait sa vie.  Je me tairai; je
garderai ce secret dont le hasard m'a rendu ma�tre; le d�couvrir,
ce serait tuer le professeur Lidenbrock.  Qu'il le devine, s'il
le peut; je ne veux pas me reprocher un jour de l'avoir conduit �
sa perte.

Ceci bien r�solu, je me croisai les bras, et j'attendis.  Mais
j'avais compt� sans un incident qui se produisit � quelques
heures de l�.

Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour se rendre
au march�, elle trouva la porte close; la grosse clef manquait �
la serrure.

Qui l'avait �t�e?  Mon oncle �videmment, quand il rentra la
veille apr�s son excursion pr�cipit�e.

�tait-ce � dessein?  �tait-ce par m�garde?  Voulait-il nous
soumettre aux rigueurs de la faim?  Cela m'e�t paru un peu fort.
Quoi!  Marthe et moi, nous serions victimes d'une situation qui
ne nous regardait pas le moins du monde?  Sans doute, et je me
souvins d'un pr�c�dent de nature � nous effrayer.  En effet, il y
a quelques ann�es, � l'�poque o� mon oncle travaillait � sa
grande classification min�ralogique, il demeura quarante-huit
heures sans manger, et toute sa maison dut se conformer � cette
di�te scientifique.  Pour mon compte, j'y gagnai des crampes
d'estomac fort peu r�cr�atives chez un gar�on d'un naturel assez
vorace.

Or, il me parut que le d�jeuner allait faire d�faut comme le
souper de la veille.  Cependant je r�solus d'�tre h�ro�que et de
ne pas c�der devant les exigences de la faim.  Marthe prenait
cela tr�s au s�rieux et se d�solait, la bonne femme.  Quant �
moi, l'impossibilit� de quitter la maison me pr�occupait
davantage et pour cause.  On me comprend bien.

Mon oncle travaillait toujours; son imagination se perdait dans
le monde id�al des combinaisons; il vivait loin de la terre, et
v�ritablement en dehors des besoins terrestres.

Vers midi, la faim m'aiguillonna s�rieusement; Marthe, tr�s
innocemment, avait d�vor� la veille les provisions du
garde-manger; il ne restait plus rien � la maison, Cependant je
tins bon.  J'y mettais une sorte de point d'honneur.

Deux heures sonn�rent.  Cela devenait ridicule, intol�rable m�me;
j'ouvrais des yeux d�mesur�s.  Je commen�ai � me dire que
j'exag�rais l'importance du document; que mon oncle n'y
ajouterait pas foi; qu'il verrait l� une simple mystification;
qu'au pis aller on le retiendrait malgr� lui, s'il voulait tenter
l'aventure; qu'enfin il pouvait d�couvrit lui-m�me la clef du
�chiffre�, et que j'en serais alors pour mes frais d'abstinence.

Ces raisons, que j'eusse rejet�es la veille avec indignation, me
parurent excellentes; je trouvai m�me parfaitement absurde
d'avoir attendu si longtemps, et mon parti fut pris de tout dire.

Je cherchais donc une entr�e en mati�re, pas trop brusque, quand
le professeur se leva, mit son chapeau et se pr�para � sortir.

Quoi, quitter la maison, et nous enfermer encore!  Jamais.

�Mon oncle!� dis-je.

Il ne parut pas m'entendre.

�Mon oncle Lidenbrock!  r�p�tai-je en �levant la voix.

--Hein?  fit-il comme un homme subitement r�veill�.

--Eh bien!  cette clef?

--Quelle clef?  La clef de la porte?

--Mais non, m'�criai-je, la clef du document!�

Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes; il remarqua
sans doute quelque chose d'insolite dans ma physionomie, car il
me saisit vivement le bras, et, sans pouvoir parler, il
m'interrogea du regard.  Cependant jamais demande ne fut formul�e
d'une fa�on plus nette.

Je remuai la t�te de haut en bas.

Il secoua la sienne avec une sorte de piti�, comme s'il avait
affaire � un fou.

Je fis un geste plus affirmatif.

Ses yeux brill�rent d'un vif �clat; sa main devint mena�ante.

Cette conversation muette dans ces circonstances e�t int�ress� le
spectateur le plus indiff�rent.  Et vraiment j'en arrivais � ne
plus oser parler, tant je craignais que mon oncle ne m'�touff�t
dans les premiers embrassements de sa joie.  Mais il devint si
pressant qu'il fallut r�pondre.

�Oui, cette clef!...  le hasard!...

--Que dis-tu?  s'�cria-t-il avec une indescriptible �motion.

--Tenez, dis-je en lui pr�sentant la feuille de papier sur
laquelle j'avais �crit, lisez.

--Mais cela ne signifie rien!  r�pondit-il en froissant la
feuille.

--Rien, en commen�ant � lire par le commencement, mais par la
fin...�

Je n'avais pas achev� ma phrase que le professeur poussait un
cri, mieux qu'un cri, un v�ritable rugissement!  Une r�v�lation
venait de se faire, dans son esprit.  Il �tait transfigur�.

�Ah!  ing�nieux Saknussemm!  s'�cria-t-il, tu avais donc d'abord
�crit ta phrase � l'envers!�

Et se pr�cipitant sur la feuille de papier, l'oeil trouble, la
voix �mue, il lut le document tout entier, en remontant de la
derni�re lettre � la premi�re.

Il �tait con�u en ces termes:

  _In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii
  intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum
  attinges.  Kod feci.  Arne Saknussem_.

Ce qui, de ce mauvais latin, peut �tre traduit ainsi:

  _Descends dans le crat�re du Yocul de Sneffels que l'ombre du
  Scartaris vient caresser avant les calendes de Juillet,
  voyageur audacieux, et tu parviendras au centre de la Terre.
  Ce que j'ai fait.  Arne Saknussemm_,

Mon oncle, � cette lecture, bondit comme s'il e�t inopin�ment
touch� une bouteille de Leyde.  Il �tait magnifique d'audace, de
joie et de conviction.  Il allait et venait; il prenait sa t�te �
deux mains; il d�pla�ait les si�ges; il empilait ses livres; il
jonglait, c'est � ne pas le croire, avec ses pr�cieuses g�odes;
il lan�ait un coup de poing par-ci, une tape par-l�.  Enfin ses
nerfs se calm�rent et, comme un homme �puis� par une trop grande
d�pense de fluide, il retomba dans son fauteuil.

�Quelle heure est-il donc?  demanda-t-il apr�s quelques instants
de silence.

--Trois heures, r�pondis-je.

--Tiens!  mon d�ner a pass� vite, Je meurs de faim.  A table.
Puis ensuite...

--Ensuite?

--Tu feras ma malle.

--Hein!  m'�criai-je.

--Et la tienne!� r�pondit l'impitoyable professeur en entrant
dans la salle � manger.



VI


A ces paroles, un frisson me passa par tout le corps.  Cependant
je me contins.  Je r�solus m�me de faire bonne figure.  Des
arguments scientifiques pouvaient seuls arr�ter le professeur
Lidenbrock; or, il y en avait, et de bons, contre la possibilit�
d'un pareil voyage.  Aller au centre de la terre!  Quelle folie!
Je r�servai ma dialectique pour le moment opportun, et je
m'occupai du repas.

Inutile de rapporter les impr�cations de mon oncle devant la
table desservie.  Tout s'expliqua.  La libert� fut rendue � la
bonne Marthe.  Elle courut au march� et fit si bien, qu'une heure
apr�s ma faim �tait calm�e, et je revenais au sentiment de la
situation.

Pendant le repas, mon oncle fut presque gai; il lui �chappait de
ces plaisanteries de savant qui ne sont jamais bien dangereuses.
Apr�s le dessert, il me fit signe de le suivre dans son cabinet.

J'ob�is.  Il s'assit � un bout de sa table de travail, et moi �
l'autre.

�Axel, dit-il d'une voix assez douce, tu es un gar�on tr�s
ing�nieux; tu m'as rendu l� un fier service, quand, de guerre
lasse, j'allais abandonner cette combinaison.  O� me serais-je
�gar�?  Nul ne peut le savoir!  Je n'oublierai jamais cela, mon
gar�on, et de la gloire que nous allons acqu�rir tu auras ta
part.

�Allons!  pensai-je, il est de bonne humeur; le moment est venu
de discuter cette gloire.

--Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret le
plus absolu, tu m'entends?  Je ne manque pas d'envieux dans le
monde des savants, et beaucoup voudraient entreprendre ce voyage,
qui ne s'en douteront qu'� notre retour.

--Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux f�t si
grand?

--Certes!  qui h�siterait � conqu�rir une telle renomm�e?  Si ce
document �tait connu, une arm�e enti�re de g�ologues se
pr�cipiterait sur les traces d'Arne Saknussemm!

--Voil� ce dont je ne suis pas persuad�, mon oncle, car rien ne
prouve l'authenticit� de ce document.

--Comment!  Et le livre dans lequel nous l'avons d�couvert!

--Bon!  j'accorde que ce Saknussemm ait �crit ces lignes, mais
s'ensuit-il qu'il ait r�ellement accompli ce voyage, et ce vieux
parchemin ne peut-il renfermer une mystification?�

Ce dernier mot, un peu hasard�, je regrettai presque de l'avoir
prononc�; le professeur fron�a son �pais sourcil, et je craignais
d'avoir compromis les suites de cette conversation.  Heureusement
il n'en fut rien.  Mon s�v�re interlocuteur �baucha une sorte de
sourire sur ses l�vres et r�pondit:

�C'est ce que nous verrons.

--Ah!  fis-je un peu vex�; mais permettez-moi d'�puiser la s�rie
des objections relatives � ce document.

--Parle, mon gar�on, ne te g�ne pas.  Je te laisse toute libert�
d'exprimer ton opinion.  Tu n'es plus mon neveu, mais mon
coll�gue.  Ainsi, va.

--Eh bien, je vous demanderai d'abord ce que sont ce Yocul, ce
Sneffels et ce Scartaris, dont je n'ai jamais entendu parler?

--Rien n'est plus facile.  J'ai pr�cis�ment re�u, il y a quelque
temps, une carte de mon ami Peterman, de Leipzig; elle ne pouvait
arriver plus � propos.  Prends le troisi�me atlas dans la seconde
trav�e de la grande biblioth�que, s�rie Z, planche 4.�

Je me levai, et, gr�ce � ces indications pr�cises, je trouvai
rapidement l'atlas demand�.  Mon oncle l'ouvrit et dit:

�Voici une des meilleures cartes de l'Islande, celle de
Handerson, et je crois qu'elle va nous donner la solution de
toutes tes difficult�s.�

Je me penchai sur la carte.

�Vois cette �le compos�e de volcans, dit le professeur, et
remarque qu'ils portent tous le nom de Yocul.  Ce mot veut dire
�glacier� en islandais, et, sous la latitude �lev�e de l'Islande,
la plupart des �ruptions se font jour � travers les couches de
glace.  De l� cette d�nomination de Yocul appliqu�e � tous les
monts ignivomes de l'�le.

--Bien, r�pondis-je, mais qu'est-ce que le Sneffels?�

J'esp�rais qu'� cette demande il n'y aurait pas de r�ponse.  Je
me trompais.  Mon oncle reprit:

�Suis-moi sur la c�te occidentale de l'Islande.  Aper�ois-tu
Reykjawik, sa capitale?  Oui.  Bien.  Remonte les fjords
innombrables de ces rivages rong�s par la mer, et arr�te-toi un
peu au-dessous du soixante-cinqui�me degr� de latitude.  Que
vois-tu l�?

--Une sorte de presqu'�le semblable � un os d�charn�, que termine
une �norme rotule.

--La comparaison est juste, mon gar�on; maintenant, n'aper�ois-tu
rien sur cette rotule?

--Si, un mont qui semble avoir pouss� en mer.

--Bon!  c'est le Sneffels.

--Le Sneffels?

--Lui-m�me, une montagne haute de cinq mille pieds, l'une des
plus remarquables de l'�le, et � coup s�r la plus c�l�bre du
monde entier, si son crat�re aboutit au centre du globe.

--Mais c'est impossible!  m'�criai-je en haussant les �paules et
r�volt� contre une pareille supposition.

--Impossible!  r�pondit le professeur Lidenbrock d'un ton s�v�re.
Et pourquoi cela?

--Parce que ce crat�re, est �videmment obstru� par les laves, les
roches br�lantes, et qu'alors...

--Et si c'est un crat�re �teint?

--�teint?

--Oui.  Le nombre des volcans en activit� � la surface du globe
n'est actuellement que de trois cents environ; mais il existe une
bien plus grande quantit� de volcans �teints.  Or le Sneffels
compte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il
n'a eu qu'une seule �ruption, celle de 1219; � partir de cette
�poque, ses rumeurs se sont apais�es peu � peu, et il n'est plus
au nombre des volcans actifs.�

� ces affirmations positives je n'avais absolument rien �
r�pondre; je me rejetai donc sur les autres obscurit�s que
renfermait le document.

�Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent
faire l� les calendes de juillet?�

Mon oncle prit quelques moments de r�flexion.  J'eus un instant
d'espoir, mais un seul, car bient�t il me r�pondit en ces termes:

�Ce que tu appelles obscurit� est pour moi lumi�re.  Cela prouve
les soins ing�nieux avec lesquels Saknussemm a voulu pr�ciser sa
d�couverte.  Le Sneffels est form� de plusieurs crat�res; il y
avait donc n�cessit� d'indiquer celui d'entre eux qui m�ne au
centre du globe.  Qu'a fait le savant Islandais?  Il a remarqu�
qu'aux approches des calendes de juillet, c'est-�-dire vers les
derniers jours du mois de juin, un des pics de la montagne, le
Scartaris, projetait son ombre jusqu'� l'ouverture du crat�re en
question, et il a consign� le fait dans son document.  Pouvait-il
imaginer une indication plus exacte, et une fois arriv�s an
sommet du Sneffels, nous sera-t-il possible d'h�siter sur le
chemin � prendre?�

D�cid�ment mon oncle avait r�ponse � tout.  Je vis bien qu'il
�tait inattaquable sur les mots du vieux parchemin.  Je cessai
donc de le presser � ce sujet, et, comme il fallait le convaincre
avant tout, je passais aux objections scientifiques, bien
autrement graves, � mon avis.

�Allons, dis-je, je suis forc� d'en convenir, la phrase de
Saknussemm est claire et ne peut laisser aucun doute � l'esprit.
J'accorde m�me que le document a un air de parfaite authenticit�.
Ce savant est all� au fond du Sneffels; il a vu l'ombre du
Scartaris caresser les bords du crat�re avant les calendes de
juillet; il a m�me entendu raconter dans les r�cits l�gendaires
de son temps que ce crat�re aboutissait au centre de la terre;
mais quant � y �tre parvenu lui-m�me, quant � avoir fait le
voyage et � en �tre revenu, s'il l'a entrepris, non, cent fois
non!

--Et la raison?  dit mon oncle d'un ton singuli�rement moqueur.

--C'est que toutes les th�ories de la science d�montrent qu'une
pareille entreprise est impraticable!

--Toutes les th�ories disent cela?  r�pondit le professeur on
prenant un air bonhomme.  Ah!  les vilaines th�ories!  comme
elles vont nous g�ner, ces pauvres th�ories!�

Je vis qu'il se moquait de moi, mais je continuai n�anmoins.

�Oui!  il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente
environ d'un degr� par soixante-dix pieds de profondeur
au-dessous de la surface du globe; or, en admettant cette
proportionnalit� constante, le rayon terrestre �tant de quinze
cents lieues, il existe au centre une temp�rature de deux
millions de degr�s.  Les mati�res de l'int�rieur de la terre se
trouvent donc � l'�tat de gaz incandescent, car les m�taux, l'or,
le platine, les roches les plus dures, ne r�sistent pas � une
pareille chaleur.  J'ai donc le droit de demander s'il est
possible de p�n�trer dans un semblable milieu!

--Ainsi, Axel, c'est la chaleur qui t'embarrasse?

--Sans doute.  Si nous arrivions � une profondeur de dix lieues
seulement, nous serions parvenus � la limite de l'�corce
terrestre, car d�j� la temp�rature est sup�rieure � treize cents
degr�s.

--Et tu as peur d'entrer en fusion?

--Je vous laisse la question � d�cider, r�pondis-je avec humeur.

--Voici ce, que je d�cide, r�pondit le professeur Lidenbrock en
prenant ses grands airs; c'est que ni toi ni personne ne sait
d'une fa�on certaine ce qui se passe � l'int�rieur du globe,
attendu qu'on conna�t � peine la douze milli�me partie de son
rayon; c'est que la science est �minemment perfectible et que
chaque th�orie est incessamment d�truite par une th�orie
nouvelle.  N'a-t-on pas cru jusqu'� Fourier que la temp�rature
des espaces plan�taires allait toujours diminuant, et ne sait-on
pas aujourd'hui que les plus grands froids des r�gions �th�r�es
ne d�passent pas quarante ou cinquante degr�s au-dessous de z�ro?
Pourquoi n'en serait-il pas ainsi de la chaleur interne?
Pourquoi, � une certaine profondeur, n'atteindrait-elle pas une
limite infranchissable, au lieu de s'�lever jusqu'au degr� de
fusion des min�raux les plus r�fractaires?�

Mon oncle pla�ant la question sur le terrain des hypoth�ses, je
n'eus rien � r�pondre.

�Eh bien, je te dirai que de v�ritables savants, Poisson entre
autres, ont prouv� que, si une chaleur de deux millions de degr�s
existait � l'int�rieur du globe, les gaz incandescents provenant
des mati�res fondues acquerraient une �lasticit� telle que
l'�corce terrestre ne pourrait y r�sister et �claterait comme les
parois d'une chaudi�re sous l'effort de la vapeur.

--C'est l'avis de Poisson, mon oncle, voil� tout.

--D'accord, mais c'est aussi l'avis d'autres g�ologues
distingu�s, que l'int�rieur du globe n'est form� ni de gaz ni
d'eau, ni des plus lourdes pierres que nous connaissions, car,
dans ce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.

--Oh!  avec les chiffres on prouve tout ce qu'on veut!

--Et avec les faits, mon gar�on, en est-il de m�me?  N'est-il pas
constant que le nombre des volcans a consid�rablement diminu�
depuis les premiers jours du monde, et, si chaleur centrale il y
a, ne peut-on en conclure qu'elle tend � s'affaiblir?

--Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, je
n'ai plus � discuter.

--Et moi j'ai � dire qu'� mon opinion se joignent les opinions de
gens fort comp�tents.  Te souviens-tu d'une visite que me fit le
c�l�bre chimiste anglais Humphry Davy en 1825?

--Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ans
apr�s.

--Eh bien, Humphry Davy vint me voir � son passage � Hambourg.
Nous discut�mes longtemps, entre autres questions, l'hypoth�se de
la liquidit� du noyau int�rieur de la terre.  Nous �tions tous
deux d'accord que cette liquidit� ne pouvait exister, par une
raison � laquelle la science n'a jamais trouv� de r�ponse.

--Et laquelle?  dis-je un peu �tonn�.

--C'est que cette masse liquide serait sujette comme l'Oc�an, �
l'attraction de la lune, et cons�quemment, deux fois par jour, il
se produirait des mar�es int�rieures qui, soulevant l'�corce
terrestre, donneraient lieu � des tremblements de terre
p�riodiques!

--Mais il est pourtant �vident que la surface du globe a �t�
soumise � la combustion, et il est permis de supposer que la
cro�te ext�rieure s'est refroidie d'abord, tandis que la chaleur
se r�fugiait au centre.

--Erreur, r�pondit mon oncle; la terre a �t� �chauff�e par la
combustion de sa surface, et non autrement.  Sa surface �tait
compos�e d'une grande quantit� de m�taux, tels que le potassium,
le sodium, qui ont la propri�t� de s'enflammer au seul contact de
l'air et de l'eau; ces m�taux prirent feu quand les vapeurs
atmosph�riques se pr�cipit�rent en pluie sur le sol, et peu �
peu, lorsque les eaux p�n�tr�rent dans les fissures de l'�corce
terrestre, elles d�termin�rent de nouveaux incendies avec
explosions et �ruptions.  De l� les volcans si nombreux aux
premiers jours du monde.

--Mais voil� une ing�nieuse hypoth�se!  m'�criai-je un peu malgr�
moi.

--Et qu'Humphry Davy me rendit sensible, ici m�me, par une
exp�rience bien simple.  Il composa une boule m�tallique faite
principalement des m�taux dont je viens de parler, et qui
figurait parfaitement notre globe; lorsqu'on faisait tomber une
fine ros�e � sa surface, celle-ci se boursouflait, s'oxydait et
formait une petite montagne; un crat�re s'ouvrait � son sommet;
l'�ruption avait lieu et communiquait � toute la boule une
chaleur telle qu'il devenait impossible de la tenir � la main.�

Vraiment, je commen�ais � �tre �branl� par les arguments du
professeur; il les faisait valoir d'ailleurs avec sa passion et
son enthousiasme habituels.

�Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l'�tat du noyau central a soulev�
des hypoth�ses diverses entre les g�ologues; rien de moins prouv�
que ce fait d'une chaleur interne; suivant moi, elle n'existe
pas; elle ne saurait exister; nous le verrons, d'ailleurs, et,
comme Arne Saknussemm, nous saurons � quoi nous en tenir sur
cette grande question.

Eh bien!  oui, r�pondis-je en me sentant gagner � cet
enthousiasme; oui, nous le verrons, si on y voit toutefois.

--Et pourquoi pas?  Ne pouvons-nous compter sur des ph�nom�nes
�lectriques pour nous �clairer, et m�me sur l'atmosph�re, que sa
pression peut rendre lumineuse en s'approchant du centre?

--Oui, dis-je, oui!  cela est possible, apr�s tout,

--Cela est certain, r�pondit triomphalement mon oncle; mais
silence, entends-tu!  silence sur tout ceci, et que personne
n'ait id�e de d�couvrir avant nous le centre de la terre�



VII


Ainsi se termina cette m�morable s�ance.  Cet entretien me donna
la fi�vre.  Je sortis du cabinet de mon oncle comme �tourdi, et
il n'y avait pas assez d'air dans les rues de Hambourg pour me
remettre, je gagnai donc les bords de l'Elbe, du c�t� du bac �
vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de
Harbourg

�tais-je convaincu de ce que je venais d'apprendre?  N'avais-je
pas subi la domination du professeur Lidenbrock?  Devais-je
prendre au s�rieux sa r�solution d'aller au centre du massif
terrestre?  Venais-je d'entendre les sp�culations insens�es d'un
fou ou les d�ductions scientifiques d'un grand g�nie?  En tout
cela, o� s'arr�tait la v�rit�, o� commen�ait l'erreur?
 
Je flottais entre mille hypoth�ses contradictoires, sans pouvoir
m'accrocher � aucune,

Cependant je me rappelais avoir �t� convaincu, quoique mon
enthousiasme commen��t � se mod�rer; mais j'aurais voulu partir
imm�diatement et ne pas prendre le temps de la r�flexion.  Oui,
le courage ne m'e�t pas manqu� pour boucler ma valise en ce
moment.

Il faut pourtant l'avouer, une heure apr�s, cette surexcitation
tomba; mes nerfs se d�tendirent, et des profonds ab�mes de la
terre je remontai � sa surface.

�C'est absurde!  m'�criai-je; cela n'a pas le sens commun!  Ce
n'est pas une proposition s�rieuse � faire � un gar�on sens�.
Rien de tout cela n'existe.  J'ai mal dormi, j'ai fait un mauvais
r�ve.�

Cependant j'avais suivi les bords de l'Elbe et tourn� la ville.
Apr�s avoir remont� le port, j'�tais arriv� � la route d'Altona.
Un pressentiment me conduisait, pressentiment justifi�, car
j'aper�us bient�t ma petite Gra�ben qui, de son pied leste,
revenait bravement � Hambourg.

�Gra�ben!� lui criai-je de loin.

La jeune fille s'arr�ta, un peu troubl�e, j'imagine, de
s'entendre appeler ainsi sur une grande route.  En dix pas je fus
pr�s d'elle.

�Axel!  fit-elle surprise.  Ah!  tu es venu � ma rencontre!
C'est bien cela, monsieur.�

Mais, en me regardant, Gra�ben ne put se m�prendre � mon air
inquiet, boulevers�.

�Qu'as-tu donc?  dit-elle en me tendant la main.

--Ce que j'ai, Gra�ben!� m'�criai-je.

En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise �tait
au courant de la situation.  Pendant quelques instants elle garda
le silence.  Son coeur palpitait-il � l'�gal du mien?  je
l'ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne.  Nous
f�mes une centaine de pas sans parler.

�Axel!  me dit-elle enfin.

--Ma ch�re Gra�ben!

--Ce sera l� un beau voyage.�

Je bondis � ces mots.

�Oui, Axel, et digne du neveu d'un savant.  Il est bien qu'un
homme se soit distingu� par quelque grande entreprise!

--Quoi!  Gra�ben, tu ne me d�tournes pas de tenter une pareille
exp�dition?

--Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais
volontiers, si une pauvre fille ne devait �tre un embarras pour
vous.

--Dis-tu vrai?

--Je dis vrai.�

Ah!  femmes, jeunes filles, coeurs f�minins toujours
incompr�hensibles!  Quand vous n'�tes pas les plus timides des
�tres, vous en �tes les plus braves!  La raison n'a que faire
aupr�s de vous.  Quoi!  cette enfant m'encourageait � prendre
part a cette exp�dition!  Elle n'e�t pas craint de tenter
l'aventure.  Elle m'y poussait, moi qu'elle aimait cependant!

J'�tais d�concert� et, pourquoi ne pas le dire, honteux.

�Gra�ben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette
mani�re.

--Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd'hui.�

Gra�ben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond
silence, nous continu�mes notre chemin, j'�tais bris� par les
�motions de la journ�e.

�Apr�s tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin
et, d'ici l�, bien des �v�nements se passeront qui gu�riront mon
oncle de sa manie de voyager sous terre.�

La nuit �tait venue quand nous arriv�mes � la maison de
K�nig-strasse.  Je m'attendais � trouver la demeure tranquille,
mon oncle couch� suivant son habitude et la bonne Marthe donnant
� la salle � manger le dernier coup de plumeau du soir.

Mais j'avais compt� sans l'impatience du professeur.  Je le
trouvai criant, s'agitant au milieu d'une troupe de porteurs qui
d�chargeaient certaines marchandises dans l'all�e; la vieille
servante ne savait o� donner de la t�te.

�Mais viens donc, Axel; h�te-toi donc, malheureux!  s'�cria mon
oncle du plus loin qu'il m'aper�ut, et ta malle qui n'est pas
faite, et mes papiers qui ne sont pas en ordre, et mon sac de
voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes gu�tres qui
n'arrivent pas!�

Je demeurai stup�fait.  La voix me manquait pour parler.  C'est �
peine si mes l�vres purent articuler ces mots:

�Nous partons donc?

--Oui, malheureux gar�on, qui vas te promener au lieu d'�tre l�!

--Nous partons?  r�p�tai-je d'une voix affaiblie.

--Oui, apr�s-demain matin, � la premi�re heure.�

Je ne pus en entendre davantage, et je m'enfuis dans ma petite
chambre.

Il n'y avait plus � en douter; mon oncle venait d'employer son
apr�s-midi � se procurer une partie des objets et ustensiles
n�cessaires � son voyage; l'all�e �tait encombr�e d'�chelles de
cordes � noeuds, de torches, de gourdes, de crampons de fer, de
pics, de b�tons ferr�s, de pioches, de quoi charger dix hommes au
moins.

Je passai une nuit affreuse.  Le lendemain je m'entendis appeler
de bonne heure.  J'�tais d�cid� � ne pas ouvrir ma porte.  Mais
le moyen de r�sistera la douce voix qui pronon�ait ces mots: �Mon
cher Axel?�

Je sortis de ma chambre.  Je pensai que mon air d�fait, ma
p�leur, mes yeux rougis par l'insomnie allaient produire leur
effet sur Gra�ben et changer ses id�es.

�Ah!  mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux
et que la nuit t'a calm�.

--Calm�!� m'�criai-je.

Je me pr�cipitai v�ts mon miroir.  Eh bien, j'avais moins
mauvaise mine que je ne le supposais.  C'�tait � n'y pas croire.

�Axel, me dit Gra�ben, j'ai longtemps caus� avec mon tuteur.
C'est un hardi savant, un homme de grand courage, et tu te
souviendras que son sang coule dans tes veines.  Il m'a racont�
ses projets, ses esp�rances, pourquoi et comment il esp�re
atteindre son but.  Il y parviendra, je n'en doute pas.  Ah!
cher Axel, c'est beau de se d�vouer ainsi � la science!  Quelle
gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son compagnon!  Au
retour, Axel, tu seras un homme, son �gal, libre de parler, libre
d'agir, libre enfin de...�

La jeune fille, rougissante, n'acheva pas.  Ses paroles me
ranimaient.  Cependant je ne voulais pas croire encore � notre
d�part.  J'entra�nai Gra�ben vers le cabinet du professeur.

�Mon oncle, dis-je, il est donc bien d�cid� que nous partons?

--Comment!  tu en doutes?

--Non, dis-je afin de ne pas le contrarier.  Seulement, je vous
demanderai ce qui nous presse.

--Mais le temps!  le temps qui fuit avec une irr�parable vitesse!

--Cependant nous ne sommes qu'au 26 mai, et jusqu'� la fin de
juin ...

--Eh!  crois-tu donc, ignorant, qu'on se rende si facilement en
Islande?  Si tu ne m'avais pas quitt� comme un fou, je t'aurais
emmen� au bureau-office de Copenhague, chez Liffender et Co.  L�,
tu aurais vu que de Copenhague � Reykjawik il n'y a qu'un
service.

--Eh bien?

--Eh bien!  si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop
tard pour voir l'ombre du Scartaris caresser le crat�re du
Sneffels; il faut donc gagner Copenhague au plus vite pour y
chercher un moyen de transport.  Va faire ta malle!�

Il n'y avait pas un mot � r�pondre.  Je remontai dans ma chambre.
Gra�ben me suivit.  Ce fut elle qui se chargea de mettre en
ordre, dans une petite valise, les objets n�cessaires � mon
voyage.  Elle n'�tait pas plus �mue que s'il se f�t agi d'une
promenade � Lubeck ou � Heligoland; ses petites mains allaient et
venaient sans pr�cipitation; elle causait avec calme; elle me
donnait les raisons les plus sens�es en faveur de notre
exp�dition.  Elle m'enchantait, et je me sentais une grosse
col�re contre elle.  Quelquefois je voulais m'emporter, mais elle
n'y prenait garde et continuait m�thodiquement sa tranquille
besogne.

Enfin la derni�re courroie de la valise fut boucl�e.  Je
descendis au rez-de-chauss�e.

Pendant cette journ�e les fournisseurs d'instruments de physique,
d'armes, d'appareils �lectriques s'�taient multipli�s.  La bonne
Marthe en perdait la t�te.

�Est-ce que Monsieur est fou?� me dit-elle.

Je fis un signe affirmatif.

�Et il vous emm�ne avec lui?�

M�me affirmation.

�O� cela?  dit-elle.�

J'indiquai du doigt le centre de la terre.

�� la cave?  s'�cria la vieille servante.

--Non, dis-je enfin, plus bas!�

Le soir arriva.  Je n'avais plus conscience du temps �coul�.

�� demain matin, dit mon oncle, nous partons � six heures
pr�cises.�

A dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte.

Pendant la nuit mes terreurs me reprirent.

Je la passai � r�ver de gouffres!  J'�tais en proie au d�lire.
Je me sentais �treint par la main vigoureuse du professeur,
entra�n�, ab�m�, enlis�!  Je tombais au fond d'insondables
pr�cipices avec cette vitesse croissante des corps abandonn�s
dans l'espace.  Ma vie n'�tait plus qu'une chute interminable.

Je me r�veillai � cinq heures, bris� de fatigue et d'�motion.  Je
descendis � la salle � manger.  Mon oncle �tait � table.  Il
d�vorait.  Je le regardai avec un sentiment d'horreur.  Mais
Gra�ben �tait l�.  Je ne dis rien.  Je ne pus manger.

� cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue.
Une large voiture arrivait pour nous conduire au chemin de fer
d'Altona.  Elle fut bient�t encombr�e des colis de mon oncle.

�Et ta malle?  me dit-il.

--Elle est pr�te, r�pondis-je en d�faillant.

--D�p�che-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer
le train!�

Lutter contre ma destin�e me parut alors impossible.  Je remontai
dans ma chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches
de l'escalier, je m'�lan�ai � sa suite.

En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains
de Gra�ben �les r�nes� de sa maison.  Ma jolie Virlandaise
conservait son calme habituel.  Elle embrassa son tuteur, mais
elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses douces
l�vres.

�Gra�ben!  m'�criai-je.

--Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fianc�e, mais
tu trouveras ta femme au retour.�

Je serrai Gra�ben dans mes bras, et pris place dans la voiture.
Marthe et la jeune fille, du seuil de la porte, nous adress�rent
un dernier adieu; puis les deux chevaux, excit�s par le
sifflement de leur conducteur, s'�lanc�rent au galop sur la route
d'Altona.



VIII


Altona, v�ritable banlieue de Hambourg, est t�te de ligne du
chemin de fer de Kiel qui devait nous conduire au rivage des
Belt.  En moins de vingt minutes, nous entrions sur le territoire
du Holstein.

A six heures et demie la voiture s'arr�ta devant la gare; les
nombreux colis de mon oncle, ses volumineux articles de voyage
furent d�charg�s, transport�s, pes�s, �tiquet�s, recharg�s dans
le wagon de bagages, et � sept heures nous �tions assis l'un
vis-�-vis de l'autre dans le m�me compartiment.  La vapeur
siffla, la locomotive se mit en mouvement.  Nous �tions partis.

�tais-je r�sign�?  Pas encore.  Cependant l'air frais du matin,
les d�tails de la route rapidement renouvel�s par la vitesse du
train me distrayaient de ma grande pr�occupation.

Quant � la pens�e du professeur, elle devan�ait �videmment ce
convoi trop lent au gr� de son impatience.  Nous �tions seuls
dans le wagon, mais sans parler.  Mon oncle revisitait ses poches
et son sac de voyage avec une minutieuse attention.  Je vis bien
que rien ne lui manquait des pi�ces n�cessaires � l'ex�cution de
ses projets.

Entre autres, une feuille de papier, pli�e avec soin, portait
l'ent�te de la chancellerie danoise, avec la signature de
M. Christiensen, consul � Hambourg et l'ami du professeur.  Cela
devait nous donner toute facilit� d'obtenir � Copenhague des
recommandations pour le gouverneur de l'Islande.

J'aper�us aussi le fameux document pr�cieusement enfoui dans la
plus secr�te poche du portefeuille.  Je le maudis du fond du
coeur, et je me remis � examiner le pays.  C'�tait une vaste
suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez
f�condes: une campagne tr�s favorable � l'�tablissement d'un
railway et propice � ces lignes droites si ch�res aux compagnies
de chemins de fer.

Mais cette monotonie n'eut pas le temps de ma fatiguer, car,
trois heures apr�s notre d�part, le train s'arr�tait � Kiel, �
deux pas de la mer.

Nos bagages �tant enregistr�s pour Copenhague, il n'y eut pas �
s'en occuper.  Cependant le professeur les suivit d'un oeil
inquiet pendant leur transport au bateau � vapeur.  L� ils
disparurent � fond de cale.

Mon oncle, dans sa pr�cipitation, avait si bien calcul� les
heures de correspondance du chemin de fer et du bateau, qu'il
nous restait une journ�e enti�re � perdre.  Le steamer
l'_Ellenora_, ne partait pas avant la nuit.  De l� une fi�vre de
neuf heures, pendant laquelle l'irascible voyageur envoya � tous
les diables l'administration des bateaux et des railways et les
gouvernements qui tol�raient de pareils abus.  Je dus faire
chorus avec lui quand il entreprit le capitaine de l'_Ellenora_ �
ce sujet.  Il voulait l'obliger � chauffer sans perdre un
instant.  L'autre l'envoya promener.

A Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu'une journ�e se passe.  A
force de nous promener sur les rivages verdoyants de la baie au
fond de laquelle s'�l�ve la petite ville, de parcourir les bois
touffus qui lui donnent l'apparence d'un nid dans un faisceau de
branches, d'admirer les villas pourvues chacune de leur petite
maison de bain froid, enfin de courir et de maugr�er, nous
atteign�mes dix heures du soir.

Les tourbillons de la fum�e de l'_Ellenora_, se d�veloppaient
dans le ciel; le pont tremblotait sous les frissonnements de la
chaudi�re; nous �tions � bord et propri�taires de deux couchettes
�tag�es dans l'unique chambre du bateau.

A dix heures un quart les amarres furent largu�es, et le steamer
fila rapidement sur les sombres eaux du grand Belt.

La nuit �tait noire; il y avait belle brise et forte mer;
quelques feux de la c�te apparurent dans les t�n�bres; plus tard,
je ne sais, un phare � �clats �tincela au-dessus des flots; ce
fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette premi�re
travers�e.

A sept heures du matin nous d�barquions � Korsor, petite ville
situ�e sur la c�te occidentale du Seeland.  L� nous sautions du
bateau dans un nouveau chemin de fer qui nous emportait � travers
un pays non moins plat que les campagnes du Holstein.

C'�tait encore trois heures de voyage avant d'atteindre la
capitale du Danemark.  Mon oncle n'avait pas ferm� l'oeil de la
nuit.  Dans son impatience, je crois qu'il poussait le wagon avec
ses pieds.

Enfin il aper�ut une �chapp�e de mer.

�Le Sund!� s'�cria-t-il.

Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui
ressemblait � un h�pital.

�C'est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage.

--Bon, pensai-je, voil� un �tablissement o� nous devrions finir
nos jours!  Et, si grand qu'il f�t, cet h�pital serait encore
trop petit pour contenir toute la folie du professeur
Lidenbrock!�

Enfin, � dix heures du matin, nous prenions pied � Copenhague;
les bagages furent charg�s sur une voiture et conduits avec nous
� l'h�tel du Phoenix dans Bred-Gade.  Ce fut l'affaire d'une
demi-heure, car la gare est situ�e en dehors de la ville.  Puis
mon oncle, faisant une toilette sommaire, m'entra�na � sa suite.
Le portier de l'h�tel parlait l'allemand et l'anglais; mais le
professeur, en sa qualit� de polyglotte, l'interrogea en bon
danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la
situation du Mus�um des Antiquit�s du Nord.

Le directeur de ce curieux �tablissement, o� sont entass�es des
merveilles qui permettraient de reconstruire l'histoire du pays
avec ses vieilles armes de pierre, ses hanaps et ses bijoux,
�tait un savant, l'ami du consul de Hambourg, M. le professeur
Thomson.

Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation.  En
g�n�ral, un savant en re�oit assez mal un autre.  Mais ici ce fut
tout autrement.  M. Thomson, en homme serviable, fit un cordial
accueil au professeur Lidenbrock, et m�me � son neveu.  Dire que
notre secret fut gard� vis-�-vis de l'excellent directeur du
Mus�um, c'est � peine n�cessaire.  Nous voulions tout bonnement
visiter l'Islande en amateurs d�sint�ress�s.

M. Thomson se mit enti�rement � notre disposition, et nous
cour�mes les quais afin do chercher un navire en partance.

J'esp�rais que les moyens de transport manqueraient absolument;
mais il n'en fut rien.  Une petite go�lette danoise, la
_Valkyrie_, devait mettre � la voile le 2 juin pour Reykjawik.
Le capitaine, M. Bjarne, se trouvait � bord; son futur passager,
dans sa joie, lui serra les mains � les briser.  Ce brave homme
fut un peu �tonn� d'une pareille �treinte.  Il trouvait tout
simple d'aller en Islande, puisque c'�tait son m�tier.  Mon oncle
trouvait cela sublime.  Le digne capitaine profita de cet
enthousiasme pour nous faire payer double le passage sur son
b�timent.  Mais nous n'y regardions pas de si pr�s.

�Soyez � bord mardi, � sept heures du matin,� dit M. Bjarne apr�s
avoir empoch� un nombre respectable de species-dollars.

Nous remerci�mes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous
rev�nmes � l'h�tel du Phoenix.

�Cela va bien!  cela va tr�s bien, r�p�tait mon oncle.  Quel
heureux hasard d'avoir trouv� ce b�timent pr�t � partir!
Maintenant d�jeunons, et allons visiter la ville.�

Nous nous rend�mes � Kongens-Nye-Torw, place irr�guli�re o� se
trouve un poste avec deux innocents canons braqu�s qui ne font
peur � personne.  Tout pr�s, au n� 5, il y avait une
�restauration� fran�aise, tenue par un cuisinier nomm� Vincent;
nous y d�jeun�mes suffisamment pour le prix mod�r� de quatre
marks chacun[1].

  [1] 2fr. 75c. environ.

Puis je pris un plaisir d'enfant � parcourir la ville; mon oncle
se laissait promener; d'ailleurs il ne vit rien, ni
l'insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dix-septi�me
si�cle qui enjambe le canal devant le Mus�um, ni cet immense
c�notaphe de Torwaldsen, orn� de peintures murales horribles et
qui contient � l'int�rieur les oeuvres de ce statuaire, ni, dans
un assez beau parc, le ch�teau bonbonni�re de Rosenborg, ni
l'admirable �difice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait
avec les queues entrelac�es de quatre dragons de bronze, ni les
grands moulins des remparts, dont les vastes ailes s'enflaient
comme les voiles d'un vaisseau au vent de la mer.

Quelles d�licieuses promenades nous eussions faites, ma jolie
Virlandaise et moi, du c�t� du port o� les deux-ponts et les
fr�gates dormaient paisiblement sous leur toiture rouge, sur les
bords verdoyants du d�troit, � travers ces ombrages touffus au
sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent
leur gueule noir�tre entre les branches des sureaux et des
saules!

Mais, h�las!  elle �tait loin, ma pauvre Gra�ben, et pouvais-je
esp�rer de la revoir jamais!

Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites
enchanteurs, il fut vivement frapp� par la vue d'un certain
clocher situ� dans l'�le d'Amak, qui forme le quartier sud-ouest
de Copenhague.

Je re�us l'ordre de diriger nos pas de ce c�t�; je montai dans
une petite embarcation � vapeur qui faisait le service des
canaux, et, en quelques instants, elle accosta le quai de
Dock-Yard.

Apr�s avoir travers� quelques rues �troites o� des gal�riens,
v�tus de pantalons mi-partie jaunes et gris, travaillaient sous
le b�ton des argousins, nous arriv�mes devant Vor-Frelsers-Kirk.
Cette �glise n'offrait rien de remarquable.  Mais voici pourquoi
son clocher assez �lev� avait attir� l'attention du professeur: �
partir de la plate-forme, un escalier ext�rieur circulait autour
de sa fl�che, et ses spirales se d�roulaient en plein ciel.

�Montons, dit mon oncle.

--Mais, le vertige?  r�pliquai-je.

--Raison de plus, il faut s'y habituer.

--Cependant...

--Viens, te dis-je, ne perdons pas de temps.� Il fallut ob�ir.
Un gardien, qui demeurait de l'autre c�t� de la rue, nous remit
une clef, et l'ascension commen�a.

Mon oncle me pr�c�dait d'un pas alerte.  Je le suivais non sans
terreur, car la t�te me tournait avec une d�plorable facilit�.
Je n'avais ni l'aplomb des aigles ni l'insensibilit� de leurs
nerfs.

Tant que nous f�mes emprisonn�s dans la vis int�rieure, tout alla
bien; mais apr�s cent cinquante marches l'air vint me frapper au
visage; nous �tions parvenus � la plate-forme du clocher.  L�
commen�ait l'escalier a�rien, gard� par une fr�le rampe, et dont
les marches, de plus en plus �troites, semblaient monter vers
l'infini.

�Je ne pourrai jamais!  m'�criai-je.

--Serais-tu poltron, par hasard?  Monte!� r�pondit
impitoyablement le professeur.

Force fut de le suivre en me cramponnant.  Le grand air
m'�tourdissait; je sentais le clocher osciller sous les rafales;
mes jambes se d�robaient; je grimpai bient�t sur les genoux, puis
sur le ventre; je fermais les yeux; j'�prouvais le mal de
l'espace.

Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j'arrivai pr�s de la
boule.

�Regarde, me dit-il, et regarde bien!  il faut prendre _des
le�ons d'ab�me!_�

Je dus ouvrir les yeux.  J'apercevais les maisons aplaties et
comme �cras�es par une chute, au milieu du brouillard des fum�es.
Au-dessus de ma t�te passaient des nuages �chevel�s, et, par un
renversement d'optique, ils me paraissaient immobiles, tandis que
le clocher, la boule, moi, nous �tions entra�n�s avec une
fantastique vitesse.  Au loin, d'un c�t� s'�tendait la campagne
verdoyante; de l'autre �tincelait la mer sous un faisceau de
rayons.  Le Sund se d�roulait � la pointe d'Elseneur, avec
quelques voiles blanches, v�ritables ailes de go�land, et dans la
brume de l'est ondulaient les c�tes � peine estomp�es de la
Su�de.  Toute cette immensit� tourbillonnait � mes regards.

N�anmoins il fallut me lever, me tenir droit et regarder.  Ma
premi�re le�on de vertige dura une heure.  Quand enfin il me fut
permis de redescendre et de toucher du pied le pav� solide des
rues, j'�tais courbatur�.

�Nous recommencerons demain,� dit mon professeur.

Et en effet, pendant cinq jours, je repris cet exercice
vertigineux, et, bon gr� mal gr�, je fis des progr�s sensibles
dans l'art �des hautes contemplations�.



IX


Le jour du d�part arriva.  La veille, le complaisant M. Thomson
nous avait apport� des lettres de recommandations pressantes pour
le comte Trampe, gouverneur de l'Islande, M.  Pietursson, le
coadjuteur de l'�v�que, et M. Finsen, maire de Reykjawik.  En
retour, mon oncle lui octroya les plus chaleureuses poign�es de
main.

Le 2, � six heures du matin, nos pr�cieux bagages �taient rendus
� bord de la _Valkyrie_.  Le capitaine nous conduisit � des
cabines assez �troites et dispos�es sous une esp�ce de rouf.

�Avons-nous bon vent?  demanda mon oncle.

--Excellent, r�pondit le capitaine Bjarne.  Un vent de sud-est.
Nous allons sortir du Sund grand largue et toutes voiles dehors.�

Quelques instants plus tard, la go�lette, sous sa misaine, sa
brigantine, son hunier et son perroquet, appareilla et donna �
pleine toile dans le d�troit.  Une heure apr�s la capitale du
Danemark semblait s'enfoncer dans les flots �loign�s et la
_Valkyrie_ rasait la c�te d'Elseneur.  Dans la disposition
nerveuse o� je me trouvais, je m'attendais � voir l'ombre
d'Hamlet errant sur la terrasse l�gendaire.

�Sublime insens�!  disais-je, tu nous approuverais sans doute!
tu nous suivrais peut-�tre pour venir au centre du globe chercher
une solution � ton doute �ternel!�

Mais rien ne parut sur les antiques murailles; le ch�teau est,
d'ailleurs, beaucoup plus jeune que l'h�ro�que prince de
Danemark.  Il sert maintenant de loge somptueuse au portier de ce
d�troit du Sund o� passent chaque ann�e quinze mille navires de
toutes les nations.

Le ch�teau de Krongborg disparut bient�t dans la brume, ainsi que
la tour d'Helsinborg, �lev�e sur la rive su�doise, et la go�lette
s'inclina l�g�rement sous les brises du Catt�gat.

La _Valkyrie_ �tait fine voili�re, mais avec un navire � voiles
on ne sait jamais trop sur quoi compter.  Elle transportait �
Reykjawik du charbon, des ustensiles de m�nage, de la poterie,
des v�tements de laine et une cargaison de bl�; cinq hommes
d'�quipage, tous Danois, suffisaient � la manoeuvrer.

�Quelle sera la dur�e de la travers�e?  demanda mon oncle au
capitaine.

--Une dizaine de jours, r�pondit ce dernier, si nous ne
rencontrons pas trop de grains de nord-ouest par le travers des
Fero�.

--Mais, enfin, vous n'�tes pas sujet � �prouver des retards
consid�rables?

--Non, monsieur Lidenbrock; soyez tranquille, nous arriverons.�

Vers le soir la go�lette doubla le cap Skagen � la pointe nord du
Danemark, traversa pendant la nuit le Skager-Rak, rangea
l'extr�mit� de la Norv�ge par le travers du cap Lindness et donna
dans la mer du Nord.

Deux jours apr�s, nous avions connaissance des c�tes d'Ecosse �
la hauteur de Peterheade, et la _Valkyrie_ se dirigea vers les
Fero� en passant entre les Orcades et les Seethland.

Bient�t notre go�lette fut battue par les vagues de l'Atlantique;
elle dut louvoyer contre le vent du nord et n'atteignit pas sans
peine les Fero�.  Le 3, le capitaine reconnut Myganness, la plus
orientale de ces �les, et, � partir de ce moment, il marcha droit
au cap Portland, situ� sur la c�te m�ridionale de l'Islande.

La travers�e n'offrit aucun incident remarquable.  Je supportai
assez bien les �preuves de la mer; mon oncle, � son grand d�pit,
et � sa honte plus grande encore, ne cessa pas d'�tre malade.

Il ne put donc entreprendre le capitaine Bjarne sur la question
du Sneffels, sur les moyens de communication, sur les facilit�s
de transport; il dut remettra ses explications � son arriv�e et
passa tout son temps �tendu dans sa cabine, dont les cloisons
craquaient par les grands coups de tangage.  Il faut l'avouer, il
m�ritait un peu son sort.

Le 11, nous relev�mes le cap Portland; le temps, clair alors,
permit d'apercevoir le Myrdals Yocul, qui le domine.  Le cap se
compose d'un gros morne � pentes roides, et plant� tout seul sur
la plage.

La _Valkyrie_ se tint � une distance raisonnable des c�tes, en
les prolongeant vers l'ouest, au milieu de nombreux troupeaux de
baleines et de requins.  Bient�t apparut un immense rocher perc�
� jour, au travers duquel la mer �cumeuse donnait avec furie.
Les �lots de Westman sembl�rent sortir de l'Oc�an, comme une
sem�e de rocs sur la plaine liquide.  A partir de ce moment, la
go�lette prit du champ pour tourner � bonne distance le cap
Reykjaness, qui ferme l'angle occidental de l'Islande.

La mer, tr�s forte, emp�chait mon oncle de monter sur le pont
pour admirer ces c�tes d�chiquet�es et battues par les vents du
sud-ouest.

Quarante-huit heures apr�s, en sortant d'une temp�te qui for�a la
go�lette de fuir � sec de toile, on releva dans l'est la balise
de la pointe de Skagen, dont les roches dangereuses se prolongent
� une grande distance sous les flots.  Un pilote islandais vint �
bord, et, trois heures plus tard, la _Valkyrie_ mouillait devant
Reykjawik, dans la baie de Faxa.

Le professeur sortit enfin de sa cabine, un peu p�le, un peu
d�fait, mais toujours enthousiaste, et avec un regard de
satisfaction dans les yeux.

La population de la ville, singuli�rement int�ress�e par
l'arriv�e d'un navire dans lequel chacun a quelque chose �
prendre, se groupait sur le quai.

Mon oncle avait h�te d'abandonner sa prison flottante, pour ne
pas dire son h�pital.  Mais avant de quitter le pont de la
go�lette, il m'entra�na � l'avant, et l�, du doigt, il me montra,
� la partie septentrionale de la baie, une haute montagne � deux
pointes, un double c�ne couvert de neiges �ternelles.

�Le Sneffels! s'�cria-t-il, le Sneffels!�

Puis, apr�s m'avoir recommand� du geste un silence absolu, il
descendit dans le canot qui l'attendait.  Je le suivis, et
bient�t nous foulions du pied le sol de l'Islande.

Tout d'abord apparut un homme de bonne figure et rev�tu d'un
costume de g�n�ral.  Ce n'�tait cependant qu'un simple magistrat,
le gouverneur de l'�le, M. le baron Trampe en personne.  Le
professeur reconnut � qui il avait affaire.  Il remit au
gouverneur ses lettres de Copenhague, et il s'�tablit en danois
une courte conversation � laquelle je demeurai absolument
�tranger, et pour cause.  Mais de ce premier entretien il r�sulta
ceci: que le baron Trampe se mettait enti�rement � la disposition
du professeur Lidenbrock.

Mon oncle re�ut un accueil fort aimable du maire, M. Finson, non
moins militaire par le costume que le gouverneur, mais aussi
pacifique par temp�rament et par �tat.

Quant au coadjuteur, M. Pictursson, il faisait actuellement une
tourn�e �piscopale dans le Bailliage du nord; nous devions
renoncer provisoirement � lui �tre pr�sent�s.  Mais un charmant
homme, et dont le concours nous devint fort pr�cieux, ce fut
M. Fridriksson, professeur de sciences naturelles � l'�cole de
Reykjawik.  Ce savant modeste ne parlait que l'islandais et le
latin; il vint m'offrir ses services dans la langue d'Horace, et
je sentis que nous �tions faits pour nous comprendre.  Ce fut, en
effet, le seul personnage avec lequel je pus m'entretenir pendant
mon s�jour en Islande.

Sur trois chambres dont se composait sa maison, cet excellent
homme en mit deux � notre disposition, et bient�t nous y f�mes
install�s avec nos bagages, dont la quantit� �tonna un peu les
habitants de Reykjawik.

�Eh bien, Axel, me dit mon oncle, cela va, et le plus difficile
est fait.

--Comment, le plus difficile?  m'�criai-je:

--Sans doute, nous n'avons plus qu'� descendre!

--Si vous le prenez ainsi, vous avez raison; mais enfin, apr�s
avoir descendu, il faudra remonter, j'imagine?

--Oh!  cela ne m'inqui�te gu�re!  Voyons!  il n'y a pas de temps
� perdre.  Je vais me rendre � la biblioth�que.  Peut-�tre s'y
trouve-t-il quelque manuscrit de Saknussemm, et je serais bien
aise de le consulter.

--Alors, pendant ce temps, je vais visiter la ville.  Est-ce que
vous n'en ferez pas autant?

--Oh!  cela m'int�resse m�diocrement.  Ce qui est curieux dans
cette terre d'Islande n'est pas dessus, mais dessous.

Je sortis et j'errai au hasard.

S'�garer dans les deux rues de Reykjawik n'e�t pas �t� chose
facile.  Je ne fus donc pas oblig� de demander mon chemin, ce
qui, dans la langue des gestes, expose � beaucoup de m�comptes.

La ville s'allonge sur un sol assez bas et mar�cageux, entre deux
collines.  Une immense coul�e de laves la couvre d'un c�t� et
descend en rampes assez douces vers la mer.  De l'autre s'�tend
cette vaste baie de Faxa born�e au nord par l'�norme glacier du
Sneffels, et dans laquelle la _Valkyrie_ se trouvait seule �
l'ancre en ce moment.  Ordinairement les gardes-p�che anglais et
fran�ais s'y tiennent mouill�s au large; mais ils �taient alors
en service sur les c�tes orientales de l'�le.

La plus longue des deux rues de Reykjawik est parall�le au
rivage; l� demeurent les marchands et les n�gociants, dans des
cabanes de bois faites de poutres rouges horizontalement
dispos�es; l'autre rue, situ�e plus � l'ouest, court vers un
petit lac, entre les maisons de l'�v�que et des autres
personnages �trangers au commerce.  J'eus bient�t arpent� ces
voies mornes et tristes; j'entrevoyais parfois un bout de gazon
d�color�, comme un vieux tapis de laine r�p� par l'usage, ou bien
quelque apparence de verger, dont les rares l�gumes, pommes de
terre, choux et laitues, eussent figur� � l'aise sur une table
lilliputienne; quelques girofl�es maladives essayaient aussi de
prendre un petit air de soleil.

Vers le milieu de la rue non commer�ante, je trouvai le cimeti�re
public enclos d'un mur en terre, et dans lequel la place ne
manquait pas.  Puis, en quelques enjamb�es, j'arrivai � la maison
du gouverneur, une masure compar�e � l'h�tel de ville de
Hambourg, un palais aupr�s des huttes de la population
islandaise.

Entre le petit lac et la ville s'�levait l'�glise, b�tie dans le
go�t protestant et construite en pierres calcin�es dont les
volcans font eux-m�mes les frais d'extraction; par les grands
vents d'ouest, son toit de tuiles rouges devait �videmment se
disperser dans les airs au grand dommage des fid�les.

Sur une �minence voisine, j'aper�us l'�cole Nationale, o�, comme
je l'appris plus tard de notre h�te, on professait: l'h�breu,
l'anglais, le fran�ais et le danois, quatre langues dont, � ma
honte, je ne connaissais pas le premier mot.  J'aurais �t� le
dernier des quarante �l�ves que comptait ce petit coll�ge, et
indigne de coucher avec eux dans ces armoires � deux
compartiments o� de plus d�licats �toufferaient d�s la premi�re
nuit.

En trois heures j'eus visit� non seulement la villa, mais ses
environs.  L'aspect g�n�ral en �tait singuli�rement triste.  Pas
d'arbres, pas de v�g�tation, pour ainsi dire.  Partout les ar�tes
vives des roches volcaniques.  Les huttes des Islandais sont
faites de terre et de tourbe, et leurs murs inclin�s en dedans;
elles ressemblent � des toits pos�s sur le sol.  Seulement ces
toits sont des prairies relativement f�condes.  Gr�ce � la
chaleur de l'habitation, l'herbe y pousse avec assez de
perfection, et on la fauche soigneusement � l'�poque de la
fenaison, sans quoi les animaux domestiques viendraient pa�tre
sur ces demeures verdoyantes.

Pendant mon excursion, je rencontrai peu d'habitants; en revenant
de la rue commer�ante, je vis la plus grande partie de la
population occup�e � s�cher, saler et charger des morues,
principal article d'exportation.  Les hommes paraissaient
robustes, mais lourds, des esp�ces d'Allemands blonds, � l'oeil
pensif, qui se sentent un peu en dehors de l'humanit�, pauvres
exil�s rel�gu�s sur cette terre de glace, dont la nature aurait
bien d� faire des Esquimaux, puisqu'elle les condamnait � vivre
sur la limite du cercle polaire!  J'essayais en vain de
surprendre un sourire sur leur visage; ils riaient quelquefois
par une sorte de contraction involontaire des muscles, mais ils
ne souriaient jamais.

Leur costume consistait en une grossi�re vareuse de laine noire
connue dans tous les pays scandinaves sous le nom de �vadmel�, un
chapeau � vastes bords, un pantalon � lis�re rouge et un morceau
de cuir repli� en mani�re de chaussure.

Les femmes, � figure triste et r�sign�e, d'un type assez
agr�able, mais sans expression, �taient v�tues d'un corsage et
d'une jupe de �vadmel� sombre: filles, elles portaient sur leurs
cheveux tress�s en guirlandes un petit bonnet de tricot brun;
mari�es, elles entouraient leur t�te d'un mouchoir de couleur,
surmont� d'un cimier de toile blanche.

Apr�s une bonne promenade, lorsque je rentrai dans la maison de
M. Fridriksson, mon oncle s'y trouvait d�j� en compagnie de son
h�te.



X


Le d�ner �tait pr�t; il fut d�vor� avec avidit� par le professeur
Lidenbrock, dont la di�te forc�e du bord avait chang� l'estomac
en un gouffre profond.  Ce repas, plus danois qu'islandais, n'eut
rien de remarquable en lui-m�me; mais notre h�te, plus islandais
que danois, me rappela les h�ros de l'antique hospitalit�.  Il me
parut �vident que nous �tions chez lui plus que lui-m�me.

La conversation se fit en langue indig�ne, que mon oncle
entrem�lait d'allemand et M. Fridriksson de latin, afin que je
pusse la comprendre.  Elle roula sur des questions scientifiques,
comme il convient � des savants; mais le professeur Lidenbrock se
tint sur la plus excessive r�serve, et ses yeux me
recommandaient, � chaque phrase, un silence absolu touchant nos
projets � venir.

Tout d'abord, M. Fridriksson s'enquit aupr�s de mon oncle du
r�sultat de ses recherches � la biblioth�que

�Votre biblioth�que!  s��cria ce dernier, elle ne se compose que
de livres d�pareill�s sur des rayons presque d�serts.

--Comment!  r�pondit M. Fridriksson, nous poss�dons huit mille
volumes dont beaucoup sont pr�cieux et rares, des ouvrages en
vieille langue Scandinave, et toutes les nouveaut�s dont
Copenhague nous approvisionne chaque ann�e.

--O� prenez-vous ces huit mille volumes?  Pour mon compte...

--Oh!  monsieur Lidenbrock, ils courent le pays; on a le go�t de
l'�tude dans notre vieille �le de glace!  Pas un fermier, pas un
p�cheur qui ne sache lire et ne lise.  Nous pensons que des
livres, au lieu de moisir derri�re une grille de fer, loin des
regards curieux, sont destin�s � s'user sous les yeux des
lecteurs.  Aussi ces volumes passent-ils de main en main,
feuillet�s, lus et relus, et souvent ils ne reviennent � leur
rayon qu'apr�s un an ou deux d'absence.

--En attendant, r�pondit mon oncle avec un certain d�pit, les
�trangers...

--Que voulez-vous!  les �trangers ont chez eux leurs biblioth�ques, 
et, avant tout, il faut que nos paysans s'instruisent.  Je vous
le r�p�te, l'amour de l'�tude est dans le sang islandais.  Aussi,
en 1816, nous avons fond� une Soci�t� Litt�raire qui va bien; des
savants �trangers s'honorent d'en faire partie; elle publie des
livres destin�s � l'�ducation de nos compatriotes et rend de
v�ritables services au pays.  Si vous voulez �tre un de nos
membres correspondants, monsieur Lidenbrock, vous nous ferez le
plus grand plaisir.�

Mon oncle, qui appartenait d�j� � une centaine de soci�t�s
scientifiques, accepta avec une bonne gr�ce dont fut touch�
M. Fridriksson.

�Maintenant, reprit celui-ci, veuillez m'indiquer les livres que
vous esp�riez trouver � notre biblioth�que, et je pourrai
peut-�tre vous renseigner � leur �gard.�

Je regardai mon oncle.  Il h�sita � r�pondre.  Cela touchait
directement � ses projets.  Cependant, apr�s avoir r�fl�chi, il
se d�cida � parler.

�Monsieur Fridriksson, dit-il, je voulais savoir si, parmi les
ouvrages anciens, vous poss�diez ceux d'Arne Saknussemm?

--Arne Saknussemm!  r�pondit le professeur de Reykjawik; vous
voulez parler de ce savant du seizi�me si�cle, � la fois grand
naturaliste, grand alchimiste et grand voyageur?

--Pr�cis�ment

--Une des gloires de la litt�rature et de la science islandaises?

--Comme vous dites.

--Un homme illustre entre tous?

--Je vous l'accorde.

--Et dont l'audace �galait le g�nie?

--Je vois que vous le connaissez bien.� Mon oncle nageait dans la
joie � entendre parler ainsi de son h�ros.  Il d�vorait des yeux
M. Fridriksson.

�Eh bien!  demanda-t-il, ses ouvrages?

--Ah!  ses ouvrages, nous ne les avons pas!

--Quoi!  en Islande?

--Ils n'existent ni en Islande ni ailleurs.

--Et pourquoi?

--Parce que Arne Saknussemm fut pers�cut� pour cause d'h�r�sie,
et qu'en 1573 ses ouvrages furent br�l�s � Copenhague par la main
du bourreau.

--Tr�s bien!  Parfait!  s'�cria mon oncle, au grand scandale du
professeur de sciences naturelles,

--Hein?  fit ce dernier.

--Oui!  tout s'explique, tout s'encha�ne, tout est clair, et je
comprends pourquoi Saknussemm, mis � l'index et forc� de cacher
les d�couvertes de son g�nie, a d� enfouir dans un
incompr�hensible cryptogramme le secret...

--Quel secret?  demanda vivement M. Fridriksson.

--Un secret qui...  dont..., r�pondit mon oncle en balbutiant.

--Est-ce que vous auriez quelque document particulier?  reprit
notre h�te.

--Non.  Je faisais une pure supposition.

--Bien, r�pond�t M. Fridriksson, qui eut la bont� de ne pas
insister en voyant le trouble de son interlocuteur.  J'esp�re,
ajouta-t-il, que vous ne quitterez pas notre �le sans avoir puis�
� ses richesses min�ralogiques?

--Certes, r�pondit mon oncle; mais j'arrive un peu tard; des
savants ont d�j� pass� par ici?

--Oui, monsieur Lidenbrock; les travaux de MM. Olafsen et
Povelsen ex�cut�s par ordre du roi, les �tudes de Tro�l, la
mission scientifique de MM. Gaimard et Robert, � bord de la
corvette fran�aise _la Recherche_[1], et derni�rement, les
observations des savants embarqu�s sur la fr�gate _la
Reine-Hortense_, ont puissamment contribu� � la reconnaissance de
l'Islande.  Mais, croyez-moi, il y a encore � faire.

  [1] _La Recherche_ fut envoy�e en 1835 par l'amiral Duperr�
  pour retrouver les traces d'une exp�dition perdue, celle de
  M. de Blosseville et de _la Lilloise_, dont on n'a jamais eu de
  nouvelles.

--Vous pensez?  demanda mon oncle d'un air bonhomme, en essayant
de mod�rer l'�clair de ses yeux.

--Oui.  Que de montagnes, de glaciers, de volcans � �tudier, qui
sont peu connus!  Et tenez, sans aller plus loin, voyez ce mont
qui s'�l�ve � l'horizon; c'est le Sneffels.

--Ah!  fit mon oncle, le Sneffels.

--Oui, l'un des volcans les plus curieux et dont on visite
rarement le crat�re.

--�teint?

--Oh!  �teint depuis cinq cents ans.

--Eh bien!  r�pondit mon oncle, qui se croisait fr�n�tiquement
les jambes pour ne pas sauter en l'air, j'ai envie de commencer
mes �tudes g�ologiques par ce Seffel...  Fessel...  comment
dites-vous?

--Sneffels, reprit l'excellent M. Fridriksson.�

Cette partie de la conversation avait eu lieu en latin; j'avais
tout compris, et je gardais � peine mon s�rieux � voir mon oncle
contenir sa satisfaction qui d�bordait de toutes parts; il
prenait un petit air innocent qui ressemblait � la grimace d'un
vieux diable.

�Oui, fit-il, vos paroles me d�cident; nous essayerons de gravir
ce Sneffels, peut-�tre m�me d'�tudier son crat�re!

--Je regrette bien, r�pondit M. Fridriksson, que mes occupations
ne me permettent pas de m'absenter; je vous aurais accompagn�
avec plaisir et profit.

--Oh!  non, oh!  non, r�pondit vivement mon oncle; nous ne
voulons d�ranger personne, monsieur Fridriksson; je vous remercie
de tout mon coeur.  La pr�sence d'un savant tel que vous e�t �t�
tr�s utile, mais les devoirs de votre profession...�

J'aime � penser que notre h�te, dans l'innocence de son �me
islandaise, ne comprit pas les grosses malices de mon oncle.

�Je vous approuve fort, monsieur Lidenbrock, dit-il, de commencer
par ce volcan; vous ferez l� une ample moisson d'observations
curieuses.  Mais, dites-moi, comment comptez-vous gagner la
presqu'�le de Sneffels!

--Par mer, en traversant la baie.  C'est la route la plus rapide.

--Sans doute; mais elle est impossible � prendre.

--Pourquoi?

--Parce que nous n'avons pas un seul canot � Reykjawik.

--Diable!

--Il faudra aller par terre, en suivant la c�te.  Ce sera plus
long, mais plus int�ressant.

--Bon.  Je verrai � me procurer un guide.

--J'en ai pr�cis�ment un � vous offrir.

--Un homme s�r, intelligent?

--Oui, un habitant de la presqu'�le.  C'est un chasseur d'eider,
fort habile, et dont vous serez content.  Il parle parfaitement
le danois.

--Et quand pourrai-je le voir?

--Demain, si cela vous pla�t.

--Pourquoi pas aujourd'hui?

--C'est qu'il n'arrive que demain.

--A demain donc,� r�pondit mon oncle avec un soupir.

Cette importante conversation se termina quelques instants plus
tard par de chaleureux remerciments du professeur allemand au
professeur islandais.  Pendant ce d�ner, mon oncle venait
d'apprendre des choses importantes, entre autres l'histoire de
Saknussemm, la raison de son document myst�rieux, comme quoi son
h�te ne l'accompagnerait pas dans son exp�dition, et que d�s le
lendemain un guide serait � ses ordres.



XI


Le soir, je fis une courte promenade sur les rivages de
Reykjawik, et je revins de bonne heure me coucher dans mon lit de
grosses planches, o� je dormis d'un profond sommeil.

Quand je me r�veillai, j'entendis mon oncle parler abondamment
dans la salle voisine.  Je me levai aussit�t et je me h�tai
d'aller le rejoindre.

Il causait en danois avec un homme de haute taille,
vigoureusement d�coupl�.  Ce grand gaillard devait �tre d'une
force peu commune.  Ses yeux, perc�s dans une t�te tr�s grosse et
assez na�ve, me parurent intelligents.  Ils �taient d'un bleu
r�veur.  De longs cheveux, qui eussent pass� pour roux, m�me en
Angleterre, tombaient sur ses athl�tiques �paules.  Cet indig�ne
avait les mouvements souples, mais il remuait peu les bras, en
homme qui ignorait ou d�daignait la langue des gestes.  Tout en
lui r�v�lait un temp�rament d'un calme parfait, non pas indolent,
mais tranquille.  On sentait qu'il ne demandait rien � personne,
qu'il travaillait � sa convenance, et que, dans ce monde, sa
philosophie ne pouvait �tre ni �tonn�e ni troubl�e.

Je surpris les nuances de ce caract�re, � la mani�re dont
l'Islandais �couta le verbiage passionn� de son interlocuteur.
Il demeurait les bras crois�s, immobile au milieu des gestes
multipli�s de mon oncle; pour nier, sa t�te tournait de gauche �
droite; elle s'inclinait pour affirmer, et cela si peu, que ses
longs cheveux bougeaient � peine; c'�tait l'�conomie du mouvement
pouss�e jusqu'� l'avarice.

Certes, � voir cet homme, je n'aurais jamais devin� sa profession
de chasseur; celui-l� ne devait pas effrayer le gibier, � coup
s�r, mais comment pouvait-il l'atteindre?

Tout s'expliqua quand M. Fridriksson m'apprit que ce tranquille
personnage n'�tait qu'un �chasseur d'eider�, oiseau dont le duvet
constitue la plus grande richesse de l'�le.  En effet, ce duvet
s'appelle l'�dredon, et il ne faut pas une grande d�pense de
mouvement pour le recueillir.

Aux premiers jours de l'�t�, la femelle de l'eider, sorte de joli
canard, va b�tir son nid parmi les rochers des fj�rds[1] dont la
c�te est toute frang�e; ce nid b�ti, elle le tapisse avec de
fines plumes qu'elle s'arrache du ventre.  Aussit�t le chasseur,
ou mieux le n�gociant, arrive, prend le nid, et la femelle de
recommencer son travail; cela dure ainsi tant qu'il lui reste
quelque duvet.  Quand elle s'est enti�rement d�pouill�e, c'est au
m�le de se d�plumer � son tour.  Seulement, comme la d�pouille
dure et grossi�re de ce dernier n'a aucune valeur commerciale, le
chasseur ne prend pas la peine de lui voler le lit de sa couv�e;
le nid s'ach�ve donc; la femelle pond ses oeufs; les petits
�closent, et, l'ann�e suivante, la r�colte de l'�dredon
recommence.

  [1] Nom donn� aux golfes �troits dans les pays scandinaves.

Or, comme l'eider ne choisit pas les rocs escarp�s pour y b�tir
son nid, mais plut�t des roches faciles et horizontales qui vont
se perdre en mer, le chasseur islandais pouvait exercer son
m�tier sans grande agitation.  C'�tait un fermier qui n'avait ni
� semer ni � couper sa moisson, mais � la r�colter seulement.

Ce personnage grave, flegmatique et silencieux, se nommait Hans
Bjelke; il venait � la recommandation de M. Fridriksson.  C'�tait
notre futur guide.

Ses mani�res contrastaient singuli�rement avec celles de mon
oncle.

Cependant ils s'entendirent facilement.  Ni l'un ni l'autre ne
regardaient au prix; l'un pr�t � accepter ce qu'on lui offrait,
l'autre pr�t � donner ce qui lui serait demand�.  Jamais march�
ne fut plus facile � conclure.

Or, des conventions il r�sulta que Hans s'engageait � nous
conduire au village de Stapi, situ� sur la c�te m�ridionale de la
presqu'�le du Sneffels, au pied m�me du volcan.  Il fallait
compter par terre vingt-deux milles environ, voyage � faire en
deux jours, suivant l'opinion de mon oncle.

Mais quand il apprit qu'il s'agissait de milles danois de
vingt-quatre mille pieds, il dut rabattre de son calcul et
compter, vu l'insuffisance des chemins, sur sept ou huit jours de
marche.

Quatre chevaux devaient �tre mis � sa disposition, deux pour le
porter, lui et moi, deux autres destin�s � nos bagages.  Hans,
suivant son habitude, irait � pied.  Il connaissait parfaitement
cette partie de la c�te, et il promit de prendre par le plus
court.

Son engagement avec mon oncle n'expirait pas � notre arriv�e �
Stapi; il demeurait � son service pendant tout le temps
n�cessaire � nos excursions scientifiques au prix de trois
rixdales par semaine[1].  Seulement, il fut express�ment convenu
que cette somme serait compt�e au guide chaque samedi soir,
condition _sine qua non_ de son engagement.

  [1] 16fr. 08 c.

Le d�part fut fix� au 16 juin.  Mon oncle voulut remettre au
chasseur les arrhes du march�, mais celul-ci refusa d'un seul
mot.

�Efter,� fit-il.

Apr�s,� me dit le professeur pour mon �dification.

Hans, le trait� conclu, se retira tout d'une pi�ce.

�Un fameux homme, s'�cria mon oncle, mais il ne s'attend gu�re au
merveilleux r�le que l'avenir lui r�serve de jouer.

--Il nous accompagne donc jusqu'au...

--Oui, Axel, jusqu'au centre de la terre.�

Quarante-huit heures restaient encore � passer; � mon grand
regret, je dus les employer � nos pr�paratifs; toute notre
intelligence fut employ�e � disposer chaque objet de la fa�on la
plus avantageuse, les instruments d'un c�t�, les armes d'un
autre, les outils dans ce paquet, les vivres dans celui-l�.  En
tout quatre groupes.

Les instruments comprenaient:

1� Un thermom�tre centigrade de Eigel, gradu� jusqu'� cent
cinquante degr�s, ce qui me paraissait trop ou pas assez.  Trop,
si la chaleur ambiante devait monter l�, auquel cas nous aurions
cuit.  Pas assez, s'il s'agissait de mesurer la temp�rature de
sources ou toute autre mati�re en fusion.

2� Un manom�tre � air comprim�, dispos� de mani�re � indiquer des
pressions sup�rieures � celles de l'atmosph�re au niveau de
l'Oc�an.  En effet, le barom�tre ordinaire n'e�t pas suffi, la
pression atmosph�rique devant augmenter proportionnellement �
notre descente au-dessous de la surface de la terre.

3� Un chronom�tre de Boissonnas jeune de Gen�ve, parfaitement
r�gl� au m�ridien de Hambourg.

4� Deux boussoles d'inclinaison et de d�clinaison.

5� Une lunette de nuit.

6� Deux appareils de Ruhmkorff, qui, au moyen d'un courant
�lectrique, donnaient une lumi�re tr�s portative, s�re et peu
encombrante.[1]

  [1] L'appareil de M. Ruhnmkorff consiste en une pile de Bunzen,
  mise en activit� au moyen du bichromate de potasse qui ne donne
  aucune odeur.  Une bobine d'induction met l'�lectricit�
  produite par la pile en communication avec une lanterne d'une
  disposition particuli�re; dans cette lanterne se trouve un
  serpentin de verre o� le vide a �t� fait, et dans lequel reste
  seulement un r�sidu de gaz carbonique ou d'azote.  Quand
  l'appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux en produisant
  une lumi�re blanch�tre et continue.  La pile et la bobine sont
  plac�es dans un sac de cuir que le voyageur porte en
  bandouli�re.  La lanterne, plac�e ext�rieurement, �claire tr�s
  suffisamment dans les profondes obscurit�s; elle permet de
  s'aventurer, sans craindre aucune explosion, au milieu des gaz
  les plus inflammables, et ne s'�teint pas m�me au sein des plus
  profonds cours d'eau.  M. Ruhmkorff est un savant et habile
  physicien.  Sa grande d�couverte, c'est sa bobine d'induction
  qui permet de produire de l'�lectricit� � haute tension.  Il a
  obtenu, en 1864, le prix quinquennal de 50,000 fr.  que la
  France r�servait � la plus ing�nieuse application de
  l'�lectricit�.


Les armes consistaient en deux carabines de Purdley More et Co,
et de deux revolvers Colt.  Pourquoi des armes?  Nous n'avions ni
sauvages ni b�tes f�roces � redouter, je suppose.  Mais mon oncle
paraissait tenir � son arsenal comme � ses instruments, surtout �
une notable quantit� de fulmi-coton inalt�rable � l'humidit�, et
dont la force expansive est fort sup�rieure � celle de la poudre
ordinaire.

Les outils comprenaient deux pics, deux pioches, une �chelle de
soie, trois b�tons ferr�s, une hache, un marteau, une douzaine de
coins et pitons de fer, et de longues cordes � noeuds.  Cela ne
laissait pas de faire un fort colis, car l'�chelle mesurait trois
cents pieds de longueur.

Enfin, il y avait les provisions; le paquet n'�tait pas gros,
mais rassurant, car je savais qu'en viande concentr�e et en
biscuits secs il contenait pour six mois de vivres.  Le geni�vre
en formait toute la partie liquide, et l'eau manquait totalement;
mais nous avions des gourdes, et mon oncle comptait sur les
sources pour les remplir; les objections que j'avais pu faire sur
leur qualit�, leur temp�rature, et m�me leur absence, �taient
rest�es sans succ�s.

Pour compl�ter la nomenclature exacte de nos articles de voyage,
je noterai une pharmacie portative contenant des ciseaux � lames
mousses, des attelles pour fracture, une pi�ce de ruban en fil
�cru, des bandes et compresses, du sparadrap, une palette pour
saign�e, toutes choses effrayantes; de plus, une s�rie de flacons
contenant de la dextrine, de l'alcool vuln�raire, de l'ac�tate de
plomb liquide, de l'�ther, du vinaigre et de l'ammoniaque, toutes
drogues d'un emploi peu rassurant; enfin les mati�res n�cessaires
aux appareils de Ruhmkorff.

Mon oncle n'avait eu garde d'oublier la provision de tabac, de
poudre de chasse et d'amadou, non plus qu'une ceinture de cuir
qu'il portait autour des reins et o� se trouvait une suffisante
quantit� de monnaie d'or, d'argent et de papier.  De bonnes
chaussures, rendues imperm�ables par un enduit de goudron et de
gomme �lastique, se trouvaient au nombre de six paires dans le
groupe des outils.

�Ainsi v�tus, chauss�s, �quip�s, il n'y a aucune raison pour ne
pas aller loin,� me dit mon oncle.

La journ�e du 14 fut employ�e tout enti�re � disposer ces
diff�rents objets.  Le soir, nous d�n�mes chez le baron Trampe,
en compagnie du maire de Reykjawik et du docteur Hyaltalin, le
grand m�decin du pays.  M. Fridriksson n'�tait pas au nombre des
convives; j'appris plus tard que le gouverneur et lui se
trouvaient en d�saccord sur une question d'administration et ne
se voyaient pas.  Je n'eus donc pas l'occasion de comprendre un
mot de ce qui se dit pendant ce d�ner semi-officiel.  Je
remarquai seulement que mon oncle parla tout le temps.

Le lendemain 15, les pr�paratifs furent achev�s.  Notre h�te fit
un sensible plaisir au professeur en lui remettant une carte de
l'Islande, incomparablement plus parfaite que celle d'Henderson,
la carte de M. Olaf Nikolas Olsen, r�duite au 1/400000, et
publi�e par la Soci�t� litt�raire islandaise, d'apr�s les travaux
g�od�siques de M. Scheel Frisac, et le lev� topographique de
M. Bjorn Gumlaugsonn.  C'�tait un pr�cieux document pour un
min�ralogiste.

La derni�re soir�e se passa dans une intime causerie avec
M. Fridrikssonn, pour lequel je me sentais pris d'une vive
sympathie; puis, � la conversation succ�da un sommeil assez
agit�, de ma part du moins.

A cinq heures du matin, le hennissement de, quatre chevaux qui
piaffaient sous ma fen�tre me r�veilla.  Je m'habillai � la h�te
et je descendis dans la rue.  L�, Hans achevait de charger nos
bagages sans se remuer, pour ainsi dire.  Cependant il op�rait
avec une adresse peu commune.  Mon oncle faisait plus de bruit
que de besogne, et le guide paraissait se soucier fort peu de ses
recommandations.

Tout fut termin� � six heures, M, Fridriksson nous serra les
mains.  Mon oncle le remercia en islandais de sa bienveillante
hospitalit�, et avec beaucoup de coeur.  Quant � moi, j'�bauchai
dans mon meilleur latin quelque salut cordial; puis nous nous
m�mes en selle, et M. Fridriksson me lan�a avec son dernier adieu
ce vers que Virgile semblait avoir fait pour nous, voyageurs
incertains de la route:

  Et quacunque viam dederit fortuna sequamur.



XII


Nous �tions partis par un temps couvert, mais fixe.  Pas de
fatigantes chaleurs � redouter, ni pluies d�sastreuses.  Un temps
de touristes.

Le plaisir de courir � cheval � travers un pays inconnu me
rendait de facile composition sur le d�but de l'entreprise.
J'�tais tout entier au bonheur de l'excursionniste fait de d�sirs
et de libert�.  Je commen�ais � prendre mon parti de l'affaire.

�D'ailleurs, me disais-je, qu'est-ce que je risque?  de voyager
au milieu du pays le plus curieux!  de gravir une montagne fort
remarquable!  au pis-aller de descendre au fond d'un crat�re
�teint?  Il est bien �vident que ce Saknussemm n'a pas fait autre
chose.  Quant � l'existence d'une galerie qui aboutisse au centre
du globe, pure imagination!  pure impossibilit�!  Donc, ce qu'il
y a de bon � prendre de cette exp�dition, prenons-le, et sans
marchander!�

Ce raisonnement � peine achev�, nous avions quitt� Reykjawik.

Hans marchait en t�te, d'un pas rapide, �gal et continu.  Les
deux chevaux charg�s de nos bagages le suivaient, sans qu'il f�t
n�cessaire de les diriger.  Mon oncle et moi, nous venions
ensuite, et vraiment sans faire trop mauvaise figure sur nos
b�tes petites, mais vigoureuses.

L'Islande est une des grandes �les de l'Europe; elle mesure
quatorze cents milles de surface, et ne compte que soixante mille
habitants.  Les g�ographes l'ont divis�e en quatre quartiers, et
nous avions � traverser presque obliquement celui qui porte le
nom de Pays du quart du Sud-Ouest, �Sudvestr Fjord�ngr.�

Hans, en laissant Reykjawik, avait imm�diatement suivi les bords
de la mer; nous traversions de maigres p�turages qui se donnaient
bien du mal pour �tre verts; le jaune r�ussissait mieux.  Les
sommets rugueux des masses trachytiques s'estompaient � l'horizon
dans les brumes de l'est; par moments quelques plaques de neige,
concentrant la lumi�re diffuse, resplendissaient sur le versant
des cimes �loign�es; certains pics, plus hardiment dress�s,
trouaient les nuages gris et r�apparaissaient au-dessus des
vapeurs mouvantes, semblables � des �cueils �merg�s en plein
ciel.

Souvent ces cha�nes de rocs arides faisaient une pointe vers la
mer et mordaient sur le p�turage; mais il restait toujours une
place suffisante pour passer.  Nos chevaux, d'ailleurs,
choisissaient d'instinct les endroits propices sans jamais
ralentir leur marche.  Mon oncle n'avait pas m�me la consolation
d'exciter sa monture de la voix ou du fouet; il ne lui �tait pas
permis d'�tre impatient.  Je ne pouvais m'emp�cher de sourire en
le voyant si grand sur son petit cheval, et, comme ses longues
jambes rasaient le sol, il ressemblait � un centaure � six pieds.

�Bonne b�te!  bonne b�te!  disait-il.  Tu verras, Axel, que pas
un animal ne l'emporte en intelligence sur le cheval islandais;
neiges, temp�tes, chemins impraticables, rochers, glaciers, rien
ne l'arr�te.  Il est brave, il est sobre, il est s�r.  Jamais un
faux pas, jamais une r�action.  Qu'il se pr�sente quelque
rivi�re, quelque fj�rd � traverser, et il s'en pr�sentera, tu le
verras sans h�siter se jeter � l'eau, comme un amphibie, et
gagner le bord oppos�!  Mais ne le brusquons pas, laissons-le
agir, et nous ferons, l'un portant l'autre, nos dix lieues par
jour.


--Nous, sans doute, r�pondis-je, mais le guide?

--Oh!  il ne m'inqui�te gu�re.  Ces gens-l�, cela marche sans
s'en apercevoir; celui-ci se remue si peu qu'il ne doit pas se
fatiguer.  D'ailleurs, au besoin, je lui c�derai ma monture.  Les
crampes me prendraient bient�t, si je ne me donnais pas quelque
mouvement.  Les bras vont bien, mais il faut songer aux jambes.�

Cependant nous avancions d'un pas rapide; le pays �tait d�j� �
peu pr�s d�sert.  �a et l� une ferme isol�e, quelque bo�r[1]
solitaire, fait de bois, de terre, de morceaux de lave,
apparaissait comme un mendiant au bord d'un chemin creux.  Ces
huttes d�labr�es avaient l'air d'implorer la charit� des
passants, et, pour un peu, on leur e�t fait l'aum�ne.  Dans ce
pays, les routes, les sentiers m�me manquaient absolument, et la
v�g�tation, si lente qu'elle f�t, avait vite fait d'effacer le
pas des rares voyageurs.

  [1] Maison du paysan islandais

Pourtant cette partie de la province, situ�e � deux pas de sa
capitale, comptait parmi les portions habit�es et cultiv�es de
l'Islande.  Qu'�taient alors les contr�es plus d�sertes que ce
d�sert?  Un demi-mille franchi, nous n'avions encore rencontr� ni
un fermier sur la porte de sa chaumi�re, ni un berger sauvage
paissant un troupeau moins sauvage que lui; seulement quelques
vaches et des moutons abandonn�s � eux-m�mes.  Que seraient donc
les r�gions convulsionn�es, boulevers�es par les ph�nom�nes
�ruptifs, n�es des explosions volcaniques et des commotions
souterraines?

Nous �tions destin�s � les conna�tre plus tard; mais, en
consultant la carte d'Olsen, je vis qu'on les �vitait en longeant
la sinueuse lisi�re du rivage; en effet, le grand mouvement
plutonique s'est concentr� surtout � l'int�rieur de l'�le; l� les
couches horizontales de roches superpos�es, appel�es trapps en
langue Scandinave, les bandes trachytiques, les �ruptions de
basalte, de tufs et de tous les conglom�rats volcaniques, les
coul�es de lave et de porphyre en fusion, ont fait un pays d'une
surnaturelle horreur.  Je ne me doutais gu�re alors du spectacle
qui nous attendait � la presqu'�le du Sneffels, o� ces d�g�ts
d'une nature fougueuse forment un formidable chaos.

Deux heures apr�s avoir quitt� Reykjawik, nous arrivions au bourg
de Gufunes, appel� �Aoalkirkja� ou �glise principale.  Il
n'offrait rien de remarquable.  Quelques maisons seulement.  A
peine de quoi faire un hameau de l'Allemagne.

Hans s'y arr�ta une demi-heure; il partagea notre frugal
d�jeuner, r�pondit par oui et par non aux questions de mon oncle
sur la nature de la route, et lorsqu'on lui demanda en quel
endroit il comptait passer la nuit:

�Gard�r� dit-il seulement.

Je consultai la carte pour savoir ce qu'�tait Gard�r.  Je vis une
bourgade de ce nom sur les bords du Hvalj�rd, � quatre milles de
Reykjawik.  Je la montrai � mon oncle.

�Quatre milles seulement!  dit-il.  Quatre milles sur vingt-deux!
Voil� une jolie promenade.�

Il voulut faire une observation au guide, qui, sans lui r�pondre,
reprit la t�te des cheveux et se remit en marche.

Trois heures plus tard, toujours en foulant le gazon d�color� des
p�turages, il fallut contourner le Kollafj�rd, d�tour plus facile
et moins long qu'une travers�e de ce golfe; bient�t nous entrions
dans un �pingstaoer�, lieu de juridiction communale, nomm�
Ejulberg, et dont le clocher e�t sonn� midi, si les �glises
islandaises avaient �t� assez riches pour poss�der une horloge;
mais elles ressemblent fort � leurs paroissiens, qui n'ont pas de
montres, et qui s'en passent.

L� les chevaux furent rafra�chis; puis, prenant par un rivage
resserr� entre une cha�ne de collines et la mer, ils nous
port�rent d'une traite � l' �aoalkirkja� de Brantar, et un mille
plus loin � Saurb�er �annexia�, �glise annexe, situ�e sur la rive
m�ridionale du Hvalfj�rd.

Il �tait alors quatre heures du soir; nous avions franchi quatre
milles [1].

  [1] Huit lieues.

Le fj�rd �tait large en cet endroit d'un demi-mille au moins; les
vagues d�ferlaient avec bruit sur les rocs aigus; ce golfe
s'�vasait entre des murailles de rochers, sorte d'escarpe � pic
haute de trois mille pieds et remarquable par ses couches brunes
que s�paraient des lits de tuf d'une nuance rouge�tre.  Quelle
que f�t l'intelligence de nos chevaux, je n'augurais pas bien de
la travers�e d'un v�ritable bras de mer op�r�e sur le dos d'un
quadrup�de.

�S'ils sont intelligents, dis-je, ils n'essayeront point de
passer.  En tout cas, je me charge d'�tre intelligent pour eux.�

Mais mon oncle ne voulait pas attendre; il piqua des deux vers le
rivage.  Sa monture vint flairer la derni�re ondulation des
vagues et s'arr�ta; mon oncle, qui avait son instinct � lui, la
pressa d'avancer.  Nouveau refus de l'animal, qui secoua la t�te.
Alors jurons et coups de fouet, mais ruades de la b�te, qui
commen�a � d�sar�onner son cavalier; enfin le petit cheval,
ployant ses jarrets, se retira des jambes du professeur et le
laissa tout droit plant� sur deux pierres du rivage, comme le
colosse de Rhodes.

�Ah!  maudit animal!  s'�cria le cavalier, subitement transform�
en pi�ton et honteux comme un officier de cavalerie qui passerait
fantassin.

--�Farja,� fit le guide en lui touchant l'�paule.

--Quoi!  un bac?

--�Der,� r�pondit Hans en montrant un bateau.

--Oui, m'�criai-je, il y a un bac.

--Il fallait donc le dire!  Eh bien, en route!

--�Tidvatten,� reprit le guide.

--Que dit-il?

--Il dit mar�e, r�pondit mon oncle en me traduisant le mot
  danois.

--Sans doute, il faut attendre la mar�e?

--�F�rbida?� demanda mon oncle.

--�Ja,� r�pondit Hans.

Mon oncle frappa du pied, tandis que les chevaux se dirigeaient
vers le bac.

Je compris parfaitement la n�cessit� d'attendre un certain
instant de la mar�e pour entreprendre la travers�e du fj�rd,
celui o� la mer, arriv�e � sa plus grande hauteur, est �tale.
Alors le flux et le reflux n'ont aucune action sensible, et le
bac ne risque pas d'�tre entra�n�, soit au fond du golfe, soit en
plein Oc�an.

L'instant favorable n'arriva qu'� six heures du soir; mon oncle,
moi, le guide, deux passeurs et les quatre chevaux, nous avions
pris place dans une sorte de barque plate assez fragile.  Habitu�
que j'�tais aux bacs � vapeur de l'Elbe, je trouvai les rames des
bateliers un triste engin m�canique.  Il fallut plus d'une heure
pour traverser le fj�rd; mais enfin le passage se fit sans
accident.

Une demi-heure apr�s, nous atteignions l'�aoalkirkja� de Gard�r.



XIII


Il aurait d� faire nuit, mais sous le soixante cinqui�me
parall�le, la clart� diurne des r�gions polaires ne devait pas
m'�tonner; en Islande, pendant les mois de juin et juillet, le
soleil ne se couche pas.

N�anmoins la temp�rature s'�tait abaiss�e; j'avais froid, et
surtout faim.  Bienvenu fut le �b�er� qui s'ouvrit
hospitali�rement pour nous recevoir.

C'�tait la maison d'un paysan, mais, en fait d'hospitalit�, elle
valait celle d'un roi.  A notre arriv�e, le ma�tre vint nous
tendre la main, et, sans plus de c�r�monie, il nous fit signe de
le suivre.

Le suivre, en effet, car l'accompagner e�t �t� impossible.  Un
passage long, �troit, obscur, donnait acc�s dans cette habitation
construite en poutres � peine �quarries et permettait d'arriver �
chacune des chambres; celles-ci �taient au nombre de quatre: la
cuisine, l'atelier de tissage, la �badstofa�, chambre � coucher
de la famille, et, la meilleure entre toutes, la chambre des
�trangers.  Mon oncle, � la taille duquel on n'avait pas song� en
b�tissant la maison, ne manqua pas de donner trois ou quatre fois
de la t�te contre les saillies du plafond.

On nous introduisit dans notre chambre, sorte de grande salle
avec un sol de terre battue et �clair�e d'une fen�tre dont les
vitres �taient faites de membranes de mouton assez peu
transparentes.  La literie se composait de fourrage sec jet� dans
deux cadres de bois peints en rouge et orn�s de sentences
islandaises.  Je ne m'attendais pas � ce confortable; seulement,
il r�gnait dans cette maison une forte odeur de poisson sec, de
viande mac�r�e et de lait aigre dont mon odorat se trouvait assez
mal.

Lorsque nous e�mes mis de c�t� notre harnachement de voyageurs,
la voix de l'h�te se fit entendre, qui nous conviait � passer
dans la cuisine, seule pi�ce o� l'on fit du feu, m�me par les
plus grands froids.

Mon oncle se h�ta d'ob�ir � cette amicale injonction.  Je le
suivis.

La chemin�e de la cuisine �tait d'un mod�le antique; au milieu de
la chambre, une pierre pour tout foyer; au toit, un trou par
lequel s'�chappait la fum�e.  Cette cuisine servait aussi de
salle � manger.

A notre entr�e, l'h�te, comme s'il ne nous avait pas encore vus,
nous salua du mot �saellvertu,� qui signifie �soyez heureux�, et
il vint nous baiser sur la joue.

Sa femme, apr�s lui, pronon�a les m�mes paroles, accompagn�es du
m�me c�r�monial; puis les deux �poux, pla�ant la main droite sur
leur coeur, s'inclin�rent profond�ment.

Je me h�te de dire que l'Islandaise �tait m�re de dix-neuf
enfants, tous, grands et petits, grouillant p�le-m�le au milieu
des volutes de fum�e dont le foyer remplissait la chambre.  A
chaque instant j'apercevais une petite t�te blonde et un peu
m�lancolique sortir de ce brouillard.  On e�t dit une guirlande
d'anges insuffisamment d�barbouill�s.

Mon oncle et moi, nous f�mes tr�s bon accueil � cette �couv�e�,
et bient�t il y eut trois ou quatre de ces marmots sur nos
�paules, autant sur nos genoux et le reste entre nos jambes.
Ceux qui parlaient r�p�taient �saellvertu� dans tous les tons
imaginables.  Ceux qui ne parlaient pas n'en criaient que mieux.

Ce concert fut interrompu par l'annonce du repas.  En ce moment
rentra le chasseur, qui venait de pourvoir � la nourriture des
chevaux, c'est-�-dire qu'il les avait �conomiquement l�ch�s �
travers champs; les pauvres b�tes devaient se contenter de
brouter la mousse rare des rochers, quelques fucus peu
nourrissants, et le lendemain elles ne manqueraient pas de venir
d'elles-m�mes reprendre le travail de la veille.

�Saellvertu,� fit Hans en entrant.

Puis tranquillement, automatiquement, sans qu'un baiser f�t plus
accentu� que l'autre, il embrassa l'h�te, l'h�tesse et leurs
dix-neuf enfants.

La c�r�monie termin�e, on se mit � table, au nombre de
vingt-quatre, et par cons�quent les uns sur les autres, dans le
v�ritable sens de l'expression.  Les plus favoris�s n'avaient que
deux marmots sur les genoux.

Cependant le silence se fit dans ce petit monde � l'arriv�e de la
soupe, et la taciturnit� naturelle, m�me aux gamins islandais,
reprit son empire.  L'h�te nous servit une soupe au lichen et
point d�sagr�able, puis une �norme portion de poisson sec nageant
dans du beurre aigri depuis vingt ans, et par cons�quent bien
pr�f�rable au beurre frais, d'apr�s les id�es gastronomiques de
l'Islande.  Il y avait avec cela du �skyr�, sorte de lait caill�,
accompagn� de biscuit et relev� par du jus de baies de geni�vre;
enfin, pour boisson, du petit lait m�l� d'eau, nomm� �blanda�
dans le pays.  Si cette singuli�re nourriture �tait bonne ou non,
c'est ce dont je ne pus juger.  J'avais faim, et, au dessert,
j'avalai jusqu'� la derni�re bouch�e une �paisse bouillie de
sarrasin.

Le repas termin�, les enfants disparurent; les grandes personnes
entour�rent le foyer o� br�laient de la tourbe, des bruy�res, du
fumier de vache et des os de poissons dess�ch�s.  Puis, apr�s
cette �prise de chaleur�, les divers groupes regagn�rent leurs
chambres respectives.  L'h�tesse offrit de nous retirer, suivant
la coutume, nos bas et nos pantalons; mais, sur un refus des plus
gracieux de notre part, elle n'insista pas, et je pus enfin me
blottir dans ma couche de fourrage.

Le lendemain, � cinq heures, nous faisions nos adieux au paysan
islandais; mon oncle eut beaucoup de peine � lui faire accepter
une r�mun�ration convenable, et Hans donna le signal du d�part.

� cent pas de Gard�r, le terrain commen�a � changer d'aspect; le
sol devint mar�cageux et moins favorable � la marche.  Sur la
droite, la s�rie des montagnes se prolongeait ind�finiment comme
un immense syst�me de fortifications naturelles, dont nous
suivions la contrescarpe; souvent des ruisseaux se pr�sentaient �
franchir qu'il fallait n�cessairement passer � gu� et sans trop
mouiller les bagages.

Le d�sert se faisait de plus en plus profond; quelquefois,
cependant, une ombre humaine semblait fuir au loin; si les
d�tours de la route nous rapprochaient inopin�ment de l'un de ces
spectres, j'�prouvais un d�go�t soudain � la vue d'une t�te
gonfl�e, � peau luisante, d�pourvue de cheveux, et de plaies
repoussantes que trahissaient les d�chirures de mis�rables
haillons.

La malheureuse cr�ature ne venait pas tendre sa main d�form�e;
elle se sauvait, au contraire, mais pas si vite que Hans ne l'e�t
salu�e du �saellvertu� habituel.

--�Spetelsk,� disait-il.

--Un l�preux!� r�p�tait mon oncle.

Et ce mot seul produisait son effet r�pulsif.  Cette horrible
affection de la l�pre est assez commune en Islande; elle n'est
pas contagieuse, mais h�r�ditaire; aussi le mariage est-il
interdit � ces mis�rables.

Ces apparitions n'�taient pas de nature � �gayer le paysage qui
devenait profond�ment triste; les derni�res touffes d'herbes
venaient mourir sous nos pieds.  Pas un arbre, si ce n'est
quelques bouquets de bouleaux nains semblables � des
broussailles.  Pas un animal, sinon quelques chevaux, de ceux que
leur ma�tre ne pouvait nourrir, et qui erraient sur les mornes
plaines.  Parfois un faucon planait dans les nuages gris et
s'enfuyait � tire-d'aile vers les contr�es du sud; je me laissais
aller � la m�lancolie de cette nature sauvage, et mes souvenirs
me ramenaient � mon pays natal.

II fallut bient�t traverser plusieurs petits fj�rds sans
importance, et enfin un v�ritable golfe; la mar�e, �tale alors,
nous permit de passer sans attendre et de gagner le hameau
d'Alftanes, situ� un mille au del�.

Le soir, apr�s avoir coup� � gu� deux rivi�res riches en truites
et en brochets, l'Alfa et l'Heta, nous f�mes oblig�s de passer la
nuit dans une masure abandonn�e, digne d'�tre hant�e par tous les
lutins de la mythologie Scandinave; � coup s�r le g�nie du froid
y avait �lu domicile, et il f�t des siennes pendant toute la
nuit.

La journ�e suivante ne pr�senta aucun incident particulier.
Toujours m�me sol mar�cageux, m�me uniformit�, m�me physionomie
triste.  Le soir, nous avions franchi la moiti� de la distance �
parcourir, et nous couchions � �l'annexia� de Kr�solbt.

Le 19 juin, pendant un mille environ, un terrain de lave
s'�tendit sous nos pieds; cette disposition du sol est appel�e
�hraun� dans le pays; la lave rid�e � la surface affectait des
formes de c�bles tant�t allong�s, tant�t roul�s sur eux-m�mes;
une immense coul�e descendait des montagnes voisines, volcans
actuellement �teints, mais dont ces d�bris attestaient la
violence pass�e.  Cependant quelques fum�es de source chaudes
rampaient �a et l�.

Le temps nous manquait pour observer ces ph�nom�nes; il fallait
marcher; bient�t le sol mar�cageux reparut sous le pied de nos
montures; de petits lacs l'entrecoupaient.  Notre direction �tait
alors � l'ouest; nous avions en effet tourn� la grande baie de
Faxa, et la double cime blanche du Sneffels se dressait dans les
nuages � moins de cinq milles.

Les chevaux marchaient bien; les difficult�s du sol ne les
arr�taient pas; pour mon compte, je commen�ais � devenir tr�s
fatigu�; mon oncle demeurait ferme et droit comme au premier
jour; je ne pouvais m'emp�cher de l'admirer � l'�gal du chasseur,
qui regardait cette exp�dition comme une simple promenade.

Le samedi 20 juin, � six heures du soir, nous atteignions B�dir,
bourgade situ�e sur le bord de la mer, et le guide r�clamait sa
paye convenue.  Mon oncle r�gla avec lui.  Ce fut la famille m�me
de Hans, c'est-�-dire ses oncles et cousins germains, qui nous
offrit l'hospitalit�; nous f�mes bien re�us, et sans abuser des
bont�s de ces braves gens, je me serais volontiers refait chez
eux des fatigues du voyage.  Mais mon oncle, qui n'avait rien �
refaire, ne l'entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut
enfourcher de nouveau nos bonnes b�tes.

Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les racines
de granit sortaient de terre: comme celles d'un vieux ch�ne.
Nous contournions l'immense base du volcan.  Le professeur ne le
perdait pas des yeux; il gesticulait, il semblait le prendre au
d�fi et dire: �Voil� donc le g�ant que je vais dompter!� Enfin,
apr�s vingt-quatre heures de marche, les chevaux s'arr�t�rent
d'eux-m�mes � la porte du presbyt�re de Stapi.



XIV


Stapi est une bourgade form�e d'une trentaine de huttes, et b�tie
en pleine lave sous les rayons du soleil r�fl�chis par le volcan.
Elle s'�tend au fond d'un petit fjord encaiss� dans une muraille
du plus �trange effet.

On sait que le basalte est une roche brune d'origine ign�e; elle
affecte des formes r�guli�res qui surprennent par leur
disposition.  Ici la nature proc�de g�om�triquement et travaille
� la mani�re humaine, comme si elle e�t mani� l'�querre, le
compas et le fil � plomb.  Si partout ailleurs elle fait de l'art
avec ses grandes masses jet�es sans ordre, ses c�nes � peine
�bauch�s, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession
de ses lignes, ici, voulant donner l'exemple de la r�gularit�, et
pr�c�dant les architectes des premiers �ges, elle a cr�� un ordre
s�v�re, que ni les splendeurs de Babylone ni les merveilles de la
Gr�ce n'ont jamais d�pass�.

J'avais bien entendu parler de la Chauss�e dos G�ants en Irlande,
et de la Grotte de Fingal dans l'une des H�brides, mais le
spectacle d'une substruction basaltique ne s'�tait pas encore
offert � mes regards.

Or, � Stapi, ce ph�nom�ne apparaissait dans toute sa beaut�.

La muraille du fj�rd, comme toute la c�te de la presqu'�le, se
composait d'une suite de colonnes verticales, hautes de trente
pieds.  Ces f�ts droits et d'une proportion pure supportaient une
archivolte, faite de colonnes horizontales dont le surplombement
formait demi-vo�te au-dessus de la mer.  A de certains
intervalles, et sous cet impluvium naturel, l'oeil surprenait des
ouvertures ogivales d'un dessin admirable, � travers lesquelles
les flots du large venaient se pr�cipiter en �cumant.  Quelques
tron�ons de basalte, arrach�s par les fureurs de l'Oc�an,
s'allongeaient sur le sol comme les d�bris d'un temple antique,
ruines �ternellement jeunes, sur lesquelles passaient les si�cles
sans les entamer.

Telle �tait la derni�re �tape de notre voyage terrestre.  Hans
nous y avait conduits avec intelligence, et je me rassurais un
peu en songeant qu'il devait nous accompagner encore.

En arrivant � la porte de la maison du recteur, simple cabane
basse, ni plus belle, ni plus confortable que ses voisines, je
vis un homme en train de ferrer un cheval, le marteau � la main,
et le tablier de cuir aux reins.

�Saelvertu,� lui dit le chasseur.

--�God dag,� r�pondit le mar�chal-ferrant en parfait danois.

--�Kyrkoherde,� fit Hans en se retournant vers mon oncle.

--Le recteur!  r�p�ta ce dernier.  Il para�t, Axel, que ce brave
homme est le recteur.�

Pendant ce temps, le guide mettait le �kyrkoherde� au courant de
la situation; celui-ci, suspendant son travail, poussa une sorte
de cri en usage sans doute entre chevaux et maquignons, et
aussit�t une grande m�g�re sortit de la cabane.  Si elle ne
mesurait pas six pieds de haut, il ne s'en fallait gu�re.

Je craignais qu'elle ne v�nt offrir aux voyageurs le baiser
islandais; mais il n'en fut rien, et m�me elle mit assez peu de
bonne gr�ce � nous introduire dans sa maison.

La chambre des �trangers me parut �tre la plus mauvaise du
presbyt�re, �troite, sale et infecte.  Il fallut s'en contenter;
le recteur ne semblait pas pratiquer l'hospitalit� antique.  Loin
de l�.  Avant la fin du jour, je vis que nous avions affaire � un
forgeron, � un p�cheur, � un chasseur, � un charpentier, et pas
du tout � un ministre du Seigneur.  Nous, �tions en semaine, il
est vrai.  Peut-�tre se rattrapait-il le dimanche.

Je ne veux pas dire du mal de ces pauvres pr�tres qui, apr�s
tout, sont fort mis�rables; ils re�oivent du gouvernement danois
un traitement ridicule et per�oivent le quart de la d�me de leur
paroisse, ce qui ne fait pas une somme de soixante marks
courants[1].  De l�, n�cessit� de travailler pour vivre; mais �
p�cher, � chasser, � ferrer des chevaux, on finit par prendre les
mani�res, le ton et les moeurs des chasseurs, des p�cheurs et
autres gens un peu rudes; le soir m�me je m'aper�us que notre
h�te ne comptait pas la sobri�t� au nombre de ses vertus.

  [1] Monnaie de Hambourg, 30 fr. environ.

Mon oncle comprit vite � quel genre d'homme il avait affaire; au
lieu d'un brave et digne savant, il trouvait un paysan lourd et
grossier; il r�solut donc de commencer au plus t�t sa grande
exp�dition et de quitter cette cure peu hospitali�re.  Il ne
regardait pas � ses fatigues et r�solut d'aller passer quelques
jours dans la montagne.

Les pr�paratifs de d�part furent donc faits d�s le lendemain de
notre arriv�e � Stapi.  Hans loua les services de trois Islandais
pour remplacer les chevaux dans le transport des bagages; mais,
une fois arriv�s au fond du crat�re, ces indig�nes devaient
rebrousser chemin et nous abandonner � nous-m�mes.  Ce point fut
parfaitement arr�t�.

A cette occasion, mon oncle dut apprendre au chasseur que son
intention �tait de poursuivre la reconnaissance du volcan jusqu'�
ses derni�res limites.

Hans se contenta d'incliner la t�te.  Aller l� ou ailleurs,
s'enfoncer dans les entrailles de son �le ou la parcourir, il n'y
voyait aucune diff�rence; quant � moi, distrait jusqu'alors par
les incidents du voyage, j'avais un peu oubli� l'avenir, mais
maintenant je sentais l'�motion me reprendre de plus belle.  Qu'y
faire?  Si j'avais pu tenter de r�sister au professeur
Lidenbrock, c'�tait � Hambourg et non au pied du Sneffels.

Une id�e, entre toutes, me tracassait fort, id�e effrayante et
faite pour �branler des nerfs moins sensibles que les miens.

�Voyons, me disais-je, nous allons gravir le Sneffels.  Bien.
Nous allons visiter son crat�re.  Bon.  D'autres l'ont fait qui
n'en sont pas morts.  Mais ce n'est pas tout.  S'il se pr�sente
un chemin pour descendre dans les entrailles du sol, si ce
malencontreux Saknussemm a dit vrai, nous allons nous perdre au
milieu des galeries souterraines du volcan.  Or, rien n'affirme
que le Sneffels soit �teint?  Qui prouve qu'une �ruption ne se
pr�pare pas?  De ce que le monstre dort depuis 1229, s'ensuit-il
qu'il ne puisse se r�veiller?  Et, s'il se r�veille, qu'est-ce
que nous deviendrons?�

Cela demandait la peine d'y r�fl�chir, et j'y r�fl�chissais.  Je
ne pouvais dormir sans r�ver d'�ruption; or, le r�le de scorie me
paraissait assez brutal � jouer.

Enfin je n'y tins plus; je r�solus de soumettre le cas � mon
oncle le plus adroitement possible, et sous la forme d'une
hypoth�se parfaitement irr�alisable.

J'allai le trouver.  Je lui fis part de mes craintes, et je me
reculai pour le laisser �clater � son aise.

�J'y pensais,� r�pondit-il simplement.

Que signifiaient ces paroles!  Allait-il donc entendre la voix de
la raison?  Songeait-il � suspendre ses projets?  C'e�t �t� trop
beau pour �tre possible..

Apr�s quelques instants de silence, pendant lesquels je n'osais
l'interroger, il reprit en disant:

�J'y pensais.  Depuis notre arriv�e � Stapi, je me suis pr�occup�
de la grave question que tu viens de me soumettre, car il ne faut
pas agir en imprudents.

--Non, r�pondis-je avec force.

--Il y a six cents ans que le Sneffels est muet; mais il peut
parler.  Or les �ruptions sont toujours pr�c�d�es par des
ph�nom�nes parfaitement connus; j'ai donc interrog� les habitants
du pays, j'ai �tudi� le sol, et je puis te le dire, Axel, il n'y
aura pas d'�ruption.�

A cette affirmation je restai stup�fait, et je ne pus r�pliquer.

�Tu doutes de mes paroles?  dit mon oncle, eh bien!  suis-moi.�

J'ob�is machinalement.  En sortant du presbyt�re, le professeur
prit un chemin direct qui, par une ouverture de la muraille
basaltique, s'�loignait de la mer.  Bient�t nous �tions en rase
campagne, si l'on peut donner ce nom � un amoncellement immense
de d�jections volcaniques; le pays paraissait comme �cras� sous
une pluie de pierres �normes, de trapp, de basalte, de granit et
de toutes les roches pyrox�niques.

Je voyais �a et l� des fumerolles monter dans les airs; ces
vapeurs blanches nomm�es �reykir� en langue islandaise, venaient
des sources thermales, et elles indiquaient, par leur violence,
l'activit� volcanique du sol.  Cela me paraissait justifier mes
craintes.  Aussi je tombai de mon haut quand mon oncle me dit:

�Tu vois toutes ces fum�es, Axel; eh bien, elles prouvent que
nous n'avons rien � redouter des fureurs du volcan!

--Par exemple!  m'�criai-je.

--Retiens bien ceci, reprit le professeur: aux approches d'une
�ruption, ces fumerolles redoublent d'activit� pour dispara�tre
compl�tement pendant la dur�e du ph�nom�ne, car les fluides
�lastiques, n'ayant plus la tension n�cessaire, prennent le
chemin des crat�res au lieu de s'�chapper � travers les fissures
du globe.  Si donc ces vapeurs se maintiennent dans leur �tat
habituel, si leur �nergie ne s'accro�t pas, si tu ajoutes � cette
observation que le vent, la pluie ne sont pas remplac�s par un
air lourd et calme, tu peux affirmer qu'il n'y aura pas
d'�ruption prochaine.

--Mais...

--Assez.  Quand la science a prononc�, il n'y a plus qu'� se
taire,�

Je revins � la cure l'oreille basse; mon oncle m'avait battu avec
des arguments scientifiques.  Cependant j'avais encore un espoir,
c'est qu'une fois arriv�s au fond du crat�re, il serait
impossible, faute de galerie, de descendre plus profond�ment, et
cela en d�pit de tous les Saknussemm du monde.

Je passai la nuit suivante en plein cauchemar au milieu d'un
volcan et des profondeurs de la terre, je me sentis lanc� dans
les espaces plan�taires sous la forme de roche �ruptive.

Le lendemain, 23 juin, Hans nous attendait avec ses compagnons
charg�s des vivres, des outils et des instruments.  Deux b�tons
ferr�s, deux fusils, deux cartouchi�res, �taient r�serv�s � mon
oncle et � moi.  Hans, en homme de pr�caution, avait ajout� � nos
bagages une outre pleine qui, jointe � nos gourdes, nous assurait
de l'eau pour huit jours.

Il �tait neuf heures du matin.  Le recteur et sa haute m�g�re
attendaient devant leur porte.  Ils voulaient sans doute nous
adresser l'adieu supr�me de l'h�te au voyageur.  Mais cet adieu
prit la forme inattendue d'une note formidable, o� l'on comptait
jusqu'� l'air de la maison pastorale, air infect, j'ose le dire.
Ce digne couple nous ran�onnait comme un aubergiste suisse et
portait � un beau prix son hospitalit� surfaite.

Mon oncle paya sans marchander.  Un homme qui partait pour le
centre de la terre ne regardait pas � quelques rixdales.

Ce point r�gl�, Hans donna le signal du d�part, et quelques
instants apr�s nous avions quitt� Stapi.



XV


Le Sneffels est haut de cinq mille pieds; il termine, par son
double c�ne, une bande trachytique qui se d�tache du syst�me
orographique de l'�le.  De notre point de d�part on ne pouvait
voir ses deux pics se profiler sur le fond gris�tre du ciel.
J'apercevais seulement une �norme calotte de neige abaiss�e sur
le front du g�ant.

Nous marchions en file, pr�c�d�s du chasseur; celui-ci remontait
d'�troits sentiers o� deux personnes n'auraient pas pu aller de
front.  Toute conversation devenait donc � peu pr�s impossible.

Au del� de la muraille basaltique du fj�rd de Stapi, se pr�senta
d'abord un sol de tourbe herbac�e et fibreuse, r�sidu de
l'antique v�g�tation des mar�cages de la presqu'�le; la masse de
ce combustible encore inexploit� suffirait � chauffer pendant un
si�cle toute la population de l'Islande; cette vaste tourbi�re,
mesur�e du fond de certains ravins, avait souvent soixante-dix
pieds de haut et pr�sentait des couches successives de d�tritus
carbonis�s, s�par�es par des feuillets de tuf ponceux.

En v�ritable neveu du professeur Lidenbrock et malgr� mes
pr�occupations, j'observais avec int�r�t les curiosit�s
min�ralogiques �tal�es dans ce vaste cabinet d'histoire
naturelle; en m�me temps je refaisais dans mon esprit toute
l'histoire g�ologique de l'Islande.

Cette �le, si curieuse, est �videmment sortie du fond des eaux �
une �poque relativement moderne; peut-�tre m�me s'�l�ve-t-elle
encore par un mouvement insensible.  S'il en est ainsi, on ne
peut attribuer son origine qu'� l'action des feux souterrains.
Donc, dans ce cas, la th�orie de Humphry Davy, le document de
Saknussemm, les pr�tentions de mon oncle, tout s'en allait en
fum�e.  Cette hypoth�se me conduisit � examiner attentivement la
nature du sol, et je me rendis bient�t compte de la succession
des ph�nom�nes qui pr�sid�rent � la formation de l'�le.

L'Islande, absolument priv�e de terrain s�dimentaire, se compose
uniquement de tuf volcanique, c'est-�-dire d'un agglom�rat de
pierres et de roches d'une texture poreuse.  Avant l'existence
des volcans; elle �tait faite d'un massif trapp�en, lentement
soulev� au-dessus des flots par la pouss�e des forces centrales.
Les feux int�rieurs n'avaient pas encore fait irruption au
dehors.

Mais, plus tard, une large fente se creusa diagonalement du
sud-ouest au nord-ouest de l'�le, par laquelle s'�pancha peu �
peu toute la p�te trachytique.  Le ph�nom�ne s'accomplissait
alors sans violence; l'issue �tait �norme, et les mati�res
fondues, rejet�es des entrailles du globe, s'�tendirent
tranquillement en vastes nappes ou en masses mamelonn�es.  A
cette �poque apparurent les fedspaths, les sy�nites et les
porphyres.

Mais, gr�ce � cet �panchement, l'�paisseur de l'�le s'accrut
consid�rablement, et, par suite, sa force de r�sistance.  On
con�oit quelle quantit� de fluides �lastiques s'emmagasina dans
son sein, lorsqu'elle n'offrit plus aucune issue, apr�s le
refroidissement de la cro�te trachytique.  Il arriva donc un
moment o� la puissance m�canique de ces gaz fut telle qu'ils
soulev�rent la lourde �corce et se creus�rent de hautes
chemin�es.  De l� le volcan fait du soul�vement de la cro�te,
puis le crat�re subitement trou� au sommet du volcan.

Alors aux ph�nom�nes �ruptifs succ�d�rent les ph�nom�nes
volcaniques; par les ouvertures nouvellement form�es
s'�chapp�rent d'abord les d�jections basaltiques, dont la plaine
que nous traversions en ce moment offrait � nos regards les plus
merveilleux sp�cimens.  Nous marchions sur ces roches pesantes
d'un gris fonc� que le refroidissement avait moul�es en prismes �
base hexagone.  Au loin se voyaient un grand nombre de c�nes
aplatis, qui furent jadis autant de bouches ignivomes.

Puis, l'�ruption basaltique �puis�e, le volcan, dont la force
s'accrut de celle des crat�res �teints, donna passade aux laves
et � ces tufs de cendres et de scories dont j'apercevais les
longues coul�es �parpill�es sur ses flancs comme une chevelure
opulente.

Telle fut la succession des ph�nom�nes qui constitu�rent
l'Islande; tous provenaient de l'action des feux int�rieurs, et
supposer que la masse interne ne demeurait pas dans un �tat
permanent d'incandescente liquidit�, c'�tait folie.  Folie
surtout de pr�tendre atteindre le centre du globe!

Je me rassurais donc sur l'issue de notre entreprise, tout en
marchant � l'assaut du Sneffels.

La route devenait de plus en plus difficile; le sol montait; les
�clats de roches s'�branlaient, et il fallait la plus scrupuleuse
attention pour �viter des chutes dangereuses.

Hans s'avan�ait tranquillement comme sur un terrain uni; parfois
il disparaissait derri�re les grands blocs, et nous le perdions
de vue momentan�ment; alors un sifflement aigu, �chapp� de ses
l�vres, indiquait la direction � suivre.  Souvent aussi il
s'arr�tait, ramassait quelques d�bris de rocs, les disposait
d'une fa�on reconnaissable et formait ainsi des amers destin�s �
indiquer la route du retour.  Pr�caution bonne en soi, mais que
les �v�nements futurs rendirent inutile.

Trois fatigantes heures de marche nous avaient amen�s seulement �
la base de la montagne.  L�, Hans fit signe de s'arr�ter, et un
d�jeuner sommaire fut partag� entre tous.  Mon oncle mangeait les
morceaux doubles pour aller plus vite.  Seulement, cette halte de
r�fection �tant aussi une halte de repos, il dut attendre le bon
plaisir du guide, qui donna le signal du d�part une heure apr�s.
Les trois Islandais, aussi taciturnes que leur camarade le
chasseur, ne prononc�rent pas un seul mot et mang�rent sobrement.

Nous commencions maintenant � gravir les pentes du Sneffels; son
neigeux sommet, par une illusion d'optique fr�quente dans les
montagnes, me paraissait fort rapproch�, et cependant, que de
longues heures avant de l'atteindre!  quelle fatigue surtout!
Les pierres qu'aucun ciment de terre, aucune herbe ne liaient
entre elles, s'�boulaient sous nos pieds et allaient se perdre
dans la plaine avec la rapidit� d'une avalanche.

En de certains endroits, les flancs du mont faisaient avec
l'horizon un angle de trente-six degr�s au moins; il �tait
impossible de les gravir, et ces raidillons pierreux devaient
�tre tourn�s non sans difficult�.  Nous nous pr�tions alors un
mutuel secours � l'aide de nos b�tons.

Je dois dire que mon oncle se tenait pr�s de moi le plus
possible; il ne me perdait pas de vue, et en mainte occasion, son
bras me fournit un solide appui.  Pour son compte, il avait sans
doute le sentiment inn� de l'�quilibre, car il ne bronchait pas.
Les Islandais, quoique charg�s grimpaient avec une agilit� de
montagnards.

A voir la hauteur de la cime du Sneffels, il me semblait
impossible qu'on p�t l'atteindre de ce c�t�, si l'angle
d'inclinaison des pentes ne se fermait pas.  Heureusement, apr�s
une heure de fatigues et de tours de force, au milieu du vaste
tapis de neige d�velopp� sur la croupe du volcan, une sorte
d'escalier se pr�senta inopin�ment, qui simplifia notre
ascension.  Il �tait form� par l'un de ces torrents de pierres
rejet�es par les �ruptions, et dont le nom islandais est �stin�.
Si ce torrent n'e�t pas �t� arr�t� dans sa chute par la
disposition des flancs de la montagne, il serait all� se
pr�cipiter dans la mer et former des �les nouvelles.

Tel il �tait, tel il nous servit fort; la raideur des pentes
s'accroissait, mais ces marches de pierres permettaient de les
gravir ais�ment, et si rapidement m�me, qu'�tant rest� un moment
en arri�re pendant que mes compagnons continuaient leur
ascension, je les aper�us d�j� r�duits, par l'�loignement, � une
apparence microscopique.

A sept heures du soir nous avions mont� les deux mille marches de
l'escalier, et nous dominions une extumescence de la montagne,
sorte d'assise sur laquelle s'appuyait le c�ne proprement dit du
crat�re.

La mer s'�tendait � une profondeur de trois mille deux cents
pieds; nous avions d�pass� la limite des neiges perp�tuelles,
assez peu �lev�e en Islande par suite de l'humidit� constante du
climat.  Il faisait un froid violent; le vent soufflait avec
force.  J'�tais �puis�.  Le professeur vit bien que mes jambes me
refusaient tout service, et, malgr� son impatience, il se d�cida
� s'arr�ter.  Il fit donc signe au chasseur, qui secoua la t�te
en disant:

--�Ofvanf�r.�

--Il parait qu'il faut aller plus haut, dit mon oncle.

Puis il demanda � Hans le motif de sa r�ponse.

--�Mistour�, r�pondit le guide.

--�Ja, mistour,� r�p�ta l'un des Islandais d'un ton effray�.

--Que signifie ce mot?  demandai-je avec inqui�tude.

--Vois,� dit mon oncle.

Je portai mes regards vers la plaine; une immense colonne de
pierre ponce pulv�ris�e, de sable et de poussi�re s'�levait en
tournoyant comme une trombe; le vent la rabattait sur le flanc du
Sneffels, auquel nous �tions accroch�s; ce rideau opaque �tendu
devant le soleil produisait une grande ombre jet�e sur la
montagne.  Si cette trombe s'inclinait, elle devait
in�vitablement nous enlacer dans ses tourbillons.  Ce ph�nom�ne,
assez fr�quent lorsque le vent souffle des glaciers, prend le nom
de �mistour� en langue islandaise.

�Hastigt, hastigt,� s'�cria notre guide.

Sans savoir le danois, je compris qu'il nous fallait suivre Hans
au plus vite.  Celui-ci commen�a � tourner le c�ne du crat�re,
mais en biaisant, de mani�re � faciliter la marche; bient�t, la
trombe s'abattit sur la montagne, qui tressaillit � son choc; les
pierres saisies dans les remous du vent vol�rent en pluie comme
dans une �ruption.  Nous �tions, heureusement, sur le versant
oppos� et � l'abri de tout danger; sans la pr�caution du guide,
nos corps d�chiquet�s, r�duits en poussi�re, fussent retomb�s au
loin comme le produit de quelque m�t�ore inconnu.

Cependant Hans ne jugea pas prudent de passer la nuit sur les
flancs du c�ne.  Nous continu�mes notre ascension en zigzag; les
quinze cents pieds qui restaient � franchir prirent pr�s de cinq
heures; les d�tours, les biais et contremarches mesuraient trois
lieues au moins.  Je n'en pouvais plus; je succombais au froid et
� la faim.  L'air, un peu rar�fi�, ne suffisait pas au jeu de mes
poumons.

Enfin, � onze heures du soir, en pleine obscurit�, le sommet du
Sneffels fut atteint, et, avant d'aller m'abriter � l'int�rieur
du crat�re, j'eus le temps d'apercevoir �le soleil de minuit� au
plus bas de sa carri�re, projetant ses p�les rayons sur l'�le
endormie � mes pieds



XVI


Le souper fut rapidement d�vor� et la petite troupe se casa de
son mieux.  La couche �tait dure, l'abri peu solide, la situation
fort p�nible, � cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer.
Cependant mon sommeil fut particuli�rement paisible pendant cette
nuit, l'une des meilleures que j'eusse pass�es depuis longtemps.
Je ne r�vai m�me pas.

Le lendemain on se r�veilla � demi gel� par un air tr�s vif, aux
rayons d'un beau soleil.  Je quittai ma couche de granit et
j'allai jouir du magnifique spectacle qui se d�veloppait � mes
regards.

J'occupais le sommet de l'un des deux pics du Sneffels, celui du
sud.  De l� ma vue s'�tendait sur la plus grande partie de l'�le;
l'optique, commune � toutes les grandes hauteurs, en relevait les
rivages, tandis que les parties centrales paraissaient s'enfoncer.  
On e�t dit qu'une de ces cartes en relief d'Helbesmer s'�talait
sous mes pieds; je voyais les vall�es profondes se croiser en
tous sens, les pr�cipices se creuser comme des puits, les lacs se
changer en �tangs, les rivi�res se faire ruisseaux.  Sur ma
droite se succ�daient les glaciers sans nombre et les pics
multipli�s, dont quelques-uns s'empanachaient de fum�es l�g�res.
Les ondulations de ces montagnes infinies, que leurs couches de
neige semblaient rendre �cumantes, rappelaient � mon souvenir la
surface d'une mer agit�e.  Si je me retournais vers l'ouest,
l'Oc�an s'y d�veloppait dans sa majestueuse �tendue, comme une
continuation de ces sommets moutonneux.  O� finissait la terre,
o� commen�aient les flots, mon oeil le distinguait � peine.

Je me plongeais ainsi dans cette prestigieuse extase que donnent
les hautes cimes, et cette fois, sans vertige, car je
m'accoutumais enfin � ces sublimes contemplations.  Mes regards
�blouis se baignaient dans la transparente irradiation des rayons
solaires, j'oubliais qui j'�tais, o� j'�tais, pour vivre de la
vie des elfes ou des sylphes, imaginaires habitants de la
mythologie scandinave; je m'enivrais de la volupt� des hauteurs,
sans songer aux ab�mes dans lesquels ma destin�e allait me
plonger avant peu.  Mais je fus ramen� au sentiment de la r�alit�
par l'arriv�e du professeur et de Hans, qui me rejoignirent au
sommet du pic.

Mon oncle, se tournant vers l'ouest, m'indiqua de la main une
l�g�re vapeur, une brume, une apparence de terre qui dominait la
ligne des flots.

�Le Gro�nland, dit-il.

--Le Gro�nland?  m'�criai-je.

--Oui; nous n'en sommes pas � trente-cinq lieues, et, pendant les
d�gels, les ours blancs arrivent jusqu'� l'Islande, port�s sur
les gla�ons du nord.  Mais cela importe peu.  Nous sommes au
sommet du Sneffels; voici deux pics, l'un au sud, l'autre au
nord.  Hans va nous dire de quel nom les Islandais appellent
celui qui nous porte en ce moment.�

La demande formul�e, le chasseur r�pondit: �Scartaris.�

Mon oncle me jeta un coup d'oeil triomphant.  �Au crat�re!�
dit-il.

Le crat�re du Sneffels repr�sentait un c�ne renvers� dont
l'orifice pouvait avoir une demi-lieue de diam�tre.  Sa
profondeur, je l'estimais � deux mille pieds environ.  Que l'on
juge de l'�tat d'un pareil r�cipient, lorsqu'il s'emplissait de
tonnerres et de flammes.  Le fond de l'entonnoir ne devait pas
mesurer plus de cinq cents pieds de tour, de telle sorte que ses
pentes assez douces permettaient d'arriver facilement � sa partie
inf�rieure.  Involontairement, je comparais ce crat�re � un
�norme tromblon �vas�, et la comparaison m'�pouvantait.

�Descendre dans un tromblon, pensai-je, quand il est peut-�tre
charg� et qu'il peut partir au moindre choc, c'est l'oeuvre de
fous.�

Mais je n'avais pas � reculer.  Hans, d'un air indiff�rent,
reprit la t�te de la troupe.  Je le suivis sans mot dire.

Afin de faciliter la descente, Hans d�crivait � l'int�rieur du
c�ne des ellipses tr�s allong�es; il fallait marcher au milieu
des roches �ruptives, dont quelques-unes, �branl�es dans leurs
alv�oles, se pr�cipitaient en rebondissant jusqu'au fond de
l'ab�me.  Leur chute d�terminait des r�verb�rations d'�chos d'une
�trange sonorit�.

Certaines parties du c�ne formaient des glaciers int�rieurs; Hans
ne s'avan�ait alors qu'avec une extr�me pr�caution, sondant le
sol de son b�ton ferr� pour y d�couvrir les crevasses.  A de
certains passages douteux, il devint n�cessaire de nous lier par
une longue corde, afin que celui auquel le pied viendrait �
manquer inopin�ment se trouv�t soutenu par ses compagnons.  Cette
solidarit� �tait chose prudente, mais elle n'excluait pas tout
danger.

Cependant, et malgr� les difficult�s de la descente sur des
pentes que le guide ne connaissait pas, la route se fit sans
accident, sauf la chute d'un ballot de cordes qui s'�chappa des
mains d'un Islandais et alla par le plus court jusqu'au fond de
l'ab�me.

A midi nous �tions arriv�s.  Je relevai l� t�te, et j'aper�us
l'orifice sup�rieur du c�ne, dans lequel s'encadrait un morceau
de ciel d'une circonf�rence singuli�rement r�duite, mais presque
parfaite.  Sur un point seulement se d�tachait le pic du
Scartaris, qui s'enfon�ait dans l'immensit�.

Au fond du crat�re s'ouvraient trois chemin�es par lesquelles, au
temps des �ruptions du Sneffels, le foyer central chassait ses
laves et ses vapeurs.  Chacune de ces chemin�es avait environ
cent pieds de diam�tre.  Elles �taient l� b�antes sous nos pas.
Je n'eus pas la force d'y plonger mes regards.  Le professeur
Lidenbrock, lui, avait fait un examen rapide de leur disposition;
il �tait haletant; il courait de l'une � l'autre, gesticulant et
lan�ant des paroles incompr�hensibles.  Hans et ses compagnons,
assis sur des morceaux de lave, le regardaient faire; ils le
prenaient �videmment pour un fou.

Tout � coup mon oncle poussa un cri; je crus qu'il venait de
perdre pied et de tomber dans l'un des trois gouffres.  Mais non.
Je l'aper�us, les bras �tendus, les jambes �cart�es, debout
devant un roc de granit pos� au centre du crat�re, comme un
�norme pi�destal fait pour la statue d'un Pluton.  Il �tait dans
la pose d'un homme stup�fait, mais dont la stup�faction fit
bient�t place � une joie insens�e.

�Axel!  Axel!  s'�cria-t-il, viens!  viens!�

J'accourus.  Ni Hans ni les Islandais ne boug�rent.

�Regarde,� me dit le professeur.

Et, partageant sa stup�faction, sinon sa joie, je lus sur la face
occidentale du bloc, en caract�res runiques � demi-rong�s par le
temps, ce nom mille fois maudit:

      D0 E6 B3 C5 BC D0 B4 B3 A2 BC BC C5 EF

�Arne Saknussemm!  s'�cria mon oncle, douteras-tu encore?�

Je ne r�pondis pas, et je revins constern� � mon banc de lave.
L'�vidence m'�crasait.

Combien de temps demeurai-je ainsi plong� dans mes r�flexions, je
l'ignore.  Tout ce que je sais, c'est qu'en relevant la t�te je
vis mon oncle et Hans seuls au fond du crat�re.  Les Islandais
avaient �t� cong�di�s, et maintenant ils redescendaient les
pentes ext�rieures du Sneffels pour regagner Stapi.

Hans dormait tranquillement au pied d'un roc, dans une coul�e de
lave o� il s'�tait fait un lit improvis�; mon oncle tournait au
fond du crat�re, comme une b�te sauvage dans la fosse d'un
trappeur.  Je n'eus ni l'envie ni la force de me lever, et,
prenant exemple sur le guide, je me laissai aller � un douloureux
assoupissement, croyant entendre des bruits ou sentir des
frissonnements dans les flancs de la montagne.

Ainsi se passa cette premi�re nuit au fond du crat�re.

Le lendemain, un ciel gris, nuageux, lourd, s'abaissa sur le
sommet du c�ne.  Je ne m'en aper�us pas tant � l'obscurit� du
gouffre qu'� la col�re dont mon oncle fut pris.

J'en compris la raison, et un reste d'espoir me revint au coeur.
Voici pourquoi.

Des trois routes ouvertes sous nos pas, une seule avait �t�
suivie par Saknussemm.  Au dire du savant islandais, on devait la
reconna�tre � cette particularit� signal�e dans le cryptogramme,
que l'ombre du Scartaris venait en caresser les bords pendant les
derniers jours du mois de juin.

On pouvait, en effet, consid�rer ce pic aigu comme le style d'un
immense cadran solaire, dont l'ombre � un jour donn� marquait le
chemin du centre du globe.

Or, si le soleil venait � manquer, pas d'ombre.  Cons�quemment,
pas d'indication.  Nous �tions au 25 juin.  Que le ciel demeur�t
couvert pendant six jours, et il faudrait remettre l'observation
� une autre ann�e.

Je renonce � peindre l'impuissante col�re du professeur
Lidenbrock.  La journ�e se passa, et aucune ombre ne vint
s'allonger sur le font du crat�re.  Hans ne bougea pas de sa
place; il devait pourtant se demander ce que nous attendions,
s'il se demandait quelque chose!  Mon oncle ne m'adressa pas une
seule fois la parole.  Ses regards, invariablement tourn�s vers
le ciel, se perdaient dans sa teinte grise et brumeuse.

Le 26, rien encore, une pluie m�l�e de neige tomba pendant toute
la journ�e.  Hans construisit une hutte avec des morceaux de
lave.  Je pris un certain plaisir � suivre de l'oeil les milliers
de cascades improvis�es sur les flancs du c�ne, et dont chaque
pierre accroissait l'assourdissant murmure.

Mon oncle ne se contenait plus.  Il y avait de quoi irriter un
homme plus patient, car c'�tait v�ritablement �chouer au port.

Mais aux grandes douleurs le ciel m�le incessamment les grandes
joies, et il r�servait au professeur Lidenbrock une satisfaction
�gale � ses d�sesp�rants ennuis.

Le lendemain le ciel fut encore couvert, mais le dimanche, 28
juin, l'ant�p�nulti�me jour du mois, avec le changement de lune
vint le changement de temps.  Le soleil versa ses rayons � flots
dans le crat�re.  Chaque monticule, chaque roc, chaque pierre,
chaque asp�rit� eut part � sa bienfaisante effluve et projeta
instantan�ment son ombre sur le sol.  Entre toutes, celle du
Scartaris se dessina comme une vive ar�te et se mit � tourner
insensiblement vers l'astre radieux,

Mon oncle tournait avec elle.

A midi, dans sa p�riode la plus courte, elle vint l�cher
doucement le bord de la chemin�e centrale.

�C'est l�!  s'�cria le professeur, c'est l�!  Au centre du
globe!� ajouta-t-il en danois.

Je regardai Hans.

�For�t!� fit tranquillement le guide.

--En avant!� r�pondit mon oncle.

Il �tait une heure et treize minutes du soir.



XVII


Le v�ritable voyage commen�ait.  Jusqu'alors les fatigues
l'avaient emport� sur les difficult�s; maintenant celles-ci
allaient v�ritablement na�tre sous nos pas.

Je n'avais point encore plong� mon regard dans ce puits
insondable o� j'allais m'engouffrer.  Le moment �tait venu.  Je
pouvais encore ou prendre mon parti de l'entreprise ou refuser de
la tenter.  Mais j'eus honte de reculer devant le chasseur.  Hans
acceptait si tranquillement l'aventure, avec une telle
indiff�rence, une si parfaite insouciance de tout danger, que je
rougis � l'id�e d'�tre moins brave que lui.  Seul, j'aurais
entam� la s�rie des grands argumente; mais, en pr�sence du guide,
je me tus; un de mes souvenirs s'envola vers ma jolie
Virlandaise, et je m'approchai de la chemin�e centrale.

J'ai dit qu'elle mesurait cent pieds de diam�tre, ou trois cents
pieds de tour.  Je me penchai au-dessus d'un roc qui surplombait,
et je regardai; mes cheveux se h�riss�rent.  Le sentiment du vide
s'empara de mon �tre.  Je sentis le centre de gravit� se d�placer
en moi et le vertige monter � ma t�te comme une ivresse.  Rien de
plus capiteux que cette attraction de l'ab�me.  J'allais tomber.
Une main me retint.  Celle de Hans.  D�cid�ment, je n'avais pas
pris assez de le�ons de gouffre � la Frelsers-Kirk de Copenhague.

Cependant, si peu que j'eusse hasard� mes regards dans ce puits,
je m'�tais rendu compte de sa conformation.  Ses parois, presque
� pic, pr�sentaient cependant de nombreuses saillies qui devaient
faciliter la descente; mais si l'escalier ne manquait pas, la
rampe faisait d�faut.  Une corde attach�e � l'orifice aurait
suffi pour nous soutenir, mais comment la d�tacher, lorsqu'on
serait parvenu � son extr�mit� inf�rieure?

Mon oncle employa un moyen fort simple pour obvier � cette
difficult�.  Il d�roula une corde de la grosseur du pouce et
longue de quatre cents pieds; il en laissa filer d'abord la
moiti�, puis il l'enroula autour d'un bloc de lave qui faisait
saillie et rejeta l'autre moiti� dans la chemin�e.  Chacun de
nous pouvait alors descendre en r�unissant dans sa main les deux
moiti�s de la corde qui ne pouvait se d�filer; une fois descendus
de deux cents pieds, rien ne nous serait plus ais� que de la
ramener en l�chant un bout et en halant sur l'autre.  Puis, on
recommencerait cet exercice _usque ad infinitum_.

�Maintenant, dit mon oncle apr�s avoir achev� ces pr�paratifs,
occupons-nous des bagages; ils vont �tre divis�s en trois
paquets, et chacun de nous en attachera un sur son dos; j'entends
parler seulement des objets fragiles.�

L'audacieux professeur ne nous comprenait �videmment pas dans
cette derni�re cat�gorie.

�Hans, reprit-il, va se charger des outils et d'une partie des
vivres; toi, Axel, d'un second tiers des vivres et des armes;
moi, du reste des vivres et des instruments d�licats.

--Mais, dis-je, et les v�tements, et cette masse de cordes et
d'�chelles, qui se chargera de les descendre?

--Ils descendront tout seuls.

--Comment cela?  demandai-je fort �tonn�.

--Tu vas le voir.�

Mon oncle employait volontiers les grands moyens et sans h�siter.
Sur son ordre, Hans r�unit en un seul colis les objets non
fragiles, et ce paquet, solidement cord�, fut tout bonnement
pr�cipit� dans le gouffre.

J'entendis ce mugissement sonore produit par le d�placement des
couches d'air.  Mon oncle, pench� sur l'ab�me, suivait d'un oeil
satisfait la descente de ses bagages, et ne se releva qu'apr�s
les avoir perdus de vue.

�Bon, fit-il.  A nous maintenant.�

Je demande � tout homme de bonne foi s'il �tait possible
d'entendre sans frissonner de telles paroles!

Le professeur attacha sur son dos le paquet des instruments; Hans
prit celui des outils, moi celui des armes.  La descente commen�a
dans l'ordre suivant: Hans, mon oncle et moi.  Elle se fit dans
un profond silence, troubl� seulement par la chute des d�bris de
roc qui se pr�cipitaient dans l'ab�me.

Je me laissai couler, pour ainsi dire, serrant fr�n�tiquement la
double corde d'une main, de l'autre m'arc-boutant au moyen de mon
b�ton ferr�.  Une id�e unique me dominait: je craignais que le
point d'appui ne vint � manquer.  Cette corde me paraissait bien
fragile pour supporter le poids de trois personnes.  Je m'en
servais le moins possible, op�rant des miracles d'�quilibre sur
les saillies de lave que mon pied cherchait � saisir comme une
main.

Lorsqu'une de ces marches glissantes venait � s'�branler sous le
pas de Hans, il disait de sa voix tranquille:

--�Gif akt!�

--Attention!� r�p�tait mon oncle.

Apr�s une demi-heure, noua �tions arriv�s sur la surface d'un roc
fortement engag� dans la paroi de la chemin�e.

Hans tira la corde par l'un de ses bouts; l'autre s'�leva dans
l'air; apr�s avoir d�pass� le rocher sup�rieur, il retomba en
raclant les morceaux de pierres et de laves, sorte de pluie, ou
mieux, de gr�le fort dangereuse.

En me penchant au-dessus de notre �troit plateau, je remarquai
que le fond du trou �tait encore invisible.

La manoeuvre de la corde recommen�a, et une demi-heure apr�s nous
avions gagn� une nouvelle profondeur de deux cents pieds.

Je ne sais si le plus enrag� g�ologue e�t essay� d'�tudier,
pendant cette descente, la nature des terrains qui
l'environnaient.  Pour mon compte, je ne m'en inqui�tai gu�re;
qu'ils fussent plioc�nes, mioc�nes, �oc�nes, cr�tac�s,
jurassiques, triasiques, perniens, carbonif�res, d�voniens,
siluriens ou primitifs, cela me pr�occupa peu.  Mais le
professeur, sans doute, fit ses observations ou prit ses notes,
car, � l'une des haltes, il me dit:

�Plus je vais, plus j'ai confiance; la disposition de ces
terrains volcaniques donne absolument raison � la th�orie de
Davy.  Nous sommes en plein sol primordial, sol dans lequel s'est
produit l'op�ration chimique des m�taux enflamm�s au contact de
l'air et de l'eau; je repousse absolument le syst�me d'une
chaleur centrale; d'ailleurs, nous verrons bien.�

Toujours la m�me conclusion.  On comprend que je ne m'amusai pas
� discuter.  Mon silence fut pris pour un assentiment, et la
descente recommen�a.

Au bout de trois heures, je n'entrevoyais pas encore le fond de
la chemin�e.  Lorsque je relevais la t�te, j'apercevais son
orifice qui d�croissait sensiblement; ses parois, par suite de
leur l�g�re inclinaison, tendaient � se rapprocher, l'obscurit�
se faisait peu � peu.

Cependant nous descendions toujours; il me semblait que les
pierres d�tach�es des parois s'engloutissaient avec une
r�percussion plus mate et qu'elles devaient rencontrer
promptement le fond de l'ab�me.

Comme j'avais eu soin de noter exactement nos manoeuvres de
corde, je pus me rendre un compte exact de la profondeur atteinte
et du temps �coul�.

Nous avions alors r�p�t� quatorze fois cette manoeuvre qui durait
une demi-heure.  C'�tait donc sept heures, plus quatorze quarts
d'heure de repos ou trois heures et demie.  En tout, dix heures
et demie.  Nous �tions partis � une heure, il devait �tre onze
heures en ce moment.

Quant � la profondeur � laquelle nous �tions parvenus, ces
quatorze manoeuvres d'une corde de deux cents pieds donnaient
deux mille huit cents pieds.

En ce moment la voix de Hans se fit entendre:

--�Halt!� dit-il.

Je m'arr�tai court au moment o� j'allais heurter de mes pieds la
t�te de mon oncle.

�Nous sommes arriv�s, dit celui-ci.

--O�?  demandai-je en me laissant glisser pr�s de lui.

--Au fond de la chemin�e perpendiculaire.

--Il n'y a donc pas d'autre issue?

--Si, une sorte de couloir que j'entrevois et qui oblique vers la
droite.  Nous verrons cela demain.  Soupons d'abord et nous
dormirons apr�s.�

L'obscurit� n'�tait pas encore compl�te.  On ouvrit le sac aux
provisions, on mangea et l'on se coucha de son mieux sur un lit
de pierres et de d�bris de lave.

Et quand, �tendu sur le dos, j'ouvris les yeux, j'aper�us un
point brillant � l'extr�mit� de ce tube long de trois mille
pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette.

C'�tait une �toile d�pouill�e de toute scintillation et qui,
d'apr�s mes calculs, devait �tre sigma de la petite Ourse.

Puis je m'endormis d'un profond sommeil.



XVII


A huit heures du matin, un rayon du jour vint nous r�veiller.
Les mille facettes de lave des parois le recueillaient � son
passage et l'�parpillaient comme une pluie d'�tincelles.

Cette lueur �tait assez forte pour permettre de distinguer les
objets environnants.

�Eh bien!  Axel, qu'en dis-tu?  fit mon oncle en se frottant les
mains.  As-tu jamais pass� une nuit plus paisible dans notre
maison de K�nigstrasse.  Plus de bruit de charrettes, plus de
cris de marchands, plus de vocif�rations de bateliers!

--Sans doute, nous sommes fort tranquilles au fond de ce puits;
mais ce calme m�me a quelque chose d'effrayant.

--Allons donc, s'�cria mon oncle, si tu t'effrayes d�j�, que
sera-ce plus tard?  Nous ne sommes pas encore entr�s d'un pouce
dans les entrailles de la terre?

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que nous avons atteint seulement le sol de l'�le!
Ce long tube vertical, qui aboutit au crat�re du Sneffels,
s'arr�te � peu pr�s au niveau de la mer.

--En �tes-vous certain?

--Tr�s certain; consulte le barom�tre, tu verras!�

En effet, le mercure, apr�s avoir peu � peu remont� dans
l'instrument � mesure que notre descente s'effectuait, s'�tait
arr�t� � vingt-neuf pouces.

�Tu le vois, reprit le professeur, nous n'avons encore que la
pression d'une atmosph�re, et il me tarde que le manom�tre vienne
remplacer ce barom�tre.�

Cet instrument allait, en effet, nous devenir inutile, du moment
que le poids de l'air d�passerait sa pression calcul�e au niveau
de l'Oc�an.

�Mais, dis-je, n'est-il pas � craindre que cette pression
toujours croissante ne soit fort p�nible?

--Non.  Nous descendrons lentement, et nos poumons s'habitueront
� respirer une atmosph�re plus comprim�e.  Les a�ronautes
finissent par manquer d'air en s'�levant dans les couches
sup�rieures; nous, nous en aurons trop peut-�tre.  Mais j'aime
mieux cela.  Ne perdons pas un instant.  O� est le paquet qui
nous a pr�c�d�s dans l'int�rieur de la montagne?

Je me souvins alors que nous l'avions vainement cherch� la veille
au soir.  Mon oncle interrogea Hans, qui, apr�s avoir regard�
attentivement avec ses yeux de chasseur, r�pondit:

�Der huppe!�

--L�-haut.�

En effet, ce paquet �tait accroch� � une saillie de roc, � une
centaine de pieds au-dessus de notre t�te.  Aussit�t l'agile
Islandais grimpa comme un chat et, en quelques minutes, le paquet
nous rejoignit.

�Maintenant, dit mon oncle, d�jeunons; mais d�jeunons comme des
gens qui peuvent avoir une longue course � faire.�

Le biscuit et la viande s�che furent arros�s de quelques gorg�es
d'eau m�l�e de geni�vre.

Le d�jeuner termin�, mon oncle tira de sa poche un carnet destin�
aux observations; il prit successivement ses divers instruments
et nota les donn�es suivantes:

              Lundi 1er juillet.

       _Chronom�tre: 8 h. 17 m. du matin.  
       Barom�tre: 29p. 7 l.
       Thermom�tre: 6�.
       Direction: E.-S.-E._

Cette derni�re observation s'appliquait � la galerie obscure et
fut donn�e par la boussole.

�Maintenant, Axel, s'�cria le professeur d'une voix enthousiaste,
nous allons nous enfoncer v�ritablement dans les entrailles du
globe.  Voici donc le moment pr�cis auquel notre voyage
commence.�

Cela dit, mon oncle prit d'une main l'appareil de Ruhmkorff
suspendu a son cou; de l'autre, il mit en communication le
courant �lectrique avec le serpentin de la lanterne, et une assez
vive lumi�re dissipa les t�n�bres de la galerie.

Hans portait le second appareil, qui fut �galement mis en
activit�.  Cette ing�nieuse application de l'�lectricit� nous
permettait d'aller longtemps en cr�ant un jour artificiel, m�me
au milieu des gaz les plus inflammables.

�En route!� fit mon oncle.

Chacun reprit son ballot.  Hans se chargea de pousser devant lui
le paquet des cordages et des habits, et, moi troisi�me, nous
entr�mes dans la galerie.

Au moment de m'engouffrer dans ce couloir obscur, je relevai la
t�te, et j'aper�us une derni�re fois, par le champ de l'immense
tube, ce ciel de l'Islande �que je ne devais plus jamais revoir.�

La lave, � la derni�re �ruption de 1229, s'�tait fray� un passage
� travers ce tunnel.  Elle tapissait l'int�rieur d'un enduit
�pais et brillant; la lumi�re �lectrique s'y r�fl�chissait en
centuplant son intensit�.

Toute la difficult� de la route consistait � ne pas glisser trop
rapidement sur une pente inclin�e � quarante-cinq degr�s environ;
heureusement, certaines �rosions, quelques boursouflures,
tenaient lieu de marches, et nous n'avions qu'� descendre en
laissant filer nos bagages retenus par une longue corde.

Mais ce qui se faisait marche sous nos pieds devenait stalactites
sur les autres parois; la lave, poreuse en de certains endroits,
pr�sentait de petites ampoules arrondies; des cristaux de quartz
opaque, orn�s de limpides gouttes de verre et suspendus � la
vo�te comme des lustres, semblaient s'allumer � notre passage.
On e�t dit que les g�nies du gouffre illuminaient leur palais
pour recevoir les h�tes de la terre.

�C'est magnifique!  m'�criai-je involontairement.  Quel
spectacle, mon oncle!  Admirez-vous ces nuances de la lave qui
vont du rouge brun au jaune �clatant par d�gradations
insensibles?  Et ces cristaux qui nous apparaissent comme des
globes lumineux?

--Ah!  tu y viens, Axel!  r�pondit mon oncle.  Ah!  tu trouves
cela splendide, mon gar�on!  Tu en verras bien d'autres, je
l'esp�re.  Marchons!  marchons!�

II aurait dit plus justement �glissons,� car nous nous laissions
aller sans fatigue sur des pentes inclin�es.  C'�tait le �facilis
descensus Averni�, de Virgile.  La boussole, que je consultais
fr�quemment, indiquait la direction du sud-est avec une
imperturbable rigueur.  Cette coul�e de lave n'obliquait ni d'un
c�t� ni de l'autre.  Ella avait l'inflexibilit� de la ligne
droite.

Cependant la chaleur n'augmentait pas d'une fa�on sensible; cela
donnait raison aux th�ories de Davy, et plus d'une fois je
consultai le thermom�tre avec �tonnement.  Deux heures apr�s le
d�part, il ne marquait encore que 10�, c'est-�-dire un
accroissement de 4�.  Cela m'autorisait � penser que notre
descente �tait plus horizontale que verticale.  Quant � conna�tre
exactement la profondeur atteinte, rien de plus facile.  Le
professeur mesurait exactement les angles de d�viation et
d'inclinaison de la route, mais il gardait pour lui le r�sultat
de ses observations.

Le soir, vers huit heures, il donna le signal d'arr�t.  Hans
aussit�t s'assit; les lampes furent accroch�es � une saillie de
lave.  Nous �tions dans une sorte de caverne o� l'air ne manquait
pas.  Au contraire.  Certains souffles arrivaient jusqu'� nous.
Quelle cause les produisait?  A quelle agitation atmosph�rique
attribuer leur origine?  C'est une question que je ne cherchai
pas � r�soudre en ce moment; la faim et la fatigue me rendaient
incapable de raisonner.  Une descente de sept heures cons�cutives
ne se fait pas sans une grande d�pense de forces.  J'�tais
�puis�.  Le mot halte me fit donc plaisir � entendre.  Hans �tala
quelques provisions sur un bloc de lave, et chacun mangea avec
app�tit.  Cependant une chose m'inqui�tait; notre r�serve d'eau
�tait � demi consomm�e.  Mon oncle comptait la refaire aux
sources souterraines, mais jusqu'alors celles-ci manquaient
absolument.  Je ne pus m'emp�cher d'attirer son attention sur ce
sujet.

�Cette absence de sources te surprend?  dit-il.

--Sans doute, et m�me elle m'inqui�te; nous n'avons plus d'eau
que pour cinq jours.

--Sois tranquille, Axel, je te r�ponds que nous trouverons de
l'eau, et plus que nous n'en voudrons.

--Quand cela?

--Quand nous aurons quitt� cette enveloppe de lave.  Comment
veux-tu que des sources jaillissent � travers ces parois?

--Mais peut-�tre cette coul�e se prolonge-t-elle � de grandes
profondeurs?  Il me semble que nous n'avons pas encore fait
beaucoup de chemin verticalement?

--Qui te fait supposer cela?

--C'est que si nous �tions tr�s avanc�s dans l'int�rieur de
l'�corce terrestre, la chaleur serait plus forte.

--D'apr�s ton syst�me, r�pondit mon oncle; et qu'indique le
thermom�tre?

--Quinze degr�s � peine, ce qui ne fait qu'un accroissement de
neuf degr�s depuis notre d�part.

--Eh bien, conclus.

--Voici ma conclusion.  D'apr�s les observations les plus
exactes, l'augmentation de la temp�rature � l'int�rieur du globe
est d'un degr� par cent pieds.  Mais certaines conditions de
localit� peuvent modifier ce chiffre.  Ainsi, � Yakoust en
Sib�rie, on a remarqu� que l'accroissement d'un degr� avait lieu
par trente-six pieds; cela d�pend �videmment de la conductibilit�
des roches.  J'ajouterai aussi que, dans le voisinage d'un volcan
�teint, et � travers le gneiss, on a remarqu� que l'�l�vation de
la temp�rature �tait d'un degr� seulement pour cent vingt-cinq
pieds.  Prenons donc cette derni�re hypoth�se, qui est la plus
favorable, et calculons.

--Calcule, mon gar�on.

--Rien n'est plus facile, dis-je en disposant des chiffres sur
mon carnet.  Neuf fois cent vingt-cinq pieds donnant onze cent
vingt-cinq pieds de profondeur.

--Rien de plus exact.

--Eh bien?

--Eh bien, d'apr�s mes observations, nous sommes arriv�s � dix
mille pieds au-dessous du niveau de la mer,

--Est-il possible?

--Oui, ou les chiffres ne sont plus les chiffres!�

Les calculs du professeur �taient exacts; nous avions d�j�
d�pass� de six mille pieds les plus grandes profondeurs atteintes
par l'homme, telles que les mines de Kitz-Bahl dans le Tyrol, et
celles de Wuttemberg en Boh�me.

La temp�rature, qui aurait d� �tre de quatre-vingt-un degr�s en
cet endroit, �tait de quinze � peine.  Cela donnait
singuli�rement � r�fl�chir.



XIX


Le lendemain, mardi 30 juin, � six heures, la descente fut
reprise.

Nous suivions toujours la galerie de lave, v�ritable rampe
naturelle, douce comme ces plans inclin�s qui remplacent encore
l'escalier dans les vieilles maisons.  Ce fut ainsi jusqu'� midi
dix-sept minutes, instant pr�cis o� nous rejoign�mes Hans, qui
venait de s'arr�ter.

�Ah!  s'�cria mon oncle, nous sommes parvenus � l'extr�mit� de la
chemin�e.�

Je regardai autour de moi; nous �tions au centre d'un carrefour,
auquel deux routes venaient aboutir, toutes deux sombres et
�troites.  Laquelle convenait-il de prendre?  Il y avait l� une
difficult�.

Cependant mon oncle ne voulut para�tre h�siter ni devant moi ni
devant le guide; il d�signa le tunnel de l'est, et bient�t nous y
�tions enfonc�s tous les trois.

D'ailleurs toute h�sitation devant ce double chemin se serait
prolong�e ind�finiment, car nul indice ne pouvait d�terminer le
choix de l'un ou de l'autre; il fallait s'en remettre absolument
au hasard.

La pente de cette nouvelle galerie �tait peu sensible, et sa
section fort in�gale; parfois une succession d'arceaux se
d�roulait devant nos pas comme les contre-nefs d'une cath�drale
gothique; les artistes du moyen �ge auraient pu �tudier l� toutes
les formes de cette architecture religieuse qui a l'ogive pour
g�n�rateur.  Un mille plus loin, notre t�te se courbait sous les
cintres surbaiss�s du style roman, et de gros piliers engag�s
dans le massif pliaient sous la retomb�e des vo�tes.  A de
certains endroits, cette disposition faisait place � de basses
substructions qui ressemblaient aux ouvrages des castors, et nous
nous glissions en rampant � travers d'�troits boyaux.

La chaleur se maintenait � un degr� supportable.
Involontairement je songeais � son intensit�, quand les laves
vomies par le Sneffels se pr�cipitaient par cette route si
tranquille aujourd'hui.  Je m'imaginais les torrents de feu
bris�s aux angles de la galerie et l'accumulation des vapeurs
surchauff�es dans cet �troit milieu!

�Pourvu, pensai-je, que le vieux volcan ne vienne pas � se
reprendre d'une fantaisie tardive!�

Ces r�flexions, je ne les communiquai point � l'oncle Lidenbrock;
il ne les e�t pas comprises.  Son unique pens�e �tait d'aller en
avant.  Il marchait, il glissait, il d�gringolait m�me, avec une
conviction qu'apr�s tout il valait mieux admirer.

A six heures du soir, apr�s une promenade peu fatigante, nous
avions gagn� deux lieues dans le sud, mais � peine un quart de
mille en profondeur.

Mon oncle donna le signal du repos.  On mangea sans trop causer,
et l'on s'endormit sans trop r�fl�chir.

Nos dispositions pour la nuit �taient fort simples: une
couverture de voyage dans laquelle on se roulait, composait toute
la literie.  Nous n'avions � redouter ni froid, ni visite
importune.  Les voyageurs qui s'enfoncent au milieu des d�serts
de l'Afrique, au sein des for�ts du nouveau monde, sont forc�s de
se veiller les uns les autres pendant les heures du sommeil; mais
ici, solitude absolue et s�curit� compl�te.  Sauvages ou b�tes
f�roces, aucune de ces races malfaisantes n'�tait � craindre.

On se r�veilla le lendemain frais et dispos.  La route fut
reprise.  Nous suivions un chemin de lave comme la veille.
Impossible de reconna�tre la nature des terrains qu'il
traversait.  Le tunnel, au lieu de s'enfoncer dans les entrailles
du globe, tendait � devenir absolument horizontal.  Je crus
remarquer m�me qu'il remontait vers la surface de la terre.
Cette disposition devint si manifeste vers dix heures du matin,
et par suite si fatigante, que je fus forc� de mod�rer notre
marche.

�Eh bien, Axel?  dit impatiemment le professeur.

--Eh bien, je n'en peux plus, r�pondis-je

--Quoi!  apr�s trois heures de promenade sur une route si facile!

--Facile, je ne dis pas non, mais fatigante � coup s�r.

--Comment!  quand nous n'avons qu'� descendre!

--A monter, ne vous en d�plaise!

--A monter!  fit mon oncle en haussant les �paules.

--Sans doute.  Depuis une demi-heure, les pentes se sont
modifi�es, et � les suivre ainsi, nous reviendrons certainement �
la terre d'Islande.�

Le professeur remua la t�te en homme qui ne veut pas �tre
convaincu.  J'essayai de reprendre la conversation.  Il ne me
r�pondit pas et donna le signal du d�part.  Je vis bien que son
silence n'�tait que de la mauvaise humeur concentr�e.

Cependant j'avais repris mon fardeau avec courage, et je suivais
rapidement Hans, que pr�c�dait mon oncle.  Je tenais � ne pas
�tre distanc�; ma grande pr�occupation �tait de ne point perdre
mes compagnons de vue.  Je fr�missais � la pens�e de m'�garer
dans les profondeurs de ce labyrinthe.

D'ailleurs, la route ascendante devenait plus p�nible, je m'en
consolais en songeant qu'elle me rapprochait de la surface de la
terre.  C'�tait un espoir.  Chaque pas le confirmait.

� midi un changement d'aspect se produisit dans les parois de la
galerie.  Je m'en aper�us � l'affaiblissement de la lumi�re
�lectrique r�fl�chie par les murailles.  Au rev�tement de lave
succ�dait la roche vive; le massif se composait de couches
inclin�es et souvent dispos�es verticalement.  Nous �tions en
pleine �poque de transition, en pleine p�riode silurienne[1].

  [1] Ainsi nomm�e parce que les terrains de cette p�riode sont
  fort �tendus en Angleterre, dans les contr�es habit�es
  autrefois par la peuplade celtique des Silures.

�C'est �vident, m'�criai-je, les s�diments des eaux ont form�, �
la seconde �poque de la terre, ces schistes, ces calcaires et ces
gr�s!  Nous tournons le dos au massif granitique!  Nous
ressemblons � des gens de Hambourg, qui prendraient le chemin de
Hanovre pour aller � Lubeck.�

J'aurais d� garder pour moi mes observations.  Mais mon
temp�rament de g�ologue l'emporta sur la prudence, et l'oncle
Lidenbrock entendit mes exclamations.

�Qu'as-tu donc?  dit-il.

--Voyez!  r�pondis-je en lui montrant la succession vari�e des
gr�s, des calcaires et les premiers indices des terrains
ardois�s.

--Eh bien?

--Nous voici arriv�s � cette p�riode pendant laquelle ont apparu
les premi�res plantes et les premiers animaux!

--Ah!  tu penses?

--Mais regardez, examinez, observez!�

Je for�ai le professeur � promener sa lampe sur les parois de la
galerie.  Je m'attendais � quelque exclamation de sa part.  Mais,
loin de l�, il ne dit pas un mot, et continua sa route.

M'avait-il compris ou non?  Ne voulait-il pas convenir, par
amour-propre d'oncle et de savant, qu'il s'�tait tromp� en
choisissant le tunnel de l'est, ou tenait-il � reconna�tre ce
passage jusqu'� son extr�mit�?  Il �tait �vident que nous avions
quitt� la route des laves, et que ce chemin ne pouvait conduire
au foyer du Sneffels.

Cependant je me demandai si je n'accordais pas une trop grande
importance � cette modification des terrains.  Ne me trompais-je
pas moi-m�me?  Traversions-nous r�ellement ces couches de roches
superpos�es au massif granitique?

�Si j'ai raison, pensai-je, je dois trouver quelque d�bris de
plante primitive, et il faudra bien me rendre � l'�vidence.
Cherchons.�

Je n'avais pas fait cent pas que des preuves incontestables
s'offrirent � mes yeux.  Cela devait �tre, car, � l'�poque
silurienne, les mers renfermaient plus de quinze cents esp�ces
v�g�tales ou animales.  Mes pieds, habitu�s au sol dur des laves,
foul�rent tout � coup une poussi�re faite de d�bris de plantes et
de coquille.  Sur les parois se voyaient distinctement des
empreintes de fucus et de lycopodes; le professeur Lidenbrock ne
pouvait s'y tromper; mais il fermait les yeux, j'imagine, et
continuait son chemin d'un pas invariable.

C'�tait de l'ent�tement pouss� hors de toutes limites.  Je n'y
tins plus.  Je ramassai une coquille parfaitement conserv�e, qui
avait appartenu � un animal � peu pr�s semblable au cloporte
actuel; puis je rejoignis mon oncle et je lui dis:

�Voyez!

--Eh bien, r�pondit-il tranquillement, c'est la coquille d'un
crustac� de l'ordre disparu des trilobites.  Pas autre chose.

--Mais n'en concluez-vous pas?...

--Ce que tu conclus toi-m�me?  Si.  Parfaitement.  Nous avons
abandonn� la couche de granit et la route des laves.  Il est
possible que je me sois tromp�; mais je ne serai certain de mon
erreur qu'au moment o� j'aurai atteint l'extr�mit� de cette
galerie.

--Vous avez raison d'agir ainsi, mon oncle, et je vous
approuverais fort si nous n'avions � craindre un danger de plus
en plus mena�ant.

--Et lequel?

--Le manque d'eau.

--Eh bien!  nous nous rationnerons, Axel.



XX


En effet, il fallut se rationner.  Notre provision ne pouvait
durer plus de trois jours.  C'est ce que je reconnus le soir au
moment du souper.  Et, f�cheuse expectative, nous avions peu
d'espoir de rencontrer quelque source vive dans ces terrains de
l'�poque de transition.

Pendant toute la journ�e du lendemain la galerie d�roula devant
nos pas ses interminables arceaux.  Nous marchions presque sans
mot dire.  Le mutisme de Hans nous gagnait.

La route ne montait pas, du moins d'une fa�on sensible; parfois
m�me elle semblait s'incliner.  Mais cette tendance, peu marqu�e
d'ailleurs, ne devait pas rassurer le professeur, car la nature
des couches ne se modifiait pas, et la p�riode de transition
s'affirmait davantage.

La lumi�re �lectrique faisait splendidement �tinceler les
schistes, le calcaire et les vieux gr�s rouges des parois; on
aurait pu se croire dans une tranch�e ouverte au milieu du
Devonshire, qui donna son nom � ce genre de terrains.  Des
sp�cimens de marbres magnifiques rev�taient les murailles, les
uns, d'un gris agate avec des veines blanches capricieusement
accus�es, les autres, de couleur incarnat ou d'un jaune tach� de
plaques rouges, plus loin, des �chantillons de ces griottes �
couleurs sombres, dans lesquels le calcaire se relevait en
nuances vives.

La plupart de ces marbres offraient des empreintes d'animaux
primitifs; mais, depuis la veille, la cr�ation avait fait un
progr�s �vident.  Au lieu des trilobites rudimentaires,
j'apercevais des d�bris d'un ordre plus parfait; entre autres,
des poissons Gano�des et ces Sauropteris dans lesquels l'oeil du
pal�ontologiste a su d�couvrir les premi�res formes du reptile.
Les mers d�voniennes �taient habit�es par un grand nombre
d'animaux de cette esp�ce, et elles les d�pos�rent par milliers
sur les roches de nouvelle formation.

Il devenait �vident que nous remontions l'�chelle de la vie
animale dont l'homme occupe le sommet.  Mais le professeur
Lidenbrock ne paraissait pas y prendre garde.

Il attendait deux choses: ou qu'un puits vertical v�nt � s'ouvrir
sous ses pieds et lui permettre de reprendre sa descente; ou
qu'un obstacle l'emp�ch�t de continuer cette route.  Mais le soir
arriva sans que cette esp�rance se f�t r�alis�e,

Le vendredi, apr�s une nuit pendant laquelle je commen�ai �
ressentir les tourments de la soif, notre petite troupe s'enfon�a
de nouveau dans les d�tours de la galerie.

Apr�s dix heures de marche, je remarquai que la r�verb�ration de
nos lampes sur les parois diminuait singuli�rement.  Le marbre,
le schiste, le calcaire, les gr�s des murailles, faisaient place
� un rev�tement sombre et sans �clat.  A un moment o� le tunnel
devenait fort �troit, je m'appuyai sur sa paroi.

Quand je retirai ma main, elle �tait enti�re ment noire.  Je
regardai de plus pr�s.  Nous �tions en pleine houill�re.

�Une mine de charbon!  m'�criai-je.

--Une mine sans mineurs, r�pondit mon oncle.

--Eh!  qui sait?

--Moi, je sais, r�pliqua le professeur d'un ton bref, et je suis
certain que cette galerie perc�e � travers ces couches de houille
n'a pas �t� faite de la main des hommes.  Mais que ce soit ou non
l'ouvrage de la nature, cela m'importe peu.  L'heure du souper
est venue.  Soupons.�

Hans, pr�para quelques aliments.  Je mangeai � peine, et je bus
les quelques gouttes d'eau qui formaient ma ration.  La gourde du
guide � demi pleine, voil� tout ce qui restait pour d�salt�rer
trois hommes.

Apr�s leur repas, mes deux compagnons s'�tendirent sur leurs
couvertures et trouv�rent dans le sommeil un rem�de � leurs
fatigues.  Pour moi, je ne pus dormir, et je comptai les heures
jusqu'au matin.

Le samedi, � six heures, on repartit.  Vingt minutes plus tard,
nous arrivions � une vaste excavation; je reconnus alors que la
main de l'homme ne pouvait pas avoir creus� cette houill�re; les
vo�tes en eussent �t� �tan�onn�es, et v�ritablement elles ne se
tenaient que par un miracle d'�quilibre.

Cette esp�ce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent
cinquante de hauteur.  Le terrain avait �t� violemment �cart� par
une commotion souterraine.  Le massif terrestre, c�dant � quelque
puissante pouss�e, s'�tait disloqu�, laissant ce large vide o�
des habitants de la terre p�n�traient pour la premi�re fois.

Toute l'histoire de la p�riode houill�re �tait �crite sur ces
sombres parois, et un g�ologue en pouvait suivre facilement les
phases diverses.  Les lits de charbon �taient s�par�s par des
strates de gr�s ou d'argile compacts, et comme �cras�s par les
couches sup�rieures.

� cet �ge du monde qui pr�c�da l'�poque secondaire, la terre se
recouvrit d'immenses v�g�tations dues � la double action d'une
chaleur tropicale et d'une humidit� persistante.  Une atmosph�re
de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui d�robant
encore les rayons du soleil.

De l� cette conclusion que les hautes temp�ratures ne provenaient
pas de ce foyer nouveau; peut-�tre m�me l'astre du jour
n'�tait-il pas pr�t � jouer son r�le �clatant.  Les �climats�
n'existaient pas encore, et une chaleur torride se r�pandait � la
surface enti�re du globe, �gale � l'Equateur et aux p�les.  D'o�
venait-elle?  De l'int�rieur du globe.

En d�pit des th�ories du professeur Lidenbrock, un feu violent
couvait dans les entrailles du sph�ro�de; son action se faisait
sentir jusqu'aux derni�res couches de l'�corce terrestre; les
plantes, priv�es des bienfaisantes effluves du soleil, ne
donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une
vie forte dans les terrains br�lants des premiers jours.

Il y avait peu d'arbres, des plantes herbac�es seulement,
d'immenses gazons, des foug�res, des lycopodes, des sigillaires,
des ast�rophylites, familles rares dont les esp�ces se comptaient
alors par milliers.

Or c'est pr�cis�ment � cette exub�rante v�g�tation que la houille
doit son origine.  L'�corce �lastique du globe ob�issait aux
mouvements de la masse liquide qu'elle recouvrait.  De l� des
fissures, des affaissements nombreux; les plantes, entra�n�es
sous les eaux, form�rent peu � peu des amas consid�rables.

Alors intervint l'action de la chimie naturelle, au fond des
mers, les masses v�g�tales se firent tourbe d'abord; puis, gr�ce
� l'influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles
subirent une min�ralisation compl�te.

Ainsi se form�rent ces immenses couches de charbon que la
consommation de tous les peuples, pendant de longs si�cles
encore, ne parviendra pas � �puiser.

Ces r�flexions me revenaient � l'esprit pendant que je
consid�rais les richesses houill�res accumul�es dans cette
portion du massif terrestre.  Celles-ci, sans doute, ne seront
jamais mises � d�couvert.  L'exploitation de ces mines recul�es
demanderait des sacrifices trop consid�rables.  A quoi bon,
d'ailleurs, quand la houille est r�pandue pour ainsi dire � la
surface de la terre dans un grand nombre de contr�es?  Aussi,
telles je voyais ces couches intactes, telles elles seraient
encore lorsque sonnerait la derni�re heure du monde.

Cependant nous marchions, et seul de mes compagnons j'oubliais la
longueur de la route pour me perdre au milieu de consid�rations
g�ologiques.  La temp�rature restait sensiblement ce qu'elle
�tait pendant notre passage au milieu des laves et des schistes.
Seulement, mon odorat �tait affect� par une odeur fort prononc�e
de protocarbure d'hydrog�ne.  Je reconnus imm�diatement, dans
cette galerie, la pr�sence d'une notable quantit� de ce fluide
dangereux auquel les mineurs ont donn� le nom de grisou, et dont
l'explosion a si souvent caus� d'�pouvantables catastrophes.

Heureusement nous �tions �clair�s par les ing�nieux appareils de
Ruhmkorff.  Si, par malheur, nous avions imprudemment explor�
cette galerie la torche � la main, une explosion terrible e�t
fini le voyage en supprimant les voyageurs.

Cette excursion dans la houill�re dura jusqu'au soir.  Mon oncle
contenait � peine l'impatience que lui causait l'horizontalit� de
la route.  Les t�n�bres, toujours profondes � vingt pas,
emp�chaient d'estimer la longueur de la galerie, et je commen�ai
� la croire interminable, quand soudain, � six heures, un mur se
pr�senta inopin�ment � nous.  � droite, � gauche, en haut, en
bas, il n'y avait aucun passage.  Nous �tions arriv�s au fond
d'une impasse.

�Eh bien!  tant mieux!  s'�cria mon oncle, je sais au moins �
quoi m'en tenir.  Nous ne sommes pas sur la route de Saknussemm,
et il ne reste plus qu'� revenir en arri�re.  Prenons une nuit de
repos, et avant trois jours nous aurons regagn� le point o� les
deux galeries se bifurquent.

--Oui, dis-je, si nous en avons la force!

--Et pourquoi non?

--Parce que, demain, l'eau manquera tout � fait.

--Et le courage manquera-t-il aussi?  fit le professeur en me
regardant d'un oeil s�v�re.�

Je n'osai lui r�pondre.



XXI


Le lendemain le d�part eut lieu de grand matin.  Il fallait se
h�ter.  Nous �tions � cinq jours de marche du carrefour.

Je ne m'appesantirai pas sur les souffrances de notre retour.
Mon oncle les supporta avec la col�re d'un homme qui ne se sent
pas le plus fort; Hans avec la r�signation de sa nature
pacifique; moi, je l'avoue, me plaignant et me d�sesp�rant; je ne
pouvais avoir de coeur contre cette mauvaise fortune.

Ainsi que je l'avais pr�vu, l'eau fit tout � fait d�faut � fa fin
du premier jour de marche; notre provision liquide se r�duisit
alors � du geni�vre; mais cette infernale liqueur br�lait le
gosier, et je ne pouvais m�me en supporter la vue.  Je trouvais
la temp�rature �touffante; la fatigue me paralysait.  Plus d'une
fois, je faillis tomber sans mouvement.  On faisait halte alors;
mon oncle ou l'Islandais me r�confortaient de leur mieux.  Mais
je voyais d�j� que le premier r�agissait p�niblement contre
l'extr�me fatigue et les tortures n�es de la privation d'eau.

Enfin, le mardi, 8 juillet, en nous tra�nant sur les genoux, sur
les mains, nous arriv�mes � demi morts au point de jonction des
deux galeries.  L� je demeurai comme une masse inerte, �tendu sur
le sol de lave.  Il �tait dix heures du matin.

Hans et mon oncle, accot�s � la paroi, essay�rent de grignoter
quelques morceaux de biscuit.  De longs g�missements
s'�chappaient de mes l�vres tum�fi�es.  Je tombai dans un profond
assoupissement.

Au bout de quelque temps, mon oncle s'approcha de moi et me
souleva entre ses bras:

�Pauvre enfant!� murmura-t-il avec un v�ritable accent de piti�.

Je fus touch� de ces paroles, n'�tant pas habitu� aux tendresses
du farouche professeur.  Je saisis ses mains fr�missantes dans
les miennes.  Il se laissa faire en me regardant.  Ses yeux
�taient humides.

Je le vis alors prendre la gourde suspendue � son c�t�.  A ma
grande stup�faction, il l'approcha de mes l�vres:

�Bois,� fit-il.

Avais-je bien entendu?  Mon oncle �tait-il fou?  Je le regardais
d'un air h�b�t�.  Je ne voulais pas le comprendre.  .

�Bois,� reprit-il.

Et relevant sa gourde, il la vida tout enti�re entre mos l�vres.

Oh!  jouissance infinie!  une gorg�e d'eau vint humecter ma
bouche en feu, une seule, mais elle suffit � rappeler en moi la
vie qui s'�chappait.

Je remerciai mon oncle en joignant les mains.

�Oui, fit-il, une gorg�e d'eau!  la derni�re!  entends-tu bien?
la derni�re!  Je l'avais pr�cieusement gard�e au fond de ma
gourde.  Vingt fois, cent fois, j'ai d� r�sister � mon effrayant
d�sir de la boire!  Mais non, Axel, je la r�servais pour toi.

--Mon oncle!  murmurai-je pendant que de grosses larmes
mouillaient mes yeux.

--Oui, pauvre enfant, je savais qu'� ton arriv�e � ce carrefour,
tu tomberais � demi mort, et j'ai conserv� mes derni�res gouttes
d'eau pour te ranimer.

--Merci!  merci!� m'�criai-je.

Si peu que ma soif fut apais�e, j'avais cependant retrouv�
quelque force.  Les muscles de mon gosier, contract�s
jusqu'alors, se d�tendaient; l'inflammation de mes l�vres s'�tait
adoucie.  Je pouvais parler.

�Voyons, dis-je, nous n'avons maintenant qu'un parti � prendre;
l'eau nous manque; il faut revenir sur nos pas.�

Pendant que je parlais ainsi, mon oncle �vitait de me regarder;
il baissait la t�te; ses yeux fuyaient les miens.

�Il faut revenir, m'�criai-je, et reprendre le chemin du
Sneffels.  Que Dieu nous donne la force de remonter jusqu'au
sommet du crat�re!

Revenir!  fit mon oncle, comme s'il r�pondait plut�t � lui qu'�
moi-m�me.

--Oui, revenir, et sans perdre un instant.�

Il y eut un moment de silence assez long.

�Ainsi donc, Axel, reprit le professeur d'un ton bizarre, ces
quelques gouttes d'eau ne t'ont pas rendu le courage et
l'�nergie?

--Le courage!

--Je te vois abattu comme avant, et faisant encore entendre des
paroles de d�sespoir!�

A quel homme avais-je affaire et quels projets son esprit
audacieux formait-il encore?

�Quoi vous ne voulez pas?...

--Renoncer � cette exp�dition, au moment oit tout annonce qu'elle
peut r�ussir!  Jamais!

--Alors il faut se r�signer � p�rir?

--Non, Axel, non!  pars.  Je ne veux pas ta mort!  Que Hans
t'accompagne.  Laisse-moi seul!

--Vous abandonner!

--Laisse-moi, te dis-je!  J'ai commenc� ce voyage; je
l'accomplirai jusqu'au bout, ou je n'en reviendrai pas.  Va-t'en,
Axel, va-t'en!�

Mon oncle parlait avec une extr�me surexcitation.  Sa voix, un
instant attendrie, redevenait dure et mena�ante.  Il luttait avec
une sombre �nergie contre l'impossible!  Je ne voulais pas
l'abandonner au fond de cet ab�me, et, d'un autre c�t�,
l'instinct de la conservation me poussait � le fuir.

Le guide suivait cette sc�ne avec son indiff�rence accoutum�e.
Il comprenait cependant ce qui se passait entre ses deux
compagnons; nos gestes indiquaient assez la voie diff�rente o�
chacun de nous essayait d'entra�ner l'autre; mais Hans semblait
s'int�resser peu � la question dans laquelle son existence se
trouvait en jeu, pr�t � partir si l'on donnait le signal du
d�part, pr�t � rester � la moindre volont� de son ma�tre.

Que ne pouvais-je en cet instant me faire entendre de lui!  Mes
paroles, mes g�missements, mon accent, auraient eu raison de
cette froide nature.  Ces dangers que le guide ne paraissait pas
soup�onner, je les lui eusse fait comprendre et toucher du doigt.
A nous deux nous aurions peut-�tre convaincu l'ent�t� professeur.
Au besoin, nous l'aurions contraint � regagner les hauteurs du
Sneffels!

Je m'approchai de Hans.  Je mis ma main sur la sienne, il ne
bougea pas.  Je lui montrai la route du crat�re.  Il demeura
immobile.  Ma figure haletante disait toutes mes souffrances.
L'Islandais remua doucement la t�te, et d�signant tranquillement
mon oncle:

�Master�, fit-il.

--Le ma�tre, m'�criai-je!  insens�!  non, il n'est pas le ma�tre
de ta vie!  il faut fuir!  il faut l'entra�ner!  m'entends-tu!
me comprends-tu?�

J'avais saisi Hans par le bras.  Je voulais l'obliger � se lever.
Je luttais avec lui.  Mon oncle intervint.

�Du calme, Axel, dit-il.  Tu n'obtiendras rien de cet impassible
serviteur.  Ainsi, �coute ce que j'ai � te proposer.�

Je me croisai les bras, en regardant mon onele bien en face.

�Le manque d'eau, dit-il, met seul obstacle � l'accomplissement
de mes projets.  Dans cette galerie de l'est, faite de laves, de
schistes, de houilles, nous n'avons pas rencontr� une seule
mol�cule liquide.  Il est possible que nous soyons plus heureux
en suivant le tunnel de l'ouest.�

Je secouai la t�te avec un air de profonde incr�dulit�.

��coute-moi jusqu'au bout, reprit le professeur en for�ant la
voix.  Pendant-que tu gisais, l� sans mouvement, j'ai �t�
reconna�tre la conformation de cette galerie.  Elle s'enfonce
directement dans les entrailles du globe, et, en peu d'heures,
elle nous conduira au massif granitique.  L� nous devons
rencontrer des sources abondantes.  La nature de la roche le veut
ainsi, et l'instinct est d'accord avec la logique pour appuyer ma
conviction.  Or, voici ce que j'ai � te proposer.  Quand Colomb a
demand� trois jours � ses �quipages pour trouver les terres
nouvelles, ses �quipages, malades, �pouvant�s, ont cependant fait
droit � sa demande, et il a d�couvert le nouveau monde.  Moi, le
Colomb de ces r�gions souterraines, je ne te demande qu'un jour
encore.  Si, ce temps �coul�, je n'ai pas rencontr� l'eau qui
nous manque, je te le jure, nous reviendrons � la surface de la
terre.�

En d�pit de mon irritation, je fus �mu de ces paroles et de la
violence que se faisait mon oncle pour tenir un pareil langage.

�Eh bien!  m'ccriai-je, qu'il soit fait comme vous le d�sirez, et
que Dieu r�compense votre �nergie surhumaine.  Vous n'avez plus
que quelques heures � tenter le sort!  En route!�



XXII


La descente recommen�a cette fois par la nouvelle galerie.  Hans
marchait en avant, selon son habitude.  Nous n'avions pas fait
cent pas, que le professeur, promenait sa lampe le long des
murailles, s'�criait:

�Voil� les terrains primitifs!  nous sommes dans la bonne voie!
marchons!  marchons!

Lorsque la terre se refroidit peu � peu aux premiers jours du
monde, la diminution de son volume produisit dans l'�corce des
dislocations, des ruptures, des retraits, des fendilles.  Le
couloir actuel �tait une fissure de ce genre, par laquelle
s'�panchait autrefois le granit �ruptif; ses mille d�tours
formaient un inextricable labyrinthe � travers le sol primordial.

A mesure que nous descendions, la succession des couches
composant le terrain primitif apparaissait avec plus de nettet�.
La science g�ologique consid�re ce terrain primitif comme la base
de l'�corce min�rale, et elle a reconnu qu'il se compose de trois
couches diff�rentes, les schistes, les gneiss, les micaschistes,
reposant sur cette roche in�branlable qu'on appelle le granit.

Or, jamais min�ralogistes ne s'�taient rencontr�s dans des
circonstances aussi merveilleuses pour �tudier la nature sur
place.  Ce que la sonde, machine inintelligente et brutale, ne
pouvait rapporter � la surface du globe de sa texture interne,
nous allions l'�tudier de nos yeux, le toucher de nos mains.

A travers l'�tage des schistes color�s de belles nuances vertes
serpentaient des filons m�talliques de cuivre, de mangan�se avec
quelques traces de platine et d'or.  Je songeais � ces richesses
enfouies dans les entrailles du globe et dont l'avidit� humaine
n'aura jamais la jouissance!  Ces tr�sors, les bouleversements
des premiers jours les ont enterr�s � de telles profondeurs, que
ni la pioche, ni le pic ne sauront les arracher � leur tombeau.

Aux schistes succ�d�rent les gneiss, d'une structure stratiforme,
remarquables par la r�gularit� et le parall�lisme de leurs
feuillets, puis, les micaschistes dispos�s en grandes lamelles
rehauss�es � l'oeil par les scintillations du mica blanc.

La lumi�re des appareils, r�percut�e par les petites facettes de
la masse rocheuse, croisait ses jets de feu sous tous les angles,
et je m'imaginais voyager � travers un diamant creux, dans lequel
les rayons se brisaient en mille �blouissements.

Vers six heures du soir, cette f�te de la lumi�re vint � diminuer
sensiblement, presque � cesser; les parois prirent une teinte
cristallis�e, mais sombre; le mica se m�langea plus intimement au
feldspath et au quartz, pour former la roche par excellence, la
pierre dure entre toutes, celle qui supporte, sans en �tre
�cras�e, les quatre �tages de terrain du globe.  Nous �tions
mur�s dans l'immense prison de granit.

II �tait huit heures du soir.  L'eau manquait toujours.  Je
souffrais horriblement.  Mon oncle marchait en avant.  Il ne
voulait pas s'arr�ter.  Il tendait l'oreille pour surprendre les
murmures de quelque source.  Mais rien.

Cependant mes jambes refusaient de me porter.  Je r�sistais � mes
tortures pour ne pas obliger mon oncle � faire halte.  C'e�t �t�
pour lui le coup du d�sespoir, car la journ�e finissait, la
derni�re qui lui appartint.

Enfin mes forces m'abandonn�rent; je poussai un cri et je tombai.

�A moi!  je meurs!�

Mon oncle revint sur ses pas.  Il me consid�ra en croisant ses
bras; puis ces paroles sourdes sortirent de ses l�vres:

�Tout est fini!�

Un effrayant geste de col�re frappa une derni�re fois mes
regards, et je fermai les yeux.

--Lorsque je les rouvris, j'aper�us mes deux compagnons immobiles
et roul�s dans leur couverture.  Dormaient-ils?  Pour mon compte,
je ne pouvais trouver un instant de sommeil.  Je souffrais trop,
et surtout de la pens�e que mon mal devait �tre sans rem�de.  Les
derni�res paroles de mon oncle retentissaient dans mon oreille.

�Tout �tait fini!� car dans un pareil �tat de faiblesse il ne
fallait m�me pas songer � regagner la surface du globe.

Il y avait une lieue et demie d'�corce terrestre!  Il me semblait
que cette masse pesait de tout son poids sur mes �paules.  Je me
sentais �cras� et je m'�puisais en efforts violents pour me
retourner sur ma couche de granit.

Quelques heures se pass�rent.  Un silence profond r�gnait autour
de nous, un silence de tombeau.  Rien n'arrivait � travers ces
murailles dont la plus mince mesurait cinq milles d'�paisseur.

Cependant, au milieu de mon assoupissement, je crus entendre un
bruit; l'obscurit� se faisait dans le tunnel.  Je regardai plus
attentivement, et il me sembla voir l'Islandais qui
disparaissait, la lampe � la main.

Pourquoi ce d�part?  Hans nous abandonnait-il?  Mon oncle
dormait.  Je voulus crier.  Ma voix ne put trouver passage entre
mes l�vres dess�ch�es.  L'obscurit� �tait devenue profonde, et
les derniers bruits venaient de s'�teindre.

�Hans nous abandonne!  m'�criai-je.  Hans!  Hans!�

Ces mots, je les criais en moi-m�me.  Ils n'allaient pas plus
loin.  Cependant, apr�s le premier instant de terreur, j'eus
honte de mes soup�ons contre un homme dont la conduite n'avait
rien eu jusque-l� de suspect.  Son d�part ne pouvait �tre une
fuite.  Au lieu de remonter la galerie, il la descendait.  De
mauvais desseins l'eussent entra�n� en haut, non en bas.  Ce
raisonnement me calma un peu, et je revins � un autre d'ordre
d'id�es.  Hans, cet homme paisible, un motif grave avait pu seul
l'arracher � son repos.  Allait-il donc � la d�couverte?
Avait-il entendu pendant la nuit silencieuse quelque murmure dont
la perception n'�tait pas arriv�e jusqu'� moi?



XXIII


Pendant une heure j'imaginai dans mon cerveau en d�lire toutes
les raisons qui avaient pu faire agir le tranquille chasseur.
Les id�es les plus absurdes s'enchev�tr�rent dans ma t�te.  Je
crus que j'allais devenir fou!

Mais enfin un bruit de pas se produisit dans les profondeurs du
gouffre.  Hans remontait.  La lumi�re incertaine commen�ait �
glisser sur les parois, puis elle d�boucha par l'orifice du
couloir.  Hans parut.

Il s'approcha de mon oncle, lui mit la main sur l'�paule et
l'�veilla doucement.  Mon oncle se leva.

�Qu'est-ce donc?  fit-il.

--�Vatten,� r�pondit le chasseur.

Il faut croire que sous l'inspiration des violentes douleurs,
chacun devient polyglotte.  Je ne savais pas un seul mot de
danois, et cependant je compris d'instinct le mot de notre guide.

�De l'eau! de l'eau! m'�criai-je on battant des mains, en
gesticulant comme un insens�.

--De l'eau!  r�p�tait mon oncle.  �Hvar?� demanda-t-il �
l'Islandais.

--�Nedat,� r�pondit Hans.

O�?  En bas!  Je comprenais tout.  J'avais saisi les mains du
chasseur, et je les pressais, tandis qu'il me regardait avec
calme.

Les pr�paratifs du d�part ne furent pas longs, et bient�t nous
descendions un couloir dont la pente atteignait deux pieds par
toise.

Une heure plus tard, nous avions fait mille toises environ et
descendu deux mille pieds.

En ce moment, nous entendions distinctement un son inaccoutum�
courir dans les flancs de la muraille granitique, une sorte de
mugissement sourd, comme un tonnerre �loign�.  Pendant cette
premi�re demi-heure de marche, ne rencontrant point la source
annonc�e, je sentais les angoisses me reprendre; mais alors mon
oncle m'apprit l'origine des bruits qui se produisaient.

�Hans ne s'est pas tromp�,� dit-il, ce que tu entends l�, c'est
le mugissement d'un torrent.

--Un torrent?  m'�criai-je.

--Il n'y a pas � en douter.  Un fleuve souterrain circule autour
de nous!�

Nous h�t�mes le pas, surexcit�s par l'esp�rance.  Je ne sentais
plus ma fatigue.  Ce bruit d'une eau murmurante me rafra�chissait
d�j�; le torrent, apr�s s'�tre longtemps soutenu au-dessus de
notre t�te, courait maintenant dans la paroi de gauche, mugissant
et bondissant.  Je passais fr�quemment ma main sur le roc,
esp�rant y trouver des traces de suintement ou d'humidit�, Mais
en vain.

Une demi-heure s'�coula encore.  Une demi-lieue fut encore
franchie.

Il devint alors �vident que le chasseur, pendant son absence,
n'avait pu prolonger ses recherches au-del�.  Guid� par un
instinct particulier aux montagnards, aux hydroscopes, il
�sentit� ce torrent � travers le roc, mais certainement il
n'avait point vu le pr�cieux liquide: il ne s'y �tait pas
d�salt�r�.

Bient�t m�me il fut constant que, si notre marche continuait,
nous nous �loignerions du torrent dont le murmure tendait �
diminuer.

On rebroussa chemin.  Hans s'arr�ta � l'endroit pr�cis o� le
torrent semblait �tre le plus rapproch�.

Je m'assis pr�s de la muraille, tandis que les eaux couraient �
deux pieds de moi avec une violence extr�me.  Mais un mur de
granit nous en s�parait encore.

Sans r�fl�chir, sans me demander si quelque moyen n'existait pas
de se procurer cette eau, je me laissai aller � un premier moment
de d�sespoir.

Hans me regarda et je crus voir un sourire appara�tre sur ses
l�vres.

Il se leva et prit la lampe.  Je le suivis.  Il se dirigea vers
la muraille.  Je le regardai faire.  Il colla son oreille sur la
pierre s�che, et la promena lentement en �coutant avec le plus
grand soin.  Je compris qu'il cherchait le point pr�cis o� le
torrent se faisait entendre plus bruyamment.  Ce point, il le
rencontra dans la paroi lat�rale de gauche, � trois pieds
au-dessus du sol.

Combien j'�tais �mu!  Je n'osais deviner ce que voulait faire le
chasseur!  Mais il fallut bien le comprendre et l'applaudir, et
le presser de mes caresses, quand je le vis saisir son pic pour
attaquer la roche elle-m�me.

�Sauv�s!  m'�criai-je, sauv�s!

--Oui, r�p�tait mon oncle avec fr�n�sie, Hans a raison!  Ah!  le
brave chasseur!  Nous n'aurions pas trouv� cela!�

Je le crois bien!  Un pareil moyen, quelque simple qu'il f�t, ne
nous serait pas venu � l'esprit.  Rien de plus dangereux que de
donner un coup de pioche dans cette charpente du globe.  Et si
quelque �boulement allait se produire qui nous �craserait!  Et si
le torrent, se faisant jour � travers le roc, allait nous
envahir!  Ces dangers n'avaient rien de chim�rique; mais alors
les craintes d'�boulement ou d'inondation ne pouvaient nous
arr�ter, et notre soif �tait si intense que, pour l'apaiser, nous
eussions creus� au lit m�me de l'Oc�an.

Hans se mit � ce travail, que ni mon oncle ni moi nous n'eussions
accompli.  L'impatience emportant notre main, la roche e�t vol�
en �clats sous ses coups pr�cipit�s.  Le guide, au contraire,
calme et mod�r�, usa peu � peu le rocher par une s�rie de petits
coups r�p�t�s, creusant une ouverture large d'un demi-pied.
J'entendais le bruit du torrent s'accro�tre, et je croyais d�j�
sentir l'eau bienfaisante rejaillir sur mes l�vres.

Bient�t le pic s'enfon�a de deux pieds dans la muraille de
granit; le travail durait depuis plus d'une heure; je me tordais
d'impatience!  Mon oncle voulait employer les grands moyens.
J'eus de la peine � l'arr�ter, et d�j� il saisissait son pic,
quand soudain un sifflement se fit entendre.  Un jet d'eau
s'�lan�a de la muraille et vint se briser sur la paroi oppos�e.

Hans, � demi renvers� par le choc, ne put retenir un cri de
douleur.  Je compris pourquoi lorsque, plongeant mes mains dans
le jet liquide, je poussai � mon tour une violente exclamation:
la source �tait bouillante.

�De l'eau � cent degr�s!  m'�criai-je.

--Eh bien, elle refroidira,� r�pondit mon oncle.

Le couloir s'emplissait de vapeurs, tandis qu'un ruisseau se
formait et allait se perdre dans les sinuosit�s souterraines;
bient�t apr�s, nous y puisions notre premi�re gorg�e.

Ah!  quelle jouissance!  quelle incomparable volupt�!  Qu'�tait
cette eau?  D'o� venait-elle?  Peu importait.  C'�tait de l'eau,
et, quoique chaude encore, elle ramenait au coeur la vie pr�te �
s'�chapper.  Je buvais sans m'arr�ter, sans go�ter m�me.

Ce ne fut qu'apr�s une minute de d�lectation que je m'�criai:

�Eh!  mais c'est de l'eau ferrugineuse!

--Excellente pour l'estomac, r�pliqua mon oncle, et d'une haute
min�ralisation!  Voil� un voyage qui vaudra celui de Spa ou de
Toeplitz!

--Ah!  que c'est bon!

--Je le crois bien, une eau puis�e � deux lieues sous terre; elle
a un go�t d'encre qui n'a rien de d�sagr�able.  Une fameuse
ressource que Hans nous a procur�e l�!  Aussi je propose de
donner son nom � ce ruisseau salutaire.

--Bien!� m'�criai-je.

Et le nom de �Hans-bach� fut aussit�t adopt�.  Hans n'en fut pas
plus fier.  Apr�s s'�tre mod�r�ment rafra�chi, il s'accota dans
un coin avec son calme accoutum�.

�Maintenant, dis-je, il ne faudrait pas laisser perdre cette eau.

--A quoi bon?  r�pondit mon oncle, je soup�onne la source d'�tre
intarissable.

--Qu'importe!  remplissons l'outre et les gourdes, puis nous
essayerons de boucher l'ouverture.�

Mon conseil fut suivi.  Hans, au moyen d'�clats de granit et
d'�toupe, essaya d'obstruer l'entaille faite � la paroi.  Ce ne
fut pas chose facile.  On se br�lait les mains sans y parvenir;
la pression �tait trop consid�rable, et nos efforts demeur�rent
infructueux.

�Il est �vident, dis-je, que les nappes sup�rieures de ce cours
d'eau sont situ�es � une grande hauteur, � en juger par la force
du jet.

--Cela n'est pas douteux, r�pliqua mon oncle, il y a l� mille
atmosph�res de pression, si cette colonne d'eau a trente-deux
mille pieds de hauteur.  Mais il me vient une id�e.

--Laquelle?

--Pourquoi nous ent�ter � boucher cette ouverture?

-Mais, parce que...�

J'aurais �t� embarrass� de trouver une bonne raison.

�Quand nos gourdes seront vides, sommes-nous assur�s de trouver
� les remplir?

--Non, �videmment.

--Eh bien, laissons couler cette eau: elle descendra
naturellement et guidera ceux qu'elle rafra�chira en route!

--Voil� qui est bien imagin�!  m'�criai-je, et avec ce ruisseau
pour compagnon, il n'y a plus aucune raison pour ne pas r�ussir,
dans nos projets.

--Ah!  tu y viens, mon gar�on, dit le professeur en riant.

--Je fais mieux que d'y venir, j'y suis.

--Un instant!  Commen�ons par prendre quelques heures de repos.�

J'oubliais vraiment qu'il fit nuit.  Le chronom�tre se chargea de
me l'apprendre.  Bient�t chacun de nous, suffisamment restaur� et
rafra�chi, s'endormit d'un profond sommeil.



XXIV


Le lendemain nous avions d�j� oubli� nos douleurs pass�es.  Je
m'�tonnai tout d'abord de n'avoir plus soif, et j'en demandai la
raison.  Le ruisseau qui coulait � mes pieds en murmurant se
chargea de me r�pondre.

On d�jeuna et l'on but de cette excellente eau ferrugineuse.  Je
me sentais tout ragaillardi et d�cid� � aller loin.  Pourquoi un
homme convaincu comme mon oncle ne r�ussirait-il pas, avec un
guide industrieux comme Hans, et un neveu �d�termin� comme moi?
Voil� les belles id�es qui se glissaient dans mon cerveau!  On
m'e�t propos� de remonter � la cime du Sneffels que j'aurais
refus� avec indignation.

Mais il n'�tait heureusement question que de descendre.

�Partons!� m'�criai-je en �veillant par mes accents enthousiastes
les vieux �chos du globe.

La marche fut reprise le jeudi � huit heures du matin.  Le
couloir de granit, se contournant en sinueux d�tours, pr�sentait
des coudes inattendus, et affectait l'imbroglio d'un labyrinthe;
mais, en somme, sa direction principale �tait toujours le
sud-est.  Mon oncle ne cessait de consulter avec le plus grand
soin sa boussole, pour se rendre compte du chemin parcouru.

La galerie s'enfon�ait presque horizontalement, avec deux pouces
de pente par toise, tout au plus.  Le ruisseau courait sans
pr�cipitation en murmurant sous nos pieds.  Je le comparais �
quelque g�nie familier qui nous guidait � travers la terre, et de
la main je caressais la ti�de na�ade dont les chants
accompagnaient nos pas.  Ma bonne humeur prenait volontiers une
tournure mythologique.

Quant � mon oncle, il pestait contre l'horizontalit� de la route,
lui, �l'homme des verticales�.  Son chemin s'allongeait
ind�finiment, et au lieu de glisser le long du rayon terrestre,
suivant son expression, il s'en allait par l'hypoth�nuse.  Mais
nous n'avions pas le choix, et tant que l'on gagnait vers le
centre, si peu que ce f�t, il ne fallait pas se plaindre.

D'ailleurs, de temps � autre, les pentes s'abaissaient; la na�ade
se mettait � d�gringoler en mugissant, et nous descendions plus
profond�ment avec elle.

En somme, ce jour-l� et le lendemain, on fit beaucoup de chemin
horizontal, et relativement peu de chemin vertical.

Le vendredi soir, 10 juillet, d'apr�s l'estime, nous devions �tre
� trente lieues au sud-est de Reykjawik et � une profondeur de
deux lieues et demie.

Sous nos pieds s'ouvrit alors un puits assez effrayant.  Mon
oncle ne put s'emp�cher de battre des mains en calculant la
roideur de ses pentes.

�Voil� qui nous m�nera loin, s'�cria-t-il, et facilement, car les
saillies du roc font un v�ritable escalier!�

Les cordes furent dispos�es par Hans de mani�re � pr�venir tout
accident.  La descente commen�a.  Je n'ose l'appeler p�rilleuse,
car j'�tais d�j� familiaris� avec ce genre d'exercice.

Ce puits �tait une fente �troite pratiqu�e dans le massif, du
genre de celles qu'on appelle �faille�; la contraction de la
charpente terrestre, � l'�poque de son refroidissement, l'avait
�videmment produite.  Si elle servit autrefois de passage aux
mati�res �ruptives vomies par le Sneffels, je ne m'expliquais pas
comment celles-ci n'y laiss�rent aucune trace.  Nous descendions
une sorte de vis tournante qu'on e�t cru faite de la main des
hommes.

De quart d'heure en quart d'heure, il fallait s'arr�ter pour
prendre un repos n�cessaire et rendre � nos jarrets leur
�lasticit�.  On s'asseyait alors sur quelque saillie, les jambes
pendantes, on causait en mangeant, et l'on se d�salt�rait au
ruisseau.

Il va sans dire que, dans cette faille, le Hans-bach s'�tait fait
cascade au d�triment de son volume; mais il suffisait et au del�
� �tancher notre soif; d'ailleurs, avec les d�clivit�s moins
accus�es, il ne pouvait manquer de reprendre son cours paisible.
En ce moment il me rappelait mon digne oncle, ses impatiences et
ses col�res, tandis que, par les pentes adoucies, c'�tait le
calme du chasseur islandais.

Le 6 et le 7 juillet, nous suiv�mes les spirales de cette faille,
p�n�trant encore de deux lieues dans l'�corce terrestre, ce qui
faisait pr�s de cinq lieues au-dessous du niveau de la mer.
Mais, le 8, vers midi, la faille prit, dans la direction du
sud-est, une inclinaison beaucoup plus douce, environ
quarante-cinq degr�s.

Le chemin devint alors ais� et d'une parfaite monotonie.  Il
�tait difficile qu'il en f�t autrement.  Le voyage ne pouvait
�tre vari� par les incidents du paysage.

Enfin, le mercredi 15, nous �tions � sept lieues sous terre et �
cinquante lieues environ du Sneffels.  Bien que nous fussions un
peu fatigu�s, nos sant�s se maintenaient dans un �tat rassurant,
et la pharmacie de voyage �tait encore intacte.

Mon oncle tenait heure par heure les indications de la boussole,
du chronom�tre, du manom�tre et du thermom�tre, celles-l� m�me
qu'il a publi�es dans le r�cit scientifique de son voyage.  Il
pouvait donc se rendre facilement compte de sa situation.
Lorsqu'il m'apprit que nous �tions � une distance horizontale de
cinquante lieues, je ne pus retenir une exclamation.

�Qu'as-tu donc?  demanda-t-il.

--Rien, seulement je fais une r�flexion.

--Laquelle, mon gar�on?

--C'est que, si vos calculs sont exacts, nous ne sommes plus sous
l'Islande,

--Crois-tu?

--Il est facile de nous en assurer.�

Je pris mes mesures au compas sur la carte.

�Je ne me trompais pas, dis-je; nous avons d�pass� le cap
Portland, et ces cinquante lieues dans le sud-est nous mettent en
pleine mer.

--Sous la pleine mer, r�pliqua mon oncle en se frottant les
mains.

--Ainsi, m'�criai-je, l'Oc�an s'�tend au-dessus de notre t�te!

--Bah!  Axel, rien de plus naturel!  N'y a-t-il pas � Newcastle
des mines de charbon qui s'avancent sous les flots?�

Le professeur pouvait trouver cette situation fort simple; mais
la pens�e de me promener sous la masse des eaux ne laissa pas de
me pr�occuper.  Et cependant, que les plaines et les montagnes de
l'Islande fussent suspendues sur notre t�te, ou les flots de
l'Atlantique, cela diff�rait peu, en somme, du moment que la
charpente granitique �tait solide.  Du reste, je m'habituai
promptement � cette id�e, car le couloir, tant�t droit, tant�t
sinueux, capricieux dans ses pentes comme dans ses d�tours, mais
toujours courant au sud-est, et toujours s'enfon�ant davantage,
nous conduisit rapidement � de grandes profondeurs.

Quatre jours plus tard, le samedi 18 juillet, le soir, nous
arriv�mes � une esp�ce de grotte assez vaste; mon oncle remit �
Hans ses trois rixdales hebdomadaires, et il fut d�cid� que le
lendemain serait un jour de repos.



XXV


Je me r�veillai donc, le dimanche matin, sans cette pr�occupation
habituelle d'un d�part imm�diat.  Et, quoique ce f�t au plus
profond des ab�mes, cela ne laissait pas d'�tre agr�able.
D'ailleurs, nous �tions faits � cette existence de troglodytes.
Je ne pensais gu�re au soleil, aux �toiles, � la lune, aux
arbres, aux maisons, aux villes, � toutes ces superfluit�s
terrestres dont l'�tre sublunaire s'est fait une n�cessit�.  En
notre qualit� de fossiles, nous faisions fi de ces inutiles
merveilles.

La grotte formait une vaste salle; sur son sol granitique coulait
doucement le ruisseau fid�le.  A une pareille distance de sa
source, son eau n'avait plus que la temp�rature ambiante et se
laissait boire sans difficult�.

Apr�s le d�jeuner, le professeur voulut consacrer quelques heures
� mettre en ordre ses notes quotidiennes.

�D'abord, dit-il, je vais faire des calculs, afin de relever
exactement notre situation; je veux pouvoir, au retour, tracer
une carte de notre, voyage, une sorte de section verticale du
globe, qui donnera le profil de l'exp�dition.

--Ce sera fort curieux, mon oncle; mais vos observations
auront-elles un degr� suffisant de pr�cision?

--Oui.  J'ai not� avec soin les angles et les pentes; je suis s�r
de ne point me tromper.  Voyons d'abord o� nous sommes.  Prends
la boussole et observe la direction qu'elle indique.

Je regardai l'instrument, et, apr�s un examen attentif, je
r�pondis:

�Est-quart-sud-est.

--Bien!  fit le professeur en notant l'observation et en
�tablissant quelques calculs rapides.  J'en conclus que nous
avons fait quatre-vingt-cinq lieues depuis notre point de d�part.

--Ainsi, nous voyageons sous l'Atlantique?

--Parfaitement.

--Et, dans ce moment, une temp�te s'y d�cha�ne peut-�tre, et des
navires sont secou�s sur notre t�te par les flots et l'ouragan?

---Cela se peut.

---Et les baleines viennent frapper de leur queue les murailles
de notre prison?

---Sois tranquille, Axel, elles ne parviendront pas � l'�branler.
Mais revenons � nos calculs.  Nous sommes dans le sud-est, �
quatre-vingt-cinq lieues de la base du Sneffels, et, d'apr�s mes
notes pr�c�dentes, j'estime � seize lieues la profondeur
atteinte.

--Seize lieues!  m'�criai-je.

--Sans doute.

--Mais c'est l'extr�me limite assign�e par la science �
l'�paisseur de l'�corce terrestre.

--Je ne dis pas non.

--Et ici, suivant la loi de l'accroissement de la temp�rature,
une chaleur de quinze cents degr�s devrait exister.

--Devrait, mon gar�on.

--Et tout ce granit ne pourrait se maintenir � l'�tat solide et
serait en pleine fusion.

--Tu vois qu'il n'en est rien et que les faits, suivant leur
habitude, viennent d�mentir les th�ories.

--Je suis forc� d'en convenir, mais enfin cela m'�tonne.

--Qu'indique le thermom�tre?

--Vingt-sept degr�s six dixi�mes.

--Il s'en manque donc de quatorze cent soixante-quatorze degr�s
quatre dixi�mes que les savants n'aient raison.  Donc,
l'accroissement proportionnel de la temp�rature est une erreur.
Donc, Humphry Davy ne se trompait pas.  Donc, je n'ai pas eu tort
de l'�couter, Qu'as-tu � r�pondre?

--Rien.�

� la v�rit�, j'aurais eu beaucoup de choses � dire.  Je
n'admettais la th�orie de Davy en aucune fa�on, je tenais
toujours pour la chaleur centrale, bien que je n'en ressentisse
point les effets.  J'aimais mieux admettre, en v�rit�, que cette
chemin�e d'un volcan �teint, recouverte par les laves d'un enduit
r�fractaire, ne permettait pas � la temp�rature de se propager �
travers ses parois.

Mais, sans m'arr�ter � chercher des arguments nouveaux, je me
bornai � prendre la situation telle qu'elle �tait.

�Mon oncle, repris-je, je tiens pour exact tous vos calculs, mais
permettez-moi d'en tirer une cons�quence rigoureuse.

---Va, mon gar�on, � ton aise.

--Au point o� nous sommes, sous la latitude de l'Islande, le
rayon terrestre est de quinze cent quatre-vingt-trois lieues �
peu pr�s?

---Quinze cent quatre-vingt-trois lieues et un tiers.

---Mettons seize cents lieues en chiffres ronds.  Sur un voyage
de seize cents lieues, nous en avons fait douze?

---Comme tu dis.

---Et cela au prix de quatre-vingt-cinq lieues de diagonale?

---Parfaitement.

--En vingt jours environ?

--En vingt jours.

--Or seize lieues font le centi�me du rayon terrestre.  A
continuer ainsi, nous mettrons donc deux mille jours, ou pr�s de
cinq ans et demi � descendre!�

Le professeur ne r�pondit pas.

�Sans compter que, si une verticale de seize lieues s'ach�te par
une horizontale de quatre-vingts, cela fera huit mille lieues
dans le sud-est, et il y aura longtemps que nous serons sortis
par un point de la circonf�rence avant d'en atteindre le centre!

--Au diable tes calculs!  r�pliqua mon oncle avec un mouvement de
col�re.  Au diable tes hypoth�ses!  Sur quoi reposent-elles?  Qui
te dit que ce couloir ne va pas directement � notre but?
D'ailleurs j'ai pour moi un pr�c�dent, ce que je fais l� un autre
l'a fait, et o� il a r�ussi je r�ussirai � mon tour.

--Je l'esp�re; mais, enfin, il m'est bien permis...

--Il t'est permis de te taire, Axel, quand tu voudras d�raisonner
de la sorte.�

Je vis bien que le terrible professeur mena�ait de repara�tre
sous la peau de l'oncle, et je me tins pour averti.

�Maintenant, reprit-il, consulte le manom�tre.  Qu'indique-t-il?

---Une pression consid�rable.

---Bien.  Tu vois qu'en descendant doucement, en nous habituant
peu � peu � la densit� de cette atmosph�re, nous n'en souffrons
aucunement.

---Aucunement, sauf quelques douleurs d'oreilles.

---Ce n'est rien, et tu feras dispara�tre ce malaise en mettant
l'air ext�rieur en communication rapide avec l'air contenu dans
tes poumons.

---Parfaitement, r�pondis-je, bien d�cid� � ne plus contrarier
mon oncle.  Il y a m�me un plaisir v�ritable � se sentir plong�
dans cette atmosph�re plus dense.  Avez-vous remarqu� avec quelle
intensit� le son s'y propage?

---Sans doute; un sourd finirait par y entendre � merveille.

--Mais cette densit� augmentera sans aucun doute?

---Oui, suivant une loi assez peu d�termin�e; il est vrai que
l'intensit� de la pesanteur diminuera � mesure que nous
descendrons.  Tu sais que c'est � la surface m�me de la terre que
son action se fait le plus vivement sentir, et qu'au centre du
globe les objets ne p�sent plus.

---Je le sais; mais dites-moi, cet air ne finira-t-il pas par
acqu�rir la densit� de l'eau?

---Sans doute, sous une pression de sept cent dix atmosph�res.

---Et plus bas?

--Plus bas, cette densit� s'accro�tra encore.

---Comment descendrons-nous alors?

--Eh bien nous mettrons des cailloux dans nos poches.

--Ma foi, mon oncle, vous avez r�ponse � tout.�

Je n'osai pas aller plus avant dans le champ des hypoth�ses, car
je me serais encore heurt� � quelque impossibilit� qui e�t fait
bondir le professeur.

Il �tait �vident, cependant, que l'air, sous une pression qui
pouvait atteindre des milliers d'atmosph�res, finirait par passer
� l'�tat solide, et alors, en admettant que nos corps eussent
r�sist�, il faudrait s'arr�ter, en d�pit de tous les
raisonnements du monde.

Mais je ne fis pas valoir cet argument.  Mon oncle m'aurait
encore ripost� par son �ternel Saknussemm, pr�c�dent sans valeur,
car, en tenant pour av�r� le voyage du savant Islandais, il y
avait une chose bien simple � r�pondre:

Au seizi�me si�cle, ni le barom�tre ni le manom�tre n'�taient
invent�s; comment donc Saknussemm avait-il pu d�terminer son
arriv�e au centre du globe?

Mais je gardai cette objection pour moi, et j'attendis les
�v�nements.

Le reste de la journ�e se passa en calculs et en conversation.
Je fus toujours de l'avis du professeur Lidenbrock, et j'enviai
la parfaite indiff�rence de Hans, qui, sans chercher les effets
et les causes, s'en allait aveugl�ment o� le menait la destin�e.



XXVI


II faut l'avouer, les choses jusqu'ici se passaient bien, et
j'aurais eu mauvaise gr�ce � me plaindre.  Si la moyenne des
�difficult�s� ne s'accroissait pas, nous ne pouvions manquer
d'atteindre notre but.  Et quelle gloire alors!  J'en �tais
arriv� � faire ces raisonnements � la Lidenbrock.  S�rieusement.
Cela tenait-il au milieu �trange dans lequel je vivais?
Peut-�tre.

Pendant quelques jours, des pentes plus rapides, quelques-unes
m�me d'une effrayante verticalit�, nous engag�rent profond�ment
dans le massif interne; par certaines journ�es, on gagnait une
lieue et demie � deux lieues vers le centre.  Descentes
p�rilleuses, pendant lesquelles l'adresse de Hans et son
merveilleux sang-froid nous furent tr�s utiles.  Cet impassible
Islandais se d�vouait avec un incompr�hensible sans-fa�on, et,
gr�ce � lui, plus d'un mauvais pas fut franchi dont nous ne
serions pas sortis seuls.

Par exemple, son mutisme s'augmentait de jour en jour.  Je crois
m�me qu'il nous gagnait.  Les objets ext�rieurs ont une action
r�elle sur le cerveau.  Qui s'enferme entre quatre murs finit par
perdre la facult� d'associer les id�es et les mots.  Que de
prisonniers cellulaires devenus imb�ciles, sinon fous, par le
d�faut d'exercice des facult�s pensantes.

Pendant les deux semaines qui suivirent notre derni�re
conversation, il ne se produisit aucun incident digne d'�tre
rapport�.  Je ne retrouve dans ma m�moire, et pour cause, qu'un
seul �v�nement d'une extr�me gravit�.  Il m'e�t �t� difficile
d'en oublier le moindre d�tail.

Le 7 ao�t, nos descentes successives nous avaient amen�s � une
profondeur de trente lieues; c'est-�-dire qu'il y avait sur notre
t�te trente lieues de rocs, d'oc�an, de continents et de villes.
Nous devions �tre alors � deux cents lieues de l'Islande.

Ce jour-l� le tunnel suivait un plan peu inclin�.

Je marchais en avant; mon oncle portait l'un des deux appareils
de Ruhmkorff, et moi l'autre.  J'examinais les couches de granit.

Tout � coup, en me retournant, je m'aper�us que j'�tais seul.

�Bon, pensai-je, j'ai march� trop vite, ou bien Hans et mon oncle
se sont arr�t�s en route.  Allons, il faut les rejoindre.
Heureusement le chemin ne monte pas sensiblement.�

Je revins sur mes pas.  Je marchai pendant un quart d'heure, Je
regardai.  Personne.  J'appelai.  Point de r�ponse.  Ma voix se
perdit au milieu des caverneux �chos qu'elle �veilla soudain.

Je commen�ai � me sentir inquiet.  Un frisson me parcourut tout
le corps.

�Un peu de calme, dis-je � haute voix.  Je suis s�r de retrouver
mes compagnons.  Il n'y a pas deux routes!  Or, j'�tais en avant,
retournons en arri�re.�

Je remontai pendant une demi-heure.  J'�coutai si quelque appel
ne m'�tait pas adress�, et dans cette atmosph�re si dense, il
pouvait m'arriver de loin.  Un silence extraordinaire r�gnait
dans l'immense galerie.

Je m'arr�tai.  Je ne pouvais croire � mon isolement.  Je voulais
bien �tre �gar�, non perdu.  �gar�, on se retrouve.

�Voyons, r�p�tai-je, puisqu'il n'y a qu'une route, puisqu'ils la
suivent, je dois les rejoindre.  Il suffira de remonter encore.
A moins que, ne me voyant pas, et oubliant que je les devan�ais,
ils n'aient eu la pens�e de revenir en arri�re.  Eh bien!  m�me
dans ce cas, en me h�tant, je les retrouverai.  C'est �vident!�

Je r�p�tai ces derniers mots comme un homme qui n'est pas
convaincu.  D'ailleurs, pour associer ces id�es si simples, et
les r�unir sous forme de raisonnement, je dus employer un temps
fort long.

Un doute me prit alors.  Etais-je bien en avant?  Certes.  Hans
me suivait, pr�c�dant mon oncle.  Il s'�tait m�me arr�t� pendant
quelques instants pour rattacher ses bagages sur son �paule.  Ce
d�tail me revenait � l'esprit.  C'est � ce moment m�me que
j'avais d� continuer ma route.

�D'ailleurs, pensai-je� j'ai un moyen s�r de ne pas m'�garer, un
fil pour me guider dans ce labyrinthe, et qui ne saurait casser,
mon fid�le ruisseau.  Je n'ai qu'� remonter son cours, et je
retrouverai forc�ment les traces de mes compagnons.�

Ce raisonnement me ranima, et je r�solus de me remettre en marche
sans perdre un instant.

Combien je b�nis alors la pr�voyance de mon oncle, lorsqu'il
emp�cha le chasseur de boucher l'entaille faite � la paroi de
granit!  Ainsi cette bienfaisante source, apr�s nous avoir
d�salt�r� pendant la route, allait me guider � travers les
sinuosit�s de l'�corce terrestre.

Avant de remonter, je pensai qu'une ablution me ferait quelque
bien.

Je me baissai donc pour plonger mon front dans l'eau du
Hans-bach!

Que l'on juge de ma stup�faction!

Je foulais un granit sec et raboteux!  Le ruisseau ne coulait
plus � mes pieds!



XXVII


Je ne puis peindre mon d�sespoir; nul mot de la langue humaine ne
rendrait mes sentiments.  J'�tais enterr� vif, avec la
perspective de mourir dans les tortures de la faim et de la soif.

Machinalement je promenai mes mains br�lantes sur le sol.  Que ce
roc me sembla dess�ch�!

Mais comment avais-je abandonn� le cours du ruisseau?  Car,
enfin, il n'�tait plus l�!  Je compris alors la raison de ce
silence �trange, quand j'�coutai pour la derni�re fois si quelque
appel de mes compagnons ne parviendrait pas � mon oreille.
Ainsi, au moment o� mon premier pas s'engagea dans la route
imprudente, je ne remarquai point cette absence du ruisseau.  Il
est �vident qu'� ce moment, une bifurcation de la galerie
s'ouvrit devant moi, tandis que le Hans-bach ob�issant aux
caprices d'une autre pente, s'en allait avec mes compagnons vers
des profondeurs inconnues!

Comment revenir.  De traces, il n'y en avait pas.  Mon pied ne
laissait aucune empreinte sur ce granit.  Je me brisais la t�te �
chercher la solution de cet insoluble probl�me.  Ma situation se
r�sumait en un seul mot: perdu!

Oui!  perdu � une profondeur qui me semblait incommensurable!
Ces trente lieues d'�corce terrestre pesaient sur mes �paules
d'un poids �pouvantable!  Je me sentais �cras�.

J'essayai de ramener mes id�es aux choses de la terre.  C'est �
peine si je pus y parvenir.  Hambourg, la maison de
K�nig-strasse, ma pauvre Gra�ben, tout ce monde sous lequel je
m'�garais, passa rapidement devant mon souvenir effar�.  Je revis
dans une vive hallucination les incidents du voyage, la
travers�e, l'Islande, M. Fridriksson, le Sneffels!  Je me dis que
si, dans ma position, je conservais encore l'ombre d'une
esp�rance ce serait signe de folie, et qu'il valait mieux
d�sesp�rer!

En effet, quelle puissance humaine pouvait me ramener � la
surface du globe et disjoindre ces vo�tes �normes qui
s'arc-boutaient au-dessus de ma t�te?  Qui pouvait me remettre
sur la route du retour et me r�unir � mes compagnons?

�Oh!  mon oncle!� m'�criai-je avec l'accent du d�sespoir.

Ce fut le seul mot de reproche qui me vint aux l�vres, car je
compris ce que le malheureux homme devait souffrir en me
cherchant � son tour.

Quand je me vis ainsi en dehors de tout secours humain, incapable
de rien tenter pour mon salut, je songeai aux secours du ciel.
Les souvenirs de mon enfance, ceux de ma m�re que je n'avais
connue qu'au temps des baisers, revinrent � ma m�moire.  Je
recourus � la pri�re, quelque peu de droits que j'eusse d'�tre
entendu du Dieu auquel je m'adressais si tard, et je l'implorai
avec ferveur.

Ce retour vers la Providence me rendit un peu de calme, et je pus
concentrer sur ma situation toutes les forces de mon
intelligence.

J'avais pour trois jours de vivres, et ma gourde �tait pleine.
Cependant je ne pouvais rester seul plus longtemps.  Mais
fallait-il monter ou descendre?

Monter �videmment!  monter toujours!

Je devais arriver ainsi au point o� j'avais abandonn� la source,
� la funeste bifurcation.  L�, une fois le ruisseau sous les
pieds, je pourrais toujours regagner le sommet du Sneffels.

Comment n'y avais-je pas song� plus t�t!  Il y avait �videmment
l� une chance de salut.  Le plus press� �tait donc de retrouver,
le cours du Hans-bach.

Je me levai et, m'appuyant sur mon b�ton ferr�, je remontai la
galerie.  La pente en �tait assez raide.  Je marchais avec espoir
et sans embarras, comme un homme qui n'a pas de choix du chemin �
suivre.

Pendant une demi-heure, aucun obstacle n'arr�ta mes pas.
J'essayais de reconna�tre ma route � la forme du tunnel, � la
saillie de certaines roches, � la disposition des anfractuosit�s.
Mais aucun signe particulier ne frappait mon esprit, et je
reconnus bient�t que cette galerie ne pouvait me ramener � la
bifurcation.  Elle �tait sans issue.  Je me heurtai contre un mur
imp�n�trable, et je tombai sur le roc.

De quelle �pouvante?  de quel d�sespoir je fus saisi alors, je ne
saurais le dire.  Je demeurai an�anti.  Ma derni�re esp�rance
venait de se briser contre cette muraille de granit.

Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosit�s se croisaient en
tous sens, je n'avais plus � tenter une fuite impossible.  Il
fallait mourir de la plus effroyable des morts!  Et, chose
�trange, il me vint � la pens�e que, si mon corps fossilis� se
retrouvait un-jour, sa rencontre � trente lieues dans les
entrailles de terre soul�verait de graves questions
scientifiques!

Je voulus parler � voix haute, mais de rauques accents pass�rent
seuls entre mes l�vres dess�ch�es.  Je haletais.

Au milieu de ces angoisses, une nouvelle terreur vint s'emparer
de mon esprit.  Ma lampe s'�tait fauss�e en tombant.  Je n'avais
aucun moyen de la r�parer.  Sa lumi�re p�lissait et allait me
manquer!

Je regardai le courant lumineux s'amoindrir dans le serpentin de
l'appareil.  Une procession d'ombres mouvantes se d�roula sur les
parois assombries.  Je n'osais plus abaisser ma paupi�re,
craignant de perdre le moindre atome de cette clart� fugitive!  A
chaque instant il me semblait qu'elle allait s'�vanouir et que
�le noir� m'envahissait.

Enfin, une derni�re lueur trembla dans la lampe.  Je la suivis,
je l'aspirai du regard, je concentrai sur elle toute la puissance
de mes yeux, comme sur la derni�re sensation de lumi�re qu'il
leur f�t donn� d'�prouver, et je demeurai plong� dans les
t�n�bres immenses.

Quel cri terrible m'�chappa!  Sur terre au milieu des plus
profondes nuits, la lumi�re n'abandonne jamais enti�rement ses
droits; elle est diffuse, elle est subtile; mais, si peu qu'il en
reste, la r�tine de l'oeil finit par la percevoir!  Ici, rien.
L'ombre absolue faisait de moi un aveugle dans toute l'acception
du mot.

Alors ma t�te se perdit.  Je me relevai, les bras en avant,
essayant les t�tonnements les plus douloureux; je me pris � fuir,
pr�cipitant mes pas au hasard dans cet inextricable labyrinthe,
descendant toujours, courant � travers la cro�te terrestre, comme
un habitant des failles souterraines, appelant, criant, hurlant,
bient�t meurtri aux saillies des rocs, tombant et me relevant
ensanglant�, cherchant � boire ce sang qui m'inondait le visage,
et attendant toujours que quelque muraille impr�vue vint offrir �
ma t�te un obstacle pour s'y briser!

O� me conduisit cette course insens�e?  Je l'ignorerai toujours.
Apr�s plusieurs heures, sans doute � bout de forces, je tombai
comme une masse inerte le long de la paroi, et je perdis tout
sentiment d'existence!



XXVIII


Quand je revins � la vie, mon visage �tait mouill�, mais mouill�
de larmes.  Combien dura cet �tat d'insensibilit�, je ne saurais
le dire.  Je n'avais plus aucun moyen de me rendre compte du
temps.  Jamais solitude ne fut semblable � la mienne, jamais
abandon si complet!

Apr�s ma chute, j'avais perdu beaucoup de sang.  Je m'en sentais
inond�!  Ah!  combien je regrettai de n'�tre pas mort �et que ce
f�t encore � faire!� Je ne voulais plus penser.  Je chassai toute
id�e et, vaincu par la douleur, je me roulai pr�s de la paroi
oppos�e.

D�j� je sentais l'�vanouissement me reprendre, et, avec lui,
l'an�antissement supr�me, quand un bruit violent vint frapper mon
oreille.  Il ressemblait au roulement prolong� du tonnerre, et
j'entendis les ondes sonores se perdre peu a peu dans les
lointaines profondeurs du gouffre.

D'o� provenait ce bruit?  de quelque ph�nom�ne sans doute, qui
s'accomplissait au sein du massif terrestre.  L'explosion d'un
gaz, ou la chute de quelque puissante assise du globe.

J'�coutai encore.  Je voulus savoir si ce bruit se
renouvellerait.  Un quart d'heure se passa.  Le silence r�gnait
dans la galerie, Je n'entendais m�me plus les battements de mon
coeur.

Tout � coup mon oreille, appliqu�e par hasard sur la muraille,
crut surprendre des paroles vagues, insaisissables, lointaines.
Je tressaillis.

�C'est une hallucination!� pensais-je.

Mais non.  En �coutant avec plus d'attention, j'entendis
r�ellement un murmure de voix.  Mais de comprendre ce qui se
disait, c'est ce que ma faiblesse ne me permit pas.  Cependant on
parlait.  J'en �tais certain.

J'eus un instant la crainte que ces paroles ne fussent les
miennes, rapport�es par un �cho.  Peut-�tre avais-je cri� � mon
insu?  Je fermai fortement les l�vres et j'appliquai de nouveau
mon oreille � la paroi.

�Oui, certes, on parle!  on parle!�

En me portant m�me � quelques pieds plus loin, le long de la
muraille, j'entendis plus distinctement.  Je parvins � saisir des
mots incertains, bizarres, incompr�hensibles.  Ils m'arrivaient
comme des paroles prononc�es � voix basse, murmur�es, pour ainsi
dire.  Le mot �f�rlorad� �tait plusieurs fois r�p�t�, et avec un
accent de douleur.

Que signifiait-il?  Qui le pronon�ait?  Mon oncle ou Hans,
�videmment.  Mais si je les entendais, ils pouvaient donc
m'entendre.

�A moi!  criai-je de toutes mes forces, � moi!�

J'�coutai, j'�piai dans l'ombre une r�ponse, un cri, un soupir.
Rien ne se fit entendre.  Quelques minutes se pass�rent.  Tout un
monde d'id�es avait �clos dans mon esprit.  Je pensai que ma voix
affaiblie ne pouvait arriver jusqu'� mes compagnons.

�Car ce sont eux, r�p�tai-je.  Quels autres hommes seraient
enfouis � trente lieues sous terre?�

Je me remis � �couter.  En promenant mon oreille sur la paroi, je
trouvai un point math�matique o� les voix paraissaient atteindre
leur maximum d'intensit�.  Le mot �f�rlorad� rev�nt encore � mon
oreille, puis ce roulement de tonnerre qui m'avait tir� de ma
torpeur.

�Non, dis-je, non.  Ce n'est point � travers le massif que ces
voix se font entendre.  La paroi est faite de granit; elle ne
permettrait pas � la plus forte d�tonation de la traverser!  Ce
bruit arrive par la galerie m�me!  Il faut qu'il y ait l� un
effet d'acoustique tout particulier!�

J'�coutai de nouveau, et cette fois, oui!  cette fois, j'entendis
mon nom distinctement jet� � travers l'espace!

C'�tait mon oncle qui le pronon�ait?  Il causait avec le guide,
et le mot �f�rlorad� �tait un mot danois!

Alors je compris tout.  Pour me faire entendre il fallait
pr�cis�ment parler le long de cette muraille qui servirait �
conduire ma voix comme le fil de fer conduit l'�lectricit�.

Mais je n'avais pas de temps � perdre.  Que mes compagnons se
fussent �loign�s de quelques pas et le ph�nom�ne d'acoustique e�t
�t� d�truit.  Je m'approchai donc de la muraille, et je pronon�ai
ces mots, aussi distinctement que possible:

�Mon oncle Lidenbrock!�

J'attendis dans la plus vive anxi�t�.  Le son n'a pas une
rapidit� extr�me.  La densit� des couches d'air n'accro�t m�me
pas sa vitesse; elle n'augmente que son intensit�.  Quelques
secondes, des si�cles, se pass�rent, et enfin ces paroles
arriv�rent � mon oreille.

�Axel, Axel!  est-ce toi?�

.............................

�Oui!  oui!� r�pondis-je!�

.............................

�Mon pauvre enfant, o� es-tu?�

.............................

�Perdu dans la plus profonde obscurit�!�

.............................

�Mais ta lampe?�

.............................

��teinte.�

.............................

�Et le ruisseau?�

.............................

�Disparu.�

.............................

�Axel, mon pauvre Axel, reprends courage!�

.............................

�Attendez un peu, je suis �puis�; je n'ai plus la force de
r�pondre.  Mais parlez-moi!�

.............................

�Courage, reprit mon oncle; ne parle-pas, �coute-moi.  Nous
t'avons cherch� en remontant et en descendant la galerie.
Impossible de te trouver.  Ah!  je t'ai bien pleur�, mon enfant!
Enfin, te supposant toujours sur le chemin du Hans-bach, nous
sommes redescendus en tirant des coups de fusil.  Maintenant, si
nos voix peuvent se r�unir, pur effet d'acoustique!  nos mains ne
peuvent se toucher!  Mais ne te d�sesp�re pas, Axel!  C'est d�j�
quelque chose de s'entendre!�

.............................

Pendant ce temps j'avais r�fl�chi.  Un certain espoir, vague
encore, me revenait au coeur.  Tout d'abord, une chose
m'importait � conna�tre.  J'approchai donc mes l�vres de la
muraille, et je dis:

�Mon oncle?�

.............................

�Mon enfant?� me fut-il r�pondu apr�s quelques instants.

.............................

�II faut d'abord savoir quelle distance nous s�pare.�

.............................

�Cela est facile.�

.............................


�Vous avez votre chronom�tre?�

.............................

�Oui.�

.............................

�Eh bien, prenez-le.  Prononcez mon nom en notant exactement la
seconde o� vous parlerez.  Je le r�p�terai, et vous observerez
�galement le moment pr�cis auquel vous arrivera ma r�ponse.�

.............................

�Bien, et la moiti� du temps compris entre ma demande et ta
r�ponse indiquera celui que ma voix emploie pour arriver jusqu'�
toi.�

.............................

�C'est cela, mon oncle�

.............................

�Es-tu pr�t?�

.............................

�Oui.�

.............................


�Eh bien, fais attention, je vais prononcer ton nom.�

.............................

J'appliquai mon oreille sur la paroi, et d�s que le mot �Axel� me
parvint, je r�pondis imm�diatement �Axel,� puis j'attendis.

.............................

�Quarante secondes,� dit alors mon oncle; il s'est �coul�
quarante secondes entre les deux mots; le son met donc vingt
secondes � monter.  Or, � mille vingt pieds par seconde, cela
fait vingt mille quatre cents pieds, ou une lieue et demie et un
huiti�me.�

.............................

�Une lieue et demie!� murmurai-je.

.............................

�Eh bien, cela se franchit, Axel!�

.............................

�Mais faut-il monter ou descendre?�

.............................

�Descendre, et voici pourquoi.  Nous sommes arriv�s � un vaste
espace, auquel aboutissent un grand nombre de galeries.  Celle
que tu as suivie ne peut manquer de t'y conduire, car il semble
que toutes ces fentes, ces fractures du globe rayonnent autour de
l'immense caverne que nous occupons.  Rel�ve-toi donc et reprends
ta route; marche, tra�ne-toi, s'il le faut, glisse sur les pentes
rapides, et tu trouveras nos bras pour te recevoir au bout du
chemin.  En route, mon enfant, en route!�

.............................

Ces paroles me ranim�rent.

�Adieu, mon oncle, m'�criai-je; je pars.  Nos voix ne pourront
plus communiquer entre elles, du moment que j'aurai quitt� cette
place!  Adieu donc!�

.............................

�Au revoir, Axel!  au revoir!�

.............................

Telles furent les derni�res paroles que j'entendis.  Cette
surprenante conversation faite au travers de la masse terrestre,
�chang�e � plus d'une lieue de distance, se termina sur ces
paroles d'espoir!  Je fis une pri�re de reconnaissance � Dieu,
car il m'avait conduit parmi ces immensit�s sombres au seul point
peut-�tre o� la voix de mes compagnons pouvait me parvenir.

Cet effet d'acoustique tr�s �tonnant s'expliquait facilement par
les seules lois physiques; il provenait de la forme du couloir et
de la conductibilit� de la roche; il y a bien des exemples de
cette propagation de sons non perceptibles aux espaces
interm�diaires.  Je me souvins qu'en maint endroit ce ph�nom�ne
fut observ�, entre autres, dans la galerie int�rieure du d�me de
Saint-Paul � Londres, et surtout au milieu de curieuses cavernes
de Sicile, ces latomies situ�es pr�s de Syracuse, dont la plus
merveilleuse en ce genre est connue sous le nom d'Oreille de
Denys.

Ces souvenirs me revinrent � l'esprit, et je vis clairement que,
puisque la voix de mon oncle arrivait jusqu'� moi, aucun obstacle
n'existait entre nous.  En suivant le chemin du son, je devais
logiquement arriver comme lui, si les forces ne me trahissaient
pas en route.

Je me levai donc.  Je me tra�nai plut�t que je ne marchai.  La
pente �tait assez rapide; je me laissai glisser.

Bient�t la vitesse de ma descente s'accrut dans une effrayante
proportion, et mena�ait de ressembler � une chute.  Je n'avais
plus la force de m'arr�ter.

Tout � coup le terrain manqua sous mes pieds.  Je me sentis
rouler en rebondissant sur les asp�rit�s d'une galerie verticale,
un v�ritable puits; ma t�te porta sur un roc aigu, et je perdis
connaissance.



XXIX


Lorsque je revins � moi, j'�tais dans une demi-obscurit�, �tendu
sur d'�paisses couvertures.  Mon oncle veillait, �piant sur mon
visage un reste d'existence.  A mon premier soupir il me prit la
main; � mon premier regard il poussa un cri de joie.

�Il vit!  il vit!  s'�cria-t-il.

--Oui, r�pondis-je d'une voix faible.

--Mon enfant, fit mon oncle en me serrant sur sa poitrine, te
voila sauv�!�

Je fus vivement touch� de l'accent dont furent prononc�es ces
paroles, et plus encore des soins qui les accompagn�rent.  Mais
il fallait de telles �preuves pour provoquer chez le professeur
un pareil �panchement.

En ce moment Hans arriva.  Il vit ma main dans celle de mon
oncle; j'ose affirmer que ses yeux exprim�rent un vif
contentement.

�God dag,� dit-il.

--Bonjour, Hans, bonjour, murmurai-je.  Et maintenant, mon oncle,
apprenez-moi o� nous sommes en ce moment?

--Demain, Axel, demain; aujourd'hui tu es encore trop faible;
j'ai entour� ta t�te de compresses qu'il ne faut pas d�ranger;
dors donc, mon gar�on, et demain tu sauras tout.

---Mais au moins, repris-je, quelle heure, quel jour est-il?

---Onze heures du soir; c'est aujourd'hui dimanche, 9 ao�t, et je
ne te permets plus de m'interroger avant le 10 du pr�sent mois.�

En v�rit�, j'�tais bien faible; mes yeux se ferm�rent
involontairement.  Il me fallait une nuit de repos; je me laissai
donc assoupir sur cette pens�e que mon isolement avait dur�
quatre longs jours.

Le lendemain, � mon r�veil, je regardai autour de moi.  Ma
couchette, faite de toutes les couvertures de voyage, se trouvait
install�e dans une grotte charmante, orn�e de magnifiques
stalagmites, dont le sol �tait recouvert d'un sable fin.  Il y
r�gnait une demi-obscurit�.  Aucune torche, aucune lampe n'�tait
allum�e, et cependant certaines clart�s inexplicables venaient du
dehors en p�n�trant par une �troite ouverture de la grotte.
J'entendais aussi un murmure vague et ind�fini, semblable � celui
des flots qui se brisent sur une gr�ve, et parfois les
sifflements de la brise.

Je me demandai si j'�tais bien �veill�, si je r�vais encore, si
mon cerveau, f�l� dans ma chute, ne percevait pas des bruits
purement imaginaires.  Cependant ni mes yeux ni mes oreilles ne
pouvaient se tromper � ce point.

�C'est un rayon du jour, pensai-je, qui se glisse par cette fente
de rochers!  Voil� bien le murmure des vagues!  Voil� le
sifflement de la brise!  Est-ce que je me trompe, ou sommes-nous
revenus � la surface de la terre?  Mon oncle a-t-il donc renonc�
� son exp�dition, ou l'aurait-il heureusement termin�e?�

Je me posais ces insolubles questions, quand le professeur entra.

�Bonjour, Axel!  fit-il joyeusement.  Je gagerais volontiers que
tu te portes bien!

---Mais oui, dis-je on me redressant sur les couvertures.

--Cela devait �tre, car tu as tranquillement dormi.  Hans et moi,
nous t'avons veill� tour � tour, et nous avons vu ta gu�rison
faire des progr�s sensibles.

---En effet, je me sens ragaillardi, et la preuve, c'est que je
ferai honneur au d�jeuner que vous voudrez bien me servir!

---Tu mangeras, mon gar�on: la fi�vre t'a quitt�.  Hans a frott�
tes plaies avec je ne sais quel onguent dont les Islandais ont le
secret, et elles se sont cicatris�es � merveille.  C'est un fier
homme que notre chasseur!�

Tout en parlant, mon oncle appr�tait quelques aliments que je
d�vorai, malgr� ses recommandations.  Pendant ce temps, je
l'accablai de questions auxquelles il s'empressa de r�pondre.

J'appris alors que ma chute providentielle m'avait pr�cis�ment
amen� � l'extr�mit� d'une galerie presque perpendiculaire; comme
j'�tais arriv� au milieu d'un torrent de pierres, dont la moins
grosse e�t suffi � m'�craser, il fallait en conclure qu'une
partie du massif avait gliss� avec moi.  Cet effrayant v�hicule
me transporta ainsi jusque dans les bras de mon oncle, o� je
tombai sanglant et inanim�.

�V�ritablement, me dit-il, il est �tonnant que tu ne te sois pas
tu� mille fois.  Mais, pour Dieu!  ne nous s�parons plus, car
nous risquerions de ne jamais nous revoir.�

�Ne nous s�parons plus!� Le voyage n'�tait donc pas fini?
J'ouvrais de grands yeux �tonn�s, ce qui provoqua imm�diatement
cette question:

�Qu'as-tu donc, Axel?

--Une demande � vous adresser..  Vous dites que me voil� sain et
sauf?

--Sans doute.

---J'ai tous mes membres intacts?

---Certainement.

--Et ma t�te?

--Ta t�te, sauf quelques contusions, est parfaitement � sa place
sur tes �paules.

---Eh bien, j'ai peur que mon cerveau ne soit d�rang�,

--D�rang�?

--Oui.  Nous ne sommes pas revenus � la surface du globe?

---Non certes!

--Alors il faut que je sois fou, car j'aper�ois la lumi�re du
jour, j'entends le bruit du vent qui souffle et de la mer qui se
brise!

---Ah!  n'est-ce que cela?

--M'expliquerez-vous?

--Je ne t'expliquerai rien, car c'est inexplicable; mais tu
verras et tu comprendras que la science g�ologique n'a pas encore
dit son dernier mot.

--Sortons donc!  m'�criai-je en me levant brusquement.

---Non, Axel, non!  le grand air pourrait te faire du mal.

---Le grand air?

--Oui, le vent est assez violent.  Je ne veux pas que tu
t'exposes ainsi.

--Mais je vous assure que je me porte � merveille.

---Un peu de patience, mon gar�on.  Une rechute nous mettrait
dans l'embarras, et il ne faut pas perdre de temps, car la
travers�e peut �tre longue.

---La travers�e?

--Oui, repose-toi encore aujourd'hui, et nous nous embarquerons
demain.

--Nous embarquer!�

Ce dernier mot me fit bondir.

Quoi!  nous embarquer!  Avions-nous donc un fleuve, un lac, une
mer � notre disposition?  Un b�timent �tait-il mouill� dans
quelque port int�rieur?

Ma curiosit� fut excit�e au plus haut point.  Mon oncle essaya
vainement de me retenir.  Quand il vit que mon impatience me
ferait plus de mal que la satisfaction de mes d�sirs, il c�da.

Je m'habillai rapidement; par surcro�t de pr�caution, je
m'enveloppai dans une des couvertures et je sortis de la grotte.



XXX


D'abord je ne vis rien; mes yeux, d�shabitu�s de la lumi�re, se
ferm�rent brusquement.  Lorsque je pus les rouvrir, je demeurai
encore plus stup�fait qu'�merveill�.

�La mer!  m'�criai-je.

--Oui, r�pondit mon oncle, la mer Lidenbrock; et, j'aime � le
penser, aucun navigateur ne me disputera l'honneur de l'avoir
d�couverte et le droit de la nommer de mon nom!�

Une vaste nappe d'eau, le commencement d'un lac ou d'un oc�an,
s'�tendait au del� des limites de la vue.  Le rivage, largement
�chancr�, offrait aux derni�res ondulations des vagues un sable
fin, dor� et parsem� de ces petits coquillages o� v�curent les
premiers �tres de la cr�ation.  Les flots s'y brisaient avec ce
murmure sonore particulier aux milieux clos et immenses; une
l�g�re �cume s'envolait au souffle d'un vent mod�r�, et quelques
embruns m'arrivaient au visage.  Sur cette gr�ve l�g�rement
inclin�e; � cent toises environ de l� lisi�re des vagues,
venaient mourir les contreforts de rochers �normes qui montaient
en s'�vasant � une incommensurable hauteur.  Quelques-uns,
d�chirant le rivage de leur ar�te aigu�, formaient des caps et
des promontoires rong�s par la dent du ressac.  Plus loin, l'oeil
suivait leur masse nettement profil�e sur les fonds brumeux de
l'horizon.

C'�tait un oc�an v�ritable, avec le contour capricieux des
rivages terrestres, mais d�sert et d'un aspect effroyablement
sauvage.

Si mes regards pouvaient se promener au loin sur cette mer, c'est
qu'une lumi�re �sp�ciale� en �clairait les moindres d�tails.  Non
pas la lumi�re du soleil avec ses faisceaux �clatants et
l'irradiation splendide de ses rayons, ni la lueur p�le et vague
de l'astre des nuits, qui n'est qu'une r�flexion sans chaleur.
Non.  Le pouvoir �clairant de cette lumi�re, sa diffusion
tremblante, sa blancheur claire et s�che, le peu d'�l�vation de
sa temp�rature, son �clat sup�rieur en r�alit� � celui de la
lune, accusaient �videmment une origine purement �lectrique.
C'�tait comme une aurore bor�ale, un ph�nom�ne cosmique continu,
qui remplissait cette caverne capable de contenir un oc�an.

La vo�te suspendue au-dessus de ma t�te, le ciel, si l'on veut,
semblait fait de grands nuages, vapeurs mobiles et changeantes,
qui, par l'effet de la condensation, devaient, � de certains
jours, se r�soudre en pluies torrentielles.  J'aurais cru que,
sous une pression aussi forte de l'atmosph�re, l'�vaporation de
l'eau ne pouvait se produire, et cependant, par une raison
physique qui m'�chappait, il y avait de larges nu�es �tendues
dans l'air.  Mais alors �il faisait beau�.  Les nappes
�lectriques produisaient d'�tonnants jeux de lumi�re sur les
nuages tr�s �lev�s; des ombres vives se dessinaient � leurs
volutes inf�rieures, et souvent, entre deux couches disjointes,
un rayon se glissait jusqu'� nous avec une remarquable intensit�.
Mais, en somme, ce n'�tait pas le soleil, puisque la chaleur
manquait � sa lumi�re.  L'effet en �tait triste et souverainement
m�lancolique.  Au lieu d'un firmament brillant d'�toiles, je
sentais par-dessus ces nuages une vo�te de granit qui m'�crasait
de tout son poids, et cet espace n'e�t pas suffi, tout immense
qu'il f�t, � la promenade du moins ambitieux des satellites.

Je me souvins alors de cette th�orie d'un capitaine anglais qui
assimilait la terre � une vaste sph�re creuse, � l'int�rieur de
laquelle l'air se maintenait lumineux par suite de sa pression,
tandis que deux astres, Pluton et Proserpine, y tra�aient leurs
myst�rieuses orbites.  Aurait-il dit vrai?

Nous �tions r�ellement emprisonn�s dans une �norme excavation.
Sa largeur, on ne pouvait la juger, puisque le rivage allait
s'�largissant � perte de vue, ni sa longueur, car le regard �tait
bient�t arr�t� par une ligne d'horizon un peu ind�cise.  Quant �
sa hauteur, elle devait d�passer plusieurs lieues.  O� cette
vo�te s'appuyait-elle sur ses contreforts de granit?  L'oeil ne
pouvait l'apercevoir; mais il y avait tel nuage suspendu dans
l'atmosph�re, dont l'�l�vation devait �tre estim�e � deux mille
toises, altitude sup�rieure � celle des vapeurs terrestres, et
due sans doute � la densit� consid�rable de l'air.

Le mot �caverne� ne rend �videmment pas ma pens�e pour peindre
cet immense milieu.  Mais les mots de la langue humaine ne
peuvent suffire � qui se hasarde dans les ab�mes du globe.

Je ne savais pas, d'ailleurs, par quel fait g�ologique expliquer
l'existence d'une pareille excavation.  Le refroidissement du
globe avait-il donc pu la produire?  Je connaissais bien, par les
r�cits des voyageurs, certaines cavernes c�l�bres, mais aucune ne
pr�sentait de telles dimensions.

Si la grotte de Guachara, en Colombie, visit�e par M. de
Humboldt, n'avait pas livr� le secret de sa profondeur au savant
qui la reconnut sur un espace de deux mille cinq cents pieds,
elle ne s'�tendait vraisemblablement pas beaucoup au del�.
L'immense caverne du Mammouth, dans le Kentucky, offrait bien des
proportions gigantesques, puisque sa vo�te s'�levait � cinq cents
pieds au-dessus d'un lac insondable, et que des voyageurs la
parcoururent pendant plus de dix lieues sans en rencontrer la
fin.  Mais qu'�taient ces cavit�s aupr�s de celle que j'admirais
alors, avec son ciel de vapeurs, ses irradiations �lectriques et
une vaste mer renferm�e dans ses flancs?  Mon imagination se
sentait impuissante devant cette immensit�.

Toutes ces merveilles, je les contemplais en silence.  Les
paroles me manquaient pour rendre mes sensations.  Je croyais
assister, dans quelque plan�te lointaine, Uranus ou Neptune, �
des ph�nom�nes dont ma nature �terrestrielle� n'avait pas
conscience.  A des sensations nouvelles il fallait des mots
nouveaux, et mon imagination ne me les fournissait pas.  Je
regardais, je pensais, j'admirais avec une stup�faction m�l�e
d'une certaine quantit� d'effroi.

L'impr�vu de ce spectacle avait rappel� sur mon visage les
couleurs de la sant�; j'�tais en train de me traiter par
l'�tonnement et d'op�rer ma gu�rison au moyen de cette nouvelle
th�rapeutique; d'ailleurs la vivacit� d'un air tr�s dense me
ranimait, en fournissant plus d'oxyg�ne � mes poumons.

On concevra sans peine qu'apr�s un emprisonnement de
quarante-sept jours dans une �troite galerie, c'�tait une
jouissance infinie que d'aspirer cette brise charg�e d'humides
�manations salines.

Aussi n'eus-je point � me repentir d'avoir quitt� ma grotte
obscure.  Mon oncle, d�j� fait � ces merveilles, ne s'�tonnait
plus.

�Te sens-tu la force de te promener un peu?  me demanda-t-il.

---Oui, certes, r�pondis-je, et rien ne me sera plus agr�able.

---Eh bien, prends mon bras, Axel, et suivons les sinuosit�s du
rivage.�

J'acceptai avec empressement, et nous commen��mes � c�toyer cet
oc�an nouveau.  Sur la gauche, des rochers abrupts, grimp�s les
uns sur les autres, formaient un entassement titanesque d'un
prodigieux effet.  Sur leurs flancs se d�roulaient d'innombrables
cascades, qui s'en allaient en nappes limpides et retentissantes;
quelques l�g�res vapeurs, sautant d'un roc � l'autre, marquaient
la place des sources chaudes, et des ruisseaux coulaient
doucement vers le bassin commun, en cherchant dans les pentes
l'occasion de murmurer plus agr�ablement.

Parmi ces ruisseaux; je reconnus notre fid�le compagnon de route,
le Hans-bach, qui venait se perdre tranquillement dans la mer,
comme s'il n'e�t jamais fait autre chose depuis le commencement
du monde.

�Il nous manquera d�sormais, dis-je avec un soupir.

---Bah!  r�pondit le professeur, lui ou un autre, qu'importe?�

Je trouvai la r�ponse un peu ingrate.

Mais en ce moment mon attention fut attir�e par un spectacle
inattendu.  A cinq cents pas, au d�tour d'un haut promontoire,
une for�t haute, touffue, �paisse, apparut � nos yeux.  Elle
�tait faite d'arbres de moyenne grandeur, taill�s en parasols
r�guliers, � contours nets et g�om�triques; les courants de
l'atmosph�re ne semblaient pas avoir prise sur leur feuillage,
et, au milieu des souffles, ils demeuraient immobiles comme un
massif de c�dres p�trifi�s.

Je h�tai le pas.  Je ne pouvais mettre un nom � ces essences
singuli�res.  Ne faisaient-elles point partie des deux cent mille
esp�ces v�g�tales connues jusqu'alors, et fallait-il leur
accorder une place sp�ciale dans la flore des v�g�tations
lacustres?  Non.  Quand nous arriv�mes sous leur ombrage, ma
surprise ne fut plus que de l'admiration.

En effet, je me trouvais en pr�sence de produits de la terre,
mais taill�s sur un patron gigantesque.  Mon oncle les appela
imm�diatement de leur nom.

�Ce n'est qu'une for�t de champignons,� dit-il.

Et il ne se trompait pas.  Que l'on juge du d�veloppement acquis
par ces plantes ch�res aux milieux chauds et humides.  Je savais
que le �Lycoperdon giganteum� atteint, suivant Bulliard, huit �
neuf pieds de circonf�rence; mais il s'agissait ici de
champignons blancs, hauts de trente � quarante pieds, avec une
calotte d'un diam�tre �gal.  Ils �taient l� par milliers; la
lumi�re ne parvenait pas � percer leur �pais ombrage, et une
obscurit� compl�te r�gnait sous ces d�mes juxtapos�s comme les
toits ronds d'une cit� africaine.

Cependant je voulus p�n�trer plus avant.  Un froid mortel
descendait de ces vo�tes charnues.  Pendant une demi-heure, nous
err�mes dans ces humides t�n�bres, et ce fut avec un v�ritable
sentiment de bien-�tre que je retrouvai les bords de la mer.

Mais la v�g�tation de cette contr�e souterraine ne s'en tenait
pas � ces champignons.  Plus loin s'�levaient par groupes un
grand nombre d'autres arbres au feuillage d�color�.  Ils �taient
faciles � reconna�tre; c'�taient les humbles arbustes de la
terre, avec des dimensions ph�nom�nales, des lycopodes hauts de
cent pieds, des sigillaires g�antes, des foug�res arborescentes,
grandes comme les sapins des hautes latitudes, des lepidodendrons
� tiges cylindriques bifurqu�es, termin�es par de longues
feuilles et h�riss�es de poils rudes comme de monstrueuses
plantes grasses.

��tonnant, magnifique, splendide!  s'�cria mon oncle.  Voil�
toute la flore de la seconde �poque du monde, de l'�poque de
transition.  Voil� ces humbles plantes de nos jardins qui se
faisaient arbres aux premiers si�cles du globe!  Regarde, Axel,
admire!  Jamais botaniste ne s'est trouv� � pareille f�te!

--Vous avez raison, mon oncle; la Providence semble avoir voulu
conserver dans cette serre immense ces plantes ant�diluviennes
que la sagacit� des savants a reconstruites avec tant de bonheur.

---Tu dis bien, mon gar�on, c'est une serre; mais tu dirais mieux
encore en ajoutant que c'est peut-�tre une m�nagerie.

--Une m�nagerie!

--Oui, sans doute.  Vois cette poussi�re que nous foulons aux
pieds, ces ossements �pars sur le sol.

--Des ossements!  m'�criai-je.  Oui, des ossements d'animaux
ant�diluviens!�

Je m'�tais pr�cipit� sur ces d�bris s�culaires faits d'une
substance min�rale indestructible[1].  Je mettais sans h�siter un
nom � ces os gigantesques qui ressemblaient � des troncs d'arbres
dess�ch�s.

  [1] Phosphate de chaux.

�Voil� la m�choire inf�rieure du Mastodonte, disais-je; voil� les
molaires du Dinotherium, voil� un f�mur qui ne peut avoir
appartenu qu'au plus grand de ces animaux, au M�gatherium.  Oui,
c'est bien une m�nagerie, car ces ossements n'ont certainement
pas �t� transport�s jusqu'ici par un cataclysme; les animaux
auxquels ils appartiennent ont v�cu sur les rivages de cette mer
souterraine, � l'ombre de ces plantes arborescentes.  Tenez,
j'aper�ois des squelettes entiers.  Et cependant...

--Cependant?  dit mon oncle.

--Je ne comprends pas la pr�sence de pareils quadrup�des dans
cette caverne de granit.

--Pourquoi?

--Parce que la vie animale n'a exist� sur la terre qu'aux
p�riodes secondaires, lorsque le terrain s�dimentaire a �t� form�
par les alluvions, et a remplac� les roches incandescentes de
l'�poque primitive.

--Eh bien!  Axel, il y a une r�ponse bien simple � faire � ton
objection, c'est que ce terrain-ci est un terrain s�dimentaire.

--Comment!  � une pareille profondeur au-dessous de la surface de
la terre?

--Sans doute, et ce fait peut s'expliquer g�ologiquement.  � une
certaine �poque, la terre n'�tait form�e que d'une �corce
�lastique, soumise � des mouvements alternatifs de haut et de
bas, en vertu des lois de l'attraction.  Il est probable que des
affaissements du sol se sont produits, et qu'une partie des
terrains s�dimentaires a �t� entra�n�e au fond des gouffres
subitement ouverts.

--Cela doit �tre.  Mais, si des animaux ant�diluviens ont v�cu
dans ces r�gions souterraines, qui nous dit que l'un de ces
monstres n'erre pas encore au milieu de ces for�ts sombres ou
derri�re ces rocs escarp�s?�

A cette id�e j'interrogeai, non sans effroi, les divers points de
l'horizon; mais aucun �tre vivant n'apparaissait sur ces rivages
d�serts.

J'�tais un peu fatigu�: j'allai m'asseoir alors � l'extr�mit�
d'un promontoire au pied duquel les flots venaient se briser avec
fracas.  De l� mon regard embrassait toute cette baie form�e par
une �chancrure de la c�te.  Au fond, un petit port s'y trouvait
m�nag� entre les roches pyramidales.  Ses eaux calmes dormaient �
l'abri du vent.  Un brick et deux ou trois go�lettes auraient pu
y mouiller � l'aise.  Je m'attendais presque � voir quelque
navire sortant toutes voiles dehors et prenant le large sous la
brise du sud.

Mais cette illusion se dissipa rapidement.  Nous �tions bien les
seules cr�atures vivantes de ce monde souterrain.  Par certaines
accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du
d�sert, descendait sur les rocs arides et pesait � la surface de
l'oc�an.  Je cherchais alors � percer les brumes lointaines, �
d�chirer ce rideau jet� sur le fond myst�rieux de l'horizon.
Quelles demandes se pressaient sur mes l�vres?  O� finissait
cette mer?  O� conduisait-elle?  Pourrions-nous jamais en
reconna�tre les rivages oppos�s?

Mon oncle n'en doutait pas, pour son compte.  Moi, je le d�sirais
et je le craignais � la fois.

Apr�s une heure pass�e dans la contemplation de ce merveilleux
spectacle, nous repr�mes le chemin de la gr�ve pour regagner la
grotte, et ce fut sous l'empire des plus �tranges pens�es que je
m'endormis d'un profond sommeil.



XXXI


Le lendemain je me r�veillai compl�tement gu�ri.  Je pensai qu'un
bain me serait tr�s salutaire, et j'allai me plonger pendant
quelques minutes dans les eaux de cette M�diterran�e.  Ce nom, �
coup s�r, elle le m�ritait entre tous.

Je revins d�jeuner avec un bel app�tit.  Hans s'entendait �
cuisiner notre petit menu; il avait de l'eau et du feu � sa
disposition, de sorte qu'il put varier un peu notre ordinaire.
Au dessert, il nous servit quelques tasses de caf�, et jamais ce
d�licieux breuvage ne me parut plus agr�able � d�guster.

�Maintenant, dit mon oncle, voici l'heure de la mar�e, et il ne
faut pas manquer l'occasion d'�tudier ce ph�nom�ne,

--Comment, la mar�e!  m'�criai-je.

--Sans doute.

--L'influence de la lune et du soleil se fait sentir jusqu'ici!

--Pourquoi pas!  Les corps ne sont-ils pas soumis dans leur
ensemble � l'attraction universelle?  Cette masse d'eau ne peut
donc �chapper � cette loi g�n�rale?  Aussi, malgr� la pression
atmosph�rique qui s'exerce � sa surface, tu vas la voir se
soulever comme l'Atlantique lui-m�me.�

En ce moment nous foulions le sable du rivage et les vagues
gagnaient peu � peu sur la gr�ve.

�Voil� bien le flot qui commence, m'�criai-je.

--Oui, Axel, et d'apr�s ces relais d'�cume, tu peux voir que la
mer s'�l�ve d'une dizaine de pieds environ.

--C'est merveilleux!

--Non: c'est naturel.

--Vous avez beau dire, tout cela me parait extraordinaire, et
c'est � peine si j'en crois mes yeux.  Qui e�t jamais imagin�
dans cette �corce terrestre un oc�an v�ritable, avec ses flux et
ses reflux, avec ses brises, avec ses temp�tes!

--Pourquoi pas?  Y a-t-il une raison physique qui s'y oppose?

--Je n'en vois pas, du moment qu'il faut abandonner le syst�me de
la chaleur centrale.

--Donc, jusqu'ici la th�orie de Davy se trouve justifi�e?

--�videmment, et d�s lors rien ne contredit l'existence de mers
ou de contr�es � l'int�rieur du globe.

--Sans doute, mais inhabit�es.

--Bon!  pourquoi ces eaux ne donneraient-elles pas asile �
quelques poissons d'une esp�ce inconnue?

--En tout cas, nous n'en avons pas aper�u un seul jusqu'ici.

--Eh bien, nous pouvons fabriquer des lignes et voir si l'hame�on
aura autant de succ�s ici-bas que dans les oc�ans sublunaires.

--Nous essayerons, Axel, car il faut p�n�trer tous les secrets de
ces r�gions nouvelles.

--Mais o� sommes-nous, mon oncle?  car je ne vous ai point encore
pos� cette question � laquelle vos instruments ont d� r�pondre?

--Horizontalement, � trois cent cinquante lieues de l'Islande.

--Tout autant?

--Je suis s�r de ne pas me tromper de cinq cents toises.

--Et la boussole indique toujours le sud-est?

--Oui, avec une d�clinaison occidentale de dix-neuf degr�s et
quarante-deux minutes, comme sur terre, absolument.  Pour son
inclinaison, il se passe un fait curieux que j'ai observ� avec le
plus grand soin.

--Et lequel?

--C'est que l'aiguille, au lieu de s'incliner vers le p�le, comme
elle le fait dans l'h�misph�re bor�al, se rel�ve au contraire.

--Il faut donc en conclure que le point d'attraction magn�tique
se trouve compris entre la surface du globe et l'endroit o� nous
sommes parvenus?

--Pr�cis�ment, et il est probable que, si nous arrivions sous les
r�gions polaires, vers ce soixante-dixi�me degr� o� James Ross a
d�couvert le p�le magn�tique, nous verrions l'aiguille se dresser
verticalement.  Donc, ce myst�rieux centre d'attraction ne se
trouve pas situ� � une grande profondeur.

--En effet, et voil� un fait que la science n'a pas soup�onn�.

--La science, mon gar�on, est faite d'erreurs, mais d'erreurs
qu'il est bon de commettre, car elles m�nent peu � peu � la
v�rit�.

--Et � quelle profondeur sommes-nous?

--A une profondeur de trente-cinq lieues

--Ainsi, dis-je en consid�rant la carte, la partie montagneuse de
l'Ecosse est au-dessus de nous, et, l�, les monts Grampians
�l�vent � une prodigieuse hauteur leur cime couverte de neige.

--Oui, r�pondit le professeur en riant; c'est un peu lourd �
porter, mais la vo�te est solide; le grand architecte de
l'univers l'a construite on bons mat�riaux, et jamais l'homme
n'e�t pu lui donner une pareille port�e!  Que sont les arches des
ponts et les arceaux des cath�drales aupr�s de cette nef d'un
rayon de trois lieues, sous laquelle un oc�an et des temp�tes
peuvent se d�velopper � leur aise?

--Oh!  Je ne crains pas que le ciel me tombe sur la t�te.
Maintenant, mon oncle, quels sont vos projets?  Ne comptez-vous
pas retourner � la surface du globe?

--Retourner!  Par exemple!  Continuer notre voyage, au contraire,
puisque tout a si bien march� jusqu'ici.

--Cependant je ne vois pas comment nous p�n�trerons sous cette
plaine liquide.

--Aussi je ne pr�tends point m'y pr�cipiter la t�te la premi�re.
Mais si les oc�ans ne sont, � proprement parler, que des lacs,
puisqu'ils sont entour�s de terre, � plus forte raison cette mer
int�rieure se trouve-t-elle circonscrite par le massif
granitique.

--Cela n'est pas douteux.

--Eh bien!  sur les rivages oppos�s, je suis certain de trouver
de nouvelles issues.

--Quelle longueur supposez-vous donc � cet oc�an?

--Trente ou quarante lieues.

--Ah!  fis-je, tout en imaginant que cette estime pouvait bien
�tre inexacte.

--Ainsi nous n'avons pas de temps � perdre, et d�s demain nous
prendrons la mer.�

Involontairement je cherchai des yeux le navire qui devait nous
transporter.

�Ah!  dis-je, nous nous embarquerons.  Bien!  Et sur quel
b�timent prendrons-nous passage?

--Ce ne sera pas sur un b�timent, mon gar�on, mais sur un bon et
solide radeau.

--Un radeau!  m'�criai-je; un radeau est aussi impossible �
construire qu'un navire, et je ne vois pas trop...

--Tu ne vois pas, Axel, mais, si tu �coutais, tu pourrais
  entendre!

--Entendre?

--Oui, certains coups de marteau qui t'apprendraient que Hans est
d�j� � l'oeuvre.

--Il construit un radeau?

--Oui.

--Comment!  il a d�j� fait tomber d�s arbres sous sa hache?

--Oh!  les arbres �taient tout abattus.  Viens, et tu le verras �
l'ouvrage.�

Apr�s un quart d'heure de marche, de l'autre c�t� du promontoire
qui formait le petit port naturel, j'aper�us Hans au travail;
quelques pas encore, et je fus pr�s de lui.  A ma grande
surprise, un radeau � demi termin� s'�tendait sur le sable; il
�tait fait de poutres d'un bois particulier, et un grand nombre
de madriers, de courbes, de couples de toute esp�ce, jonchaient
litt�ralement le sol.  Il y avait l� de quoi construire une
marine enti�re.

�Mon oncle, m'�criai-je, quel est ce bois?

--C'est du pin, du sapin, du bouleau, toutes les esp�ces des
conif�res du Nord, min�ralis�es sous l'action des eaux de la mer.

--Est-il possible?

--C'est ce qu'on appelle du �surtarbrandur� ou bois fossile.

--Mais alors, comme les lignites, il doit avoir la duret� de la
pierre, et il ne pourra flotter?

--Quelquefois cela arrive; il y a de ces bois qui sont devenus de
v�ritables anthracites; mais d'autres, tels que ceux-ci, n'ont
encore subi qu'un commencement de transformation fossile.
Regarde plut�t,� ajouta mon oncle en jetant � la mer une de ces
pr�cieuses �paves.

Le morceau de bois, apr�s avoir disparu, revint � la surface des
flots et oscilla au gr� de leurs ondulations.

�Es-tu convaincu?  dit mon oncle.

--Convaincu surtout que cela n'est pas croyable!�

Le lendemain soir, gr�ce � l'habilet� du guide, le radeau �tait
termin�; il avait dix pieds de long sur cinq de large; les
poutres de surtarbrandur, reli�es entre elles par de fortes
cordes, offraient une surface solide, et une fois lanc�e, cette
embarcation improvis�e flotta tranquillement sur les eaux de la
mer Lidenbrock.



XXXII

Le 13 ao�t, on se r�veilla de bon matin.  Il s'agissait
d'inaugurer un nouveau genre de locomotion rapide et peu
fatigant.

Un m�t fait de deux b�tons jumel�s, une vergue form�e d'un
troisi�me, une voile emprunt�e � nos couvertures, composaient
tout le gr�ement du radeau.  Les cordes ne manquaient pas.  Le
tout �tait solide.

A six heures, le professeur donna le signal d'embarquer.  Les
vivres, les bagages, les instruments, les armes et une notable
quantit� d'eau douce se trouvaient en place.

Hans avait install� un gouvernail qui lui permettait de diriger
son appareil flottant.  Il se mit � la barre.  Je d�tachai
l'amarre qui nous retenait au rivage; la voile fut orient�e et
nous d�bord�mes rapidement.

Au moment de quitter le petit port, mon oncle, qui tenait � sa
nomenclature g�ographique, vou lut lui donner un nom, le mien,
entre autres.

�Ma foi, dis-je, j'en ai un autre � vous proposer.

--Lequel?

--Le nom de Gra�ben, Port-Gra�ben, cela fera tr�s bien sur la
carte.

--Va pour Port-Gra�ben.�

Et voil� comment le souvenir de ma ch�re Virlandaise se rattacha
� notre heureuse exp�dition.

La brise soufflait du nord-est; nous filions vent arri�re avec
une extr�me rapidit�.  Les couches tr�s denses de l'atmosph�re
avaient une pouss�e consid�rable et agissaient sur la voile comme
un puissant ventilateur.

Au bout d'une heure, mon oncle avait pu se rendre compte de notre
vitesse.

�Si nous continuons � marcher ainsi, dit-il, nous ferons au moins
trente lieues par vingt-quatre heures et nous ne tarderons pas �
reconna�tre les rivages oppos�s.

Je ne r�pondis pas, et j'allai prendre place � l'avant du radeau.
D�j� la c�te septentrionale s'abaissait � l'horizon; les deux
bras du rivage s'ouvraient largement comme pour faciliter notre
d�part.  Devant mes yeux s'�tendait une mer immense; de grands
nuages promenaient rapidement � sa surface leur ombre gris�tre,
qui semblait peser sur cette eau morne.  Les rayons argent�s de
la lumi�re �lectrique, r�fl�chis �a et l� par quelque
gouttelette, faisaient �clore des points lumineux sur les c�t�s
de l'embarcation.  Bient�t toute terre fut perdue de vue, tout
point de rep�re disparut, et, sans le sillage �cumeux du radeau,
j'aurais pu croire qu'il demeurait dans une parfaite immobilit�.

Vers midi, des algues immenses vinrent onduler � la surface des
flots.  Je connaissais la puissance v�g�tative de ces plantes,
qui rampent � une profondeur de plus de douze mille pieds au fond
des mers, se reproduisent sous une pression de pr�s de quatre
cents atmosph�res et forment souvent des bancs assez
consid�rables pour entraver la marche des navires; mais jamais,
je crois, algues ne furent plus gigantesques que celles de la mer
Lidenbrock.

Notre radeau longea des fucus longs de trois et quatre mille
pieds, immenses serpents qui se d�veloppaient hors de la port�e
de la vue; je m'amusais � suivre du regard leurs rubans infinis,
croyant toujours en atteindre l'extr�mit�, et pendant des heures
enti�res ma patience �tait tromp�e, sinon mon �tonnement.

Quelle force naturelle pouvait produire de telles plantes, et
quel devait �tre l'aspect de la terre aux premiers si�cles de sa
formation, quand, sous l'action de la chaleur et de l'humidit�,
le r�gne v�g�tal se d�veloppait seul � sa surface!

Le soir arriva, et, ainsi que je l'avais remarqu� la veille,
l'�tat lumineux de l'air ne subit aucune diminution.  C'�tait un
ph�nom�ne constant sur la dur�e duquel on pouvait compter.

Apr�s le souper je m'�tendis au pied du m�t, et je ne tardai pas
� m'endormir au milieu d'indolentes r�veries.

Hans, immobile au gouvernail, laissait courir le radeau, qui,
d'ailleurs, pouss� vent arri�re, ne demandait m�me pas � �tre
dirig�.

Depuis notre d�part de Port-Gra�ben, le professeur Lidenbrock
m'avait charg� de tenir le �journal du bord�, de noter les
moindres observations, de consigner les ph�nom�nes int�ressants,
la direction du vent, la vitesse acquise, le chemin parcouru, en
un mot, tous les incidents de cette �trange navigation.

Je me bornerai donc � reproduire ici ces notes quotidiennes,
�crites pour ainsi dire sous la dict�e des �v�nements, afin de
donner un r�cit plus exact de notre travers�e.


_Vendredi 14 ao�t._--Brise �gale du N.-O.  Le radeau marche avec
rapidit� et en ligne droite.  La c�te reste � trente lieues sous
le vent.  Rien � l'horizon.  L'intensit� de la lumi�re ne varie
pas.  Beau temps, c'est-�-dire que les nuages sont fort �lev�s,
peu �pais et baign�s dans une atmosph�re blanche, comme serait de
l'argent en fusion.

Thermom�tre: + 32� centigr.

A midi Mans pr�pare un hame�on � l'extr�mit� d'une corde; il
l'amorce avec un petit morceau de viande et le jette � la mer.
Pendant deux heures il ne prend rien.  Ces eaux sont donc
inhabit�es?  Non.  Une secousse se produit.  Hans tire sa ligne
et ram�ne un poisson qui se d�bat vigoureusement.

�Un poisson!  s'�crie mon oncle.

--C'est un esturgeon!  m'�criai-je � mon tour, un esturgeon de
petite taille!�

Le professeur regarde attentivement l'animal et ne partage pas
mon opinion.  Ce poisson a la t�te plate, arrondie et la partie
ant�rieure du corps couverte de plaques osseuses; sa bouche est
priv�e de dents; des nageoires pectorales assez d�velopp�es sont
ajust�es � son corps d�pourvu de queue.  Cet animal appartient
bien � un ordre o� les naturalistes ont class� l'esturgeon, mais
il en diff�re par des c�t�s assez essentiels.

Mon oncle ne s'y trompe pas, car, apr�s un assez court examen, il
dit:

�Ce poisson appartient � une famille �teinte depuis des si�cles
et dont on retrouve des traces fossiles dans le terrain d�vonien.

-Comment!  dis-je, nous aurions pu prendre vivant un de ces
habitants des mers primitives?

--Oui, r�pond le professeur en continuant ses observations, et tu
vois que ces poissons fossiles n'ont aucune identit� avec les
esp�ces actuelles.  Or, tenir un de ces �tres vivant c'est un
v�ritable bonheur de naturaliste.

--Mais � quelle famille appartient-il?

--A l'ordre des Gano�des, famille des C�phalaspides, genre...

--Eh bien?

--Genre des Pterychtis, j'en jurerais; mais celui-ci offre une
particularit� qui, dit-on, se rencontre chez les poissons des
eaux souterraines.

--Laquelle?

--Il est aveugle!

--Aveugle!

--Non seulement aveugle, mais l'organe de la vue lui manque
absolument.�

Je regarde.  Rien n'est plus vrai.  Mais ce peut �tre un cas
particulier.  La ligne est donc amorc�e de nouveau et rejet�e �
la mer.  Cet oc�an, � coup s�r, est fort poissonneux, car en deux
heures nous prenons une grande quantit� de Pterychtis, ainsi que
des poissons appartenant � une famille �galement �teinte, les
Dipterides, mais dont mon oncle ne peut reconna�tre le genre.
Tous sont d�pourvus de l'organe de la vue.  Cette p�che inesp�r�e
renouvelle avantageusement nos provisions.

Ainsi donc, cela para�t constant, cette mer ne renferme que des
esp�ces fossiles, dans lesquelles les poissons comme les reptiles
sont d'autant plus parfaits que leur cr�ation est plus ancienne.

Peut-�tre rencontrerons-nous quelques-uns de ces sauriens que la
science a su refaire avec un bout d'ossement ou de cartilage.

Je prends la lunette et j'examine la mer.  Elle est d�serte.
Sans doute nous sommes encore trop rapproch�s des c�tes.

Je regarde dans les airs.  Pourquoi quelques-uns de ces oiseaux
reconstruits par l'immortel Cuvier ne battraient-ils pas de leurs
ailes ces lourdes couches atmosph�riques?  Les poissons leur
fourniraient une suffisante nourriture.  J'observe l'espace, mais
les airs sont inhabit�s comme les rivages.

Cependant mon imagination m'emporte dans les merveilleuses
hypoth�ses de la pal�ontologie.  Je r�ve tout �veill�.  Je crois
voir � la surface des eaux ces �normes Chersites, ces tortues
ant�diluviennes, semblables � des �lots flottants.  Il me semble
que sur les gr�ves assombries passent les grands mammif�res des
premiers jours, le Leptotherium, trouv� dans les cavernes du
Br�sil, le mericotherium, venu des r�gions glac�es de la Sib�rie.
Plus loin, le pachyderme Lophiodon, ce tapir gigantesque, se
cache derri�re les rocs, pr�t � disputer sa proie �
l'Anoplotherium, animal �trange, qui tient du rhinoc�ros, du
cheval, de l'hippopotame et du chameau, comme si le Cr�ateur,
press� aux premi�res heures du monde, e�t r�uni plusieurs animaux
en un seul.  Le Mastodonte g�ant fait tournoyer sa trompe et
broie sous ses d�fenses les rochers du rivage, tandis que le
Megatherium, arc-bout� sur ses �normes pattes, fouille la terre
en �veillant par ses rugissements l'�cho des granits sonores.
Plus haut, le Protopith�que, le premier singe apparu � la surface
du globe, gravit les cimes ardues.  Plus haut encore, le
Pt�rodactyle, � la main ail�e, glisse comme une large
chauve-souris sur l'air comprim�.  Enfin, dans les derni�res
couches, des oiseaux immenses, plus puissants que le casoar, plus
grands que l'autruche, d�ploient leurs vastes ailes et vont
donner de la t�te contre la paroi de la vo�te granitique.

Tout ce monde fossile rena�t dans mon imagination.  Je me reporte
aux �poques bibliques de la cr�ation, bien avant la naissance de
l'homme, lorsque la terre incompl�te ne pouvait lui suffire
encore.  Mon r�ve alors devance l'apparition des �tres anim�s.
Les mammif�res disparaissent, puis les oiseaux, puis les reptiles
de l'�poque secondaire, et enfin les poissons, les crustac�s, les
mollusques, les articul�s.  Les zoophytes de la p�riode de
transition retournent au n�ant � leur tour.  Toute la vie de la
terre se r�sume en moi.  et mon coeur est seul � battre dans ce
monde d�peupl�.  Il n'y plus de saisons; il n'y a plus de
climats; la chaleur propre du globe s'accro�t sans cesse et
neutralise celle de l'astre radieux.  La v�g�tation s'exag�re; je
passe comme une ombre au milieu des foug�res arborescentes,
foulant de mon pas incertain les marnes iris�es et les gr�s
bigarr�s du sol; je m'appuie au tronc des conif�res immenses; je
me couche � l'ombre des Sphenophylles, des Asterophylles et des
Lycopodes hauts de cent pieds.

Les si�cles s'�coulent comme des jours; je remonte la s�rie des
transformations terrestres; les plantes disparaissent; les roches
granitiques perdent leur duret�; l'�tat liquide va remplacer
l'�tat solide sous l'action d'une chaleur plus intense; les eaux
courent � la surface du globe; elles bouillonnent, elles se
volatilisent; les vapeurs enveloppent la terre, qui peu � peu ne
forme plus qu'une masse gazeuse, port�e au rouge blanc, grosse
comme le soleil et brillante comme lui!

Au centre de cette n�buleuse, quatorze cent mille fois plus
consid�rable que ce globe qu'elle va former un jour, je suis
entra�n� dans les espaces plan�taires; mon corps se subtilise, se
sublime � son tour et se m�lange comme un atome impond�rable �
ces immenses vapeurs qui tracent dans l'infini leur orbite
enflamm�e!

Quel r�ve!  O� m'emporte-t-il?  Ma main fi�vreuse en jette sur le
papier les �tranges d�tails.

J'ai tout oubli�, et le professeur, et le guide, et le radeau!
Une hallucination s'est empar�e de mon esprit...

�Qu'as-tu?� dit mon oncle.

Mes yeux tout ouverts se fixent sur lui sans le voir.

�Prends garde, Axel, tu vas tomber � la mer!�

En m�me temps, je me sens saisir vigoureusement par la main de
Hans.  Sans lui, sous l'empire de mon r�ve, je me pr�cipitais
dans les flots.

�Est-ce qu'il devient fou?  s'�crie le professeur.

--Qu'y a-t-il?  dis-je enfin, en revenant � moi.

--Es-tu malade?

--Non, j'ai eu un moment d'hallucination, mais il est pass�.
Tout va bien, d'ailleurs?

--Oui!  bonne brise, belle mer!  nous filons rapidement, et si
mon estime ne m'a pas tromp�, nous ne pouvons tarder � atterrir.�

� ces paroles, je me l�ve, je consulte l'horizon; mais la ligne
d'eau se confond toujours avec la ligne des nuages.



XXXIII


_Samedi 15 ao�t._--La mer conserve sa monotone uniformit�.
Nulle terre n'est en vue.  L'horizon parait excessivement recul�.

J'ai la t�te encore alourdie par la violence de mon r�ve.

Mon oncle n'a pas r�v�, lui, mais il est de mauvaise humeur; il
parcourt tous les points de l'espace avec sa lunette et se croise
les bras d'un air d�pit�.

Je remarque que le professeur Lidenbrock tend � redevenir l'homme
impatient du pass�, et je consigne le fait sur mon journal.  Il a
fallu mes dangers et mes souffrances pour tirer de lui quelque
�tincelle d'humanit�; mais, depuis ma gu�rison, la nature a
repris le dessus.  Et cependant, pourquoi s'emporter?  Le voyage
ne s'accomplit-il pas dans les circonstances les plus favorables?
Est-ce que le radeau ne file pas avec une merveilleuse rapidit�?

�Vous semblez inquiet, mon oncle?  dis-je, en le voyant souvent
porter la lunette � ses yeux.

--Inquiet?  Non.

--Impatient, alors?

--On le serait � moins!

--Cependant nous marchons avec vitesse...

--Que m'importe?  Ce n'est pas la vitesse qui est trop petite,
c'est la mer qui est trop grande!�

Je me souviens alors que le professeur, avant notre d�part,
estimait � une trentaine de lieues la longueur de ce souterrain.
Or nous avons parcouru un chemin trois fois plus long, et les
rivages du sud n'apparaissent pas encore.

�Nous ne descendons pas!  reprend le professeur.  Tout cela est
du temps perdu, et, en somme, je ne suis pas venu si loin pour
faire une partie de bateau sur un �tang!

Il appelle cette travers�e une partie de bateau, et cette mer un
�tang!

�Mais, dis-je, puisque nous avons suivi la route indiqu�e par
Saknussemm...

--C'est la question.  Avons-nous suivi cette route?  Saknussemm
a-t-il rencontr� cette �tendue d'eau?  L'a-t-il travers�e?  Ce
ruisseau que nous avons pris pour guide ne nous a-t-il pas
compl�tement �gar�s?

--En tout cas, nous ne pouvons regretter, d'�tre venus jusqu'ici.
Ce spectacle est magnifique, et...

--Il ne s'agit pas de voir.  Je me suis propos� un but, et je
veux l'atteindre!  Ainsi ne me parle pas d'admirer!�

Je me le tiens pour dit, et je laisse le professeur se ronger les
l�vres d'impatience.  A six heures du soir, Hans r�clame sa paye,
et ses trois rixdales lui sont compt�s.


_Dimanche 16 ao�t._--Rien de nouveau.  M�me temps.  Le vent a
une l�g�re tendance � fra�chir.  En me r�veillant, mon premier
soin est de constater l'intensit� de la lumi�re.  Je crains
toujours que le ph�nom�ne �lectrique ne vienne � s'obscurcir,
puis � s'�teindre.  Il n'en est rien: l'ombre du radeau est
nettement dessin�e � la surface des flots.

Vraiment cette mer est infinie!  Elle doit avoir la largeur de la
M�diterran�e, ou m�me de l'Atlantique.  Pourquoi pas?

Mon oncle sonde � plusieurs reprises; il attache un des plus
lourds pics � l'extr�mit� d'une corde qu'il laisse filer de deux
cents brasses.  Pas de fond.  Nous avons beaucoup de peine �
ramener notre sonde.

Quand le pic est remont� � bord, Hans me fait remarquer � sa
surface des empreintes fortement accus�es.  On dirait que ce
morceau de fer a �t� vigoureusement serr� entre deux corps durs.

Je regarde le chasseur.

�T�nder!� fait-il.

Je ne comprends pas.  Je me tourne vers mon oncle, qui est
enti�rement absorb� dans ses r�flexions.  Je ne me soucie pas de
le d�ranger.  Je reviens vers l'Islandais.  Celui-ci, ouvrant et
refermant plusieurs fois la bouche, me fait comprendre sa pens�e.

�Des dents!� dis-je avec stup�faction en consid�rant plus
attentivement la barre de fer.

Oui!  ce sont bien des dents dont l'empreinte s'est incrust�e
dans le m�tal!  Les m�choires qu'elles garnissent doivent
poss�der une force prodigieuse!  Est-ce un monstre des esp�ces
perdues qui s'agite sous la couche profonde des eaux, plus vorace
que le squale, plus redoutable que la baleine!  Je ne puis
d�tacher mes regards de cette barre � demi rong�e!  Mon r�ve de
la nuit derni�re va-t-il devenir une r�alit�?

Ces pens�es m'agitent pendant tout le jour, et mon imagination se
calme � peine dans un sommeil de quelques heures.


_Lundi 17 ao�t._--Je cherche � me rappeler les instincts
particuliers � ces animaux ant�diluviens de l'�poque secondaire,
qui, succ�dant aux mollusques, aux crustac�s et aux poissons,
pr�c�d�rent l'apparition des mammif�res sur le globe.  Le monde
appartenait alors aux reptiles.  Ces monstres r�gnaient en
ma�tres dans les mers jurassiques[1].  La nature leur avait
accord� la plus compl�te organisation.  Quelle gigantesque
structure!  quelle force prodigieuse!  Les sauriens actuels,
alligators ou crocodiles, les plus gros et les plus redoutables,
ne sont que des r�ductions affaiblies de leurs p�res des premiers
�ges!

  [1] Mers de la p�riode secondaire qui ont form� les terrains
  dont se composent les montagnes du Jura.

Je frissonne � l'�vocation que je fais de ces monstres.  Nul oeil
humain ne les a vus vivants.  Ils apparurent sur la terre mille
si�cles avant l'homme, mais leurs ossements fossiles, retrouv�s
dans ce calcaire argileux que les Anglais nomment le lias, ont
permis de les reconstruire anatomiquement et de conna�tre leur
colossale conformation.

J'ai vu au Mus�um de Hambourg le squelette de l'un de ces
sauriens qui mesurait trente pieds de longueur.  Suis-je donc
destin�, moi, habitant de la terre, � me trouver face � face avec
ces repr�sentants d'une famille ant�diluvienne?  Non!  c'est
impossible.  Cependant la marque des dents puissantes est grav�e
sur la barre de fer, et � leur empreinte je reconnais qu'elles
sont coniques comme celles du crocodile.

Mes yeux se fixent avec effroi sur la mer; je crains de voir
s'�lancer l'un de ces habitants des cavernes sous-marines.

Je suppose que le professeur Lidenbrock partage mes id�es, sinon
mes craintes, car, apr�s avoir examin� le pic, il parcourt
l'oc�an du regard.

�Au diable, dis-je en moi-m�me, cette id�e qu'il a eue de sonder!
Il a troubl� quelque animal marin dans sa retraite, et si nous ne
sommes pas attaqu�s en route!...�

Je jette un coup d'oeil sur les armes, et je m'assure qu'elles
sont en bon �tat.  Mon oncle me voit faire et m'approuve du
geste.

D�j� de larges agitations produites � la surface des flots
indiquent le trouble des couches recul�es.  Le danger est proche.
Il faut veiller.


_Mardi 18 ao�t._--Le soir arrive, ou plut�t le moment o� le
sommeil alourdit nos paupi�res, car la nuit manque � cet oc�an,
et l'implacable lumi�re fatigue obstin�ment nos yeux, comme si
nous naviguions sous le soleil des mers arctiques.  Hans est � la
barre.  Pendant son quart je m'endors.

Deux heures apr�s, une secousse �pouvantable me r�veille.  Le
radeau a �t� soulev� hors des flots avec une indescriptible
puissance et rejet� � vingt toises de l�.

�Qu'y a-t-il?  s'�cria mon oncle; avons-nous touch�?�

Hans montre du doigt, � une distance de deux cents toises, une
masse noir�tre qui s'�l�ve et s'abaisse tour � tour.  Je regarde
et je m'�crie:

�C'est un marsouin colossal!

--Oui, r�plique mon oncle, et voil� maintenant un l�zard de mer
d'une grosseur peu commune.

--Et plus loin un crocodile monstrueux!  Voyez sa large m�choire
et les rang�es de dents dont elle est arm�e.  Ah!  il dispara�t!

--Une baleine!  une baleine!  s'�crie alors le professeur.
J'aper�ois ses nageoires �normes!  Vois l'air et l'eau qu'elle
chasse par ses �vents!�

En effet, deux colonnes liquides s'�l�vent � une hauteur
consid�rable au-dessus de la mer.  Nous restons surpris,
stup�faits, �pouvant�s, en pr�sence de ce troupeau de monstres
marins.  Ils ont des dimensions surnaturelles, et le moindre
d'entre eux briserait le radeau d'un coup de dent.  Hans veut
mettre la barre au vent, afin de fuir ce voisinage dangereux;
mais il aper�oit sur l'autre bord d'autres ennemis non moins
redoutables: une tortue large de quarante pieds, et un serpent
long de trente, qui darde sa t�te �norme au-dessus des flots.

Impossible de fuir.  Ces reptiles s'approchent; ils tournent
autour du radeau avec une rapidit� que des convois lanc�s �
grande vitesse ne sauraient �galer; ils tracent autour de lui des
cercles concentriques.  J'ai pris ma carabine.  Mais quel effet
peut produire une balle sur les �cailles dont le corps de ces
animaux est recouvert?

Nous sommes muets d'effroi.  Les voici qui s'approchent!  D'un
c�t� le crocodile, de l'autre le serpent.  Le reste du troupeau
marin a disparu.  Je vais faire feu.  Hans m'arr�te d'un signe.
Les deux monstres passent � cinquante toises du radeau, se
pr�cipitent l'un sur l'autre, et leur fureur les emp�che de nous
apercevoir.

Le combat s'engage � cent toises du radeau.  Nous voyons
distinctement les deux monstres aux prises.

Mais il me semble que maintenant les autres animaux viennent
prendre part � la lutte, le marsouin, la baleine, le l�zard, la
tortue; � chaque instant je les entrevois.  Je les montre �
l'Islandais.  Celui-ci remue la t�te n�gativement.

�Tva�, fait-il.

--Quoi!  deux!  il pr�tend que deux animaux seulement...

--Il a raison, s'�crie mon oncle, dont la lunette n'a pas quitt�
les yeux.

--Par exemple!

--Oui!  le premier de ces monstres a le museau d'un marsouin, la
t�te d'un l�zard, les dents d'un crocodile, et voil� ce qui nous
a tromp�s.  C'est le plus redoutable des reptiles ant�diluviens,
l'Ichthyosaurus!

--Et l'autre?

--L'autre, c'est un serpent cach� dans la carapace d'une tortue,
le terrible ennemi du premier, le Plesiosaurus!�

Hans a dit vrai.  Deux monstres seulement troublent ainsi la
surface de la mer, et j'ai devant les yeux deux reptiles des
oc�ans primitifs.  J'aper�ois l'oeil sanglant de l'Ichthyosaurus,
gros comme la t�te d'un homme.  La nature l'a dou� d'un appareil
d'optique d'une extr�me puissance et capable de r�sister � la
pression des couches d'eau dans les profondeurs qu'il habite.  On
l'a justement nomm� la baleine des Sauriens, car il en a la
rapidit� et la taille.  Celui-ci ne mesure pas moins de cent
pieds, et je peux juger de sa grandeur quand il dresse au-dessus
des flots les nageoires verticales de sa queue.  Sa m�choire est
�norme, et d'apr�s les naturalistes, elle ne compte pas moins de
cent quatre-vingt-deux dents.

Le Plesiosaurus, serpent � tronc cylindrique, � queue courte, a
les pattes dispos�es en forme de rame.  Son corps est enti�rement
rev�tu d'une carapace, et son cou, flexible comme celui du cygne,
se dresse � trente pieds au-dessus des flots.

Ces animaux s'attaquent avec une indescriptible furie.  Ils
soul�vent des montagnes liquides qui s'�tendent jusqu'au radeau.
Vingt fois nous sommes sur le point de chavirer.  Des sifflements
d'une prodigieuse intensit� se font entendre.  Les deux b�tes
sont enlac�es.  Je ne puis les distinguer l'une de l'autre!  Il
faut tout craindre de la rage du vainqueur.

Une heure, deux heures se passent.  La lutte continue avec le
m�me acharnement.  Les combattants se rapprochent du radeau et
s'en �loignent tour � tour.  Nous restons immobiles, pr�ts �
faire feu.

Soudain l'Ichthyosaurus et le Plesiosaurus disparaissent en
creusant un v�ritable ma�lstrom.  Le combat va-t-il se terminer
dans les profondeurs de la mer?

Mais tout � coup une t�te �norme s'�lance au dehors, la t�te du
Plesiosaurus.  Le monstre est bless� � mort.  Je n'aper�ois plus
son immense carapace.  Seulement, son long cou se dresse, s'abat,
se rel�ve, se recourbe, cingle les flots comme un fouet
gigantesque et se tord comme un ver coup�.  L'eau rejaillit � une
distance consid�rable.  Elle nous aveugle.  Mais bient�t l'agonie
du reptile touche � sa fin, ses mouvements diminuent, ses
contorsions s'apaisent, et ce long tron�on de serpent s'�tend
comme une masse inerte sur les flots calm�s.

Quant � l'Ichthyosaurus, a-t-il donc regagn� sa caverne
sous-marine, ou va-t-il repara�tre � la surface de la mer?



XXXIV


_Mercredi 19 ao�t._--Heureusement le vent, qui souffle avec
force, nous a permis de fuir rapidement le th��tre du combat.
Hans est toujours au gouvernail.  Mon oncle, tir� de ses
absorbantes id�es par les incidents de ce combat, retombe dans
son impatiente contemplation de la mer.

Le voyage reprend sa monotone uniformit�, que je ne tiens pas �
rompre au prix des dangers d'hier.


_Jeudi 20 ao�t._--Brise N.-N.-E.  assez in�gale.  Temp�rature
chaude.  Nous marchons avec une vitesse de trois lieues et demie
� l'heure.

Vers midi un bruit tr�s �loign� se fait entendre.

Je consigne ici le fait sans pouvoir en donner l'explication.
C'est un mugissement continu.

�Il y a au loin, dit le professeur, quelque rocher, ou quelque
�lot sur lequel la mer se brise.�

Hans se hisse au sommet du m�t, mais ne signale aucun �cueil.
L'oc�an est uni jusqu'� sa ligne d'horizon.

Trois heures se passent.  Les mugissements semblent provenir
d'une chute d'eau �loign�e.

Je le fais remarquer � mon oncle, qui secoue la t�te.  J'ai
pourtant la conviction que je ne me trompe pas.  Courons-nous
donc � quelque cataracte qui nous pr�cipitera dans l'ab�me?  Que
cette mani�re de descendre plaise au professeur, parce qu'elle se
rapproche de la verticale, c'est possible, mais � moi...

En tout cas, il doit y avoir � quelques lieues au vent un
ph�nom�ne bruyant, car maintenant les mugissements se font
entendre avec une grande violence.  Viennent-ils du ciel ou de
l'oc�an?

Je porte mes regards vers les vapeurs suspendues dans
l'atmosph�re, et je cherche � sonder leur profondeur.  Le ciel
est tranquille; les nuages, emport�s au plus haut de la vo�te,
semblent immobiles et se perdent dans l'intense irradiation de la
lumi�re.  Il faut donc chercher ailleurs la cause de ce
ph�nom�ne.

J'interroge alors l'horizon pur et d�gag� de toute brume.  Son
aspect n'a pas chang�.  Mais si ce bruit vient d'une chute, d'une
cataracte; si tout cet oc�an se pr�cipite dans un bassin
inf�rieur, si ces mugissements sont produits par une masse d'eau
qui tombe, le courant doit s'activer, et sa vitesse croissante
peut me donner la mesure du p�ril dont nous sommes menac�s.  Je
consulte le courant.  Il est nul.  Une bouteille vide que je
jette � la mer reste sous le vent.

Vers quatre heures, Hans se l�ve, se cramponne au m�t et monte �
son extr�mit�.  De l� son regard parcourt l'arc de cercle que
l'oc�an d�crit devant le radeau et s'arr�te � un point.  Sa
figure n'exprime aucune surprise, mais son poil est devenu fixe.

�Il a vu quelque chose, dit mon oncle.

--Je le crois.�

Hans redescend, puis il �tend son bras vers le sud en disant:

�Der nere!�

--L�-bas?� r�pond mon oncle.

Et saisissant sa lunette, il regarde attentivement pendant une
minute, qui me para�t un si�cle.

�Oui, oui!  s'�crie-t-il.

--Que voyez-vous?

--Une gerbe immense qui s'�l�ve au-dessus des flots.

--Encore quelque animal marin?

--Alors mettons le cap plus � l'ouest, car nous savons � quoi
nous en tenir sur le danger de rencontrer ces monstres
ant�diluviens!

--Laissons aller,� r�pond mon oncle.

Je me retourne vers Hans.  Hans maintient sa barre avec une
inflexible rigueur.

Cependant, si de la distance qui nous s�pare de cet animal, et
qu'il faut estimer � douze lieues au moins, on peut apercevoir la
colonne d'eau chass�e par ses �vents, il doit �tre d'une taille
surnaturelle.  Fuir serait se conformer aux lois de la plus
vulgaire prudence.  Mais nous ne sommes pas venus ici pour �tre
prudents.

On va donc en avant.  Plus nous approchons, plus la gerbe
grandit.  Quel monstre peut s'emplir d'une pareille quantit�
d'eau et l'expulser ainsi sans interruption?

A huit heures du soir nous ne sommes pas � deux lieues de lui.
Son corps noir�tre, �norme, monstrueux, s'�tend dans la mer comme
un �lot.  Est-ce illusion?  est-ce effroi?  Sa longueur me parait
d�passer mille toises!  Quel est donc ce c�tac� que n'ont pr�vu
ni les Cuvier ni les Blumembach?  Il est immobile et comme
endormi; la mer semble ne pouvoir le soulever, et ce sont les
vagues qui ondulent sur ses flancs.  La colonne d'eau, projet�e �
une hauteur de cinq cents pieds retombe avec un bruit
assourdissant.  Nous courons en insens�s vers cette masse
puissante que cent baleines ne nourriraient pas pour un jour.

La terreur me prend.  Je ne veux pas aller plus loin!  Je
couperai, s'il le faut, la drisse de la voile!  Je me r�volte
contre le professeur, qui ne me r�pond pas.

Tout � coup Hans se l�ve, et montrant du doigt le point mena�ant:

�Holme!� dit-il.

--Une �le!  s'�crie mon oncle.

--Une �le!  dis-je � mon tour en haussant les �paules.

--�videmment, r�pond le professeur en poussant un vaste �clat de
rire.

--Mais cette colonne d'eau!

--Geyser[1] fait Hans.

  [1] Source jaillissante tr�s c�l�bre situ�e au pied de l'H�cla.

--Eh!  sans doute, geyser, riposte mon oncle, un geyser pareil �
ceux de l'Islande!�

Je ne veux pas, d'abord, m'�tre tromp� si grossi�rement.  Avoir
pris un �lot pour un monstre marin!  Mais l'�vidence se fait, et
il faut enfin convenir de mon erreur.  Il n'y a l� qu'un
ph�nom�ne naturel.

A mesure que nous approchons, les dimensions de la gerbe liquide
deviennent grandioses.  L'�lot repr�sente � s'y m�prendre un
c�tac� immense dont la t�te domine les flots � une hauteur de dix
toises.  Le geyser, mot que les Islandais prononcent �geysir� et
qui signifie �fureur�, s'�l�ve majestueusement � son extr�mit�.
De sourdes d�tonations �clatent par instants, et l'�norme jet,
pris de col�res plus violentes, secoue son panache de vapeurs en
bondissant jusqu'� la premi�re couche de nuages.  Il est seul.
Ni fumerolles, ni sources chaudes ne l'entourent, et toute la
puissance volcanique se r�sume en lui.  Les rayons de la lumi�re
�lectrique viennent se m�ler � cette gerbe �blouissante, dont
chaque goutte se nuance de toutes les couleurs du prisme.

�Accostons,� dit le professeur.

Mais il faut, �viter avec soin cette trombe d'eau, qui coulerait
le radeau en un instant.  Hans, manoeuvrant adroitement, nous
am�ne � l'extr�mit� de l'�lot.

Je saute sur le roc; mon oncle me suit lestement, tandis que le
chasseur demeure � son poste, comme un homme au-dessus de ces
�tonnements.

Nous marchons sur un granit m�l� de tuf siliceux; le sol
frissonne sous nos pieds comme les flancs d'une chaudi�re o� se
tord de la vapeur surchauff�e; il est br�lant.  Nous arrivons en
vue d'un petit bassin central d'o� s'�l�ve le geyser.  Je plonge
dans l'eau qui coule en bouillonnant un thermom�tre �
d�versement, et il marque une chaleur de cent soixante-trois
degr�s.

Ainsi donc cette eau sort d'un foyer ardent.  Cela contredit
singuli�rement les th�ories du professeur Lidenbrock.  Je ne puis
m'emp�cher d'en faire la remarque.

�Eh bien, r�plique-t-il, qu'est-ce que cela prouve, contre ma
doctrine?

--Rien,� dis-je d'un ton sec, en voyant que je me heurte � un
ent�tement absolu.

N�anmoins, je suis forc� d'avouer que nous sommes singuli�rement
favoris�s jusqu'ici, et que, pour une raison qui m'�chappe, ce
voyage s'accomplit dans des conditions particuli�res de
temp�rature; mais il me para�t �vident, certain, que nous
arriverons un jour ou l'autre � ces r�gions o� la chaleur
centrale atteint les plus hautes limites et d�passe toutes les
graduations des thermom�tres.

Nous verrons bien.  C'est le mot du professeur, qui, apr�s avoir
baptis� cet �lot volcanique du nom de son neveu, donne le signal
de rembarquement.

Je reste pendant quelques minutes encore � contempler le geyser.
Je remarque que son jet est irr�gulier dans ses acc�s, qu'il
diminue parfois d'intensit�, puis reprend avec une nouvelle
vigueur, ce que j'attribue aux variations de pression des vapeurs
accumul�es dans son r�servoir.

Enfin nous partons en contournant les roches tr�s accores du sud.
Hans a profit� de cette halte pour remettre le radeau en �tat.

Mais avant de d�border je fais quelques observations pour
calculer la distance parcourue, et je les note sur mon journal.
Nous avons franchi deux cent soixante-dix lieues de mer depuis
Port-Gra�ben, et nous sommes � six cent vingt lieues de
l'Islande, sous l'Angleterre.



XXXV


_Vendredi 21 ao�t._--Le lendemain le magnifique geyser a
disparu.  Le vent a fra�chi, et nous a rapidement �loign�s de
l'�lot Axel.  Les mugissements se sont �teints peu � peu.

Le temps, s'il est permis de s'exprimer ainsi, va changer avant
peu.  L'atmosph�re se charge de vapeurs, qui emportent avec elles
l'�lectricit� form�e par l'�vaporation des eaux salines, les
nuages s'abaissent sensiblement et prennent une teinte
uniform�ment oliv�tre; les rayons �lectriques peuvent � peine
percer cet opaque rideau baiss� sur le th��tre o� va se jouer le
drame des temp�tes.

Je me sens particuli�rement impressionn�, comme l'est sur terre
toute cr�ature � l'approche d'un cataclysme.  Les �cumulus[1]�
entass�s dans le sud pr�sentent un aspect sinistre; ils ont cette
apparence �impitoyable� que j'ai souvent remarqu�e au d�but des
orages.  L'air est lourd, la mer est calme.

  [1] Nuages de formes arrondies.

Au loin les nuages ressemblent � de grosses balles de coton
amoncel�es dans un pittoresque d�sordre; peu � peu ils se
gonflent et perdent en nombre ce qu'ils gagnent en grandeur; leur
pesanteur est telle qu'ils ne peuvent se d�tacher de l'horizon;
mais, au souffle des courants �lev�s, ils se fondent peu � peu,
s'assombrissent et pr�sentent bient�t une couche unique d'un
aspect redoutable; parfois une pelote de vapeurs, encore
�clair�e, rebondit sur ce tapis gris�tre et va se perdre bient�t
dans la masse opaque.

�videmment l'atmosph�re est satur�e de fluide, j'en suis tout
impr�gn�, mes cheveux se dressent sur ma t�te comme aux abords
d'une machine �lectrique.  Il me semble que, si mes compagnons me
touchaient en ce moment, ils recevraient une commotion violente.

A dix heures du matin, les sympt�mes de l'orage sont plus
d�cisifs; on dirait que le vent mollit pour mieux reprendre
haleine; la nue ressemble � une outre immense dans laquelle
s'accumulent les ouragans.

Je ne veux pas croire aux menaces du ciel, et cependant je ne
puis m'emp�cher de dire:

�Voil� du mauvais temps qui se pr�pare.�

Le professeur ne r�pond pas.  Il est d'une humeur massacrante, �
voir l'oc�an se prolonger ind�finiment devant ses yeux.  Il
hausse les �paules � mes paroles.

�Nous aurons de l'orage, dis-je en �tendant la main vers
l'horizon, ces nuages s'abaissent sur la mer comme pour
l'�craser!�

Silence g�n�ral.  Le vent se tait.  La nature a l'air d'une morte
et ne respire plus.  Sur le mat, o� je vois d�j� poindre un l�ger
feu Saint-Elme, la voile d�tendue tombe en plis lourds.  Le
radeau est immobile au milieu d'une mer �paisse et sans
ondulations.  Mais, si nous ne marchons plus, � quoi bon
conserver cette toile, qui peut nous mettre en perdition au
premier choc de la temp�te?

�Amenons-la, dis-je, abattons notre m�t: cela sera prudent.

--Non, par le diable!  s'�crie mon oncle, cent fois non!  Que le
vent nous saisisse!  que l'orage nous emporte!  mais que
j'aper�oive enfin les rochers rivage, quand notre radeau devrait
s'y briser en mille pi�ces!�

Ces paroles ne sont pas achev�es que l'horizon du sud change
subitement d'aspect; les vapeurs accumul�es se r�solvent en eau,
et l'air, violemment appel� pour combler les vides produits par
la condensation, se fait ouragan.  Il vient des extr�mit�s les
plus recul�es de la caverne.  L'obscurit� redouble.  C'est �
peine si je puis prendre quelques notes incompl�tes.

Le radeau se soul�ve, il bondit.  Mon oncle est jet� de son haut.
Je me tra�ne jusqu'� lui.  Il s'est fortement cramponn� � un bout
de c�ble et parait consid�rer avec plaisir ce spectacle des
�l�ments d�cha�n�s.

Hans ne bouge pas.  Ses longs cheveux, repouss�s par l'ouragan et
ramen�s sur sa face immobile, lui donnent une �trange
physionomie, car chacune de leurs extr�mit�s est h�riss�e de
petites aigrettes lumineuses.  Son masque effrayant est celui
d'un homme ant�diluvien, contemporain des Ichthyosaures et des
Megatherium.

Cependant le m�t r�siste.  La voile se tend comme une bulle pr�te
� crever.  Le radeau file avec un emportement que je ne puis
estimer, mais moins vite encore que ces gouttes d'eau d�plac�es
sous lui, dont la rapidit� fait des lignes droites et nettes.

�La voile!  la voile!  dis-je, en faisant signe de l'abaisser.

--Non!  r�pond mon oncle.

--Nej,� fait Hans en remuant doucement la t�te.

Cependant la pluie forme une cataracte mugissante devant cet
horizon vers lequel nous courons en insens�s.  Mais avant qu'elle
n'arrive jusqu'� nous le voile de nuage se d�chire, la mer entre
en �bullition et l'�lectricit�, produite par une vaste action
chimique qui s'op�re dans les couches sup�rieures, est mise en
jeu.  Aux �clats du tonnerre se m�lent les jets �tincelants de la
foudre; des �clairs sans nombre s'entre-croisent au milieu des
d�tonations; la masse des vapeurs devient incandescente; les
gr�lons qui frappent le m�tal de nos outils ou de nos armes se
font lumineux; les vagues soulev�es semblent �tre autant de
mamelons ignivomes sous lesquels couve un feu int�rieur, et dont
chaque cr�te est empanach�e d'une flamme.

Mes yeux sont �blouis par l'intensit� de la lumi�re, mes oreilles
bris�es par le fracas de la foudre; il faut me retenir au m�t,
qui plie comme un roseau sous la violence de l'ouragan..........
................................................................
..............................

[Ici mes notes de voyage devinrent tr�s incompl�tes.  Je n'ai
plus retrouv� que quelques observations fugitives et prises
machinalement pour ainsi dire.  Mais, dans leur bri�vet�, dans
leur obscurit� m�me, elles sont empreintes de l'�motion qui me
dominait, et mieux que ma m�moire elles me donnent le sentiment
de notre situation.]
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_Dimanche 23 ao�t._--O� sommes-nous?  Emport�s avec une
incomparable rapidit�.

La nuit a �t� �pouvantable.  L'orage ne se calme pas.  Nous
vivons dans un milieu de bruit, une d�tonation incessante.  Nos
oreilles saignent.  On ne peut �changer une parole.

Les �clairs ne discontinuent pas.  Je vois des zigzags
r�trogrades qui, apr�s un jet rapide, reviennent de bas ou haut
et vont frapper la vo�te de granit.  Si elle allait s'�crouler!
D'autres �clairs se bifurquent ou prennent la forme de globes de
feu qui �clatent comme des bombes.  Le bruit g�n�ral ne parait
pas s'en accro�tre; il a d�pass� la limite d'intensit� que peut
percevoir l'oreille humaine, et, quand toutes les poudri�res du
monde viendraient � sauter ensemble, nous ne saurions en entendre
davantage.

Il y a �mission continue de lumi�re � la surface des nuages; la
mati�re �lectrique se d�gage incessamment de leurs mol�cules;
�videmment les principes gazeux de l'air sont alt�r�s; des
colonnes d'eau innombrables s'�lancent dans l'atmosph�re et
retombent en �cumant.

O� allons-nous?...  Mon oncle est couch� tout de son long �
l'extr�mit� du radeau.

La chaleur redouble.  Je regarde le thermom�tre; il indique...
[Le chiffre est effac�.]


_Lundi 24 ao�t._--Cela ne finira pas!  Pourquoi l'�tat de cette
atmosph�re si dense, une fois modifi�, ne serait-il pas
d�finitif?

Nous sommes bris�s de fatigue, Hans comme � l'ordinaire.  Le
radeau court invariablement vers le sud-est.  Nous avons fait
plus de deux cents lieues depuis l'�lot Axel.

A midi la violence de l'ouragan redouble; il faut lier solidement
tout les objets composant la cargaison.  Chacun de nous s'attache
�galement.  Les flots passent par-dessus notre t�te.

Impossible de s'adresser une seule parole depuis trois jours.
Nous ouvrons la bouche, nous remuons nos l�vres; il ne se produit
aucun son appr�ciable.  M�me en se parlant � l'oreille on ne peut
s'entendre.

Mon oncle s'est approch� de moi.  Il a articul� quelques paroles.
Je crois qu'il m'a dit: �Nous sommes perdus.� Je n'en suis pas
certain.

Je prends le parti de lui �crire ces mots: �Amenons notre voile.�

Il me fait signe qu'il y consent.

Sa t�te n'a pas eu le temps de se relever de bas en haut qu'un
disque de feu appara�t au bord du radeau.  Le m�t et la voile
sont partis tout d'un bloc, et je les ai vus s'enlever � une
prodigieuse hauteur, semblables au Pt�rodactyle, cet oiseau
fantastique des premiers si�cles.

Nous sommes glac�s d'effroi; la boule mi-partie blanche,
mi-partie azur�e, de la grosseur d'une bombe de dix pouces, se
prom�ne lentement, en tournant avec une surprenante vitesse sous
la lani�re de l'ouragan.  Elle vient ici, l�, monte sur un des
b�tis du radeau, saute sur le sac aux provisions, redescend
l�g�rement, bondit, effleure la caisse � poudre.  Horreur!  Nous
allons sauter!  Non!  Le disque �blouissant s'�carte; il
s'approche de Hans, qui le regarde fixement; de mon oncle, qui se
pr�cipite � genoux pour l'�viter; de moi, p�le et frissonnant
sous l'�clat de la lumi�re et de la chaleur; il pirouette pr�s de
mon pied, que j'essaye de retirer.  Je ne puis y parvenir.

Une odeur de gaz nitreux remplit l'atmosph�re; elle p�n�tre le
gosier, les poumons.  On �touffe.

Pourquoi ne puis-je retirer mon pied?  Il est donc riv� au
radeau?  Ah!  la chute de ce globe �lectrique a aimant� tout le
fer du bord; les instruments, les outils, les armes s'agitent en
se heurtant avec un cliquetis aigu; les clous de ma chaussure
adh�rent violemment � une plaque de fer incrust�e dans le bois.
Je ne puis retirer mon pied!

Enfin, par un violent, effort, je l'arrache au moment o� la boule
allait le saisir dans son mouvement giratoire et m'entra�ner
moi-m�me, si...

Ah!  quelle lumi�re intense!  le globe �clate!  nous sommes
couverts par des jets de flammes!

Puis tout s'�teint.  J'ai eu le temps de voir mon oncle �tendu
sur le radeau; Hans toujours � sa barre et �crachant du feu� sous
l'influence de l'�lectricit� qui le p�n�tre!

O� allons-nous?  o� allons-nous?
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_Mardi 25 ao�t._--Je sors d'un �vanouissement prolong�; l'orage
continue; les �clairs se d�cha�nent comme une couv�e de serpents
l�ch�e dans l'atmosph�re.

Sommes-nous toujours sur la mer?  Oui, et emport�s avec une
vitesse incalculable.  Nous avons pass� sous l'Angleterre, sous
la Manche, sous la France, sous l'Europe enti�re, peut-�tre!
.......................................................

Un bruit nouveau se fait entendre!  �videmment, la mer qui se
brise sur des rochers!...  Mais alors...
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XXXVI


Ici se termine ce que j'ai appel� �le journal du bord,� si
heureusement sauv� du naufrage.  Je reprends mon r�cit comme
devant.

Ce qui se passa au choc du radeau contre les �cueils de la c�te,
je ne saurais le dire.  Je me sentis pr�cipit� dans les flots, et
si j'�chappai � la mort, si mon corps ne fut pas d�chir� sur les
rocs aigus, c'est que le bras vigoureux de Hans me retira de
l'ab�me.

Le courageux Islandais me transporta hors de la port�e des
vagues, sur un sable br�lant o� je me trouvai c�te � c�te avec
mon oncle.

Puis il revint vers ces rochers auxquels se heurtaient les lames
furieuses, afin de sauver quelques �paves du naufrage.  Je ne
pouvais parler; j'�tais bris� d'�motions et de fatigues; il me
fallut une grande heure pour me remettre.

Cependant une pluie diluvienne continuait � tomber, mais avec ce
redoublement qui annonce la fin des orages.  Quelques rocs
superpos�s nous offrirent un abri contre les torrents du ciel,
Hans pr�para des aliments auxquels je ne pus toucher, et chacun
de nous, �puis� par les veilles de trois nuits, tomba dans un
douloureux sommeil.

Le lendemain le temps �tait magnifique.  Le ciel et la mer
s'�taient apais�s d'un commun accord.  Toute trace de temp�te
avait disparu.  Ce furent les paroles joyeuses du professeur qui
salu�rent mon r�veil.

�Eh bien, mon gar�on, s'�cria-t-il, as-tu bien dormi?�

N'e�t-on pas dit que nous �tions dans la maison de K�nig-strasse,
que je descendais tranquillement pour d�jeuner et que mon mariage
avec la pauvre Gra�ben allait s'accomplir ce jour m�me?

H�las!  pour peu que la temp�te e�t jet� le radeau dans l'est,
nous avions pass� sous l'Allemagne, sous ma ch�re ville de
Hambourg, sous cette rue au demeurait tout ce que j'aimais au
monde.  Alors quarante lieues m'en s�paraient � peine!  Mais
quarante lieues verticales d'un mur de granit, et en r�alit�,
plus de mille lieues � franchir!

Toutes ces douloureuses r�flexions travers�rent rapidement mon
esprit avant que je ne r�pondisse � la question de mon oncle.

�Ah �a!  r�p�ta-t-il, tu ne veux pas me dire si tu as bien dormi?

--Tr�s bien, r�pondis-je; je suis encore bris�, mais cela ne sera
rien.

--Absolument rien, un peu de fatigue, et voil� tout.

--Mais vous me paraissez bien gai, ce matin, mon oncle.

--Enchant�, mon gar�on!  enchant�!  Nous sommes arriv�s!

--Au terme de notre exp�dition?

--Non, mais au bout de cette mer qui n'en finissait pas.  Nous
allons reprendre maintenant la voie de terre et nous enfoncer
v�ritablement dans les entrailles du globe.

--Mon oncle, permettez-moi une question.

--Je te la permets, Axel.

--Et le retour?

--Le retour!  Ah!  tu penses � revenir quand on n'est m�me pas
arriv�?

--Non, je veux seulement demander comment il s'effectuera.

--De la mani�re la plus simple du monde.  Une fois arriv�s au
centre du sph�ro�de, ou nous trouverons une route nouvelle pour
remonter � sa surface, ou nous reviendrons tout bourgeoisement
par le chemin d�j� parcouru.  J'aime � penser qu'il ne se fermera
pas derri�re nous.

--Alors il faudra remettre le radeau en bon �tat.

--N�cessairement.

--Mais les provisions, en reste-t-il assez pour accomplir toutes
ces grandes choses?

--Oui, certes.  Hans est un gar�on habile, et je suis s�r qu'il a
sauv� la plus grande partie de la cargaison.  Allons nous en
assurer, d'ailleurs.�

Nous quitt�mes cette grotte ouverte � toutes les brises.  J'avais
un espoir qui �tait en m�me temps une crainte; il me semblait
impossible que le terrible abordage du radeau n'e�t pas an�anti
tout ce qu'il portait.  Je me trompais.  A mon arriv�e sur le
rivage, j'aper�us Hans au milieu d'une foule d'objets rang�s avec
ordre.  Mon oncle lui serra la main avec un vif sentiment de
reconnaissance.  Cet homme, d'un d�vouement surhumain dont on ne
trouverait peut-�tre pas d'autre exemple, avait travaill� pendant
que nous dormions et sauv� les objets les plus pr�cieux au p�ril
de sa vie.

Ce n'est pas que nous n'eussions fait des pertes assez sensibles,
nos armes, par exemple; mais enfin on pouvait s'en passer.  La
provision de poudre �tait demeur�e intacte, apr�s avoir failli
sauter pendant la temp�te.

�Eh bien, s'�cria le professeur, puisque les fusils manquent,
nous en serons quittes pour ne pas chasser.

--Bon; mais les instruments?

--Voici le manom�tre, le plus utile de tous, et pour lequel
j'aurais donn� les autres!  Avec lui, je puis calculer la
profondeur et savoir quand nous aurons atteint le centre.  Sans
lui, nous risquerions d'aller au del� et de ressortir par les
antipodes!�

Cette ga�t� �tait f�roce.

�Mais la boussole?  demandai-je.

--La voici, sur ce rocher, en parfait �tat, ainsi que le
chronom�tre et les thermom�tres.  Ah!  le chasseur est un homme
pr�cieux!�

Il fallait bien le reconna�tre, en fait d'instruments, rien ne
manquait..  Quant aux outils et aux engins, j'aper�us, �pars sur
le sable, �chelles, cordes, pics, pioches, etc.

Cependant il y avait encore la question des vivres � �lucider.

�Et les provisions?  dis-je,

--Voyons les provisions,� r�pondit mon oncle.

Les caisses qui les contenaient �taient align�es sur la gr�ve
dans un parfait �tat de conservation; la mer les avait respect�es
pour la plupart, et somme toute, en biscuits, viande sal�e,
geni�vre et poissons secs, on pouvait compter encore sur quatre
mois de vivres.

�Quatre mois!  s'�cria le professeur; nous avons le temps d'aller
et de revenir, et avec ce qui restera je veux donner un grand
d�ner � tous mes coll�gues du Johannaeum!�

J'aurais d� �tre fait, depuis longtemps, au temp�rament de mon
oncle, et pourtant cet homme-l� m'�tonnait toujours.

�Maintenant, dit-il, nous allons refaire notre provision d'eau
avec la pluie que l'orage a vers�e dans tous ces bassins de
granit; par cons�quent, nous n'avons pas � craindre d'�tre pris
par la soif.  Quant au radeau, je vais recommander � Hans de le
r�parer de son mieux, quoiqu'il ne doive plus nous servir,
j'imagine!

--Comment cela?  m'�criai-je.

--Une id�e � moi, mon gar�on!  Je crois que nous ne sortirons pas
par o� nous sommes entr�s.�

Je regardai le professeur avec une certaine d�fiance; je me
demandai s'il n'�tait pas devenu fou.  Et cependant �il ne savait
pas si bien dire.�

�Allons d�jeuner,� reprit-il.

Je le suivis sur un cap �lev�, apr�s qu'il eut donn� ses
instructions au chasseur.  L�, de la viande s�che, du biscuit et
du th� compos�rent un repas excellent, et, je dois l'avouer, un
des meilleurs que j'eusse fait de ma vie.  Le besoin, le grand
air, le calme apr�s les agitations, tout contribuait � me mettre
en app�tit.

Pendant le d�jeuner, je posai � mon oncle la question de savoir
o� nous �tions en ce moment.

�Cela, dis-je, me parait difficile � calculer.

--A calculer exactement, oui, r�pondit-il; c'est m�me impossible,
puisque, pendant ces trois jours de temp�te, je n'ai pu tenir
note de la vitesse et de la direction du radeau; mais cependant
nous pouvons relever notre situation � l'estime.

--En effet, la derni�re observation a �t� faite � l'�lot du
geyser...

--A l'�lot Axel, mon gar�on.  Ne d�cline pas cet honneur d'avoir
baptis� de ton nom la premi�re �le d�couverte au centre du massif
terrestre.

--Soit!  A l'�lot Axel, nous avions franchi environ deux cent
soixante-dix lieues de mer et nous nous trouvions � plus de six
cents lieues de l'Islande.

--Bien!  partons de ce point alors et comptons quatre jours
d'orage, pendant lesquels notre vitesse n'a pas d� �tre
inf�rieure � quatre-vingts lieues par vingt-quatre heures.

--Je le crois.  Ce serait donc trois cents lieues � ajouter.

--Oui, et la mer Lidenbrock aurait � peu pr�s six cents lieues
d'un rivage � l'autre!  Sais-tu bien, Axel, qu'elle peut lutter
de grandeur avec la M�diterran�e?

--Oui, surtout si nous ne l'avons travers�e que dans sa largeur!

--Ce qui est fort possible!

--Et, chose curieuse, ajoutai-je, si nos calculs sont exacts,
nous avons maintenant cette M�diterran�e sur notre t�te.

--Vraiment!

--Vraiment, car nous sommes � neuf cents lieues de Reykjawik!

--Voil� un joli bout de chemin, mon gar�on; mais, que nous soyons
plut�t sous la M�diterran�e que sous la Turquie ou sous
l'Atlantique, cela ne peut s'affirmer que si notre direction n'a
pas d�vi�.

--Non, le vent paraissait constant; je pense donc que ce rivage
doit �tre situ� au sud-est de Port-Gra�ben.

--Bon, il est facile de s'en assurer en consultant la boussole.
Allons consulter la boussole!�

Le professeur se dirigea vers le rocher sur lequel Hans avait
d�pos� les instrumente.  Il �tait gai, all�gre, il se frottait
les mains, il prenait des poses!  Un vrai jeune homme!  Je le
suivis, assez curieux de savoir si je ne me trompais pas dans mon
estime.

Arriv� au rocher, mon oncle prit le compas, le posa
horizontalement et observa l'aiguilla, qui, apr�s avoir oscill�,
s'arr�ta dans une position fixe sous l'influence magn�tique.

Mon oncle regarda, puis il se frotta les yeux et regarda de
nouveau.  Enfin il se retourna de mon c�t�, stup�fait.

�Qu'y a-t-il?� demandai-je.

Il me fit signe d'examiner l'instrument.  Une exclamation de
surprise m'�chappa.  La fleur de l'aiguille marquait le nord l�
o� nous supposions le midi!  Elle se tournait vers la gr�ve au
lieu de montrer la pleine mer!

Je remuai la boussole, je l'examinai; elle �tait en parfait �tat.
Quelque position que l'on f�t prendre � l'aiguille; celle-ci
reprenait obstin�ment cette direction inattendue.

Ainsi donc, il ne fallait plus en douter, pendant la temp�te une
saute de vent s'�tait produite dont nous ne nous �tions pas
aper�us et avait ramen� le radeau vers les rivages que mon oncle
croyait laisser derri�re lui.



XXXVII


Il me serait impossible de peindre la succession des sentiments
qui agit�rent le professeur Lidenbrock, la stup�faction,
l'incr�dulit� et enfin la col�re.  Jamais je ne vis homme si
d�contenanc� d'abord, si irrit� ensuite.  Les fatigues de la
travers�e, les dangers courus, tout �tait � recommencer!  Nous
avions recul� au lieu de marcher en avant!

Mais mon oncle reprit rapidement le dessus.

�Ah!  la fatalit� me joue de pareils tours!  s'�cria-t-il; les
�l�ments conspirent contre moi!  l'air, le feu et l'eau combinent
leurs efforts pour s'opposer � mon passage!  Eh bien!  l'on saura
ce que peut ma volont�.  Je ne c�derai pas, je ne reculerai pas
d'une ligne, et nous verrons qui l'emportera de l'homme ou de la
nature!�

Debout sur le rocher, irrit�, mena�ant, Otto Lidenbrock, pareil
au farouche Ajax, semblait d�fier les dieux.  Mais je jugeai �
propos d'intervenir et de mettre un frein � cette fougue
insens�e.

�Ecoutez-moi, lui dis-je d'un ton ferme.  Il y a une limite �
toute ambition ici-bas; il ne faut pas lutter contre
l'impossible; nous sommes mal �quip�s pour un voyage sur mer;
cinq cents lieues ne se font pas sur un mauvais assemblage de
poutres avec une couverture pour voile, un b�ton en guise de m�t,
et contre les vents d�cha�n�s.  Nous ne pouvons gouverner, nous
sommes le jouet des temp�tes, et c'est agir en fous que de tenter
une seconde fois cette impossible travers�e!�

De ces raisons toutes irr�futables je pus d�rouler la s�rie
pendant dix minutes sans �tre interrompu, mais cela vint
uniquement de l'inattention du professeur, qui n'entendit pas un
mot de mon argumentation.

�Au radeau!  s'�cria-t-il.

Telle fut sa r�ponse.  J'eus beau faire, supplier, m'emporter: je
me heurtai � une volont� plus dure que le granit.

Hans achevait en ce moment de r�parer le radeau.  On e�t dit que
cet �tre bizarre devinait les projets de mon oncle.  Avec
quelques morceaux de surtarbrandur il avait consolid�
l'embarcation.  Une voile s'y �levait d�j� et le vent jouait dans
ses plis flottants.

Le professeur dit quelques mots au guide, et aussit�t celui-ci
d'embarquer les bagages et de tout disposer pour le d�part.
L'atmosph�re �tait assez pure et le vent du nord-ouest tenait
bon.

Que pouvais-je faire?  R�sister seul contre deux?  Impossible.
Si encore Hans se f�t joint � moi.  Mais non!  Il semblait que
l'Islandais e�t mis de c�t� toute volont� personnelle et fait
voeu d'abn�gation.  Je ne pouvais rien obtenir d'un serviteur
aussi inf�od� � son ma�tre.  Il fallait marcher en avant.

J'allais donc prendre sur le radeau ma place accoutum�e, quand
mon oncle m'arr�ta de la main.

�Nous ne partirons que demain, dit-il.�

Je fis le geste d'un homme r�sign� � tout.

�Je ne dois rien n�gliger, reprit-il, et puisque la fatalit� m'a
pouss� sur cette partie de la c�te, je ne la quitterai pas sans
l'avoir reconnue.�

Cette remarque sera comprise quand on saura que nous �tions
revenus au rivage du nord, mais non pas � l'endroit m�me de notre
premier d�part.  Port-Gra�ben devait �tre situ� plus � l'ouest.
Rien de plus raisonnable d�s lors que d'examiner avec soin les
environs de ce nouvel atterrissage.

�Allons � la d�couverte!� dis-je.

Et, laissant Hans � ses occupations, nous voil� partis.  L'espace
compris entre les relais de la mer et le pied des contre-forts
�tait fort large; on pouvait marcher une demi-heure avant
d'arriver � la paroi de rochers.  Nos pieds �crasaient
d'innombrables coquillages de toutes formes et de toutes
grandeurs, o� v�curent les animaux des premi�res �poques.
J'apercevais aussi d'�normes carapaces; dont le diam�tre
d�passait souvent quinze pieds.  Elles avaient appartenu � ces
gigantesques glyptodons de la p�riode plioc�ne dont la tortue
moderne n'ont plus qu'une petite r�duction.  En outre le sol
�tait sem� d'une grande quantit� de d�bris pierreux, sortes de
galets arrondis pur la lame et rang�s en lignes successives.  Je
fus donc conduit � faire cette remarque, que la mer devait
autrefois occuper cet espace.  Sur les rocs �pars et maintenant
hors de ses atteintes, les flots avaient laiss� des traces
�videntes de leur passage.

Ceci pouvait expliquer jusqu'� un certain point l'existence de
cet oc�an, � quarante lieues au-dessous de la surface du globe.
Mais, suivant moi, cette masse d'eau devait se perdre peu � peu
dans les entrailles de la terre, et elle provenait �videmment des
eaux de l'Oc�an, qui se firent jour � travers quelque fissure.
Cependant il fallait admettre que cette fissure �tait
actuellement bouch�e, car toute cette caverne, ou mieux, cet
immense r�servoir, se f�t rempli dans un temps assez court.
Peut-�tre m�me cette eau, ayant eu � lutter contre des feux
souterrains, s'�tait vaporis�e en partie.  De l� l'explication
des nuages suspendus sur notre t�te et le d�gagement de cette
�lectricit� qui cr�ait des temp�tes � l'int�rieur du massif
terrestre.

Cette th�orie des ph�nom�nes dont nous avions �t� t�moins me
paraissait satisfaisante; car, pour grandes que soient les
merveilles de la nature, elles sont toujours explicables par des
raisons physiques.

Nous marchions donc sur une sorte de terrain s�dimentaire form�
par les eaux, comme tous les terrains de cette p�riode, si
largement distribu�s � la surface du globe.  Le professeur
examinait attentivement chaque interstice de roche.  Qu'une
ouverture quelconque exist�t, et il devenait important pour lui
d'en faire sonder la profondeur.

Pendant un mille, nous avions c�toy� les rivages de la mer
Lidenbrock, quand le sol changea subitement d'aspect.  Il
paraissait boulevers�, convulsionn� par un exhaussement violent
des couches inf�rieures.  En maint endroit, des enfoncements ou
des soul�vements attestaient une dislocation puissante du massif
terrestre.

Nous avancions difficilement sur ces cassures de granit,
m�lang�es de silex, de quartz et de d�p�ts alluvionnaires,
lorsqu'un champ, plus qu'un champ, une plaine d'ossements apparut
� nos regards.  On e�t dit un cimeti�re immense, o� les
g�n�rations de vingt si�cles confondaient leur �ternelle
poussi�re.  De hautes extumescences de d�bris s'�tageaient au
loin.  Elles ondulaient jusqu'aux limites de l'horizon et s'y
perdaient dans une brume fondante.  L�, sur trois milles carr�s.
peut-�tre; s'accumulait toute la vie de l'histoire animale, �
peine �crite dans les terrains trop r�cents du monde habit�.

Cependant une impatiente curiosit� nous entra�nait.  Nos pieds
�crasaient avec un bruit sec les restes de ces animaux
ant�historiques, et ces fossiles dont les Mus�ums des grandes
cit�s se disputent les rares et int�ressants d�bris.  L'existence
de mille Cuvier n'aurait pas suffi a recomposer les squelettes
des �tres organiques couch�s dans ce magnifique ossuaire.

J'�tais stup�fait.  Mon oncle avait lev� ses grands bras vers
l'�paisse vo�te qui nous servait de ciel.  Sa bouche ouverte
d�mesur�ment, ses yeux fulgurants sous la lentille de ses
lunettes, sa t�te remuant de haut en bas, de gauche � droite,
toute sa posture enfin d�notait un �tonnement sans borne.  Il se
trouvait devant une inappr�ciable collection de Leptotherium, de
Mericotherium, de Mastodontes, de Protopith�ques, de
Pt�rodactyles, de tous les monstres ant�diluviens entass�s l�
pour sa satisfaction personnelle.  Qu'on se figure un bibliomane
passionn� transport� tout � coup dans cette fameuse biblioth�que
d'Alexandrie br�l�e par Omar et qu'un miracle aurait fait
rena�tre de ses cendres!  Tel �tait mon oncle le professeur
Lidenbrock.

Mais ce fut un bien autre �merveillement, quand, courant a
travers cette poussi�re volcanique, il saisit un cr�ne d�nud�, et
s'�cria d'une voix fr�missante:

�Axel!  Axel!  une t�te humaine!

--Une t�te humaine!  mon oncle, r�pondis-je, non moins stup�fait.

--Oui, mon neveu!  Ah!  M. Milne-Edwards!  Ah!  M, de
Quatrefages!  que n'�tes-vous l� o� je suis, moi, Otto
Lidenbrock!�



XXXVIII


Pour comprendre cette �vocation faite par mon oncle � ces
illustres savants fran�ais, il faut savoir qu'un fait d'une haute
importance en pal�ontologie s'�tait produit quelque temps avant
notre d�part.

Le 28 mars 1863, des terrassiers fouillant sous la direction de
M. Boucher de Perthes les carri�res de Moulin-Quignon, pr�s
Abbeville, dans le d�partement de la Somme, en France, trouv�rent
une m�choire humaine � quatorze pieds au-dessous de la superficie
du sol.  C'�tait le premier fossile de cette esp�ce ramen� � la
lumi�re du grand jour.  Pr�s de lui se rencontr�rent des haches
de pierre et des silex taill�s, color�s et rev�tus par le temps
d'une patine uniforme.

Le bruit de cette d�couverte fut grand, non seulement en France,
mais en Angleterre et en Allemagne.  Plusieurs savants de
l'Institut fran�ais, entre autres MM. Milne-Edwards et de
Quatrefages, prirent l'affaire � coeur, d�montr�rent
l'incontestable authenticit� de l'ossement en question, et se
firent les plus ardents d�fenseurs de ce �proc�s de la m�choire�,
suivant l'expression anglaise.

Aux g�ologues du Royaume-Uni qui tinrent le fait pour certain,
MM. Falconer, Busk, Carpenter, etc., se joignirent des savants de
l'Allemagne, et parmi eux, au premier rang, le plus fougueux, le
plus enthousiaste, mon oncle Lidenbrock.

L'authenticit� d'un fossile humain de l'�poque quaternaire
semblait donc incontestablement d�montr�e et admise.

Ce syst�me, il est vrai, avait eu un adversaire acharn� dans
M. �lie de Beaumont.  Ce savant de si haute autorit� soutenait
que le terrain de Moulin-Quignon n'appartenait pas au �diluvium�,
mais � une couche moins ancienne, et, d'accord en cela avec
Cuvier, il n'admettait pas que l'esp�ce humaine e�t �t�
contemporaine des animaux de l'�poque quaternaire.  Mon oncle
Lidenbrock, de concert avec la grande majorit� des g�ologues,
avait tenu bon, disput�, discut�, et M. �lie de Beaumont �tait
rest� � peu pr�s seul de son parti.

Nous connaissions tous ces d�tails de l'affaire, mais nous
ignorions que, depuis notre d�part, la question avait fait des
progr�s nouveaux.  D'autres m�choires identiques, quoique
appartenant � des individus de types divers et de nations
diff�rentes, furent trouv�es dans les terres meubles et grises de
certaines grottes, en France, en Suisse, en Belgique, ainsi que
des armes, des ustensiles, des outils, des ossements d'enfants,
d'adolescents, d'hommes, de vieillards.  L'existence de l'homme
quaternaire s'affirmait donc chaque jour davantage.

Et ce n'�tait pas tout.  Des d�bris nouveaux exhum�s du terrain
tertiaire plioc�ne avaient permis � des savants plus audacieux
encore d'assigner une haute antiquit� � la race humaine.  Ces
d�bris, il est vrai, n'�taient point des ossements de l'homme,
mais seulement des objets de son industrie, des tibias, des
f�murs d'animaux fossiles, stri�s r�guli�rement, sculpt�s pour
ainsi dire, et qui portaient la marque d'un travail humain.

Ainsi, d'un bond, l'homme remontait l'�chelle des temps d'un
grand nombre de si�cles; il pr�c�dait le Mastodonde; il devenait
le contemporain de �l'Elephas meridionalis�; il avait cent mille
ans d'existence, puisque c'est la date assign�e par les g�ologues
les plus renomm�s � la formation du terrain plioc�ne!

Tel �tait alors l'�tat de la science pal�ontologique, et ce que
nous en connaissions suffisait � expliquer notre attitude devant
cet ossuaire de la mer Lidenbrock.  On comprendra donc les
stup�factions et les joies de mon oncle, surtout quand, vingt pas
plus loin, il se trouva en pr�sence, on peut dire face � face,
avec un des sp�cimens de l'homme quaternaire.

C'�tait un corps humain absolument reconnaissable.  Un sol d'une
nature particuli�re, comme celui du cimeti�re Saint-Michel, �
Bordeaux, l'avait-il ainsi conserv� pendant des si�cles?  je ne
saurais le dire.  Mais �a cadavre, la peau tendue et parchemin�e,
les membres encore moelleux,--� la vue du moins,--les dents
intactes, la chevelure abondante, les ongles des doigts et des
orteils d'une grandeur effrayante, se montrait � nos yeux tel
qu'il avait v�cu.

J'�tais muet devant cette apparition d'un autre �ge.  Mon oncle,
si loquace, si imp�tueusement discoureur d'habitude, se taisait
aussi.  Nous avions soulev� ce corps.  Nous l'avions redress�.
Il nous regardait avec ses orbites caves.  Nous palpions son
torse sonore.

Apr�s quelques instants de silence, l'oncle fut vaincu par le
professeur.  Otto Lidenbrock, emport� par son temp�rament, oublia
les circonstances de notre voyage, le milieu o� nous �tions,
l'immense caverne qui nous contenait.  Sans doute il se crut au
Johannaeum, professant devant ses �l�ves, car il prit un ton
doctoral, et s'adressant � un auditoire imaginaire:

�Messieurs, dit-il, j'ai l'honneur de vous pr�senter un homme de
l'�poque quaternaire.  De grands savants ont ni� son existence,
d'autres non moins grands l'ont affirm�e.  Les saint Thomas de la
pal�ontologie, s'ils �taient l�, le toucheraient du doigt, et
seraient bien forc�s de reconna�tre leur erreur.  Je sais bien
que la science doit se mettre en garde contre les d�couvertes de
ce genre!  Je n'ignore pas quelle exploitation des hommes
fossiles ont faite les Barnum et autres charlatans de m�me
farine.  Je connais l'histoire de la rotule d'Ajax, du pr�tendu
corps d'Oreste retrouv� par les Spartiates, et du corps
d'Ast�rius, long de dix coud�es, dont parle Pausanias.  J'ai lu
les rapports sur le squelette de Trapani d�couvert au XIVe
si�cle, et dans lequel on voulait reconna�tre Polyph�me, et
l'histoire du g�ant d�terr� pendant le XVIe si�cle aux environs
de Palerme.  Vous n'ignorez pas plus que moi, Messieurs,
l'analyse faite aupr�s de Lucerne, en 1577, de ces grands
ossements que le c�l�bre m�decin F�lix Plater d�clarait
appartenir � un g�ant de dix-neuf pieds!  J'ai d�vor� les trait�s
de Cassanion, et tous ces m�moires, brochures, discours et
contre-discours publi�s � propos du squelette du roi des Cimbres,
Teutobochus, l'envahisseur de la Gaule, exhum� d'une sablonni�re
du Dauphin� en 1613!  Au XVIIIe si�cle, j'aurais combattu avec
Pierre Campet l'existence des pr�adamites de Scheuchzer!  J'ai eu
entre les mains l'�crit nomm� _Gigans_..�

Ici reparut l'infirmit� naturelle de mon oncle, qui en public ne
pouvait pas prononcer les mots difficiles.

�L'�crit nomm� _Gigans_...� reprit-il.

Il ne pouvait aller plus loin.

�_Gigant�o_...�

Impossible!  Le mot malencontreux ne voulait pas sortir!  On
aurait bien ri au Johannaeum!

�_Gigantost�ologie_,� acheva de dire le professeur Lidenbrock
entre deux jurons.

Puis, continuant de plus belle, et s'animant:

�Oui, Messieurs, je sais toutes ces choses!  Je sais aussi que
Cuvier et Blumenbach ont reconnu dans ces ossements de simples os
de Mammouth et autres animaux de l'�poque quaternaire.  Mais ici
le doute seul serait une injure � la science!  Le cadavre est l�!
Vous pouvez le voir, le toucher!  Ce n'est pas un squelette,
c'est un corps intact, conserv� dans un but uniquement
anthropologique!�

Je voulus bien ne pas contredire cette assertion.

�Si je pouvais le laver dans une solution d'acide sulfurique, dit
encore mon oncle, j'en ferais dispara�tre toutes les parties
terreuses et ces coquillages resplendissants qui sont incrust�s
en lui.  Mais le pr�cieux dissolvant me manque.  Cependant, tel
il est, tel ce corps nous racontera sa propre histoire.�

Ici, le professeur prit le cadavre fossile et le manoeuvra avec
la dext�rit� d'un montreur de curiosit�s.

�Vous le voyez, reprit-il, il n'a pas six pieds de long, et nous
sommes loin des pr�tendus g�ants.  Quant � la race � laquelle il
appartient, elle est incontestablement caucasique.  C'est la race
blanche, c'est la n�tre!  Le cr�ne de ce fossile est
r�guli�rement ovo�de, sans d�veloppement des pommettes, sans
projection de la m�choire.  Il ne pr�sente aucun caract�re de ce
prognathisme qui modifie l'angle facial[1].  Mesurez cet angle,
il est presque de quatre-vingt-dix degr�s.  Mais j'irai plus loin
encore dans le chemin des d�ductions.  et j'oserai dire que cet
�chantillon humain appartient � la famille jap�tique, r�pandue
depuis les Indes jusqu'aux limites de l'Europe occidentale.  Ne
souriez pas, Messieurs!�

  1.  L'angle facial est form� par deux plans, l'un plus ou moins
  vertical qui est tangent au front et aux incisives, l'antre
  horizontal, qui passe par l'ouverture des conduits auditifs et
  l'�pine nasale inf�rieure.  On appelle prognathisme, en langue
  anthropologique, cette projection de la m�choire qui modifie
  l'angle facial.

Personne ne souriait, mais le professeur avait une telle habitude
de voir les visages s'�panouir pendant ses savantes
dissertations!

�Oui, reprit-il avec une animation nouvelle, c'est l� un homme
fossile, et contemporain des Mastodontes dont les ossements
emplissent cet amphith��tre.  Mais de vous dire par quelle route
il est arriv� l�, comment ces couches o� il �tait enfoui ont
gliss�, jusque dans cette �norme cavit� du globe, c'est ce que je
ne me permettrai pas.  Sans doute, � l'�poque quaternaire, des
troubles consid�rables se manifestaient encore dans l'�corce
terrestre: le refroidissement continu du globe produisait des
cassures, des fentes, des failles, o� d�valait vraisemblablement
une partie du terrain sup�rieur.  Je ne me prononce pas, mais
enfin l'homme est l�, entour� des ouvrages de sa main, de ces
haches, de ces silex taill�s qui ont constitu� l'�ge de pierre,
et � moins qu'il n'y soit venu comme moi en touriste, en pionnier
de la science, je ne puis mettre en doute l'authenticit� de son
antique origine.�

Le professeur se tut, et j'�clatai en applaudissements unanimes.
D'ailleurs mon oncle avait raison, et de plus savants que son
neveu eussent �t� fort emp�ch�s de le combattre.

Autre indice.  Ce corps fossilis� n'�tait pas le seul de
l'immense ossuaire.  D'autres corps se rencontraient � chaque pas
que nous faisions dans cette poussi�re, et mon oncle pouvait
choisir le plus merveilleux de ces �chantillons pour convaincre
les incr�dules.

En v�rit�, c'�tait un �tonnant spectacle que celui de ces
g�n�rations d'hommes et d'animaux confondus dans ce cimeti�re.
Mais une question grave se pr�sentait, que nous n'osions
r�soudre.  Ces �tres anim�s avaient-ils gliss� par une convulsion
du sol vers les rivages de la mer Lidenbrock, alors qu'ils
�taient d�j� r�duits en poussi�re?  Ou plut�t v�curent-ils ici,
dans ce monde souterrain, sous ce ciel factice, naissant et
mourant comme les habitants de la terre?  Jusqu'ici, les monstres
marins, les poissons seuls, nous �taient apparus vivants!
Quelque homme de l'ab�me errait-il encore sur ces gr�ves
d�sertes?



XXXIX


Pendant une demi-heure encore, nos pieds foul�rent ces couches
d'ossements.  Nous allions en avant, pouss�s par une ardente
curiosit�.  Quelles autres merveilles renfermait cette caverne,
quels tr�sors pour la science?  Mon regard s'attendait � toutes
les surprises, mon imagination � tous les �tonnements.

Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derri�re
les collines de l'ossuaire.  L'imprudent professeur, s'inqui�tant
peu de d'�garer, m'entra�nait au loin.  Nous avancions
silencieusement, baign�s dans les ondes �lectriques.  Par un
ph�nom�ne que je ne puis expliquer, et gr�ce � sa diffusion,
compl�te alors, la lumi�re �clairait uniform�ment les diverses
faces des objets.  Son foyer n'existait plus en un point
d�termin� de l'espace et elle ne produisait aucun effet d'ombre.
On aurait pu se croire en plein midi et on plein �t�, au milieu
des r�gions �quatoriales, sous les rayons verticaux du soleil.
Toute vapeur avait disparu.  Les rochers, les montagnes
lointaines, quelques masses confuses de for�ts �loign�es,
prenaient un �trange aspect sous l'�gale distribution du fluide
lumineux.  Nous ressemblions � ce fantastique personnage
d'Hoffmann qui a perdu son ombre.

Apr�s une marche d'un mille, apparut la lisi�re d'une for�t
immense, mais non plus un de ces bois de champignons qui
avoisinaient Port-Gra�ben.

C'�tait la v�g�tation de l'�poque tertiaire dans toute sa
magnificence.  De grands palmiers, d'esp�ces aujourd'hui
disparues, de superbes palmacites, des pins, des ifs, des cypr�s,
des thuyas, repr�sentaient la famille des conif�res, et se
reliaient entre eux par un r�seau de lianes inextricables.  Un
tapis de mousses et d'h�pathiques rev�tait moelleusement le sol.
Quelques ruisseaux murmuraient sous ces ombrages, peu dignes de
ce nom, puisqu'ils ne produiraient pas d'ombre.  Sur leurs bords
croissaient des foug�res arborescentes semblables � celles des
serres chaudes du globe habit�.  Seulement, la couleur manquait �
ces arbres, � ces arbustes, � ces plantes, priv�s de la
vivifiante chaleur du soleil.  Tout se confondait dans une teinte
uniforme, brun�tre et comme pass�e.  Les feuilles �taient
d�pourvues de leur verdeur, et les fleurs elles-m�mes, si
nombreuses � cette �poque tertiaire qui les vit na�tre, alors
sans couleurs et sans parfums, semblaient faites d'un papier
d�color� sous l'action de l'atmosph�re.

Mon oncle Lidenbrock s'aventura sous ces gigantesques taillis.
Je le suivis, non sans une certaine appr�hension.  Puisque la
nature avait fait l� les frais d'une alimentation v�g�tale,
pourquoi les redoutables mammif�res ne s'y rencontreraient-ils
pas?  J'apercevais dans ces larges clairi�res que laissaient les
arbres abattus et rong�s par le temps, des l�gumineuses, des
ac�rines, des rubiac�es, et mille arbrisseaux comestibles, chers
aux ruminants de toutes les p�riodes.  Puis apparaissaient,
confondus et entrem�l�s, les arbres des contr�es si diff�rentes
de la surface du globe, le ch�ne croissant pr�s du palmier,
l'eucalyptus australien s'appuyant au sapin de la Norw�ge, le
bouleau du Nord confondant ses branches avec les branches du
kauris z�landais.  C'�tait � confondre la raison des
classificateurs les plus ing�nieux de la botanique terrestre.

Soudain je m'arr�tai, De la main, je retins mon oncle.

La lumi�re diffuse permettait d'apercevoir les moindres objets
dans la profondeur des taillis.  J'avais cru voir...  non?
r�ellement, de mes yeux, je voyais des formes immenses s'agiter
sous les arbres!  En effet, c'�taient des animaux gigantesques,
tout un troupeau de Mastodontes, non plus fossiles, mais vivants,
et semblables � ceux dont les restes furent d�couverts en 1801
dans les marais de l'Ohio!  J'apercevais ces grands �l�phants
dont les trompes grouillaient sous les arbres comme une l�gion de
serpents.  J'entendais le bruit de leurs longues d�fenses dont
l'ivoire taraudait les vieux troncs.  Les branches craquaient, et
les feuilles arrach�es par masses consid�rables s'engouffraient
dans la vaste gueule de ces monstres.

Ce r�ve, o� j'avais vu rena�tre tout ce monde des temps
ant�historiques, des �poques ternaire et quaternaire, se
r�alisait donc enfin!  Et nous �tions l�, seuls, dans les
entrailles du globe, � la merci de ses farouches habitants!

Mon oncle regardait.

�Allons, dit-il tout d'un coup en me saisissant le bras, en
avant, en avant!

--Non!  m'�criai-je, non!  Nous sommes sans armes!  Que
ferions-nous au milieu de ce troupeau de quadrup�des g�ants?
Venez, mon oncle, venez!  Nulle cr�ature humaine ne peut braver
impun�ment la col�re de ces monstres.

--Nulle cr�ature humaine!  r�pondit mon oncle, en baissant la
voix!  Tu te trompes, Axel!  Regarde, regarde, l�-bas!  Il me
semble que j'aper�ois un �tre vivant!  un �tre semblable � nous!
un homme!�

Je regardai, haussant les �paules, et d�cid� � pousser
l'incr�dulit� jusqu'� ses derni�res limites.  Mais, quoique j'en
eus, il fallut bien me rendre � l'�vidence.

En effet, � moins d'un quart de mille, appuy� au tronc d'un
kauris �norme, un �tre humain, un Prot�e de ces contr�es
souterraines, un nouveau fils de Neptune, gardait cet innombrable
troupeau de Mastodontes!

    _Immanis pecoris custos, immanior ipse!_

Oui!  _immanior ipse!_ Ce n'�tait plus l'�tre fossile dont nous
avions relev� le cadavre dans l'ossuaire, c'�tait un g�ant
capable de commander � ces monstres.  Sa taille d�passait douze
pieds.  Sa t�te grosse comme la t�te d'un buffle, disparaissait
dans les broussailles d'une chevelure inculte.  On e�t dit une
v�ritable crini�re, semblable a celle de l'�l�phant des premiers
�ges.  Il brandissait de la main une branche �norme, digne
houlette de ce berger ant�diluvien.

Nous �tions rest�s immobiles, stup�faits.  Mais nous pouvions
�tre aper�us.  Il fallait fuir.

�Venez, venez!  m'�criai-je, en entra�nant mon oncle, qui pour la
premi�re fois se laissa faire!

Un quart d'heure plus tard, nous �tions hors de la vue de ce
redoutable ennemi.

Et maintenant que j'y songe tranquillement, maintenant que le
calme s'est refait dans mon esprit, que des mois se sont �coul�s
depuis cette �trange et surnaturelle rencontre, que penser, que
croire?  Non!  c'est impossible!  Nos sens ont �t� abus�s, nos
yeux n'ont pas vu ce qu'ils voyaient!  Nulle cr�ature humaine
n'existe dans ce monde subterrestre!  Nulle g�n�ration d'hommes
n'habite ces cavernes inf�rieures du globe, sans se soucier des
habitants de sa surface, sans communication avec eux!  C'est
insens�, profond�ment insens�!

J'aime mieux admettre l'existence de quelque animal dont la
structure se rapproche de la structure humaine, de quelque singe
des premi�res �poques g�ologiques, de quelque Protopith�que, de
quelque M�sopith�que semblable � celui que d�couvrit M. Lartet
dans le g�te ossif�re de Sansan!  Mais celui-ci d�passait par sa
taille toutes les mesures donn�es par la pal�ontologie!
N'importe!  Un singe, oui, un singe, si invraisemblable qu'il
soit!  Mais un homme, un homme vivant, et avec lui toute une
g�n�ration enfouie dans les entrailles de la terre!  Jamais!

Cependant nous avions quitt� la for�t claire et lumineuse, muets
d'�tonnement, accabl�s sous une stup�faction qui touchait �
l'abrutissement.  Nous courions malgr� nous.  C'�tait une vraie
fuite, semblable � ces entra�nements effroyables que l'on subit
dans certains cauchemars.  Instinctivement, nous revenions vers
la mer Lidenbrock, et je ne sais dans quelles divagations mon
esprit se f�t emport�, sans une pr�occupation qui me ramena � des
observations plus pratiques.

Bien que je fusse certain de fouler un sol enti�rement vierge de
nos pas, j'apercevais souvent des agr�gations de rochers dont la
forme rappelait ceux de Port-Gra�ben.  C'�tait parfois � s'y
m�prendre.  Des ruisseaux et des cascades tombaient par centaines
des saillies de rocs, je croyais revoir la couche de
surtarbrandur, notre fid�le Hans-bach et la grotte o� j'�tais
revenu � la vie; puis, quelques pas plus loin, la disposition des
contre-forts, l'apparition d'un ruisseau, le profil surprenant
d'un rocher venaient me rejeter dans le doute.

Le professeur partageait mon ind�cision; il ne pouvait s'y
reconna�tre au milieu de ce panorama uniforme.  Je le compris �
quelques mots qui lui �chapp�rent.

��videmment, lui dis-je, nous n'avons pas abord� � notre point de
d�part, mais certainement, en contournant le rivage, nous nous
rapprocherons de Port-Gra�ben.

--Dans ce cas, r�pondit mon oncle, il est inutile de continuer
cette exploration, et le mieux est de retourner au radeau.  Mais
ne te trompes-tu pas, Axel?

--Il est difficile de se prononcer, car tous ces rochers se
ressemblent.  Il me semble pourtant reconna�tre le promontoire au
pied duquel Hans a construit son embarcation.  Nous devons �tre
pr�s du petit port, si m�me ce n'est pas ici, ajoutai-je en
examinant une crique que je crus reconna�tre.

--Mais non, Axel, nous retrouverions au moins nos propres traces,
et je ne vois rien...

--Mais je vois, moi!  m'�criai-je, en m'�lan�ant vers un objet
qui brillait sur le sable.

--Qu'est-ce donc?

--Voil�!  r�pondis-je, et je montrai � mon oncle un poignard que
je venais de ramasser.

--Tiens!  dit-il, tu avais donc emport� cette arme avec toi?

--Moi, aucunement, mais vous, je suppose?

--Non pas, que je sache; je n'ai jamais eu cet objet en ma
possession.

--Et moi encore moins, mon oncle.

--Voil� qui est particulier.

--Mais non, c'est bien simple; les Islandais ont souvent des
armes de ce genre, et Hans, � qui celle-ci appartient, l'a perdue
sur cette plage...

--Hans!� fit mon oncle en secouant la t�te.

Puis il examina l'arme avec attention.

�Axel, me dit-il d'un ton grave, ce poignard est une arme du
seizi�me si�cle, une v�ritable dague, de celles que les
gentilshommes portaient � leur ceinture pour donner le coup de
gr�ce; elle est d'origine espagnole; elle n'appartient ni � toi,
ni � moi, ni au chasseur!

--Oserez-vous dire?...

--Vois, elle ne s'est pas �br�ch�e ainsi � s'enfoncer dans la
gorge des gens; sa lame est couverte d'une couche de rouille qui
ne date ni d'un jour, ni d'un an, ni d'un si�cle!�

Le professeur s'animait, suivant son habitude, en se laissant
emporter par son imagination.

�Axel, reprit-il, nous sommes sur la voie de la grande
d�couverte!  Cette lame est rest�e abandonn�e sur le sable depuis
cent, deux cents, trois cents ans, et s'est �br�ch�e sur les rocs
de cette mer souterraine!

--Mais elle n'est pas venue seule!  m'�criai-je; elle n'a pas �t�
se tordre d'elle-m�me!  quelqu'un nous a pr�c�d�s!...

--Oui, un homme.

--Et cet homme?

--Cet homme a grav� son nom avec ce poignard!  Cet homme a voulu
encore une fois marquer de sa main la route du centre!
Cherchons, cherchons!�

Et, prodigieusement int�ress�s, nous voil� longeant la haute
muraille, interrogeant les moindres fissures qui pouvaient se
changer en galerie.

Nous arriv�mes ainsi � un endroit o� le rivage se resserrait.  La
mer venait presque baigner le pied des contre-forts, laissant un
passage large d'une toise au plus.  Entre deux avanc�es de roc,
on apercevait l'entr�e d'un tunnel obscur.

L�, sur une plaque de granit, apparaissaient deux lettres
myst�rieuses � demi rong�es, les deux initiales du hardi et
fantastique voyageur:

        * _D0_ * _BC_ *

�A. S.!  s'�cria mon oncle.  Arne Saknussemm!  Toujours Arne
Saknussemm!�



XL


Depuis le commencement du voyage, j'avais pass� par bien des
�tonnements; je devais me croire � l'abri des surprises et blas�
sur tout �merveillement.  Cependant, � la vue de ces deux lettres
grav�es l� depuis trois cents ans, je demeurai dans un
�bahissement voisin de la stupidit�.  Non seulement la signature
du savant alchimiste se lisait sur le roc, mais encore le stylet
qui l'avait trac�e �tait entre mes mains.  A moins d'�tre d'une
insigne mauvaise foi, je ne pouvais plus mettre en doute
l'existence du voyageur et la r�alit� de son voyage.

Pendant que ces r�flexions tourbillonnaient dans ma t�te, le
professeur Lidenbrock se laissait aller � un acc�s un peu
dithyrambique � l'endroit d'Arne Saknussemm.

�Merveilleux g�nie!  s'�criait-il, tu n'as rien oubli� de ce qui
pouvait ouvrir � d'autres mortels les routes de l'�corce
terrestre, et tes semblables peuvent retrouver les traces que tes
pieds ont laiss�es, il y trois si�cles, au fond de ces
souterrains obscurs!  A d'autres regards que les tiens, tu as
r�serv� la contemplation de ces merveilles!  Ton nom grav�
d'�tapes en �tapes conduit droit � son but le voyageur assez
audacieux pour te suivre, et, au centre m�me de notre plan�te, il
se trouvera encore inscrit de ta propre main.  Eh bien!  moi
aussi, j'irai signer de mon nom cette derni�re page de granit!
Mais que, d�s maintenant, ce cap vu par toi pr�s de cette mer
d�couverte par toi, soit � jamais appel� le cap Saknussemm!�

Voil� ce que j'entendis, ou � peu pr�s, et je me sentis gagn� par
l'enthousiasme que respiraient ces paroles.  Un feu int�rieur se
ranima dans ma poitrine!  J'oubliai tout, et les dangers du
voyage, et les p�rils du retour.  Ce qu'un autre avait fait, je
voulais le faire aussi, et rien de ce qui �tait humain ne me
paraissait impossible!

�En avant, en avant!� m'�criai-je.

Je m'�lan�ais d�j� vers la sombre galerie, quand le professeur
m'arr�ta, et lui, l'homme des emportements, il me conseilla la
patience et le sang-froid.

�Retournons d'abord vers Hans, dit-il, et ramenons le radeau �
cette place.�

J'ob�is � cet ordre, non sans peine, et je me glissai rapidement
au milieu des roches du rivage.

�Savez-vous, mon oncle, dis-je en marchant, que nous avons �t�
singuli�rement servis par les circonstances jusqu'ici!

--Ah!  tu trouves, Axel?

--Sans doute, et il n'est pas jusqu'� la temp�te qui ne nous ait
remis dans le droit chemin.  B�ni soit l'orage!  Il nous a
ramen�s � cette c�te d'o� le beau temps nous e�t �loign�s!
Supposez un instant que nous eussions touch� de notre proue (la
proue d'un radeau!) les rivages m�ridionaux de la mer Lidenbrock,
que serions-nous devenus?  Le nom de Saknussemm n'aurait pas
apparu � nos yeux, et maintenant nous serions abandonn�s sur une
plage sans issue.

--Oui, Axel, il y a quelque chose de providentiel � ce que,
voguant vers le sud, nous soyons pr�cis�ment revenus au nord et
au cap Saknussemm.  Je dois dire que c'est plus qu'�tonnant, et
il y a l� un fait dont l'explication m'�chappe absolument.

--Eh!  qu'importe!  il n'y a pas � expliquer les faits, mais � en
profiter!

--Sans doute, mon gar�on, mais...

--Mais nous allons reprendre la route du nord, passer sous les
contr�es septentrionales de l'Europe, la Su�de, la Russie, la
Sib�rie, que sais-je!  au lieu de nous enfoncer sous les d�serts
de l'Afrique ou les flots de l'Oc�an, et je ne veux pas en savoir
davantage!

--Oui, Axel, tu as raison, et tout est pour le mieux, puisque
nous abandonnons cette mer horizontale qui ne pouvait mener �
rien.  Nous allons descendre, encore descendre, et toujours
descendre!  Sais-tu bien que, pour arriver au centre du globe, il
n'y a plus que quinze cents lieues � franchir!

--Bah!  m'�criai-je, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler!
En route!  en route!�

Ces discours insens�s duraient encore quand nous rejoign�mes le
chasseur.  Tout �tait pr�par� pour un d�part imm�diat; pas un
colis qui ne f�t embarqu�; noua primes place sur le radeau, et la
voile hiss�e, Hans se dirigea en suivant la c�te vers le cap
Saknussemm.

Le vent n'�tait pas favorable � un genre d'embarcation qui ne
pouvait tenir le plus pr�s.  Aussi, en maint endroit, il fallut
avancer � l'aide des b�tons ferr�s.  Souvent les rochers,
allong�s � fleur d'eau, nous forc�rent de faire des d�tours assez
longs.  Enfin, apr�s trois heures de navigation, c'est-�-dire
vers six heures du soir, on atteignait un endroit propice au
d�barquement.

Je sautai � terre, suivi de mon oncle et de l'Islandais.  Cette
travers�e ne m'avait pas calm�.  Au contraire, je proposai m�me
de br�ler �nos vaisseaux�, afin de nous couper toute retraite.
Mais mon oncle s'y opposa.  Je le trouvai singuli�rement ti�de.

�Au moins, dis-je, partons sans perdre un instant.

--Oui, mon gar�on; mais auparavant, examinons cette nouvelle
galerie, afin de savoir s'il faut pr�parer nos �chelles.�

Mon oncle mit son appareil de Ruhmkorff en activit�; le radeau,
attach� au rivage, fut laiss� seul; d'ailleurs, l'ouverture de la
galerie n'�tait pas � vingt pas de l�, et notre petite troupe,
moi en t�te, s'y rendit sans retard.

L'orifice, � peu pr�s circulaire, pr�sentait un diam�tre de cinq
pieds environ; le sombre tunnel �tait taill� dans le roc vif et
soigneusement al�s� par les mati�res �ruptives auxquelles il
donnait autrefois passage; sa partie inf�rieure affleurait le
sol, de telle fa�on que l'on put y p�n�trer sans aucune
difficult�.

Nous suivions un plan presque horizontal, quand, au bout de six
pas, notre marche fut interrompue par l'interposition d'un bloc
�norme.

�Maudit roc!� m'�criai-je avec col�re, en me voyant subitement
arr�t� par un obstacle infranchissable.

Nous e�mes beau chercher � droite et � gauche, en bas et en haut,
il n'existait aucun passage, aucune bifurcation.  J'�prouvai un
vif d�sappointement, et je ne voulais pas admettre la r�alit� de
l'obstacle.  Je me baissai.  Je regardai au-dessous du bloc.  Nul
interstice.  Au-dessus.  M�me barri�re de granit.  Hans porta la
lumi�re de la lampe sur tous les points de la paroi; mais
celle-ci n'offrait aucune solution de continuit�.

Il fallait renoncer � tout espoir de passer.

Je m'�tais assis sur le sol; mon oncle arpentait le couloir �
grands pas.

�Mais alors Saknussemm?  m'�criai-je.

--Oui, fit mon oncle, a-t-il donc �t� arr�t� par cette porte de
pierre?

--Non!  non!  Repris-je avec vivacit�.  Ce quartier de roc, par
suite d'une secousse quelconque, ou l'un de ces ph�nom�nes
magn�tiques qui agitent l'�corce terrestre, a brusquement ferm�
ce passage.  Bien des ann�es se sont �coul�es entre le retour de
Saknussemm et la chute de ce bloc.  N'est-il pas �vident que
cette galerie a �t� autrefois le chemin des laves, et qu'alors
les mati�res �ruptives y circulaient librement.  Voyez, il y a
des fissures r�centes qui sillonnent ce plafond de granit; il est
fait de morceaux rapport�s, de pierres �normes, comme si la main
de quelque g�ant e�t travaill� � cette substruction; mais, un
jour, la pouss�e a �t� plus forte, et ce bloc, semblable � une
clef de vo�te qui manque, a gliss� jusqu'au sol en obstruant tout
passage.  Voil� un obstacle accidentel que Saknussemm n'a pas
rencontr�, et si nous ne le renversons pas, nous sommes indignes
d'arriver au centre du monde!�

Voil� comment je parlais!  L'�me du professeur avait pass� tout
enti�re en moi.  Le g�nie des d�couvertes m'inspirait.
J'oubliais le pass�, je d�daignais l'avenir.  Rien n'existait
plus pour moi � la surface de ce sph�ro�de au sein duquel je
m'�tais engouffr�, ni les villes, ni les campagnes, ni Hambourg,
ni K�nig-strasse, ni ma pauvre Gra�ben, qui devait me croire �
jamais perdu dans les entrailles de la terre.

�Eh bien!  reprit mon oncle, � coups de pioche, � coups de pic,
faisons notre route et renversons ces murailles!

--C'est trop dur pour le pic, m'�criai-je.

--Alors la pioche!

--C'est trop long pour la pioche!

--Mais!...

--Eh bien!  la poudre!  la mine!  minons, et faisons sauter
l'obstacle!,

--La poudre!

--Oui!  il ne s'agit que d'un bout de roc � briser!

--Hans, � l'ouvrage!� s'�cria mon oncle.

L'Islandais retourna au radeau, et revint bient�t avec un pic
dont il se servit pour creuser un fourneau de mine.  Ce n'�tait
pas un mince travail.  Il s'agissait de faire un trou assez
consid�rable pour contenir cinquante livres de fulmicoton, dont
la puissance expansive est quatre fois plus grande que celle de
la poudre � canon.

J'�tais dans une prodigieuse surexcitation d'esprit.  Pendant que
Hans travaillait, j'aidai activement mon oncle � pr�parer une
longue m�che faite avec de la poudre mouill�e et renferm�e dans
un boyau de toile.

�Nous passerons!  disais-je.

--Nous passerons,� r�p�tait mon oncle.

� minuit, notre travail de mineurs fut enti�rement termin�; la
charge de fulmi-coton se trouvait enfouie dans le fourneau, et la
m�che, se d�roulant � travers la galerie, venait aboutir au
dehors.

Une �tincelle suffisait maintenant pour mettre ce formidable
engin en activit�.

�� demain,� dit le professeur.

Il fallut bien me r�signer et attendre encore pendant six grandes
heures!



XLI


Le lendemain, jeudi, 27 ao�t, fut une date c�l�bre de ce voyage
subterrestre.  Elle ne me revient pas � l'esprit sans que
l'�pouvante ne fasse encore battre mon coeur, A partir de ce
moment, notre raison, notre jugement, notre ing�niosit�, n'ont
plus voix au chapitre, et nous allons devenir le jouet des
ph�nom�nes de la terre.

A six heures, nous �tions sur pied.  Le moment approchait de nous
frayer par la poudre un passage � travers l'�corce de granit.

Je sollicitai l'honneur de mettre le feu � la mine.  Cela fait,
je devais rejoindre mes compagnons sur le radeau qui n'avait
point �t� d�charg�; puis nous prendrions au large, afin de parer
aux dangers de l'explosion, dont les effets pouvaient ne pas se
concentrer � l'int�rieur du massif.

La m�che devait br�ler pondant dix minutes, selon nos calculs,
avant de porter le feu � la chambre des poudres.  J'avais donc le
temps n�cessaire pour regagner le radeau.

Je me pr�parai � remplir mon r�le, non sans une certaine �motion.

Apr�s un repas rapide, mon oncle et le chasseur s'embarqu�rent,
tandis que je restais sur le rivage.  J'�tais muni d'une lanterne
allum�e qui devait me servir � mettre le fou � la moche.

�Va, mon gar�on, me dit mon oncle, et reviens imm�diatement nous
rejoindre.

--Soyez tranquille, mon oncle, je ne m'amuserai point en route.�

Aussit�t je me dirigeai vers l'orifice de la galerie, j'ouvris ma
lanterne, et je saisis l'extr�mit� de la m�che.

Le professeur tenait son chronom�tre � la main.

�Es-tu pr�t?  me cria-t-il.

--Je suis pr�t.

--Eh bien!  feu, mon gar�on!�

Je plongeai rapidement dans la flamme la m�che, qui p�tilla � son
contact, et, tout en courant, je revins au rivage.

�Embarque, fit mon oncle, et d�bordons.�

Hans, d'une vigoureuse pouss�e, nous rejeta en mer.  Le radeau
s'�loigna d'une vingtaine de toises.

C'�tait un moment palpitant, Le professeur suivait de l'oeil
l'aiguille du chronom�tre.

�Encore cinq minutes, disait-il.  Encore quatre.  Encore trois.�

Mon pouls battait des demi-secondes.

�Encore deux.  Une!...  Croulez, montagnes de granit!�

Que se passa-t-il alors?  Le bruit de la d�tonation, je crois que
je ne l'entendis pas.  Mais la forme des rochers se modifia
subitement � mes regards; ils s'ouvrirent comme un rideau.
J'aper�us un insondable ab�me qui se creusait en plein rivage.
La mer, prise de vertige, ne fut plus qu'une vague �norme, sur le
dos de laquelle le radeau s'�leva perpendiculairement.

Nous f�mes renvers�s tous les trois.  En moins d'une seconde, la
lumi�re fit place � la plus profonde obscurit�.  Puis je sentis
l'appui solide manquer, non � mes pieds, mais au radeau.  Je crus
qu'il coulait � pic.  Il n'en �tait rien.  J'aurais voulu
adresser la parole � mon oncle; mais le mugissement des eaux,
l'e�t emp�ch� de m'entendre.

Malgr� les t�n�bres, le bruit, la surprise, l'�motion, je compris
ce qui venait de se passer.

Au del� du roc qui venait de sauter, il existait un ab�me.
L'explosion avait d�termin� une sorte de tremblement de terre
dans ce sol coup� de fissures, le gouffre s'�tait ouvert, et la
mer, chang�e en torrent, nous y entra�nait avec elle

Je me sentis perdu.

Une heure, deux heures, que sais-je!  se pass�rent ainsi.  Nous
nous serrions les coudes, nous nous tenions les mains afin de
n'�tre pas pr�cipit�s hors du radeau; des chocs d'une extr�me
violence se produisaient, quand il heurtait la muraille.
Cependant ces heurts �taient rares, d'o� je conclus que la
galerie s'�largissait consid�rablement.  C'�tait, � n'en pas
douter, le chemin de Saknussemm; mais, au lieu de le descendre
seul, nous avions, par notre imprudence, entra�n� toute une mer
avec nous.

Ces id�es, on le comprend, se pr�sent�rent � mon esprit sous une
forme vague et obscure.  Je les associais difficilement pendant
cette course vertigineuse qui ressemblait � une chute.  � en
juger par l'air qui me fouettait le visage, elle devait surpasser
celle des trains les plus rapides.  Allumer une torche dans ces
conditions �tait donc impossible, et notre dernier appareil
�lectrique avait �t� bris� au moment de l'explosion.

Je fus donc fort surpris de voir une lumi�re, briller tout � coup
pr�s de moi.  La figure calme de Hans s'�claira.  L'adroit
chasseur �tait parvenu � allumer la lanterne, et, bien que sa
flamme vacill�t � s'�teindre, elle jeta quelques lueurs dans
l'�pouvantable obscurit�.

La galerie �tait large.  J'avais eu raison de la juger telle.
Notre insuffisante lumi�re ne nous permettait pas d'apercevoir
ses deux murailles � la fois.  La pente des eaux qui nous
emportaient d�passait celle des plus insurmontables rapides de
l'Am�rique; leur surface semblait faite d'un faisceau de fl�ches
liquides d�coch�es avec une extr�me puissance.  Je ne puis rendre
mon impression par une comparaison plus juste.  Le radeau, pris
par certains remous, filait parfois en tournoyant Lorsqu'il
s'approchait des parois de la galerie, j'y projetais la lumi�re
de la lanterne, et je pouvais juger de sa vitesse � voir les
saillies du roc se changer en traits continus, de telle sorte que
nous �tions enserr�s dans un r�seau de lignes mouvantes.
J'estimai que notre vitesse devait atteindre trente lieues �
l'heure.

Mon oncle et moi, nous regardions d'un oeil hagard, accot�s au
tron�on du m�t, qui, au moment de la catastrophe, s'�tait rompu
net.  Nous tournions le dos � l'air, afin de ne pas �tre �touff�s
par la rapidit� d'un mouvement que nulle puissance humaine ne
pouvait enrayer.

Cependant les heures s'�coul�rent.  La situation ne changeait
pas, mais un incident vint la compliquer.

En cherchant � mettre un peu d'ordre dans la cargaison, je vis
que la plus grande partie des objets embarqu�s avaient disparu au
moment de l'explosion, lorsque la mer nous assaillit si
violemment!  Je voulus savoir exactement � quoi m'en tenir sur
nos ressources, et, la lanterne � la main, je commen�ai mes
recherches.  De nos instruments, il ne restait plus que la
boussole et le chronom�tre.  Les �chelles et les cordes se
r�duisaient � un bout de c�ble enroul� autour du tron�on de m�t.
Pas une pioche, pas un pic, pas un marteau, et, malheur
irr�parable, nous n'avions pas de vivres pour un jour!

Je me mis � fouiller les interstices du radeau, les moindres
coins form�s par les poutres et la jointure des planches.  Rien!
nos provisions consistaient uniquement en un morceau de viande
s�che et quelques biscuits.

Je regardais d'un air stupide!  Je ne voulais pas comprendre!  Et
cependant de quel danger me pr�occupais-je?  Quand les vivres
eussent �t� suffisants pour des mois, pour des ann�es, comment
sortir des ab�mes o� nous entra�nait cet irr�sistible torrent?  A
quoi bon craindre les tortures de la faim, quand la mort
s'offrait d�j� sous tant d'autres formes?  Mourir d'inanition,
est-ce que nous en aurions le temps?

Pourtant, par une inexplicable bizarrerie de l'imagination,
j'oubliai le p�ril imm�diat pour les menaces de l'avenir qui
m'apparurent dans toute leur horreur.  D'ailleurs, peut-�tre
pourrions-nous �chapper aux fureurs du torrent et revenir � la
surface du globe.  Comment?  je l'ignore.  O�?  Qu'importe!  Une
chance sur mille est toujours une chance, tandis que la mort par
la faim ne nous laissait d'espoir dans aucune proportion, si
petite qu'elle f�t.

La pens�e me vint de tout dire � mon oncle, de lui montrer � quel
d�n�ment nous �tions r�duits, et de faire l'exact calcul du temps
qui nous restait � vivre.  Mais j'eus le courage de me taire.  Je
voulais lui laisser tout son sang-froid.

En ce moment, la lumi�re de la lanterne baissa peu � peu et
s'�teignit enti�rement.  La m�che avait br�l� jusqu'au bout.
L'obscurit� redevint absolue.  Il ne fallait plus songer �
dissiper ces imp�n�trables t�n�bres.  Il restait encore une
torche, mais elle n'aurait pu se maintenir allum�e.  Alors, comme
un enfant, je fermai les yeux pour ne pas voir toute cette
obscurit�.

Apr�s un laps de temps assez long, la vitesse de notre course
redoubla.  Je m'en aper�us � la r�verb�ration de l'air sur mon
visage.  La pente des eaux devenait excessive.  Je crois
v�ritablement que nous ne glissions plus.  Nous tombions.
J'avais en moi l'impression d'une chute presque verticale.  La
main de mon oncle et celle de Hans, cramponn�es � mes bras, me
retenaient avec vigueur.

Tout � coup, apr�s un temps inappr�ciable, je ressentis comme un
choc; le radeau n'avait pas heurt� un corps dur, mais il s'�tait
subitement arr�t� dans sa chute.  Une trombe d'eau, une immense
colonne liquide s'abattit � sa surface.  Je fus suffoqu�.  Je me
noyais.

Cependant, cette inondation soudaine ne dura pas.  En quelques
secondes je me trouvai a l'air libre que j'aspirai � pleins
poumons.  Mon oncle et Hans me serraient le bras � le briser, et
le radeau nous portait encore tous les trois.



XLII


Je suppose qu'il devait �tre alors dix heures du soir.  Le
premier de mes sens qui fonctionna apr�s ce dernier assaut fut le
sens de l'ou�e.  J'entendis presque aussit�t, car ce fut acte
d'audition v�ritable, j'entendis le silence se faire dans la
galerie, et succ�der � ces mugissements qui, depuis de longues
heures, remplissaient mes oreilles.  Enfin ces paroles de mon
oncle m'arriv�rent comme un murmure:

�Nous montons!

--Que voulez-vous dire?  m'�criai-je.

--Oui, nous montons!  nous montons!�

J'�tendis le bras; je touchai la muraille; ma main fut mise en
sang.  Nous remontions avec une extr�me rapidit�.

�La torche!  la torche!� s'�cria le professeur.

Hans, non sans difficult�s, parvint � l'allumer, et, bien que la
flamme se rabatt�t de haut en bas, par suite du mouvement
ascensionnel, elle jeta assez de clart� pour �clairer toute la
sc�ne.

�C'est bien ce que je pensais, dit mon oncle.  Nous sommes dans
un puits �troit, qui n'a pas quatre toises de diam�tre.  L'eau,
arriv�e au fond du gouffre, reprend son niveau et nous monte avec
elle.

--Oui

--Je l'ignore, mais il faut se tenir pr�ts � tout �v�nement.
Nous montons avec une vitesse que j'�value � deux toises par
secondes, soit cent vingt toises par minute, ou plus de trois
lieues et demie � l'heure.  De ce train-l�, on fait du chemin.

--Oui, si rien ne nous arr�te, si ce puits a une issue!  Mais
s'il est bouch�, si l'air se comprime peu � peu sous la pression
de la colonne d'eau, si nous allons �tre �cras�s!

--Axel, r�pondit le professeur avec un grand calme, la situation
est presque d�sesp�r�e, mais il y a quelques chances de salut, et
ce sont celles-l� que j'examine.  Si � chaque instant nous
pouvons p�rir, � chaque instant aussi nous pouvons �tre sauv�s,
Soyons donc on mesure de profiter des moindres circonstances.

--Mais que faire?

--R�parer nos forces en mangeant.�

A ces mots, je regardai mon oncle d'un oeil hagard.  Ce que je
n'avais pas voulu avouer, il fallait enfin le dire;

�Manger?  r�p�tai-je.

--Oui, sans retard.�

Le professeur ajouta quelques mots en danois.  Hans secoua la
t�te.

�Quoi!  s'�cria mon oncle, nos provisions sont perdues?

--Oui, voil� ce qui reste de vivres!  un morceau de viande s�che
pour nous trois!�

Mon oncle me regardait sans vouloir comprendre mes paroles.

�Eh bien!  dis-je, croyez-vous encore que nous puissions �tre
sauv�s?�

Ma demande n'obtint aucune r�ponse.

Une heure se passa.  Je commen�ais � �prouver une faim violente.
Mes compagnons souffraient aussi, et pas un de nous n'osait
toucher � ce mis�rable reste d'aliments.

Cependant nous montions toujours avec rapidit�; parfois l'air
nous coupait la respiration comme aux a�ronautes dont l'ascension
est trop rapide.  Mais si ceux-ci �prouvent un froid
proportionnel � mesure qu'ils s'�l�vent dans les couches
atmosph�riques, nous subissions un effet absolument contraire.
La chaleur s'accroissait d'une inqui�tante fa�on et devait
certainement atteindre quarante degr�s.

Que signifiait un pareil changement?  Jusqu'alors les faits
avaient donn� raison aux th�ories de Davy et de Lidenbrock;
jusqu'alors des conditions particuli�res de roches r�fractaires,
d'�lectricit�, de magn�tisme avaient modifi� les lois g�n�rales
de la nature, en nous faisant une temp�rature mod�r�e, car la
th�orie du feu central restait, � mes yeux, la seule vraie, la
seule explicable.  Allions-nous donc revenir � un milieu o� ces
ph�nom�nes s'accomplissaient dans toute leur rigueur et dans
lequel la chaleur r�duisait les roches � un complet �tat de
fusion?  Je le craignais, et je dis au professeur:

�Si nous ne sommes pas noy�s ou bris�s, si nous ne mourons pas de
faim, il nous reste toujours la chance d'�tre br�l�s vifs.�

Il se contenta de hausser les �paules et retomba dans ses
r�flexions.

Une heure s'�coula.  Et, sauf un l�ger accroissement dans la
temp�rature, aucun incident ne modifia la situation.  Enfin mon
oncle rompit le silence.

�Voyons, dit-il, il faut prendre un parti.

--Prendre un parti?  r�pliquai-je.

--Oui.  Il faut r�parer nos forces, si nous essayons, en
m�nageant ce reste de nourriture, de prolonger notre existence de
quelques heures, nous serons faibles jusqu'� la fin.

--Oui, jusqu'� la fin, qui ne se fera pas attendre.

--Eh bien!  qu'une chance de salut se pr�sente, qu'un moment
d'action soit n�cessaire, o� trouverons-nous la force d'agir, si
nous nous laissons affaiblir par l'inanition?

--Eh!  mon oncle, ce morceau de viande d�vor�, que nous
restera-t-il?

--Rien, Axel, rien; mais te nourrira-t-il davantage � le manger
de tes yeux?  Tu fais l� les raisonnements d'homme sans volont�,
d'un �tre sans �nergie!

--Ne d�sesp�rez-vous donc pas?  m'�criai-je avec irritation.

--Non!  r�pliqua fermement le professeur.

--Quoi!  vous croyez encore � quelque chance de salut?

--Oui!  certes oui!  et tant que son coeur bat, tant que sa chair
palpite, je n'admets pas qu'un �tre dou� de volont� laisse en lui
place au d�sespoir.�

Quelles paroles!  L'homme qui les pronon�ait en de pareilles
circonstances �tait certainement d'une trempe peu commune.

�Enfin, dis-je, que pr�tendez-vous faire?

--Manger ce qui reste de nourriture jusqu'� la derni�re miette et
r�parer nos forces perdues.  Ce repas sera notre dernier, soit!
mais au moins, au lieu d'�tre �puis�s, nous serons redevenus des
hommes.

--Eh bien!  d�vorons!� m'�criai-je.

Mon oncle prit le morceau de viande et les quelques biscuits
�chapp�s au naufrage; il fit trois portions �gales et les
distribua.  Cela faisait environ une livre d'aliments pour
chacun.  Le professeur mangea avidement, avec une sorte
d'emportement f�brile; moi, sans plaisir, malgr� ma faim, et
presque avec d�go�t; Hans, tranquillement, mod�r�ment, m�chant
sans bruit de petites bouch�es et les savourant avec le calme
d'un homme que les soucis de l'avenir ne pouvaient inqui�ter.  Il
avait, en furetant bien, retrouv� une gourde � demi pleine de
geni�vre; il nous l'offrit, et cette bienfaisante liqueur eut la
force de me ranimer un peu.

�F�rtr�fflig!  dit Hans en buvant � son tour.

--Excellent!� riposta mon oncle.

J'avais repris quelque espoir.  Mais notre dernier repas venait
d'�tre achev�.  Il �tait alors cinq heures du matin.

L'homme est ainsi fait, que sa sant� est un effet purement
n�gatif; une fois le besoin de manger satisfait, on se figure
difficilement les horreurs de la faim; il faut les �prouver, pour
les comprendre.  Aussi, au sortir d'un long je�ne, quelques
bouch�es de biscuit et de viande triomph�rent de nos douleurs
pass�es.

Cependant, apr�s ce repas, chacun se laissa aller � ses
r�flexions.  A quoi songeait Hans, cet homme de l'extr�me
Occident, que dominait la r�signation fataliste des Orientaux?
Pour mon compte, mes pens�es n'�taient faites que de souvenirs,
et ceux-ci me ramenaient � la surface de ce globe que je n'aurais
jamais d� quitter.  La maison de K�nig-strasse, ma pauvre
Gra�ben, la bonne Marthe, pass�rent comme des visions devant mes
yeux, et, dans les grondements lugubres qui couraient � travers
le massif, je croyais surprendre le bruit des cit�s de la terre.

Pour mon oncle, �toujours � son affaire�, la torche � la main, il
examinait avec attention la nature des terrains; il cherchait �
reconna�tre sa situation par l'observation des couches
superpos�es.  Ce calcul, ou mieux cette estime, ne pouvait �tre
que fort approximative; mais un savant est toujours un savant,
quand il parvient � conserver son sang-froid, et certes, le
professeur Lidenbrock poss�dait cette qualit� � un degr� peu
ordinaire.

Je l'entendais murmurer des mots de la science g�ologique; je les
comprenais, et je m'int�ressais malgr� moi � cette �tude supr�me.

�Granit �ruptif, disait-il; nous sommes encore � l'�poque
primitive; mais nous montons!  nous montons!  Qui sait?�

Qui sait?  Il esp�rait toujours.  De sa main il t�tait la paroi
verticale, et, quelques instants plus tard, il reprenait ainsi:

�Voil� les gneiss!  voil� les micaschistes!  Bon!  � bient�t les
terrains de l'�poque de transition, et alors...�

Que voulait dire le professeur?  Pouvait-il mesurer l'�paisseur
de l'�corce terrestre suspendue sur notre t�te?  Poss�dait-il un
moyen quelconque de faire ce calcul?  Non.  Le manom�tre lui
manquait, et nulle estime ne pouvait le suppl�er.

Cependant la temp�rature s'accroissait dans une forte proportion
et je me sentais baign� au milieu d'une atmosph�re br�lante.  Je
ne pouvais la comparer qu'� la chaleur renvoy�e par les fourneaux
d'une fonderie � l'heure des coul�es.  Peu � peu, Hans, mon oncle
et moi, nous avions d� quitter nos vestes et nos gilets; le
moindre v�tement devenait une cause de malaise, pour ne pas dire
de souffrances.

�Montons-nous donc vers un foyer incandescent?  m'�criai-je, � un
moment o� la chaleur redoublait.

--Non, r�pondit mon oncle, c'est impossible!  c'est impossible!

--Cependant, dis-je en t�tant la paroi, cette muraille est
br�lante!�

Au moment o� je pronon�ai ces paroles, ma main ayant effleur�
l'eau, je dus la retirer au plus vite.

�L'eau est br�lante!� m'�criai-je.

Le professeur, cette fois, ne r�pondit que par un geste de
col�re.

Alors, une invincible �pouvante s'empara de mon cerveau et ne le
quitta plus.  J'avais le sentiment d'une catastrophe prochaine,
et telle que la plus audacieuse imagination n'aurait pu la
concevoir.  Une id�e, d'abord vague, incertaine, se changeait en
certitude dans mon esprit.  Je la repoussai, mais elle revint
avec obstination.  Je n'osais la formuler.  Cependant quelques
observations involontaires d�termin�rent ma conviction; � la
lueur douteuse de la torche, je remarquai des mouvements
d�sordonn�s dans les couches granitiques; un ph�nom�ne allait
�videmment se produire, dans lequel l'�lectricit� jouait un r�le;
puis cette chaleur excessive, cette eau bouillonnante!...  Je
r�solus d'observer la boussole.

Elle �tait affol�e!



XLIII


Oui, affol�e!  L'aiguille sautait d'un p�le � l'autre avec de
brusques secousses, parcourait tous les points du cadran, et
tournait, comme si elle e�t �t� prise de vertige.

Je savais bien que, d'apr�s les th�ories les plus accept�es,
l'�corce min�rale du globe, n'est jamais dans un �tat de repos
absolu; les modifications amen�es par la d�composition des
mati�res internes, l'agitation provenant des grands courants
liquides, l'action du magn�tisme, tendent � l'�branler
incessamment, alors m�me que les �tres diss�min�s � sa surface ne
soup�onnent pas son agitation.  Ce ph�nom�ne ne m'aurait donc pas
autrement effray�, ou du moins il n'e�t pas fait na�tre dans mon
esprit une id�e terrible.

Mais d'autres faits, certains d�tails _sui generis_, ne purent me
tromper plus longtemps; les d�tonations se multipliaient avec une
effrayante intensit�; je ne pouvais les comparer qu'au bruit que
feraient un grand nombre de chariots entra�n�s rapidement sur le
pav�.  C'�tait un tonnerre continu.

Puis, la boussole affol�e, secou�e par les ph�nom�nes
�lectriques, me confirmait dans mon opinion; l'�corce min�rale
mena�ait de se rompre, les massifs granitiques de se rejoindre,
la fissure de se combler, le vide de se remplir, et nous, pauvres
atomes, nous allions �tre �cras�s dans cette formidable �treinte.

�Mon oncle, mon oncle!  m'�criai-je, nous sommes perdus!

--Quelle est celle nouvelle terreur?  me r�pondit-il avec un
calme surprenant.  Qu'as-tu donc?

--Ce que j'ai!  Observez ces murailles qui s'agitent, ce massif
qui se disloque, cette chaleur torride, cette eau qui bouillonne,
ces vapeurs qui s'�paississent, cette aiguille folle, tous les
indices d'un tremblement de terre!�

Mon oncle secoua doucement la t�te

�Un tremblement de terre?  fit-il.

--Oui!

--Mon gar�on, je crois que tu te trompes!

--Quoi!  vous ne reconnaissez pas ces sympt�mes?

--D'un tremblement de terre?  non!  J'attends mieux que cela!

--Que voulez-vous dire?

--Une �ruption, Axel.

--Une �ruption!  dis-je; nous sommes dans la chemin�e d'un volcan
en activit�!

--Je le pense, dit le professeur en souriant, et c'est ce qui
peut nous arriver de plus heureux!�

De plus heureux!  Mon oncle �tait-il donc devenu fou?  Que
signifiaient ces paroles?  pourquoi ce calme et ce sourire?

�Comment!  m'�criai-je, nous sommes pris dans une �ruption!  la
fatalit� nous a jet�s sur le chemin des laves incandescentes, des
roches en feu, des eaux bouillonnantes, de toutes les mati�res
�ruptives!  nous allons �tre repouss�s, expuls�s, rejet�s, vomis,
lanc�s dans les airs avec les quartiers de rocs, les pluies de
cendres et de scories, dans un tourbillon de flammes!  et c'est
ce qui peut nous arriver de plus heureux!

--Oui, r�pondit le professeur en me regardant par-dessus ses
lunettes, car c'est la seule chance que nous ayons de revenir �
la surface de la terre!�

Je passe rapidement sur les mille id�es qui se crois�rent dans
mon cerveau.  Mon oncle avait raison, absolument raison, et
jamais il ne me parut ni plus audacieux ni plus convaincu qu'en
ce moment, o� il attendait et supputait avec calme les chances
d'une �ruption.

Cependant nous montions toujours; la nuit se passa dans ce
mouvement ascensionnel; les fracas environnants redoublaient;
j'�tais presque suffoqu�, je croyais toucher � ma derni�re heure,
et, pourtant, l'imagination est si bizarre, que je me livrai �
une recherche v�ritablement enfantine.  Mais je subissais mes
pens�es, je ne les dominais pas!

Il �tait �vident que nous �tions rejet�s par une pouss�e
�ruptive; sous le radeau, il y avait des eaux bouillonnantes, et
sous ces eaux toute une p�te de lave, un agr�gat de roches qui,
au sommet du crat�re, se disperseraient en tous les sens.  Nous
�tions donc dans la chemin�e d'un volcan.  Pas de doute � cet
�gard.

Mais cette fois, au lieu du Sneffels, volcan �teint, il
s'agissait d'un volcan en pleine activit�.  Je me demandai donc
quelle pouvait �tre cette montagne et dans quelle partie du monde
nous allions �tre expuls�s.

Dans les r�gions septentrionales, cela ne faisait aucun doute.
Avant ses affolements, la boussole n'avait jamais vari� � cet
�gard.  Depuis le cap Saknussemm, nous avions �t� entra�n�s
directement au nord pendant des centaines de lieues.  Or,
�tions-nous revenus sous l'Islande?  Devions-nous �tre rejet�s
par le crat�re de l'H�cla ou par ceux des sept autres monts
ignivomes de l'�le?  Dans un rayon de 500 lieues, � l'ouest, je
ne voyais sous ce parall�le que les volcans mal connus de la c�te
nord-ouest de l'Am�rique.  Dans l'est un seul existait sous le
quatre-vingti�me degr� de latitude, l'Esk, dans l'�le de Jean
Mayen, non loin du Spitzberg!  Certes, les crat�res ne manquaient
pas, et ils se trouvaient assez spacieux pour vomir une arm�e
tout enti�re!  Mais lequel nous servirait d'issue, c'est ce que
je cherchais � deviner.

Vers le matin, le mouvement d'ascension s'acc�l�ra.  Si la
chaleur s'accrut, au lieu de diminuer, aux approches de la
surface du globe, c'est quelle �tait toute locale et due � une
influence volcanique.  Notre genre de locomotion ne pouvait plus
me laisser aucun doute dans l'esprit; une force �norme, une force
de plusieurs centaines d'atmosph�res, produite par les vapeurs
accumul�es dans le sein de la terre, nous poussait
irr�sistiblement.  Mais � quels dangers innombrables elle nous
exposait!

Bient�t des reflets fauves p�n�tr�rent dans la galerie verticale
qui s'�largissait; j'apercevais � droite et � gauche des couloirs
profonds semblables � d'immenses tunnels d'o� s'�chappaient des
vapeurs �paisses; des langues de flammes en l�chaient les parois
en p�tillant.

�Voyez!  voyez, mon oncle!  m'�criai-je.

--Eh bien!  ce sont des flammes sulfureuses Rien de plus naturel
dans une �ruption.

--Mais si elles nous enveloppent?

--Elles ne nous envelopperont pas.

--Mais si nous �touffons?

--Nous n'�toufferons pas; la galerie s'�largit et, s'il le faut,
nous abandonnerons le radeau pour nous abriter dans quelque
crevasse.

--Et l'eau!  et l'eau montante?

--Il n'y a plus d'eau, Axel, mais une sorte de p�te lavique qui
nous soul�ve avec elle jusqu'� l'orifice du crat�re.�

La colonne liquide avait effectivement disparu pour faire place �
des mati�res �ruptives assez denses, quoique bouillonnantes.  La
temp�rature devenait insoutenable, et un thermom�tre expos� dans
cette atmosph�re e�t marqu� plus de soixante-dix degr�s!  La
sueur m'inondait.  Sans la rapidit� de l'ascension, nous aurions
�t� certainement �touff�s.

Cependant le professeur ne donna pas suite � sa proposition
d'abandonner le radeau, et il fit bien.  Ces quelques poutres mal
jointes offraient une surface solide, un point d'appui qui nous
e�t manqu� partout ailleurs.

Vers huit heures du matin, un nouvel incident se produisit pour
la premi�re fois.  Le mouvement ascensionnel cessa tout � coup.
Le radeau demeura absolument immobile.

�Qu'est-ce donc?  demandais-je, �branl� par cet arr�t subit comme
par un choc.

--Une halte, r�pondit mon oncle.

--Est-ce l'�ruption qui se calme?

--J'esp�re bien que non.�

Je me levai.  J'essayai de voir autour de moi.  Peut-�tre le
radeau, arr�t� par une saillie de roc, opposait-il une r�sistance
momentan�e � la masse �ruptive.  Dans ce cas, il fallait se h�ter
de le d�gager au plus vite.

Il n'en �tait rien.  La colonne de cendres, de scories et de
d�bris pierreux avait elle-m�me cess� de monter.

�Est-ce que l'�ruption s'arr�terait?  m'�criai-je.

--Ah!  f�t mon oncle les dents serr�es, tu le crains, mon gar�on;
mais rassure-toi, ce moment de calme ne saurait se prolonger;
voil� d�j� cinq minutes qu'il dure, et avant peu nous reprendrons
notre ascension vers l'orifice du crat�re.�

Le professeur, en parlant ainsi, ne cessait de consulter son
chronom�tre, et il devait avoir encore raison dans ses
pronostics.  Bient�t le radeau fut repris d'un mouvement rapide
et d�sordonn� qui dura deux minutes � peu pr�s, et il s'arr�ta de
nouveau.

�Bon, f�t mon oncle en observant l'heure, dans dix minutes il se
remettra en route.

--Dix minutes?

--Oui.  Nous avons affaire � un volcan dont l'�ruption est
intermittente.  Il nous laisse respirer avec lui.�

Rien n'�tait plus vrai.  � la minute assign�e, nous f�mes lanc�s
de nouveau avec une extr�me rapidit�; il fallait se cramponner
aux poutres pour ne pas �tre rejet� hors du radeau.  Puis la
pouss�e s'arr�ta.

Depuis, j'ai r�fl�chi � ce singulier ph�nom�ne sans en trouver
une explication satisfaisante.  Toutefois il me para�t �vident
que nous n'occupions pas la chemin�e principale du volcan, mais
bien un conduit accessoire, o� se faisait sentir un effet de
contre-coup.

Combien de fois se reproduisit cette manoeuvre, je ne saurais le
dire; tout ce que je puis affirmer, c'est qu'� chaque reprise du
mouvement, nous �tions lanc�s avec une force croissante et comme
emport�s par un v�ritable projectile.  Pendant les instants de
halte, on �touffait; pendant les moments de projection, l'air
br�lant me coupait la respiration.  Je pensai un instant � cette
volupt� de me retrouver subitement dans les r�gions
hyperbor�ennes par un froid de trente degr�s au-dessous de z�ro.
Mon imagination surexcit�e se promenait sur les plaines de neige
des contr�es arctiques, et j'aspirais au moment o� je me
roulerais sur les tapis glac�s du p�le!  Peu � peu, d'ailleurs,
ma t�te, bris�e par ces secousses r�it�r�es, se perdit.  Sans les
bras de Hans, plus d'une fois je me serais bris� le cr�ne contre
la paroi de granit.

Je n'ai donc conserv� aucun souvenir pr�cis de ce qui se passa
pendant les heures suivantes.  J'ai le sentiment confus de
d�tonations continues, de l'agitation du massif, d'un mouvement
giratoire dont fut pris, le radeau.  Il ondula sur des flots de
laves, au milieu d'une pluie de cendres.  Les flammes ronflantes
l'envelopp�rent.  Un ouragan qu'on e�t dit chass� d'un
ventilateur immense activait les feux souterrains.  Une derni�re
fois, la figure de Hans m'apparut dans un reflet d'incendie, et
je n'eus plus d'autre sentiment que cette �pouvante sinistre des
condamn�s attach�s � la bouche d'un canon, au moment o� le coup
part et disperse leurs membres dans les airs.



XLIV


Quand je rouvris les yeux, je me sentis serr� � la ceinture par
la main vigoureuse du guide.  De l'autre main il soutenait mon
oncle.  Je n'�tais pas bless� gri�vement, mais bris� plut�t par
une courbature g�n�rale.  Je me vis couch� sur le versant d'une
montagne, � deux pas d'un gouffre dans lequel le moindre
mouvement m'e�t pr�cipit�.  Hans m'avait sauv� de la mort,
pendant que je roulais sur les flancs du crat�re.

�O� sommes-nous?� demanda mon oncle, qui me parut fort irrit�
d'�tre revenu sur terre.

Le chasseur leva les �paules en signe d'ignorance.

�En Islande?  dis-je.

--�Nej,� r�pondis Hans.

--Comment!  non!  s'�cria le professeur.

--Hans se trompe,� dis-je en me soulevant.

Apr�s les surprises innombrables de ce voyage, une stup�faction
nous �tait encore r�serv�e.  Je m'attendais � voir un c�ne
couvert de neiges �ternelles, au milieu des arides d�serts des
regions septentrionales, sous les p�les rayons d'un ciel polaire,
au del� des latitudes les plus �lev�es, et, contrairement �
toutes ces pr�visions, mon oncle, l'Islandais et moi, nous �tions
�tendus � mi-flanc d'une montagne calcin�e par les ardeurs du
soleil qui nous d�vorait de ses feux.

Je ne voulais pas en croire mes regards; mais la r�elle cuisson
dont mon corps �tait l'objet ne permettait aucun doute.  Nous
�tions sortis � demi nus du crat�re, et l'astre radieux, auquel
nous n'avions rien demand� depuis deux mois, se montrait � notre
�gard prodigue de lumi�re et de chaleur et nous versait � flots
une splendide irradiation.

Quand mes yeux furent accoutum�s � cet �clat dont ils avaient
perdu l'habitude, je les employai � rectifier les erreurs de mon
imagination.  Pour le moins, je voulais �tre au Spitzberg, et je
n'�tais pas d'humeur � en d�mordre ais�ment.

Le professeur avait le premier pris la parole, et dit:

�En effet, voil� qui ne ressemble pas � l'Islande.

--Mais l'�le de Jean Mayen?  r�pondis-je.

--Pas davantage, mon gar�on.  Ceci n'est point un volcan du nord,
avec ses collines de granit et sa calotte de neige.

--Cependant...

Regarde.  Axel, regarde!�

Au-dessus de notre t�te, � cinq cents pieds au plus, s'ouvrait le
crat�re d'un volcan par lequel s'�chappait, de quart d'heure en
quart d'heure, avec une tr�s forte d�tonation, une haute colonne
de flammes, m�l�e de pierres ponces, de cendres et de laves.  Je
sentais les convulsions de la montagne qui respirait � la fa�on
des baleines, et rejetait de temps � autre le feu et l'air par
ses �normes �vents.  Au-dessous, et par une pente assez roide,
les nappes de mati�res �ruptives s'�tendaient � une profondeur de
sept � huit cents pieds, ce qui ne donnait pas au volcan une
hauteur de cent toises.  Sa base disparaissait dans une v�ritable
corbeille d'arbres verts; parmi lesquels je distinguai des
oliviers, des figuiers et des vignes charg�es de grappes
vermeilles.

Ce n'�tait point l'aspect des r�gions arctiques, il fallait bien
en convenir.

Lorsque le regard franchissait cette verdoyante enceinte, il
arrivait rapidement � se perdre dans les eaux d'une mer admirable
ou d'un lac, qui faisait de cette terre enchant�e une �le large
de quelques lieues, � peine.  Au levant, se voyait un petit port
pr�c�d� de quelques maisons, et dans lequel des navires d'une
forme particuli�re se balan�aient aux ondulations des flots
bleus.  Au del�, des groupes d'�lots sortaient de la plaine
liquide, et si nombreux, qu'ils ressemblaient � une vaste
fourmili�re.  Vers le couchant, des c�tes �loign�es
s'arrondissaient � l'horizon sur les unes se profilaient des
montagnes bleues d'une harmonieuse conformation; sur les autres,
plus lointaines, apparaissait un c�ne prodigieusement �lev� au
sommet duquel s'agitait un panache de fum�e.  Dans le nord, une
immense �tendue d'eau �tincelait sous les rayons solaires,
laissant poindre �a et l� l'extr�mit� d'une m�ture ou la
convexit� d'une voile gonfl�e au vent.

L'impr�vu d'un pareil spectacle en centuplait encore les
merveilleuses beaut�s,

�O� sommes-nous?  o� sommes-nous?� r�p�tais-je � mi-voix.

Hans fermait les yeux avec indiff�rence, et mon oncle regardait
sans comprendre.

�Quelle que soit cette montagne, dit-il enfin, il y fait un peu
chaud; les explosions ne discontinuent pas, et ce ne serait
vraiment pas la peine d'�tre sortis d'une �ruption pour recevoir
un morceau de roc sur la t�te.  Descendons, et nous saurons �
quoi nous en tenir.  D'ailleurs je meurs de faim et de soif.�

D�cid�ment le professeur n'�tait point un esprit contemplatif.
Pour mon compte, oubliant le besoin et les fatigues, je serais
rest� � cette place pendant de longues heures encore, mais il
fallut suivre mes compagnons.

Le talus du volcan offrait des pentes tr�s raides; nous glissions
dans de v�ritables fondri�res de cendres, �vitant les ruisseaux
de lave qui s'allongeaient comme des serpents de feu.  Tout en
descendant, je causais avec volubilit�, car mon imagination �tait
trop remplie pour ne point s'en aller en paroles.

�Nous sommes en Asie, m'�criai-je, sur les c�tes de l'Inde, dans
les �les Malaises, en pleine Oc�anie!  Nous avons travers� la
moiti� du globe pour aboutir aux antipodes de l'Europe.

--Mais la boussole?  r�pondit mon oncle.

--Oui!  la boussole!  disais-je d'un air embarrass�.  A l'en
croire, nous avons toujours march� au nord.

--Elle a donc menti?

--Oh!  menti!

--A moins que ceci ne soit le p�le nord!

--Le p�le!  non; mais...�

II y avait l� un fait inexplicable.  Je ne savais qu'imaginer.

Cependant nous nous rapprochions de cette verdure qui faisait
plaisir � voir.  La faim me tourmentait et la soif aussi.
Heureusement, apr�s deux heures de marche, une jolie campagne
s'offrit � nos regards, enti�rement couverte d'oliviers, de
grenadiers et de vignes qui avaient l'air d'appartenir � tout le
monde.  D'ailleurs, dans notre d�n�ment, nous n'�tions point gens
� y regarder de si pr�s.  Quelle jouissance ce fut de presser ces
fruits savoureux sur nos l�vres et de mordre � pleines grappes
dans ces vignes vermeilles!  Non loin, dans l'herbe, � l'ombre
d�licieuse des arbres, je d�couvris une source d'eau fra�che, o�
notre figure et nos mains se plong�rent voluptueusement.

Pendant que chacun s'abandonnait ainsi � toutes les douceurs du
repos, un enfant apparut entre deux touffes d'oliviers.

�Ah!  m'�criai-je, un habitant de cette heureuse contr�e!�

C'�tait une esp�ce de petit pauvre, tr�s mis�rablement v�tu,
assez souffreteux, et que notre aspect parut effrayer beaucoup;
en effet, demi-nus, avec nos barbes incultes, nous avions fort
mauvaise mine, et, � moins que ce pays ne f�t un pays de voleurs,
nous �tions faite de mani�re � effrayer ses habitants.

Au moment ou le gamin allait prendre la fuite, Hans courut apr�s
lui et le ramena, malgr� ses cris et ses coups de pied.

Mon oncle commen�a par le rassurer de son mieux et lui dit en bon
allemand:

�Quel est le nom de cette montagne, mon petit ami?�

L'enfant ne r�pondit pas.

�Bon, fit mon oncle, nous ne sommes point en Allemagne.�

Et il redit la m�me demande en anglais.

L'enfant ne r�pondit pas davantage.  J'�tais tr�s intrigu�.

�Est-il donc muet?� s'�cria le professeur, qui, tr�s fier de son
polyglottisme, recommen�a la m�me demande en fran�ais.

M�me silence de l'enfant.

�Alors essayons de l'italien�, reprit mon oncle; et il dit en
cette langue:

�_Dove noi siamo?_

--Oui!  o� sommes-nous?� r�p�tai-je avec impatience.

L'enfant de ne point r�pondre.

�Ah �a!  parleras-tu?  s'�cria mon oncle, que la col�re
commen�ait � gagner, et qui secoua l'enfant par les oreilles.
_Come si noma, questa isola?_

--Stromboli,� r�pondit le petit p�tre, qui s'�chappa des mains de
Hans et gagna la plaine � travers les oliviers.

Nous ne pensions gu�re � lui!  Le Stromboli!  Quel effet
produisit sur mon imagination ce nom inattendu!  Nous �tions en
pleine M�diterran�e, au milieu de l'archipel �olien de
mythologique m�moire, dans l'ancienne Strongyle, ou �ole tenait �
la cha�ne les vents et les temp�tes.  Et ces montagnes bleues qui
s'arrondissaient au levant, c'�taient les montagnes de la
Calabre!  Et ce volcan dress� � l'horizon du sud, l'Etna, le
farouche Etna lui-m�me.

�Stromboli!  le Stromboli!� r�p�tai-je.

Mon oncle m'accompagnait de ses gestes et de ses paroles.  Nous
avions l'air de chanter un choeur!

Ah!  quel voyage!  Quel merveilleux voyage!  Entr�s par un
volcan, nous �tions sortis par un autre, et cet autre �tait situ�
� plus de douze cents lieues du Sneffels, de cet aride pays de
l'Islande jet� aux confins du monde!  Les hasards de cette
exp�dition nous avaient transport�s au sein des plus harmonieuses
contr�es de la terre!  Nous avions abandonn� la r�gion des neiges
�ternelles pour celle de la verdure infinie et laiss� au-dessus
de nos t�tes le brouillard gris�tre des zones glac�es pour
revenir au ciel azur� de la Sicile!

Apr�s un d�licieux repas compos� de fruits et d'eau fra�che, nous
nous rem�mes en route pour gagner le port de Stromboli.  Dire
comment nous �tions arriv�s dans l'�le ne nous parut pas prudent:
l'esprit superstitieux des Italiens n'e�t pas manqu� de voir en
nous d�s d�mons vomis du sein des enfers; il fallut donc, se
r�signer � passer pour d'humbles naufrag�s.  C'�tait moins
glorieux, mais plus s�r.

Chemin faisant, j'entendais mon oncle murmurer:

�Mais la boussole!  la boussole, qui marquait le nord!  comment
expliquer ce fait?

--Ma foi!  dis-je avec un grand air de d�dain, il ne faut pas
l'expliquer, c'est plus facile!

--Par exemple!  un professeur au Johannaeum qui ne trouverait pas
la raison d'un ph�nom�ne cosmique, ce serait une honte!�

En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autour
des reins et dressant ses lunettes sur son nez, redevint le
terrible professeur de min�ralogie.

Une heure apr�s avoir quitt� le bois d'oliviers, nous arrivions
au port de San-Vicenzo, o� Hans r�clamait le prix de sa treizi�me
semaine de service, qui lui fut compt� avec de chaleureuses
poign�es de main.

En cet instant, s'il ne partagea pas notre �motion bien
naturelle, il se laissa aller du moins � un mouvement d'expansion
extraordinaire.

Du bout de ses doigts il pressa l�g�rement nos deux mains et se
mit � sourire.



XLV


Voici la conclusion d'un r�cit auquel refuseront d'ajouter foi
les gens les plus habitu�s � ne s'�tonner de rien.  Mais je suis
cuirass� d'avance contre l'incr�dulit� humaine.

Nous f�mes re�us par les p�cheurs stromboliotes avec les �gards
dus � des naufrag�s.  Ils nous donn�rent des v�tements et des
vivres.  Apr�s quarante-huit heures d'attente, le 31 ao�t, un
petit speronare nous conduisit � Messine, o� quelques jours de
repos nous remirent de toutes nos fatigues.

Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions � bord du
_Volturne_, l'un des paquebots-postes des messageries imp�riales
de France, et trois jours plus tard, nous prenions terre �
Marseille, n'ayant plus qu'une seule pr�occupation dans l'esprit,
celle de notre maudite boussole.  Ce fait inexplicable ne
laissait pas de me tracasser tr�s s�rieusement.  Le 9 septembre
au soir, nous arrivions � Hambourg.

Quelle fut la stup�faction de Marthe, quelle fut la joie de
Gra�ben, je renonce � le d�crire.

�Maintenant que tu es un h�ros, me dit ma ch�re fianc�e, tu
n'auras plus besoin de me quitter, Axel!�

Je la regardai.  Elle pleurait en souriant.

Je laisse � penser si le retour du professeur Lidenbrock f�t
sensation � Hambourg.  Gr�ce aux indiscr�tions de Marthe, la
nouvelle de son d�part pour le centre de la terre s'�tait
r�pandue dans le monde entier.  On ne voulut pas y croire, et, en
le revoyant, on n'y crut pas davantage.

Cependant le pr�sence de Hans, et diverses informations venues
d'Islande modifi�rent peu � peu l'opinion publique.

Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d'un
grand homme, ce qui est d�j� quelque chose.  Hambourg donna une
f�te en notre honneur.  Une s�ance publique eut lieu au
Johannaeum, o� le professeur fit le r�cit de son exp�dition et
n'omit que les faits relatifs � la boussole.  Le jour m�me, il
d�posa aux archives de la ville le document de Saknussemm, et il
exprima son vif regret de ce que les circonstances, plus fortes
que sa volont�, ne lui eussent pas permis de suivre jusqu'au
centre de la terre les traces du voyageur islandais.  Il fut
modeste dans sa gloire, et sa r�putation s'en accrut.

Tant d'honneur devait n�cessairement lui susciter des envieux.
Il en eut, et, comme ses th�ories, appuy�es sur des faits
certains, contredisaient les syst�mes de la science sur la
question du feu central, il soutint par la plume et par la parole
de remarquables discussions avec les savants de tous pays.

Pour mon compte, je ne puis admettre sa th�orie du
refroidissement: en d�pit de ce que j'ai vu, je crois et je
croirai toujours � la chaleur centrale; mais j'avoue que
certaines circonstances encore mal d�finies peuvent modifier
cette loi sous l'action de ph�nom�nes naturels.

Au moment o� ces questions �taient palpitantes, mon oncle �prouva
un vrai chagrin.  Hans, malgr� ses instances, avait quitt�
Hambourg; l'homme auquel nous devions tout ne voulut pas nous
laisser lui payer notre dette.  Il fut pris de la nostalgie de
l'Islande.

�F�rval,� dit-il un jour, et sur ce simple mot d'adieu, il partit
pour Reykjawik, o� il arriva heureusement.

Nous �tions singuli�rement attach�s � notre brave chasseur
d'eider; son absence ne le fera jamais oublier de ceux auxquels
il a sauv� la vie, et certainement je ne mourrai pas sans l'avoir
revu une derni�re fois.

Pour conclure, je dois ajouter que ce �Voyage au centre de la
terre� fit une �norme sensation dans le monde.  Il fut imprim� et
traduit dans toutes les langues; les journaux les plus accr�dit�s
s'en arrach�rent les principaux �pisodes, qui furent comment�s,
discut�s, attaqu�s, soutenus avec une �gale conviction dans le
camp des croyants et des incr�dules.  Chose rare!  mon oncle
jouissait de son vivant de toute la gloire qu'il avait acquise,
et il n'y eut pas jusqu'� M. Barnum qui ne lui propos�t de
�l'exhiber� � un tr�s haut prix dans les �tats de l'Union.

Mais un ennui, disons m�me un tourment, se glissait au milieu de
cette gloire.  Un fait demeurait inexplicable, celui de la
boussole.  Or, pour un savant pareil ph�nom�ne inexpliqu� devient
un supplice de l'intelligence.  Eh bien!  le ciel r�servait � mon
oncle d'�tre compl�tement heureux.

Un jour, en rangeant une collection de min�raux dans son cabinet,
j'aper�us cette fameuse boussole et je me mis � observer.

Depuis six mois elle �tait l�, dans son coin, sans se douter des
tracas qu'elle causait.

Tout � coup, quelle fut ma stup�faction!  Je poussai un cri.  Le
professeur accourut.

�Qu'est-ce donc?  demanda-t-il.

--Cette boussole!...

--Eh bien?

--Mais son aiguille indique le sud et non le nord!

--Que dis-tu?

--Voyez!  ses p�les sont chang�s.

--Chang�s!�

Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par un bond
superbe.

Quelle lumi�re �clairait � la fois son esprit et le mien!

�Ainsi donc, s'�cria-t-il, d�s qu'il retrouva la parole, apr�s
notre arriv�e au cap Saknussemm, l'aiguille de cette damn�e
boussole marquait sud au lieu du nord?

--�videmment.

--Notre erreur s'explique alors.  Mais quel ph�nom�ne a pu
produire ce renversement des p�les?

--Rien de plus simple.

--Explique-toi, mon gar�on,

--Pendant l'orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de feu, qui
aimantait le fer du radeau, avait tout simplement d�sorient�
notre boussole!

--Ah!  s'�cria le professeur, en �clatent de rire, c'�tait donc
un tour de l'�lectricit�?�

A partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants,
et moi le plus heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise,
abdiquant sa position de pupille, prit rang dans la maison de
K�nig-strasse en la double qualit� de ni�ce et d'�pouse.  Inutile
d'ajouter que son oncle fut l'illustre professeur Otto
Lidenbrock, membre correspondant de toutes les Soci�t�s
scientifiques, g�ographiques et min�ralogiques des cinq parties
du monde.





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ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03

Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90

Just search by the first five letters of the filename you want,
as it appears in our Newsletters.


Information about Project Gutenberg (one page)

We produce about two million dollars for each hour we work.  The
time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
searched and analyzed, the copyright letters written, etc.   Our
projected audience is one hundred million readers.  If the value
per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
files per month:  1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
If they reach just 1-2% of the world's population then the total
will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.

The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
which is only about 4% of the present number of computer users.

Here is the briefest record of our progress (* means estimated):

eBooks Year Month

    1  1971 July
   10  1991 January
  100  1994 January
 1000  1997 August
 1500  1998 October
 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

http://www.gutenberg.net/donation.html


***

If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart <hart@pobox.com>

Prof. Hart will answer or forward your message.

We would prefer to send you information by email.


**The Legal Small Print**


(Three Pages)

***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
They tell us you might sue us if there is something wrong with
your copy of this eBook, even if you got it for free from
someone other than us, and even if what's wrong is not our
fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
disclaims most of our liability to you. It also tells you how
you may distribute copies of this eBook if you want to.

*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
sending a request within 30 days of receiving it to the person
you got it from. If you received this eBook on a physical
medium (such as a disk), you must return it with your request.

ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
through the Project Gutenberg Association (the "Project").
Among other things, this means that no one owns a United States copyright
on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
distribute it in the United States without permission and
without paying copyright royalties. Special rules, set forth
below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.

Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
any commercial products without permission.

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efforts to identify, transcribe and proofread public domain
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things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
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intellectual property infringement, a defective or damaged
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receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
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time to the person you received it from. If you received it
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such person may choose to alternatively give you a replacement
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receive it electronically.

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WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
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"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
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[1]  Only give exact copies of it.  Among other things, this
     requires that you do not remove, alter or modify the
     eBook or this "small print!" statement.  You may however,
     if you wish, distribute this eBook in machine readable
     binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
     including any form resulting from conversion by word
     processing or hypertext software, but only so long as
     *EITHER*:

     [*]  The eBook, when displayed, is clearly readable, and
          does *not* contain characters other than those
          intended by the author of the work, although tilde
          (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
          be used to convey punctuation intended by the
          author, and additional characters may be used to
          indicate hypertext links; OR

     [*]  The eBook may be readily converted by the reader at
          no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
          form by the program that displays the eBook (as is
          the case, for instance, with most word processors);
          OR

     [*]  You provide, or agree to also provide on request at
          no additional cost, fee or expense, a copy of the
          eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
          or other equivalent proprietary form).

[2]  Honor the eBook refund and replacement provisions of this
     "Small Print!" statement.

[3]  Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
     gross profits you derive calculated using the method you
     already use to calculate your applicable taxes.  If you
     don't derive profits, no royalty is due.  Royalties are
     payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
     the 60 days following each date you prepare (or were
     legally required to prepare) your annual (or equivalent
     periodic) tax return.  Please contact us beforehand to
     let us know your plans and to work out the details.

WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of
public domain and licensed works that can be freely distributed
in machine readable form.

The Project gratefully accepts contributions of money, time,
public domain materials, or royalty free copyright licenses.
Money should be paid to the:
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If you are interested in contributing scanning equipment or
software or other items, please contact Michael Hart at:
hart@pobox.com

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when distributed free of all fees.  Copyright (C) 2001, 2002 by
Michael S. Hart.  Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
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they hardware or software or any other related product without
express permission.]

*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*